Cioran La Chute Dans Le Temps

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Toute affirmation et, à plus forte raison, toute croyance procède d'un fond barbare que la plupart, que la quasi totalité des hommes ont le bonheur de conserver, et que seul le sceptique - encore une fois, le véritable, le conséquent - a perdu ou liquidé, au point que de n'en garder que de vagues restes, trop faibles pour influer sur son comportement ou sur la conduite de ses idées.

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E. M. Cioran Toute affirmation et, plus forte raison, toute croyance procde d'un fond barbare que la plupart, que la quasi totalit des hommes ont le bonheur de conserver, et que seul le sceptique - encore une fois, le vritable, le consquent - a perdu ou liquid, au point que de n'en garder que de vagues restes, trop faibles pour influer sur son comportement ou sur la conduite de ses ides. Aussi bien il existe des sceptiques isols chaque poque, le scepticisme comme phnomne historique, ne se rencontre-t-il qu'aux moments o une civilisation n'a plus d' "me", dans le sens que Platon donne au mot : "ce qui se meut de soi-mme". En l'absence de tout principe de mouvement, comment aurait-elle un prsent, comment surtout un avenir ? Et de mme que le sceptique, au bout de son travail de sape, en tait une droute pareille celle qu'il avait rserv aux certitudes, de mme une civilisation aprs avoir min ses valeurs, s'affaisse avec elle et tombe dans une dliquescence o la barbarie apparat comme l'unique remde, ainsi qu'en tmoigne l'apostrophe lanc par flavien aux romains au dbut du Ve sicle : "Il n'y a pas chez vous une ville qui soit pure, si ce n'est que celles o habitent les barbares." -- En l'occurrence, il s'agissait peut-tre moins de licence que de dsarroi. La licence, la dbauche mme, sied bien une civilisation, ou tout au moins elle s'en accommode. Mais le dsarroi, quand il s'tend, elle le redoute et se tourne vers ceux qui y chappent, qui en sont indemnes. Et c'est alors que le barbare commence sduire, fasciner les esprits dlicats, les esprits tiraills qui l'envient et l'admirent quelquefois ouvertement, le plus souvent en cachette, et souhaitent, sans se l'avouer toujours, en devenir les esclaves. Qu'ils le craignent aussi, c'est indniable ; mais cette crainte, nullement salutaire, contribue au contraire leur assujettissement futur, elle les affaiblit, les paralyse et les enfonce plus avant dans leurs scrupules et leurs impasses. Dans leur cas, l'abdication, qui est leur seule issue, entrane moins le suspension du jugement que celle de la volont, non pas tant la dconfiture de la raison que celle des organes. A ce stade le scepticisme est insparable d'une infirmit physiologique. La constitution robuste le refuse et s'en carte ; une organisation dbile y cde et s'y prcipite. Voudra-t-elle ensuite s'en dfaire ? Comme elle n'y russira gure par ses propres moyens, elle demandera le concours du barbare dont c'est le rle, non de rsoudre, mais de supprimer les problmes et, avec eux, la conscience suraigu qui y est inhrente et qui harasse le faible, alors mme qu'il a renonc toute activit spculative. C'est qu'en cette conscience se perptue un besoin maladif, irrpressible, antrieur toute perplexit thorique, le besoin qu'a le dbile de se multiplier dans le dchirement, la souffrance et la frustration, d'tre cruel, non point envers autrui, mais envers soi. La raison, au lieu de s'en servir pour s'apaiser, il en fait un instrument d'autotorture : elle lui fournit des arguments contre lui-mme, elle justifie sa volont de culbute, elle le flatte, elle s'puise lui rendre l'existence intolrable. Et c'est encore contre soi qu'il presse son ennemi de venir le dlivrer de son dernier tourment.

Le phnomne barbare, qui survient inluctablement certains tournants historiques, est peut-tre un mal, mais un mal ncessaire ; au surplus, les mthodes dont on userait pour le combattre en prcipiteraient l'avnement, puisque, pour tre efficace, il faudrait qu'elles fussent froces : ce quoi une civilisation ne veut se prter ; le voulu-t-elle qu'elle n'y parviendrait pas, faute de vigueur. Le mieux pour elle une fois dclinante est de ramper devant le barbare ; elle n'y rpugne d'ailleurs aucunement, elle sait trop bien qu'il reprsente, qu'il incarne dj l'avenir. L'empire envahi, les lettrs ( que l'on songe aux Sidoine Apollinaire, aux Ennodius, aux Cassiodore ) devinrent tout naturellement les pangyristes de rois goths. Le reste, la grande masse des vaincus, se rfugirent dans l'administration ou dans l'agriculture, car ils taient trop avachis pour qu'on leur permt la carrire des armes. Convertis au christianisme par lassitude, ils furent incapables d'en assurer seuls le triomphe : les conqurants les y aidrent. Une religion n'est rien par elle-mme ; son sort dpend de ceux qui l'adoptent. Les nouveaux dieux exigent des hommes nouveaux, susceptibles, en toute occasion, de se prononcer et d'opter, de dire carrment oui ou non, au lieu de s'emptrer dans des ergotages ou de s'anmier par l'abus de la nuance. Comme les vertus des barbares consistent prcisment dans la force de prendre parti, d'affirmer ou de nier, elles seront toujours clbres par les poques finissantes. La nostalgie de la barbarie et le dernier mot d'une civilisation ; elle l'est par l mme du scepticisme ? A l'expiration d'un cycle, quoi en effet peut rver un esprit revenu de tout, sinon de la chance qu'ont les brutes de miser sur le possible et de s'y vautrer ? Inapte dfendre des doutes qu'il ne pratique plus ou souscrire des dogmes naissants qu'il mprise, il applaudit, suprme dsistement de l'intellect, aux dmonstrations irrfutables de l'instinct : Grec, il plie devant le Romain, lequel son tour pliera devant le Germain, selon un rythme inexorable, une loi que l'histoire s'empresse d'illustrer, aujourd'hui encore plus qu'au dbut de notre re. Le combat est ingal entre les peuples qui discutent et les peuples qui se taisent, d'autant plus que les premiers, ayant us leur vitalit en arguties, se sentent attirs par la rudesse et le silence des derniers. Si cela est vrai d'une collectivit, que dire d'un individu, singulirement du sceptique ? Aussi, point ne faut s'tonner de le voir lui professionnel de la subtilit, au sein de l'ultime solitude o il est parvenu, s'riger en ami et en complice des hordes. Oeuvres, La chute dans le temps ( p. 1104, 1105, 1106 ), Gallimard, 1995.