17
Presses Universitaires du Mirail Du documentaire àla fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine par Francisco Vargas Author(s): Julie AMIOT-GUILLOUET Source: Caravelle (1988-), No. 92, Cinémas du réel en Amérique latine (XXIe siècle) (Juin 2009), pp. 129-144 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40854493 . Accessed: 15/06/2014 09:04 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

Presses Universitaires du Mirail

Du documentaire àla fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalitésd'approche de la réalité mexicaine par Francisco VargasAuthor(s): Julie AMIOT-GUILLOUETSource: Caravelle (1988-), No. 92, Cinémas du réel en Amérique latine (XXIe siècle) (Juin 2009),pp. 129-144Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40854493 .

Accessed: 15/06/2014 09:04

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

.

Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access toCaravelle (1988-).

http://www.jstor.org

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 2: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

CM.H.L.B. Caravelle n° 92, p. 129-144, Toulouse, 2009

Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violin (2005)}

deux modalités d'approche de la réalité mexicaine par Francisco Vargas

PAR

Julie AMIOT-GUILLOUET Université de Varis IV-Sorbonne

Pour Ann liese, Fabrice, Monica, Pascal, Ht tous ceux qui se sont mis en mouvement pour l'Université le 2 février 2009

II suffit de parcourir la revue Cinémas d'Amérique l^atiné^^ pour se persuader du fait que le cinéma latino-américain jouit, depuis les années 1990, d'une vigueur remarquable, tant en ce qui concerne la fiction que le documentaire. Une des caractéristiques de ce mouvement de renouveau réside dans le fait qu'il semble s'étendre à l'ensemble des pays latino- américains, et pas seulement à ceux qui ont traditionnellement possédé une authentique industrie cinématographique (l'Argentine, le Mexique, le Brésil, et Cuba). Que ce soit à travers l'analyse de cinémas nationaux, ou à travers la présentation du travail de cinéastes particuliers, cette dynamique semble s'imposer partout.

Dans un tel contexte, le cas du cinéma mexicain apparaît quelque peu en marge, ou semble du moins soulever certains problèmes spécifiques, susceptibles de remettre en cause l'apparente bonne santé actuelle du cinéma continental. Et ce qui vaut pour la fiction est sans doute plus vrai

1 Revue publiée annuellement à Toulouse par l'Association Rencontres Cinémas d'Amérique Latine de Toulouse (ARCALT), depuis 1990.

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 3: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

130 CM.H.L.B. Caravelle

encore pour le documentaire, qui ne bénéficie pas, loin s'en faut, des mêmes conditions de distribution et de diffusion. Ainsi, la question de l'existence du cinéma documentaire apparaît indissociable de sa capacité non pas à être produit mais, d'une manière plus large, à être montré. L'expérience de Francisco Vargas semble offrir une solution susceptible de remédier à cette difficulté qui tend à priver le cinéma documentaire de toute visibilité.

Dans cet article, je me propose de faire un état des lieux du cinéma documentaire mexicain le plus récent (depuis la première moitié des années 2000). Cela permettra de souligner le fait que, dans un contexte difficile, tant sur le plan de la production, que sur celui de la diffusion des films, le cinéma documentaire mexicain semble tirer un peu mieux son épingle du jeu que le cinéma de fiction. Or, lorsque l'on se penche sur le premier, c'est toujours - de façon plus ou moins explicite, plus ou moins avouée- en référence au second, que l'on se situe dans une perspective esthétique, ou commerciale. Il s'agit là d'un débat qui traverse l'histoire et la théorie du cinéma. Dans cette perspective, l'édition dans un même DVD de deux films de Francisco Vargas, le documentaire Tierra Caliente et la fiction El violin permettra de souligner comment le choix de présenter ces deux films sous la forme d'un diptyque permet d'envisager la façon dont la création chez Vargas circule entre le documentaire et la fiction, tant sur le plan de la forme et du contenu, que sur celui de la commercialisation des films.

1. Etat des lieux du cinéma documentaire mexicain récent

En 2004, Cinémas d'Amérique Latine publie un numéro comportant un dossier2 consacré au cinéma mexicain, et intitulé « Mexique : l'ALENA et le déclin du cinéma ». Le ton est donné : loin de constituer une célébration mexicaine du renouveau du cinéma que l'on observe à l'échelle de l'Amérique latine, les différents articles qui composent ce dossier cherchent au contraire à montrer comment le cinéma mexicain traverse une véritable crise, qui trouve (au moins en partie) ses origines dans l'Accord de libre-Échange Nord-Américain (ALENA, acronyme français équivalant au Tratado de libre Comercio de América del Norte, ou TLCAN espagnol) qui lie depuis le 1er janvier 1994 les trois pays de l'Amérique du Nord (Canada, États-Unis et Mexique) dans une zone de libre-échange. La cohérence du dossier se constitue donc autour d'un double axe fédérateur : l'idée d'un cinéma mexicain en plein marasme, du fait de conditions économiques iniques qui le livrent à la concurrence

2 Cinémas d'Amérique Latine, Toulouse, P.U.M./ARCALT, 2004, n° 12, p. 92-140.

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 4: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

Mexique : du documentaire à la fiction 131

déloyale de deux pays beaucoup plus puissants sur le terrain industriel et économique - en réalité, ce sont surtout les Etats-Unis qui sont visés du fait de leur proximité géographique avec le Mexique, mais aussi de la puissance de leur industrie cinématographique, qui n'a cessé, depuis la Première Guerre Mondiale, de faire de l'ombre au cinéma mexicain. Le premier article de ce dossier, dressant un bilan de 10 années de TLC pour introduire les autres textes qui en étudient les conséquences dans le domaine cinématographique, porte le titre sans équivoque : «A 10 años del TLC, la década perdida del cine mexicano ». Il dresse dès ses premières lignes le constat suivant :

Una década después, se podría afirmar que por los efectos del TLC en la industria cinematográfica nacional gran parte de los artistas y directores dedicados a la creación cinematográfica de nuestro país han pasado a engrosar las filas del desempleo y la pobreza. Con el tratado se destruyó, en unos cuantos años, lo que tardó más de seis décadas en construirse: un cine fuerte con identidad propia^.

L'impression qui se dégage, à la lecture de ces lignes, est que P« identité » du cinéma mexicain, qui est parvenue à se constituer en affrontant de grandes difficultés, se trouve balayée par l'injustice d'une compétition commerciale biaisée. Autrement dit, ce texte - et le dossier dans son ensemble - laisse à penser qu'au milieu des années 2000, le cinéma mexicain renoue avec ses vieux démons, en particulier la difficulté à résister à un cinéma hollywoodien considéré comme un authentique envahisseur, et pas seulement au sens figuré, dans la mesure où il occupe (presque) tout le terrain de la diffusion, empêchant par là même tout effort de développement du cinéma mexicain, et orientant sur la voie du cinéma le plus conventionnel et commercial le peu de cinéma parvenant tout de même à exister4.

Sur le plan de la fiction pourtant, l'année 2004 est postérieure à la sortie couronnée d'un immense succès public et critique des premiers films d'Alejandro González Iñárritu ou Alfonso Cuarón. Mais, pour le critique Carlos Bonfil qui signe un article portant le titre impitoyable « Cine mexicano: el asedio de la ignorancia », ces succès sont avant tout le fait du public étranger, dont les goût semblent fort éloignés de ceux des spectateurs mexicains :

3 Victor Ugalde, « A 10 años del TLC, la década perdida del cine mexicano », Ibid., p. 92. 4 II semble que l'on voie se rejouer la situation qui a, selon l'historien du cinéma mexicain Emilio García Riera, précipité l'industrie cinématographique mexicaine dans la crise autour des années 1950, c'est-à-dire après son «âge d'or»: la mise en place d'un monopole sur le plan de la diffusion, contrôlé par des intérêts nord-américains. Voir « El monopolio y la ley», dans Breve historia del áne mexicano. Primer siglo, 1 897-1 997, Mexico, Mapa, 1998, p. 150-153.

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 5: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

132 CM.H.L.B. Caravelle

Resulta paradójico y sumamente irónico ver a qué punto se maneja, a nivel local e internacional, la noción falaz de un renacimiento del cine mexicano, justo en el momento de una de sus peores crisis [...]. Los éxitos de mayor impacto en el extranjero son las mencionadas Y tu mamá también y Amores perros^ y este puñado de cintas, de calidad desigual e impacto desmedido, ofrece la ilusión, y para muchos la certeza, de asistir a un verdadero boom del cine nacional. La realidad, sin embargo, es muy distinta. Lo que predomina es el gusto popular por el reciclaje rutinario de comedias domésticas [...]^.

Triste constat que celui d'un cinéma mexicain aveuglé - ou plutôt assourdi - par les sirènes du succès international de quelques films, qui suffisent à faire oublier la médiocrité réelle d'un cinéma national marqué par la routine commerciale. Dans le panorama peu amène que dressent les articles du dossier consacré au cinéma mexicain, une exception attire l'attention : celle de l'article que Jorge Carrasco consacre au court- métrage et au cinéma documentaire, dont le ton tranche avec le reste des analyses. En effet, on peut y lire, en guise d'introduction : « El año que está por concluir resultó particularmente difícil para el cine nacional [...]. Curiosamente quienes salieron a la defensa de nuestra alicaída cinematografía fueron los documentales y los cortos, géneros normalmente menospreciados^. » L'auteur fait ici une référence quelque peu abusive à des « genres » - ce que ni le court métrage, ni le cinéma documentaire ne sont en réalité - dont il estime qu'ils sont habituellement « méprisés » : cette appréciation semble inexacte, ou en tout cas pas assez précise quant à son réfèrent. En effet, le cinéma documentaire est certes le parent pauvre de la diffusion -et pas seulement au Mexique - mais cela ne le voue pas pour autant au mépris : il s'agit plutôt d'une ignorance dans laquelle ce cinéma est tenue par le public, du fait de la confidentialité de sa diffusion. Quoi qu'il en soit, l'article laisse entendre que le cinéma documentaire connaît, dans le triste Mexique cinématographique de 2004, une certaine vigueur. Il en donne par la suite quelques exemples dont on voit bien que l'auteur voudrait qu'ils soient exemplaires. Quelque années plus tard, en février 2009, la revue Magis publie, dans sa version en ligne, un dossier significativement intitulé « Es tiempo del documental mexicano », dans lequel on peut lire :

El cine documental en México comienza a gozar de salud envidiable. Productores, cineastas, guionistas y exhibidores han creado un escenario propicio para el desarrollo de este género cinematográfico, apuntalado

5 Carlos Bonfil, « Cine mexicano : el asedio de la ignorancia », Cinémas d'Amérique Latine, op. cit.,p. 105-106. 6 Jorge Carrasco, « El año que vivimos en peligro. Cortos y documentales, grandes esperanzas », Ibid., p. 96.

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 6: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

Mexique : du documentaire à la fiction 1 33

por festivales dedicados a la difusión exclusiva de este tipo de producciones^.

Il se dégage de la lecture des articles qui composent ce dossier que le cinéma documentaire connaît, depuis le milieu des années 2000, une vigueur exceptionnelle au Mexique, même si sa diffusion reste bien en deçà de celle du cinéma de fiction8. Grâce à des coûts moindres et à des sociétés de production de taille plus modeste, le cinéma documentaire semble parvenir, plus facilement que la fiction, à tirer son épingle du jeu dans un contexte difficile. C'est par ailleurs dans la mise en place de circuits de diffusion alternatifs, en marge des salles commerciales, que le cinéma documentaire mexicain parvient à s'épanouir, si l'on en croit l'article de Hugo Hernández Valdivia intitulé « México documental ». Selon lui, c'est en particulier grâce aux festivals nationaux et locaux que le cinéma documentaire parvient à dépasser ce qui a de tout temps constitué le principal écueil qu'il devait affronter, celui de la distribution :

[. . .] en el documental es ubicable una pujanza difícilmente detectable en la ficción [...]. Como la cartelera comercial no es particularmente generosa, el documental ha encontrado en los festivales el espacio para existir; en ellos está el origen del auge que hoy se percibe [...]. La historia del documental mexicano está llena de zancadillas gubernamentales y menosprecios empresariales, por lo que se ha construido a contra- corriente^.

Un cinéma documentaire qui se construit à « contre-courant » du cinéma de fiction, tant sur le plan de sa production que de sa diffusion, voilà qui permet d'articuler les problématiques du documentaire mexicain le plus récent à des débats qui traversent l'histoire du septième art.

7 htt^://arteenlaredxom/latinoamerica/mexico/es-tiempo-del-documental-mexicano. magis.html (Dernière consultation le 1er mars 2009). 8 Le catalogue de l'Institut Mexicain du Cinéma (IMCINE), consultable en ligne pour les années 2006-2008, montre en effet le dynamisme du cinéma documentaire tant par le nombre des films produits que par la diversité des sujets abordés. Voir http://www.imcine.gob.mx/INDEX/pdf/CatalagoProducciones.pdf (Dernière consultation le 15 février 2009). ' Hugo Hernández Valdivia, « México documental », http://www.magis.iteso.mx/030/030_ergo_sum_documentales.htm (Dernière consultation le 1er mars 2009).

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 7: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

134 CM.H.LB. Caravelle

2. Fiction vs. Documentaire : l'actualisation d'un épineux débat théorique

Comme l'indique clairement le titre de l'ouvrage de Guy Gauthier publié en 1995, Le Documentaire, un autre cinéma^®, la définition du cinéma documentaire est problématique. En effet, Gauthier indique à juste titre que le cinéma documentaire n'est pas un genre, mais, de façon à la fois beaucoup plus vague et plus ouverte, un indéfini (« un »), qui se pense en s'opposant à la forme la plus répandue - ou la plus diffusée, la question n'est pas sans importance - de cinéma, à savoir, le cinéma de fiction, dont le cinéma documentaire apparaît comme l'envers formel et discursif, son « autre ». En somme, la délimitation du documentaire et de la fiction apparaît liée à la question du territoire qu'occupent respectivement ces deux formes de discours dans le champ cinématographique. Par ailleurs, l'on constate que dans Les Genres du dnéma^, Raphaëlle Moine se situe à l'intérieur du cinéma de fiction, le documentaire n'étant pas, là non plus, traité comme un genre. Ce constat nous invite à essayer de repenser les cloisonnements qui séparent la fiction du documentaire, en n'envisageant pas seulement les points sur lesquels ces deux discours et territoires s'opposent, mais surtout ceux sur lesquels ils peuvent converger. Dans cette perspective, l'étude conjointe de Tierra Caliente et El violin de Francisco Vargas s'avère très éclairante. En effet, elle permet de dépasser deux approches de la question, qui soit tendent à faire de tout le cinéma du documentaire, soit finissent pas diluer les spécificités de chacune des modalités d'expression que sont le documentaire et la fiction. La première tendance est consubstantielle à la nature du dispositif cinématographique, qu'il ait pour finalité la fiction ou le documentaire. Héritée de l'approche barthésienne de la photographie, elle consiste à penser que tout le cinéma est nécessairement documentaire, dans la mesure où il procède d'un enregistrement pris sur le vif, fût-il joué. Pour le sémioticien en effet, la particularité de la photographie, et du cinéma en tant que succession d'images enregistrées 12? réside dans une « adhésion » apparemment parfaite entre le signifiant et le signifié :

10 Guy Gauthier, Le Documentaire, un autre dnéma, Paris, Nathan université, 1995, 336 p. 1 1 Raphaëlle Moine, Les Genres du ànéma, Paris, Nathan cinéma, 2002, 192 p. 12 H est remarquable que Barthes commence son essai en indiquant son incapacité initiale à « séparer » la photographie du cinéma. La Chambre claire, dans Roland Barthes, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1995, t. 3 (1974-1980), p. 1111. Rien d'étonnant à cela, le cinéma n'étant en dernier ressort que l'animation apparente d'une succession d'images fixes (les photogrammes, défilant au rythme de 24 images par seconde).

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 8: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

Mexique : du documentaire à la fiction 1 35

[. . .] la Photographie n'est jamais qu'un chant alterné de « Voyez », « Vois », « Voici » : elle pointe du doigt un certain vis-à-vis, et ne peut sortir de ce pur langage déictique [...]. Telle photo, en effet, ne se distingue jamais de son réfèrent (de ce qu'elle représente) ou du moins elle ne s'en distingue pas tout de suite ou pour tout le monde (ce que fait n'importe quelle autre image, encombrée dès l'abord et par statut de la façon dont l'objet est simulé) [. . .]13.

L'effort pour élaborer un discours critique qui ne soit pas seulement dénotatif vis-à-vis de la photographie, et donc, du cinéma, repose sur sa capacité à enregistrer directement le réel, contrairement à ce qui se passait jusqu'à cette invention technique dans le champ de l'iconographie, qui impliquait toujours une forme de « simulation ». À partir de là, c'est l'ensemble du cinéma qui peut (très abusivement) être considéré comme documentaire. L'autre perspective consiste à brouiller les spécificités inhérentes à chaque forme de discours, dans ce que Raphaëlle Moine appelle «l'inflation post-moderne du mélange des genres14». Transposée dans le champ de l'opposition entre fiction et documentaire, et dans le domaine latino-américain, cette perspective n'est pas dénuée de pertinence, comme l'indiquait Paulo Antonio Paranaguá dans son anthologie publiée en 2003 :

La simbiosis y el sincronismo en la renovación del documental y del cine de argumento, la circulación de los realizadores entre ambos, la consideración del ánéma vérité, el cine directo o el cortometraje como una etapa de formación o familiarización con el lenguaje fumico favorecen una contaminación mutua. [...] la contaminación recíproca y la hibridación gozan de creciente fortuna, suscitando una autorreflexividad hasta entonces inédita en las películas. Las fronteras adquieren una porosidad o fluidez absoluta^.

Les formes et discours du cinéma de fiction et du documentaire perdent leur autonomie et leur spécificité, les « frontières » entre ces territoires cinématographiques semblent avoir pour fonction principale d'autoriser le passage entre l'un et l'autre, plutôt que de cloisonner hermétiquement les domaines. Sur ce point également, le diptyque de Francisco Vargas offre presque un cas d'école, au sens où il s'attache à mettre en pratique la communication entre documentaire et fiction, sans

!3 Ibid., p. 1112. 14 Raphaëlle Moine, op. cit., p. 107 : « Dans une perspective post-moderne, on considère souvent que le cinéma contemporain enregistrerait et traduirait un goût plus général du métissage, né de la perte des grands repères, des références universelles (ou universalisables) et des méta-récits. » 15 Paulo Antonio Paranaguá, Cine documental en América latina, Madrid, Cátedra, 2003, p. 65.

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 9: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

136 CM.H.L.B. Caravelle

pour autant chercher à en gommer la caractérisation : chez lui, le documentaire et la fiction reposent sur des dispositifs discursifs propres et différenciés, tout en maintenant un constant dialogue, dont le sujet fondamental est le traitement de la réalité mexicaine, que le cinéma de Vargas se donne pour mission de dénoncer. Afin de mieux comprendre sur quels éléments se fondent en même temps les différences et les points communs à l'approche documentaire et fictionnelle chez ce cinéaste, il convient de souligner que ceux-ci ne sont pas liés au « contenu » ou à la « forme » des films, mais à leur articulation à un « régime de croyance » particulier dont François Niney affirme qu'il est le seul garant de la différence entre fiction et documentaire, du point de vue du spectateur qui reçoit le film : « il n'y a pas de solution de continuité entre documentaire et fiction : il y a des degrés (que peut toujours franchir telle ou telle forme de mise en scène ou de montage), et des différences de moyens et de fonctionnementl6. »

Chez Vargas, le documentaire et la fiction apparaissent comme autant de discours possibles sur la réalité mexicaine. En ce sens, son film documentaire est d'une facture peu originale, car il vise à remplir assez strictement les fonctions traditionnelles du cinéma documentaires, décrites par William Guynn :

Le genre de films dont il est question appartient à la classe des discours sociaux [. . .] qui cherchent à rendre compte d'occurrences réelles dans le monde des phénomènes. De tels films prennent pour références des événements perceptibles qui ont été observés, et qui peuvent être localisés spécifiquement dans le temps et dans l'espace [...]. Le film documentaire s'aligne ainsi sur les sciences historiques en leur antagonisme présumé envers la littérature d'imagination, à laquelle le film narratif classique fait pendant dans le cinéma^.

Cette définition canonique du cinéma documentaire, qui repose sur sa différenciation avec le « cinéma narratif classique », montre bien que la question des divergences et des similitudes possibles entre les deux est avant tout affaire de discours, un même élément pouvant faire l'objet de ces deux approches, soit alternativement, soit simultanément. Cette perspective semble particulièrement adaptée au cinéma de Vargas, car dans ses films, la réalité mexicaine est abordée « alternativement » (si l'on considère la succession des œuvres dans le temps), mais aussi « simultanément » (si l'on considère les deux films comme autant de parties d'un tout signifiant qu'est l'œuvre) sur un mode documentaire et

16 François Niney, L'Epreuve du réel à l'écran. Essai sur le principe de réalité documentaire, Bruxelles, de Boeck Université, 2000, p. 319. 17 William Guynn, Un Cinéma de non-fiction, lje dnéma documentaire classique à l'épreuve de la théorie, Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 2001, p. 15.

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 10: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

Mexique : du documentaire à la fiction 1 37

fictionnel. L'analogie que propose Guynn entre les discours cinématographiques et les textes écrits lui permet de proposer une équivalence entre le film documentaire et le discours historique féconde pour notre réflexion. En effet, cette distinction permet de séparer le documentaire et la fiction cinématographiques pour les mêmes raisons qui autorisent à séparer les écrits littéraires d'imagination (la littérature fictionnelle, donc) des écrits à vocation scientifique. Ce point est capital, car il explique selon Guynn comment cette ligne de partage trouve une traduction esthétique dans la mise en place d'un discours scientifique qui se construit sur le rejet des « artifices » littéraires à partir du XIXe siècle, qui se trouve aussi être le siècle de l'invention de la photographie et du cinématographe : « Les historiens abandonnèrent scrupuleusement, les considérant comme techniques de fiction, les procédés et les figures de la rhétorique classique que l'histoire comme art avait longtemps partagées avec la littérature d'imagination [...]! 8.» Les deux films de Francisco Vargas que nous allons à présent aborder vont permettre de montrer comment il articule les deux formes de récit, pour les mettre au service de la mise au jour de la réalité mexicaine dont il entend de ce fait dénoncer les travers.

3. La perméabilité du documentaire et de la fiction selon Francisco Vargas

Traditionnellement, le cinéma documentaire latino-américain a été défini, dans la lignée du cinéma militant des années 1960, comme un cinéma éminemment politique et engagé. C'est du moins ainsi que le caractérisait Julianne Burton dans l'introduction de son ouvrage pionnier significativement intitulé Cinema and sodai change in Latin America : « Plus peut-être que dans n'importe quelle autre région du monde, la culture en Amérique latine fait partie du champ politique, dans la mesure où les artistes et intellectuels latino-américains reconnaissent à quel point l'histoire et la politique influencent leur création19. » Si cette perspective semblait correspondre au contenu du cinéma documentaire latino- américain pour les années 1960-1970, un regard embrassant à la fois une chronologie plus vaste, et des formes plus récentes du cinéma documentaire pratiqué en Amérique latine permettait à Paulo Antonio Paranaguá de nuancer quelque peu cette vision d'un documentaire nécessairement militant en Amérique latine : « Lejos de una postura

™ Ibid, p. 15-16. 19 Julianne Burton, Cinema and sodai change in Latin America, Austin, University of Texas Press, 1986, p. ix. Je traduis.

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 11: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

138 CM.H.L.B. Caravelle

militante, típica de los tercermundistas años sesenta, el documental latinoamericano ha desplegado diversas estrategias y enfoques^O. » De ce point de vue, il semble que le travail de Franciso Vargas renoue avec la grande tradition du cinéma latino-américain engagé, d'autant qu'il reconnaît lui-même que l'ancrage contextuel est un aspect fondamental de son travail en général, qu'il s'applique au documentaire ou à la fiction. Il le met d'ailleurs en avant pour faire apparaître la façon dont il conçoit les ponts possibles entre les deux. En effet, chez lui, l'émergence de la vocation cinématographique est étroitement liée à la volonté de montrer dans ses œuvres certaines choses qui sont habituellement passées sous silence :

« El violin est une protestation d'un Mexique caché, explique le réalisateur. Celui des voix oubliées qui finissent par prendre les armes pour se faire comprendre. Le gouvernement veut donner l'impression que tout va bien. À quelques semaines de l'élection présidentielle, comment ne pas s'interroger sur ce qui se passe chez nous, la violation des droits de l'homme, la misère de millions de personnes, la répression armée, l'absence de démocratie, l'injustice sociale ? » Le réalisateur souhaitait depuis longtemps écrire sur la réalité occultée du Mexique^.

Dans la perspective de Vargas, l'intérêt du cinéma réside dans sa fonction de dévoilement. Or, s'il est bien évident que ni la fiction, ni le documentaire, ne sont à proprement parler des genres cinématographiques, mais plutôt des modes de discours, la façon dont ceux-ci sont travaillés dans le diptyque de Francisco Vargas semble susceptible d'éclairer la question de l'articulation entre les deux. En effet, il existe bien, chez le cinéaste mexicain, un passage du documentaire à la fiction, repérable dans la continuité des deux œuvres dans le temps. C'est sans doute là l'aspect le plus important de la proposition théorique sur laquelle se fonde la pratique de Vargas telle qu'elle se donne à voir dans la succession du documentaire et de la fiction, du document et du monument. Comme il l'affirme lui-même, El violin apparaît comme le moyen de faire passer auprès d'un public plus large un discours sur la réalité nationale qui a déjà fait l'objet d'un traitement documentaire, ce qui l'a, de fait, condamné à une diffusion plus confidentielle. Ainsi, à propos de son film de fiction, qui a été réalisé sous la forme d'un court métrage avant de passer au format de long métrage, Vargas indique :

[. . .] es un tema que habla de una realidad no resuelta, no sólo en México sino en muchos países de América latina. Es un tema que no se ha tocado nunca en una sola película mexicana. Se ha tocado en muchos

20 Paulo Antonio Paranaguá, op. dt, p. 15. z l Critique de Sophie Catil, Le Figaro, Pans, 25 mai 2006.

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 12: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

Mexique : du documentaire à la fiction 1 39

documentales, pero la gente ve muy poco documental. Hay dos monopolios de televisión en México y el grueso de la gente sólo ve eso. Por eso era importante para mí hacer el largo y encontrarle las mayores posibilidades de difusión22.

Ce constat permet de mesurer tout l'intérêt de l'édition conjointe, sur un même DVD commercialisé en France, des deux films, puisque la question de la diffusion trop limitée du documentaire auprès du public23 explique pourquoi Vargas a choisi de passer à la fiction. Et concrètement, les liens entre Tierra Caliente et El violin reposent sur don Ángel Tavira, son rapport à la musique populaire et à la réalité mexicaine. En effet, Tavira est à la fois le sujet et l'objet de Tierra Caliente : sujet en tant qu'il raconte l'histoire vivante de la culture musicale dont il est l'héritier et qu'il cherche à consigner afin qu'elle continue d'être transmise ; objet en tant qu'il est filmé dans son environnement quotidien, tout entier consacré à la musique, soit parce qu'il la joue, soit parce qu'il s'évertue à la transcrire sur des partitions. Or, du statut de personne, don Ángel Tavira va accéder à celui de personnage dans le film de fiction El violin^ ce qui est justement rendu possible parce qu'il a occupé une place centrale dans le documentaire de Francisco Vargas. Ce dernier rappelle comment l'idée de faire jouer à Tavira le personnage de son film de fiction lui est finalement apparue, alors qu'il ne l'avait pas prévu au départ. C'est précisément la proximité des deux projets dans le temps qui a permis à Vargas de faire le lien entre le documentaire et la fiction, à travers la figure de Tavira :

Cuando yo lo conocí decidí hacerle un documental porque no podía pasar así por la vida nada más. Alguien tenía que saber lo que este viejo estaba haciendo, que era un solitario en medio de la Tierra Caliente, su región, perdido, luchando porque su música no muera. Lo seguí durante cinco años, hice una película con él. En paralelo yo tenía este proyecto y lo estaba levantando2^.

La transformation de Tavira en acteur dans un film de fiction s'est manifestement avérée pertinente, puisqu'il a obtenu le prix du meilleur

22 Amanda Rueda, « Encuentro con Francisco Vargas », Cinémas d'Amérique Latine, n° 1 4, 2006, p. 168. 23 Dans un entretien inédit qu'il m'a accordé le 26 mars 2009, Francisco Vargas insistait sur le fait que son film Tierra Caliente avait été diffusé en France grâce à son édition en DVD, ainsi qu'à la télévision nord-américaine, tandis que le public mexicain n'avait pas eu l'occasion de le voir. La question de la diffusion du cinéma documentaire reste donc entière, et le fait que l'acteur et personnage Ángel Tavira ait obtenu un prix d'interprétation au festival de Cannes n'y a rien changé : seules certaines institutions (universités et écoles) ont diffusé Tierra Caliente au Mexique. 24 Amanda Rueda, « Encuentro con Francisco Vargas », p. 168.

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 13: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

140 CM.H.L.B. Caravelle

acteur dans le cadre de la compétition « Un certain regard » lors du festival de Cannes en 2006. Et lorsque Vargas explique comment le choix de Tavira l'a poussé à modifier certaines parties du scénario de El violin, notamment afin que le personnage soit le plus proche possible de Tavira lui-même, cela permet d'éclairer comment, sur le plan formel, Vargas travaille la fiction vers une dramatisation tout à fait étrangère au documentaire. Ainsi, don Ángel Tavira n'est pas avare en paroles dans Tierra Caliente qui est consacré à son entreprise de sauvegarde de la musique populaire, alors qu'au contraire, dans El violin, il apparaît comme un personnage mutique, relativement secret, et capable même d'une forme de duplicité qui lui permet de se jouer de ses alliés (son fils guérillero) comme de ses ennemis (le capitaine de l'armée qui a envahi son village). Dans la fiction, le timbre de la voix de Tavira, assez aigu et chevrotant, est mis au service, dans son économie même, de la construction d'un personnage dont les silences sont un grand ressort dramatique de la narration dans son ensemble. De la même manière, alors que sa mutilation est expliquée dès le début du documentaire, afin d'en faire un élément supplémentaire offert au spectateur dans la connaissance des efforts de Tavira pour pratiquer et préserver sa musique, elle est utilisée dans la fiction comme un élément de suspense, qui se déploie à plusieurs stades de la narration : au début, le gros plan sur la main valide et le moignon en train de caresser le violon étonnent le spectateur ; puis, au milieu du film, cette situation est transposée aux personnages lorsque le militaire demande à Plutarco de jouer, et le regarde, incrédule, fixer son archet à sa main invalide au moyen d'un ruban - ainsi que Tavira le fait tout au long du documentaire - avant de s'exécuter. Enfin, lors de la quatrième visite de Plutarco à son village occupé par l'armée, quand le capitaine l'interroge sur les raisons de sa mutilation, Plutarco décide de le priver - et le spectateur avec - de l'explication attendue, et lui répond par une autre question : quand l'armée laissera-t-elle enfin les paysans en paix ?

De la même façon, le motif de la musique est exploité dans Tierra Caliente à des fins documentaires (on entend la musique sur la bande son, on voit la musique sur la bande image à travers les multiples plans de musiciens à l'œuvre, mais aussi lorsque Tavira transcrit les morceaux au crayon sur des partitions), tandis qu'il contribue dans El violin à alimenter l'atmosphère dramatique : on le constate dans la tonalité des chansons, plus graves et souvent sur le mode mineur dans la fiction, jouées en solo (ou en duo avec la fils de Plutarco à la guitare) alors que dans le documentaire, elles sont toujours le résultat du travail enthousiaste d'un groupe solidaire. Il est à noter que si la musique est omniprésente dans le documentaire qui a pour fonction d'en rendre compte afin de la faire connaître, son intervention dans la fiction est largement plus

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 14: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

Mexique : du documentaire à la fiction 1 41

parcimonieuse, et là encore choisie en fonction de ses potentialités dramatiques. La fin du film en particulier permet de le montrer : alors que le capitaine a démasqué Plutarco (qui se rendait en fait au village pour en sortir des munitions dont l'intervention de l'armée avait privé les guérilleros), il lui demande avec cruauté de jouer une dernière fois, alors que Plutarco a vu son propre fils revenir au village, capturé par les militaires. Les gestes et les plans sont lents, et la séquence se conclut sur un fondu au noir (qui correspond à l'exécution de Plutarco par le capitaine) juste après que Plutarco a rangé son violon en disant « se acabó la música». Si la musique a bien fondamentalement un rôle dramatique dans la narration parce qu'elle en ponctue les principales étapes, mais aussi parce que les paroles des chansons servent d'illustration et de redoublement des images, elle n'en a pas moins pour fonction de devenir le monument que Tavira - au-delà du personnage qu'il interprète - livre à la postérité : la musique créditée au générique montre que les morceaux ont effectivement été enregistrés par Tavira et ses compagnons. Ainsi, au-delà de l'utilisation de certains éléments du documentaire pour les transformer en substance du récit dramatique, il apparaît que la présence de Tavira et celle de la musique, inscrite au cœur de la fiction dès son titre^ permettent de voir que du documentaire à la fiction, c'est bien la représentation de la réalité mexicaine qui intéresse Francisco Vargas.

L'idée qui fonde le passage d'un film à l'autre est celle de la diffusion, liée précisément à la nature du discours cinématographique que le cinéaste propose au public. En ce sens, si l'on peut bien considérer El violin comme la prolongation de Tierra Caliente, c'est précisément dans la mesure où les deux films s'enracinent dans la même réalité qu'ils ont pour mission de donner à voir, mais par des moyens discursifs différents, liés au dispositif spécifique à chacun des discours que sont le documentaire et la fiction. La question d'une réalité mexicaine que le film aurait pour mission de dévoiler s'exhibe tout au long du documentaire, mais elle est aussi essentielle à la réalisation du film de fiction. Ainsi, l'ancrage contextuel subit une forme d'infléchissement entre les deux films puisque Tierra Caliente a pour vocation d'enregistrer les efforts déployés par don Ángel Tavira et son entourage pour préserver la musique traditionnelle de sa région, tout en portant la marque de cette « injustice » qui, selon Vargas, se trouve au fondement de la réalité sociale mexicaine. Mais il est à noter que, dans le cas du documentaire, cette « injustice » affecte plutôt le champ culturel, comme en attestent les initiatives prises par don Ángel Tavira, et décrites à la fin du film, auprès

25 Rappelons que dans la langue espagnole comme dans la langue française, le substantif « violon » désigne à la fois l'instrument et celui qui le pratique.

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 15: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

142 CM.H.L.B. Caravelle

de grandes institutions culturelles mexicaines (orchestres et universités), pour qu'elles participent à son travail de sauvegarde du patrimoine musical national. Sans soutien institutionnel, c'est donc sur la personne de don Ángel Tavira que repose la responsabilité de la transmission de cette mémoire culturelle, d'où les multiples très gros plans sur le crayon traçant très minutieusement des notes sur des partitions, qui rythment l'ensemble du film et en constituent le leitmotiv visuel, contrepoint de la présence de cette musique dans la bande son. Toutefois, l'articulation à la réalité sociale n'est pas totalement absente du documentaire : tout d'abord à travers la description du parcours de don Ángel Tavira, qui a dû multiplier les métiers au cours de sa longue existence, ce qui témoigne d'une grande précarité professionnelle. Par ailleurs, il est à noter que cette réalité sociale se trouve elle-même liée au contexte politique du Mexique contemporain, que l'on peut repérer à travers deux éléments complémentaires : d'une part, la fête populaire à laquelle se rend Tavira donne l'occasion de montrer comment le patrimoine musical régional se trouve à la fois privé de toute forme de soutien officiel et sacrifié à des impératifs commerciaux ; et d'autre part, dans une séquence qui occupe le dernier tiers du film, Tierra Caliente laisse apparaître très clairement le problème de la proximité avec les États-Unis puisque deux Nord- américains font le voyage depuis leur pays par intérêt pour la musique de la région, mais cet « intérêt » semble porteur de menaces, et moins désintéressé qu'il n'y paraît. La rivalité entre Mexicains et Gringos n'apparaît en revanche nullement dans El violin, qui opère une forme de recentrement de la représentation sur la question des Indiens socialement marginalisés (élément absent du documentaire) et celle de la répression militaire dont ils sont victimes. En ce sens, la dénonciation des « injustices » est beaucoup plus flagrante dans la fiction, qui retravaille deux ingrédients fondamentaux du documentaire, la musique et don Ángel Tavira.

Conclusion

La part respective de la fiction et du documentaire dans le renouveau actuel du cinéma latino-américain en général, et mexicain en particulier, interroge à la fois les modes de diffusion de ces deux formes de cinéma, et les articulations possibles entre eux, en termes de contenu. En effet l'on constate que, sur le plan de la diffusion des œuvres, le cinéma documentaire est le plus souvent le parent pauvre du septième art, contraint de s'inventer des stratégies propres pour atteindre un public davantage familier de la consommation du cinéma de fiction. Pourtant, il apparaît que ces deux modalités du discours cinématographiques

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 16: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

Mexique : du documentaire à la fiction 1 43

peuvent beaucoup gagner à être pensées en termes de complémentarité plutôt qu'à partir de ce qui les oppose. L'expérience originale du cinéaste mexicain Francisco Vargas, par le biais de l'édition sur un même support d'un documentaire, Tierra Caliente, et d'une fiction, El violin, la réalisation du second ayant été largement tributaire de celle du premier, ébauche une forme de solution à ces problèmes.

En effet, l'analyse de la forme et du contenu des deux films montre que leur association a l'intérêt de poser le problème de la diffusion du cinéma documentaire, tout en tentant de le résoudre sur le plan commercial. Le rapprochement entre les deux films n'est pas lié seulement à des impératifs promotionnels, mais atteste chez ce cinéaste la vigueur du lien entre le cinéma documentaire et le cinéma de fiction, tant sur le plan du contenu (la mise en scène et la dénonciation de la réalité mexicaine) que sur celui de la forme, l'un étant en quelque sorte l'antécédent sans lequel l'autre n'aurait pas existé. Ainsi, Vargas travaille bien le documentaire et la fiction comme deux modalités d'approche de la réalité mexicaine que le cinéma a selon lui vocation à documenter, et, en dernier ressort, à dénoncer, renouant de ce fait avec la grande tradition du cinéma latino-américain militant des années 1960 dont il réinvestit les problématiques et montre ainsi à quel point elles sont encore d'actualité.

RESUME - Dans un contexte de renouveau du cinéma latino-américain depuis les années 1990, le cinéma mexicain fait figure d'exception et semble traverser une crise prolongée à laquelle seul le cinéma documentaire échappe. La difficulté pour ce dernier réside dans sa diffusion, le plus souvent confidentielle, qui l'empêche d'atteindre un vaste public. L'édition d'un documentaire et d'une fiction de Francisco Vargas sur un même DVD propose une solution à ce problème, en invitant à réinterroger les rapports entre documentaire et fiction ; le succès de la fiction donne la possibilité au documentaire d'être vu, d'autant que les deux films proposent deux regards complémentaires sur une réalité que le cinéaste souhaite dénoncer dans ses œuvres.

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 17: Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || Du documentaire à la fiction : Tierra Caliente (2004) et El violín (2005), deux modalités d'approche de la réalité mexicaine

144 CM.KL.B. Caravelle

RESUMEN - En un contexto de renuevo del cine latinoamericano desde los años 1990, el cine mexicano se singulariza porque parece atravesar una crisis de la que sólo el cine documental logra escapar. La dificultad para éste estriba en su difusión, muy a menudo confidencial, lo que le impide alcanzar a un amplio público. La edición de un documental y una ficción de Francisco Vargas en un mismo DVD propone una solución al problema, a la par que invita a cuestionar las relaciones entre documental y ficción: el éxito de la ficción brinda al documental la posibilidad de ser visto, tanto más cuanto que las dos películas proponen miradas complementarias sobre una realidad que el cineasta quiere denunciar en sus obras.

ABSTRACT - In the context of a renewal of Latin-American films since 1990, Mexican cinema is an exception and seems to be going through a long crisis from which only the documentary manages to escape. The documentary's difficulty consists in its diffusion, mostly confidential, which prevents it from reaching a wide audience. The edition of a documentary and a work of fiction by Francisco Vargas in the same DVD, proposes a solution to this problem by managing to question once more the relations between documentary and fiction; fiction's success offers the possibility for the documentary to be seen, especially because two films suggest two complementary looks upon a reality which the film-producer wants to denounce through his works.

MOTS-CLÉS : Rapports fiction/documentaire, Esthétique et diffusion, Réalité mexicaine, Dénonciation sociale et politique, El violin.

This content downloaded from 62.122.76.45 on Sun, 15 Jun 2014 09:04:45 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions