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Co-constructions, systèmes et fonctions? · Co-constructions, systèmes et fonctions∗ Mony Elkaïm Les travaux de Heinz von Foerster sur la seconde cybernétique, ainsi que ceux

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Co-constructions, systèmes et fonctions∗ Mony Elkaïm

Les travaux de Heinz von Foerster sur la seconde cybernétique, ainsi que ceux de Humberto Maturana et de Francisco Varela sur la perception, ont joué un rôle fondamental pour les thérapeutes familiaux. Heinz von Foerster (1) insistait sur la relation entre système observateur et système observé en montrant qu'on ne peut les séparer. Humberto Maturana et Francisco Varela (2), quant à eux, montraient que la perception visuelle, par exemple, naissait à l'intersection de ce qui s'offrait à nous et de notre propre système nerveux. Ce que nous voyons n'existe pas tel quel à l'extérieur de nous mais est le fruit de ce que déclenche en nous le monde extérieur. De nombreux chercheurs en thérapie familiale ont alors choisi de s'intéresser à la construction du réel. Ils se sont éloignés de plus en plus de l'idée que le système crée le problème pour se rapproche de l'idée que c'est le problème qui crée le système (3). Des auteurs comme Harlene Anderson et Harold A. Goolishian (4) proposèrent de conceptualiser les systèmes avec lesquels travaille le thérapeute comme existant dans le langage. Pour ces auteurs, le but de la thérapie est de développer un échange au niveau de la conversation qui permette de dissoudre («dissolve» en anglais) les problèmes et donc les systèmes qui organisent ces problèmes. Divers travaux se sont donc développés ces dernières années dans le champ de la thérapie familiale insistant sur la réalité comme construite par les membres du système thérapeutique ou même proposant de remplacer la métaphore cybernétique-systémique par une autre métaphore post-moderne et anthropologique (3). A mon grand étonnement, une place relativement limitée semble avoir été réservée dans ces recherches aux conséquences du paradoxe auto-référentiel pour le psychothérapeute. En effet, si on admet à la suite de von Foerster qu'on ne peut séparer l'observateur du système dans lequel il se trouve en train d'observer, comment alors le thérapeute peut dissocier ce qu'il décrit de sa propre expérience ? S'il ne prétend plus à l'objectivité, comment le thérapeute peut-il aider sans envahir ? Par ailleurs, certaines lectures constructivistes de la thérapie familiale semblaient avoir décidé de rejeter complètement le concept de fonction, en effet, comment parler de fonction si c'est le problème qui crée le système et non l'inverse ? Mes recherches ces dernières années m'ont amené à m'intéresser à ces deux points : celui du vécu du thérapeute et celui de la fonction d'une construction dans un système thérapeutique. En ce qui concerne le vécu du thérapeute et sa construction du réel, ce qui m'a apparu de plus en plus, c'est que cette construction ne peut être réduite ni à une lecture neutre ni à une projection. Ce que le thérapeute vit ne me semble ni causé par son environnement, ni réductible à une production exclusive de son monde intérieur, mais plutôt déclenché en lui dans un contexte particulier de systèmes en intersection. Ce qui s'amplifie chez le thérapeute a un sens et une fonction non seulement par rapport à son histoire propre mais aussi par rapport au système thérapeutique dont il est membre. A partir de ce moment, ce que ressent le thérapeute devient l'indication d'un pont spécifique entre lui et son patient, entre lui et la famille qu'il voit. Ce pont est constitué par les croyances profondes des membres du système thérapeutique. Lorsque le thérapeute est flexible par rapport aux thèmes en jeu, la situation thérapeutique peut évoluer dans un sens différent de la répétition. Mais si le thérapeute ne dispose pas de la flexibilité nécessaire par rapport à certaines de ses croyances profondes, il risque alors de renforcer les croyances profondes des membres de la famille. Dans le même moment, ces derniers renforcent la construction du monde du thérapeute sur ce thème spécifique.

∗ Extrait d'une intervention au congrès sur «Nouveaux Paradigmes, Culture et Subjectivité», organisé par Interfas à Buenos Aires en octobre 1991.

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Le vécu du thérapeute, sa construction en thérapie, deviennent donc pour moi à la fois les indicateurs du pont sur lequel va se dérouler ce moment de la thérapie aussi bien que le plan donnant la localisation des mines potentielles qui jonchent ce pont. Ce sont ces mines qu'il faudra éviter pour arriver sans encombre sur l'autre rive. Cette lecture que je fais d'un processus où le vécu surgit à l'intersection de divers univers, tente d'offrir au thérapeute un outil qui lui permette d'analyser ses sentiments comme atouts dans le processus thérapeutique plutôt que comme handicaps. Il est en effet essentiel que le thérapeute, après avoir analysé le lien entre sa construction et la fonction de celle-ci par rapport à son histoire propre, s'en serve comme d'un indice pour en vérifier l'utilité pour la famille. A partir de ce moment, l'enjeu de cette partie de la thérapie peut lui paraître plus clairement. Les ponts co-construits renvoient aux différents processus en jeu à des moments successifs de l'histoire du système thérapeutique. Ces co-constructions ne semblent d'ailleurs pas seulement concerner les protagonistes présents dans la salle de thérapie mais aussi les règles d'autres systèmes en jeu au même moment, qu'il s'agisse du système de l'institution où la famille est vue, ou des règles liées à des systèmes culturels ou sociaux plus larges. J'ai appelé «résonances» ces situations où divers systèmes semblent résoner autour de thèmes communs. Cette approche, qui tente de lier co-constructions, systèmes et fonctions, me semble indispensable afin de ne sombrer ni dans un objectivisme qui nie la subjectivité du thérapeute subjectivisme qui refuse toute interaction avec des éléments extérieurs à nous. Plusieurs conséquences en découlent et je ne souhaite en relever ici que quelques unes : - Longtemps, nous avons pensé l'individu, la famille, la communauté et la société comme autant de poupées russes emboîtées les unes dans les autres. Une sorte de répétition des mêmes règles pouvait se retrouver de niveau en niveau. Avec l'outil nouveau qu'est la résonance, il est possible de penser en terme de lien transversal unissant l'individu, la famille et le contexte social. La lecture thérapeutique n'a plus à être réductrice quand on voit un seul individu ou une famille. Il n'est plus nécessaire d'élargir constamment les contextes pour introduire d'autres niveaux de complexité. - Le travail thérapeutique en équipe reste toujours aussi riche. Mais on ne demande plus aux collègues derrière le miroir sans tain d'être en position «méta» et de discerner les différents niveaux logiques. On leur demande plutôt d'aider le thérapeute à faire le lien entre ce qui lui pose problème, sa propre histoire et la fonction qu'à ce thème pour les membres de la famille et même pour les membres de l'équipe ou pour l'institution. - Il y a quelques années j'ai introduit le concept d'assemblage (5) dans notre champ. Il s'agit d'un ensemble d'éléments disparates qui permet le changement d'un système thérapeutique, mais qui peut aussi en bloquer l'évolution. De la même manière qu'on ne peut réduire le choc esthétique causé en nous par la vision d'un tableau ou l'écoute d'une phrase musicale à la fonction ou au sens de cette oeuvre, il ne me semble pas possible de réduire la richesse d'un assemblage à l'aspect limité de sa fonction ou de son sens. En créant le concept de résonance, en liant les systèmes les plus disparates de cette manière, je me rend compte que le concept systémique d'homéostasie ne peut plus rendre compte de la multiplicité et de la diversité des univers en jeu. Malgré ces concepts que j'avance et qui m'amènent aux frontières du monde systémique, il ne me semble pas possible de renoncer à des outils aussi opératoires que ceux de la fonction et du sens d'un comportement. La coexistence de ces niveaux différents d'analyse∗ me semble encore nécessaire pour le thérapeute.

∗ Voir à ce propos une lecture différente mais complémentaire des mêmes enjeux dans le chapitre de Robert Neuburger intitulé «Ethique de changement, éthique du choix» dans «Systèmes, Ethiques, Perspectives en Thérapie Familiale» sous la direction de Yveline Rey et de Bernard Prieur, Editions E.S.F., Paris, 1991.

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- Ce siècle a été marqué par un recul progressif de l'individu et de ses singularités. La psychanalyse, le marxisme, la systémique nous révélaient à quel point nous sommes agis, nous sommes aliénés par les éléments les plus divers. Une lecture insistant sur la co-construction du réel nous rappelle que notre aliénation ne nous prive pas entièrement de notre responsabilité. Ce qui nous arrive n'est pas uniquement le fruit de ce qui s'exerce sur nous mais la résultante de ces influences et de la manière dont nous entrons en intersection avec elles. Un espace nouveau est restitué à l'individu, à sa responsabilité. Cette approche ne nie en aucune manière notre aliénation. Elle rappelle seulement que nous avons aussi notre «mot à dire» aussi limité soit-il, quant à la façon dont nous vivons cette aliénation. Les aspects que je relève ne sont que quelques uns parmi une multitude d'éléments qui s'offrent progressivement à notre vue. Nous sommes sur une voie nouvelle que nous créons dans le processus de la parcourir. Certaines de nos croyances profondes sont en train de se modifier, de nouvelles constructions sont en train de surgir. C'est la complexité mais aussi, d'après moi, la précarité de cette voie que nous traçons qui en fait toute la richesse. 1) Heinz von Foerster, «Observing Systems», The Systems Inquiry Series, published by Intersystems Publications, California, U.S.A., 1981. 2) Humberto Maturana et Francisco Varela, «The Tree of Knowledge», New Science Library, Shambala Publications, Boston, Massachussetts, U.S.A., 1987. 3) Lynn Hoffman, «Constructing Realities : An Art of Lenses», Family Process, 29 : 1-12, 1990. Voir aussi Lynn Hoffman, «Une Position Constructiviste pour la Thérapie Familiale», dans Texte et Contexte dans la Communication, sous la direction de Elisabeth Fivaz-Depeursinge, Cahiers Critiques de Thérapie Familiale et de Pratiques de Réseaux, n° 13, pages 79-100, Privat, Toulouse, France, 1991. 4) Harlene Anderson et Harold A. Goolishian, Family Process, 27 : 371-393, 1988. 5) Mony Elkaïm, «Si tu m'aimes, ne m'aime pas», Editions du Seuil, Paris, France, 1989.