Choisir d'écrire dans Un Mage en été d'Olivier Cadiot

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Séminaire CHOISIR D’ÉCRIRE –M2– 2011Faculté LESLA – Nathalie BARBERGER

Choisir d’écriredans Un Mage en été d’Olivier CadiotGwendoline Honig

INTRODUCTION

Il faudrait faire une étude.Se documenter, comprendre, rattraper le temps perdu,

consulter les bons traités techniques, trouver les bonnessources, recouper, faire parler des témoins, bien recopier.

Retour définitif et durable de l’être aimé 1

Comme l’indique la citation en exergue, travailler sur l’œuvred’Olivier Cadiot s’apparente à une course effrénée, dans laquelle se

surajoutent les obstacles, et se multiplient les pistes : c’est foisonnant, et

il n’y a pas une minute à perdre. L’image du lapin de Lewis Carroll

s’imprime nettement, entretenue par ce lapin vert fluo qui fait la

couverture du texte cité. Néanmoins, on constate, à partir de citation, que

le motif de la recherche et de la prolifération – à l’image de cette longue

accumulation – sont centraux dans l’esthétique de l’œuvre de Cadiot.Auteur de nombreux romans à caractère hybride, avec un narrateur et

personnage principal récurrent, Robinson, Cadiot a écrit Un Mage en été,

en 2010, qui a ensuite été adapté et mis en scène par Ludovic Lagarde

pour le Festival d’Avignon de la même année. Dans cette œuvre, il est

question de l’écriture : Comment écrire ? Pourquoi écrire ? Pour pouvoir

étudier le motif de l’écriture dans cette œuvre d’Olivier Cadiot, on pourra

s’interroger : comment Cadiot réussit-il à déployer les différentessituations de l’écrivain,, à partir d’un jeu de représentation

cinématographique du travail de l’écriture, ainsi que les raisons d’être de

celle-ci ? Pour voir cela, on s’intéressera d’abord à une citation de Sartre,

qui permettra de considérer Un mage en été comme un film-voyage de

l’écriture. Ensuite, on étudiera les différentes postures de l’écrivain :

comment se place-t-il face à l’écriture et à la création dans son œuvre ?

1. Olivier Cadiot, Retour définitif et durable de l’être aimé, Paris, P.O.L, 2002, p.15

1





Enfin, on pourra s’interroger sur la relation entre l’écriture, la mort et la

jubilation à travers le recours à la psalmodie.

I- Dans la tête et sur le bureau, le film-voyage de

l’écriture

« Il était temps. J’allais découvrir l’inanité de mes songes. Au cours demes chevauchées fantastiques, c’était la réalité que je voulais atteindre.Quand ma mère me demandait, sans détourner les yeux de sa partition :« poulou, qu’est-ce que tu fais ? » il m’arrivait parfois de rompre mon vœude silence et de lui répondre : « je fais du cinéma. » En effet, j’essayaisd’arracher les images de ma tête et de les réaliser hors de moi, entrede vrais meubles et de vrais murs, éclatantes et visibles autant que celles

qui ruisselaient sur les écrans. Vainement ; je ne pouvais plus ignorer madouble imposture : je feignais d’être un acteur feignant d’être un

héros. »2

Il paraît intéressant d’essayer de partir des Mots de Sartre pour

approcher Un Mage en été d’Olivier Cadiot. La citation en exergue ici, qui

a pour thème la naissance de l’écriture et l’inventivité de l’imagination

qu’elle sollicite, utilise pour cela la métaphore du cinéma, comme on peut

le voir dans le lexique : « cinéma », « images », « réaliser » ou encore

« acteur ». Ainsi le texte, par cette métaphore, désigne l’acte d’écrire, et

la position de l’écrivain dans cet acte, à la fois réalisateur et acteur. Un

Mage en été rejoint les idées présentées ici par Sartre, et cet extrait rentre

particulièrement en résonnance avec la mise en scène du texte de Cadiot

par Ludovic Lagarde, qui crée un système de projection d’images pour

figurer ces « images de [s]a tête » évoquées dans Les Mots, comme on

peut le voir ci-dessous :

2 Sartre, Les Mots, Gallimard, 1964 p.120-121

2





3

Comment Un Mage en été déploie-t-il la métaphore du cinéma pour

l’écriture ? Comment, à partir d’une telle réflexion, peut-on alors

considérer l’œuvre comme une invitation au voyage et à l’aventure qu’est

l’écriture ?

A- La magie du cinéma

L’horizon cinématographique est omniprésent dans toute l’œuvre de

Cadiot, comme en témoigne le florilège qui suit : « Avec le petit délai

son/image c’est sublime, je sample et en avant »4, « Comme pour

encadrer les images, vingt-quatre fois la lumière par seconde »

5

, ouencore « ça tourne, les images s’enchaînent, on plonge en arrière dans les

images »6. La dernière citation pourrait être tirée d’Un Mage en été. En

effet, qu’il s’agisse de la mise en scène ou du texte, Un Mage en été

présente des insertions d’images, de taille variable, tirées de la tête de

Robinson. Il y a donc une certaine forme d’actualisation du propos de

3 < http://www.festival-avignon.com/fr/Archive/Spectacle/2010/4>4. Retour définitif et durable de l’être aimé, p.455. Un Nid pour quoi faire, p.676. Fairy queen, p.30

3

http://www.festival-avignon.com/fr/Archive/Spectacle/2010/4

http://www.festival-avignon.com/fr/Archive/Spectacle/2010/4





Sartre, « Je fais du cinéma » et « j’essayais d’arracher des images de ma

tête », dans le texte de Cadiot : Robinson-Cadiot n’essaie plus d’arracherles images pour les coucher sur le papier, le papier rend compte des

mouvements d’images-caméra dans la tête même du personnage.

D’ailleurs, il est essentiel de signaler que Cadiot, dans Un Mage en été, fait

avancer le récit par une alternance entre la variation d’une image et la

digression à l’intérieur de celle-ci. Ainsi, dans l’incipit, le texte s’ouvre sur

la description d’une photographie : « vu une photo dans le journal, en

couleur »7. L’image de la jeune femme dans l’eau est redéfinie enpermanence : c’est d’abord « une femme » puis, « un homme ? », ensuite

« c’et juste quelqu’un »8 puis « elle est enfin quelqu’un, unisexe » ou

encore « un chasseur se déshabille dans l’eau froide », « un conquistador

fait sa pause déjeuner », « Saint sébastien, tranquille, avant les flèches »

et enfin « X in the river »9. En deux pages, le récit à produit une dizaine

d’images différentes, toutes issues pourtant de la description d’une seule

photographie figée, celle de Nan Goldin, Sharon in the riever, Eagles Mere,

Pa.

Au-delà de ce simple jeu de digression et de variation qui met

l’image au centre de la narration, il est nécessaire de voir comment Un

Mage en été procède de la réalisation et du montage cinématographique,

comme le propose la citation de Sartre. Pour cela, il faut rappeler

l’inscription d’Olivier Cadiot dans la Revue de Littérature Générale10, revue

qui a constitué une forme de laboratoire de réflexion sur l’écriture, et dans

laquelle on retrouve un certain nombre d’idées formelles essentielles pour

la lecture de son œuvre. Les notions de cut-up et de sampling sont donc

abordées et expérimentées dans la Revue de Littérature Générale, et Un

Mage en été témoigne de cette esthétique du découpage-collage, de cette

7 Un mage en été, P.O.L, Paris, 20108. Un Mage en été , op. cit., p.99. Ibid., p.1010 Revue de Littérature Générale, N°1, « La mécanique lyrique », P.O.L, 1995

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volonté de faire un montage hétéroclite. On peut le voir dans l’extrait

suivant :

Je colle ça avec ça, en arrière, mon cœur mis à nu, et ffffft fait la bandedouce, la bande magnétique dans sa boîte en métal, on compare, on

incruste, on superpose. 11

Tous les verbes de ce passage désigne implicitement la méthode du

montage cinématographique : « on incruste », « on superpose ». Le texte

est considéré comme une « bande douce, la bande magnétique », la

métaphore de la réalisation cinématographique proposée par Sartre prenddonc pleinement sens ici. Mais la citation proposait également une figure

ambivalente de l’écrivain, « une double imposture : je feignais d’être

acteur feignant d’être un héros ». Ce qui est désigné ici par une

modalisation déceptive est l’échec du jeune écrivain : par sa lucidité,

Sartre aperçoit l’artificialité de son entreprise. Or, il semblerait qu’ici,

Cadiot n’emprunte pas la direction proposée par Sartre. En effet, Cadiot

travaille sans cesse dans son texte à rendre visible le mécanismecinématographique, le narrateur s’énonce comme incarnant un rôle de

tout-puissant, celui de Mage :

Mage, quand même, c’est pas si mal, j’ai le don du transport.

Chez moi pourrait être partout.

J’ai la forme que je veux. […]

Je sais faire tous les personnages.12

Cette citation déploie entièrement l’omnipotence du narrateur, avec lerecours à l’adverbe de lieu « partout » et à l’adjectif « tous ». En partantde cette posture apriori originale et fantaisiste, le texte devientvraisemblable, et permet notamment le voyage dans le temps ou larapidité du changement de lieu. D’ailleurs le texte signale lui-mêmeimplicitement la praticité textuelle de cette posture :

J’ai le corps de mes idées.

11 Un Mage en été, pp.23-2412. Ibid., p.49

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Je les mime, je les anime, je les envisage, je les joue, je les désincarne, jeles interprète, je les figure, je les illustre. 13

D’une certaine manière, dans cette citation, Cadiot justifie la compositiontextuelle cinématographique à partir de cette posture de mage. Comment,à partir de cette posture de mage et de cette esthétiquecinématographique, Cadiot nous fait-il vivre l’écriture comme un voyageou une aventure à toute vitesse ?

A- Invitation au voyage de l’écriture, à toute vitesse

« Je suis dans une phrase qui bouge » affirme le narrateur 14. Or, il y

a bien quelque chose comme une invitation à rejoindre ce mouvement ou

cette aventure qu’est l’écriture. Cette invitation est d’ailleurs indéniable

lorsque l’on lit la quatrième de couverture d’Un Mage en été : « Allez vas-y

plonge, crie la jeune femme en maillot de bain rayé. Plonge, elle est

merveilleuse. » Il paraît évident que l’indétermination du pronom elle, ici,

crée une polysémie du verbe « plonger ». Même s’il est évident qu’il s’agitde plonger dans l’eau, puisque la jeune femme est « en maillot de bain »,

le fait de choisir cette unique extrait et de le mettre en exergue déploie

une métaphore qui assimile alors ce « elle » à l’écriture, ou du moins, qui

pousse le lecteur à « plonge[r] » dans l’histoire.

D’autre part, nous avons vu précédemment que la progression dans

le récit était en fait le cinéma intérieur du narrateur, qui passait d’une

image à l’autre notamment par le biais de la technique du montage. Or, on

constate que pour cela, la narration est ponctuée par l’usage de verbes de

mouvement, qui entretiennent à la fois la fluidité de la « bande », ainsi

que cette idée d’invitation au voyage. Procédons à un bref relevé pour

être sensible à cette remarque : « je me lance »15, « allons-y »16,

13 Ibid., p.5614. Un Mage en été, p.12115. Ibid., p.1716. Ibid., p.19, p.127

6





« Plonge ! »17, « on avance dans tous les sens […] et ça défile. »18. Il s’agit

bien de l’aventure de l’écriture, et même plus : « Disons que je plane unpeu. À force de me projeter, je me diffracte » affirme Robinson19. Le

voyage, l’aventure du récit réside dans cette projection du narrateur, et

celle-ci se fait souvent à toute vitesse, comme le propose Michel Gauthier

dans Olivier Cadiot, le facteur vitesse, à propos d’une autre œuvre de

notre auteur, Retour définitif et durable de l’être aimé.

Ainsi, le recours au blanc typographique, mais également l’usage répété

de phrases simples et courtes, comme on peut le voir particulièrement

dans l’extrait suivant, presse le texte, inflige une rythmique par saccade :

Envoyez vêtements.

Urgent.

Ratures.

Plus d’argent.Vite.

Ratures.Oh chère sœur.

Ratures.

Cet exemple cristallise à l’extrême la prose particulière de Cadiot, qui crée

ici au sein même de la narration, un petit poème à partir d’un jeu de

répétition et de disposition graphique. L’idée de vitesse s’illustre à la fois

dans le lexique, par des termes tels qu’« urgent » ou « vite », mais

également par le passage de la lecture traditionnelle horizontale à une

lecture presque verticale, du fait de la brièveté des termes. D’ailleurs,

Cadiot thématise cette idée de lecture verticale : « je rentre à l’intérieur

du texte, je lis en verticale. »20

Ainsi, à partir d’une citation tirée des Mots de Sartre, dont on sait

qu’il affectionnait particulièrement le cinéma21, nous avons pu voir

17 Ibid., p.27, 3718. Ibid., p.8119 . Ibid., p.1320. Un Mage en été, p.10821. Voir, à ce sujet, l’article de Pascale Fautrier, « Le cinéma de Sartre », in

7





comment Cadiot, dans Un Mage en été, institue le narrateur-acteur-

écrivain dans la posture du mage, et que cette posture permet aussi bienau narrateur qu’au lecteur de vivre l’aventure en direct et à toute vitesse

d’une écriture comme au cinéma, passant d’une image à l’autre. Cette

métaphore du mage et du cinéma permet finalement de placer le

spectateur à la fois dans la tête de l’écrivain lorsque celui-ci rédige, mais

également sur le bureau, avec une grande importance de la page et de sa

disposition. Si de cette manière Cadiot semble faire un éloge de l’écriture,

on peut néanmoins s’interroger sur le choix de rendre si évident la« posture », artificielle, de l’écrivain. D’ailleurs, comment Cadiot se

positionne-t-il dans son texte face à son écriture ?

II- Situation(s) de l’écrivain

Je m’écoute. 22

Cette citation signale la position centrale du narrateur en temps que sujet

même du récit : il s’agit bien pour le lecteur de lire ce que le narrateur ditet écoute lui-même, ses paroles, ses idées, qui constitue le texte. Ce qui

est donc thématisé est l’écrivain, et surtout, ce qu’il veut dire. Quelles

sont les situations de l’écrivain face à l’écriture déployées dans l’œuvre ?

A) Image de l’échec et la machine écrire

La suite de l’extrait précédent révèle d’emblée la notion d’échec :

On est des ours, je dis pour détendre l’atmosphère. Je suis assis à la table auxpieds de biche, je tourne autour en dictant.

C’est la routine.Bon, ça ne marche pas.[…]C’est d’un triste.Et puis je n’ai aucune inspiration. Je ne suis pas assez détendu.[…]On arrête.C’est trop compliqué cette histoire de mage.La littérature aussi.

< http://www.fabula.org/lht/2/Fautrier.html>22. Ibid., p.111

8

http://www.fabula.org/lht/2/Fautrier.html

http://www.fabula.org/lht/2/Fautrier.html





Pitié.23

Cet extrait dresse l’image de l’écrivain au travail. L’usage de la négation,

comme « ça ne marche pas » ou encore « je n’ai aucune inspiration » ainsi

que la phrase « on arrête » met en évidence la faillite de ce travail

d’écriture. Il y a en effet une modalisation négative associée au travail

d’écriture, et à la situation d’écrivain. À l’échec s’ajoute le « devoir-

écrire » que Cadiot signale à travers la métaphore de la machine :

je change ma chair en câbles, en bieilles, en puces, je m’électronise.

Machine à nerfs.[…]

C’est la panne.24

Face à cette représentation du narrateur en train d’écrire, le recours à

l’image de la machine semble illustrer l’emprisonnement du « devoir-

écrire ». Or, portons notre attention sur le passage suivant :

Quel engin merveilleux.

On pensait autrefois que les machines étaient des corps diaboliques. […]

Un peu plus d’amour pour les machines.25

L’opposition entre « autrefois » et le « aujourd’hui » implicite, ainsi que

l’adjectif mélioratif « merveilleux » nous indique ici que l’image de la

machine, bien qu’elle soit utilisée pour indiquer la « panne » de l’écrivain,

n’est pas ce qui le plonge dans la difficulté et dans une position subie du

« devoir-écrire ». Le narrateur passe la majorité de son temps dans

l’œuvre à entreprendre des recherches, amorcées par des digressions surle titre de la photographie de Nan Goldin qui ouvre l’œuvre. Qu’y-a-t-il à

déceler à propos du « devoir-écrire » dans ces recherches ?

B) Tu seras mage, mon fils.

Si l’on s’intéresse de près aux recherches qu’entreprend le narrateur,

on prend conscience que même si le motif de la recherche et de la

23. Ibid.24. Ibid., pp.112-113.25. Ibid., p.114

9





digression est omniprésent dans Un Mage en été, il est principalement

associé à une quête particulière, explicitée dans l’extrait suivant :

Un mage ?

Pourquoi j’ai dit ça ?

Je ne suis pas mage du tout.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Pourquoi je serais mage ?

Je suis sous influence.

Ça doit bien venir de quelque part.

Cherchons.

Je dois bien avoir une biographie quelque part.

Recherches sur mon nom. 26

La recherche principale dans le texte a donc pour origine une double

interrogation, « pourquoi j’ai dit ça ? » et « pourquoi je serais mage »,

signalant ainsi la crainte du narrateur d’être déterminé généalogiquement,

comme il l’affirme dans « je suis sous influence » et « ça doit bien venir dequelque part ». Avant de s’intéresser davantage au résultat des

recherches généalogiques menées par Robinson, il est nécessaire de

rappeler en quoi consiste précisément le fait d’être mage pour le

personnage. On avait pu voir précédemment que la figure du mage est

omnipotente. Cette toute-puissance du narrateur réside notamment dans

une perpétuelle réincarnation : Robinson peut être tout le monde, il se

transporte de l’antiquité à la révolution, il « [est] le lièvre »

27

, il « fai[t]Kaspar Hauser »28. Mais cette situation du narrateur-écrivain est

douloureuse :

Cette série de réincarnations, c’est très fatigant, faut que ças’arrête, pitié, faut tout tenir à bout de bras. Je suisresponsable, je suis un temple ambulant à leur mémoire, c’estépuisant.

Un mage ça ne peut pas s’arrêter d’être mage.

26. Ibid., p.8027. Ibid., p.4128. Ibid., p.49

10





C’est épouvantable.29

Cette « série de réincarnations » est la situation qui contraint le narrateur,il ne s’agit plus tellement d’un « devoir écrire » mais plutôt d’un « devoir

être mage » et ainsi de subir les réincarnations successives de ses

nombreux ancêtres. En effet, une fois que Robinson a trouvé la figure d’un

mage dans son arbre généalogique, Éliphas Lévi, se présente alors l’enjeu

de la réincarnation avec le second mage, Aleistair Crowley, « le

descendant d’Éliphas, pas le descendant, attention, sa réincarnation, il

naît le jour de sa mort. ». Le narrateur manifeste d’ailleurs son refus de laréincarnation généalogique forcée : « Je ne veux me réincarner en

personne et réincarner personne. On est libre quand même. »30.

L’affirmation de la liberté, ici, signale bien le refus de ce déterminisme.

L’écrivain, figuré par le narrateur, a donc été confronté à deux

situations : celle de l’échec de l’écriture, ainsi que celle du déterminisme

généalogique et de son refus. Mais il y a encore une autre situation de

l’écrivain, celle qu’il adopte alors qu’il répète l’injonction de Nietzsche :

« Deviens ce que tu es »31. L’exigence de cet maxime, ainsi que son

aspect apparamment paradoxal, mettent au centre la question de la

volonté et de la liberté. On peut donc s’interroger : la situation

revendiquée et non plus subie par le narrateur est-elle celle de la liberté ?

C) « oublions de qui je viens, je suis en vacances » 32

Malgré les deux situations précédentes, qui dressaient le tableau

d’un narrateur-écrivain malmené, en échec, forcé par sa généalogie,

Robinson adopte néanmoins une posture, celle de la détermination à être

libre. On le voit d’ailleurs dans la répétition du verbe vouloir, qui sillonne

l’œuvre : « je veux devenir cavalier, chevalier, écuyer, entrer dans la

29. Ibid., p.9630. Ibid., p.9431. La première occurrence a lieu p.56, la citation présente est p.59, et ontrouve

également la référence à cette citation p.115 : « Deviens ce que tu es, jecomprends maintenant ce que ça voulait dire »32. Ibid., p.98

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cavalerie. Lancier, Cuirassier, Cosaque, Uhlan, Dragon. Je n’ai que ça à

dire. »33 ou encore « je fais ce que je veux. Je suis libre. […] Je déclencheles images que je veux. »34. De même, l’affirmation de la liberté, que l’on

vient de voir dans cette dernière citation, parsème également l’ouvrage :

« on est libre quand même »35, « je suis libre »36. De fait, le narrateur a

donc choisi une situation, celle du refus de l’échec et du déterminisme

pour affirmer sa volonté et sa liberté dans l’écriture. Cette situation

comporte une tonalité singulière, bien loin de la souffrance et de

l’obligation, celle de la détente.

Comme on peut le voir dans la citation mise en exergue, « oublions

de qui je viens, je suis en vacances »37, l’image de la détente et des

vacances est sollicitée à travers toute l’œuvre, et donne ainsi une image

de l’écriture – et, implicitement, de la lecture – associée au plaisir. Voici un

petit florilège qui permet de constater ces manifestations de l’isotopie de

la détente, notamment à travers l’image des vacances : « elle a l’air

bien »38, « Vacances. »39, « détendons-nous »40. Cette isotopie de la

détente est également entretenue par l’organisation rythmique et

séquentielle de l’œuvre, qui est découpée en trois parties, chacune de ces

coupes marquant le moment du coucher, comme on peut le constater

dans les extraits suivants :

1) Deviens ce que tu es.Et au lit.41

2A) Hmm, mon oreiller est assez petit […] J’ajoute que la qualité du matelas yest pour quelque chose, de plumes et très profond.Petit pois introuvable.

33. Ibid., p.5034. Ibid., p.11235. Ibid., p.9436. Ibid., p.9537.Ibid., p.9838. Ibid., p.9-1039. Ibid., notamment p. 17, 18, 3140. Ibid., p.43, ainsi que « prenons un moment de détente » p.53, « je medétends » p.118, ou encore « c’est reposant » p.5141. Ibid., p.56

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ça marche : déposition des rêves, noir, effondrement de la chair, unmoment de calme, un moment de rien.42

Ces deux extraits, qui précédent le passage à la nouvelle section, notent

l’importance du temps du sommeil, tout comme celle du lieu de celui-ci, le

lit, on peut le voir en effet dans l’attention du second extrait au

« matelas », ainsi qu’à « l’oreiller ».

Ainsi, après avoir fait le tour des « situations » de l’écrivain,

représenté par son personnage et narrateur Robinson, on a pu constater

que ce sont la volonté et la liberté, associées à l’image de la détente, qui

constituent la posture principale adoptée dans l’œuvre. Une interrogation

subsiste néanmoins, dans cette réflexion sur l’écriture : quels sont les

motifs, les raisons d’être de l’écriture, implicites ou évidentes, dans Un

Mage en été ?

III- Pourquoi écrire ? Spectres et jubilation

On a pu voir auparavant que la représentation de l’écrivain en travailc’était soldée par un échec. Pourtant, dans le texte, quelqu’un d’autreque l’écrivain réussit à faire son premier poème : il s’agit de la mèremourante. Ainsi, dans ce passage, la mort est mêlée à la créationpoétique.

A) Face à la mort, la « psalmodie »

Intéressons-nous justement de près à cet extrait :

Qui voudra bien jouer la suffisamment ressemblante mère.[…]On va dire qu’elle est à l’article de la mort.Elle revient en arrière.[…]Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de mes souvenirs ? me demande cette

mère, c’est si loin. Elle a déjà les yeux fermés. Je m’en occupe, je lui dis, aucun problème.Allons-y. 43

42. Ibid., p.12243. Ibid., p.132

13





On peut noter dans le texte la volonté de dédramatiser la mort proche de

la mère, notamment par le recours à une narration mise en scène : « quivoudra bien jouer » ou encore « on va dire que ». Cette simplicité du texteefface le tragique et met en avant la dernière occupation de la mèremourante, qui compose, à partir de ses souvenirs et de ses dernierssoupirs, son « premier et unique poème ». Robinson, tandis que celle-cicompose, réfléchit à cela : « J’y pense. La solution c’est ça. La solutionpour tous. Une psalmodie sans regret, ça existe ? [...] Parler en langue.Chanter en parole. ça arrive. Souvent c’est à l’article de la mort. Mais onpeut essayer tous les jours. »44. Ainsi, avec la réussite du poème de sa mer

mourante, « oh le blé qui ressemblait à la mer »45

, Robinson va embrasserle même procédé qu’elle, la « psalmodie ». Qu’est-ce qu’au juste, pourl’écrivain, une psalmodie ? Il le définit lui-même :

On va remonter le cerveau à l’envers, dès qu’une idée sort, comme uneliane, on va la repiquer. on fait un écheveau. Une bobine de filabandonnée, un électroaimant. On refoule, on accumule, on tresse, on senoue.Comme ça.Ressort la parole qu’on veut.[…]ça se mélange.

c’est merveilleux.[…]ça parle.46

Cet extrait met en évidence la volonté de mémoire et de souvenir, au sein

de l’écriture, et comme raison d’être de celle-ci. Á partir de ces souvenirs

multiples peut se faire la poésie. Le narrateur évoque d’ailleurs cette idée

de création à partir du souvenir et du quotidien en faisant référence au

Merzbau créé par Kurt Schwitters. Cette œuvre est une construction à

l’intérieur de la maison de l’artiste entre 1923 et 1933, sous la formed’une colonne composée d’éléments hétéroclites « où l’on peut voir une

mèche de cheveux, un dentier, jusqu’à un flacon d’urine »47. L’idée de

volume est à son comble, car l’artiste « découpe le plafond de la maison

44. Ibid., pp.135-13645. Ibid., p.13846. Ibid., pp.140-14147. Centre National de Ressources Pédagogiques,<http://www2.cndp.fr/magarts/heterogeneite/lyc_schwitters.htm>, consulté le 29Mai 2011

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http://www2.cndp.fr/magarts/heterogeneite/lyc_schwitters.htm

http://www2.cndp.fr/magarts/heterogeneite/lyc_schwitters.htm





familiale, traverse trois étages et occupe au final quatre pièces. »48.

Comment cette référence intervient-elle dans notre œuvre ? On peut lavoir dans deux passages de l’œuvre : « regardez ça du dessus, en

imaginant une pointe de pyramide qui s’avance vers vous. ça finit par

dessiner quelque chose. Un objet en volume qui s’élève vers l’infini. »49

ainsi que :

Une cathédrale dans une poubelle. Vous vous souvenez du typequi, dans un immeuble

aujourd’hui bombardé, accumule un collage quasi vivant quigrimpe inexorablement,il perce le plafond, loue l’appartement du dessus pour continuer à

faire grimper lasculpture.50

Cette idée du volume, associée à la mémoire, est d’ailleurs présenteégalement dans un autre passage de l’œuvre : « Comment rétablir unespace en profondeur entre ces lignes ? Une recherche en 3D ? »51

Ainsi, l’écriture procède à partir de ces « petits témoins [qui] clignotentdans la mémoire », de ces « voix [qui], sans un seul son, vibrent en moi jene sais pas où »52. Le narrateur évoque même cette « bibliothèque desouvenirs »53 dans laquelle il vit. Mais n’y-a-t-il pas un risque, celui de se« faire enterrer vivant »54, si l’enjeu de l’écriture réside uniquement dansle travail de la mémoire des personnes disparues ?

B) « Je suis en vie »

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne s’agit pas, dans cette

psalmodie qui sollicite le passé, d’oublier de vivre :Voilà, mes proches, ceux qui me parlent dans l’oreille, petit génie perchésur mon épaule, me disaient brusquement : tu fais du café, c’estmaintenant, tu es en vie.55

48. Ibid. 49. Un Mage en été, op. cit., p.2850. Ibid., p.7951. Ibid., p.7452. Ibid., p.14453. Ibid., p.7854. Ibid., p.7955. Ibid., p.144

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On le voit dans cet extrait, le souvenir de l’absent entraîne une forme de

jubilation du présent et la vie. On constate cette allégresse dans l’extraitsuivant :

on est aujourd’hui et c’est agréable.

Fêtons ça.

Je me diffracte.

Je suis en vie, yes.56

Cette jubilation parcourt Un Mage en été, le texte étant ainsi ponctué par« je suis heureux »57, ainsi que par la forme verbale « Respire »58. Cette

jubilation explique d’ailleurs la seconde partie du titre, « en été ». En effet,l’été survient dans le texte avec une modalité jubilatoire, que l’on peutnoter dans l’exemple suivant, « c’est l’été, j’aime l’été »59, qui placerésolument l’ensemble du texte sous le signe de la joie de vivre.

CONCLUSION

A travers le recours de différents extraits d’Un Mage en été, ona pu voir à quel point l’écriture était représentée et questionnée. D’abord

assimilée à un film ou un voyage, l’aventure de l’écriture met surtout enscène l’écrivain Cadiot dans le rôle de Robinson, confronté à la difficultéd’écrire ou refusant le déterminisme de sa généalogie, qui le place commedescendant d’un mage, mais qui choisit d’être un mage en liberté, dont lavolonté omnipotente lui permet d’être dans son texte en « vacances ».Pourtant, la raison d’être de l’écriture effleure le tragique : le motif de lamort et de la disparition est profondément associé avec l’acte créateur.Néanmoins, le travail de mémoire fait par la poétique cadiocienne, à traversles motifs du relief et de la recherche, relève d’avantage de la jubilation que

de la mélancolie. Pour voir cela, on peut citer Cadiot lui-même, dans l’un deses entretiens avec Xavier Person, où affirme que la littérature a«confusément à voir avec la joie, avec le jeu »60.

56. Ibid., p.12157. Ibid., p.9858. Ibid., p.6359. Ibid., p.9960. Xavier Person, « Un terrain de football », Le Matricule des Anges N°41, p.20

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Choisir d'écrire dans Un Mage en été d'Olivier Cadiot