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1 CHARLIE, MOI NON PLUS Théâtre

CHARLIE, MOI NON PLUS - leproscenium.com · Les mains sur les oreilles N [impote uoi, j [en eviens pas, mais je êve, je cauchema de dentend e cela… Inès Chuuut, plus bas ! Samia

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CHARLIE, MOI NON PLUS

Théâtre

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Marilaure GARCIA MAHE

Les éditions du plaisir de JAC

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Les personnages

CEDRIC : retraité claviste et ex militant gauchiste

SAMIA : travailleuse sociale

NAWEL : employée dans une rédaction

INES : professeure de collège

SAMIR : fonctionnaire dans une bibliothèque

Le serveur

Décor : arrière salle de café

Costumes : contemporains

Cinq amis de trente ans, ayant milité ensemble pour l’égalité

se retrouvent à l’arrière salle d’un café pour discuter de la situation actuelle.

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Samir

On dit toujours la même chose, apparemment on est d’accord et pourtant on est toujours aussi

impuissants. Comment ça se fait ?

Inès

Arrivée avant les autres, elle remue son café déjà servi

Ca oui, l’impuissance est à son comble !

Cédric

C’est vrai, nous sommes incapables de relever les principaux défis, de repérer et surtout de tarir les

sources réelles de la pauvreté, des humiliations que vivent les classes populaires au quotidien. La

course aux profits, l’exploitation de l’homme par l’homme…

Samir

Arrête avec ton marxisme has been

Nawel

Oui, nous sommes impuissants et pourtant parmi nous, enfin parmi Nous au sens large, je veux dire

parmi les exploités, ceux qui ont pris les armes et ont fait le carnage que l’on sait, ils se sont sentis

puissants à ce moment-là et c’était même peut être pour ne plus se sentir terrassés, humiliés pour se

sentir à nouveau agissant qu’ils ont fait cela…

Samir

Les mains sur les oreilles

N’importe quoi, j’en reviens pas, mais je rêve, je cauchemarde d’entendre cela…

Inès

Chuuut, plus bas !

Samia

En tout cas moi, je n’accepte pas que tu dises Nous en parlant de ces fous, je n’ai en commun avec

eux que ma condition sociale !!

Samir

Faut-il tuer tout le monde pour se sentir puissant, c’est tellement facile. Ah oui c’est sûr que se libérer

de l’oppression tout en restant juste et intelligeant, c’est beaucoup plus difficile et comme on ne sait

pas le faire pour l’instant, on se dit impuissant, mais je préfère cette impuissance-là à leur folle

puissance.

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Inès

Pardon, les amis, mais c’est plutôt de pouvoir qu’il s’agit, et même d’un sérieux abus de pouvoir comme

toute manifestation de terreur : j’ai un flingue et je n’ai pas peur de m’en servir, donc j’ai le pouvoir, je

peux tout, te séquestrer, te voler, te violer, te tuer, te torturer, te faire dire n’importe quoi et si je menace

tes enfants, je peux même te faire faire n’importe quoi. C’est le pouvoir dans toute son implacable

autorité, ce n’est pas de la puissance, c’est du pouvoir dans sa tendance fasciste.

Samir

Pouvoir ou puissance pour moi c’est pareil.

Inès

Le pouvoir est celui que tu imposes aux autres, par la ruse ou la force. La puissance c’est ce que tu

obtiens par ta détermination, ta conviction. Force morale ou force physique aussi, mais toujours issue

d’une force mentale, et c’est cela qui nous manque.

Cédric

L’air agacé

Ecoute on connait ton intérêt pour la sagesse orientale, mais c’est pas cela qui va changer les rapports

de pouvoir dans notre société, or si l’on en est arrivé là, c’est bien que la course aux profits a atteint

des sommets tellement hauts qu’elle fait vaciller les équilibres … Equilibres factices certes, mais

opérant jusque-là.

Samia

Franchement, c’est toi le marxiste qui parle d’équilibres quand tout craque. Que les riches sont de plus

en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres, les enfants des classes populaires moins bien formés

que leurs parents, qu’on meurent encore de maladies comme la grippe ou la tuberculose quand

l’industrie pharmaceutique fait des bénéfices colossaux, que les gens qui travaillent dorm…

Cédric

Dorment dans leurs voiture, je sais, que les enfants sous le seuils de pauvreté n’ont jamais été aussi

nombreux en France et que les restau du cœur servent ou plutôt reçoivent un nombre croissant

d’usagers que parfois ils ne peuvent pas servir d’ailleurs, car il n’y a plus de fonds pour l’humanitaire

alors que des infrastructures touristiques ou sportives coutent des milliards. Bref je sais

Samia

Ben alors, tu vois bien qu’il n’y a que des déséquilibres partout !

Cédric

Si on regarde la situation des dix plus riches de la planète ou même des dix familles les plus riches du

pays, comparés aux dix millions les plus pauvres au monde ou aux cent milles les plus pauvres en

France, y a pas photo.

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Samir

Ca c’est sûr, entre celui qui ramasse son pain dans les poubelles à Paris, qui traine sa jambe de bois à

Bombay, qui meure dans l’incendie de son usine au Pakistan et celui qui se baigne dans du champagne

dans une suite à 3000 euros la nuit ou fait son shoping en jet privé …

Cédric

On est d’accord, mais si tu vois de façon macro, la façon dont les économies fonctionnent, injustement,

mais fonctionnent, la façon dont les institutions fonctionnent, en contradiction parfois avec leurs

propres principes mais fonctionnent…

Samir

Ha oui, comme le Conseil constitutionnel qui valide des comptes de campagne truqués

Inès

Ah ça, c’était pour sauver la République il a dit Dumas

Cédric

Quand la justice condamne des voleurs de scooteur ou de téléphone à un an de tôle, pendant que le

flic meurtrier d’un jeune est relaxé ou quand on constate que l’école reproduit les inégalités et que

malgré cela, ça fonctionne

Nawel

Ramenant la carte vers elle brusquement

Ben non, ça fonctionne plus justement, basta !

Cédric

Que tu crois, tout le monde s’en fout, ça fonctionne justement. L’équilibre est instable mais il existe

encore. Parmi ceux qui ne votent plus, c’est plus par désintérêt simple, que par militantisme. Qui c’est

qui refuse de payer ses impôts, y en a combien qui retirent leurs enfants de l’école pour les instruire à

la maison.

Nawel

Heu pardon, mais ceux qui le font, c’est ceux qui en ont les moyens justement à tous les niveaux, qui

n’ont pas besoin de bosser et qui ont le capital culturel.

Samia

Elle consulte la carte

Moi, je ne pense pas que ce soit une bonne idée de toute façon, même si c’est sûr, l’école est loin d’être

parfaite.

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Cédric

Tu vois, tu fais comme tout le monde, moi y compris, on continue à cautionner le système.

Samia

Je fais ce que je peux là où je peux, je résiste là où je peux mais je ne vais pas priver mes gamins de

rencontrer d’autres enfants à l’école, déjà qu’on est de moins en moins mélangés, au moins à l’école,

on rencontre les autres.

Cédric

Tu veux rire, quels autres ? Dans la classe de mon fils, tous les gamins ont les parents qui sont venus

du Maroc ou d’Algérie dans les années soixante.

Samia

Sauf ton fils donc ?

Cédric

Ben non, mon fils, même sa mère est née au Maroc. Bon mais c’est pas la question. Après tout, il y a

des écoles où tous les élèves ont leurs arrières grands parents français et on n’ parle pas de ghetto

Samia

Bon, mais alors où veux-tu en venir ?

Le serveur

Et les autres ils veulent quelque chose ?

Samia

Une pression s’il vous plait

Le serveur attend, les autres regardent la carte puis le serveur repart

Cédric

Ben, vous m’avez coupé, mais je disais que le système avec ces grands déséquilibres tolérés acceptés,

même si c’est avec résignation, ce système il marche, je n’ dis pas qu’il est juste, je dis même qu’il est

très injuste, inégalitaire donc hypocrite, mais personne ne le fait éclater vraiment.

Nawel

Ce qui ne veut pas dire qu’on n’en a pas envie. D’ailleurs y en a qui essayent, même de manière

maladroite, d’ailleurs les frères Koua….

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Samir

Se levant brusquement

Ah non hein, tu vas pas r ‘commencer…. J’vais commander

Nawel

Voire criminelle et …. que je condamne au cas où tu n’aurais pas compris. Si j’avais dit Je suis Charlie tu

aurais compris plus vite. Je ne le dis pas, mais je condamne tout autant. J’espère que vous avez tous

compris cette fois.

Samia

Te fâche pas Nawel, je me doute bien que tu condamnes. Moi j’ai horreur des caricatures qui avilissent,

on peut se moquer et faire de la dérision, mais avilir quelqu’un j’trouve ça facile. Je ne suis pas du tout

d’accord avec les publications de Charlie Hebdo, mais bon pour moi là, dire: je suis Charlie c’est dire,

même si on n’est pas d’accord avec les dessins, on ne cautionne pas et on ne cautionnera jamais, car

rien ne justifie leur exécution et on est solidaire avec les familles endeuillées.

Samir

Ca fait dix fois qu’on dit la même chose. On sait ce que ça veut dire, on sait bien que ça veut pas dire

qu’on approuvait les caricatures, c’est juste qu’on est pour la liberté d’expression, on ne va pas revenir

sur la même chose tout le temps.

Nawel

Je suis aussi pour la liberté d’expression, mais là c’était du matraquage. Enfin ne nous voilons pas la

face. Même si les dessinateurs de Charlie n’étaient pas islamophobes, on sait bien que tous leurs

dessins étaient repris par les sites d’extrême droite. Ils ont été utilisés et ils devaient bien s’en rendre

compte. Ceci dit, bien sûr ils avaient le droit de choisir cette ligne.

Samir

Il revient avec trois bières

Une ligne qui faisait d’ailleurs débat parmi la rédaction. Bon le problème n’est pas là. Par rapport à tout

ce que tu dis, je pense que s’il y a une chose à faire, c’est de redonner aux jeunes et aux autres qui ne

les connaîtraient pas les définitions de certains concepts, comme la liberté d’expression.

Nawel

Ils ne sont pas bêtes les jeunes, ils l’ont déjà entendue celle-là et ils disent que la liberté d’expression

c’est pas pour tout le monde.

Inès

Et ils n’ont peut-être pas tort de penser qu’elle est à géométrie variable. Mais on peut justement leur

dire ce qu’elle est sur le principe et en droit afin qu’ils sachent repérer précisément quand elle n’est

pas respectée au lieu d’émettre un avis emprunté aux adultes. En ce moment les jeunes empruntent

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beaucoup de jugements critiques, des choses qu’ils entendent, ils retiennent le côté injuste de cela,

mais ignorent tout de l’ensemble.

Samia

Par exemple ?

Inès

Par exemple, ils m’ disent : madame, c’est normal ils ont insulté le prophète. Au-delà de est-ce que

c’est normal de tuer quelqu’un parce qu’il nous a fait même quelque chose de très très grave … Au-

delà de ça où en général, ils répondent : non c’est pas normal, et ils rajoutent : mais ils devaient s’y

attendent. Tu te rends compte qu’ils ne connaissent ni Charlie Hebdo qu’ils prennent pour une

personne, ni qui est le Prophète.

Samir

Non le prophète ils savent …

Inès

Détrompe-toi. Ceux qui sont religieux et qui vont à l’école coranique le savent mais les autres non. Il y

a même eu une bagarre en classe entre ceux qui disaient qu’il était né dans les années 1980 - Ce qui

pour eux est très ancien - et ceux qui disaient N’importe quoi il est né, il y a des millions d’années. Mais

bon qu’importe, en effet, ils savent que c’est sacré. Et du coup c’est aussi l’occasion d’en parler.

Samir

Donc, il faut plus d’éducation d’après toi, c’est ça ?

Inès

D’autonomie de pensée surtout, ils empruntent trop au discours des adultes dont ils ne maitrisent pas

tout. C’est comme ce qu’ils disent sur la minute de silence qui …

Nawel.

Ah oui, mais ça c’est comme l’injonction à dire je suis Charlie. Pourquoi être obligé de faire cette minute

de silence.

Samir

C’est vraiment incroyable Nawel, même si tu désapprouves ce journal, même si tu trouves qu’ils ont

servi l’islamophobie, tu ne penses pas qu’une minute de silence est vraiment le moins qu’on puisse

faire pour reconnaitre l’infamie de ce crime que Tu condamnes ?

Nawel

Hésitante puis secouant la tête

Oui, je comprends, mais on ne peut pas l’imposer, le recueillement est quelque chose de personnel et

le faire de cette façon s’apparente quand même à une injonction

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Samir

Mais on le fait collectivement pour un drame qui touche toute une communauté et dans les classes

cela a valeur d’apprentissage des gestes psycho sociaux, comme quand on apprend aux petits à dire

bonjour, ou à compatir à la peine de quelqu’un.

Nawel

Tu as dit le bon mot. Communauté Si les collégiens ne l’ont pas fait, c’est peut-être qu’ils ne se sentent

pas appartenir à cette communauté dont tu parles justement.

Inès

Je vous arrête tout de suite, presque tous les collégiens ont fait la minute de silence, ils sont très peu à

avoir refusé de la faire. Dans mon collège ils l’ont tous faite. Par contre, beaucoup de collégiens n’ont

pas compris pourquoi on fait la minute de silence pour dix-sept morts et pas pour les centaines de

palestiniens tués.

Nawel et Samir

Simultanément

Ben évidemment ! Ah bon, comment ça ?

Inès

Oui et c’est là qu’on voit les discours complètement empruntés aux adultes. Ils ne savent pas où se

trouve la Palestine, ni ce qui s’y passe vraiment, si ce n’est que là-bas c’est leurs frères qui meurent

disent-ils. Cela signifie qu’ils s’identifient davantage aux Palestiniens parce que comme eux ce sont des

arabes opprimés qu’aux petits français qui ne seraient pas arabes.

Samir

En plus, la plupart d’entre eux n’ont rien d’arabe !

Inès

Ce qui compte c’est leurs représentations d’eux-mêmes, de leurs cousins de Palestine, de la France

qui les exclut, des Français blancs qui ont marché le 11 janvier…

Cédric

Comme si dans cette marche il n’y avait pas de Français comme eux, d’origine maghrébine, turque,

portugaise, sénégalaise.

Nawel

Hum, que tu crois, c’est ce qu’on voudrait nous faire croire. Mais ce n’était pas le cas et il y a bien une

raison à ça. C’est que les Français issus des anciennes colonies savent très bien comment on les traite,

ils n’en sont absolument pas dupes, leur quotidien le leur rappelle tous les jours.

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Samir

Putain avec des clichés comme ceux-là, on est mal barré ! Tu veux que je te cite le nom du directeur du

secteur financier de la Bourse de Paris, ou ceux de conseillers ministériels, et puis il n’y a qu’à voir

certains ministres et les profs, des journalistes, des juges, des chefs de services hospitaliers alors arrête

de raconter n’importe quoi.

Nawel

C’est toi qui dis n’importe quoi, comme si ces exemples minoritaires pouvaient nous faire oublier la

masse de ceux qui vivent la misère dans les quartiers. Lis les auteurs qui parlent du Tokenisme.

Samia

Tokenisme ? C’est quoi

Nawel

Ca consiste à mettre en avant la poignée de mecs qui réussit pour nous faire croire que ceux qui restent

en bas de l’échelle sociale, n’ont ni les qualités, ni la volonté de ceux qui font partie de l’élite.

Cédric

Vous n’en sortirez pas comme ça, c’est vieux comme le monde ce débat. La mise en valeur du self made

man, celui qui est parvenu au rêve américain, d’un côté ; et la masse des incultes et des exécutants de

l’autre. Y a pas besoin de la référence aux anciennes colonies pour constater la stigmatisation des

pauvres et de la masse en général.

Nawel

En tout cas, pour revenir à notre sujet, les jeunes ont tout à fait compris que la fameuse union nationale

du 11 janvier, se foutait pas mal d’eux et encore plus des Palestiniens.

Inès

Ben moi, je pense qu’on peut être descendu dans la rue le 11 janvier pour défendre la liberté

d’expression, sans ignorer d’une part qu’il peut y avoir un grand écart de pensée entre tous ceux qui

ont marché ce jour-là et en ayant même fait les manifestations en solidarité au Palestiniens d’autre

part.

Samir

Moi aussi, je pense ça, on n’est pas d’un côté ou de l’autre. C’est cela qu’il faut refuser. Soit tu es pour

la liberté d’expression, soit tu es pour les minorités stigmatisées ! Non, on peut être pour l’une et

défendre les autres et dénoncer les injustices et aussi faire une minute de silence pour les Palestiniens.

Inès

En tout cas, moi je leur ai dit aux élèves que j’avais déjà fait une minute de silence pour les Palestiniens

tués à Gaza en juillet 2010 et que j’avais fait toutes les manifs pro palestiniennes de l’été. Ils n’en

revenaient pas.

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Samia

Oui, mais tous les profs ne les ont pas faites.

Inès

Ben non et alors ? Toi non plus tu ne les as pas faites cette année les manifs il me semble. On n’va

quand même pas faire une police des consciences j’espère. Quand je leur dis ça, c’est par pour dire :

vous voyez moi je suis mieux que les autres profs ou les autres Français. C’est juste pour leur dire. Vous

ne savez pas ce que les gens font ou pensent au-delà de leurs patronymes et de leurs origines. Il faut

arrêter avec ça. Comme si tous les descendants d’immigrés Maghrébins se sentaient concernés par la

lutte des Palestiniens prioritairement à celle d’autres peuples opprimés.

Samir

Le problème, c’est que c’est parce qu’il y a une injustice à l’égard des Palestiniens, qu’ils se

reconnaissent en eux !

Nawel

Ben ça t’étonne ? Justement ça veut bien dire qu’ils se sentent opprimés aussi !

Samir

Mais moi je ne me sens pas opprimé, et pourtant j’ai la même histoire que toi Nawel, qui a une

meilleure situation que moi d’ailleurs. Je me reconnais dans la multitude de Français qui ont galéré

pour avoir un boulot, qui ont finalement trouvé un truc acceptable, ni pire ni mieux que la plupart des

mecs de mon âge et de ma ville qui ont fait une année de fac avant d’abandonner.

Nawel

C’est le contraire qui m’aurait étonné, te connaissant, ça se saurait si tu avais une conscience politique.

Samir

Mais tu dis n’importe quoi. Moi je ne m’identifie pas aux Palestiniens, mais je connais tout de leur lutte

et ce depuis des décennies. Je connais aussi leurs conflits internes et je condamne tout autant que toi

la politique israélienne, mais je n’ai pas l’outrecuidance de penser que ma situation et la leur sont

comparables.

Le serveur amène une bière à Inès et attend d’être payé, Cédric donne un billet

Samia

Moi je pense surtout qu’on peut aussi s’identifier à des figures positives, plutôt que négatives.

Nawel

Ah bon, c’est négatif pour toi un peuple en lutte ?

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Samia

Non, pas du tout, mais tu m’as compris, enfin je ne sais pas comment dire, comme si on était toujours

tentés de s’identifier aux opprimés, aux exclus, aux damnés de la terre comme dirait Cédric.

Cédric

Ne parles pas pour moi s’il te plait

Inès

Je crois comprendre ce que veut dire Samia. On peut se positionner du côté des victimes, mais on peut

aussi se positionner… du côté… comment dire … de gens qui luttent aussi, qui combattent mais sans

toujours se victimiser, sans toujours voir dans l’autre la cause de tous ses malheurs.

Samir

Oui c’est ça, nous les Arabes on croirait toujours que rien n’est jamais de notre faute, que c’est toujours

les autres qui ont tort. Mais bon, on peut se remette en question aussi quand même.

Samia

Voilà, c‘est ça ! Mais c’est pas les Arabes, moi je suis pas comme ça du tout. Et la plupart des gens que

je connais ne sont pas comme ça, mais dans certains milieux militants, on croirait qu’on est vraiment

des victimes éternelles et qu’on n’a jamais rien à se reprocher.

Samir

C’est ça, on n’a jamais aucune part de responsabilité ! On fait tout pour s’intégrer mais on est

constamment rejeté. Et puis on le sera toujours parce qu’on vient des anciennes colonies. C’est bien

pratique, parce que comme ça, ce sera toujours la faute des anciens colonisateurs éternellement

suspectés de racisme.

Cédric,

Ben tu sais, je comprends que cela te paraisse simpliste et facile, mais personnellement je pense

vraiment que la France n’a pas réglé ses comptes avec son passé colonial.

Samir

Oui je sais, c’est normal que tu dises ça. Parmi ceux qui brandissent le passé colonial non soldé de la

France, il y a plus de gaulois gauchistes que d’enfants d’immigrés. Enfin bref.

Samia

Oui, on ne règlera pas ce genre de question ici. Je crois qu’on participe tous au même phénomène en

reprochant aux autres d’en être responsables. Certains disent : vous voyez ils nous traitent encore

d’enfants d’immigrés, mais jusqu’à quand, jusqu’à quelle génération ? Et de l’autre ils peuvent dire :

Mais pourquoi se pensent-ils si différents, pourquoi analysent-ils toujours leur situation à l’aune de

l’origine de leurs parents ou grands-parents ?

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Le serveur ramène la monnaie

Nawel

Pfff, Vous jouez les innocents ou quoi ? Vous ne savez pas qu’on se construit dans le regard que les

autres portent sur nous. Si l’on nous voit éternellement immigrés, et bien oui, on se vit comme ça. On

a beau avoir des papiers français, si on est sans arrêt discriminé en raison de notre faciès ou de notre

nom, on ne risque pas de l’oublier.

Samir

Mais pourquoi te sens-tu discriminé pour cette raison justement ?

Nawel

Pfff ! Tu veux qu’je répète pourquoi ?

Samia

Ecoutez ce genre de débats est insoluble car vous aurez tous les deux des preuves de discriminations

pour Nawel et de non discriminations pour Samir. Et vous aurez des arguments pour dire que l’un est

parano et que l’autre est dans le déni de discrimination ou assimilationniste.

Inès

Levant la main timidement pour reprendre la parole après un silence

L’important, si l’on en revient à notre débat, c’est de laisser les jeunes se faire une idée par eux même

et ça commence quand ils sont enfants. Mais si déjà tout jeunes, on leur met dans la tête qu’ils ont

moins de chances que d’autres de réussir, qu’on les traitera différemment, alors là on est vraiment mal

barré.

Samir

C’est sûr, et si en plus on leur dit que même s’ils sont Français, ils le sont moins que les Français gaulois,

qu’ils seront toujours racialisés par ceux qui ont un passé colonial, alors là on fabrique une vraie

fracture.

Samia

Oui et on participe ainsi à fabriquer, à consolider même la fracture que l’on dénonce.

Inès

Pire, car aucun peuple ou groupe, ne peut être éternellement victime. A un moment ce peuple, ce

groupe se rebelle contre ceux qu’ils ont construit dans leur imaginaire comme étant leurs dominateurs.

Et petit à petit avec le temps, les individus du groupes se construisent une histoire pour ne pas dire un

mythe, où il est question de se libérer d’une oppression, et chacun se crée ainsi ses bonnes raisons de

passer un jour à l’action violente contre l’ennemi. Les autres, les dominants ou les majoritaires, ceux

qui auraient des intérêts contraires, ceux qui voudraient réduire le groupe. Et se crée ainsi la croyance

en une menace qui finit par justifier les actions violentes à venir.

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Samia

WHoa ! Ca fait peur !

Nawel

Quelle démonstration ! Bravo. Et quand tu dis que petit à petit les gens s’inventent une menace, qu’est-

ce que tu veux dire ?

Inès

Qu’imagines-tu toi-même ?

Nawel

C’est toi qui parle de menaces inventées. Donnes-nous des exemples.

Inès

Pas d’idée particulière. N’importe quelle peur peut faire l’affaire. Plus les groupes sont opposés, plus

les peurs sont exacerbées. Ceux qui ont peur des jeunes en bandes, d’un grand noir en survêtement et

cagoule, des gens du voyage, de l’islam …

Nawel

Ceux qui ont peur de l’islam ! Ils détestent cette religion depuis longtemps et stigmatisent les

musulmans. Ils ont des discours alarmistes, ça fait vingt ans qu’on crée un climat islamophobe en

France.

Inès

C’est fort possible, les peurs se répondent et se nourrissent les unes les autres.

Nawel

Insistante

Mais dirais-tu que l’islamophobie est une menace inventée comme on l’entend dire souvent ?

Inès

Tranquille

Je te l’ai dit, les peurs se renforcent les unes les autres. Ainsi on finit par créer des menaces qui

n’existaient pas objectivement. Donc actuellement, des femmes voilées sont objectivement menacées

en raison de leur voile. Cela est vrai assurément. De même qu’une femme jugée trop court vêtue peut

se sentir menacée en raison de son habillement.

Samir

Et quand on en est là, quand ce sont les émotions qui dominent, le sentiment d’injustice, les

frustrations en tous genres, la barbarie n’est pas loin. Il faut opérer un virage à 180 degrés pour revenir

à la raison.

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Cédric

Tapant du poing sur la table

Et si on arrêtait de philosopher et si on remettait au centre les rapports de force économiques, on

comprendrait où sont nos vrais ennemis.

Samia

Ca c’est sûr qu’il faut le faire, mais ça ne suffit plus. Parce que les peurs ont pris le dessus justement,

parce que les gens croient que leur ennemi, c’est l’autre.

Samir

Ca m’dit quelque chose, c’est Sartre qui disait ça ?

Samia

Non, lui il dit : l’enfer, c’est les autres, c’est pas pareil.

Cédric

Effectivement, ce n’est pas la même chose. Quand Sartre dit l’enfer, c’est les autres, il fait implicitement

référence à la tolérance, au vivre ensemble, même s’il n’emploie pas ces mots-là. On comprend que

c’est difficile, mais si c’est difficile c’est que c’est possible. Si l’on s’écoute, si l’on se comprend, si l’on

réfléchit à nos intérêts communs etc. Alors que l’ennemi, c’est celui qui a résolument des intérêts

contraires aux nôtres. C’est le patron qui est là pour faire du profit et qui ne peut en faire que sur le

dos de ses ouvriers. C’est le capital qui s’accroit à mesure que l’exploitation humaine grandit. C’est

l’industrie pharmaceutique dont la prospérité repose sur l’existence des maladies.

Samir

Oui enfin des fois on est bien content de trouver le médicament qui soulage, voir guérit.

Cédric

Je ne veux pas être manichéen, d’autant que j’ai personnellement bénéficié des progrès de la médecine

et d’un nouveau médicament. Néanmoins, si l’on regarde la logique de près, bien sûr pour que

l’industrie pharmaceutique prospère, il faut que des gens achètent des médicaments, et donc si l’on

guérit des maladies anciennes, il faut que d’autres apparaissent.

Samia

Ou que d’anciennes maladies reviennent car c’est le cas avec la tuberculose ou la

Samir

Bon mais ce n’est pas notre sujet ! On parlait de réexaminer les rapports économiques pour bien

comprendre où sont nos ennemis. C’est bien ça, Cédric ? On verrait ainsi tous les intérêts que les

travailleurs ont en commun quelle que soit leur origine.

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Nawel

Mais à qui c’est destiné cette pédagogie ? Ceux qui stigmatisent l’immigration par exemple ? Parce que

ceux-là, ils l’ont déjà entendu, mais pour eux les choses sont simples : si les Mohamed et les Moussa

n’étaient pas là, leurs fils et leurs filles trouveraient du travail facilement.

Samia

M’ouais, un peu éculé comme raisonnement, même pour eux. Maintenant ils disent si les Musulmans

n’étaient pas là, on serait en sécurité.

Samir

On sait c’qu’ils disent, mais c’était quoi notre question ?

Cédric

Ben justement, tu n’peux pas évacuer ça comme ça. Puisqu’on parle des jeunes dans les collèges qui

mélangent tout et qui reprennent les discours simplistes des parents, il faut répondre à toutes les

questions, leur dire par exemple comment est constituée la population française et pourquoi, de quels

choix politiques et économiques cela provient. Certains croiraient-ils que les jeunes d’origine étrangère

sont des générations spontanées de nouveaux Français qui auraient usurpés leur identité française ?

Samia

J’ voudrais pas dire, mais ça ils le savent qu’on est là depuis bientôt un siècle pour certains, que nos

grands-pères ont payé un lourd tribut lors des deux guerres mondiales, que nos pères ont participé à

l’effort de reconstruction nationale… Mais ils n’acceptent pas que nous, leurs enfants, on soit rebelles,

ou qu’on soit musulmans

Cédric

Justement, c’est là qu’il faut faire remarquer qu’on a naturellement emprunté à la France son côté

râleur et rebelle, la revendication d’égalité dont elle s’enorgueillit et son attachement à la liberté

d’expression. Leur dire que l’on n’est pas des Français à part, mais des Français tout court.

Inès

Si je peux me permettre, je comprends qu’il y ait des classes qui ignorent cela, mais dans mon collège,

mes élèves sont justement issus de cette histoire et c’est plutôt autre chose qu’il faut leur apprendre.

Il faut les convaincre qu’ils sont de vrais Français justement, que s’ils sont issus de familles musulmanes,

cela ne signifie pas que tous aient fait automatiquement le choix de l’islam, que la religion est une

affaire privée.

Cédric

Justement, je ne suis pas sûre qu’ils connaissent tant que ça leur histoire. Si c’était le cas, s’ils avaient

la fierté de ce qu’ont fait leurs parents et grands-parents, s’ils avaient le sentiment de leur

reconnaissance, ils se sentiraient davantage Français. Donc il faut au contraire leur apprendre leur

histoire et si leurs jeunes parents la leur ont déjà transmise, et bien cela ne sera jamais inutile de la

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revisiter en classe.

Nawel

Mais qui la leur enseigne ? Comment ? Qui fait le contenu des programmes ? Quand il s’agit d’histoire

conflictuelle comme la guerre d’Algérie, ou même les conditions d’immigration, on peut avoir des

lectures différentes.

Samir

On peut aussi faire confiance hein ! C’est comme pour d’autres sujets, on peut supposer qu’il y a des

arbitrages sur la façon de circonscrire le sujet et la façon de l’aborder. Tu vois bien que c’est nous qui

voulons toujours nous voir comme un sujet à part. Il s’agit de parler d’un fait d’histoire comme on parle

d’autres moments historiques.

Nawel

Sauf que l’Etat français y est mêlé.

Samir

Mais ce ne sera pas le seul sujet d’histoire où l’Etat Français y aura été mêlé.

Samia

Et puis si on craint les partis pris, on peut aussi se dire que maintenant, on a des historiens issus de

familles immigrées. D’ailleurs pour moi ce n’est pas une garantie absolue d’objectivité puisqu’on sait

qu’elle n’existe pas.

Inès

Moi je pense que les collégiens auraient bien besoin qu’on les éclaire sur toutes les notions abordées

dans l’actualité récente : le fait religieux et l’islam en particulier, le blasphème, la liberté d’expression,

la laïcité, les Juifs

Samir

Les Juifs, pourquoi les Juifs ?

Inès

Parce que je constate que beaucoup de collégiens font des amalgames entre la politique anti

palestinienne d’Israël, les Juifs des colonies, ceux d’Israël et les Juifs de France. Il s’agirait de dire des

choses simples, frappés du sceau du bon sens tout simplement. Je n’ sais pas moi, de même que l’on

peut démonter l’idée selon laquelle les Arabes sont tous des voleurs, on peut le faire avec l’idée que

les Juifs détiennent toutes les ficelles de tous les pouvoirs.

Samia

Visiblement choquée

Tu sembles dire que les collégiens arabes sont anti sémites.

22

Nawel

Alors que les arabes sont des Sémites

Inès

Sémites, je sais ! Je ne dis pas qu’ils sont anti sémites, d’ailleurs je ne dis pas non plus qu’ils sont anti

sionistes, puisqu’ils ne savent pas ce qu’est le sionisme. Je dis juste qu’on peut leur montrer l’ineptie

et le danger qui consiste à considérer tel ou tel mec comme leur ennemi juste parce qu’il est juif.

Samia

Oui, mais cela signifie qu’il y a des élèves qui sont racistes à l’égard des juifs, juste parce qu’ils sont juifs,

et cela ça m’choque !

Samir

Se redressant pour chercher un tract dans sa poche

Enfin, Samia, tu sais bien qu’on l’entend des fois ça, que les juifs ont tous les pouvoirs, qu’ils détiennent

les média…

Inès

Les élèves qui stigmatisent ainsi les juifs ne le font pas parce qu’ils sont juifs, mais parce qu’ils croient

ce que leur disent des adultes et notamment sur internet. Sur les réseaux sociaux, certains passent leur

temps à dévoiler les origines juives de telle ou telle personnalité, amenant implicitement à les

repousser pour leur essence juive plutôt que pour leur politique antisociale et sécuritaire. Là il y a

vraiment un travail à faire pour déconstruire.

Nawel

Le problème n’est pas le Juif du coin de la rue et encore moins l’enfant, le problème en France est

qu’effectivement, si on s’en prend à un Juif, on aura une levée de boucliers alors que quand un Arabe

est tué, une femme voilée agressée, personne ne s’en émeut, pas même les média.

Inès

Je n’ai rien à répondre à cela, car chacun amènera ses chiffres destinés à prouver ce qu’il dit sans que

cela permette de trancher ici. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a bien un sentiment d’injustice autant d’un

côté que de l’autre.

Nawel

En tout cas, on ne peut pas nier que quand un Juif se fait agresser, la réaction publique est énorme et

donc finalement démesurée à l’aune de la façon dont on réagit quand il s’agit d’un Arabe abattu par

un raciste, même quand le meurtrier revendique son geste, d’ailleurs.

Samir

Franchement, je n’rentre pas là-dedans, tout ce que je peux dire, c’est que …

23

Nawel

Et pourquoi tu n’entres pas là-dedans, c’est facile quand même de fermer ses yeux face à la réalité.

Samir

Ce n’est pas ça du tout, mais de toute façon, quoique je dise, je suis suspect à tes yeux, donc à quoi

bon discuter. Et je reconnais que si tu affirmes d’emblée que la République est islamophobe, je

n’accorderai pas tellement de crédit aux raisonnements que tu tiendras par la suite. Tu vois, pour

discuter toi et moi, il nous faudrait un arbitre.

Nawel

Un arbitre ?

Samir

Oui un médiateur, quelqu’un qui garantisse que quand je dis quelque chose, tu ne répondes pas comme

si j’avais dit autre chose, en travestissant.

Nawel

Et inversement alors.

Samir

Oui, je reconnais que je pourrais aussi travestir tes propos ou les caricaturer, c’est pourquoi je ne veux

pas entrer dans ce débat. Ce qui m’intéresse moi, c’est plutôt de me demander comment on fait

redescendre la tension qui oppose les uns et les autres, la tension qui transforme de simples

divergences en camps opposés où l’un est prêt à combattre l’autre. Non ! Ca ne vous fait pas peur à

vous que l’on dise maintenant : Il faut choisir son camp. Comme si : dire qu’il y a des agressions anti

sémites signifiait qu’on ne reconnaissait pas que des femmes voilées se font également agresser en

raison de leur confession musulmane. Ces deux formes de violences coexistent qu’on le veuille ou non !

Et d’autres aussi d’ailleurs, contre les Noirs, les Rroms, les femmes, c’est un déchaînement !

Samia

Bien sûr que ça m’fait peur aussi. En fait ces deux camps dont tu parles n’en font qu’un, c’est celui qui

ne cherche qu’une chose, diviser les gens, opposer les groupes qui vivaient jusqu’ici en harmonie,

attiser les haines. Et s’il faut choisir son camp, moi je suis dans celui qui cherche à tout prix à garder la

cohésion nationale.

Nawel

Et bien justement, moi c’est ce à tout prix qui me gêne. Je ne cherche pas les oppositions, elles sont

déjà là. Qui vit dans les ensembles urbains des grandes villes qu’on appelle ZUS ? Qui sont les enfants

qui sortent sans diplôme de l’école sans savoir lire ?

24

Samia

Non mais cela on sait. Personne n’a dit que c’était juste, on a tous milité pour remettre plus de justice

et d’égalité dans cette République. Et beaucoup continuent à travailler sur le terrain pour réduire les

inégalités entre territoires, en étant de plus en plus seuls, lâchés d’ailleurs par ceux qui trouvent plus

efficace de dresser les uns contre les autres. Comme si l’urgence était de se défendre en tant que

Musulmans, comme si tous les non musulmans étaient suspects d’islamophobie.

Nawel

Tu travestis mes propos, je n’ai jamais dit cela. Je suis moi-même athée, mais je ne renierai jamais ma

culture.

Samir

Qui te le demande ? Je ne la renie pas plus que toi d’ailleurs. A moins qu’il existe une grille de

comportements qui mesure la trahison et permette de dire qui a renié ses origines. Ce serait du

fascisme. Bien sûr, c’est ce à quoi je m’oppose ! Et bien que je sois musulman, justement, je ne

m’autorise aucun jugement sur la façon que les autres ont de vivre leur foi.

Nawel

Musulman toi, laisse-moi rire ! Tu ne l’es pas plus que moi, tu le dis quand ça t’arrange !

Samir

Alors, toi qui viens de te déclarer athée, tu vas me dire qu’en dépit de ma profession de foi, tu ne me

considères pas musulman. Que peut-on rajouter à cela ?

Nawel

Malin, tu crois avoir marqué un point, mais ni toi, ni moi ne sommes dupes de ta foi.

Samia

Comment tu peux infirmer quelque chose qui concerne l’intimité de l’autre, Nawel ! Franchement, je

pense qu’on a fait le tour là ! Et surtout, je pense que le débat important à mener n’est pas là.

Nawel

Important à mener pour quoi ? Pour que dure l’hypocrisie, pour que les injustices perdurent ? Pour ne

pas déranger l’élite bien-pensante et la classe politique nnnnnnn …

Cédric

Non pensante

Nawel

Quoi ?

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Cédric

Non rien

Nawel

Oui tu as raison, les politiques dont la cupidité et la veulerie n’ont d’égal que leur stupidité et leur

vanité.

Samia

Mais encore …

Nawel

Qui décide du bien-fondé de la question qui doit nous occuper ? Encore une fois, il faudrait se laisser

berner. La justice serait moins urgente que la pseudo cohésion du peuple.

Samir

Chacun en décide, on est en démocratie. Certains peuvent penser que l’urgence est de parvenir tout

de suite à une égalité absolue partout sur le territoire national et même d’obliger Israël à décoloniser

les territoires occupés tant qu’on y est !

Samia

On y sera encore dans cinquante ans, si on ne s’est pas entretués avant.

Samir

D’autres peuvent penser que l’urgence est plutôt de ressouder les classes populaires, puisque leurs

intérêts sont communs, pour ensuite progresser ensemble sur le chemin de l’égalité.

Nawel

Ironique

Ben voyons, c’est comme les forces politiques de tous bords qui nous enjoignent depuis trente ans de

voter pour elles face au méchant front national qui ruinerait la démocratie. On nous prend vraiment

pour des cons ! Si on avait quelque chose à gagner à ce choix, on l’aurait vu depuis longtemps.

Inès

Ce n’est pas parce qu’ils nous prennent pour des cons, qu’on doit l’être. Et je me sentirais encore plus

con, si pour prouver qu’on déjoue leur ruse, je me jetais dans la gueule du loup.

Nawel

La gueule du loup !

26

Samir

Elle a raison, et toi Nawel, tu peux toujours faire la courageuse. Mais si le FN passait, ça ne changerait

peut-être pas grand-chose à ta situation, penses-tu, mais pour d’autres, ce serait largement pire et on

se bat quand même pour que les gens soient le plus heureux possible. Enfin il me semble.

Samia

On a l’air majoritaire à penser que l’urgence est de ressouder, recoudre … comme vous voudrez le tissu

national. Et ne me dis pas Nawel, que ce tissu n’est pas de qualité homogène, on le sait. Ce qu’on veut,

c’est qu’il tienne pour avoir quelque chance qu’il se régénère solidement.

Cédric

Tu proposes quoi ? De former les masses, de leur faire prendre conscience de leur intérêt commun,

mais il n’y a plus d’usines, plus de réunions de cellules …

Samia

Justement, c’est pour cela qu’il faut s’adresser aux collégiens. Et aussi, parce qu’ils sont sous l’emprise

des discours simplistes et de plus en plus belliqueux des adultes. Il est urgent de refaire de l’école un

lieu de formation de l’esprit critique. Ca veut dire qu’il faut permettre que les idées s’expriment en

classe devant les enseignants pour pouvoir en discuter de façon transparente. D’ailleurs c’est aussi

l’idée de la laïcité, de permettre la pratique de sa foi du moment qu’on ne l’impose pas.

Inès

Je suis d’accord avec ce que tu dis et si je peux me permettre, je pense aussi qu’il faut faire de chaque

salle de classe, un lieu de respect et de fraternité. Je dis ça, parce qu’on voit que les élèves sont prompts

à se battre même dans les classes, à se donner des coups de compas ou de stylo.

Samir

C’est vrai qu’on a souvent mis en avant le terme d’égalité dans la devise de la France et il faut continuer

à le faire bien sûr, mais on a oublié celui de fraternité. Il faut la remettre au gout du jour.

Nawel ( Ironique et sarcastique)

Ah oui, soyons frères, et vive le paternalisme aussi ! Tu n’dis rien Cédric ?

Samir

Je me doutais bien que tu dirais cela Nawel. Si tu le vois comme une reculade sur l’exigence d’égalité,

moi je le vois comme un préalable au combat commun pour la justice.

Inès

Comme le disait le philosophe, la revendication d’égalité trouve sa légitimité dans notre proximité. C’est

parce que nous sommes semblables, frères en humanité que l’égalité se conçoit. Si nous nous vivons

comme des ennemis, comme des combattants qui doivent empiéter sur le territoire de l’autre pour

survivre, on sera pour longtemps à mille lieux de l’égalité.

27

Samia

Des combattants qui doivent empiéter sur le territoire de l’autre pour survivre ? J’aime bien cette

métaphore, c’est exactement ça. C’est comme si nous éprouvions le besoin d’empiéter sur le territoire

imaginaire de l’autre groupe, pour nous sentir bien.

Inès

Alors qu’il est tout à fait possible de vivre en harmonie avec des croyances et des rites différents. Ces

coexistences ont toujours été.

Samir

Jusqu’à ce qu’elles volent en éclat.

Nawel

Ou qu’on les fasse voler en éclat.

Cédric

Exactement, quand les détenteurs du pouvoir économique instrumentalisent les différences pour

diviser.

Samia

Mais il ne faut pas se laisser prendre au piège, il faut résister face aux tentatives de division. L’histoire

nous donne des tas d’exemples ou cela a été possible sur la planète.

Nawel

Ou cela a été possible tu dis. Peut-être que maintenant ce n’est plus possible, par ce qu’on se rend

compte que partout ce sont les mêmes qui pactisent avec le pouvoir et les mêmes qui se retrouvent

victimes.

Cédric

Justement, l’histoire nous enseigne que ce ne sont pas toujours les mêmes, selon les époques et les

régions sur la planète. En fait ça dépend là encore du poids économique des possédants.

Samir

Donc c’est toujours la même histoire, les rapports de domination.

Samia

Et s’il n’y avait pas de domination, pas de volonté de dominer, seulement la volonté de se rencontrer

de se connaître à travers et grâce à nos différences ?

Samir

28

Tu rêves !

Inès

Pas tant que ça, cet été j’ai passé un mois sur une ile en Afrique de l’ouest où sur les quatre mille

habitants, on comptait autant de musulmans que de catholiques. Chacun des quatre villages avait une

mosquée et une église, souvent sur la même place. A chaque fête de Pâques, les catholiques amènent

un plat à leurs voisins musulmans, et inversement.

Samia

Ca parait idyllique.

Inès

C’est pourtant vrai, et ça fait des centaines d’années que ça dure. J’y étais au moment de Tabaski, C’est

comme ça qu’ils appellent l’Aïd là-bas. La famille chez qui je vivais était à la fois musulmane et

catholique et tous étaient très pratiquants, allaient à l’église ou à la mosquée.

Samir

C’est sûr qu’on ne peut pas imaginer cela ici. Et pourtant ç’est cela, la laïcité !

Samia

Pourquoi pas après tout, ce doit être le résultat d’une éducation à la tolérance et au respect. On

pourrait commencer n’importe quand. A moins qu’on ne soit pas aussi intelligents que les Africains.

Cédric

Tu leur donnais des cours, il me semble. C’était une école publique ou confessionnelle ?

Inès

Dans l’ile, il existe une école publique dans les quatre villages. Une école catholique dans deux villages

et une école musulmane dans un ou deux villages il me semble. Moi j’utilisais une classe de l’école

catholique et franchement en dehors du prénom rien ne distinguait les enfants catholiques des enfants

musulmans. Les filles avaient toutes des boucles d’oreille en or.

Cédric

Bon revenons à notre challenge … En France

Samia

Et si on faisait simple

Cédric

Simple ? En tout cas difficile de s’appuyer sur l’innocence des enfants d’après ce qu’on voit dans les

collèges.

29

Samia

Il n’y a rien d’irrémédiable, il suffit d’y croire !

Inès

Malheureusement, il ne suffit pas d’y croire … Mais il faut commencer par y croire !

Samir

Qu’est-ce qui t’arrive ?

Inès

Et bien, je me demande comment Malraux a pu prédire il y a un demi-siècle que le vingt et unième

siècle serait religieux ou ne serait pas ?

Samir

Quel rapport ?

Inès

Quel rapport ? Facile non, la religion. En fait je crois qu’il faut revenir aux sources du religieux, c’est-à-

dire, à ce qui fonde toute les religions et …

Cédric

Il ne manquait plus que ça !

Inès

Non, mais bon essaye de comprendre ce que je dis. Ce qu’il y a en commun à toutes les religions, c’est

la volonté d’unir les hommes entre eux. Et bien, je suis désolée de te dire, que c’est bien de cela dont

nous avons besoin dans notre monde de plus en plus individualiste et atomisant.

Samia

Et oui, il faut bien reconnaitre qu’on est dans un monde de brutes, d’égoïsmes, où la compétition est

exacerbée. Il n’y a plus de commun, c’est chacun pour soi.

Cédric

Et on a besoin de la religion pour remettre du commun ? T’as oublié le nom du communisme ?

Samir

Et toi, tu as oublié les dérives et même les infamies du communisme ?

Cédric

Je n’ai pas oublié la réalité de ses dérives et de ses atrocités, mais je n’ai pas oublié non plus son idéal.

C’est pour ça qu’il faut prêcher pour

30

Samia

Surprise et amusée

Prêcher ?

Cédric

Plaider, convaincre

Inès

En tout cas moi, c’est ce climat de paix que j’essaye de remettre dans les classes. Avant de parler de

Charlie, de blasphème, de liberté d’expression, il faut qu’il soit possible de s’entendre, de s’écouter.

Comment tu poses une question ou tu réponds à un élève dans les cris, les railleries, les trousses qui

volent et les échanges de coups.

Samir

C’est à ce point ?

Inès

Oui, ils se crient dessus, tout en étant dans le sujet. Par exemple, quand mes deux élèves se disputaient

sur la date de naissance du Prophète. Ou sur la Fatiha.

Samia

Quoi ?

Inès

La Fatiha, l’un accusait l’autre de ne pas la connaitre. Du coup elle voulait la réciter

Samir

Tu ne l’as pas laisser faire j’espère !

Cédric

Pourquoi, c’est quoi la Fatiha, déjà ?

Samir

Une prière ! Et un collège public, c’est quand même un espace laïc !

Inès (Un peu gênée)

Disons que comme j’avais compris qu’elle parlait de fatwa, je trouvais intéressant qu’on discute de

celles qui frappent tel ou tel personne, pour leur liberté de pensée, mais effectivement il s’agissait

d’une prière. Et oui je l’ai laissé la dire, cela a duré moins d’une minute, et du coup son camarade s’est

calmé. Après je lui ai dit : Ah bon je pensais que tu parlais des fatwas et voilà !

31

Samir

Tu t’es fait prendre au piège !

Inès

Mais non, quand on parle du fait religieux dans les espaces laïcs, on peut bien être amenés à parler de

prière, on n’va pas jouer les effarouchés comme un bigot devant un bout de chair « cachez ce sein que

je ne saurai voir »… D’ailleurs en parlant de seins, ce qui est intéressant, c’est que les mêmes - pas tous

ok - mais certains de ceux qui se déclarent musulmans ne s’empêchent pas pour autant de regarder

des vidéo porno. C’est d’ailleurs assez incroyable ce qu’on voit dans le genre sur internet.

Samir

Comment le sais-tu ?

Inès

J’ai eu la curiosité d’aller voir le Face book de certains de mes élèves. Ben la surprise a été de taille ! Y

a des vidéos hyper hard. Bon c’est plus des fantasmes qu’autre chose, mais quand même, on voit que

les jeunes baignent d’avantage dans du graveleux que dans la poésie. Enfin, j’espère que même sous

une forme qui nous échappe, ils connaissent le bouleversant émoi des premières amours.

Cédric

J’te confirme que même si le côté performance de l’acte sexuel est bien médiatisé entre eux avec les

appréciations toutes aussi publiques portées sur les filles, l’émotion amoureuse est bien ressentie, en

tout cas j’l’ai bien vu avec mon fils.

Samia

Ah oui, tu nous avais raconté. C’est sûr qu’ils sont très tôt bien informés sur l’amour, si l’on peut encore

l’appeler comme ça d’ailleurs. Ou plutôt les choses du sexe et leurs icones…

Inès

Tiens, un autre motif de dispute d’ailleurs, c’était à propos de Zahia. Est-ce que c’est normal qu’elle

soit en prison ou pas ? Est-elle victime ou l’agresseur de son compagnon ?

Cédric

Avec l’impression de rien comprendre

C’est qui ça Zahia ?

Inès

Bon, ce n’est pas notre sujet. Tout cela, c’était pour dire que c’est très difficile d’obtenir un peu d’écoute

et de respect de la parole de l’autre. Mais on y est parvenu, dix jours après la tuerie à Charlie Hebdo.

Et vous savez pourquoi ? ….. Parce que un lundi, on a appris qu’une jeune fille du collège, s’était jetée

32

sous un train après avoir été victime de harcèlement sur Face BooK. Choisir de mourir à treize ans pour

échapper aux moqueries et intimidations, c’est cela qui a créé un électrochoc.

Samia

Mon Dieu !

Samir

C’est affreux

Nawel

J’ai entendu cette histoire, ça laisse sans voix.

Inès

Sans voix, exactement ! Et cette aphasie momentanée a permis de doucement repasser par la pensée,

puis d’exprimer ses ressentis avec des mots ou des dessins. Ils ont écrit des chansons et tout.

Cédric

Même de cela, de cet acte si intime qu’est le suicide, on peut avoir une lecture politique. La façon dont

les réseaux sociaux déshumanisent les relations.

Inès

Les collégiens ont imaginé la souffrance de leur camarade et ont travaillé sur les termes de

harcèlement, moquerie, diffamation, agressions, insultes, mépris, …. A la fin on s’est dit : plus jamais

Ca, et on a imaginé tout ce par quoi cela pouvait être remplacé. La bienveillance, la gentillesse,

l’attention, le sourire, la solidarité, l’affection, le réconfort, les félicitations. Ils ont volontiers participé à

cette réflexion.

Cédric

Pour ce que je sais des collèges, c’est un chalenge d’arriver à ce qu’ils ne se bagarrent pas, et qu’ils

s’aident au lieu d’être dans une compétition.

Inès

C’est vrai que le premier réflexe est d’embêter le camarade et de pointer les erreurs des autres, mais

c’est comme une défense en fait, pour se protéger des regards négatifs qu’ils sentent peser sur eux.

Parce que l’école est le lieu du jugement. Et mon chalenge en fait, c’est de changer l’esprit de

compétition de l’école pour créer une atmosphère de paix, au moins dans ma classe. Comme un cocon

où l’on se sente à l’abri des jugements et où l’on ait envie de coopérer.

Cédric

Vaste programme

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Nawel

Tu veux changer la nature humaine en fait ?

Inès

Pas du tout, la coopération, le plaisir de créer ensemble sont dans la nature humaine, je veux changer

la logique de compétition dans ma classe, à défaut de pouvoir changer le système éducatif.

Samir

Et tu crois que ça suffira pour résoudre notre question ?

Inès

Ouh là non, probablement pas ; c’est ce que je peux faire moi, à la place où je suis. Mais c’est un bon

début je crois. Il faut commencer par croire en notre jeunesse.

Nawel

Ah enfin, une chose avec laquelle je suis d’accord, croire en notre jeunesse.

Samia

Oui, on est tous d’accord là-dessus, de toute façon, c’est une lapalissade de dire qu’ils sont l’avenir,

alors, faisons leur confiance car les jeunes sont naturellement généreux. A nous d’essayer de les guider

de manière responsable.

Nawel

Mais c’est quoi guider de manière responsable ?

Cédric

Et oui, on n’a peut-être pas le même point de vue sur ce qu’est notre rôle.

Inès

Mettant ses deux bras sur les épaules de Cédric et Nawel

Ah non, prenons le temps d’apprécier quand nous sommes d’accord.

Samia

En tout cas, on a vu ce soir que les conflits peuvent être très productifs !

Fin