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Léon Chestov (Шестов Лев Исаакович) 1866 – 1938 QU’EST-CE QUE LE BOLCHÉVISME ? 1920 Article paru dans le Mercure de France, tome 142, 1920. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

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Léon Chestov

(Шестов Лев Исаакович)

1866 – 1938

QU’EST-CE QUE LE BOLCHÉVISME ?

1920

Article paru dans le Mercure de France, tome 142, 1920.

LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE— LITTÉRATURE RUSSE —

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TABLE

I...............................................................................................3

II .............................................................................................8

III..........................................................................................14

IV ..........................................................................................21

V ...........................................................................................29

VI ..........................................................................................35

VII ........................................................................................41

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I

Depuis que je suis arrivé en Europe, tout le monde —et mes compatriotes comme les étrangers — me pose in-variablement la même question : « Qu’est-ce que le bol-chévisme ? Que se passe-t-il en Russie ? Vous qui avez vude vos propres yeux, racontez ; nous ne savons rien, nousne comprenons rien. Dites-nous tout et dites-le autantque possible d’une façon calme et impartiale. »

Parler calmement de ce qui se passe à l’heure actuelleen Russie est difficile ou même impossible. Quant à enparler impartialement, j’y parviendrai peut-être.

Il est vrai que, depuis cinq ans, la guerre nous a habi-tués à toutes sortes d’horreurs, mais ce qui se passe enRussie est pire que la guerre. Là-bas, des hommes tuent,non seulement des hommes, mais leur pays, sans mêmesoupçonner ce qu’ils font. Les uns s’imaginent accomplirune grande œuvre et croient qu’ils sauvent l’humanité.Les autres ne pensent à rien et s’adaptent simplement auxnouvelles conditions d’existence, ne tenant compte quede leurs intérêts quotidiens. Que se passera-t-il demain ?Pour ces derniers, la question les laisse indifférents. Ils necroient pas en ce lendemain, de même qu’ils ne se rap-pellent pas ce qu’il y avait hier. Les gens de cette espèceforment en Russie, comme partout, la majorité écrasante.Et, si bizarre que cela paraisse au premier abord, ce sontces hommes-là, les hommes de l’au jour le jour, entière-

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ment absorbés par leurs petits intérêts, qui créentl’histoire. C’est entre leurs mains que se trouve l’avenirde la Russie, l’avenir de l’humanité, l’avenir du monde.

Voilà ce que ne comprennent pas les leaders idéolo-gues du bolchévisme. Il semblerait que les disciples et lespartisans de Marx, lequel a emprunté sa philosophie del’histoire à Hegel, devraient être plus clairvoyants, savoirque l’histoire ne se fait pas dans les cabinets d’étude etqu’elle ne se laisse pas encadrer comme une toile peintedans des décrets arbitraires. Or, essayez de le dire àl’idéologue bolchéviste aux yeux bleu clair : il n’arriveraitseulement pas à comprendre de quoi vous lui parlez. Etsi, par hasard, il le comprenait, il vous répondait exacte-ment de la même façon que répondaient jadis, sous letsar, les rédacteurs du Novoie Vremia et autres journauxqui assumaient la triste tâche de justifier par des idées lerégime d’asservissement : « Tout cela, c’est du doctrina-risme. » L’histoire, Hegel, la philosophie, la science :l’homme politique est affranchi de tout cela. Cet hommepolitique décide du sort du pays qui lui est confié d’aprèsses propres conceptions.

On raconte que Nicolas Ier, auquel on avait présentéun projet d’une ligne de chemin de fer entre Moscou etPétersbourg, sans examiner les plans des ingénieurs, tra-ça sur la carte une ligne presque droite reliant les deuxcapitales et résolut ainsi le problème d’une façon simpleet rapide. C’est de la même façon que les maîtres actuelsde la Russie solutionnent toutes les questions. Et si le ré-gime de Nicolas Ier, comme celui de la majorité de sesprédécesseurs et de ses successeurs, mérite en toute jus-

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tice le nom de despotisme ignorant, c’est avec plus de jus-tice encore qu’on peut caractériser par ce mot le régimedes Bolchéviks. C’est le despotisme, et, je le souligne for-tement, le despotisme ignorant. Les Bolchéviks, exactementcomme les hommes politiques d’un passé récent, nonseulement ne croient pas à la vertu (scepticisme qui est,comme on le sait, admis en politique), mais ils ne croientpas davantage à la science, ils ne croient même pas àl’intelligence. Conservateurs consciencieux des traditionspolitiques les plus purement russes, — traditions de la pé-riode du servage si vivante encore dans la mémoire detous, — ils ne croient qu’au bâton, à la force physiquebrutale. De même encore que tout récemment, avant laguerre, à la Douma, les députés de la droite du typeMarkoff et Pourichkévitch raillaient l’humanitarisme libé-

ral et répondaient par des menaces de potence et de pri-son à toutes les tentatives de l’opposition tendant à fairesortir, si peu que ce fût, nos anciens ministres et noshommes de gouvernement de leur ornière réactionnaire,les commissaires actuels ne connaissent qu’une seule ex-pression : tchresvitchaika. Ils sont convaincus que toute laprofondeur de la sagesse gouvernementale réside dans cemot. Les libertés, les garanties individuelles, etc., toutcela n’est qu’inventions vides de sens des savantsd’Europe, des doctrinaires d’Occident. En Russie, nousnous en passerons bien, des libertés et des garanties indi-viduelles ! Nous allons publier une centaine de milliersou un million de décrets, et le pays illettré, ignorant, im-puissant, misérable, deviendra du coup riche, instruit,puissant, et l’univers entier viendra admirer et nous em-

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prunter avec ferveur les formes nouvelles du régime gou-vernemental et social.

La Russie sauvera l’Europe. Tous nos sectaires idéo-logues en sont profondément convaincus. La Russie sau-vera l’Europe justement pour cette raison que, contrai-rement à l’Europe, la Russie croit à l’action magique duverbe. Si étrange que ce soit, les Bolchéviks, fervents dumatérialisme, apparaissent en réalité comme les idéalistesles plus naïfs. Pour eux, les conditions réelles de la viehumaine n’existent pas. Ils sont convaincus que le verbepossède une puissance surnaturelle. Tout se fait sousl’ordre du verbe ; il s’agit seulement de se fier à lui har-diment. Et ils se sont fiés à lui. Les décrets pleuvent parmilliers. Jamais encore, ni en Russie, ni dans aucun autrepays, on n’a autant parlé. Et jamais encore la parole n’aaussi tristement retenti, correspondant aussi peu à la ré-alité. Il est vrai que, déjà à l’époque du servage, aussibien que sous Alexandre III et Nicolas II, on parlait etl’on faisait des promesses. Il est vrai que, sous l’ancienrégime aussi, la non correspondance entre les paroles etles actes du gouvernement provoquait l’indignation et larévolte. Mais ce qui se passe maintenant dépasse toutesles limites, même vraisemblables. Des villes et des cam-pagnes se meurent littéralement de faim et de froid. Lepays s’épuise non pas jour par jour, mais heure parheure. La haine atroce, réciproque et non pas entre clas-ses comme le voudraient les bolchéviks, mais de touscontre tous, grandit sans cesse, et, pendant ce temps, lesplumes des journalistes-fonctionnaires continuent à tracersur le papier les mêmes mots, devenus fastidieux à tous,sur le futur paradis socialiste.

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II

J’ai qualifié les Bolchéviks d’idéalistes et j’ai signaléqu’ils ne croient à rien d’autre qu’à la force brutale phy-sique. Au premier abord, ces deux affirmations semblentcontradictoires. L’idéaliste croit à la puissance de la pa-role et non à la force physique. Mais cette contradictionn’est qu’apparente : si paradoxal que ce soit, on peut êtreun idéaliste de la force physique brutale.

Or, en Russie tsariste, les cercles dirigeants avaientprécisément toujours idéalisé la force brutale. Lorsque leGouvernement Provisoire arriva, avec le prince Lvoffd’abord, puis avec Kerenski, il sembla à plus d’un qu’unenouvelle ère était née. Et, en effet, pendant plusieursmois la Russie montra un spectacle saisissant : unénorme pays s’étendant sur des centaines de milliers dekilomètres, avec une population de près de deux centsmillions d’habitants, se passant de toute autorité, car dé-jà, au mois de mars 1917, sur l’ordre du Gouvernement,dans tout le pays, la police avait été supprimée sansqu’on l’ait remplacée par quoi que ce soit d’autre. ÀMoscou on plaisantait : « Nous vivons maintenant surparole », disait-on. Et, en effet, on vécut assez longtemps« sur parole », et on a relativement bien vécu. Le Gou-vernement Provisoire évitait toute mesure plus on moinsrigoureuse, préférant agir par persuasion. Il faut admirerque, malgré une situation aussi exceptionnelle,l’existence ait été après tout très supportable en Russie

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jusqu’au coup d’État bolchéviste. On pouvait voyager enchemin de fer et sur les routes, sans confort il est vrai,mais aussi sans risque, — tout au moins sans grand ris-que d’être dépouillé et tué. Même au fond des campa-gnes, on ne pillait pas les propriétaires. Les paysanss’emparaient de la terre, mais quant aux propriétaireseux-mêmes, à leurs maisons, à leur fortune personnelle,ils n’y touchaient que rarement. J’ai passé l’été de 1917dans un village du gouvernement de Toula, et l’ami chezqui j’habitais, bien qu’il fût un des plus gros propriétairesfonciers du district, n’avait guère de désagréments avecles paysans. Moi-même, par deux fois, j’ai fait en voiturele chemin de la propriété de mon ami à la station duchemin de fer, près de 28 verstes, d’autres ont fait lemême trajet et tous ces voyages se sont fort bien termi-nés. Tout cela donnait apparemment au pouvoir centralla conviction que sa force était la force de la vérité etqu’on pouvait, contrairement aux anciennes méthodes degouvernement, chercher et obtenir l’ordre non par desmesures de contrainte organisée, mais par la seule forcede la persuasion. Kerenski croyait même pouvoir menerà la bataille des soldats qui ne reconnaissaient pas de dis-cipline. Mais les choses ne se passaient ainsi que sous leGouvernement Provisoire qui cherchait à instaurer la vé-rité à la place de la force. Et, à ce point de vue, il faut direque le Gouvernement Provisoire essayait bien d’atteindreun but révolutionnaire, mais en créant en Russie une na-ture d’hommes de vérité, quelque chose du genre de cequ’avaient rêvé et dont avaient parlé le comte Tolstoï, leprince Kropotkine, et qui n’était apparemment pas étran-ger à nos Slavophiles. Je sais évidemment fort bien que ni

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le prince Lwoff, ni Milioukoff, ni Kerenski n’étaient as-sez naïfs pour tendre consciemment à la réalisation enRussie de l’idéal anarchiste ; mais, en fait, c’était bienl’anarchie qu’ils favorisaient. Nous avions un gouverne-ment, nous n’avions pas d’autorité, et les hommes quifaisaient partie du gouvernement couvraient de leur noml’absence de toute autorité. Lorsqu’il s’est agi de choisirentre les méthodes de gouvernement employées par lesfonctionnaires tsaristes et l’inaction de l’autorité, le Gou-vernement Provisoire préféra l’inaction. Quant à trouverquelque chose de nouveau il n’a pas su le faire. Les Bol-chéviks ayant remplacé le Gouvernement Provisoire sesont trouvés devant le même dilemme : ou les méthodestsaristes ou l’absence de toute autorité. L’absence detoute autorité ne pouvait séduire les Bolchéviks,l’exemple du Gouvernement Provisoire ayant montréque l’absence de toute autorité était loin d’être chose aus-si inoffensive que cela avait d’abord semblé à plus d’un ;mais quant à trouver quelque chose qui leur fût propre,les Bolchéviks, eux non plus, ne l’ont pas su. Et avecl’audace propre à des gens qui ne se rendaient pascompte de tout ce que présentait de gravité et de respon-sabilité la tâche qu’ils assumaient, les Bolchéviks ont dé-cidé de rester fidèles entièrement et complètement aux er-rements de la vieille bureaucratie russe. Dès ce moment-là, pour quiconque était tant soit peu clairvoyant, appa-rurent du coup l’essence même du bolchévisme et sonavenir.

Il était clair que la Révolution était écrasée et que lebolchévisme était, essentiellement, un mouvement pro-fondément réactionnaire, constituait même un pas en ar-

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rière sur Nicolas II, car, très rapidement, les Bolchévikscomprirent que les méthodes de Nicolas II ne pouvaientleur suffire et qu’il leur était nécessaire d’adopter la sa-gesse gouvernementale de Nicolas Ier, voire mêmed’Araktcheieff. Le mot liberté est devenu pour eux le motle plus haïssable. Ils ont vite compris qu’ils n’avaient pasà gouverner un pays libre, que le pays libre ne serait pasavec eux comme il n’avait jamais été avec Nicolas Ier, niavec Alexandre III, ni avec Nicolas II. Pour un Françaisou pour un Anglais une telle situation semblerait tout àfait inadmissible : le Français ou l’Anglais sait parfaite-ment qu’il ne saurait y avoir rien de bon dans un pays oùil n’y a pas de liberté. Mais les Bolchéviks russes, édu-qués par le régime tsariste d’asservissement, n’ont parléde liberté que tant que le pouvoir était entre les mains deleurs adversaires. Mais lorsque le pouvoir eût passé entreleurs mains à eux, ils renoncèrent sans aucun débat deconscience à toutes les libertés et déclarèrent de la façonla plus désinvolte l’idée même de la liberté bourgeoise,bonne pour la vieille Europe convertie, mais n’ayant au-cune valeur pour la Russie. Un gouvernement, un pou-voir fort, c’est ce qu’il faut au peuple pour son bien, etmoins on consultera le peuple, plus grand et plus solidesera son bonheur. Si Nicolas Ier et Araktcheieff, mortsdepuis longtemps, surgissaient de leurs tombeaux, ilspourraient triompher au point de vue de leurs idées :l’opposition russe, dès la première tentative de réaliserson haut idéal, a dû reconnaître que c’était le vrai idéalgouvernemental russe qui était le vrai.

Qui veut comprendre ce qui se passe à l’heure actuelleen Russie doit examiner avec une attention particulière

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les premiers phénomènes de création gouvernementaledes Bolchéviks. Tout ce qu’ils ont fait plus tard se trouvetrès étroitement lié à leurs premiers actes.

Ici en Europe, et parfois en Russie même, d’aucunssont enclins à penser que le bolchévisme constitue unecertaine nouveauté, voire même une nouveauté d’énormeimportance. C’est une erreur : le bolchévisme n’a rien sucréer et il ne crée rien. C’est en cela que réside sa pluslourde faute envers la Russie et aussi envers le monde, entant que la Russie est liée au monde économiquement,politiquement et moralement. Le bolchévisme ne créepas, il vit de ce qui a été avant lui. Pour sa politique inté-rieure, il a, comme je l’ai déjà dit, emprunté ses idées tou-tes faites à Araktcheieff et à Nicolas Ier. Quant à sa poli-tique extérieure, il ne s’est pas montré plus original, àcommencer par le traité de Brest-Litovsk qu’il a conclu età finir par ses tentatives d’élaborer un accord avecl’Europe dont on parle tant maintenant. En tout ce qu’ila fait dans ce sens nous reconnaissons les procédés de lapolitique asiatique d’Abdul-Hamid, que nous avons vussi souvent à l’œuvre. Les Bolchéviks ne comptent pas surleurs propres forces, pas plus qu’Abdul-Hamid ne comp-tait sur les siennes. La Russie martyrisée, impuissante,rongée de querelles intestines ne peut rien réclamer pourelle et ne peut rien donner non plus, il ne reste qu’unechose : chercher à jeter la discorde entre les États del’Europe occidentale, entamer simultanément des pour-parlers avec l’Angleterre, la France, l’Italie etl’Allemagne, escomptant la trop grande diversité etmême l’opposition de leurs intérêts, espérant qu’en fin decompte, si l’on réussit à les heurter les uns contre les au-

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tres, on pourra retirer de leurs conflits un profit plus oumoins grand. Voilà de quelle façon Abdul-Hamid a, pen-dant trente ans, sauvé la Turquie. Le peuple était dans lamisère, mais le Sultan se maintenait ; le payss’appauvrissait et allait à sa perte, mais le pouvoir illimitéde la dynastie ne subissait pas d’atteinte. Trente ans, —un tel laps de temps apparaît aux Bolchéviks une éterni-té ; ils arriveront à atteindre leur but en moins de tempsque cela. Quel but ? C’est ce que nous verrons plus loin.

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III

Je voudrais en attendant rendre aussi net que possiblele trait le plus caractéristique, à mon sens, de ce qu’il y ade plus essentiel dans le bolchévisme. Le bolchévismeest, je le répète, réactionnaire ; il est impuissant à riencréer ; il prend ce qu’il trouve sous sa main, ce qued’autres ont fait sans lui. Bref, les Bolchéviks sont des pa-rasites, dans leur essence même. Bien entendu, ils ne s’enrendent pas compte et ils ne le comprennent pas. Etmême, s’ils le comprenaient, il est peu probable qu’ilsconsentiraient à l’avouer ouvertement. Mais dans tous lesdomaines où ils ont exercé leur activité est apparue leurparticularité essentielle. Ils formulent eux-mêmes la tâchequ’ils ont à accomplir en disant que, d’abord, il faut toutdétruire et ne commencer à créer qu’après avoir détruit.Si les Bolchéviks idéologues aux yeux bleu clair étaient ca-pables de peser un moment leurs paroles, ils en seraienteffrayés. Je ne parle même pas de ce fait qu’une telleformule est nettement contradictoire avec l’enseignementfondamental du socialisme. Il va sans dire que Marx nereconnaîtrait pas ses disciples ni ses partisans dans leshommes qui ont formulé un tel programme. Marx esti-mait que le socialisme était une forme supérieured’organisation économique de la société, découlant avecla même nécessité de l’organisation bourgeoise, que celle-ci a succédé à l’organisation féodale ; et le socialisme nonseulement ne supposait pas la destruction de

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l’organisation économique bourgeoise, mais il comptait,au contraire, la conserver complètement et garder intacttout ce qui avait été créé par le régime précédent. La tâ-che du socialisme apparaissait par conséquent à Marxcomme une tâche constructive. Transformerl’organisation bourgeoise en une organisation socialiste,cela voulait dire passer à une organisation supérieure etaméliorée de production, cela voulait dire non pas dé-truire, mais augmenter les forces productives du pays.C’était une tâche positive. C’est à cette tâche que les Bol-chéviks ont du coup renoncé, surtout sans doute parcequ’ils n’avaient aucune possibilité de créer. Il est bienplus simple, plus facile et moins pénible de vivre, aux dé-pens de ce qui a été fait auparavant. Et en effet les Bol-chéviks ne détruisent rien, somme toute. Ils vivent sim-plement avec ce qu’ils ont trouvé prêt dans l’ancienne or-ganisation. Comme quelqu’un reprochait à Lénine queles Bolchéviks se livraient au pillage, il répondit : « Oui,nous pillons, mais nous pillons ce qui a été pillé. » Ad-mettons qu’il en soit ainsi. Admettons que véritablementles Bolchéviks ne reprennent que ce qui a été pris de forceavant eux : cela ne change rien à l’affaire ; les Bolchéviksdemeurent des parasites, car, n’ajoutant rien à ce qui aété créé avant eux, ils se nourrissent des sucs del’organisme auquel ils se sont attachés.

Combien de temps peut-on vivre ainsi ? Combien detemps la Russie peut-elle nourrir les Bolchéviks ? Je nesaurais le dire. Peut-être le degré de patience et la capaci-té de soumission de notre patrie tromperont-t-ils tous noscalculs. Que n’a-t-elle pas supporté, la Russie ? Quels pa-rasites ne se sont pas nourris de ses sucs ? Je n’irai pas

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rappeler le XVIIIe siècle, les règnes d’Anna Ivanovna etd’Elisabeth Petrovna. Mais le XIXe siècle lui-même, aété, sous ce rapport, effroyable. La bureaucratie russe,disposant sans contrôle de la Russie et du peuple russetout entier, partait toujours de ce point de vue que lesfonctionnaires devaient commander et la populationobéir. On raconte de Nicolas Ier que, pendant la guerrede Crimée, un de ses ministres lui conseillant de publierdans la presse des renseignements plus détaillés sur lamarche de la guerre, les habitants de Pétersbourg étantinquiets et émus, il répondit : « Inquiets, émus ? Mais enquoi est-ce que cela les regarde ? »

Nicolas Ier était primus inter pares parmi ses fonction-naires. Chaque fonctionnaire était convaincu que la po-pulation, les habitants — la Russie n’a jamais aimé, niadmis le mot citoyen — n’étaient qu’un objet de com-mandement. La population devait être heureuse d’avoirdes maîtres, s’incarnant dans le maître suprême : le tsar.Les étrangers conçoivent sans doute difficilement un telétat de chose ; mais tant qu’ils ne l’auront pas compris,ils ne comprendront rien au bolchévisme. La bureaucra-tie russe a toujours été parasitaire. Plus que cela, nonseulement les classes dirigeantes, mais toute la haute so-ciété russe menait, à un degré plus ou moins prononcé,une existence de parasites. Je me rappelle que, lorsqueparurent les premiers comptes rendus des inspecteurs dutravail, — j’étais encore étudiant à cette époque, — le sa-vant bien connu en Russie, le professeur Yanjoul, inspec-teur du travail de la région de Moscou, résumait ainsi sesimpressions sur tout ce qu’il avait vu dans les usines et lesfabriques de sa région : « L’industriel russe cherche à ob-

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tenir ses bénéfices non industriellement, c’est-à-dire parl’amélioration de ses procédés de production, mais partout autre moyen, principalement par une exploitationcynique et dolosive des ouvriers. »

Voilà un autre fait qui pourrait bien paraître tout à faitinvraisemblable à ceux qui ignorent les conditions de lavie russe. Le comte Tolstoï raconte dans ses œuvres pos-thumes qu’ayant eu l’idée, pendant sa jeunesse,d’acquérir une nouvelle propriété, il avait cherché àl’acheter dans une région où habitaient des paysans nepossédant pas de terre. « De cette façon, dit le comteTolstoï, j’aurais pu me procurer gratuitement les ouvriersdont j’avais besoin. »

Le parasitisme était caractéristique des hautes classesde la société d’avant la Révolution, mais les nouveauxnobles, c’est-à-dire ceux qui se sont accrochés au gouver-nement actuel, ont dépassé de beaucoup les anciens, desorte que, même à ce dernier point de vue, le bolché-visme n’est pas original. Les Bolchéviks ont fait tout cequ’ils ont pu pour mettre obstacle à la révolution dans satâche fondamentale : l’affranchissement du peuple russe.Il est tout à fait évident que même l’œuvre de destruc-tion, ils ne l’ont pas réussie. Ils ont détruit une grandepartie des biens nationaux, ils ont tué dans les prisons etles tchrezvitchaïki un assez grand nombre d’anciens minis-tres, de tchinovniks et de riches. Je ne m’y arrêterai pas.Tout le monde sait comment travaillent les tchrezvitchaïki

lettonnes et les soldats chinois ; mais ils n’ont détruit ni lebureaucratisme, ni la bourgeoisie. Jamais encore, enRussie, la bureaucratie n’avait pullulé avec une telle ra-

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pidité, et quelle bureaucratie oisive, pitoyable ! Danschaque service, il y a dix fois plus d’employés qu’il nefaut, et sur dix services il s’en trouve à peine un seul quiserve à quelque chose. Tout le monde, hommes, femmes,jeunes et vieux, est fonctionnaire. Les Bolchéviks sontconvaincus que quiconque n’est pas fonctionnaire estdangereux pour l’État et persécute de toutes façons ceuxqui ne sont pas à son service : on les accable de contribu-tions, on les prive de cartes d’alimentation, on les mobi-lise pour l’armée, etc. Et alors on se fait fonctionnaire,d’autant plus que les gens instruits sont complètementprivés de toute espèce de gagne-pain, en dehors du trai-tement d’employé de l’État. Un manœuvre ou, d’une fa-çon générale, un homme vigoureux, peut encore aller à lacampagne, où il pourrait trouver du travail et, avec letravail, un toit et un morceau de pain. Mais un hommeinstruit, — un instituteur, un médecin, un ingénieur, unécrivain, un savant, — est condamné à mourir de faim,s’il ne consent pas à augmenter les hordes déjà innom-brables des fonctionnaires parasites.

Et la bourgeoisie, me demandera-t-on, elle est dé-truite ? Nullement. Ce sont les anciens bourgeois qui sontdétruits. Les fabricants, les négociants et leurs collabora-teurs principaux ont péri pour la plupart, ou se sont en-fuis. Mais la bourgeoisie est plus forte, en Russie, plusnombreuse, de beaucoup plus nombreuse qu’elle n’était au-paravant. Actuellement presque tous les paysans en Rus-sie sont des bourgeois. Ils gardent enfouis dans la terredes centaines de mille et même des millions de roublesémis sous le Tsar, sous Kerenski, sous les Soviets, deroubles ukrainiens et autres valeurs, et nous n’arrivons

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pas à leur arracher leurs richesses. Avec cela, la nouvellebourgeoisie n’a plus aucune des traditions qui, dans unecertaine mesure, refrénaient les appétits de l’anciennebourgeoisie.

La Russie a toujours été le pays de l’arbitraire par ex-cellence. Les ministres tsaristes du genre de Tcheglovitoffou de Maklakoff n’ont jamais compris quelle grandeforce créatrice constituait dans un État une claire concep-tion du droit. À tout moment ils insultaient le peuple etde la façon la plus abominable, dans sa conception dudroit et de la morale. Il n’y avait pas en Russie de justice,non seulement de justice clémente, mais simplementjuste. Le code établi par Alexandre II avait fini très rapi-dement par n’être considéré par ses ministres que commeune lourde chaîne dont — tout en gardant un décorumextérieur relatif — ils se débarrassaient progressivement.Le peuple le comprenait admirablement. Il savait dansquel but on instituait des chefs de zemstvos, pourquoi onintroduisait la peine corporelle dans les campagnes. Et ilhaïssait les institutions et les autorités qui lui étaient im-posées par une force extérieure. Mais, au fond de sonâme, il gardait la foi en la vérité, cette foi qui a trouvé sonexpression dans les meilleures œuvres de la littératurerusse. Il semblait même que le peuple eût foi aussi auTsar et qu’il le considérât comme une victime des mau-vais conseillers qui l’entouraient. Mais, la Révolutionéclatant, il est devenu du coup clair que le peuple necroyait déjà plus au Tsar. Si bizarre que ce soit, il ne s’estpas trouvé, dans toute l’immense Russie, une ville ou uncanton se levant pour la défense du Tsar détrôné. Le tsarest parti, bon voyage ! On se passera parfaitement de lui !

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C’est que la vérité que le peuple cherchait se trouvait nonchez le tsar, mais ailleurs, chez ceux qui avaient luttécontre le tsar. Voilà la raison du colossal succès échu, audébut de la Révolution, aux socialistes-révolutionnaires.La vérité était chez eux. Ils avaient souffert pour le peu-ple, tel était le cri général. Femmes, jeunes filles, vieil-lards, tous couraient aux urnes voter pour les hommes devérité, pour les martyrs du peuple. Toutes les questions,on voulait les résoudre en toute vérité et en toute justice,à la gloire de la sainte Russie. Les socialistes-révolutionnaires russes triomphaient. Une révolutionsans effusion de sang, — voilà qui était la Russie, et nonpas l’Europe pourrie, hein !

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IV

C’est là qu’apparut pour la deuxième foisl’impuissance politique et l’incapacité de cette partie del’intelliguentsia, à qui le pouvoir échut après le renverse-ment du Tsar. Le Gouvernement Provisoire, comme je ledisais, n’a rien su faire. Il régnait, mais il ne gouvernaitpas. Derrière son dos, gouvernaient les Soviets qui, touten ne faisant rien de positif, se faisaient les instrumentsde destruction du pays, destruction poussée au maxi-mum. Dans les Soviets, il y avait lutte entre les socialis-tes-révolutionnaires d’une part et les bolchéviks del’autre. Les deux partis en lutte en appelaient au peuple.Or, le peuple, pendant plusieurs mois, demeura silen-cieux. Il attendait. Il espérait que le gouvernement trou-verait un moyen de reconstruire le pays en rapport aveccet idéal du droit qui vivait dans l’âme populaire. Maisde gouvernement, il n’y en avait pas. Il n’y avait que despartis en lutte qui étaient, aussi peu que possible, prépa-rés à l’action gouvernementale. Le peuple, ses besoins,personne ne reconnaissait ni l’un ni les autres, personnene voulait les connaître. On ne se préoccupait que d’unechose : à qui reviendrait le pouvoir ? Et comme, tout demême, on supposait que le pouvoir appartiendrait à celuiqui saurait gagner les sympathies de la majorité de la po-pulation, c’était une émulation d’un ordre spécial quicommençait à naître entre les partis : lequel des deux ré-ussirait le plus vite à faire le plus de promesses au peuple.

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Et des promesses, on en faisait sans fin. Tantôt on autori-sait le peuple à s’emparer des terres, tantôt des biens mo-biliers, etc., etc. « Tout est à vous ! Prenez ! » — tel étaitle dernier mot des représentants des partis. Et petit à petitle peuple en arriva à la conclusion que tous ses idéaux ettoutes ses conceptions du droit ne valaient pas un clou. Ilen était ainsi auparavant, il en était de même mainte-nant ; avait raison celui qui avait bec et ongles, qui sau-rait se servir avant les autres et plus richement que les au-tres. Tant que les maîtres étaient au pouvoir, c’étaienteux qui avaient raison. Maintenant les seigneurs avaientété chassés et celui qui prendrait leur place deviendraitlui-même maître et noble. Ainsi les socialistes de toutesles écoles, dans le feu de la lutte intestine, n’avaient pointremarqué et, semble-t-il, n’ont point remarqué jusqu’àprésent qu’ils faisaient exactement le contraire de cequ’ils avaient voulu faire. Leur tâche consistait à intro-duire dans l’esprit du peuple l’idée d’une vérité socialesupérieure, et ils ont abouti à chasser de l’âme populairetoute notion de vérité.

Chez nous, les hommes politiques ont toujours été depiètres psychologues. Personne ne soupçonnait et per-sonne ne soupçonne jusqu’à présent l’énorme importancequ’a la la conception du droit du peuple dans l’œuvre del’organisation sociale. Je sais que les Bolchéviks parlentbeaucoup de psychologie de classes. Mais dans leursbouches ce ne sont que des mots qui n’ont pour eux au-cune importance. En Russie seules des réformes colossa-les étaient possibles. Il faut noter que déjà, pendant lespremières années de la guerre, il s’était produit dans no-tre patrie un déplacement colossal de la ligne de démar-

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cation qui séparait la partie la plus pauvre de la popula-tion des classes possédantes. En 1915, et surtout en 1916,il m’est arrivé de voyager à travers la Russie et de vivrelongtemps à la campagne et j’ai été frappé par les chan-gements qui s’y étaient produits pendant un laps detemps aussi bref. Le paysan pauvre, affamé, tremblant depeur, tel que l’avaient peint nos écrivains et tel qu’il étaitencore en 1914, avait disparu. Autrefois, pour quelquesroubles qu’il fallait payer au starosta pour les impôts, lepaysan se livrait souvent pieds et poings liés àl’exploiteur. Or maintenant il n’avait plus besoind’argent. On ne pouvait plus lui acheter ni beurre, niœufs, ni poulets, à moins de les payer très cher. Quandon lui demandait pourquoi il ne vendait pas, il avaittoujours pour unique réponse : « Nous mangeons nous-mêmes, puis il en faut pour les enfants. » C’étaitd’ailleurs compréhensible. Depuis le début de la guerre,l’argent avait commencé à affluer de partout à la campa-gne, car tout ce dont on avait besoin pour le front on leprenait chez le paysan. Puis était venue l’interdiction deboire de l’alcool. Pour l’alcool, les moujiks apportaientau trésor un milliard de roubles par an ; de plusl’ivrognerie portait à la campagne un double préjudice,car le paysan russe, lorsqu’il voulais avoir de la vodka etqu’il n’avait pas d’argent, donnait tout ce qu’on voulait àvil prix. Et voilà que les nombreux milliards du paysanétaient restés dans la poche du paysan et qu’en l’espacede très peu de temps il s’était affranchi de cette effroyabledépendance du koulak (mercanti de village) sous laquelleil tombait auparavant par manque d’argent.

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Je me rappelle à ce propos une curieuse conversationque j’eus avec le cocher d’un propriétaire foncier chez le-quel j’habitais en 1916.

— Qu’est-il donc arrivé, barine ? me demandait cethomme. Il n’y a plus moyen de s’entendre avec le mou-jik ! Si tu as besoin de quelque chose, il te dit tout desuite : Donne-moi cinq roubles, donne-m’en dix, c’est ef-frayant ! Il en allait tout autrement auparavant : tun’avais qu’à mettre un seau aux vieux et l’on s’arrangeaittoujours pour n’importe quoi.

On a supprimé le seau et le moujik s’est émancipé.Aucune révolution sociale n’aurait pu apporter au mou-jik russe ce que lui a donné la suppression du monopolede l’alcool. En d’autres termes, c’est par une voie tout àfait particulière que s’est préparée en Russie une révolu-tion colossale, — révolution politique et sociale. Mais cequi s’est passé dans la réalité, par l’effet de la prise dupouvoir par les théoriciens de la révolution, a poussédans une autre direction les destinées futures de notrepays.

Je n’ai pas lu l’ouvrage et je ne me rappelle même passon titre ni le nom de son auteur, mais on m’a dit qu’unécrivain anglais avait écrit tout un livre pour démontrerque la Russie avait choisi le rôle de Marie contrairementà l’Europe qui a préféré le rôle de Marthe. Certes toutesles généralisations de cette sorte ne doivent être admisesque cum grano salis. Mais il va cependant dans ce juge-ment une parcelle de vérité et d’une bien curieuse vérité.L’intelliguentsia russe et le peuple russe sont tous deuxtrop préoccupés par le royaume des cieux et ne savent

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pas et, surtout, n’aiment pas à songer aux intérêts terres-tres. Pendant les premiers temps qui ont suivi la chute dutsar, alors que la Russie était encore en pleine lune demiel de toutes sortes de libertés et que les représentantsde tous les partis ne se gênaient pas pour dire ouverte-ment toute leur pensée, cela était particulièrement frap-pant. Où que vous alliez, partout on dissertait sur lahaute mission de la Russie. Mais quant à l’organisationde la Russie, personne ne s’en occupait et ne voulait ysonger. Toute allusion concernant cette organisation pro-voquait aussitôt une explosion d’indignation. Ne croyezpas que j’aie en vue l’intelliguentsia moyenne ou la jeu-nesse intellectuelle. Il m’est arrivé de me rencontrer avecles représentants les plus éminents de la Russie pensante,et je ne puis m’en rappeler un seul qui, une fois au moins,m’ait entretenu des moyens à employer pour barrer laroute aux événements tragiques dont, dès ce moment-là,on pouvait clairement apercevoir l’approche menaçante.Chez nous, comme partout sans doute, et même plus quepartout ailleurs, on peut distinguer une multiplicité decourants d’idées des plus divers. Nous avons des chré-tiens, des croyants, des positivistes, des matérialistes, desspiritualistes. Nous avons tout ce qu’on veut. Tout écri-vain russe est avant tout philosophe. L’homme politiqueet le militant eux-mêmes sont très préoccupés d’asseoirleurs jugements sur une base philosophique. Et, je le ré-pète, la diversité des vues philosophiques est infinie cheznous. Mais tous s’accordent sur un point. Je ne veux pasdonner de noms, d’autant plus que ces noms ne diraientpeut-être pas grand’chose aux étrangers, mais je puis dé-clarer que ce que tous nos écrivains redoutaient le plus,

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c’était l’éventualité d’une organisation favorable de laRussie dans le sens terrestre.

« Je ne veux pas, je ne veux pour rien au monde duroyaume des cieux sur la terre ! » s’écriait, fou de rage, lereprésentant de la pensée chrétienne russe.

« Que la Russie périsse, plutôt qu’elle s’organise à lamode petite-bourgeoise, à l’instar de la répugnante vieilleEurope ! » s’exclamait avec le même pathétique unhomme de l’extrême gauche.

L’un des poètes les plus renommés de Russie, pro-nonçant un discours devant une nombreuse assistancecomposée également d’écrivains, terminait ainsi : « Letsar, nous l’avons jeté bas, mais il est encore resté un tsar,— là ! (Il indiquait sa tête.) Lorsque nous aurons chasséle tsar de la tête, c’est alors seulement que notre œuvresera parachevée. »

Tout ce que je raconte ici ne contient pas un iotad’exagération. La haine de l’esprit petit-bourgeois, ouplutôt de ce qu’il est convenu en Russie d’appeler de cenom, est le mot d’ordre de toute la littérature russe ou, sil’on préfère, de toute la Russie pensante. C’est Hertzenqui, le premier, a introduit ce terme, Hertzen, le célèbrerévolutionnaire russe qui a passé toute sa vie en exil enEurope. Il avait quitté la Russie sous Nicolas Ier, croyanttrouver en Occident la réalisation de ses rêves les pluschers. Mais là où il venait à la recherche de son idéal, dece que, parlant la langue de saint Augustin, on peut ap-peler amor dei usque ad contemptum sui, il ne trouva quel’esprit petit-bourgeois, amor sui usque ad contemptum dei.

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Dans les pays européens on avait chassé les tsars, maisdans la tête des Européens, les tsars continuaient à habi-ter. On songeait non pas au ciel, mais à la terre. Ons’organisait, pour aujourd’hui et pour demain. On luttaitcontre la pauvreté, le froid, la faim, les épidémies. Onconstruisait des fabriques, des usines, des chemins de fer.On établissait des parlements, des tribunaux. Il semblaitparfois que les gens allaient s’arranger et que le royaumedes cieux régnerait sur la terre. Quoi de plus effrayant !

Les Européens secouent évidemment la tête. Ils sa-vent que les appréhensions d’Hertzen doivent être trai-tées pour le moins d’exagération : l’Europe était loin duroyaume des cieux sur la terre, dans le passé, et mainte-nant encore elle n’en est pas bien près. Je dirai, pour mapart, que ces appréhensions des Russes étaient tout à faitinjustifiées. Bien entendu, si l’on s’était borné à jeter basle tsar de son trône, mais que le tsar fût resté dans les tê-tes, nous n’aurions pas connu les effroyables choses quenous connaissons maintenant ; la Russie aurait conservéson unité, elle ne serait pas décomposée, le peuple nemourrait pas de faim, de froid et d’épidémies, les paysanset les ouvriers auraient respiré plus librement, affranchisde leur esclavage séculaire. Est-ce que tout cela est leroyaume des cieux sur la terre ? Est-ce que, même dans laRussie rénovée, il n’y aurait pas eu encore assez de diffi-cultés et de douleurs pour les fils de la Russie ? Est-ce quemême l’Europe petite-bourgeoise était si heureuse quecela ? Les Européens n’ont évidemment pas besoin d’enêtre convaincus. Mais les Russes ont gardé, il me semblebien, jusqu’à présent leur manière de voir.

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V

Peut-être qu’après cette digression on comprendramieux pourquoi j’ai appelé les Bolchéviks des parasites.De par leur essence même, ils ne peuvent pas créer et necréeront jamais rien. Les leaders idéologues du bolché-visme peuvent, autant qu’il leur plaira, décliner et conju-guer les mots création et créer, ils sont absolument incapa-bles d’une création positive. Car l’esprit d’asservissementdont est imbue toute leur activité, et même toute leuridéologie simplifiée, tue toute création dans son germe.Voilà ce que ne comprenaient pas les hommes politiquesdu régime tsariste et voilà ce que ne comprennent pasnon plus les Bolchéviks, bien qu’aussi longtemps qu’ilsfurent dans l’opposition ils aient disserté beaucoup sur cesujet, tant à la Douma que dans leurs publications clan-destines. Mais toutes ces dissertations sont oubliéescomme si elles n’avaient jamais existé. À l’heure actuelle,il n’y a en Russie que des journaux gouvernementaux etdes orateurs gouvernementaux. Seul peut écrire et parlerqui glorifie l’activité des classes dirigeantes. C’est une er-reur de croire que les paysans et les ouvriers au nom des-quels gouvernent les Bolchéviks possèdent, sous ce rap-port le moindre avantage sur les autres classes. Ne sontprivilégiés, comme d’ailleurs sous l’ancien régime, queles éléments bien pensants, c’est-à-dire ceux qui, sansmurmurer et même mieux, obéissent aux ordres du gou-vernement ; mais ceux qui protestent, qui osent avoir une

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opinion personnelle, pour ceux-là il n’y a plus mainte-nant de place en Russie, et cela bien moins encore, infi-niment moins encore que sous le régime des tsars. Sousles tsars on s’exprimait dans ce que nous appelions lalangue d’Ésope, mais l’on pouvait tout de même parlersans risquer la liberté et même la vie. Quant à se taire,cela n’était défendu à personne. Maintenant il est défen-du même de se taire. Si l’on veut vivre, il faut exprimersa sympathie pour le gouvernement, il faut le couvrir defleurs. On voit à quel résultat aboutit un tel état de cho-ses : une énorme quantité d’hommes incapables et sansconscience, à qui il est parfaitement indifférent de louern’importe qui et de dire n’importe quoi, est remontée à lasurface de la vie politique. Les Bolchéviks eux mêmes lesavent fort bien et ils ne manquent pas d’être effrayés dece qui s’est passé. Mais ils ne peuvent rien faire et l’on nepeut rien faire. Les hommes consciencieux et capables nepeuvent pas, de par leur nature même, se faire àl’esclavage. La liberté leur est nécessaire comme l’air. LesBolchéviks ne comprennent pas cela. Voici une curieuseanecdote sur mes relations avec les Bolchéviks. Un jour,c’était l’été passé, à Kieff, le portier de notre maison meremit une grande enveloppe grise avec la suscription :« Au camarade Chestoff. » Je comprends que c’est uneconvocation à une réunion. Je décachète. C’est bien cela,on me convoque à une réunion où l’on doit discuter laquestion : La dictature du prolétariat dans l’Art. Je viens aujour et à l’heure indiqués. La séance est ouverte par lejournaliste R..., assez connu dans le sud de la Russie, unhomme de grande taille, maigre, au visage typiqued’intellectuel russe. Il parle facilement ; on voit que c’est

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un habitué de la parole. Dès les premiers mots, sans pro-noncer mon nom, il attire l’attention sur ma présence à laréunion, cherchant évidemment à m’obliger à parler.Mais je ne demande pas la parole ; j’attends. La discus-sion commence. Une opposition se manifeste, d’une fa-çon très modérée bien entendu. Des écrivains, des jour-nalistes prennent successivement la parole. Il y a mêmeun poète connu qui participe à la discussion, laquelleroule toute entière sur le thème de l’art libre. Ensuite, laparole est demandée par le représentant de je ne sais plusquelle organisation militaire. C’est un petit bonhommeboiteux, portant une longue barbe noire. Dès ses premiè-res paroles il est clair que c’est un homme sans aucuneinstruction, infiniment plus à sa place dans une arrière-boutique que dans le domaine de l’art, un de ceux donton dit qu’ils ne savent pas faire de différence entre unestatue et un tableau. Un tel individu aurait peut-être eubesoin de venir à la réunion pour écouter, pour appren-dre quelque chose. Mais avec cette assurance qui est lepropre de l’ignorance et de l’incapacité, le bonhommevient non pas pour apprendre, mais pour enseigner. Etqu’enseigne-t il ? Ceci : « D’une main de fer, dit-il, nousforcerons les écrivains, les poètes, les peintres, etc.. àdonner toute leur capacité technique au service des be-soins du prolétariat. »

Le discours est maladroit, long, ennuyeux, mal lié,mais le thème en reste toujours le même : nous forcerons,nous contraindrons, nous arracherons cette capacité tech-

nique et nous nous en servirons. On lui répondit. J’avouepour ma part comprendre difficilement la psychologie deceux qui lui répondirent et comment, d’une façon géné-

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rale, on peut donner une réponse à des déclarations aussiignares et aussi vulgaires. Il reprit la parole avec le sou-rire railleur et méprisant d’un homme qui connaît sa va-leur. Après lui, c’est le président. Celui-là, comme je l’aidéjà dit, est un orateur expert. Dans un long discours,bien ordonné, il déclare qu’il comprend évidemmentceux qui défendent un passé tout récent, qui avait sabeauté et son intérêt. Mais le passé était passé, enterré àjamais. L’ouragan de la grande Révolution avait balayétout le passé. Et c’était l’orateur précédent, le boiteux àbarbe noire, qui parlait si vivement sur la nécessitéd’arracher d’une main de fer la technicité aux représentantsde l’art, c’était celui-là qui inaugurait l’avenir. « Moi-même, dit le président, j’étais il n’y a pas bien longtempsun admirateur du Ve siècle et de la culture hellénique.Aujourd’hui j’ai compris que j’étais dans l’erreur.L’ouragan de la Révolution a balayé les vieux idéaux. »Et il termina d’une façon fort inattendue pour moi :« J’étais aussi un lecteur et (là une série de termes trèsflatteurs pour moi que j’omets) des œuvres de Chestoff (ilme nomme), mais là encore l’ouragan, etc... etc... »

Je n’étais pas disposé à prendre la parole, mais unefois mon nom prononcé, impossible de me taire. Je ne disque quelques mots : « Il est évident, dis-je, que bien qu’onparle ici de la dictature du prolétariat, ce qu’on cherche àétablir, dans ce domaine comme dans d’autres, n’estqu’une dictature sur le prolétariat. On ne demande mêmepas aux prolétaires ce qu’ils veulent. On leur ordonnesimplement de se servir de je ne sais quelle technicité

qu’on prétend pouvoir arracher aux artistes. Mais s’il estvrai que le prolétariat se soit émancipé, il ne vous obéira

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pas et ne courra pas du tout après la technicité. Il voudra,aussi bien que vous-mêmes, jouir de l’inappréciable tré-sor des grands créateurs dans le domaine de l’art, de lascience, de la philosophie et de la religion. L’ouragandont on a parlé ici a peut-être balayé et enterré sous le sa-ble bien des choses, peut-être même aussi le Ve siècle dela culture hellénique ; mais il y a eu dans l’histoired’autres ouragans qui ont balayé et enterré sous le sablece même Ve siècle et même d’une façon plus complète. Etpuis après, sont venus des hommes qui ont fouillé ce sa-ble et y ont cherché les moindres traces de l’art helléni-que conservées sous les ruines. » Ceci dit, je partis, sa-chant parfaitement bien qu’à l’heure actuelle, en Russie,ceux qui nous avaient convoqués pour discuter sur le su-jet de la dictature du prolétariat dans l’Art n’avaient pasbesoin de telles paroles. Mais, à cette réunion aussi bienqu’à d’autres analogues, de même qu’à la lecture des pu-blications soviétistes, il s’est confirmé pour moi, avec uneincontestable évidence, ce qui m’était d’ailleurs certaindepuis le 7 novembre 1917, c’est-à-dire depuis le momentdu coup d’État bolchéviste : à savoir que le bolchévisme est

un mouvement profondément réactionnaire. Les Bolchéviks,comme nos vieux Krépostniki (partisans du servage), fontle rêve de s’emparer de la technique européenne, mais li-bérée de tout contenu d’idées. Le contenu d’idées, nostchninovniks tsaristes et bolchévistes en ont à revendre.« Nous ne manquons que de technique et cela nous en ac-querrons par la force. Les peintres, les poètes et les sa-vants, après avoir connu les affres de la faim, se mettrontà créer selon notre bon plaisir. Nos idées et leur talent, —voilà le rêve ! »

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Il est difficile de concevoir quelque chose de plus ab-surde. Mais c’est de cette façon que les choses se sontpassées dans la Russie des XVIIIe et XIXe siècles, et c’estde cette façon que les choses se passent maintenant. Desgens sans instruction, incapables et obtus, ont amassé desnuages sur le gouvernement bolchéviste et transformentdéjà en caricature ce qu’ils avaient de meilleur et de plusdigne. Des bouches retentissantes des bas-fonds hurlantsur tous les carrefours des paroles absurdes et vulgaires,et les Bolchéviks idéologues aux yeux bleu clairs’étonnent de ce qui arrive et s’en affligent et se deman-dent comment il se fait que tout ce qu’il y avait en Russiede gens sans vergogne, tout ce qu’il y avait de plus vil etde plus grossier se soit rangé de leur coté et pourquoi ilsont avec eux si peu d’hommes de valeur.

C’est le même étonnement que manifestait Nicolas Ieren voyant jouer le Revisor de Gogol. Mais Nicolas Ier,dit-on, se rendait tout de même compte de ses fautes. Ilaurait dit, le spectacle terminé : « Pour une comédie, c’estune bonne comédie. Tout le monde a pris quelque choseet moi plus que tout le monde. »

On raconte, il est vrai, que Lénine, lui aussi, auraitpubliquement déclaré que les Bolchéviks avaient fait unerévolution de salauds. Mais est-ce exact ? A-t-il vraimentprononcé de telles paroles ? Je n’ai pu le vérifier. En touscas se non è vero è ben trovato : toute l’activité de la bureau-cratie bolchéviste porte l’empreinte de la vulgarité servile.

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VI

Il est certain que, consciemment ou inconsciemment,le gouvernement des paysans et des ouvriers fait tout cequi dépend de lui pour arriver à exercer la dictature sur leprolétariat. Et d’ailleurs, comme la chose est claire pourtout Européen, il ne peut en être autrement. Je ne saisque trop dans quelle pauvreté vivaient les ouvriers, et lespaysans russes ; malheureusement, les Bolchéviks idéo-logues l’ignorent (quant aux crapules qui, en nombreimmense, se sont accrochées aux Bolchéviks, elles le sa-vent, elles). La cause de cette misère, il faut la chercheravant tout dans le régime politique de notre pays. Là oùil n’y a pas de liberté, — il est nécessaire de répéter inces-samment et à tout bout de champ aux Russes cette chosequi semble un lieu commun, — il ne saurait naître riende ce qui est apprécié par les hommes sur la terre. Seulsles Krepostniki invétérés de la vieille Russie et ceux de laRussie prétendument rénovée peuvent ignorer un teltruisme. Je puis l’affirmer avec certitude : la date du 7novembre 1917 doit être considérée comme celle del’effondrement de la Révolution russe. Les Bolchéviksn’ont pas sauvé, mais trahi la population ouvrière etpaysanne. Les phrases les plus retentissantes restent desphrases et la réalité reste la réalité. Ce qu’il fallait avanttout à l’ouvrier russe et au paysan russe, et même àl’intellectuel russe, c’était d’obtenir le titre de citoyen. Ilfallait lui inspirer la conscience qu’il n’était pas un es-

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clave, bafoué par quiconque en a le pouvoir, mais qu’ilavait des droits, des droits sacrés, droits qu’il avait pourdevoir de sauvegarder lui-même et que tous avaient àsauvegarder. C’est ce qu’a proclamé, comme tout lemonde le sait, le Gouvernement Provisoire pendant lespremiers jours de son existence. Mais les droits del’homme et du citoyen, les droits auxquels, pendant dessiècles et des siècles, avait aspiré le malheureux pays, nesont restés inscrits que sur le papier. En réalité, quelquesmois après, on avait commencé à rétablir l’ancien arbi-traire. Les décrets et les nombreuses proclamations bol-chévistes dont on a inondé la Russie ont été compris etinterprétés par le peuple comme un appel à l’usurpationet au pillage : « Prend qui peut et tant qu’il peut. Après, ilsera trop tard ».

Il est difficile de décrire la fièvre de pillage qui a se-coué toute la Russie du front ; des soldats par cent mil-liers retournaient chez eux avec des sacs de butin. Onfuyait aussi rapidement que possible pour ne pas laisserpasser le moment. Les grands mots sur la solidarité, surles problèmes internationaux, dont les Bolchéviks rem-plissaient abondamment leurs publications, n’ont jamaisété entendus par personne. Le peuple s’est convaincuqu’aujourd’hui comme hier, ce qui existe ce n’est pas ledroit, mais la force. Possédera celui qui aura pris, et l’onprenait sans la moindre gêne. Le pillage était suivid’assassinats et de supplices. Peu de gens songeaient autravail. À quoi bon se livrer à un travail pénible, quand ilest si facile de s’enrichir sans peine ? Dans l’atmosphèrede férocité réciproque et de guerre civile s’éteignaient lesdernières étincelles de la foi en la possibilité de réaliser

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« la vérité sur la terre », cette vérité fût-elle imaginaire.Dans les petites villes et dans les campagnes, le pouvoirtombait entre les mains de criminels et de misérables, quimasquaient leurs appétits de loups sous des phrases et quiappelaient le peuple à la destruction des bourgeois.

À Pétrograd et à Moscou, où, à côté de bandits et defilous, il y avait cependant des gens qui croyaient sincè-rement à la toute-puissance du verbe, on se livrait àd’interminables palabres sur le paradis futur. Ce paradisreculait évidemment de plus en plus dans les nimbes del’avenir. Ce qu’il y a à présent, c’est la faim, c’est le froid,ce sont les épidémies, c’est enfin la haine réciproquetoujours croissante. Et déjà plus de classe possédante ounon possédante. L’ouvrier affamé hait également et lebourgeois et son propre camarade, qui a su ou qui a eu lachance de se procurer un morceau de pain de plus ou unpeu de bois pour sa famille qui a faim et froid.

Mais là où la haine s’est manifestée avec une intensitétoute particulière, c’est entre la ville et la campagne. Lacampagne s’est retranchée ; elle a refusé mordicus de don-ner quoi que ce soit à la ville affamée. Le gouvernementdes ouvriers et des paysans a fait des efforts désespéréspour découvrir n’importe quel modus vivendi pour les ou-vriers et les paysans. Pour arracher le pain au paysan onétait obligé d’envoyer dans les campagnes des expédi-tions militaires de représailles qui revenaient souvent nonseulement les mains vides, mais ayant perdu la moitié,sinon les trois quarts de leurs effectifs. Quiconque a suivi,ne fût-ce que la presse bolchéviste, sait qu’en réalité, lesBolchéviks n’ont jamais possédé la Russie. Ce qui leur

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était soumis, c’étaient les grandes villes dont la popula-tion terrifiée par des représailles sanglantes supportait sonsort plus ou moins silencieusement ; mais la campagne,c’est-à-dire les neuf-dixièmes de la Russie, n’a jamais étéau pouvoir des Bolchéviks. Elle vivait de sa vie propre aujour le jour, sans doute, mais sans aucune autorité cen-trale. Jusqu’à quel point l’autorité du gouvernement bol-chéviste s’étendait peu sur la campagne, le meilleur té-moignage s’en trouve dans les articles qu’a publiés dansles journaux de Kieff le commissaire ukrainien du ravi-taillement, Schlechter, très dévoué aux idées communis-tes, bien que, il faut l’avouer aussi, homme fort obtus etfort incapable. Ses articles, très longs et très circonstan-ciés, ont été publiés pendant deux mois presque tous lesjours dans la presse locale ; cet homme n’écrivait pas, ilvociférait. Et il vociférait toujours la même chose : « Lacampagne ne donne pas de pain, elle ne donne pas nonplus de bois ni de grains... Elle ne donne rien ! Ouvriers,si vous ne voulez pas mourir de faim et de froid, armez-vous et allez faire la guerre à la campagne, autrementvous n’obtiendrez rien ! »

Si ce langage eût été tenu par quelqu’un d’autre, onpourrait le soupçonner d’être un agent provocateur. MaisSchlechter est au-dessus d’un tel soupçon. La vérité, c’estque, Cosaque d’origine, malgré son nom allemand, il nesavait pas dissimuler son sentiment et sa pensée intimes.Ce qu’il avait en tête lui sortait de la bouche. Je croisque, si ses camarades étaient sincères, il serait depuislongtemps évident que le gouvernement des ouvriers etdes paysans n’a pas su gagner les sympathies des ouvriersni celles des paysans et que les idées communistes, quel-

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les qu’elles soient par elles-mêmes, ne rencontrent aucunacquiescement dans les larges masses de la population. Lavieille bourgeoisie n’a pas su, il est vrai, se défendre ; elleest à terre. Mais non seulement, je le répète, la bourgeoi-sie n’est pas morte en Russie, elle s’est, au contraire, raf-fermie et accrue, comme jamais. En même temps, lesprocédés bolchévistes de sauvegarder les intérêts chers àl’âme russe ont montré une fois de plus que ceux quiavaient tant redouté que la Russie n’allât vers ce bonheurpetit-bourgeois dont jouissait l’Europe avant la guerre, etqu’il ne fût écrit dans le sort des fils de la Russie decontempler le royaume des cieux sur la terre, les procédésbolchévistes ont montré, dis-je, que ceux-là s’inquiétaientet se tourmentaient vraiment pour rien. D’après les ren-seignements qui nous parviennent aujourd’hui de Russie,on y a établi le travail obligatoire de dix et douze heures,le salaire aux pièces, la surveillance militaire des ou-vriers, etc... C’est tout naturel ! L’ouvrier ne veut pasdonner son travail, ni le paysan son pain. Or on a besoinde beaucoup de pain et de beaucoup de travail. Il ne restedonc qu’une seule issue : il doit y avoir, d’un côté, desclasses privilégiées qui ne travaillent pas et forcent les au-tres par des mesures terribles, impitoyables à travaillerau-dessus de leurs forces, et, de l’autre, des hommes sansprivilèges, sans droits, qui, sans épargner leur santé etmême leur vie, doivent fournir leur travail au profit dutout.

Voilà ce qu’a apporté le bolchévisme qui a tant promisaux ouvriers et aux paysans. Quant à ce qu’il a apporté àla Russie, je n’en parlerai pas : tout le monde le sait.

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Les Bolchéviks idéologues possèdent encore un argu-ment : le dernier. « Oui, disent-ils, nous n’avons rien pudonner aux ouvriers et paysans russes, et nous avons rui-né la Russie. Mais il ne pouvait en être autrement. LaRussie est un pays trop arriéré, les Russes sont trop in-cultes pour adopter nos idées. Mais il ne s’agit ni de laRussie ni des Russes. Notre tâche est plus large : nousdevons faire sauter l’Occident, détruire l’esprit petit-bourgeois de l’Europe et de l’Amérique, et nous entretien-drons l’incendie en Russie jusqu’au moment où le feu au-ra embrasé nos voisins et de là sera répandu sur l’universtout entier. C’est là notre plus haute tâche, c’est là notrerêve suprême. Nous donnerons à l’Europe des idées.L’Europe nous donnera sa technique, son savoir-faire, sondon d’organisation, etc... »

Telle est l’ultima ratio des Bolchéviks. Que vaut-elle ?

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VII

Pendant mon long séjour dans les régions qui se trou-vent au pouvoir des Bolchéviks, j’ai noté un fait trèscurieux. C’étaient les tout jeunes gens et aussi les genspas très intelligents qui devinaient et prévoyaient lemieux les événements. Au contraire, ceux qui étaient unpeu plus âgés ou un peu plus intelligents se trompaienttoujours dans leurs prévisions. Ils croyaient que la Russiene resterait pas longtemps sous la domination des Bol-chéviks, que le peuple se soulèverait, qu’à la premièreapparition d’une armée plus ou moins organisée les ar-mées bolchévistes fondraient comme la neige au soleil.La réalité a démenti les prévisions des hommes intelli-gents et expérimentés. Denikine avait tout de même crééquelque chose comme une armée et avait poussé avecune grande rapidité jusqu’à Orel ; mais plus rapidementencore les Bolchéviks l’ont rejeté jusqu’à la Mer Noire.Ce sont les jeunes gens et les hommes pas très intelligentsqui se sont montrés bons prophètes. Et maintenant, lors-qu’on cherche à entrevoir l’avenir, on se demande : Quicroire, les intelligents ou les non intelligents ? Les hom-mes intelligents partent du point de vue qui leur paraîtl’évidence même, que les hommes et les peuples sontguidés dans leurs actes par leurs intérêts vitaux et sententinstinctivement ce qui leur est utile et ce qui leur est nui-sible. Pour eux, il était clair que le bolchévisme était per-nicieux, qu’il aboutirait à des désastres, à la faim, au

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froid, à la misère, à l’esclavage, etc.. Par conséquent, di-saient-ils, il ne peut pas durer longtemps. Il se maintien-dra des semaines, des mois peut-être, et périra de lui-même. Mais il s’est déjà passé plus de deux ans, il y enaura bientôt trois, et le bolchévisme subsiste. Il subsiste,bien que la faim, le froid et les épidémies fassent rage. Cen’est donc pas le bon sens qui dirige les hommes ? Et no-tre poète, qui s’affligeait de ce que le tsar ne fût pas défi-nitivement chassé de la tête des Russes, se trompaitdonc ?

Mais, dira-t-on, les Russes, eux, peuvent se faire à lamisère, à l’arbitraire et à tout ce qu’on voudra. En Russiece sont les hommes tout jeunes et pas très intelligents quivoient juste. En Europe il en est autrement.

En est-il vraiment autrement ? Je ne me risquerai pas,à mon tour, à prophétiser. Nous vivons maintenant uneépoque où il n’est guère possible de raisonner en n’ayantpour guide que le bon sens. Je ne puis justifier le bolché-visme russe. J’ai déjà dit et je suis prêt à répéter encoreque le bolchévisme a trahi et perdu la Révolution russe,et, sans s’en rendre compte, a fait le jeu de la plus gros-sière et de la plus répugnante des réactions. Mais est-ceque les Bolchéviks sont seuls à avoir abouti à un pareilsuicide ? Regardez de près ce qui s’est passé dans cesdernières années : presque tout le monde a fait justementce qu’il fallait le moins faire. Qui a perdu l’idée monar-chiste ? Les Hohenzollern, les Romanoff et les Habs-bourg ! Le jour de la déclaration de la guerre, le bruits’est répandu à Berlin que Guillaume avait adressé à Ni-colas II la dépêche suivante : « Arrêtez la mobilisation. Si

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une guerre commence entre nous, je perdrai mon trône,mais vous perdrez le vôtre. » Peut-être une telle dépêchen’a-t-elle jamais été envoyée. Mais celui qui avait lancéce bruit s’est montré prophète. Et, au fond, l’ennemi leplus acharné de l’idée monarchiste n’aurait pas inventéun plus sûr moyen de perdre la monarchie en Europe.Les Hohenzollern, les Habsbourg et les Romanoff, si leurraison n’eût pas été obscurcie par je ne sais quel envoû-tement, auraient dû comprendre que les intérêts vitaux deleurs dynasties exigeaient impérieusement des porteursde couronnes impériales non l’hostilité entre eux, mais,au contraire, l’amitié la plus étroite, la plus sincère et laplus dévouée. Nicolas Ier le comprenait admirablement,lui qui envoyait des soldats russes réprimer les révolu-tionnaires hongrois. Alexandre III le comprenait aussi.Sous son règne, à côté de l’Alliance franco-russe, il yavait le Dreikaiser Bund (l’Union des Trois Empereurs).Mais en 1914, les monarques européens se sont tout àcoup jetés les uns sur les autres à la gloire de la démocra-tie de l’Europe occidentale qu’ils exécraient le plus aumonde. Il est évident que je ne sais quelle fatalité pesaitsur eux, et le proverbe russe : on n’échappe pas à son sort,s’est trouvé justifié. Les hommes et les peuples font toutpour précipiter leur perte, — si tel est leur destin.

Maintenant il est clair, je crois, pour tous, et pour lesAllemands et pour les non-Allemands, que si intérêts il yavait, ces intérêts exigeaient tout ce qu’on voulait, sauf laguerre, que la guerre était contraire à tous les intérêts detous les hommes. En effet, si les Allemands avaient dé-pensé les moyens et l’énergie mis au service de la guerreau service des tâches constructives et non destructives, ils

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auraient pu transformer leur Vaterland en un paradis ter-restre. On peut dire la même chose des autres peuples. Laguerre a coûté des sommes fantastiques : plus d’un billionde francs. Et je ne parle même pas de tous ceux qui ontpéri, des villes détruites, etc… Je le répète, si les cerclesdirigeants qui tenaient dans leurs mains le sort de leurspeuples et de leurs pays avaient pu s’entendre et forcer lespeuples pendant cinq ans à travailler avec une telle abné-gation et une telle opiniâtreté pour atteindre des buts po-sitifs, le monde se serait transformé en une Arcadie où iln’y aurait actuellement que des gens heureux et riches.Au lieu de cela, pendant cinq ans les hommes se sont ex-terminés les uns les autres, ils ont dilapidé les économiesréalisées et ramené l’Europe florissante à un état qui rap-pelle parfois les plus mauvais jours du Moyen-âge.Comment tout cela a-t-il pu arriver ? Pourquoi les hom-mes ont-ils du coup perdu la raison ? Je n’ai à cela qu’uneréponse qui me poursuit sans cesse depuis le premier jourde la guerre. Je me trouvais à ce moment-là à Berlin, ren-trant en Russie de Suisse. Je fus forcé de faire un détourpar la Scandinavie jusqu’à Tornéo, puis par la Finlandejusqu’à Pétrograd. En Allemagne, je ne lisais évidem-ment que les journaux allemands, et même jusqu’aumoment de mon arrivée à Pétrograd j’étais en réalitéobligé de me nourrir de journaux allemands, car je neconnais aucune langue Scandinave. Je n’ai eu les jour-naux russes qu’en approchant de Russie. Et quel fut monétonnement quand je vis que les journaux russes répé-taient mot à mot ce qu’écrivaient les Allemands. On nefaisait évidemment que changer les noms. Les Allemandsattaquaient les Russes en leur reprochant leur cruauté,

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leur égoïsme, leur esprit obtus, etc... Les Russes disaientla même chose des Allemands. Cela me frappa profon-dément et je me rappelai tout à coup le récit biblique surla confusion des langues, car c’était vraiment la Tour deBabel. Des hommes qui hier encore travaillaient ensem-ble à une œuvre commune, qui édifiaient la Tour gigan-tesque de la culture européenne qu’ils avaient conçue,cessaient aujourd’hui de se comprendre les uns les autreset ne rêvaient avec acharnement qu’à une seule chose :détruire, faire crouler, transformer en poussière en unmoment tout ce que, pendant des siècles, ils avaient crééavec patience et opiniâtreté. On eût dit que le monde en-tier s’était proposé de réaliser l’idéologie de ces écrivainsrusses qui, ainsi que je l’ai dit plus haut, considéraientcomme leur devoir d’hommes de ne pas admettre la ré-alisation du royaume des cieux sur la terre et de lutteravant tout contre l’idéologie de l’esprit petit-bourgeois del’Europe occidentale.

Les tsars étaient encore solidement assis sur leurs trô-nes, mais en un instant, par un coup de baguette magi-que, ils avaient été chassés des têtes des hommes. Je saisque des explications de cette sorte ne sont plus de mode àl’heure actuelle, que la philosophie biblique de l’histoirene dit pas grand’chose à l’esprit moderne, aussi ne vais-jepas insister beaucoup sur la valeur scientifique del’explication que je propose… Qu’on ne l’accepte, si onveut bien, qu’en symbole. Mais ce symbole ne changerien à l’affaire. Il reste devant nous un fait incontestable,à savoir qu’en 1914 les hommes ont perdu la raison.Peut-être le Seigneur en courroux a-t-il confondu les lan-

gues ; peut être y avait-il des causes naturelles, mais, d’une

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façon ou d’une autre, des hommes, les hommes cultivésdu XXe siècle, ont, sans aucun motif, attiré sur eux-mêmes des calamités inouïes. Les monarques ont tué lamonarchie, les démocrates ont tué la démocratie ; enRussie, les socialistes et les révolutionnaires tuent, et ontdéjà presque tué, et le socialisme et la révolution. Que sepassera-t-il plus tard ? La période d’aveuglement est-elleterminée ? Le Seigneur en courroux a-t-il cesséd’envoûter les hommes ? Ou bien avons-nous encore àvivre longtemps dans la mésintelligence réciproque et àcontinuer l’œuvre effroyable d’autodestruction ?

Lorsque j’étais en Russie je ne cessais de me posercette question et je ne savais pas y répondre. En Russienous ne voyions guère les journaux étrangers ; quant auxjournaux russes, à part des nouvelles et des bruits sensa-tionnels nullement confirmés et nullement fondés, il n’yavait rien. Mais notre impression générale était quel’Europe viendrait tout de même à bout de sa situationdifficile et qu’elle en sortirait peut-être bien à son hon-neur. En d’autres termes, il me semblait qu’en Russie, leSeigneur avait réussi, comme dans les temps lointains dela Bible, à confondre les langues et à amener les hommes àl’état complet de sauvagerie, tandis qu’en Europe leshommes s’étaient arrêtés à temps, qu’ils avaient réfléchiet, déjouant le Seigneur, s’étaient remis à la constructionde la Tour, ou, pour m’exprimer non par symboles, maispar des mois simples et clairs, que tous les rêves des Rus-ses véritablement Russes de faire sauter l’Europe se bri-deraient à ses traditions, à sa fermeté saine et solide, poli-tique, économique et sociale.

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Avais-je raison ?

Après mon bref séjour en Occident, je ne me suis pasorienté suffisamment pour contrôler mon jugement. Maisla question est posée, me semble-t-il, comme il faut la po-ser. Il me paraît certain que le bolchévisme, que les so-cialistes russes considèrent comme leur œuvre propre, estl’œuvre des forces hostiles à toutes les idées de progrès etd’organisation sociale. Le bolchévisme a commencé parla destruction, et est incapable d’aucune autre chose quela destruction. Si Lénine et ceux de ses camarades dont laconscience et le désintéressement sont hors de tout soup-çon étaient assez clairvoyants pour comprendre qu’ilssont devenus eux-mêmes un jouet entre les mains del’histoire, qui réalise avec leurs bras à eux des plans direc-tement contraires, non seulement au socialisme et aucommunisme, mais à toute possibilité pour plusieurs di-zaines d’années d’améliorer d’une façon quelconque lasituation des classes opprimées, ils maudiraient le jour oùle destin railleur leur a remis le pouvoir de gouverner laRussie. Et, bien entendu, ils comprendraient aussi queleur rêve de faire sauter l’Europe, — si jamais ils devaientle réaliser, — signifierait non pas le triomphe, mais laruine du socialisme et conduirait les peuples épuisés desouffrance aux plus grands désastres.

Mais il n’est évidemment pas donné à Lénine de voircela. Le destin sait admirablement dissimuler ses inten-tions à ceux qui n’ont pas à les connaître. Il a trompé lesmonarques, il a trompé les classes dirigeantes del’Europe, il a trompé les socialistes russes qui ne connais-sent rien aux affaires gouvernementales. Est-il dans les

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destinées de l’Occident d’être victime de ses illusions etde subir le sort de la Russie, ou bien le destin s’est-il déjàrassasié des maux humains ?

Seul l’avenir peut répondre à cette question, — etpeut-être un avenir pas trop éloigné.

En Russie, les hommes tout jeunes et pas très intelli-gents prédisent avec assurance que le bolchévisme se ré-pandra à travers le monde entier.

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé

sur Wikisource en octobre 2008 et sur le site de la Bibliothè-que en décembre 2010.

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