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Nouvel Observateur 24-30 mars 2011 Un an et demi après la mort de Claude Lévi-Strauss paraissent deux volumes inédits (*) : l’un ressemble trois conférences données à Tokyo par l’auteur de « Tristes tropiques » et l’autre, des textes sur la civilisation japonaise. Bonnes feuilles exclusives Claude et Monique Lévi-Strauss, sur le fleuve Sumida, à Tokyo, en avril 1986 Descartes et l’âme japonaise Il n'est certes pas besoin d'être anthropologue pour remarquer que le menuisier japonais se sert de la scie et du rabot a l'envers de ses collègues occidentaux : il scie et rabote vers soi, non en poussant l'outil vers l'extérieur. Le fait avait déjà frappe Basil Hall Chamberlain à la fin du XIX e siècle. Ce professeur à l'université de Tokyo, observateur sagace de la vie et de la culture japonaises, était un éminent philologue. Dans son célèbre livre « Things Japanese », il enregistre le fait, en même temps que plusieurs autres, sous la rubrique Topsyturvidom, que je traduis approximativement par « où tout est sens dessus dessous », comme une bizarrerie à laquelle il n'attache pas de signification particulière. En somme, il ne va pas plus loin qu'Hérodote remarquant, il y a plus de vingt-quatre siècles, que par rapport à ses compatriotes grecs les anciens Egyptiens faisaient tout à l'envers. De leur cote, des spécialistes de la langue japonaise ont noté comme une curiosité qu'un Japonais qui s'absente pour un court moment (mettre une

Claude Lévi Strauss-extraits de deux nouvelles publications

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Un an et demi après la mort de Claude Lévi-Strauss paraissent deux volumes inédits : l’un ressemble trois conférences données à Tokyo par l’auteur de « Tristes tropiques » et l’autre, des textes sur la civilisation japonaise. Bonnes feuilles exclusives Nouvel Observateur 24-30 mars 2011

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Nouvel Observateur 24-30 mars 2011

Un an et demi après la mort de Claude Lévi-Strauss paraissent deux volumes inédits (*) :l’un ressemble trois conférences données à Tokyo par l’auteur de « Tristes tropiques » etl’autre, des textes sur la civilisation japonaise. Bonnes feuilles exclusives

Claude et Monique Lévi-Strauss, sur le fleuve Sumida, à Tokyo, en avril 1986

Descartes et l’âme japonaise

Il n'est certes pas besoin d'être anthropologue pour remarquer que le menuisier japonais sesert de la scie et du rabot a l'envers de ses collègues occidentaux : il scie et rabote vers soi,non en poussant l'outil vers l'extérieur. Le fait avait déjà frappe Basil Hall Chamberlain àla fin du XIX e siècle. Ce professeur à l'université de Tokyo, observateur sagace de la vieet de la culture japonaises, était un éminent philologue.

Dans son célèbre livre « Things Japanese », il enregistre le fait, en même temps queplusieurs autres, sous la rubrique Topsyturvidom, que je traduis approximativement par« où tout est sens dessus dessous », comme une bizarrerie à laquelle il n'attache pas designification particulière. En somme, il ne va pas plus loin qu'Hérodote remarquant, il y aplus de vingt-quatre siècles, que par rapport à ses compatriotes grecs les anciensEgyptiens faisaient tout à l'envers. De leur cote, des spécialistes de la langue japonaise ontnoté comme une curiosité qu'un Japonais qui s'absente pour un court moment (mettre une

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lettre à la poste, acheter le journal ou un paquet de cigarettes) dira volontiers quelquechose comme « Itte mairimasu » ; à quoi on lui répond « Itte irasshai ». L'accent n'estdonc pas mis, comme dans les langues occidentales en pareille circonstance, sur ladécision de sortir, mais sur l'intention d'un prochain retour. De même, un spécialiste del'ancienne littérature japonaise soulignera que le voyage y est ressenti comme unedouloureuse expérience d'arrachement, et reste hanté par l'obsession du retour au pays. Demême enfin, à un niveau plus prosaïque, la cuisinière japonaise, parait-il, ne dit pascomme en Europe « plonger dans la friture » mais « soulever » ou « élever » (ageru) horsde la friture...

L'anthropologue se refusera à considérer ces menus faits comme des variablesindépendantes, des particularités isolées. Il sera au contraire frappe par ce qu'ils ont decommun. Dans des domaines différents et sous des modalités différentes, il s'agit toujoursde ramener vers soi, ou de se ramener soi-même vers l'intérieur. Au lieu de poser audépart le « moi » comme une entité autonome et déjà constituée, tout se passe comme si leJaponais construisait son « moi » en partant du dehors. Le « moi » japonais apparaît ainsinon comme une donne primitive, mais comme un résultat vers lequel on tend sanscertitude de l'atteindre. Rien d'étonnant si, comme on me l'affirme, la fameuse propositionde Descartes « Je pense, donc je suis » est rigoureusement intraduisible en japonais ! Dansdes domaines aussi variés que la langue parlée, les techniques artisanales, les préparationsculinaires, l'histoire des idées [...], une différence, ou, plus exactement, un système dedifférences invariantes se manifeste à un niveau profond entre ce que, pour simplifier,j'appellerai l'âme occidentale et l'âme japonaise, qu'on peut résumer par l'opposition entreun mouvement centripète et un mouvement centrifuge. Ce schéma servira l'anthropologued'hypothèse de travail pour essayer de mieux comprendre le rapport entre les deuxcivilisations.

L'« art de l'imparfait »

L'art de Sengai (1), reconnaissait André Malraux, laisse le spectateur occidental perplexe.«Aucun art extrême-oriental, poursuivait-il, n'est aussi éloigne du nôtre, et de nous. »

Chaque fois que le sens des légendes inscrites par Sengai en marge de ses peintures nousest dévoile, nous comprenons un peu mieux les raisons de ce malentendu. Car, par leursignification et leur graphisme, les mots ont autant d'importance que le sujet. Du fait queces courts textes souvent en forme de poèmes, avec leurs citations implicites, leursallusions facétieuses, leurs sous-entendus, nous échappent, nous n'obtenons des oeuvresqu'une perception mutilée. [...] Par son appartenance au zen, Sengai se situe dans lafiliation spirituelle des maîtres de la cérémonie du thé qui, dès le XVIe siècle,recherchaient en Corée et en Chine les ustensiles les plus grossiers et les plus humbles :bols à riz de paysans pauvres, fabriques sur place par des artisans de village. D'avoir étéproduits sans habileté manuelle et sans prétentions esthétiques aux yeux des maîtres de théleur conférait plus de prix que si c'eussent été de véritables oeuvres d'art. Ainsi naquit legoût pour les matières rugueuses, les formes irrégulières, ce qu'un maître de thé appelad'un mot qui fil école : l'« art de l'imparfait ». En cela, les Japonais sont les vrais

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inventeurs de ce « primitivisme » que l'Occident redécouvrira plusieurs siècles plus tard— mais, fait significatif, après être passé par le stade du japonisme — à travers les artsafricains et océaniens, les objets populaires, l'art brut et, sous un autre aspect, les ready-made...

Pour les maîtres de thé cependant, il ne s'agissait pas, comme pour l'esthète occidental, deretrouver la liberté du geste créateur en deçà des règles conventionnelles, ni d'inventer unmode d'expression situé au-delà d'un savoir-faire tombe dans la banalité (comme levoudra la céramique raku, où, par des déformations intentionnelles, la recherche tropconsciente de l'imparfait devient un style ; dans le domaine des arts graphiques, l'Occidentoffre une sorte d'équivalent avec le monotype), mais de s'affranchir de tout dualisme pouratteindre un état où l'opposition du beau et du laid n'a plus de sens : état que lebouddhisme appelle « Ainsité », antérieur a toutes les distinctions, impossible à définirsinon par le fait d'être ainsi.

(1) Peintre et moine japonais (1750-1837).

(*) Publiés chez SEUIL, « La Librairie du XXI e siècle » :

L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne160 pages

L’autre face de la Lune208 pages