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Claude Lefort Penser la révolution dans la Révolution française In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 35e année, N. 2, 1980. pp. 334-352. Citer ce document / Cite this document : Lefort Claude. Penser la révolution dans la Révolution française. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 35e année, N. 2, 1980. pp. 334-352. doi : 10.3406/ahess.1980.282634 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1980_num_35_2_282634

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Penser la révolution dans la Révolution française

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Claude Lefort

Penser la révolution dans la Révolution françaiseIn: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 35e année, N. 2, 1980. pp. 334-352.

Citer ce document / Cite this document :

Lefort Claude. Penser la révolution dans la Révolution française. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 35e année, N.2, 1980. pp. 334-352.

doi : 10.3406/ahess.1980.282634

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1980_num_35_2_282634

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PENSER LA VOLUTION DANS LA VOLUTION FRAN AISE

Tocqueville déclarait dans sa présentation de Ancien Régime et la Révolution Le livre que je publie en ce moment est point une histoire de la Révolution histoire qui été faite avec trop éclats pour que je songe la refaire est une étude sur cette révolution Et encore ajoutait-il dans un fragment Je parle de histoire je ne la raconte pas Ce sont des propos que Fran ois Furet su faire siens Il ne veut pas dans son dernier ouvrage apporter une contribution de plus la connaissance des faits exhumer des documents encore ignorés redistribuer les rôles entre les acteurs individuels et collectifs ou en modifier les accents ni même et est ce qui le distingue de Tocqueville réapprécier le bilan de la Révolution Aucun de ces projets ne lui est certes indifférent il suffit pour en persuader de se souvenir du livre il écrivit en collaboration avec Denis Richet et aussi observer il touche chemin faisant Mais son dessein est un autre ordre II parle de histoire ou plus précisément il cherche indiquer une nouvelle direction historiographie révolutionnaire en la chargeant une exigence le plus souvent délaissée penser la Révolution fran aise

Cette exigence comment la définir Que veut dire ici penser Son lecteur croira peut- être trouver la réponse dans un passage où auteur se plaint que histoire de la Révolution soit la dernière emprunter la voie dans laquelle est depuis longtemps avancée histoire en général Celle-ci nous est-il rappelé cessé être ce savoir où les faits sont censés parler tout seuls pourvu ils aient été établis dans les règles Elle doit dire les problèmes elle cherche analyser les données elle utilise les hypothèses sur lesquelles elle travaille et les conclusions elle obtient 26* De telles formules méritent assurément être retenues Non que leur originalité soit frappante elles ne font que condenser les principes depuis longtemps reconnus par les meilleurs des historiens mais elles incitent heureusement remettre événement sous la loi commune de la science Et voilà qui témoigne une audace dont tout le travail de Furet donne la confirmation

histoire événementielle suggère-t-il ne se déduit pas de la spécificité de son objet Occupée une reconstitution des enchaînements de faits qui soit fondée sur observation exacte elle est une histoire naïve et dogmatique qui croit que le sens est inscrit dans le tableau et dissimule opération de la perspective est en raison de ses préjugés il faut la distinguer une histoire des modes de production des techniques des mentalités ou des

origine des textes extraits de Penser la Révolution fran aise Paris 1978 sera indiquée au terme de chaque citation

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urs une histoire des structures ou des longues durées supposer que celles-ci ne tombent pas leur tour dans le piège de objectivisme et nullement parce elle porte sur événement encontre une opinion répandue et curieusement partagée par les tenants écoles différentes) il pas une opposition entre deux modes de la connaissance historique qui procéderait de la nature de objet seules opposent deux manières de concevoir la relation objet soit que la connaissance ignore en lui soit elle sache ce il doit ses opérations et fasse sur elle-même épreuve de sa résistance Sans doute événement paraît-il rebelle la conceptualisation mais est pour le seul motif que historien appréhende comme quelque chose de déjà nommé déjà chargé de sens par ceux qui en ont été les acteurs ou les témoins il est ainsi le plus étroitement prisonnier de illusion que ce qui apparaît se confond avec ce qui est et il lui faut pour construire objet commencer par le déconstruire au lieu même où il est situé

Toutefois si importante soit la revalorisation une histoire de événement elle ne permet pas de pleinement entendre injonction penser la Révolution fran aise Davantage ce serait croyons-nous entretenir une équivoque que de la limiter la seule revendication une histoire conceptuelle La formule est bien faite pour emporter adhésion une nouvelle école historiens mais elle laisse dans ombre un projet qui tranche sur la plupart des travaux contemporains Furet emploie en effet rouvrir histoire une voie dont elle est dans son ensemble détournée celle qui la lie la réflexion politique

Lui-même nous en avertit dans son premier essai au terme un long argument qui contient essentiel de sa problématique II me semble conclut-il que la première tâche de historiographie révolutionnaire est de redécouvrir analyse du politique 45 Par analyse du politique disons-le aussitôt auteur entend pas désigner celle une classe de faits particuliers ces faits communément appelés politiques qui seraient jugés plus pertinents que autres notamment les faits économiques et sociaux depuis longtemps privilégiés par les historiens Il souhaite au contraire rompre avec idée de la politique con ue comme science régionale une idée présent conventionnelle mais qui est imposée époque moderne et encore tardivement sous effet de essor des sciences sociales lequel est allé de pair avec un fractionnement des objets de connaissance et sous effet du marxisme toujours plus appliqué circonscrire les rapports de production pour leur assigner le statut du réel et reléguer la politique dans une strate de la superstructure Son intention témoigne un retour aux sources de la pensée politique classique il veut mettre en évidence un scheme ou un ensemble de schemes actions et de représentations qui commandent la fois la mise en forme et la mise en scène une société et du même coup sa dynamique Et si le pouvoir lui paraît constituer objet central de la réflexion politique ce est pas parce il juge décisif les rapports qui se nouent entre des acteurs dont le but est de le conquérir ou de le conserver de approprier son exercice ou de le modifier et il tient pour moins importants les rapports de propriété et les rapports de classe est parce que la position et la représentation du pouvoir la figuration de son lieu sont ses yeux constitutives de espace social de sa forme et de sa scène En autres termes il reconnaît au pouvoir par-delà ses fonctions réelles et les modalités effectives de son exercice un statut symbolique et prétend que la Révolution est intelligible la condition de scruter le changement de ce statut ou comme il dit le déplacement du lieu du pouvoir Qui laisserait échapper cette intention risquerait de se méprendre sur le sens de son interprétation de la Révolution de lui adresser des objections qui ne atteignent pas ou de manquer de lui poser les questions elle appelle En vain lui reprocherait-on par exemple de sous-estimer les conflits qui la veille de la Révolution résultent un mode exploitation et de domination de classe de expansion de la bourgeoisie et des obstacles auxquels elle se heurte de aggravation des charges qui pèsent sur la paysannerie de la redistribution de la propriété ou de la crise économique ou bien encore de négliger la lutte

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des intérêts pendant la période révolutionnaire analyse des divisions sociales est assurément pas ignorée par notre historien il conteste seulement que on puisse arrêter et rendre compte de éclatement de la Révolution et du cours singulier elle suivi ils ne soient pas toujours explicites les principes de son raisonnement se

laissent aisément reconstituer En premier lieu les oppositions de classes pense-t-il ou plus largement les oppositions ordre socio-économique ne sont pas pleinement signifiantes leur niveau les acteurs sociaux ne voient leur conduite strictement déterminée ni par leur condition matérielle ni même par les relations qui instituent entre eux et qui les définissent les uns en regard des autres ces conditions ces relations sont déchiffrées par eux dans le cadre de la situation commune que leur compose leur appartenance une même société et cette situation elle-même est pas dissociable un système général de représentation Ou en autres termes les classes ne figurent pas des petites sociétés dans la grande société que serait cet englobant elles ne se trouvent pas reliées une autre du fait de leur seule insertion dans un réseau opérations économiques elles sont dans leur division même la fois génératrices un seul espace social et engendrées en lui Les rapports elles entretiennent sont pris dans un rapport général un rapport de la société avec elle-même qui décide de leur nature De là vient déjà on ne saurait déduire un degré de domination de classe ou exploitation ou bien un degré de contradiction entre des intérêts une révolution pour que celle-ci advienne il ne suffit pas que le sort de telle ou telle catégorie se soit aggravé il faut que les repères de la situation commune les repères de la représentation dans laquelle cette situation était auparavant appréhendée comme naturelle si pénible et conflictuelle fût-elle aient vacillé que se soient laissé au moins entrevoir autres repères

En second lieu un tel rapport général implique la division du pouvoir avec ensemble social Car cette division est pas du même ordre que la division de classes ou toute division sociale on pourrait dire interne Paradoxalement établi et figuré distance de toutes les parties de cet ensemble comme hors de la société et consubstantiel celle-ci le pouvoir assume de quelque manière il en trouve investi et exerce la fonction de garant de son intégrité Il lui fournit la référence partir de laquelle elle se fait virtuellement visible pour elle-même partir de laquelle les articulations sociales multiples deviennent déchiffrables dans un espace commun et du même coup partir de laquelle les conditions de fait apparaissent au registre du réel et du légitime De là vient une opposition au pouvoir quand elle se généralise atteint pas seulement les détenteurs des moyens de décision et de coercition qui font obstacle la destruction de certaines hiérarchies ou défendent les intérêts de groupes dominants elle atteint le principe de réalité et le principe de légitimité qui soutiennent ordre établi Ce est pas seulement autorité politique qui se trouve alors ébranlée mais la validité des conditions existence des comportements des croyances et des normes jusque dans le détail de la vie sociale De là vient donc une révolution ne naît pas sous effet un conflit interne entre opprimés et oppresseurs mais advient dans le moment où efface la transcendance du pouvoir dans le moment où est annulée son efficacité symbolique

En troisième lieu il avère par conséquent impossible de fixer une frontière entre ce qui relève de ordre de action et de ordre de la représentation coup sûr la distinction est un certain niveau bien fondée mais analyse politique ne mérite son nom elle ne cesse de se confondre avec celle des faits communément dits politiques que si elle ne arrête pas aux traits manifestes et particuliers des actions et des représentations si elle combine avec étude des comportements et des institutions et avec celle des discours et des idées ils véhiculent la recherche du système au sein duquel ils ordonnent ou de la logique qui les anime dont on ne saurait dire elle est logique de action ou de la représentation car elle exerce sur un et autre registres

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Furet parle il est vrai du système action et du système de représentation qui adviennent avec la Révolution mais il ne les dissocie pas Et il nomme la fois politique idéologique ou culturelle la dynamique révolutionnaire il cherche renforcer la signification du premier terme par les deux autres et non les différencier Le caractère politique de la Révolution ne se dévoile la condition de saisir une part les signes de élaboration imaginaire en vertu de laquelle les rapports sociaux sont censés agencer se soustraire toute indétermination se soumettre la volonté et intelligence des hommes et autre part les signes une nouvelle expérience du monde intellectuelle morale religieuse ou métaphysique

Que non seulement analyse de idéologie mais celle de cette expérience du monde de ces modes de pensée et de croyance on assigne conventionnellement ordre de la culture soient impliquées dans analyse du politique rien ne peut mieux en effet nous en persuader que le phénomène révolutionnaire Tant que apparaît pas une fracture dans la société nous sommes tentés étudier la structure de pouvoir la structure de classe le fonctionnement des institutions le mode de comportement des acteurs sociaux comme ils avaient sens en eux-mêmes dans oubli des fondements imaginaires et symboliques de leur réalité est que les représentations sont pour ainsi dire si profondément enkystées dans la pratique sociale elles se laissent ignorer ou on ne les repère que elles apparaissent distance de cette pratique dans des discours explicitement religieux ou philosophiques littéraires ou esthétiques sans concevoir alors leur signification politique Cependant la Révolution fran aise est ce moment où tout discours acquiert une portée dans la généralité du social où la dimension politique devient explicite et de ce fait elle rend historien capable de reconnaître celle-ci là où elle était invisible sous Ancien Régime Cela ne veut certes pas dire que les représentations prises dans leur contenu manifeste rendent désormais la réalité transparente Furet croit même pouvoir affirmer que opacité est son comble dans idéologie révolutionnaire Mais cette opacité devrait-il préciser est effet une dissimulation de ce qui advient pour la première fois au registre du pensable Méconnaissance et connaissance occultation de la pratique et ouverture une question du réel vont de pair Ainsi ne pouvons-nous déchiffrer idéologie sans simultanément rapporter les nouvelles représentations de histoire et de la société du pouvoir du peuple du complot de ses ennemis du citoyen et du suspect de égalité et du privilège une exigence neuve de la pensée Et nous ne pouvons en outre repérer les mutations de la connaissance exigence de redéfinir les conditions de tout ce qui touche établissement social sans scruter avènement une idée neuve du temps de la division du passé et de avenir du vrai et du faux du visible et de invisible du réel et de imaginaire du juste et de injuste de ce qui est conforme la nature et contre-nature du possible et de impossible. Voilà précisément ce qui fait dire notre auteur que historien doit redécouvrir analyse du politique Il agit une analyse qui ne circonscrit pas le politique dans les frontières des relations de pouvoir mais non plus dans les frontières du social qui est métasociologique Mais il pourrait ajouter que la Révolution est par excellence le phénomène qui induit cette analyse elle donne penser le politique

une telle histoire enseigne du politique puisse être désignée comme conceptuelle sans doute Mais disions-nous le terme entretient une équivoque car il une trop large extension pour suffire la distinguer autres modes de la connaissance

historique est une histoire qui implique une réflexion sur la société el la culture une histoire philosophique ou un mot moins inquiétant pour certains de nos contemporains une histoire interprétative en ce sens elle ne saurait se réclamer simplement un idéal objectivité trouver les moyens de se vérifier par la mesure elle appelle le lecteur mobiliser sa propre expérience de la vie sociale pour se déprendre du poids de ses opinions et allier la connaissance du présent la connaissance du passé

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on observe comment Furet fraye une voie son analyse Dans un premier moment il met en évidence la fonction exercée histoire de la Révolution au service de idéologie nationale dont les traits se sont fixés au cours du xixc siècle et plus précisément avec la fortnation de la IIIe République Il ne se contente pas alors de montrer que la plupart des historiens se sont identifiés avec les acteurs révolutionnaires ils se sont approprié leur discours au lieu de interroger il dévoile le ressort de cette identification un désir de ancrer dans la nation de arrimer une vraie origine qui vient rejoindre le désir même des révolutionnaires de fonder la nation de se situer au lieu de origine effacer la trace un ancien peuple usurpateur prolongeant sa domination sous les traits de la noblesse est un même mouvement indécomposable que Furet dénonce illusion de héritage et celle de la fondation Et ce mouvement le lecteur ne saurait le reprendre son compte la condition de être affranchi ou de évader du mythe de identité et de origine Dans un second moment il fait apercevoir le déplacement subi histoire de la Révolution dès lors elle est venue servir idéologie socialiste Mais est nouveau pour lier illusion de la postérité image accréditée par les révolutionnaires

La Révolution fran aise remarque-t-il est pas seulement la République est aussi une promesse indéfinie égalité et une forme privilégiée de changement Il suffit voir au lieu une insucution nationale une matrice de iiistoire universelle pour lui rendre sa dynamique et son pouvoir de fascination Le xixe siècle avait cru la République Le xxe croit la Révolution Il là le même événement fondateur dans les deux images 17)

Certes nous sommes particulièrement sensible pour notre part la sagacité de interprète quand ayant signale les effets de la révolution russe sur histoire de la Révolution fran aise il note au passage << La double idée un commencement de histoire et une nation-pilote été réinvestie sur le phénomène soviétique 25 La remarque éclaire au mieux et la secrète combinaison entre idéologie nationale et idéologie socialiste et efficacité une logique de la représentation par-delà le déplacement de ses contenus Mais reste que ce genre analyse est pas soutenu et ne saurait être par le mécanisme de la preuve il requiert de la part du lecteur la liberté de se défaire de image de la Révolution comme un commencement absolu de histoire et de LT SS comme modèle de la bonne société

Enfin le principe de la démarche de Furet apparaît pleinement il indique les conditions qui rendent possible en notre temps une distance critique égard de la Révolution fran aise Le fait nouveau observe-t-il est que les espérances mises dans le régime issu de la Révolution se sont évanouies Tant que le procès de ce régime été le monopole de la pensée de droite il pas provoqué une reflexion nouvelle sur la politique car pour la conduire la droite besoin de remanier aucun élément de son héritage il lui suffit de rester intérieur de la pensée contre-révolutionnaire En revanche important est une culture de gauche une fois elle accepté de réfléchir sur les faits est-à-dire sur le désastre que constitue expérience communiste du xxe siècle au regard de ses propres valeurs est amenée critiquer sa propre idéologie ses interprétations ses espoirs ses rationalisations 25 On ne saurait mieux faire entendre comment le rapport que nous établissons avec le passé est impliqué dans celui que nous entretenons avec le présent comment la connaissance de histoire se trouve commandée par expérience de histoire Voilà certes qui ne veut pas dire et nous ne croyons pas que ce soit la pensée de Furet il faille inverser le sens des identifications retrouver le totalitarisme dans idéal du jacobinisme confondre le système du goulag et celui de la Terreur Mais progrès considérable voilà qui incite mettre en question le discours révolutionnaire au lieu de le prendre la lettre déceler la contradiction qui établit entre idéologie et la pratique enfin chercher un sens dans le processus historique qui fait

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sortir de la Révolution un régime oppression plutôt que de se contenter imputer aux circonstances la corruption des principes Sans doute auteur ne manque-t-il pas dans

le même temps de préciser que le désinvestissement de la Révolution fran aise ou dans le langage lévistraussien que le refroidissement de objet est inscrit dans la mutation du savoir historique il juge le temps venu de faire droit ce qui est aussi un primùm movens de historien la curiosité intellectuelle et activité gratuite de connaissance du passé 24 est il le juste souci de ne pas tomber dans le piège du relativisme de ne pas dissoudre la pensée de histoire dans une histoire de la pensée ce qui ne ferait que masquer plus profondément ses présupposés de ne pas dissocier la critique des illusions qui accompagnaient nos convictions politiques de la quête de la vérité qui fait partie intrinsèque de entreprise scientifique Toutefois on croirait en vain comme certaines formules le suggèrent que la science historique conduit tôt ou tard par une nécessité interne penser la Révolution fran aise car pour la penser il ne suffit pas de se détacher de son héritage Osons même dire considérer ses développements elle

pas moins tendu au refroidissement du sujet celui de objet et elle est faite toujours plus réticente la réflexion politique en tentant occuper une situation qui la soustrairait épreuve de leur implication réciproque Au demeurant que Furet appelle une redécouverte de analyse du politique montre bien il est sensible une perte un oubli qui accompagnent le progrès des connaissances et qui ne tiennent pas immaturité de la science Mais peut-être a-t-il hésité mettre plus radicalement en question ce progrès

De cette hésitation nous voyons le signe dans ce qui nous semble par moment une simplification de historiographie révolutionnaire Autant en effet sa critique du mythe de identité et des origines paraît-elle convaincante autant pouvons-nous regretter il ait pas scruté de plus près la rupture qui est effectuée au cours de la dernière partie du xixe siècle dans la conception de histoire Ce est pas seulement Tocqueville est déjà Benjamin Constant Chateaubriand et dans des perspectives toutes différentes est Thierry et Guizot Michelet et Quinet Leroux et Proudhon qui per oivent un écart entre le discours et la pratique des acteurs et interrogent par-delà les données manifestes un bouleversement de la société et de la culture dont le sens leur paraît tout la fois politique philosophique et religieux Pour nous en tenir Michelet Furet oppose Tocqueville en des termes contestables et de surcroît peu conformes son inspiration

Michelet nous dit-il communie commémore alors que Tocqueville ne cesse interroger écart il soup onne entre les intentions des acteurs et le rôle historique ils jouent Michelet installe dans la transparence révolutionnaire il célèbre la coïncidence mémorable entre les valeurs le peuple et action des hommes 30-3 1)

Or est Michelet il faudrait bien plutôt opposer lui-même si on voulait lui rendre justice Car il est bien vrai que celui-ci est le grand communiant mais non moins il identifie avec un invisible il embrasse le tout de la Révolution mais du même coup défait image re ue de ses enchaînements de son unité de sa positivité il est vrai il la commémore mais aussi il la juge incommémorable il lui voit pour monument le vide comme il écrit dans sa Préface de 1847 son symbole est le Champ de Mars ce sable aussi blanc que Arabie il est encore vrai il prétend se glisser dans la peau des acteurs mais non pas il approprie leur discours il veut restituer ouvrage du temps qui met en pièces leur conduite et leur croyance les désarticule peu peu comme des pantins Peu fondée nous semble idée il célèbre la coïncidence entre les valeurs le peuple et action des hommes Du peuple il fait une force omniprésente mais latente auquel on emprunte abusivement son nom on érige en sujet et en juge et combien de fois observe-t-il pas il est absent sur le théâtre des événements souvenons-nous seulement de ce il dit sur absentéisme de Paris dès la fin 92 le tyran 1009 Si aiguë est sa critique de la distance entre le peuple et les hommes qui agissent sa place et le font

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parler les héros de histoire convenue comme il les appelle on étonne que Furet ne ait pas exploitée pour couper herbe sous les pieds ceux de ses détracteurs qui dénonceront ses sources de droite Car ce est pas Tocqueville mais Michelet qui écrit des Girondins et des Montagnards

Ces docteurs ont cru précisément comme ceux du Moyen Age posséder seuls la Raison en propre en patrimoine ils ont cru également elle devait venir en haut du plus haut est-à-dire eux-mêmes ... Les deux partis également ... re urent toute leur impulsion des lettrés une aristocratie intellectuelle

Ou une formule plus frappante Voilà une bien terrible aristocratie dans ces démocrates Ce est pas Cochin mais Michelet encore qui affirme

les Jacobins firent de fréquents appels la violence du peuple la force de ses bras ils le soldèrent le poussèrent mais ne le consultèrent point. Tout ce que leurs hommes votaient dans les clubs de 93 par tous les départements se votait sur un mot ordre envoyé du Saint des Saints de la rue Saint-Honoré Ils tranchèrent hardiment par des minorités imperceptibles les questions nationales montrèrent pour la majorité le dédain le plus atroce et crurent une foi si farouche leur infaillibilité ils lui immolèrent sans remords un monde hommes vivants

Enfin est Michelet qui avant Furet déclare propos de la Terreur Elle eut incroyables obstacles surmonter mais les plus terribles de ces obstacles

elle-même les avait faits Mais peut-être importe-t-il davantage de rappeler que le fondement de son interprétation est pas moins politique quoique tout différent que celui de interprétation de Tocqueville Il voulu mettre en évidence ce qui justement échappé ce dernier le principe monarchique de Ancien Régime celui une constitution générale de la société dont les rapports sociaux et économiques ne suffisent pas donner la définition celui une architecture qui imbrique dans la représentation du roi celle de la noblesse celle des ordres des corps et des rangs et dont la charpente malgré les changements advenus demeurait théologico-politique Et nous lui devons déjà idée un transfert de autorité royale dans le gouvernement révolutionnaire Or considérer uvre de Michelet et de quelques-uns de ses contemporains on est induit se demander si paradoxalement ce est pas essor une histoire inspiration positiviste dans laquelle nous incluons les travaux marxistes car ils en fournissent une variante eminente qui scellé en le masquant demi le mythe des origines et de identité nationale ou révolutionnaire On serait alors tenté de trouver dans entreprise de Furet en même temps que la critique une tradition historiographique le signe un retour une source de la pensée moderne de histoire

Tentons de reconstituer les principales articulations de argument de Furet car elles ne sont pas toutes apparentes pour mieux apprécier la subtilité de son interprétation et poser au passage quelques questions

Son point de départ signalions-nous lui est fourni par la critique de historiographie devenue dominante la fin du xixe siècle qui trouvé sa rationalisation et sa canonisation dans les travaux marxistes Celle-ci montre-t-il combine une explication et un récit La première est fondée sur analyse de la Révolution et de son bilan Le second porte sur les événements qui se déroulent de 1789 ou 87 Thermidor ou au 18 Brumaire explication est induite par le récit en ce sens que historien fait sienne image présentée par les acteurs une coupure absolue entre le passé et avenir entre Ancien Régime défini par le règne

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de absolutisme et de la noblesse et la France nouvelle défini par le règne de la liberté et du peuple ou de la bourgeoisie soutenue par le peuple Simultanément le récit est commandé par explication car il ordonne comme si une fois données les causes la pièce allait toute seule mue par ébranlement initial 34 Ce métissage des genres repose sur la confusion de deux objets irréductibles II mêle la Révolution comme procès historique ensemble de causes et de conséquences et la Révolution comme modalité du changement comme dynamique particulière de action collective ibid. Or une telle confusion résulte de adhésion un postulat dont la validité est jamais mise en question celui de la nécessité historique qui dissout la singularité de événement

Si en effet des causes objectives ont rendu nécessaire et même fatale action des hommes pour briser ancien régime et en instaurer un nouveau alors il pas de distinction faire entre le problème des origines de la Révolution et la nature de événement lui-même Car il non seulement coïncidence entre nécessité historique et action révolutionnaire mais transparence entre cette action et le sens global qui lui été donné par ses acteurs rompre avec le passé fonder une nouvelle histoire 35)

Ajoutons pour notre part en accord au demeurant avec les observations de Furet que tout ce qui paraîtra excéder le cours jugé prévisible et pour ainsi dire normal de la Révolution sera imputé des accidents et ne devra jamais en modifier le sens les débordements de la Terreur seront rapportés la guerre celle-ci au complot des ennemis du peuple etc Ce postulat note Furet relève une illusion rétrospective classique de la conscience historique ce qui arrive apparaissant après coup comme le seul avenir possible que portait le passé mais il se trouve soutenu examen de la Révolution fran aise par un second postulat savoir que celle-ci marque une rupture absolue dans histoire de France Sous son effet le nouveau se voit en même temps que surgir de ancien contenir le principe de tout le futur En autres termes le postulat de la nécessité gagne de sa liaison avec celui de la Révolution comme destruction-avènement le pouvoir opérer une unification du processus social et historique Le marxisme ne fait donc que emparer de ce schéma quand il introduit le concept de révolution bourgeoise qui réconcilie tous les niveaux de la réalité historique et tous les aspects de la Révolution fran aise La Révolution est alors censée effectuer accouchement du capitalisme encore embryonnaire au xvine siècle celui de la bourgeoisie dont les aspirations restaient comprimées par la noblesse et celui un ensemble de valeurs on juge lui être consubstantiel Elle est censée dévoiler la nature de Ancien Régime tel il existait une pièce en le définissant contrario par le nouveau Enfin elle est censée poser les prémisses dont avenir tirera les conséquences nécessaires un tel point de vue la dynamique de la Révolution devient transparente elle accomplit la destruction du mode de production féodal elle un agent parfaitement adapté son uvre et elle parle le langage que requièrent les tâches du temps est en dénon ant les artifices de cette construction que Furet va la rencontre de sa question Inutile de attarder sur le détail de sa critique telle il la formule au mieux dans essai intitulé Le cathéchisme révolutionnaire mais du moins pouvons-nous en resserrant argument signaler le plus important analyse de histoire du point de vue du mode de production est pertinente nous fait-il entendre embrasser le long terme Appliquée au court terme elle est impuissante fournir la preuve un changement structurel entre la France de Louis XVI et celle de Napoléon vouloir tenir vouloir découvrir dans la Révolution une mutation dans économie qui coïnciderait avec une victoire de la bourgeoisie sur la noblesse on se condamne ignorer expansion économique qui caractérise le xvine siècle installation du capitalisme dans les pores de la société seigneuriale le rôle que joue une fraction de la noblesse dans cette expansion notamment en ce qui concerne industrie Prisonnier de image de la féodalité on mêle les traits du régime féodal ceux du régime seigneurial sans se soucier de ce que exploitation des paysans doit une nouvelle forme

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économie On tient pour acquis sans le démontrer que existence une noblesse était en tant que telle incompatible avec les progrès du commerce et de économie de profit tandis on reste aveugle tout ce qui marque une continuité entre la période pré- et la période post-révolutionnaire on ne se demande pas en quoi le morcellement de la propriété précipité par la Révolution été favorable au développement du capitalisme en France ou il ne pas plutôt entravé En second lieu analyse conduite en termes de lutte de classes non seulement méconnaît la vitalité une partie de la noblesse tant dans la vie économique que dans sa participation essor une nouvelle culture centrée sur les Lumières mais elle efface les multiples oppositions qui la divisent témoignant une hétérogénéité toujours plus accentuée et qui font apparaître quand il agit du conflit entre anciens et nouveaux nobles un clivage autrement mais non moins significatif que celui des classes une fa on générale une telle perspective interdit de repérer entrelacement toujours plus complexe de deux systèmes de classification et identification sociales dont un est depuis longtemps fondé sur la distinction des ordres des rangs des filiations des corps et autre résulte de la fusion au sein une nouvelle élite dirigeante de couches qui ont en commun richesse lumière et puissance

est que pour discerner ambiguïté de Ancien Régime il aurait fallu prendre en compte le rôle que joue la monarchie absolutiste dans la transformation sociale par la pratique de la vénalité des offices et anoblissement par la modernisation de administration et encouragement du commerce

Progressivement note Furet la monarchie miné grignoté détruit la solidarité verticale des ordres et notamment celle de la noblesse sur le double plan social et culturel social en constituant par les offices notamment une autre noblesse que celle de époque féodale et qui est majoritairement la noblesse du xvme siècle Culturel en proposant aux groupes dirigeants du royaume rassemblés désormais sous son aile un autre système de valeurs que honneur personnel la patrie et tat Bref en devenant le pôle attraction de argent du fait il est distributeur de la promotion sociale tat monarchique tout en conservant héritage de la société ordres créé une structure sociale parallèle et contradictoire avec la première une élite une classe dirigeante 139)

Enfin troisième élément de la critique qui concerne analyse de la dynamique révolutionnaire le marxisme fait de la bourgeoisie le sujet historique sans se préoccuper de définir le mode de participation des différents groupes bourgeois la Révolution sans se demander pourquoi ceux qui la guidaient étaient pas le plus étroitement impliqués dans le développement du capitalisme Il se heurte au fait il plusieurs révolutions dans la Révolution notamment une révolution paysanne et une révolution du petit peuple urbain mais plutôt que de mettre en évidence la multiplicité et la contradiction des intérêts et la fonction exerce dans cette situation le jacobinisme comme idéologie intégration et de compensation il préserve son schéma en imaginant une bourgeoisie contrainte par les événements et par la nécessité de satisfaire ses alliés radicaliser ses méthodes et ses objectifs pour défendre sa révolution Ainsi trouve-t-on dans la guerre indice un conflit économique entre la bourgeoisie fran aise et son rival anglais et dans la Terreur produit de la guerre une manière plébéienne achever la révolution bourgeoise et en finir avec ses ennemis Cela alors que la guerre été voulue par le roi ou la noblesse déchue avant de être par les Girondins elle fourni aux leaders révolutionnaires occasion de donner figure idée de nation de lier unité du peuple au combat contre ses ennemis et de cimenter la masse autour du nouvel tat en mobilisant les vieilles passions militaires au service une mission émancipation universelle Et cela alors que la Terreur il est vrai elle fut bien associée lors de ses deux premiers épisodes une conjoncture de péril national connut sa grande poussée au printemps 1794 en plein

redressement de la situation militaire Que les critiques de Furet laissent intacte exigence une étude de la genèse de la

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bourgeoisie moderne voilà ce dont on ne saurait douter ni davantage il voie comme tous les historiens ériger avec la Révolution les fondements de la société bourgeoise Ce il conteste est on puisse partir de idée de la bourgeoisie comme une classe définie par la place elle occupe dans un système de production située en opposition avec la noblesse du seul fait des intérêts que lui compose sa position formant une totalité dont les seules différences internes tiendraient la diversité des fonctions que ses membres remplissent les unes pratiques les autres idéologiques et on construise ainsi un individu historique doté de besoins de connaissances de volonté et de passions sous la seule réserve que sa conduite est dépendante de la relation il entretient avec les autres classes et de influence des événements Un tel individu est identifiable ni sous Ancien Régime ni pendant la Révolution Sous Ancien Régime la division sociale est informulable dans les seuls termes de la division de classes Nous venons de le signaler une partie de la noblesse et une partie de la roture sont indistinctes tant par leurs intérêts que par leurs conditions existence leurs manières de sentir et de penser un modèle de sociabilité est imposé qui ne relève plus des normes de la vieille société aristocratique De ce modèle on peut bien dire il contient les prémisses une révolution du fait de son incompatibilité avec le système des ordres tel il subsiste mais en vain voudrait-on imputer initiative un acteur Quant la Révolution elle-même si elle procède une scission entre le tiers état et la noblesse on ne saurait conclure elle résulte un projet historique de la bourgeoisie et en développe les conséquences car les groupes bourgeois qui avancent sur le devant de la scène agissent dans une situation ils ne dominent pas la vacance du pouvoir créée par effondrement de la monarchie abord la mobilisation des masses populaires ensuite qui interdit de fixer la formule un nouveau pouvoir distinct du peuple leur dérobent les repères du légitime et de illégitime du réel et de imaginaire du possible et du désirable Comment jugerait-on au demeurant que la Révolution est oeuvre de la bourgeoisie les principes dont celle-ci se réclamera plus tard sont établis dès 1790 alors que la Révolution en est sa première phase Dans tous les cas intelligence de la genèse de la bourgeoisie est subordonnée celle de la forme politique au sein de laquelle celle-ci se décide

historiographie marxiste apparaît nous avons dit régie par la représentation une rupture dans histoire et une scission dans la société qui était déjà celle des acteurs révolutionnaires celle qui esquisse pour la première fois dans le pamphlet de Sieyès Les critiques elle suscite requièrent donc on fasse sauter ce premier verrou qui bloque la voie de interprétation Si Furet convaincu de cette tâche appelle relire Tocqueville est il lui reconnaît le mérite avoir été le premier entreprendre Telle est donc la seconde articulation de argument montrer comment Tocqueville libéré la pensée de la Révolution de la croyance en la Révolution une croyance qui pouvait ailleurs nourrir aversion comme admiration Mais encore faut-il pour ne pas se méprendre sur le chemin suivi par notre historien remarquer il épouse pas toutes les thèses de Tocqueville et il tire de son uvre un double parti car elle instruit par ce elle dit et ce elle se prive de dire tout en rendant sensible sa défaillance Les critiques adressées auteur de Ancien Régime et la Révolution sont donc un autre ordre que celles qui portaient contre historiographie marxiste Elles ne sont plus si on peut dire externes mais internes Elles se forment dans le cadre même de sa problématique pour en franchir les limites

Furet commence en effet par mettre en évidence originalité et audace de Tocqueville Celui-ci mis en doute ampleur de innovation révolutionnaire il est attaché repérer par-delà les signes éclatants une rupture la trace continue un procès de renforcement de tat travers la centralisation administrative et un procès de démocratisation de la société travers égalité des conditions Or on croirait tort il est contenté apporter une nouvelle interprétation du long terme Il dissocié de la Révolution

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comme mode action historique une révolution que notre historien appelle une révolution-procès Ce ne sont pas des causes encore inaper ues de événement révolutionnaire il prétend substituer aux causes communément évoquées son travail consiste faire apparaître une dimension de histoire qui est non seulement ignorée mais dissimulée par les conduites et les représentations des hommes qui croient faire la Révolution Sans doute convient-il interroger et de rectifier le mouvement de son analyse Furet pointe ainsi les lacunes dans son information historique dénonce bon droit son idéalisation de la noblesse traditionnelle sa méconnaissance du rôle joué par

tat monarchique dans la redistribution des richesses et la constitution une nouvelle élite dirigeante Inutile entrer dans le détail de sa critique bornons-nous noter au passage que solidement fondée pleinement convaincante dans les conclusions qui en sont tirées sur la nature de Ancien Régime elle ne fait peut-être pas pleinement droit la subtilité de Tocqueville auteur comme peu autres occupé renverser ses propres énoncés combiner idée des changements de fait du pouvoir administratif avec celle du changement symbolique du statut de tat idée de égalité et de la similitude croissante des individus avec celle une inégalité et une dissemblance toujours plus accusées idée une uniformisation du champ social avec celle de hétérogénéité des modes de comportement et des croyances enfin ambiguïté décisive par ses effets sur appréciation de la Révolution idée de Ancien Régime comme immense transition historique processus de décomposition de la société aristocratique et celle de Ancien Régime comme système qui en dépit de ses contradictions tient ensemble témoigne une unité interne pour ainsi dire organique

Ce qui retient notre attention est exploitation que fait Furet de la démarche de Tocqueville Convaincu de sa légitimité il en tire exigence de la poursuivre en constituant comme objet analyse distinct le fait révolutionnaire comme tel enchaîne ment événements vécus comme la Révolution fran aise ses yeux Tocqueville est arrêté devant la page blanche il était rendu lui-même nécessaire écrire Il reculé devant la question que faisait surgir sa propre analyse pourquoi ce processus de continuité entre ancien régime et le nouveau a-t-il emprunté la voie une révolution Et que signifie dans ces conditions investissement politique des révolutionnnaires

Ici nous tenons la troisième articulation de argument La découverte une révolution qui chemine avant la Révolution et se poursuit au-delà de son terme cette révolution que Tocqueville nomme abord la révolution démocratique puis il associe ensuite essor du pouvoir tat ne fait que rendre plus étrange la Révolution fran aise plus pressante la nécessité de la penser dans son étrangeté En autres termes dirions- nous le ressort de la connaissance est étonnement est parce il récuse apparence de la Révolution comme destruction-avènement que Tocqueville met en demeure de rendre raison de cette apparence Ces deux idées sont concevoir ensemble la Révolution ne coïncide pas avec la représentation elle donne elle-même mais il dans son concept

quelque chose qui correspond son vécu historique quelque chose on ne saurait dissoudre dans la révolution-procès quelque chose qui obéit pas la séquence des faits et des causes est nous dit Furet apparition sur la scène de histoire une modalité pratique et idéologique de action sociale qui est inscrite dans rien de ce qui précédée 41)

Dans ce moment deux difficultés nous sont sensibles auteur assigne la tâche de penser ce il exorbitant dans la Révolution mais sous peine de renoncer un idéal intelligibilité historique il lui faut bien garder en vue une seconde tâche celle de penser un rapport qui ne sera pas de causalité entre ancien et le nouveau qui excède Ainsi la proposition Que signifie. investissement politique des révolutionnaires ne saurait-elle faire oublier la précédente Pourquoi ce processus de continuité. a-t-il emprunté les voies une révolution autre part penser la Révolution comme telle

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avère la penser tout la fois dans sa modalité pratique et sa modalité idéologique est penser le nouveau sous le signe de invention sociale-historique et sous le signe de éclosion un nouvel imaginaire de histoire et de la société

Commen ons par examiner la seconde difficulté puisque la première bien elle lui soit liée apparaîtra pleinement étape ultérieure de argument Dans le passage que nous évoquons après avoir formulé exigence apprécier la dynamique révolutionnaire et une fois de plus récusé un schéma explication qui fait de la Révolution une figure naturelle de histoire des opprimés en négligeant que dans la plupart des pays européens ni le capitalisme ni la bourgeoisie ont eu besoin de révolution pour imposer Furet porte un jugement sans équivoque Mais la France est ce pays qui inventer par la Révolution la culture démocratique et qui révèle au monde une des consciences fondamentales de action historique Quelques lignes plus loin il précise sa pensée examen des circonstances du déclenchement de la Révolution Tout par la Révolution bascule contre tat du côté de la société Car la Révolution mobilise une et désarme autre situation exceptionnelle ouvrant au social un espace de développement qui lui est presque toujours fermé Encore va-t-il ajouter ce commentaire une page plus loin La Révolution est espace historique qui sépare un pouvoir un autre pouvoir et où une idée de action humaine sur histoire se substitue institué Enfin il fait ressortir la portée universelle de la Révolution fran aise qui la différence de la révolution anglaise tout enveloppée dans le religieux et figée dans le retour aux origines contient avec le langage de Robespierre la prophétie des temps nouveaux La politique démocratique devenue arbitre du destin des hommes et des peuples 44)

Cette toute dernière formule paraît il est vrai ambiguë car elle ne laisse plus démêler ce qui relève une dynamique de innovation sociale et une dynamique idéologique Ce il de sûr est auparavant tout au cours des pages que nous citons le thème de invention sociale et historique invention un nouveau mode action et de communication entre les hommes et simultanément invention une idée de histoire et de la société comme espace dans lequel imprime le sens dernier des valeurs humaines ce thème demeure distinct tout en entrela ant avec celui de éclosion de idéologie un emportement dans le fantasme une action humaine et un monde historique et social délivrés de la contradiction En bref ce que suggère Furet qui nous semble le plus précieux et le plus énigmatique penser est que le moment de la découverte du politique

entendons le moment où la question du fondement du pouvoir et de ordre social se diffuse et implique en elle toute question sur les fondements de la vérité de la légitimité de la réalité le moment donc où se forme la sensibilité et esprit démocratique modernes et où institue une expérience sociale nouvelle est celui-là même où suivant le mot de Marx épanouit illusion du politique est encore que le moment où surgit pleinement la dimension historique de action et où investit dans la pensée de histoire dans celle de la société entendue comme société purement humaine une interrogation de portée universelle ce moment coïncide avec une espèce hypertrophie de la conscience historique il inaugure une perpétuelle surenchère de idée sur histoire réelle comme si elle avait pour fonction de restructurer par imaginaire ensemble social en pièces 42)

Autrement féconde nos yeux est idée de ce dédoublement de la signification du processus révolutionnaire que celle du dérapage que notre historien avan ait autrefois pour localiser dans le temps le partage de la révolution libérale et de la révolution terroriste Car il convient certes de repérer un tournant dans la Révolution davantage importe-t-il de reconnaître comme il nous invite présent elle est dès origine prise dans illusion de la politique et vouée une surenchère de idée sur histoire réelle ce que Burkê avait si bien per lui qui écrivait en 1790 encore il fut aveugle autre part

la fondation démocratique de même elle est son terme la source une

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prolifération initatives une mobilisation des énergies collectives qui bouleversent la relation entretient la société avec ses institutions et ouvre tous ses possibles

Il faut seulement regretter que Furet ne tire pas tout le parti de ces indications il fasse porter tout le poids de son analyse sur la dynamique idéologique de la Révolution et se borne mentionner invention une culture démocratique ou une politique démocratique sans en repérer les signes dans le tissu des événements sans préciser en quoi elles se distinguent de la fantasmagorie du pouvoir populaire sans faire apparaître tout ce que le débat moderne sur la politique et tout ce que la pratique le style et les enjeux des conflits sociaux doivent la Révolution Mais on comprend toutefois que son principal souci soit de mettre en évidence la logique de imaginaire qui sous-tend non seulement les conduites et les discours des acteurs enchaînement des luttes de factions et de groupes mais la trame des événements dont historien traite ordinairement comme accidents venus perturber le cours normal de la Révolution Car il est vrai que celle-ci ne se résume pas cette logique que idéologie ne se forme que sous effet une mutation qui elle est ordre symbolique que illusion de la politique suppose une ouverture au politique excès de idée sur histoire effective un sens neuf du passé et de avenir la fantasmagorie de la liberté de égalité du pouvoir du peuple de la nation une émancipation des croyances autorité la tradition au fondement naturel ou surnaturel des hiérarchies établies et du pouvoir monarchique il est non moins vrai que la Révolution ne prend figure ne se circonscrit dans le temps que ses épisodes ne articulent entre un début et une fin en raison un déchaînement de la représentation est-à-dire de affirmation fantastique que ce qui est posé par la pensée le discours la volonté coïncide avec être-même être de la société de histoire de humanité

Furet rend au mieux sensible le changement de perspectives qui commande sa lecture de la Révolution quand il écrit

Toute histoire de la Révolution donc prendre en charge non seulement impact des circonstances sur le déroulement des crises politiques successives mais aussi et surtout la manière dont les circonstances sont la fois prévues préparées aménagées utilisées dans imaginaire révolutionnaire et les luttes pour le pouvoir

et encore Les circonstances qui poussent en avant la dynamique révolutionnaire sont celles

qui inscrivent comme naturellement dans attente de la conscience révolutionnaire force de les avoir tellement anticipées celle-ci leur donne immédiatement le sens qui leur est destiné

Et ce fait il agisse de la guerre de la Terreur de la figure que vient prendre la domination jacobine analyse met en évidence la fonction elles viennent remplir dans le système de représentation et la nécessité elles tirent de leur propre exercice alors elles ne trouvent plus dans le réel leur motif de justification

Négligeons la part de la démonstration conduite épreuve des faits pour repérer brièvement les traits de imaginaire révolutionnaire Pour la première fois se forme la représentation une société de part en part politique dont toutes les activités et les institutions sont censées concourir son édification générale et en témoigner Cette représentation suppose que tout par principe se donne comme connaissable et

transformable et relève des mêmes valeurs elle contient la définition un homme nouveau dont la vocation est être agent historique universel et qui confond son existence publique et son existence privée le militant révolutionnaire Mais du même coup elle allie avec son contraire la représentation une société en défaut par rapport ce elle doit être en proie egoïsme des intérêts on doit contraindre devenir bonne peuplée individus malfaisants seuls responsables des échecs de la politique révolutionnaire la figure de homme universel en qui incarne le tout de la société

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accouple celle de homme particulier dont la simple individualité fait peser une menace sur intégrité du corps social Cependant ces premières observations ne prennent tout leur sens que si on découvre quel foyer alimente illusion une société idéalement accordée avec elle-même et un individu porteur de ses fins est par la folle affirmation de unité ou mieux de identité du peuple que se constitue idéologie révolutionnaire En lui sont censées se confondre la légitimité la vérité et la créativité de histoire Or cette image primordiale recèle une contradiction car le peuple ne paraît être conforme son essence la condition de se distinguer des masses populaires empiriquesde instituer et de se montrer comme législateur comme acteur comme conscient de ses fins En autres termes idée du peuple implique celle une opération incessante dont il serait auteur et qui le ferait accoucher de lui-même et celle une démonstration incessante devant lui- même il est en possession de son identité Ainsi seulement établit une coïncidence entre les valeurs dernières et action La combinaison des deux notions que Furet juge décisives celle de la vigilance populaire et celle du complot témoignent au mieux de cette élaboration imaginaire La première répond exigence de rendre sensible une distance interne au peuple de la produire constamment pour faire reconnaître elle est promise son annulation le peuple ne gagne la certitude de soi autant il se voit ne se perd pas de vue en épiant les signes de trahison La seconde découle de la nécessité de rapporter un foyer extérieur la trahison le peuple ne con oit pas des divisions qui sortent de lui il ne peut imaginer des obstacles qui ne soient pas imputables la volonté maléfique un ennemi du dehors

Découvrir la question que contient et refoule la représentation du peuple est du même coup faire émerger celle du pouvoir révolutionnaire Furet après avoir attiré attention sur la notion centrale de vigilance populaire observe justement qu elle pose chaque instant et notamment chaque tournant de la Révolution le problème insoluble des formes sous lesquelles elle exerce qui parle en son nom Quel groupe quelle assemblée quelle reunion quel consensus est dépositaire de la parole du peuple est autour de cette question meurtrière que ordonnent les modalités de action et la distribution du pouvoir 48-49)

En effet la détermination du lieu et du dépositaire du pouvoir est paradoxalement rendue impossible au moment même où se trouve annoncé un pouvoir pleinement légitime celui du peuple existant universel pleinement agissant donnant la société entière la même impulsion et pleinement conscient de ses fins En un sens la définition du pouvoir coïncide avec celle du peuple le peuple est censé non seulement détenir le pouvoir mais être Cependant comme lui-même est ce il est que dans la mesure où il extrait par la vigilance de la gangue de la société empirique on peut aussi bien dire que est là où surgit instance universelle de décision et de connaissance au lieu visible du pouvoir que le peuple affirme son identité Mais cette interprétation ne peut prévaloir car toute incarnation du peuple dans un pouvoir toute création un organe qui détiendrait de fa on permanente la volonté populaire ou seulement exercerait rend sensible un écart qui pas statut de droit entre instituant et institué un côté face assemblée qui prétend représenter le peuple en faisant les lois en son nom les hommes des sections ou des clubs ou les masses qui participent aux Journées prétendent figurer le peuple en acte un autre côté ceux-là mêmes en apparaissant pour ce ils sont des minorités exposent aussitôt se voir dénoncés comme groupes de fait qui non seulement trompent le peuple mais ne font que simuler son identité se comporter en usurpateurs

Sans entrer dans le détail de analyse convaincante que Furet donne de la stratégie de Robespierre dont habileté est de déjouer le piège que tend la Révolution tous les acteurs est-à-dire de ne point se fixer en un lieu défini de combiner la position de assemblée celle du club et celle de la rue faisons ressortir essentiel le pouvoir se trouve démesurément accru dès lors en lui investit la puissance de la Révolution

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celle du peuple et il se trouve voué une fragilité inattendue dès lors que se faisant visible dans un organe dans des hommes il se montre du même coup comme quelque chose de séparé et de ce fait extérieur la Révolution au peuple Or comprenons bien que ce qui est en question ce est pas seulement image individus qui efforcent tout la fois de identifier avec lui et par sa médiation au peuple et de accaparer est image du pouvoir lui-même la fois per comme force que produit le peuple et qui le fait être ce il doit être et comme force détachable de lui donc virtuellement étrangère susceptible de se retourner contre lui

idée du pouvoir et celle du complot sont donc nouées ensemble et doublement Le pouvoir se fait reconnaître comme pouvoir révolutionnaire intérieur au peuple en désignant un lieu ennemi où se fomente agression il lui faut le complot aristocratique pour effacer sa propre position toujours menacée elle est avoir exhiber comme particulière Mais en produisant le complot en pointant du doigt le foyer de agression il fixe image de Autre-ennemi il court le risque de la voir transférer sur lui-même le lieu du pouvoir apparaissant alors comme le lieu du complot

Remarquables sont cet égard les quelques pages que Furet consacre la rivalité de Brissot et de Robespierre occasion du débat sur la guerre Il semble que Brissot ait le premier compris la fonction de celle-ci dans la dynamique révolutionnaire comme en témoignent les formules fameuses de son discours aux Jacobins en décembre 91 Nous avons besoin de grandes trahisons notre salut est là. de grandes trahisons ne seront funestes aux traîtres elles seront utiles au peuple Tandis on étonne de voir Robespierre opposer une entreprise dont lui-même et les siens tireront si grand parti plus tard Mais Brissot demi saisi le ressort de la Révolution Sa seule pensée fut en faisant apparaître devant le peuple la figure de ses ennemis il exciterait sa foi patriotique lui donnerait conscience de son unité et du même coup fournirait pleine légitimité au pouvoir qui guidait son combat Robespierre fait preuve une intelligence intime de la révolution en ceci que non seulement il soup onne la duplicité de son adversaire sa visée du pouvoir sous le couvert de la défense du peuple mais plus profondément car on ne peut douter de sa propre ambition politique il devine que la révolution ne saurait accommoder ni une trahison ni un pouvoir qui soit circonscrit et porte leur nom il devine elle besoin une trahison omniprésente et occulte et un pouvoir qui ne se découvre pas Sa force est de suggérer que dans la politique girondine il le pouvoir caché sous la révolution et le complot caché sous le pouvoir Ainsi selon heureuse formule de Furet il incorpore son rival au piège que celui-ci tend Louis XVI et ses conseillers Quant lui devons-nous entendre la guerre le portera au pouvoir mais pas au pouvoir ministériel dont ont pu rêver Mirabeau ou Brissot ce magistère opinion inséparable de la Terreur 97)

Ce qui est dit là du magistère de opinion nous introduit la dernière étape de analyse de idéologie révolutionnaire qui permet de la distinguer radicalement des formations imaginaires du passé Il ne suffit pas en effet de repérer les représentations clefs autour desquelles celle-ci ordonne celle une société de part en part politique celle une société mobilisée par le dessein de la construction de homme nouveau celle du militant chargé de mission de universel celle un peuple qui trouve son unité dans égalité son identité dans la nation celle un pouvoir dans lequel ne fait que trouver expression sa volonté Il ne suffit pas même apprécier la mutation symbolique qui accompagne ces représentations la fusion qui opère entre le principe de la loi le principe du savoir et le principe du pouvoir et ce qui advient en conséquence la conversion du réel en garant de la validité du système de pensée révolutionnaire Encore convient-il de rapporter ces changements celui du statut de la parole et du statut de opinion

Le peuple la nation égalité la justice la vérité ont en effet existence que par la vertu de la parole censée en émaner et simultanément qui les nomme En ce sens le

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pouvoir appartient celui ou ceux qui sont capables être des porte-parole ou plutôt de se faire entendre comme tels de parler au nom du peuple et de lui donner son nom Pour reprendre la formule de Furet le déplacement du lieu du pouvoir se désigne ici au mieux par-delà le transfert explicite un foyer de souveraineté un autre le pouvoir émigré un lieu la fois fixe déterminé et occulte qui était le sien sous la Monarchie dans un lieu paradoxalement instable indéterminé qui ne indique que dans ouvrage incessant de son énonciation il se détache du corps du roi dans lequel se trouvait logés les organes dirigeants de la société pour rejoindre élément impalpable universel et essentiellement public de la parole Changement fondamental qui marque la naissance de idéologie certes exercice de la parole sur le mode de la parole fondatrice avait toujours été lié exercice du pouvoir Mais là où régnait la parole du pouvoir vient régner le pouvoir de la parole

De ce fait faut-il aussitôt ajouter celui-ci ne règne en se dissimulant comme pouvoir la parole militante la parole publique qui adresse au peuple au nom du peuple ne saurait jamais dire le pouvoir elle contient Ce pouvoir est jamais débusqué que par une autre parole militante qui fait basculer la première au registre trivial une parole factieuse la destitue de sa fonction symbolique pour en emparer de telle manière au moment où une cible est atteinte le pouvoir se métamorphose et se rétablit en ne laissant choir que son support un homme des hommes des particuliers. Comme le fait comprendre Furet la dissimulation du pouvoir dans la parole est la condition de son appropriation en même temps elle crée celle une compétition politique incessante fondée sur la dénonciation des ambitions cachées de adversaire La même raison fait que

le pouvoir est dans la parole et qu il constitue un enjeu constant entre les paroles seules qualifiées pour se approprier mais rivales dans la conquête de ce lieu evanescent et primordial est la volonté du peuple 73)

Cependant les moyens de cette conquête les mécanismes de la compétition demeureraient voilés si nous ne prenions en considération une nouvelle figure celle de opinion qui ne se confond ni avec le pouvoir ni avec le peuple mais fournit intermédiaire qui permet de les rapporter imaginairement un autre un côté opinion est un substitut du peuple dont la réalité actuelle fait toujours défaut ce qui ne veut pas dire elle en offre une représentation pleinement déterminée pour exercer sa fonction il faut elle ait comme lui la propriété de demeurer en de de toute définition donnée qui la priverait apparaître comme source de sens et de valeur mais du moins a-t-elle le caractère de se manifester et ainsi pourvu elle atteigne un certain degré homogénéité a-t-elle la capacité de fournir les signes de la présence du peuple un autre côté il la relation la plus étroite entre le pouvoir et opinion car celle-ci en se manifestant impose aux acteurs politiques soit une contrainte de fait leur parole soit simplement une référence laquelle ils ne peuvent se soustraire sans que celle-ci devienne parole privée En autres termes si un ou quelque groupe avère capable de parler au nom du peuple cela est possible que parce que sa parole se trouve accueillie diffusée reconnue comme sienne ou réengendrée par une voix qui semble être celle de personne qui soit comme déliée de toute attache sociale particulière et dans son anonymat témoigne une puissance universelle

La fonction de opinion au cours de la Révolution fran aise appelle ainsi deux commentaires une part le pouvoir de la parole suppose que se soit constitué un pôle opinion pôle dont la légitimité est affirmée sans restriction du fait de effondrement du pôle du pouvoir monarchique autre part opinion demeurant informe inlocalisable dans un corps irréductible un ensemble énoncés se faisant et se refaisant sans cesse le pouvoir de la parole se conquiert effectivement par un art de susciter son expression en occurrence de fabriquer de unanimité dans des espaces ad hoc sociétés ou clubs grâce

des votes de motions qui ne portent pas trace de intention des personnes En ce sens le

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pouvoir ne réussit se dissimuler dans la parole autant que la parole réussi se glisser dans opinion et faire ignorer

ce point de son analyse Furet suit la piste ouverte par Augustin Cochin le dernier essai de son ouvrage lui est tout entier consacré Sans doute leurs chemins se sont-ils croisés auparavant puisque nous est-il rappelé Cochin était déjà assigné pour tâche celle-là même que formule notre historien dans un prolongement critique de Tocqueville non pas éclairer la Révolution la lumière de son bilan non pas la réinsérer dans la continuité un procès de longue durée mais penser la rupture du tissu historique la logique du déchaînement révolutionnaire se situer au niveau où cette rupture se produit qui est politique et idéologique mettre en évidence les effets un nouveau système de légitimité qui implique identification du pouvoir et du peuple Mais selon Furet un des plus grands mérites de Cochin est avoir tenté une analyse sociologique des mécanismes de idéologie démocratique en mettant en évidence la fonction des sociétés de pensée dans la production de opinion Le jacobinisme dans lequel se découvre au mieux le sens de la pratique et de idéologie révolutionnaires la conjonction neuve un système action et de représentation lui est apparu comme un héritage et la forme achevée un type organisation politique et sociale déjà largement répandu dans la seconde moitié du xvine siècle qui était imposé travers les cercles et les sociétés littéraires les loges ma onniques les académies les clubs patriotiques ou culturels

est-ce une société de pensée selon Cochin Son interprète répond

est une forme de socialisation dont le principe est que ses membres doivent pour tenir leur rôle se dépouiller de toute particularité concrète et de leur existence sociale réelle Le contraire de ce on appelait sous Ancien Régime les corps définis par une communauté intérêts professionnels ou sociaux vécus comme tels La société de pensée est caractérisée pour chacun de ses membres par le seul rapport aux idées et est en quoi elle préfigure le fonctionnement de la démocratie 224)

Et quel est le but de cette société

Ce est ni agir ni de déléguer ni de représenter est opiner est de dégager entre ses membres et de la discussion une opinion commune un consensus qui sera exprimé proposé défendu Une société de pensée pas autorité déléguer de représentants élire sur la base du partage des idées et des votes est un instrument qui sert fabriquer de opinion unanime. ibid.)

est donc dans cette lumière le jacobinisme est devons-nous comprendre le modèle de la société de pensée pleinement développé et transformé dès lors que le modèle des corps se dissout et que effondre le pouvoir monarchique Alors la notion de individu abstrait membre de la société de pensée devient celle du citoyen la notion une opinion unanime vient étayer la représentation du peuple-un et tous les procédés de manipulation des débats de sélection des adhérents des militants au service de la production de discours homogènes gagnent une efficacité pratique en même temps que symbolique le pouvoir qui se dissimule dans la parole pour accoupler avec opinion se convertit en pouvoir politique

Mais est aussi ce point de analyse que se livre la dernière articulation de argumentation de Furet et que surgit une difficulté laquelle nous avions fait allusion Le lecteur peut en effet étonner du retour une question il croyait écartée celle sinon des causes du moins des conditions émergence de la Révolution au sein de Ancien Régime Furet aurait-il que reporté au registre de la sociabilité démocratique une idée de la continuité de histoire que autres croyaient trouver au registre du mode de production et de la lutte des classes ou au registre de la croissance de tat et de la centralisation administrative nos yeux cette difficulté mérite être mentionnée non

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parce elle met en échec interprétation mais bien plutôt parce elle nous incite mieux en apprécier la démarche Il est bien vrai en effet que Furet va chercher son tour dans Ancien Régime les signes de ce que sera idéologie révolutionnaire Mais cette recherche au reste plus fine et plus fouillée que nous ne le faisons entrevoir annule pas le principe il est fixé abandonner le lieu fictif un survol de histoire qui fournirait assurance que le nouveau surgit de ancien comme les conséquences de leurs prémisses concevoir la forme politique singulière que décrit la Révolution en rupture avec le passé est examen de cette forme politique qui induit repérer les traits dans lesquels elle ébauchait La Révolution est pas con ue par lui en fin de compte comme le produit une histoire antérieure de telle sorte il suffirait de se replacer dans son cours au milieu du xvine siècle par exemple pour la voir poindre Elle offre comme un révélateur du passé et ce elle révèle ce est pas toute la société Ancien Régime historien de Ancien Régime peut conduire fort loin son étude sans interroger sur elle ce elle révèle est le décollement interne des représentations qui régissent ensemble des relations sociales la fracture qui est ouverte dans le système de légitimité cette sorte de béance que tout la fois ouvre et masque absolutisme ce est pas même le cheminement de la démocratie ou des idées nouvelles sensible dans toute Europe et plus particulièrement en Angleterre est ce que doit la référence contestée un pouvoir omniscient et tout puissant la pensée de égalité des individus comme celle de homogénéité et de la transparence du social

La réserve que nous inspire analyse conduite dans le sillage de Cochin un autre motif Celui-ci per dans avènement des sociétés de pensée une préfiguration du jacobinisme dans la formation de opinion que celle une puissance anonyme qui dissout en elle la diversité des points de vue particuliers Or il est sûr il touche un phénomène des plus importants dont on devait voir plus tard tous les développements avec la création des partis révolutionnaires modernes il laissé dans ombre son autre face cette irrigation nouvelle du tissu social par des associations qui prennent en charge le problème de la vie politique et de la culture le décloisonnement des espaces privés circonscrits alors dans les enceintes des corps la diffusion des méthodes critiques de connaissance et de discussion instauration un échange ou une communication des idées qui sous-tend opinion la différence de Tocqueville il est demeuré insensible ambiguïté de individualisme qui pour ce dernier implique la fois indépendance de la pensée le sens de initiative de la vraie forme de la liberté et isolement de chacun son abaissement devant la société sa sujétion la plus étroite au pouvoir qui est censé incarner Si on ne peut douter que Furet soit loin épouser ensemble des thèses de Cochin il lui reproche explicitement de négliger le mouvement qui ébauche en direction de la démocratie représentative au début de la Révolution et qui persiste en dépit de son échec sous la dictature jacobine elle-même son interprétation souffre une lacune celle que nous avions signalée quand nous nous étonnions de entendre parler de invention de la culture démocratique sans essayer la définir Furet répondrait-il que son dessein était de penser la révolution dans la Révolution fran aise et que ce qui fait la révolution est la poussée de idéologie il lui importait davantage en conséquence de mettre celle-ci en évidence et tout ce qui avait rendu possible que explorer les aspects multiples un changement qui ne requérait pas événement révolutionnaire Nous avons déjà dit que cette réponse était bien fondée et soutenue par une analyse rigoureuse de la dynamique révolutionnaire toutefois la question nous revient de ce qui fait excès de la Révolution Cet excès ne faut-il pas reconnaître il passe les limites de idéologie Ne faut-il pas trouver indice un écart irréductible soudain entrevu entre le symbolique et le réel une indétermination de un et de autre un écart dans être du social dont nous faisons toujours épreuve Notre auteur dit fort bien avec la Révolution ouvre la société un espace de développement qui lui est presque toujours fermé

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est-ce pas faire entendre que si la démocratie représentative avère impuissante établir ce est point seulement parce que illusion politique met les hommes hors eux- mêmes mais parce elle ne suffit pas préserver cette ouverture et en prétendant suffire elle paraît au contraire refermer cet espace peine dégagé Notre auteur observe encore avec perspicacité que les révolutionnaires ont subi attraction de absolutisme ils voulaient détruire repris en sous-main le projet une maîtrise entière du social que leur léguait tat Ancien Régime mais en mettant en évidence la dimension politique de la Révolution il incite aussi mesurer extraordinaire événement que fut la fin de la Monarchie expérience neuve une société qui ne se laissait plus appréhender dans la forme une totalité organique Or ne institue-t-il pas partir de cet événement un débat infini sur les fondements de la légitimité qui interdit la démocratie de se reposer dans ses institutions

Tocqueville et Quinet ont trouvé les mêmes mots ou presque pour formuler un ultime jugement sur la Révolution un disait elle inauguré le culte de impossible il dénon ait ainsi évasion dans imaginaire autre elle fait naître la foi en impossible il entendait que la négation du supposé réel est constitutive de histoire de la société moderne Deux idées décidément il faut tenir ensemble

Claude LEFORT

NOTES

La Révolution fran aise Paris Réalités-Hachette 1965-1966 Fayard 1973 Histoire de la Révolution fran aise La Pléiade NRF vol 300 Ibid. pp 300-301 Ibid. 297

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