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Centre (¥études du lexique

la définition

L A N G U E E T

L A N G A G E

Il Larousse

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© Librairie Larousse, 1990 Librairie Larousse (Canada) limitée, propriétaire pour le Canada

des droits d'auteur et des marques de commerce Larousse -Distributeur exclusif au Canada : les Éditions Françaises Inc. ,

licencié quant aux droits d'auteur et usager des marques pour le Canada

ISBN 2-03-760051-8

L A N G U E E T

L A N G A G E

Centre d'études du lexique

la définition

Larousse 17, RUE DU MONTPARNASSE - 75298 PARIS CEDEX 06

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LA DÉFINITION

Actes du Colloque la Définition, organisé par le CELEX (Centre d'Études du Lexique)

de l'Université Paris-Nord (Paris 13, Villetaneuse) à Paris, les 18 et 19 novembre 1988

Éditeurs : Jacques CHAURAND et Francine MAZIÈRE

Participants :

Sylvain AUROUX URA 381 CNRS/Université Paris 7 Claude BURIDANT Université des Sciences humaines de Strasbourg Jacques CHAURAND Université Paris-Nord, CELEX Jean-Claude CHEVALIER Université Paris 8 /URA 381 CNRS/Paris 7 André COLLINOT Université Paris 3, CELEX, URA 381/Paris 7 Danielle CORBIN Université de Lille 3, SILEX, URA DO 382 du CNRS Bruno D E BESSÉ École de Traduction et d'Interprétation, Université de Genève Simone DELESALLE Université Paris 8, CELEX, URA 381 CNRS/Paris 7 Bernard FRADIN INaLF CNRS Équipe SLID Gaston GROSS Laboratoire de Linguistique informatique Univ. Paris-Nord et LADL Franz Josef HAUSMANN Université d'Erlangen Teresa HERRERA Université de Salamanque Daniel KAYSER LIPN CNRS Université de Paris-Nord Georges KLEIBER Université des Sciences humaines de Strasbourg Alise LEHMANN Université d'Amiens, CELEX, URA 381 CNRS, Paris 7 Pierre LERAT Université Paris-Nord, CELEX Bernard LEVRAT LIPN CNRS Université de Paris-Nord Franco Lo PIPARO Université de Palerme Robert MARTIN Université de Paris-Sorbonne Francine MAZIÈRE Université Paris-Nord, CELEX, URA 381 CNRS Alain REY Directeur littéraire des dictionnaires Le Robert, URA 381 CNRS/Paris 7 Martin RIEGEL Université des Sciences humaines de Strasbourg Jean-Louis SOURIOUX Université Paris 2

Les éditeurs tiennent en outre à remercier pour leur contribution à ce volume Ariane DESPORTE (Université Paris-Nord) et Jean-Marie MARANDIN (CNRS INaLF),

ainsi que Hilary PUTNAM (Université d'Harvard), qui a bien voulu autoriser la publication en français de son article Is Semantics Possible?

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T A B L E D E S M A T I È R E S

A V A N T - P R O P O S , par Jacques Chaurand p . 9

D É F I N I R L A D É F I N I T I O N p. 11

L A . R E Y Polysémie du terme définition p. 13

L E S P H I L O S O P H E S E T L A D É F I N I T I O N p . 23

II. F. Lo PIPARO Aristote : la syllabe comme modèle de la signification et de la définition p . 24

III. S. A U R O U X La définition et la théorie des idées p . 30

L A D É F I N I T I O N D A N S L A C U L T U R E M É D I É V A L E p . 41

IV. C. B U R I D A N T Définition et étymologie dans la lexicographie et la lexicologie médiévales p . 43

V. T. H E R R E R A La définition de concepts préscientifiques - Apports de la critique textuelle et de l'étude philologique p. 60

L A D É F I N I T I O N E T L E S G R A M M A I R I E N S p . 71

VI. S. D E L E S A L L E De la définition du nom et du verbe dans la Logique et la Grammaire de Port-Royal p. 72

VII. J.-C. CHEVALIER La place de la définition dans la Pensée et la Langue de F. Brunot (1926) - Sept remarques p . 78

L ' A C T I V I T É D É F I N I T O I R E E N L A N G A G E N A T U R E L p . 85

VIII . R. MARTIN La définition « naturelle » p . 86

IX. M. R I E G E L La définition, acte du langage ordinaire - De la forme aux interprétations p . 97

S É M A N T I Q U E F O R M E L L E E T D É F I N I T I O N p . 111

X. D . KAYSER/B. LEVRAT La notion de définition dans les systèmes de traitement du langage naturel p . 113 XI. G. KLEIBER Sur la définition sémantique d'un mot - Les sens uniques conduisent-ils à des impasses ? p . 125 XII. B. FRADIN L'opérationnalité de l'information lexicale p . 149

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MORPHOLOGIE ET SYNTAXE p. 1 7 3 XIII. D . C O R B I N Homonymie structurelle et définition t des mots construits - Vers un dictionnaire dérivationnel p. 1 7 5 XIV. G . G R O S S Définition et reconstruction du sens p. 1 9 3

LA DÉFINITION DANS LES DICTIONNAIRES . . . p . 2 0 7 XV. A. L E H M A N N De définition à définition - L'interprétation < dans le dictionnaire par le jeu des renvois p . 2 0 8 XVI. J. HAUSMANN La définition est-elle utile? - Regard sur les dictionnaires allemands, anglais et français p. 2 2 5 XVII. A. COLLINOT/F . M A Z I È R E Les définitions finalisées ( dans le Dictionnaire universel de Furetière et dans le Dictionnaire de l'Académie - Où il est montré que l'hétérogénéité formelle des définitions lexicographiques a du sens p . 2 3 7

LA TERMINOLOGIE P - 2 5 1 f

XVIII. B . D E BESSE La définition terminologique p. 2 5 2 XIX. P. L E R A T / J . - L . SOURIOUX Les définitions de noms

dans un arrêté ministériel français de terminologie p. 2 6 2

POUR CONCLURE, par Jacques C H A U R A N D p. 2 7 1

ANNEXES P - 2 7 5

XX. J. C H A U R A N D Quelques jalons rétrospectifs - La définition lexicographique p . 2 7 6 | XXI. J.-D. G E R G O N N E Essai sur la théorie des définitions (extraits) P- 2 7 8 XXII. J. C H A U R A N D Une définition positive : les chats, d'après A. Wierzbicka P- 2 8 1 XXIII. J . - M . M A R A N D I N Le lexique mis à nu par ses célibataires - Stéréotype et théorie du lexique p . 2 8 4 XXIV. H. P u T N A M La sémantique est-elle possible? p . 2 9 2

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A V A N T - P R O P O S

Le présent ouvrage ne prétend pas formuler ce que, de façon générale ou dans l'absolu, il faut entendre par l'objet traité, penser ou savoir de lui. Cet objet s'est cherché dans des situations historiques et culturelles où les données ne pouvaient manquer de faire sentir leurs variations, dans des savoir-faire qui, le mettant en jeu, modifiaient dans leur mouvement même la configuration. Le but n'a été à aucun moment de masquer ou de réduire la complexité (et la diversité) en vue de faire triompher une vue artificiellement unitaire, mais plutôt de les faire appa­raître dans toute leur ampleur. Le premier article donne le ton en abordant le terme sous le jour chatoyant de la polysémie.

Même si le point de vue linguistique est largement prépondérant et si, précisé­ment, l'ouvrage comble à cet égard une immense lacune, une approche ouverte et diversifiée a été délibérément retenue de préférence. Les intérêts pluridiscipli­naires n'ont pas été écartés. La diversité des données, des méthodes, des approches, a été respectée.

A mainte reprise, de nouvelles voies d'exploration ont été suggérées. Cepen­dant, une immense partie, la définition par domaines -et, en droit, chacun d'eux mériterait d'être étudié particulièrement à cet égard-, n'a pas été abordée : ce secteur a été considéré comme le complément naturel du présent ouvrage et réservé pour un travail ultérieur.

Le champ qui a été couvert va de la langue naturelle, où l'activité définitoire tient une place qui n'est pas négligeable, à l'usage plus élaboré et plus réflexif que font de la définition ceux qui la pratiquent habituellement ou sont amenés par leur activité à en traiter : sémanticiens et informaticiens, terminologues, grammairiens et lexicographes. La parole a d'abord été donnée à l'histoire, référence à long terme et toujours sous-jacente. Aristote ne pouvait manquer d'apparaître, non pas comme la statue de celui qui jadis a tranché, mais comme un invité dont nous serions heureux de déchiffrer par rapport à nous la pensée. Chaque effort lucide, pris dans son temps, reste un enseignement et nous aide à nous comprendre.

Dans chaque cas le significatif a été recherché plutôt que l'exhaustif.

Nous espérons que le panorama que nous déroulons sous les yeux du lecteur restera jusqu'au bout parfaitement ouvert, que les regroupements, les successions, les voisinages l'éclaireront, que le regard critique qu'il sollicite appellera à remettre sur le chantier bien des éléments en fonction d'une organisation mieux perçue, que l'ensemble enfin aura pour lui valeur informative en même temps que libératrice.

Jacques C H A U R A N D

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P O L Y S É M I E D U T E R M E DÉFINITION

« Ce qui ne ressemble à rien n'existe pas. » (Valéry)

On peut appliquer à la définition elle-même divers types de définitions. Par exemple, tenter, dans une intention ontologique, de décrire l'essence d'une certaine opération logico-linguistique nécessaire à la circulation contrôlée des signes du langage. C'est l'attitude aristotélicienne, qui pratique un « discours des limites », ÔQLOTLKOÇ loyôç, en abrégé OQIOIÀÔÇ, que l'on traduit en français par définition. On peut, plus modestement, s'attacher à décrire, dans une langue naturelle, le signifié d'un série de mots censés équivalents : la latin definitio ou finitio, le français définition, l'allemand Bestimmung, etc. Cette description devra être telle qu'elle corresponde à l'ensemble des emplois observables du mot à une époque donnée et qu'elle permette de le distinguer de tout autre mot de la même langue et notamment de tout autre mot sémantiquement apparenté. On peut ou non se guider, dans cette description, sur l'analyse morphologique de l'étymon; ainsi le français définition ramène au latin de-finitio, qui renverra à finitio, ce dernier hfinire, puis h finis, etc.

Enfin, il est parfois licite, ayant en tête un concept ou une notion assez précise et désapprouvant les usages antérieurs de ce même mot, de produire une descrip­tion analogue, mais de manière prescriptive, autoritaire, précédée en général d'une formule du type « j 'appelle ici définition, etc. ».

Les résultats de ces diverses démarches, que nous appelons confusément défini­tion, seront assez nettement différents.

La première, philosophique, pourra produire un discours de nature métaphy­sique, fragment d'un ensemble d'assertions qui prétend rendre compte à la fois du sens des mots et des termes, de la nature des idées générales qui doivent leur correspondre, et finalement de la nature des « choses » - objets, phénomènes ou opérations. D'autres conceptions ne couvriront qu'une partie de cet ambitieux programme.

La seconde, langagière et proprement philologique, respectueuse des variations que l'usage social produit pour une forme linguistique donnée, en général une forme lexicale, aboutit à quelque chose qui pourra ressembler à l'article Définition ou Opiopôs, ou Bestimmung d'un dictionnaire de langue, c'est-à-dire à un ensemble de définitions et de gloses appuyées par des exemples.

La troisième au contraire, et comme la première, produira un énoncé singulier, censé limiter la notion et interdire tout autre usage. Fréquente dans le discours

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théorique, elle sert à fonder non seulement les théories scientifiques, mais aussi les terminologies et notamment celle du droit, ainsi que le discours puriste. Cette définition créatrice ou prescriptive est, par nature, hostile à la polysémie et elle contrevient aux données de la science d'observation qu'est la linguistique.

Seul le deuxième type de procédure nous semble aujourd'hui compatible avec l'usage du terme définition à propos des dictionnaires.

Ces distinctions élémentaires montrent déjà à quel point la procédure de défini­tion peut varier et le mot définition être ambigu, tout comme ses équivalents en d'autres langues.

Il l'est sous quelque angle qu'on l'envisage, et non seulement parce que les types de définitions sont nombreux. Sans même parler de la nature de cette opération sémantique et sémiotique, son objet même n'est pas clair. La classique opposition entre définition de mots et définition de choses, discutée notamment aux xv i i e et x v m e siècles, n'est guère satisfaisante; sa résolution dans une catégo­rie unique que Richard Robinson' nomme « word-thing définition » est néces­saire, mais là encore « mot » et « chose » sont trop brutalement mis en rapport. Remplacer « mot » par « signe stable d'un langage » et « chose » par « réfèrent d'un tel signe » constitue un élargissement et un raffinement utiles, mais ne résout pas le problème.

Définir un mot ou un signe stable dans un langage - langue naturelle ou non -, c'est en effet, soit mettre en rapport ce signe avec d'autres, au même niveau sémiotique (et on parle par exemple de synonymie périphrastique, ce qui convient à la définition du dictionnaire), soit avec les signes d'un métalangage construit, ce qui peut être le cas en sciences, parfois en philosophie ou dans n'importe quelle théorie soucieuse de sa terminologie.

C'est une première ambiguïté. La seconde concerne l'objectif même de toute définition : selon les domaines du savoir, philosophie, logique, sémantique lexi­cale, lexicographie, terminologie, et à l'intérieur de chaque domaine selon les théories et les pratiques, cet objectif peut varier énormément. S'agit-il de révéler par le langage rationnel (logos) l'être, l'essence, la quiddité d'un objet de pensée, voire d'un étant (plutôt qu'un être) extérieur au sujet connaissant? C'était le programme d'Aristote, durci par les réalistes médiévaux et souvent repris par la métaphysique. Nous nous référons plutôt, aujourd'hui, au programme stoïcien, ressuscité par les modernes à partir du x v i f siècle. S'agit-il, beaucoup plus modestement, d'établir par périphrases un réseau de synonymies capable d'éclai­rer pour un utilisateur plus ou moins déterminé soit les significations, soit les emplois - comme le réclamait Wittgenstein - des unités du lexique?

Entre ces deux programmes-pôles, tous les intermédiaires sont possibles et beaucoup ont été envisagés. On peut aussi exploiter l'opposition pragmatique entre (a) la définition descriptive d'un état de fait, celle qui respecte l'usage normal, majoritaire et garanti par l'ordre social, des signes à définir dans la communauté qui les emploie, et (b) la définition constructive de concept (au sens kantien), dont l'un des objectifs est soit de construire scientifiquement « une langue bien faite », voire un métalangage pour la langue naturelle, soit, sur le plan esthétique, de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Dans le second cas, celui de cette définition créatrice et imposée, stipulatoire, il peut s'agir de

I. R. Robinson, Définition, Oxford University Press, Oxford, 1950.

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nommer un objet de pensée supposé clair, préalablement exprimé en langue naturelle, par recours à des signes supposés correspondre à des objets de pensée préalables, eux-mêmes non ambigus : tel est l'objectif de certaines définitions terminologiques, dans les théories construites, et l'on peut trouver des exemples historiques admirables de cette démarche; l'un des plus remarquables est sans doute l'élaboration de la chimie moderne dans et par une terminologie, œuvre de Lavoisier et de Guyton de Morveau.

Encore faut-il noter que la nature et l'objectif de telles définitions sont divers selon qu'il s'agit de théories formelles, hypothético-déductives, de sciences d'observation et d'induction (où l'on peut avoir à former des nomenclatures), de théories non formelles, mais partiellement soumises à l'observation et à l'induc­tion (sciences dites « molles » ; au niveau le plus général, philosophie), en écartant provisoirement la situation des techniques et des institutions. Ces dernières, qui sont pratiques ou arbitraires, sont profondément différentes, et font pourtant aussi l'objet de terminologies, c'est-à-dire de corpus de définitions.

Ces définitions créatrices de concepts et/ou prescriptives recourent à une propriété reconnue du langage, l'arbitraire du signe. Cet arbitraire peut aller jusqu'à l'extrême, comme le montrent certaines philosophies formalistes, et on peut en souligner les limites, voire l'absurdité sociale, comme l'a fait Lewis Carroll dans la célèbre chapitre de son récit « A travers le miroir ». Ce texte, qui relate la conversation entre Alice et Humpty-Dumpty, est souvent cité pour illustrer l'impossibilité d'une définition totalement libre (par exemple Robinson, à propos de la stipulative définition, op. cit., p. 75). On se souvient que le personnage fantastique, l'œuf humain qu'est Humpty-Dumpty, emploie le mot glory « gloire » et lui donne une valeur imprévue, « There's glory for you » étant censé signifier « there's a nice knock-down argument for you » (« c'est un joli argument imbat­table ») ; on a peu remarqué que Humpty-Dumpty respectait ici les lois séman­tiques, se bornant à ajouter des sèmes spécifiques abondants à une notion assez malléable. On a retenu sa déclaration agressive : « quand j 'emploie un mot, il signifie exactement ce que je choisis de lui faire signifier », à quoi Alice répond : « la question est de savoir si vous pouvez faire dire aux mots tant de choses différentes » et s'attire la célèbre réplique : « la question est de savoir qui doit être le maître, c'est tout ». On peut voir là une déclaration contre le tout-puissant usage et l'arbitraire collectif : violence et langue de bois sont en effet « dans l'œuf social »; on doit y voir aussi la tristesse amusée du révérend Dodgson, logicien-mathématicien, qui soupire, après ses grands compatriotes Hobbes et Locke, sur les ambiguïtés sans cesse croissantes des langues naturelles.

Mais il ne faut pas oublier le reste du chapitre. Tel le Cratyle de Platon, Humpty-Dumpty veut que tous les noms aient du sens et un sens, y compris les noms propres. En effet, le sien indique sa forme : hump, c'est bosse, et hump-back, le bossu; dump désigne un tas ou un amas et dumpy qualifie une personne ronde et courte. En revanche, dit-il, « Alice est un nom bien stupide [...], avec un nom comme le tien, tu pourrais avoir à peu près n'importe quelle forme ». C'est donc ici l'extrême motivation qui est invoquée, et non plus l'arbitraire. Humpty-Dumpty est extrémiste et contradictoire. D'ailleurs, il le montre bien lorsqu'après avoir déclaré être le maître du sens - et de la définition - il pratique cet art de manière fort raisonnable et didactique, en expliquant à Alice les mots obscurs du difficile poème Jabberwocky, fournissant et illustrant au passage un concept aujourd'hui adopté par la lexicologie tout entière, celui de « mot-valise » (portmanteau word).

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Ce texte d'une extrême richesse parcourt le spectre entier de la définition, évoquant à la fois son rapport à un usage effectif et à la construction-transmission de significations nouvelles, chaque attitude impliquant des finalités divergentes : rendre compte du sens-dans-l'usage (et Humpty-Dumpty se fait alors .très exacte­ment philologue puisqu'il traite et explique un texte) ; assigner une valeur concep­tuelle précise aux signes, soit en les créant (le néologisme et le « jargon des sciences »), soit en se servant des signes existants. Le personnage carrollien le fait, il est vrai, de manière asociale et comique.

I. DÉFINITION, LOGIQUE ET LANGAGE

De nombreux philosophes s'étaient, bien avant Lewis Carroll, posé cette ques­tion. Ainsi Pascal, dans le célèbre opuscule De l'esprit géométrique (ce titre concerne « l'esprit mathématique »), distingue une « définition de nom », qui consiste à imposer librement (dit-il) un nom « aux choses qu'on a clairement désignées en termes parfaitement connus » et une autre définition qui laisse au mot son sens ordinaire « tout en prétendant faire correspondre à cette formulation la chose même ». Ainsi, à propos du concept de temps, Pascal montre que si l'on prétend définir l'idée en respectant l'usage reçu du mot, on produit une proposi­tion « nullement libre mais sujette à contradiction ». Pour lui, la vraie définition est la première, qu'il qualifie de « libre », c'est-à-dire arbitraire, de « permise » et de « géométrique », c'est-à-dire Iogico-mathématique. Cette définition consiste à assimiler le concept d'une « chose » connue et à lui assigner une désignation. Elle a ses limites absolues, et tous les concepts fondamentaux (auxquels correspondent les « mots primitifs ») sont des indéfinissables; elle est insérée dans le raisonne­ment, la preuve mathématique et le système des valeurs de vérité. Hors de ce nominalisme formalisable, créateur des formules permises que sont les « vraies » définitions imposées, il n'y a que des propositions discutables, « nullement libres », dit Pascal, puisqu'elles sont liées au « sens ordinaire » du mot. Ces soi-disant définitions de choses sont, ajoute-t-il, l'une des plaies du raisonnement, lorsqu'on les mêle aux définitions permises.

Mais Pascal, dans son exposé, ne s'intéresse qu'aux définitions qui corres­pondent à un concept capable de fonctionner dans une démonstration. En outre, les concepts fondamentaux de cette catégorie, temps, espace, être, sont absolu­ment interdits de définition sous peine de tautologie ridicule, au nom d'une connaissance évidente et intuitive qui fonde tout son système. Du coup, la description des sens ordinaires n'est simplement pas envisagée et aucune des « règles pour les définitions » du second fragment de l'opuscule ne s'applique à la définition des lexicographes. Celle-ci ne correspond à aucun des deux types utili­sés par Pascal; elle est totalement étrangère à un système où définitions, axiomes et démonstrations sont en dépendance, où la réforme de la logique passe par la rigueur mathématique, mais aussi par une soumission à l'intuition, qui fournit au raisonnement des « termes parfaitement connus » et indéfinissables auxquels il convient d'ajouter des « termes expliqués », c'est-à-dire définis, en fournissant une définition pour chaque terme n'appartenant pas à ces deux catégories, et qui demeurent de ce fait.« un peu obscurs » ou « équivoques ».

Ainsi, la définition pascalienne explique les termes en dissipant leur obscurité et en levant leurs ambiguïtés : elle assure la désignation des concepts nécessaires au raisonnement; elle ne se substitue jamais à l'intuition des concepts fondamen-

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taux; enfin elle est indépendante du sens ordinaire des mots. C'est un programme terminologique appliqué au raisonnement formalisable, à la mathématique, et qui évite avec soin le problème du rapport entre sémantique de la langue et construc­tion des outils signifiants nécessaires au raisonnement.

Cependant, certaines des règles pascaliennes concernent aussi Pexplicitation sémantique des unités de la langue. Le précepte selon lequel la « définition de chose » ne permet aucune liberté, sous peine d'« embarras inexplicables », s'applique parfaitement à la terminologie et aux dictionnaires. Mais, chez Pascal, cette liberté permise pour les « définitions de noms », interdite aux « définitions de choses », ne concerne que le savant, le chercheur mathématicien. Pour celui-ci, note-t-il, hors les mots primitifs « que le monde entend de soi-même », les termes que la « géométrie » (la mathématique) emploie « sont tellement éclaircis et définis qu'on n'a pas besoin de dictionnaire pour en entendre aucun ». Ainsi, le dictionnaire commence où finit le raisonnement mathématique, avec ses définitions.

Par une perversité absolue de la désignation, la seule « définition de chose », pascalienne, qui est toujours contestable et absolument contrainte, peut s'expri­mer dans les dictionnaires, car definitio nominis ne concerne pas, ne concerne jamais la langue maternelle en fonction ni le sémantisme des significations, mais tout au contraire le processus terminologique de désignation. Elle ne concerne jamais la sémasiologie, mais une onomasiologie très spécifique, celle qui répond au besoin du raisonnement scientifique.

Plus clairement encore que les auteurs de la Logique de Port-Royal, Pascal, et après lui divers logiciens, montre à quel point la définition des savants, subdivisée en deux procédures, est étrangère à celle des sémanticiens du lexique des langues naturelles; il montre aussi la proche parenté des deux types opposés, definitio nominis et definitio rei, avec la définition des terminologues.

II. DES POINTS DE VUE INCOMPATIBLES

C'est toute la tradition philosophique et logique concernant la définition qui échappe, comme l'a noté Pascal, au dictionnaire. Et il me semble qu'une grande confusion a résulté de l'effort de nombreux penseurs, notamment après Leibniz, et surtout au x v m e siècle, pour insérer cette tradition dans la pratique des diction­naires. Il en va ainsi du concept, provenant de la philosophie de la connaissance issue de Locke, de « dictionnaire raisonné ». L'Encyclopédie, en particulier, est le produit hybride d'une épistémologie fondée sur le lexique et les terminologies -sans analyse claire de ces deux points de vue complémentaires - et d'une pratique didactique pressentie par un Furetière, instaurée par les Britanniques (Chambers, la première Britannica), assumée enfin par Diderot et d'Alembert. Cette pratique de l'encyclopédie alphabétique se trouvait être complémentaire et apparemment voisine de celle du dictionnaire de langue mis au point en Occident aux x v i e - x v n e

siècles, qu'il soit unilingue ou plurilingüe. Les deux pratiques, mal distinguées, correspondent à deux optiques, l'une visant les sémantismes lexicaux et les signifi­cations dans l'usage, l'autre les notions et leur incarnation par des termes, ces derniers étant malheureusement confondus avec les mots et les syntagmes qui les représentent.

Toutes les discussions sur une notion générale de « définition » souffrent de cette confusion, qui n'est le fait ni des savants, épistémologues et logiciens, ni

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celui des praticiens lexicographes, mais des ambiguïtés dues à la socialisation du savoir, d'une insuffisante perception de l'originalité de chaque démarche. Le point d'articulation, en matière de définition comme en d'autres, est alors la terminologie, elle-même en proie à une théorisation insuffisante, tout comme la lexicographie.

L'intrusion de la linguistique et de la sémantique a permis de clarifier la ques­tion, s'agissant des dictionnaires. Malgré les apparences, cette intrusion se fait sentir dès l'antiquité romaine, exemplairement avec Varron, alors que Cicéron se tient dans une épistémologie aristotélicienne qu'il insère dans une autre finalité pragmatique, celle de la rhétorique. Elle se marque avec Port-Royal, dont la sémantique est ambiguë, puisque la « grammaire » universalisante est sans cesse tirée vers une « logique » elle-même très langagière. Elle produit chez Diderot un concept unifié de la définition, notamment en matière de vocabulaire technique -alors que d'Alembert, comme Pascal, ne laisse pas ce qu'on appellera plus tard la sociolinguistique et la pragmatique perturber une pratique épistémologique de mathématicien, orientée vers un savoir vrai; il écrit en effet : « Il est un grand nombre de sciences où il suffit, pour arriver à la vérité, de savoir faire usage des notions les plus communes. Cet usage consiste à développer les idées simples que ces notions renferment, et c'est ce qu'on appelle définir. » (Élémens de philosophie, IV).

Dès lors, un ouvrage synthétique sur la définition, comme le manuel notoire de Richard Robinson, ne peut que répertorier, et tenter d'articuler, des points de vue incompatibles : mission impossible! À côté d'une telle tentative menée par un historien de la philosophie et de la logique, on peut en imaginer d'autres, du point de vue de l'épistémologue scientifique, du théoricien de la terminologie, du linguiste sémanticien, du théoricien de la communication, voire aujourd'hui du cognitiviste plus ou moins informatisé. Toutes auraient un grand intérêt; aucune, à mon avis, ne pourrait aboutir à une notion suffisamment générale pour englober toute pratique définitionnelle ni toutes les théorisations du domaine.

En revanche, la définition mathématique ou logique, la définition terminolo­gique, la définition lexicographique ont chacune fait l'objet de descriptions extrê­mement pertinentes et parfois d'éléments de théorisation importants. Les meil­leures avaient conscience d'autres pratiques définitionnelles, d'autres valeurs pour le terme définition que celles qui faisaient leur objet, mais ne les confondaient pas et évitaient de juger les unes par référence aux intérêts des autres (je vise ici les critiques peu pertinentes des sémanticiens à l'endroit de la définition tradition­nelle des dictionnaires). Plus ou moins clairement, ces descriptions admettent en effet d'autres valeurs pour définition, mais en les marginalisant : on a vu comment procédait Pascal pour évacuer le double problème de la definitio rei et des limites de la definitio nominis.

D'autres sont allés plus loin, comme Kant, selon qui seule la mathématique a de véritables définitions (hat nur Mathematik Definitionen), ce qui revient à imposer une nouvelle définition, très restrictive, du concept.

En revanche, l'un des continuateurs de la logique stoïcienne, dans la ligne port-royaliste, Gerolamo Sacchieri, s'étend dans sa Logica demonstrativa (1697) sur la definitio quid rei, interférant du même coup avec la définition des diction­naires, la fameuse « définition de chose » des Encyclopédistes, et soulignant ses difficultés du point de vue du logicien épistémologue. Cette définition, qui ne correspond plus au simple « droit d'abréger » de la definitio quid nominis,

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suppose selon lui l'existence ou la possibilité de ce qui est défini (on dira plus tard, du réfèrent) et doit toujours être justifiée : ainsi, même en mathématiques, une définition de ce type, dite « réelle », pose problème lorsqu'elle ne correspond pas à un théorème d'existence. Sacchieri prend l'exemple de parallèle; et la révolution mathématique et physique qui correspond à la redéfinition de la géométrie eucli­dienne dans un ensemble plus large illustre à merveille la justesse de son raisonne­ment, qui tend à la construction d'un concept englobant. Cette définition réelle ou « de chose » est faite, selon Port-Royal, pour expliquer une idée déjà contenue dans le mot (nous dirions dans le signifié du signe lexical) en révélant comment elle est formée au moyen d'idées plus simples. On vient de voir que tel était encore le point de vue de d'Alembert, quant à la « nature des êtres envisagés par rapport à nous, (qui) n'est autre que le développement des idées simples renfer­mées dans la notion que nous nous formons de ces êtres » (id., ibid., IV). Pour d'Alembert, ces définitions ne sont ni « de noms », car elles ne se bornent pas à expliquer ce que Pascal appelait l 'abrègement par un terme, ni de « choses », car elles expliquent la nature de l'objet, non « tel qu'il est, mais tel que nous le concevons ».

Ce passage de l'ontologie à la psychologie cognitive marque une étape impor­tante dans la théorie de la définition, mais ne modifie pas, non plus que d'autres mutations épistémologiques, la pratique définitionnelle sociale. Cependant, plusieurs logiciens et épistémologues du x i x e siècle, en particulier Stuart Mill et Augustin Cournot, ont réfléchi à l'ensemble du problème, le dernier nommé faisant intervenir très utilement pour le lexicographe des considérations pratiques quant à la transmission des connaissances, et non plus seulement quant à leur constitution.

I I I . P R A T I Q U E S S O C I A L E S D E L A D É F I N I T I O N

Cette pratique définitionnelle sociale est complexe : elle ne se borne pas aux dictionnaires qui visent le lexique d'une langue, mais s'étend aux glossaires, dont l'objet est le vocabulaire d'un texte, d'un discours, ainsi qu'aux encyclopédies, aux recueils terminologiques, aux traités et manuels exposant une science ou un domaine, et encore aux normes, lois et codes imposant une valeur précise aux termes d'un langage de spécialité. On étend même parfois définition, cette fois abusivement, aux expressions employées pour faire découvrir un mot dans un jeu, tel que les mots croisés, ou encore aux énoncés définitoires libres qui abondent en littérature et dans les proverbes. On ne l'étend pas (mais on le pourrait) aux équivalences translinguistiques qui-jouent dans les dictionnaires bilingues un rôle analogue. On y inclut rarement les formules spontanées destinées à l'acquisition de la compétence lexicale, dans l'apprentissage (conversations adultes-enfants, etc.).

Pour s'en tenir aux pratiques sociales contrôlées du dictionnaire et de l'encyclo­pédie, les ambiguïtés du terme définition sont encore nombreuses et bien connues. Certaines ne sont pas très gênantes : que la définition soit une équation sémique ou le second membre d'une telle équation, c'est affaire de convention. Cepen­dant, le texte réalisé du dictionnaire de langue, par ses effacements, est ambigu quant à la nature même de la proposition définitionnelle : « le mot x signifie... » n'est pas distingué de « ce qui est appelé x - le réfèrent - est... ». L'étude de cette ambiguïté entre signifier et être, qui relève à la fois de la sémantique méta-

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linguistique et de la métalexicographie, a été menée assez loin, notamment par J. Rey-Debove.

Mais d'autres ambiguïtés sont plus graves. J'ai relevé celle qui consistait à emprunter des catégories logico-philosophiques, soumises à l'évolution des systèmes théoriques, pour rendre compte de la pratique sociale définitionnelle. Si les histoires de la logique et de la philosophie ou même les dictionnaires de philosophie apportent une ample information sur le sujet, cette information ne saurait être appliquée sans précaution à l'analyse de ce qu'on pourrait appeler la « définition socio-didactique » : la lecture de l'excellent article « Définition » du vocabulaire de Lalande suffit à s'en convaincre, à la fois du fait de son contenu et de ses analyses, qui sont peu pertinentes quant au dictionnaire, et du fait de ses mises en garde sur l'ambiguïté de concepts devenus inutilisables, tels ceux de « définition de mot » et « de chose ».

Est-ce à dire qu'une théorie de la définition lexicographique peut se passer des traditions logique et philosophique? Certainement pas, non plus que des théories implicites ou explicites de la terminologie. Mais elle doit sans cesse tenir compte des différences, voire des incompatibilités de points de vue.

Diderot et d'Alembert ne sont pas les seuls praticiens de la définition socio-didactique à vouloir y appliquer des concepts logico-philosophiques. De nombreux encyclopédistes ont tenté l'expérience, produisant dans le passé des typologies aujourd'hui incompréhensibles, en tout cas inutilisables, alors même que certaines notions gardent leur intérêt. Un cas, notable, puisqu'il s'agit du plus grand encyclopédiste du haut Moyen Age, Isidore de Séville, est la typologie des quinze types de définitions, empruntée à Marius Victorinus via Cassiodore, et que l'on trouve au livre II des Etymologiae, concernant la rhétorique. Dans l'esprit analytique de cette discipline et de la scolastique tout entière, Isidore reprend des notions passablement hétéroclites, mais il ne les met pas en rapport avec sa propre pratique défînitionnelle, qui, comme l'on sait, est le plus souvent « étymolo­gique » au sens ancien et cratylien du terme.

A ce propos, on peut noter que les exposés modernes et synthétiques sur la définition évacuent non seulement toutes les traditions non occidentales, mais aussi en Occident même, la tradition rhétorique. Même les plus grands, signa­taires d'amples réflexions sur la définition, sont écartés de la discussion. Or, Cicéron ou Quintilien, pour s'en tenir à des références culturelles majeures, articulent la théorie aristotélicienne avec une pratique sociale de la définition qu'il conviendrait de confronter avec celle, plus tardive, du dictionnaire.

Quintilien, notamment, utilise l'arsenal d'Aristote (genre, espèce, différences, propriétés) et celui de Cicéron, qui oppose par exemple la divisio, opération sémantique intensionnelle, à la partitio, extensionnelle et inutilisable en défini­tion. Mais il les fait bouger, dériver, en les insérant dans la pratique de l'argu­mentation, avec une finalité le plus souvent juridique. Ce faisant, il éclaire le débat en assignant à la définition deux finalités : le nom étant connu avec certi­tude, chercher à quelle chose il est applicable; connaissant la chose pour mani­feste, trouver le nom qui lui convient 2. Le double programme de la lexicographie et de la terminologie est ici annoncé, mais s'articule avec une toute autre pratique, celle de l'interprétation de la loi. Mais le critère d'applicabilité, qu'il utilise, est

2. « Nam tum est certum de nomine, sed quaeritur, quae res ei subjicienda sit tum res est manifesta : et quod nomine constat. » De institutione oratoria, 1. VU, ch. 3.

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bien celui qui articule, notamment dans le dictionnaire, l'exemple et la définition. Quintilien note aussi les extrêmes divergences entre formules définitoires s'agis-sant du même mot. Cette finitionum diversitas n'est d'ailleurs pas grave, ajoute-t-il, si elle n'aboutit pas à un conflit quant au sens (si sensu non pugnant). Les divergences quant à la comprehensio sont bons pour la dispute intellectuelle, non pour les litiges du prétoire. Ainsi, une théorie entièrement pratique de la défini­tion écarte les subtilités philosophiques. Peut-être a-t-il manqué à la lexicographie un Quintilien pour limiter les droits légitimes de la théorie.

IV. PRISES DE POSITION

De la définition ontologique, aujourd'hui impensable, à la pratique des diction­naires, de nombreux concepts ont correspondu et correspondent à une notion générale de la définition. Leur articulation en traditions théoriques : philosophie, logique, aujourd'hui philosophie du langage ordinaire, pragmatique et cogniti-visme, et en traditions pratiques : rhétorique, lexicographie, droit, dessine des champs qui interfèrent, mais restent distincts.

La définition de dictionnaire s'inscrit tout entière dans la pratique ; la définition terminologique est à cheval sur les deux traditions, et cette double participation aboutit à des synthèses à la fois illusoires et efficaces, comme celle de Diderot. La critique d'une tradition par l'autre est utile mais toujours en porte-à-faux. Criti­quer les faiblesses logiques éclatantes des définitions des dictionnaires au nom de la définition scientifique et ses faiblesses linguistiques au nom d'une analyse sémique ou « prototypique », d'ailleurs décevante par ses implicites, est aussi inutile que critiquer l'arbitraire des désignations au nom des régularités du lexique ou l'arbitraire des définitions scientifiques au nom de l'usage, comme le font les critiques du « jargon des sciences ».

La définition de dictionnaire doit être envisagée en fonction de la sémantique des langues naturelles, comme une manipulation de la quasi-synonymie, mais aussi en fonction de la production d'un discours didactique réglé, analogue à celui de la rhétorique, mais bien différent, et appartenant comme lui à la pratique sociale des discours. Des notions comme celle de quasi-synonymie, de « stéréo­type culturel » et de « prototype » ou de morphosémantisme n'ont de valeur utile qu'intégrées à une théorisation de la pratique. Les oppositions entre créativité scientifique et reproduction didactique, entre transmission du savoir et investisse­ment idéologique, c'est-à-dire entre didactisme et rhétorique sociale, sont dans cette optique aussi importantes que les analyses de contenu logico-sémantique. En outre, le continuum créé par les dictionnaires entre catégorisation (par les marques), définition et exemple est comparable aux continuums définition-argu­mentation en rhétorique ou définition-raisonnement en logique et en mathéma­tiques, mais là encore, profondément différent. Enfin, les enjeux du dictionnaire, en tant qu'objet social, ne laissent au définisseur qu'une marge de manœuvre assez faible par rapport à la tradition. Ainsi, l'introduction d'une analyse sémique explicite et rigoureuse dans la description systématique du lexique ne pourra être qu'une tendance socialement marginale, sauf à produire une description « lisible par la machine ».

Tous les pièges de la définition du dictionnaire, sa charge affective et idéolo­gique, la nature datée de sa rhétorique, le flou des limites entre l'évocation de traits pertinents et celle de traits seulement caractéristiques, voire accidentels,

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dépendent d'un programme en partie implicite et non pas forcément de faiblesses par rapport à un modèle théorique qui ne lui convient pas. Ce n'est pas par hasard si les plus grands lexicographes, Johnson, les Grimm, Littré, sont beaucoup plus soucieux d'effet social (qu'ils l 'admettent ou non) que de rigueur théorique ou même rhétorique, en matière de définition. Et il en va probablement de même pour la politique philologique de l'exemple. De fait, on ne décèle guère de progrès autres que pédagogiques dans l'évolution de la pratique définitionnelle des dictionnaires de langue depuis le x v n e siècle.

J. Hausmann se demande si la définition est utile. Elle peut certes l'être plus ou moins, et elle ne l'est que par rapport à des utilisateurs réels ou virtuels. Mais si elle ne l'était pas du tout, elle ne serait rien.

Alain R e y

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LES PHILOSOPHES ET LA DÉFINITION

La définition, en particulier dans la mesure où elle relève de la logique, fait partie des domaines qui constituaient traditionnellement la philosophie, et parmi les philosophes, Aristote est un de ceux dont le poids a été déterminant sur cette question. F. Lo Piparo nous fait comprendre que la pensée d'Aristote à ce sujet ne se résume pas à quelques passages où il traite explicitement de la définition, mais que celle-ci est au cœur même de sa théorie. Les considérations sémantiques et phoniques s'entrelacent étroitement et les nœuds principaux sont au nombre de trois :

1. Le signifié d'une expression n'est pas un objet étranger à la parole, une notion extralinguistique. Il est proprement une « définition ».

2. La définition est une « proposition nominale », c'est-à-dire une proposition qui, au lieu d'affirmer ou de nier l'existence de quelque chose, exprime seulement un signifié qui, en tant que tel, n'est ni vrai ni faux.

3. La définition a la même structure épistémologique que la syllabe. La syllabe n'équivaut pas à la somme résultant de la juxtaposition de consonne B + voyelle A ; de même, le signifié du mot homme est autre chose que la somme de « animal + terrestre + bipède ».

Le langage humain trouve sa naissance quand une organisation complexe et unissante combine intimement dans le même vocable une « syllabe » phonique et une « syllabe » sémantique.

S. Auroux reprend l'examen de la question à une autre phase décisive de l'histoire de la pensée occidentale, la période des Lumières. Il met en rapport la définition et la théorie des idées (voir aussi S. Delesalle p . 72). La théorie des idées -ancêtre intensionnel de la logique des classes- fonde, depuis Port-Royal, à la fois une représentation sémantique des éléments linguistiques et une théorie épistémologique du fonctionnement de la pensée. L'auteur montre comment :

1. on dispose dans la Logique d'une théorie de la définition assez révolutionnaire dont ne peut rendre compte la traditionnelle « définition de chose » ;

2. les Lumières transposent cette théorie logique sur le plan linguistique et la transposition conduit à des impasses épistémologiques ;

3. la principale exploitation linguistique possible de la théorie des idées concerne la constitution d'une théorie componentielle du sens.

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n

ARISTOTE : LA SYLLABE COMME MODÈLE DE LA SIGNIFICATION

ET DE LA DÉFINITION

Expliquer en quelques pages le concept aristotélicien de définition est bien sûr une entreprise téméraire. Le concept de définition est en effet un concept central dans la théorie sémantique d'Aristote, et à son tour la théorie de la signification et du langage est la machine générative par laquelle Aristote construit non seule­ment l'épistémologie et la logique de VOrganon, mais aussi la théorie de la nature de la Physique et la théorie de l'être de la Métaphysique. Il n'y a pas d'ouvrages d'Aristote où les problèmes du langage et de la définition ne soient expressément discutés ou évoqués.

Je serai donc téméraire et surtout je ferai un travail de coupe en me limitant à indiquer quelques points parmi ceux qui me semblent les plus dignes d'intérêt.

Les Seconds Analytiques, qui, comme chacun sait, sont consacrés à l'explication de la structure de la connaissance scientifique, débutent et se concluent par une affirmation catégorique et péremptoire sur le manque d'autosuffisance du rai­sonnement scientifique et apodictique. «Le point de départ de la démonstration, nous dit Aristote à la fin des Seconds Analytiques, n'est pas la démonstration, de même que le point de départ de la science n'est pas la science» ( 1 0 0 b 1 3 - 1 4 ) : c'est là la phrase lapidaire qui conclut le traité. Et la phrase initiale est tout aussi lapidaire et nette : « Tout enseignement donné ou reçu par la voie du raisonne­ment vient d'une connaissance préexistante (à savoir pré-scientifique) [jràoa ôi-ôaaxaXia xcà J t â a a [xáSnaic ôtavorixixf| èx jtpoi3jtapxol3or|ç yivexai yvmaecaç] » ( 7 1 a 1 - 2 ) .

Les connaissances préliminaires ou préconnaissances, sur la base desquelles les vérités et les raisonnements scientifiques peuvent se former, sont de deux sortes ? (1) « Il est nécessaire de présupposer que certaines choses existent [cm ëaxt] »; ( 2 ) « Pour d'autres choses il est nécessaire que l'on comprenne ce qui est dit [xà ôé, xi TÔ \eyó]xevóv 80X1, §t>vtévcu ôeî] » ( 7 1 a 1 2 - 1 3 ) .

Je m'intéresse ici à la seconde sorte de préconnaissance.

On peut donc construire ou suivre une argumentation à condition que l'on connaisse auparavant ces savoirs déposés dans les mots et que l'on appelle signifi­cations. Les significations sont des points de départ inévitables dans toutes les

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démonstrations, mais elles ne sont pas elles-mêmes objets de démonstration scien­tifique'.

Dans le chapitre iv du Livre T de la Métaphysique, la thèse est encore plus poussée. Même s'il n'est pas possible de tout démontrer de façon apodictique. affirme Aristote dans ce passage, il est cependant toujours possible de discuter et de réfuter par le raisonnement dialectique même les théories les plus absurdes et les plus éloignées de la connaissance scientifique et du bon sens. A cette condi­tion : que celui qui parle ait quelque chose à dire, à savoir qu'il soit disposé à parler d'une manière sensée et à donner une définition du signifié des mots qu'il utilise. Je vais laisser la parole à Aristote :

Quand on argumente en faveur de o u contre une thèse, le point de départ n'est pas de prétendre que l'adversaire affirme l'existence ou la non-existence de quelque chose (l'adversaire pourrait immédiatement objecter que c'est déjà admettre ce que l'on veut prouver) mais le point de départ c'est que l'adversaire dise quelque chose ayant une signification pour lui-même et pour autrui. Cela est de toute nécessité, s'il veut réellement dire quelque chose [TOOTO yàp àvâyxr\. einep Àéyoi TI]: sinon, en effet, un tel homme ne serait pas doté d'un langage dont il pourrait faire usage avec lui-même ou avec les autres [ai yàp utj. o i ' x « v c't>] x(j) T o i o i ' T i ; > À ô y o ç . o ï ' T ' UI'TIÎ) ; i p ô ç cr i 'TÔv oiWi rrpôç «/./ ,ov]. Si. par contre, il concède ce point, une démonstration pourra avoir lieu, car il sera immédiatement possible de donner la définition de quelque chose [ i j o n y«p n ë o r a i oipisuévov] ( 1 0 0 6 a 1 8 - 2 5 ) .

Dans cette page. Aristote est en train de soutenir deux thèses liées entre elles.

Premièrement : l'activité de signification précède toute autre activité logique et argumentative : le jugement d'existence, et donc aussi la référence à l'univers non-verbal, présupposent que les mots aient du signifié.

La vérité présuppose la signification, mais la signification est ce qui fonde le vrai aussi bien que le faux et l'imaginaire. « On peut même signifier des choses qui n'existent pas [ o t ^ i a i V E i v yàp eaxi xai xà uf| ôvxa ] » (Sec. An., 9 2 b 2 9 - 3 0 ) , nous dit Aristote. Par conséquent, ajoute-t-il, «pour ce qui n'existe pas. personne ne sait ce qu'il est : on peut seulement savoir ce que signifie le discours ou le nom. comme lorsque je dis bouc-cerf, mais ce qu'est un bouc-cerf, il est impossible de le savoir» (Sec. An., 9 2 b , 5 - 8 ) .

Deuxièmement : l'activité verbale de signification implique toujours la possibili­té de définir. Si on emploie les mots de façon sensée, il est toujours possible de définir ce que l'on est en train de dire. Il existe un rapport d'implication réci­proque entre signification et définition : si les mots ont du signifié (et ils ne peuvent qu'en avoir), en principe, il est toujours possible de les définir.

C'est un point central de la théorie linguistique d'Aristote. Là où il y a significa­tion, il y a aussi définition. Mais ni l'un ni l'autre ne sont objet de démonstration. Comme il le dit lui-même. « il ne peut pas y avoir démonstration de ce dont il y a définition [oi< yàp èoxiv âjrôôeiSjiç ov ôpiauôç] » (Sec. An. 9 0 b , 2 9 - 3 0 ) .

I. " I n d é m o n t r a b l e >• : c 'est là un d e s s ignif iés ( p e u t - ê t r e aussi , p lus p r é c i s é m e n t , u n e d e s c o n s é q u e n c e s ) d e la formule x u i à aev( ir |xt )v ut i l i sée par A n s t o t e d a n s s o n o u \ r a g e De l'inrerpréntnnu p o u r éc la irc ir la façon d o n t le l a n g a g e se forme et travai l le . La f o r m u l e x a r ù o u v i l n x i i v est tradui te t r a d i t i o n n e l l e m e n t par c o n v e n t i o n n e l » o u « arbitraire ». mai s je ne suis pas tout à fait d 'accord et je rev iendrai sur ce sujet d a n s un autre art ic le .

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Examinons maintenant le rapport d'implication aussi bien du point de vue de la définition que de celui du mot.

« La définition, nous fait remarquer Aristote dans les Seconds Analytiques ( 9 3 b 2 9 ) , est une proposition qui exprime ce que le mot signifie [Xôyoç xov xi oi]\La.i\£\, t ô ôvou.a] ». Et comment définirait-on le signifié du mot? La réponse d'Aristote dans la Métaphysique ( H , 1 0 4 5 a 2 6 - 2 7 ) est tout à fait originale et mérite notre attention de théoriciens du langage : « Le mot est signe du Xôyoç », c'est-à-dire le mot signifie la proposition ou, plus précisément dans ce cas, cette proposition spéciale qu'est la définition. « La définition est en effet la proposition dont le mot est signe [ô yàp Xôyoç ov t ô ôvou.a ormetov ôpia^ôç ëotai] » (Met. r, 1 0 1 2 a 2 4 - 2 5 ) .

L'univers de référence des mots n'est donc directement ni le monde extra-verbal des choses ni celui des idées ou des concepts, c'est le monde des propositions ou Xôyoï. Les signifiés des mots ne sont ni des choses ni des idées : ce sont des propositions.

Est-il possible de renverser la formulation de la thèse qu'on vient de présenter et de dire que le signifié d'une proposition est à son tour un mot? On doit répondre avec Aristote que non. Essayer de saisir la raison d'une telle réponse négative pourra nous aider à mieux comprendre ce que notre philosophe veut dire. Le problème est discuté dans la page des Topiques ( 1 0 1 b 3 8 - 1 0 2 a 5 ) que je vais citer :

L a d é f i n i t i o n e s t u n e p r o p o s i t i o n q u i e x p r i m e l ' i d e n t i t é s u b s t a n t i e l l e d ' u n

s u j e t [ ë a x i ô ' ô p o ç ( i è v Xôyoç ô t ô t l f jv e i v a i a n u c û v i o v ] . O n p e u t d o n n e r s o i t

u n e p r o p o s i t i o n c o m m e l ' é q u i v a l e n t d ' u n m o t u n i q u e , s o i t u n e p r o p o s i t i o n

c o m m e l ' é q u i v a l e n t d ' u n e a u t r e p r o p o s i t i o n ( . . . ) . I l e s t b i e n c l a i r q u e c e u x q u i

d o n n e n t c o m m e d é f i n i t i o n u n m o t u n i q u e , d e q u e l q u e f a ç o n q u ' i l s s ' y p r e n n e n t ,

n e d o n n e n t p a s u n e d é f i n i t i o n d e c e q u i l e s o c c u p e , p u i s q u e p r é c i s é m e n t u n e

d é f i n i t i o n a t o u j o u r s l ' a s p e c t d ' u n e p r o p o s i t i o n d ' u n e c e r t a i n e e s p è c e .

Voici encore une autre citation, elle aussi tirée des Topiques ( 1 4 9 a 1 - 4 ) :

C e l u i q u i d é f i n i t d o i t s u b s t i t u e r l a p r o p o s i t i o n a u x m o t s ( . . . ) . S ' i l n ' e n é t a i t p a s

a i n s i l e s m o t s p o u r r a i e n t ê t r e d é f i n i s e n i n t e r c h a n g e a n t l e s m o t s e n t r e e u x . P a r

e x e m p l e , l a d é f i n i t i o n d e « m a n t e a u » [ X c o m o v ] n e p e u t p a s ê t r e « p e l i s s e »

[ t u c V u o v ] .

La définition et donc la signification d'un mot ne peuvent pas être données par un autre mot, mais seulement et uniquement par ce Xôyoç particulier que nous avons traduit par « proposition ». Nous sommes à présent obligés d'expliquer en quoi le mot (que ce soit un nom ou un verbe), selon Aristote, se distingue du Xoyoç. La question est traitée de façon exhaustive dans les quatre premiers cha­pitres de De l'interprétation et dans le chapitre XX de la Poétique. Voici les définitions que nous y trouvons :

L e n o m e s t v o i x c o m p o s é e s i g n i f i c a t i v e [cpcovf] o d v 6 e x t | a n u a v T i x f j ] s a n s

a u c u n e r é f é r e n c e a u t e m p s e t d o n t a u c u n e p a r t i e n ' e s t s i g n i f i c a t i v e p a r e l l e -

m ê m e (Poét, X X , 1 4 5 7 a 1 0 - 1 2 ) .

L e v e r b e e s t v o i x c o m p o s é e s i g n i f i c a t i v e a v e c r é f é r e n c e a u t e m p s e t d o n t

a u c u n e p a r t i e n ' e s t s i g n i f i c a t i v e p a r e l l e - m ê m e (Poét., X X , 1 4 5 7 a 1 4 - 1 5 ) .

L e Xôyoç e s t v o i x c o m p o s é e s i g n i f i c a t i v e d o n t c e r t a i n e s p a r t i e s o n t u n s e n s p a r

e l l e s - m ê m e s (Poét, X X , 1 4 5 7 a 2 3 - 2 4 ) .

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En d'autres termes, noms et verbes concourent à former le Xôyoç (c'est-à-dire propositions et discours) mais ils ne sont pas par eux-mêmes Xôyoç. Ils diffèrent des propositions du fait qu'ils manquent d'articulation et de structuration séman­tique. Noms et verbes sont des actes sémantiques simples et donc ponctuels : dans leur confection, la ovvQeoiç (c'est-à-dire la composition) agit seulement au niveau phonétique, tandis que la ouvBeoiç, qui engendre les propositions et les discours, est sémantique aussi bien que phonétique. D'après Aristote, le Xôyoç est formé d'au moins deux mots qui soient capables de garder leur autonomie sémantique une fois placés hors du discours dans lequel ils apparaissent. La proposition est donc une composition d'actes sémantiques simples.

Nous pouvons maintenant mieux comprendre l'importance théorique de la thèse aristotélicienne suivant laquelle la définition et la signification d'un mot ont la structure logique des propositions. Comme le mot est sémantiquement une proposition cachée, la signification est en fait toujours structurée, articulée et composée, même dans le cas le plus élémentaire de la signification d'un mot seul. La signification langagière donc ne devient pas composée, parce qu'elle est déjà telle de par sa formation même. L'activité de composition dans la philosophie d'Aristote travaille comme une machine générative primitive qui opère non seule­ment sur le plan phonétique, mais aussi sur le plan sémantique. Mais c'est là un argument qui va au-delà des sujets qui nous intéressent ici.

Il y a encore un autre aspect de la question qui mérite notre attention. Les signifiés et les définitions, on l'a vu, sont des Xôyoi, c'est-à-dire des propositions mais non pas des propositions assertives [ À . 0 7 0 L àjtoqpavxtxoî].

Or qu'est-ce qu'une proposition assertive? Dans le traité De l'interprétation on en trouve une explication contenant deux éléments. Une proposition assertive (1) affirme ou nie quelque chose à propos de la réalité et par conséquent est vraie ou fausse ; (2) contient un verbe : « toutes les propositions assertives comportent nécessairement un verbe ou une forme fléchie du verbe » (De l'Int, 1 7 a 9 - 1 0 ) , mais « toutes les propositions ne se composent pas de verbes et de noms; par exemple, dans la définition de l 'homme, il peut y avoir proposition sans verbe » (Poét, X X , 1 4 5 7 a 2 4 - 2 6 ) .

La présence ou l'absence du verbe n'est pas un fait grammatical ; elle concerne la structure logique de la proposition assertive. « La proposition qui définit l 'homme, nous dit Aristote, ne constitue pas encore une proposition assertive tant qu'on n'y ajoute ni est, ni était, ni sera, ni rien de ce genre » (De Vint, 1 7 a 1 1 - 1 2 ) .

Dès lors la proposition qui est définition a ces caractères : (1) tout comme le nom, elle exprime des signifiés sans se prononcer sur leur correspondance à la réalité; (2) en étant sans verbe, elle est une proposition nominale.

Arrêtons-nous un instant sur ce dernier aspect en employant un des exemples préférés d'Aristote. La définition du mot homme est la proposition nominale « animal terrestre bipède ». Nous savons d'ailleurs que « animal terrestre bi­pède » est aussi le signifié composé de « homme », à savoir ce dont le mot homme est signe. Dans ce cas particulier « animal terrestre bipède » est en plus un exemple d'un signifié qui renvoie à une substance.

Le livre Z de la Métaphysique est entièrement consacré au concept de substan­ce. Ici ce problème est identifié à celui de la définition : « Sont des réalités substantielles, y lit-on, les choses dont le Xôyoç [c'est-à-dire renonciation linguis­tique] est une définition [ t ô t i rjv e iva i èoTtv ôoajv ô Xôyoç êaxlv ôpiauôç] » ( 1 0 3 0 a

6 - 7 ) . Dans une étude plus détaillée que la mienne, il faudrait analyser la définition

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aristotélicienne en se reportant non seulement au problème du signifié mais aussi à celui de la substance.

Le livre Z cache beaucoup de secrets qu'il ne nous est pas loisible d'aborder ici. Je me bornerai à remarquer un aspect de ce livre qui a été négligé jusqu'à présent.

La question à laquelle le livre Z essaie de répondre est la suivante : qu'est-ce qui fait d'une multiplicité d'éléments une substance unique? Suivant notre exemple : qu'est-ce qui fait des trois éléments « animal terrestre bipède » qui composent la définition de « homme » un signifié unique? Ou encore, en termes plus généraux, qu'est-ce qui fait d'un ensemble hétéroclite une unité à la fois substantielle et sémantique ?

Aristote répond à cette question à la fin du dernier chapitre du livre Z et dans un passage du livre H, et il le fait d'une manière qui paraît étrange mais qui pour notre problème est très important. La substance, la définition et donc aussi le signifié des mots, affirme Aristote, ont le même fonctionnement que la syllabe au niveau du signifiant :

C e qui est composé d e telle sorte que le t o u t soit une unité est semblable, non à une pure juxtaposition, mais à la syllabe [ e j i e I ôè x ô e x xivoç o i j v G e x o v o i i x c o ç

û ) 0 X E ëv EÎvai xô nâv, u f | cbç aiopôç à X V cî)ç f| cnjA.Xaf}fj ] . O r l a syllabe n'est pas simplement l a réunion de s e s éléments [ o x o i x e î c ; : c'est-à-dire les voix élé­mentaires ou phonèmes plutôt que les lettres] ; par exemple, la voix A et l a voix B l'une à côté de l'autre n e sont pas l a même chose que l a syllabe B A ( Met. 1 0 4 1 b 1 1 - 1 3 ) .

À regarder de près, l a syllabe n'est pas le résultat d e ses éléments [ o x o i x e î o i ] plus une activité d e composition qui leur est externe, tout comme le bâtiment n'équivaut pas aux briques plus une activité combinatoire [ o ù cpaîvExai ô f | Ç r | T o 0 a i v rj o D À X c t p f ) èx x(bv o x o i x e ï c o v ovoa x a i odv6éo£(OÇ], ( . . . ) L'homme non plus n'équivaut pas à « animal » plus « bipède », mais il faut qu'il soit quelque chose allant au-de là de ces deux caractères juxtaposés (Met, 1 0 4 3 b

4 - 1 1 ) .

La syllabe est assumée ici en tant que modèle épistémologique en vue de saisir la substance, le signifié et la définition qui, comme on vient de le constater, sont chez Aristote des concepts étroitement liés.

Pour comprendre le sens de ces passages si difficiles et auxquels on n'a presque jamais donné l'importance qu'ils ont dans le système aristotélicien, il faut bien comprendre le rôle central que le concept de syllabe joue dans la linguistique et dans la métaphysique d'Aristote. Pour le moment je me limite à remarquer que cette voix à la fois composite et unitaire nommée syllabe dans la théorie linguis­tique d'Aristote est ce qui transforme la voix expressive non-articulée des animaux en voix humaine articulée. Dans les passages que nous venons de citer, Aristote laisse entrevoir pour ainsi dire l'existence d'une sorte de « syllabe » sémantique appelée définition. C'est celle-ci qui fait la différence entre les signifiés non-composés dont même les animaux sont capables, et les signifiés du langage hu­main qui, par contre, sont articulés et unitaires.

Le cercle de la linguistique aristotélicienne va ainsi se fermer : la structuration phonétique et la structuration sémantique répondent à une même machine géné-rative. À savoir, le langage humain naît lorsqu'il se forme un organisme à la fois complexe et unitaire, constitué par une syllabe phonétique plus une syllabe sé­mantique. Pour le dire avec les mots d'Aristote même, Xôyoç ôè cpcovfj ativOexf)

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c m L t a v T i x T J , rjç èvia uipn xa8 ' avrà anumvEL t i (Poét, 1 4 5 7 a 2 3 - 2 4 ) : à la lumière de ce que l'on vient de dire, on pourrait traduire et interpréter ainsi : « le langage humain est en même temps voix composée et signification composée ».

Ici, il faudrait recommencer à discuter la définition à partir de la phonétique aristotélicienne. Mais on peut se réserver cette tâche pour une autre occasion.

Franco Lo PIPARO

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m

LA DÉFINITION ET LA THÉORIE DES IDÉES

Entre le x v u e et le x v m e siècle se constitue un corps de doctrines thématisant les phénomènes de pensée et les phénomènes langagiers dans une même matrice disciplinaire, que j 'a i nommée - en suivant Locke - sémiotique (Auroux, 1979). Le noyau dur de cette matrice est ce que nous sommes aujourd'hui convenus d'appe­ler (cf. Auroux, 1982, Dominicy, 1984, Pariente, 1985) théorie des idées, qu'on trouve exposée de façon déjà tout à fait mûre dans la Logique ou l'Art de penser2, rédigée par Arnauld et Nicole (1662). La théorie des idées est une théorie logique, ancêtre intensionnel de la logique des classes, dont les chercheurs ont fourni depuis une dizaine d'années différents modèles algébriques plus ou moins satis­faisants. Dans la sémiotique, la théorie de la définition n'apparaît pas comme un point fort de la théorisation, même si les auteurs y reviennent incidemment, dans deux circonstances au moins :

- la réflexion sur les dictionnaires ;

- l'épistémologie et la critique de la démarche more geometrico, c'est-à-dire l'utilisation des définitions comme principes dans l'argumentation scientifique.

La théorie des idées fournit à la théorie de la définition : (a) ses éléments (les idées) ; (b) sa structure théorique : la relation d'inclusion (< ) entre les idées, qui donne à leur ensemble une structure d'ordre partiel, et une opération interne, V addition (+ ) , qui en fait un monoïde. Ces éléments sont extrêmement impor­tants et fournissent la base d'une théorie sémantique qui survit jusqu'à nos jours, tant chez les structuralistes (Greimas, Baldinger), que dans la théorie lexicale naïve des généralistes (Katz et Fodor), voire dans la théorie des réseaux séman­tiques. L'élément essentiel, qui semble bien être une innovation de Port-Royal, est le concept de compréhension d'une idée : c'est lui qui permet la structure d'inclu­sion (une idée contient d'autres idées dans sa compréhension) et la componentio-nalité (la compréhension d'une idée est composée d'autres idées).

La théorie des idées fournit enfin, et surtout, un modèle assez strict de théorie de la signification sur lequel je reviendrai. Dans cette brève étude, je voudrais montrer :

1. Il a été tenu compte, pour la rédaction définitive du présent chapitre, des remarques faites au cours du colloque par I. Rey-Debove et par A. Rey, ainsi que des résultats présentés par A. Collinot/F. Mazière. L'opposition représenta­tion sémantique/définition, utilisée par B. Fradin dans un autre contexte, y a été systématisée.

2. Abrégé ci-après en LA P.

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- comment on dispose dans la LAP d'une théorie logique de la définition, assez révolutionnaire ;

- comment les Lumières transposent cette théorie logique sur le plan linguis­tique et sont conduites à des impasses épistémologiques ;

- comment la seule exploitation possible de la théorie des idées est en fait linguistique, comme linéament d'une théorie componentielle du sens.

La distinction entre théorie logique et théorie linguistique de la définition n'est pas tout à fait évidente à formuler. On peut l'éclaircir en disant que la seconde se donne pour but de délimiter la signification d'un élément lexical donné. La première a d'autres buts, cognitifs ou argumentatifs. Cette distinction n'est pas congrue à celle qui oppose la définition, qui est une opération discursive en langue naturelle (elle correspond à des phrases acceptables, pouvant recevoir différentes structures syntaxiques, homogènes au reste du discours) et la représentation sémantique, qui peut être considérée comme une définition, mais n'est pas contrainte par cette homogénéité.

I. PORT-ROYAL ET LA DÉFINITION

On trouve dans la LAP une distinction bien connue entre trois types de défini­tions : la définition de nom (A-définition), la définition de mot (B-définition) et la définition de chose (C-définition).

1 . DÉFINITION DE NOMS (DEFINITIO NOMINIS)

La « définition de nom » est introduite pour des raisons épistémologiques : « Le meilleur moyen pour éviter la confusion des mots qui se rencontrent dans les langues ordinaires est de faire une nouvelle langue et de nouveaux mots qui ne soient attachés qu'aux idées que nous voulons qu'ils représentent » (LAP, l-XII). C'est ce type de définition - à portée logique et épistémologique - qui est une innovation. Certaines propriétés de l'A-définition permettent de la délimiter assez clairement :

(i) elle est arbitraire et incontestable (ce qu'on peut traduire en disant que la proposition qui l'exprime n'a pas valeur de vérité) ;

(ii) elle peut être prise comme principe dans une démonstration ;

(iii) elle n'a pas d'import ontologique : « l'on n'en doit rien conclure à l'avantage de cette idée, ni croire pour cela seul qu'on lui a donné un nom, qu'elle signifie quelque chose de réel » ;

(iv) le definiens est l'équivalent du definiendum (autre façon de s'exprimer en suivant Pascal : la définition sert à abréger le discours) : par conséquent, il peut lui être substitué, salva veritate.

Considérée comme un simple axiome de substitution, (iv) est l'un des éléments les plus constants de la théorie classique de la définition, quoiqu'il soit souvent justifié par l'équipollence du definiens et du definiendum (voir plus loin sur x), plutôt que par l'arbitraire d'une équivalence entre signes, comme c'est le cas ici.

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Cette prééminence de la substituabilité ancre la définition dans le statut d'opéra­tion discursive. L'utilisation de l'A-définition est en outre normée, dans le discours scientifique, par trois principes d'utilisation. Les deux premiers définissent les limites qu'on doit logiquement imposer à l'opération :

(v) une fois une définition donnée, il ne faut pas en changer;

(vi) il est inutile et impossible de définir tous les mots (LAP, l -XII) : «il faut nécessairement s'arrêter à des termes primitifs qu'on ne définisse point».

La théorie de la définition, dans le cas de l'A-définition, débouche donc sur la notion d'indéfinissable (le mot n'existe pas encore, c'est semble-t-il une création du x v m c siècle). L'indéfinissable évite la faute de circularité. Le troisième principe a plutôt valeur gnoséologique et pratique :

(vii) « quand on est obligé de définir un mot, on doit autant que l'on peut s'accomoder à l'usage, en ne donnant pas aux mots des sens tout à fait éloignés de ceux qu'ils ont, et qui pourraient même être contraires à l'étymologie » ( M P , l - X I I ) .

Epistémologiquement le modèle (i)-(vii) - il provient de Pascal et de son opus­cule De l'esprit géométrique - est un élément important de la technique argu-mentative mathématique. Il peut être compris comme une théorie de l'imposition (impositio médiévale) des noms : l'expression « imposer des noms » se rencontre, au reste, sous la plume de Pascal. En tout état de cause, la définition reste entièrement dans le domaine des opérations discursives.

2 . DÉFINITION DE MOT

Les Messieurs notent à propos de ce que nous nommons A-définition : « Il faut aussi prendre garde de ne pas confondre la définition de noms dont nous parlons ici, avec celle dont parlent quelques philosophes, qui entendent par-là l'explica­tion de ce qu'un mot signifie selon l'usage ordinaire d'une langue, ou selon son étymologie » ( L A P , l - X I I ) . C'est introduire ce que nous nommons ici B-définition, dont le lieu disciplinaire est clairement assigné : « Ces sortes de définitions de mots semblent être le partage des grammairiens, puisque ce sont celles qui composent les dictionnaires » (LAP, l - X I V ) . Elles ne sont « que l'explication des idées que les hommes sont convenus de lier à certains sons » (ibid.). Leur princi­pale caractéristique consiste dans la négation de la propriété (i) des A-définitions, soit :,

(ia) les B-définitions ont une valeur de vérité. « Elles sont liées et astreintes à représenter non la vérité des choses, mais la vérité de l'usage, et on doit les estimer fausses, si elles n'expriment pas véritablement cet usage, c'est-à-dire, si elles ne joignent pas aux sons les mêmes idées qui y sont jointes par le langage ordinaire de ceux qui s'en servent » (LAP, l - X I V ) . De là, il résulte qu'elles devraient avoir une forme particulière, quelque chose comme :

(ia') Le mot a* signifie.les idées a,, a 2,..., a n (voir note 3).

Ce sont des phrases comme (ia') qui permettent de tester la vérité d'une

3. Nous utilisons l'astérisque pour désigner le son auquel l'axiome de la signification associe une idée pour signification. Il faut noter que a* - le mot, pour les classiques - n'est pas l'autonyme du mot, au sens où nous l'entendrions. Pour nous, un autonyme a pour signifié le signifiant et le signifié du mot dans son usage courant, a* est le son, si on l'emploie de façon autonyme, (« a* »), son signifié sera ce son.

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B -définition : il se peut que a* ne signifie pas b t (ce qui est une question de fait ou d'usage linguistique). En fait, les dictionnaires ne respectent pas la forme (ia'). La définition y demeure une opération discursive homogène au discours ordinaire; nous reviendrons sur cette question à propos des C-définitions.

Les Messieurs donnent une contrainte intéressante et nouvelle sur les B-défini­tions :

(viii) il faut considérer toute la signification du mot, c'est-à-dire l'idée principale qui en est la signification propre, mais aussi les idées accessoires qu'elles « excitent ordinairement pour tous ceux qui (...) prononcent [les mots] ».

Avec (viii) nous entrons véritablement dans la représentation sémantique : une phrase qui indique une idée accessoire (par exemple « individu ne se dit d'un homme que de façon péjorative ») n'est pas homogène avec le discours qui parle du monde. Nous sommes clairement là dans une démarche qui prend le langage quotidien comme objet. Il s'agit d'une démarche métalinguistique qui ne vise pas à lier une idée à un signe, mais à dire quelle signification possède un signe donné. La notion d'idée (avec son corollaire la distinction idée principale/idée accessoire) est un instrument technique d'analyse qui permet de formuler des exigences sur ce qu'on doit trouver sous une entrée de dictionnaire 4. Stricto sensu, on pourrait considérer que (viii) nous fait sortir du domaine des opérations discursives homo­gènes, pour passer à la définition en langue, qui permettrait de prévoir la valeur sémantique de tous les emplois du mot [par conséquent aucun emploi ordinaire du mot n'aurait la valeur donnée par la définition totale, ce qui permettrait de refuser l'application de (iv)]. Il est probable que Port-Royal considère, cependant, que toute la signification est présente dans chaque emploi (sont exclus, dans ce cas, les problèmes de polysémie).

3. DÉFINITION DE CHOSE

Si Port-Royal a pour objectif de distinguer la définition de chose et la définition de nom (sous ses deux formes), il insiste sur cette dernière et ne dit pratiquement rien sur la première. Toutefois, d'un court passage, et de la confrontation aux deux autres types de définition, on peut tirer une conception assez précise de la C-définition : « Dans la définition de la chose (...), on laisse au terme qu'on définit (...) son idée ordinaire, dans laquelle on prétend que sont contenues d'autres idées » ( L A P , l - X I I ) . De ce passage (inspiré, là encore, par Pascal), on retient, en effet, que :

(ix) la définition de chose est un rapport entre une idée (le definiendum) et d'autres idées (le definiens) ;

(ixa) le rapport de définition est un rapport de contenu à contenant;

(ixb) définir, au sens de la C-définition, consiste à dire quelle idée contient quelle autre.

On reconnaît immédiatement la structure formelle de la théorie des idées. Comme théorie de la définition de chose, c'est assez extraordinaire : on y parle

4. « Ces idées accessoires étant donc si considérables, et diversifiant si fort les significations principales, il serait utile que ceux qui font des dictionnaires les marquassent, et qu'ils avertissent, par exemple, des mots qui sont injurieux, civils, aigres, honnêtes, déshonnétes, ou plutôt qu'ils retranchassent entièrement ces derniers, étant toujours plus utile de les ignorer que de les savoir ».

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d'idées et non de choses. C'est évidemment un effet de l'epistemologie représen-tationnaliste qui prévaut depuis la séparation cartésienne entre la res extensa et la res cogitans. La théorie artistotélicienne des formes a disparu. Ce qui disparaît avec elle, c'est ce qui donnait sa structure à la théorie antique de la définition de chose, c'est-à-dire la théorie de l'essence. Cette disparition a des conséquences qui vont se révéler dramatiques pour l'epistemologie de la définition. On perd, en effet, la possiblité théorique de dire quelles sont les limites d'une définition de chose, limites qui s'exprimaient traditionnellement par deux axiomes :

(x) a. Une définition doit convenir à tout le défini.

b. Une définition doit convenir au seul défini.

Il faut noter que (x) conduit à soutenir (iv) pour des raisons purement exten-sionnelles (équipollence du défini et de sa définition). Comme la B-définition, la C-définition se caractérise par le refus de (i). D'après (ix), elle devrait avoir la forme suivante :

(ib) L'idée a contient les idées

L'axiome de la signification, qu'on peut formuler comme suit :

Axiome : a* = f(a),

induit une dangereuse proximité entre (ia) et (ib), qui va être la source de graves confusions, puisque a est signifié par a*. Stricto sensu, (ib) est une représentation sémantique et pas une définition au sens d'opération discursive homogène. Toute­fois, (ib) a vocation à être projetée sur un certain type d'opération discursive : les opérations prédicatives en être + qualifiant(s). Par là on voit bien que, comme représentation sémantique, la théorie des idées restreint indûment le champ des opérations discursives de définition. Toutes les structures définitoires que A. Collinot/F. Mazière relèvent dans les dictionnaires classiques (par exemple GN + servir à + GN) ne sont pas interprétables à partir de (x) [voir ci-dessous p. 237].

II. LA DISPARITION DE LA DÉFINITION DE CHOSE DANS L'EPISTEMOLOGIE DES LUMIÈRES

1 . LE BROUILLAGE DE FORMEY (ARTICLE « DÉFINITION »> DE LENCYCLOPÉDIE)

Comme on vient de le voir, c'est, paradoxalement, la C-définition qui tend à reproduire le plus directement la structure de la théorie des idées, et par conséquent à jouer la fonction de représentation sémantique. De ce qui précède, on peut retenir les formules suivantes :

(i') S 1 = déf S i . . . S ( l + n ) ,

(i") par S j j 'entends Si... S ( j + n ) ,

(i '") je donne à S, la signification de la suite de signes Si... S ( i + n ) ,

(ia) l'idée signifiée par S i a pour signification la suite d'idées signifiée par S^.. s(i+n>> qui a la forme ai + . . . + a ( i + n )

(ib') les idées signifiées par Si... S ( i + n ) sont contenues dans l'idée signifiée par S,, c'est-à-dire : a < ai; . . . a < a ( i + n ) .

Dès que l'on admet, par l'axiome de base de la sémiotique classique, qu'un mot

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signifie une idée, ces formulations sont équivalentes, à la nuance près que les deux premières constituent un acte linguistique. Si on laisse cette nuance de côté, on peut conclure comme le fait Formey que les « définitions, soit de nom, soit de chose, ne sont que des explications des mots, qui signifient le sens qu'on y attache » (article « Définition », p. 748). Quant à la structure du contenu, Formey a parfaitement raison et en concluera - à tort - que les deux types de définitions sont incontestables, projetant sur la C-définition les propriétés que Port-Royal accordait à la A-définition. La conclusion qu'il fallait tirer, c'est que toutes les définitions doivent être contestées comme si elles étaient des définitions de choses.

Le contenu proprement épistémologique de la A-définition réside, en effet, dans son statut d'acte linguistique. À partir du moment où (i) n'est pas conçu comme une propriété d'acte, mais comme une caractéristique des énoncés expri­mant des définitions, on ne peut plus l'opposer à (ia) et (ib). Plus gravement encore, (ia) et (ib) ne peuvent être discernées. Partons de (ia'), pour un mot a* et une idée b ; cela suppose qu'il y ait un ensemble F± de définitions fausses ; de même (ib), pour les termes correspondants a et b , délimitera un ensemble F 2 de définitions fausses. Dans ces conditions, (ia) est interprété comme a* signifie b, qui sera interprété comme a* est b*, c'est-à-dire comme a est b [= sous la forme (ib)] ou encore a<b\

On ne voit pas comment il se pourrait que Fl et F 2 ne soient pas confondus. Sur un exemple : si chien signifie l'idée d'«animal à quatre pattes», toute proposition (par exemple : «le chat est un animal à quatre pattes») qui contredirait la défini­tion (C-définition) du chien comme animal à quatre pattes contredit aussi la définition du mot chien (B-définition) comme animal à quatre pattes. Ce qui ne serait peut-être pas déraisonnable, si : (1) tous les mots définis signifiaient des êtres réels ; (2) tous les usages des mots définis correspondaient à des contenus cognitifs corrects.

En fait, il ne reste pas grand-chose de la théorie de la définition de chose. Formey (qui s'inspire du philosophe Christian Wolf) connaît pourtant la définition scolastique oratio explicans quid res est. Mais il ne s'attarde pas sur la quiddité, la définition scolastique de la définition est glosée : « discours qui détaille les attri­buts par lesquels la nature d'une chose est déterminée ». Il y avait encore là possibilité d'introduire les questions ontologiques traditionnelles. Mais Formey n'y voit qu'une notion imparfaite, car une chose ayant des parties de différentes natures (physiques, métaphysiques, etc.), il y aurait différentes définitions possibles pour une même chose, ce que l'auteur considère comme absurde. C'est pourquoi, il préfère la définition de la définition qu'il propose en début d'article : « énumération que l'on fait des principales idées simples dont est formée une idée composée, pour déterminer et expliquer sa nature et son caractère » {op. cit., p. 746). Il s'agit bien là d'une conséquence logique de (ixb) qui assume la dispari­tion de toute distinction entre B- et C-définition. On peut noter, également, que la propriété (iii) des A-définitions est transférée à toutes les définitions : il n'y a aucune différence de nature entre la définition d'une licorne et celle de n'importe

5. On objectera que - pour le rapport en (ia) et (ib) - la confusion ne provient pas du gommage de la spécificité de l'acte linguistique, mais de la confusion entre deux niveaux de langage (mauvaise compréhension de l'autonyme et de la nature du premier argument du prédicat «signifie»). C'est assurément cette confusion qui a lieu ; mais dans la mesure où l'on ne rencontre jamais chez nos auteurs quelque chose qui ressemblerait au concept d'autonymie (à la différence d'un Leibniz, par exemple), on peut soutenir que c'est la considération de la structure intentionnelle de l'acte (l'acte de parler des mots ou de parler du monde) qui évitait la confusion.

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quel objet réel, il n'est pas nécessaire que les propositions définitoires soient vraies de quelque chose de réel, il suffit qu'elles expriment que les idées qu'une idée enferme sont bien comprises en elle.

2 . LE PROBLÈME DES LIMITES DE LA DÉFINITION

Il y a un autre problème posé par la conception de Formey. Comment distinguer les principales idées, qui font partie de la définition (elles jouent le rôle autrefois dévolu à l'essence ou à la quiddité), de celles qui, n'étant pas principales, n'en font pas partie? La difficulté peut s'exprimer autrement, puisque la relation qui sert de base à la définition (une idée en renferme une autre) sert aussi de base à la prédication (une prédication vraie est celle dont le prédicat asserte du sujet une idée qui y est enfermée). Dire qu'une idée est composée de n idées, c'est la même chose que dire qu'il y a n prédications vraies de cette idée prise pour sujet. Comment dès lors distinguer parmi toutes /es prédications vraies celles qui consti­tuent un ensemble définitoire? C'est à cette question que répondaient également les critères (x) - qui ne sont pas équivalents à la quiddité, puisqu'ils concernent aussi les propres -, critères qui ont disparu de la conception de la définition exposée par l'article en question de VEncyclopédie.

On peut expliquer le problème encore autrement. Appelons composant-analy­tique (A-composant) d'une idée toute idée renfermée dans cette idée et telle que sa composition avec d'autres idées différentes de cette idée (c'est-à-dire l'addition d'une collection donnée d'idées) constitue cette idée; une idée possédant des A-composants est une idée composée au sens strict. Appelons B-composant d'une idée toute idée renfermée dans cette idée et qui ne donne pas lieu à la propriété précédente. Remarquons que tout A-composant d'une idée x qui elle-même est A-composant d'une idée y est A-composant de l'idée y; par conséquent, toute idée composée peut s'exprimer par une collection d'idées qui sont ses A-compo­sants et qui sont des idées simples. Comment distinguer entre les A- et les B-composants? Le problème revient à se demander quelle différence il y a entre les prédications analytiques et les prédications synthétiques à propos d'une idée. La question est loin d'être facilement tranchée de façon à récupérer une concep­tion satisfaisante de la définition, comme on peut le voir sur le cas Condillac.

Pour le philosophe, il y a trois types de définitions. Le premier consiste en une proposition qui explique la nature de la chose (on retrouve la conception ancienne à partir de la quiddité) ; le second ne remonte pas jusqu'à la nature de la chose mais, parmi toutes les propositions connues, en saisit une d'où toutes les autres découlent. Ce type est imparfait par rapport au premier, et comme, en outre, plus nous connaissons de propriétés dans un objet, plus il nous est difficile d'en décou­vrir une qui soit le principe des autres (critique de l'essentialisme aristotélicien et scolastique), il ne reste qu'à faire l'énumération de toutes ces propriétés, à décrire la chose telle que nous la voyons ; c'est en cela que consiste le troisième type de définition. Ce qui distingue le premier type du second et du troisième, c'est qu'on suppose que la définition épuise les propriétés que possède la chose en elle-même, alors que pour les autres, on prétend au contraire que la chose en soi demeure inconnue. Ce qui sépare le second du troisième, c'est que dans ce dernier cas, les propositions constituant la définition ne sont pas ordonnées par une démonstra­tion. L'opposition entre le premier et le troisième type peut être comparée avec la distinction entre définition de chose (discours exprimant l'essence) et définition nominale. Le second type décrit le rôle des définitions dans la présentation more

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geometrico et celui dévolu à l'attribut essentiel dans l'épistémologie cartésienne. Dans les trois cas, il s'agit de décomposer une idée : «toutes ces définitions, si elles sont bonnes, se réduisent à des analyses». La classification n'est donc pas essen­tielle, et Condillac ne l'expose que pour montrer que le second type ne saurait avoir le rôle exorbitant que certains lui accordent dans la connaissance. Toute idée est ou simple ou composée : si elle est simple, on ne peut la définir, lorsqu'elle est composée, toutes les propositions dans lesquelles elle rentre ont pour prédicat un de ses composants. Rien ne peut donc permettre d'accorder dans la connaissance un privilège quelconque aux définitions. Admettre qu'une définition soit la donnée des idées simples composant une notion, alors même que l'on admet que toute proposition justifiée consiste à affirmer d'une notion l'un de ses composants, c'est affaiblir considérablement le concept de définition, puisqu'on ne voit pas quelle proposition exacte pourrait ne pas être une définition. En d'autres termes, si toute définition est une analyse, et si le discours scientifique lui-même est une analyse, il est de part en part définition. A la limite, un auteur comme Condillac ne voit dans l'utilisation a priori des définitions dans le discours more geometrico qu'une commodité qui, justifiée dans le cas des mathématiques où elles épuisent leur objet, n'est qu'une manie hautement préjudiciable dans le cas des sciences empiriques, où seule l'expérience peut faire apparaître les propriétés des objets. « La nécessité de définir (...) n'est que la nécessité de voir les choses sur lesquelles on veut raisonner ; et si l'on peut voir sans définir, les définitions deviennent inutiles» 6 . La conséquence ultime de la théorie des idées pour la conception des définitions est la disparition de la théorie logique des A-définitions.

3 . LA PROJECTION DE LA DÉFINITION LOGIQUE SUR LA THÉORIE DES DICTIONNAIRES

Paradoxalement, c'est au moment où l'A-définition est dépouillée de sa valeur épistémologique qu'une de ses conséquences, la contrainte de non-circularité, est importée sur le terrain de la B-définition, c'est-à-dire la théorie des dictionnaires. Tant Diderot que d'Alembert ont proposé de rendre ces sortes d'ouvrages non-circulaires. Se souvenant sans doute de Pascal, les deux auteurs considèrent en effet comme un défaut les renvois circulaires qu'on pratique souvent entre les entrées lexicales. Il s'ensuit que toute définition doit comporter dans sa partie droite des termes indéfinissables (ou des termes réductibles à des indéfinissables). Diderot leur donne le nom de « racines philosophiques », d'Alembert de « racines grammaticales ». On retrouve donc dans la langue les indéfinissables dont Pascal reconnaissait l'existence au sein d'une démonstration ou d'une démarche théo­rique. Les conséquences de ce déplacement ne sont pas très heureuses.

On peut montrer qu'une telle conception rejette toute considération d'une différence de niveaux langagiers et par conséquent aboutit à l'absence de méta-langage. Voici l'un des arguments qu'on pourrait invoquer : supposons que la définition soit métalinguistique parce que le défini est un autonyme ; alors, on ne peut plus remplacer le definiendum par le definiens. Un autre argument repose sur l'idée suivante :

(xi) s'il y a des indéfinissables dans une langue, alors la définition n'est pas métalinguistique.

6. Ce thème dépend également de l'épistémologie empiriste, que nous n'avons pas abordée ici.

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Le statut des indéfinissables repose, en effet, sur la thèse de la non-circularité. Admettons la thèse métalinguistique. Le definiendum est un autonyme X; ; le definiens est une suite de signes, Y,... Y û + n ) , qui appartient à une métalangue construite pour désigner la signification des mots du vernaculaire. Par conséquent, la définition ne peut pas être circulaire, puisqu'il n'y a aucun vocabulaire commun entre le definiendum et le definiens. L'ensemble des combinaisons d'indéfinis­sables ne doit pas être conçu comme une métalangue, mais comme une isolangue : l'ensemble des opérations de définition est une injection de l'ensemble des définis sur cet ensemble de combinaisons. Lj est une isolangue pour L 2 , si, après avoir mis en correspondance les vocabulaires \ 1 et V 2 , toute expression de L 2 traduite selon cette correspondance est une expression de Lj rigoureusement équivalente.

La théorie de la définition qu'on vient brièvement d'analyser suppose que toute langue contient sa propre isolangue. L'opération de définition est intra-linguis-tique. Il en résulte une conséquence que Diderot admet : un terme qui est indéfi­nissable dans une langue peut correspondre à un terme qui est définissable dans une autre. Soit dans la langue Lj les mots a*, et c* t , tels que b*l et c*j soient la définition de a*! ; si dans L 2 manquent les signes des idées b et c, alors le mot qui sera signe de l'idée a, nommons-le a*2, sera indéfinissable. L'axiome de la signifi­cation joint à la thèse de l'universalité des idées permet de soutenir que Lj et L 2 ne sont pas pour autant incommensurables et que a*t a bien la même signification que a*2. L'isolangue que contient chaque langue n'est pas une isolangue univer­selle. Il est clair qu'une telle situation pose des problèmes pour une sémantique universelle qui aurait pour ambition de poursuivre par l'opération de définition la description sémantique de toutes les langues.

Diderot propose une solution à ce problème : coder les définitions dans les termes d'une langue morte, car « il n'y a qu'une langue morte qui puisse être une mesure exacte, invariable et commune pour tous les hommes qui sont et seront, entre les langues qu'ils parlent et qu'ils parleront ». Le procédé était déjà suggéré par le Dictionnaire de Trévoux, dont le titre exact est Dictionnaire universel français-latin. Le procédé est illusoire : il n'y a aucune raison pour qu'une langue morte soit une isolangue universelle plus qu'une langue vivante. Tout le gain qu'on peut espérer sera du côté de la fixité, mais si on veut gagner du côté de l'universalité, il faudra construire un vocabulaire artificiel. Or cette construction suppose qu'on dispose de toutes les idées absolument indéfinissables, par rapport auxquelles on pourrait construire récursivement toutes les autres idées. Ce voca­bulaire serait tout simplement une langue universelle, isolangue (partiellement) de toute langue.

III. LE LANGAGE NATUREL ET LA REPRÉSENTATION SÉMANTIQUE

Dans ces conditions on comprend bien que la pratique réelle des lexicographes n'ait guère intégré les conceptions de Diderot/d'Alembert. Lorque Panckoucke rééditera Y Encyclopédie, par ordre des matières, il fera cependant précéder l'ensemble par un «Vocabulaire universel, servant de table pour tout l'ouvrage» ; mais il s'agit d'une entreprise d'ordre terminologique et non définitoire. Les tomes de l'Encyclopédie méthodique, consacrés à la grammaire et dirigés par Beauzée, ont bien conservé l'article «Dictionnaire» de d'Alembert et sa théorie des «racines philosophiques», mais l'article de Formey a disparu. Le grammairien

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considère que la définition est du ressort de la logique, pas de la grammaire. S'il rédige lui-même un nouvel article - dans l'esprit de Condillac 7 -, celui-ci concerne les notions grammaticales et l'activité scientifique du grammairien, absolument pas la lexicographie. Ce silence du grammairien ne signifie pas que la théorie des idées soit restée sans impact sur les conceptions lexicographiques, c'est-à-dire dans le domaine de la B-définition, mais cet impact a été limité aux techniques les plus générales de la représentation sémantique, comme le faisait déjà (viii). On peut le voir dans le cas des dictionnaires de synonymes, particulièrement nombreux au x v m e siècle, après le succès de Girard (1726). Ce qui est utilisé, c'est la distinction idée principale (commune aux différents synonymes)/idée accessoire (élément distinctif). On la met en lumière dans des contextes en opposition (on imite par estime/on copie par servilité). Il ne s'agit ni de définition (ou alors il faut parler de définition ostensive), ni proprement de représentation sémantique dans les termes de la théorie formelle des idées (en particulier la relation d'inclusion n'a aucune place). Ce que la théorie des idées permet de dessiner, c'est l'idée de trait sémantique, dont la notion, pour apparaître, exige un tout autre contexte théorique. Elle exige notamment qu'on soit capable de passer d'une théorie des idées à une théorie de la signification, c'est-à-dire qu'on puisse donner une signifi­cation concrète et autonome à (ia) : je ne pense pas que cela puisse se faire indépendamment de la constitution d'un concept de règle sémantique (ou de la prédiction d'un emploi sémantiquement correct des items lexicaux) 8.

Sylvain A U R O U X

7. « Une définition exacte n'est rien autre chose que l'exposition abrégée et précise du système de nos connaissances relatives à l'objet défini ; et ce système abrégé, comme tout autre système, doit être le résultat raisonné des dépositions combinées de l'expérience» (article «Définition», t. I, p. 571). Dans sa pratique (par exemple dans la définition des parties du discours), Beauzée s'efforce de construire des propositions définitoires contraintes par (x).

8. Il faut noter que la théorie des synonymes permet ce genre de prédiction (cf. Auroux, 1985 pp. 99-100).

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L'ACTIVITÉ DÉFINITOIRE EN LANGAGE NATUREL

Dans un sens large, la définition naturelle est celle des mots du langage ordi­naire; elle s'oppose à la définition d'artefacts langagiers, c'est-à-dire de mots conventionnellement définis. R. Martin s'applique à montrer le caractère inévi­tablement « stéréotypique » d'une telle définition.

Dans un sens plus restreint, la définition naturelle est non seulement une définition d'objets naturels, mais encore une définition formulée par les locuteurs eux-mêmes. L'exposé s'appuie sur trois sortes de techniques pour construire des définitions aux caractéristiques pondérées : technique de l'« évaluation de traits », du « classement de traits », de la « formulation spontanée ».

Il n'est pas rare que le locuteur ordinaire soit amené à définir un mot. Martin Riegel remarque qu'en pareil cas il n'a généralement pas recours à des énoncés métalinguistiques. Les énoncés définitoires ordinaires (EDO) empruntent au discours sur les choses des formes typiques que l'auteur s'attache à caractériser en fonction de leurs conditions de production. Ils consistent habituellement dans une phrase marquant une équivalence référentielle. Un E D O interprété directement, c'est-à-dire littéralement, identifie le thème au type d'objet décrit. Il est suscep­tible aussi d'une interprétation indirecte qui repose sur la propriété de réflexivité des signes linguistiques : le definiendum, qui peut être un verbe aussi bien qu'un nom, y réfléchit sa propre fonction dénominatrice.

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VIII

LA DÉFINITION « NATURELLE »

Dans un ouvrage sur la définition, la moindre des choses est de définir ce dont on va parler. Je vais donc m'appliquer à proposer de la « définition naturelle » une définition satisfaisante. Je montrerai ensuite les liens entre la « définition natu­relle » et ce qu'on appelle la « stéréotypie », pour proposer enfin une technique « naturelle » d'élaboration définitoire1.

I. DÉFINIR LA « DÉFINITION NATURELLE »

Le concept de « définition naturelle » peut s'entendre dans deux sens appa­rentés.

l. Dans un sens large, la définition naturelle est, sans plus, celle des mots du langage ordinaire, c'est-à-dire la définition d'objets naturels. En ce sens, la défini­tion naturelle s'oppose à la définition d'artefacts langagiers, c'est-à-dire de mots conventionnellement définis - que ce soit a priori ou a posteriori.

La définition conventionnelle a priori détermine, au moment même de la déno­mination d'un objet, les caractéristiques qu'on lui assigne : « On appellera A un objet tel que. . . »; les définitions mathématiques, logiques, métalinguistiques sont généralement de ce type (« On appellera définition naturelle... » : la définition de la « définition naturelle » est forcément une définition conventionnelle!).

La définition conventionnelle a posteriori délimite conventionnellement le sens, par nature vague, des mots du langage ordinaire quand ceux-ci sont voués à un usage technique. Les définitions juridiques, plus généralement les définitions normatives, sont de ce type. Le 2 août 1988, il a été question, aux informations, d'un cas de guérison miraculeuse à Lourdes : un paralytique, originaire de Forbach, a recouvré brusquement l'usage de ses jambes. Mais s'agissait-il d'un miracle au sens que l'Église confère à ce mot? D'abondants commentaires ont montré qu'il était impossible pour l'heure d'en décider. Pour qu'il y ait « guérison miraculeuse » aux yeux des autorités ecclésiastiques, il faut tout un ensemble de conditions conventionnellement arrêté :

- le cas doit être réputé inguérissable ;

1. Mon propos se limitera au contenu des définitions prises isolément. Cela ne signifie pas que les « définitions naturelles » ne constituent pas des systèmes : mais on n'abordera pas ici le problème des graphes de traits définitoires, de circularité des définitions, de choix noématiques qui permettraient d'en sortir.

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- il ne doit pas s'agir d'une maladie à composante psychosomatique ;

- aucune amélioration ne doit s'être manifestée dans la période qui a précédé ;

- la guérison doit être durable ;

- et tout cela doit être reconnu par une Commission médicale dûment accréditée, comportant notamment des médecins agnostiques.

Bref, la définition conventionnelle vient d'une activité prescriptive ou, si l'on préfère, stipulatoire. A priori, elle crée l'objet qu'elle pose; a posteriori, elle modèle les contours d'un contenu préexistant, mais vague. Dans les deux cas, elle échappe au jugement de vérité, à la contestation possible et, à moins d'une nouvelle convention explicite, à l'évolution dans le temps. Ainsi les définitions terminologiques sont toutes des définitions conventionnelles : il s'y ajoute qu'elles couvrent systématiquement un domaine (ou micro-domaine), qu'il soit scientifi­que, technique ou juridique.

À rencontre de la définition conventionnelle, la définition naturelle vise à saisir le contenu naturel des mots, c'est-à-dire le contenu plus ou moins vague que spontanément - et souvent inconsciemment - les locuteurs y associent. La défini­tion naturelle est ainsi plus ou moins juste. Son contenu évolue avec celui des objets qu'elle entend cerner. Elle est descriptive et non pas stipulatoire.

2. Dans un sens plus restreint, la définition naturelle est non seulement une définition d'objets naturels, mais encore une définition formulée par les locuteurs eux-mêmes et non par le technicien qu'est le lexicographe. En ce sens, la défini­tion naturelle est un des aspects de l'activité « épilinguistique ». Il est vrai qu'en général celle-ci s'exerce ailleurs. Elle consiste ordinairement à spécifier, par delà le sens propre, l'interprétation qu'il convient de donner de ce qui est dit (« je veux dire que.. . ») ou encore à lever une ambiguïté qui a pu naître (un mot polysé­mique est à prendre dans tel sens et non tel autre). Parfois cependant, c'est le contenu même des vocables qui est précisé. Ainsi dans les dialogues suivants :

A - Ils se disputent sans arrêt. B - // n'y a pas de scandale, tout de même? A - Tout dépend de ce que vous appelez « scandale » : les voisins sont alertés; mais pour l'instant personne n'a appelé la police.

Il est question des agents de l 'EDF : A - C'est tout de même un fameux avantage de payer l'électricité au quart du prix. B - Moi, monsieur, je n'appelle pas ça un « avantage ». C'est un privilège!

Esquisses définitoires, ou plutôt jugements sur l'adéquation des mots dans la situation où l'on est : de telles pratiques invitent à solliciter plus avant la capacité du locuteur à expliciter les contenus que spontanément il assigne aux mots. L'acti­vité ainsi déclenchée est « naturelle » en ce sens qu'elle est le fait des usagers eux-mêmes. Dans ce qui suit, on utilisera la notion de « définition naturelle » dans l'un et l'autre sens : au sens 1 pour montrer les rapports à la « stéréotypie »; au sens 2 pour suggérer une procédure définitoire qui prendrait appui sur des juge­ments formulés par les locuteurs eux-mêmes.

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IL DÉFINITION NATURELLE ET DÉFINITION STÉRÉOTYPIQUE

Là où les objets conventionnellement définis prennent place dans des taxino­mies systématiquement construites, les mots du langage ordinaire, ne serait-ce qu'en raison du flou qui s'y attache, se prêtent à des définitions multiples, comme en témoigne la diversité des dictionnaires. Une des conséquences en est que la définition naturelle a fréquemment un caractère « stéréotypique ». Mais il est très difficile de dire avec précision en quoi la « stéréotypie » consiste 2. C'est à quoi on va s'appliquer maintenant, en opposant la définition stéréotypique et la définition minimale et en justifiant le recours ordinaire du lexicographe à la stéréotypie.

1 . DÉFINITIONS STÉRÉOTYPIQUES ET DÉFINITIONS MINIMALES

Comparons les deux définitions suivantes du mot tournevis :

- « Outil pour serrer, desserrer les vis » (Dictionnaire du français contemporain).

- « Outil pour tourner les vis, fait d'une tige d'acier emmanchée à une extrémité, et aplatie à l'autre afin de pénétrer dans la fente d'une tête de vis » (Petit Robert).

La définition du DFC peut être dite « minimale » : elle se borne, par un trait spécifique, à isoler les tournevis parmi tous les outils possibles. Celle du PR ajoute à ces traits minimaux des contenus non discriminatoires : existe-t-il, différemment dénommés, des objets qui seraient des « outils pour tourner les vis », mais qui ne seraient pas faits « d'une tige d'acier emmanchée à une extrémité et aplatie à l'autre »? De tels contenus, superfétatoires dans une conception strictement fonc-tionnaliste de la définition, ont une finalité autre. Une telle définition « stéréo­typique » vise à donner, au delà du contenu minimal de pertinence linguistique, une représentation de l'objet dénommé suffisante pour en permettre l'identifica­tion effective. Constituée de traits descriptifs (« tige d'acier emmanchée à un bout, aplatie à l'autre ») et de traits fonctionnels (« afin de pénétrer... »), elle se fonde sur des propriétés universelles jugées suffisantes pour susciter de l'objet une représentation. La définition du DFC ne permet pas, sans aucune expérience de l'outil en cause, de reconnaître parmi l'ensemble des outils les objets dénommés « tournevis » ; celle du PR y suffit : elle fournit une description et une sorte de mode d'emploi.

Définitions minimales et définitions stéréotypiques sont des définitions de choses nommées. Les traits qu'elles mentionnent réfèrent à des propriétés d'objets : le tournevis, dans la réalité, sert à serrer et à desserrer les vis ; il est fait, dans la réalité, d'une tige d'acier emmanchée à un bout et aplatie à l 'autre...

Ces définitions s'opposent ainsi aux définitions de mots :

- définition métalinguistique 3 (« être : verbe marquant l'idée d'existence ») ;

- définition dérivationnelle (« beauté : qualité de ce qui est beau ») ;

- définition synonymique ou antonymique (« fric : argent » ; « célibataire : qui n'est pas marié »).

2. Il convient naturellement de renvoyer à H. Putnam, « the Meaning of "Meaning"», 1975, in K. Gunderson éd. , Language, Mind and Knowledge, pp. 131-193.

3. Pour une typologie des formes définitoires, on renvoie à Pour une logique du sens, pp. 54-60. Ii s'agit ici de la définition métalinguistique véritable et non d'une définition qui poutrait être reformulée en termes paraphrastiques (LS. pp. 55-56, à propos de venir).

88

Mais contrairement à la définition minimale, linguistiquement pertinente mais objectivement désincarnée, la définition stéréotypique a pour visée la représenta­tion effective. Elle fournit un ensemble de propriétés plus riche que le seul sous-ensemble des propriétés nécessaires et suffisantes pour que l'objet dénomme soit abstraitement ce qu'il est 4.

L'ensemble des distinctions opérées jusqu'ici trouve place dans le schéma suivant :

D É F I N I T I O N

C O N V E N T I O N N E L L E N A T U R E L L E

A PRIORI A P O S T E R I O R I M É T A L I N G U I S T I Q U E

D É R I V A T I O N N E L L E

S Y N O N Y M I Q U E O U

A N T O N Y M I Q U E

D É F I N I T I O N DE M O T

V I S A N T LA S E U L E

P E R T I N E N C E

D É F I N I T I O N

DE C H O S E N O M M É E

V I S A N T LA

P E R T I N E N C E ET LA

R E P R É S E N T A T I O N

DÉF IN IT ION D É F I N I T I O N

M I N I M A L E S T É R É O T Y P I Q U E

2 . JUSTIFICATION DE LA STÉRÉOTYPIE

Si la finalité de la stéréotypie est, comme il vient d'être dit, la représentation, elle tire aussi son origine de la pluralité inévitable, au reste bien connue, des

4 Parmi les propriétés d'objets, on peut distinguer : (a) des propriétés universelles distmctives (ou « perti­nentes ») • celles qui sont nécessaires et suffisantes pour distinguer les objets en causes des autres de même genre; (b) des propriétés stéréotypiques : celles qui, par-delà la seule pertinence, procurent de l'objet une représentât™ (ces propriétés ont été dénommées « composants » dans Inférence, Antonymie et Paraphrase, pp. 137-140); (c) des proprie-tés ni distinctives ni stéréotypiques; en particulier, certaines sont « hypotypiques », en ce sens qu e les autorisent la sous-classification des objets en cause (cf. l'usage du mot même : J'ai la même voiture que Pierre, « le même type de voiture » = nos voitures sont identiques quant à leurs propriétés « hypotypiques ») ; certaines sont « connotatives », en ce sens que tel ou tel locuteur les attache de façon privilégiée aux objets en cause et qu'ainsi elles renvoient de façon caractéristique à un locuteur (ou à un groupe de locuteurs).

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définitions minimales. Il n'existe pas, pour un objet donné, une seule et unique définition minimale.

1° Des formes définitoires différentes peuvent entraîner le choix de contenus distincts. Ainsi, dans le PR, appartement est défini par métonymie comme « partie de maison »; dans le Trésor de la langue française, l 'appartement est, par hypero-nymie, un « local d'habitation ». Le résultat en est fort différent : « Partie de maison, dit le PR, composée de plusieurs pièces qui servent d 'habi tat ion»; « local d'habitation d'un certain confort, dit le TLF, composé d'un ensemble de pièces de diverses grandeurs réservées à différents usages (cuisine, salle de bains, salon, chambre, etc.) et situé dans un immeuble comprenant un ou plusieurs de ces locaux par étage ».

2° Dans la définition hyperonymique, le choix de l'hyperonyme ne s'impose pas univoquement :

- ce qui paraît aux uns le genre prochain semble aux autres une approximation qui fait aller à un degré plus éloigné : une commode est une « espèce d'armoire » pour Littré, un meuble pour la plupart des autres dictionnaires ; un chiffonnier est une commode pour le Grand Larousse encyclopédique; ailleurs, c'est un meuble ; une crédence est un buffet pour le PR, un meuble pour Littré;

- le genre prochain peut être choisi parmi différents possibles : ce fait a été mainte fois décr i t 5 ; un dressoir est un buffet pour le DFC, une armoire pour Littré ; une penderie est un placard pour le PR, une garde-robe pour le Dictionnaire général de Hatzfeld et Darmesteter;

- il y a plus : le choix d'un même hyperonyme ne conduit pas forcément au repérage des mêmes différences spécifiques : une huche est, pour la plupart des dictionnaires, un coffre ; mais, sauf erreur, seuls le PR et le TLF notent comme trait distinctif que le couvercle en est plat (à la différence du bahut).

Tout cela est bien banal. L'important pour notre propos est seulement de noter que cette pluralité de possibles conduit tout naturellement le lexicographe à enregistrer plus qu'il ne faudrait au seul regard de la pertinence. Le souci de ne pas éliminer des chemins définitoires parfaitement légitimes, ajouté aux visées de représentation, fait glisser imperceptiblement de la définition minimale à la défini­tion stéréotypique de la chose nommée.

Au reste, la stéréotypie permet de prendre en compte des mécanismes linguis­tiques de très grande importance. Il est permis de penser qu'un mot, dès lors qu'il entre dans une phrase, voit son contenu focalisé : il s'y opère une sélectivité plus ou moins floue. C'est évident dans la métaphore. Adélaïde est une fourmi signifie qu'elle est une fourmi en ce sens qu'elle est active comme l'est une fourmi. Une telle métaphore n'est imaginable que si le trait d' /activité/ appartient au champ stéréotypique de fourmi dont il est sélectivement isolé.

En fait cette procédure, exacerbée dans la métaphore, est en œuvre, plus ou moins nettement, dans presque tous les emplois". Dans un exemple comme

5. Voir Inference. Antonymie et Paraphrase, p. 135; Langage et Croyance, p. 162. 6. Cf. J.-E. Tyvaert, « Formalisation de la métaphore et problème du sens », Semantikos 9, 1985, pp. 55-78.

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celui-ci : Attention, une guêpe! ou Attention, une abeille!, tout le monde saisit l'allusion à l'insecte qui pique. Les formes du type Une guêpe est une guêpe (en l'occurrence : « ça pique! »), logiquement tautologiques, ne sont imaginables que par le biais d'une sélectivité sur fond de stéréotypie.

C'est dire que le lexicographe ne donne pas forcément dans l'encyclopédisme en allant au-delà de la définition minimale. La stéréotypie est un aspect du langage ordinaire. Il semble bien difficile de tracer une limite précise entre les contenus linguistiques et les connaissances d'univers.

La question reste donc entière de savoir où le lexicographe doit s'arrêter. L'hypothèse que nous défendrons sera que les propriétés à vocation stéréotypique, sans former un ensemble rigoureusement circonscrit, peuvent être affectées de coefficients de disponibilité. C'est là que nous emploierons la notion de « défini­tion naturelle » dans le deuxième sens envisagé plus haut.

III. DÉFINITION STÉRÉOTYPIQUE ET ACTIVITÉ DÉFINITOIRE DES LOCUTEURS COMPÉTENTS

Pour construire une définition stéréotypique aux caractéristiques pondérées, on peut utiliser au moins trois techniques différentes. On va essayer de montrer qu'elles n'aboutissent pas forcément aux mêmes résultats.

1 . TROIS TECHNIQUES POSSIBLES

1 ° Technique de 1 '« évaluation de traits »

Une propriété d'objet peut être reconnue comme universelle par tel ou tel locuteur, comme valable seulement pour la plupart des objets dénommés par tel autre. Cela revient à dire que l'universalité des propriétés d'objets est tributaire des univers de croyance.

La définition stéréotypique est donc liée à deux paramètres :

- un paramètre d'universalité à l'intérieur de chacun des univers de croyance : le locuteur considère la propriété en cause comme universellement vérifiée (« toujours vrai »). généralement vérifiée (« généralement vrai »), parfois vérifiée (« généralement faux »), jamais vérifiée (« toujours faux»);

- un paramètre de quantification sur les univers de croyance; telle proportion de locuteurs opte pour le « toujours vrai », telle autre pour le « généralement vrai », telle autre encore pour le « toujours faux ».

Combinés, ces paramètres conduisent, par le calcul des moyennes, à hiérar­chiser les propriétés. On trouvera en annexe le résultat d'un test portant sur les mots abeille, appartement, harangue et idéologie, réalisé à l'Université de Metz en 1978 auprès d'une population de 80 étudiants de l r e année (lettres classiques et lettres modernes) 7 .

2 ° Technique du « classement de traits »

Un certain nombre de traits, généralement notés par les dictionnaires, sont classés par les sujets en allant du plus caractéristique au moins caractéristique.

7. Expérience réalisée par un de mes étudiants de maîtrise, M. J.-C. Kratz.

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3° Technique de la « formulation spontanée »

Les sujets sont invités à définir un ou plusieurs vocables. On normalise les formulations obtenues pour constituer la liste des traits.

Les techniques 2 et 3 ont été récemment mises à l'épreuve sur la même série de mots, à l'Université de Paris-Sorbonne, sur deux groupes d'étudiants de licence (lettres classiques, lettres modernes, langues vivantes) 8. Dans l'un des groupes, abeille et idéologie ont été soumis au classement de traits et appartement et harangue ont été définis par les « sujets ». Dans l'autre groupe, la procédure a été inverse. Les résultats figurent en annexe.

2 . BRÈVE ANALYSE DES RÉSULTATS

1 ° Signification des résultats chiffrés

Technique de l'évaluation La moyenne est obtenue à partir des valeurs 1 pour « toujours vrai », 0, 75 pour

« généralement vrai », 0, 50 pour « j 'hésite », 0, 25 pour « généralement faux » et 0 pour « toujours faux ».

Technique du classement Le total est obtenu à partir de la valeur 1 pour le trait classé en tête, 2 pour le

trait qui vient ensuite, et ainsi de suite : la seconde colonne équivaut à la forme

1 T - M I N

MAX - M I N

où T est le total, MIN la somme minimale si tous les sujets avaient mis en tête le même trait (40 si les sujets sont au nombre de 40) et MAX la somme maximale si tous les sujets avaient mis en queue le même trait (40 x 10, si les sujets sont au nombre de 40, les traits au nombre de 10).

Technique de la formulation spontanée La colonne total fournit le nombre de sujets qui, sous une forme ou sous une

autre, mentionnent le trait en cause.

2 ° Analyse de abeille

- Le trait le plus typique est le trait (d) : /Elle produit le miel/.

- La formulation spontanée fait une grande place (ignorée des dictionnaires) au pollen (ou aux fleurs) que l'abeille butine.

A noter que l'allusion à la cire, qui figure dans la plupart des dictionnaires, n'apparaît pas en « formulation spontanée ».

3° Analyse de appartement

Ce local d'habitation est situé dans un immeuble et composé de plusieurs pièces (on peut ajouter contiguës ; mais les locuteurs n'y pensent pas spontanément).

On n'a retenu que les définitions des étudiants qui ont déclaré que le français était leur « meilleure langue ».

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4 " Analyse de harangue

Les idées de solennité ou d'ennui, parfois enregistrées par les dictionnaires (par ex. PR) n'apparaissent pas dans la définition naturelle, quelle que soit la tech­nique utilisée.

Le trait (b) /discours adressé à une assemblée, à une foule! prédomine large­ment. En « formulation spontanée », s'ajoute avec insistance l'idée de la force de conviction, ensuite seulement celle de virulence.

5 ° Analyse de idéologie

Le domaine de l'idéologie est celui, non pas des sciences, mais de la politique, de la philosophie, de la religion. La cohérence paraît moins importante que la recherche de l'adhésion (idée de conviction, voire d'endoctrinement, d'intolé­rance, de partialité).

Avouons que la procédure effraie par sa lourdeur. Comment la pratiquer sur une nomenclature étendue et à partir d'une population représentative?

Ce ne serait réalisable qu'avec la complicité d'informaticiens et de télémati-ciens, l'interrogation et le dépouillement se faisant par voie informatique. On se prend à rêver d'un « dictionnaire naturel ». Il serait sans doute fort différent des dictionnaires que nous connaissons. Tout donne à penser qu'il serait aussi fort instructif.

Robert M A R T I N

ANNEXE

(a) (b) (c) (d) (e) (A (9)

Abeille

L'abeille est capable de voler Elle vit en colonie (société) Elle est élevée dans une ruche .... Elle produit le miel Elle produit la cire Elle pique pour se détendre Elle possède quatre ailes membraneuses et transparentes Elle produit un bourdonnement lorsqu'elle vole Elle est active, laborieuse Elle est capable de communiquer avec ses congénères

Traits ajoutés en formulation «spontanée»: (k) Elle butine le pollen (I) Elle est de couleur jaune et noire (m) Les abeilles peuvent former un essaim

ÉVALUATION DE TRAITS

CLASSEMENT DE TRAITS

FORMULATION SPONTANÉE

Moyenne Rang Total 1 T-Min Max-Min

Rang Total Rang

0,979 0,942 0,829 0,939 0,851 0,784

1 2 6 3 5 8

286 195 135 101 172 269

0,317 0,569 0,736 0,830 0,633 0,364

9 4 2 1 3 8

18 22 21 37

1 17

5 3 4 1

12 6

a и 235 0,458 5 7 8

0,872 a

4 0

257 290

0,397 0,306

6 10

3 10

0,817 7 260 0,389 7 2 11

24 2 16 7 4 9

(n) DIVERS: Elle a environ 1 cm de long (3 x); elle a quatre (!) pattes (2 x); le mâle est le bourdon (2 x); elle est attirée par le sucre (1 x); elle appartient à la famille des apidés (1 x); à l'ordre des «hélioptères» (des hyméoptères) (1 x) [40 réponses].

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Page 24: Coll - La définition (OCR fr) part

Appartement

(a) Un appartement est composé de plusieurs pièces

(b) Il est destiné à l'habitation (c) Il est situé dans un immeuble (d) Les pièces sont contiguës (e) Il y a d'autres appartements dans le

même immeuble (f) Les pièces sont de plain-pied (g) Il est d'un certain confort (h) Il comporte une cuisine (i) Il sert au logement d'une seule famille

Traits ajoutés en formulation «spontanée»: (j) Il est situé en milieu urbain (k) C'est un Heu privé P) C'est un local clos

ÉVALUATION DE TRAITS

Moyenne

0,880

0,955

+e) 0,807

0,744

0

0,774

0

0

0,744

Rang

CLASSEMENT DE TRAITS

Total

134

85

106

181

255

302

264

285

T-Min Max-Min

0,706

0,859

0,794

0,559

0,537

0,328

0,181

0,300

0,234

DIVERS: Les pièces sont séparées par des cloisons (2 x); l'appartement possède des ouvertures vers l'extérieur (2 x); il est meublé (1 x); en matériaux durs (1 x); se mesure en m 2 (1 x); est occupé par des locataires ou des copropriétaires (1 x). [40 réponses.]

Harangue

(a) La harangue est un discours solennel ... (b) La harangue est un discours adressé

à une assemblée ) à une foule \

(c) La harangue est un discours long et ennuyeux

(d) La harangue est un discours qui vise à susciter l'action

(e) La harangue est un discours virulent ....

Traits ajoutés en formulation «spontanée»:

ÉVALUATION DE TRAITS

CLASSEMENT DE TRAITS

FORMULATION SPONTANÉE

Moyenne Rang Total 1 T-Min Max-Min

Rang Total Rang

0,457 CO

156 0,299 4 1 5

0,972 1 68 0,835 1 19 2

0,361 4 189 0,098 5 - -

0,784

0

2 96

106

0,665

0,604

2

3

7

17

4

3

1 caractérise par la fnrne de nnnvictinn 23 1 23

DIVERS: Caractère politique (2 x); du haut d'une tribune, d'une estrade (2 x); consiste à prendre à témoin les auditeurs (1 x). [41 réponses; mais 5 disent ne pas bien connaître le mot.]

94

Idéologie

(a) L'idéologie forme un système cohérent d'idées

(b) L'idéologie est un ensemble d'Idées politiques, sociales, économiques, philosophiques, religieuses

(c) L'idéologie oriente l'action d'un groupe ou d'un individu

(d) L'idéologie est exploitée pour la propagande des Idées

ÉVALUATION DE TRAITS

Moyenne

0,762

0,816

Rang

CLASSEMENT DE TRAITS

Total

104

70

97

129

T-Min " Max-Min

0,600

0,812

0,644

0,444

Rang

Traits ajoutés en formulation «spontanée»: (e) L'idéologie ne va pas sans recherche de l'adhésion (idée de conviction, voire d'endoctrinement,

d'intolérance, de partialité...) (f) Ensemble d'idées propres à un groupe, à une collectivité [40 réponses]

FORMULATION SPONTANÉE

Total

14

26

cf(e)

18 10

Rang

95

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IX

LA DÉFINITION, ACTE DU LANGAGE ORDINAIRE De la forme aux interprétations

« Une question qui a fait l'objet de beaucoup de discussions est de savoir si on définit des mots ou des choses. La question est mal posée; on utilise les mots pour référer à quelque chose; nous définissons le mot, mais il n'y a de mot à définir que parce que nous voulons parler de ce que le mot représente; nous parlons de quelque chose avec des mots. » (L. S. Stebbing, A Modem Elementary Logic, p. 120)

« La phrase fondamentale dont sort toute la linguistique est : X ou Y, c'est la même chose (variantes : X et Y, c'est la même chose / X est Y). » [J. Rey-Debove, le Métalangage, p. 181] ~j

I. LES ÉNONCÉS DÉFINITOIRES ORDINAIRES

Traiter la définition comme un acte du langage ordinaire, c'est opérer d'emblée deux sortes de choix. Le premier consiste à s'intéresser en priorité aux énoncés définitoires que nous utilisons spontanément dans notre discours quotidien et dont la forme n'affiche pas ouvertement son caractère métalinguistique. Ces énoncés n'ont guère retenu l'attention des logiciens modernes plutôt enclins, à l'instar de R. Robinson (1950, p. 191), à considérer l'activité définitoire comme « un procès concernant les symboles, un procès consistant soit à déclarer équivalents deux symboles, soit à décrire ou à proposer un sens pour un symbole 1 ». Or, l'expérience montre que, lorsqu'il est amené à définir un mot (par ex. pédiatre), le locuteur ordinaire a rarement, sinon jamais, recours à des énoncés ouvertement méta-linguistiques comme (1) a-b dont le verbe pivot (désigner, être le nom de, signifier, avoir le sens de, etc.) identifie le mot en emploi autonymique à ce qu'il désigne ou à ce qu'on appelle son signifié* :

(1) a. (le mot) pédiatre désigne un I le (s) médecin(s) qui s'occupe(nt) des enfants.

1. À la limite, la définition «logique» est assimilée à une règle de réécriture qui instaure une relation d'équivalence entre un symbole et une suite non nulle de symboles supposés connus : «Une définition est une déclaration énonçant qu'un certain symbole nouvellement introduit ou qu'une combinaison de symboles doit signifier la même chose qu'une autre combinaison de symboles dont le sens est déjà connu [...]» (B. Russell, 1962, p. 11).

2. Sur ces deux types d'énoncés définitoires explicitement métalinguistiques dits de désignation et d'interprétation, cf. M. Riegel (1987 pp. 37-44).

97

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b. (le mot) pédiatre signifie « médecin spécialiste des maladies infantiles ».

Dans les situations de discours ordinaires les performances définitoires prennent naturellement, c'est-à-dire d'une façon suffisamment régulière pour être estimée conforme à l'usage normal, l'une des formes typiques suivantes :

(2) Un pédiatre, c'est un I le a) médecin pour les enfants en bas âge. b) spécialiste des maladies infantiles, c) spécialiste qui soigne les maladies propres aux enfants, d) médecin chez qui on va pour soigner les petits enfants, e) médecin pour les petits enfants et les nourrissons3.

Or, et c'est là leur originalité, les énoncés définitoires ordinaires (désormais abrégés en E D O ) tels que (2) a.-e., s'ils s'interprètent effectivement comme une instruction sur l'usage conventionnel des mots, n'en empruntent pas moins leur forme lexico-syntaxique au discours sur les choses, jusqu'à se confondre avec lui. On peut ainsi former sur le modèle de (2) a.-e. des phrases copulatives à inter­prétation générique comme :

(3) Une voiture, c'est une source de dépenses qui grèvent le budget familial.

qui ne s'interprètent pas pour autant comme des énoncés définitoires.

Le traitement des E D O implique un deuxième choix qui répond à la question « Comment décrire le caractère proprement définitoire des E D O ? » On comprend mieux, me semble-t-il, le contenu et la forme des E D O si on les rapporte aux conditions de leur production, c'est-à-dire si on les analyse comme des énoncés qui servent à réaliser un type bien déterminé d'acte langagier. Deux caractéris­tiques non triviales des E D O justifient, en effet, qu'on les étudie dans une perspec­tive franchement communicative. D'une part, leur lecture définitoire est le résul­tat d'un acte de langage indirect. D'autre part, le paradigme des E D O contient des formules définitoires telles que :

(4) a. Un compas, ça sert à tracer des cercles.

b. Un requin, c'est comme un dauphin, mais avec des dents pointues et qui mange les hommes (sic).

c. Une monture, c'est des lunettes moins/sans les verres.

d. Un mouton, c'est un animal où qu'y a de la laine dessus*.

e. Un trusquin, c'est ça.

qui s'analysent comme autant de variantes, conditionnées par la situation de com­munication (au sens large du terme), des formes canoniques illustrées par (2) a.-e.

Faute de place, je ne traiterai que la première caractéristique en décrivant l'interprétation des E D O comme un mécanisme pragmatique entièrement précodé. Chemin faisant, il apparaîtra que le caractère dérivé de la lecture défini­toire constitue une hypothèse triplement explicative qui permet :

1° de représenter l'activité définitoire ordinaire sous la forme d'actes de langa­ges indirects associant des interprétations métalinguistiques à des énoncés litté-

3. Il s'agit de quelques exemples de définitions spontanées receuillies auprès d'une cinquantaine d'étudiants licence (Langues étrangères appliquées).

4. Exemple authentique relevé par F. François (1985, p. 106).

98

ralement interprétables (et interprétés) comme des énoncés d'équivalence référentielle ;

2° de dépasser l'opposition qu'une certaine tradition « logique » entretient artifi­ciellement entre définitions de choses et définitions de mots ;

3° de mettre en évidence le caractère discursivement artificiel de la lecture dite analytique des E D O qui joue sur les deux autres lectures (référentielle et définitoire).

Peut-être n'est-il pas inutile, ne serait-ce que pour dissiper d'avance tout malen­tendu, de préciser que mon approche pragmatique se situe directement dans le prolongement des analyses sémantiques qu'elle présuppose. Plus précisément, il s'agit d'une pragma-sémantique ou théorie des performances sémantiques telles qu'elles se manifestent dans les multiples usages communicatifs du langage. Dans cette perspective, la pragma-sémantique est effectivement de toutes les disciplines linguistiques à la fois la plus intégrante et la plus dépendante : elle détermine un niveau supérieur d'organisation des énoncés où les formes et les contenus gram­maticaux sont exploités, voire détournés à des fins communicatives. Mais cette « sémantique appliquée » ne déploie ses effets communicatifs que dans les limites même du matériau grammatical fourni par les autre niveaux 5. Et s'il est un comportement langagier où la fin justifie les moyens, c'est bien celui qui consiste à demander, formuler, interpréter et, le cas échéant, corriger ou évaluer des définitions.

IL LES ACTES DÉFINITOIRES ET LEURS COMPOSANTES

1 . LE SCÉNARIO DÉFINITOIRE

Les usages ordinaires du mot définition recouvrent plusieurs acceptions inter­dépendantes qu'illustrent les trois occurrences du terme dans la phrase :

(5) La définition , est l'activité langagière qui consiste à produire des définitions2, c'est-à-dire des énoncés qui s'interprètent comme la définition3 d'un terme ou d'une expression.

Il s'agit respectivement d'activités langagières finalisées (les actes définitoires), du type d'énoncé qui sert à les réaliser (les énoncés définitoires) et de l'interpréta­tion de ces énoncés (le contenu définitoire, souvent restreint au contenu du seul definiensy.

Les énoncés définitoires constituent la partie terminale d'un scénario à deux rôles qui, sous sa forme la plus simple, met en scène un demandeur et un répon­deur. Le premier demande au second de lui fournir une définition d'un mot ou d'une expression. À cet effet, il utilise une procédure d'interrogation où le terme à définir (le definiendum), en usage ou en mention, est généralement interprété comme le thème d'un questionnement sur sa propre dénotation ou sur son inter­prétation :

5. De façon analogue, l'organisation lexico-syntaxique du langage présuppose une organisation de type séman­tique. Fonctionnellement parlant, sans sémantique il n'y aurait pas de syntaxe ni de lexique, car à quoi serviraient des formes s'il n'y avait rien à mettre en forme?

6. Sur les définitions de la définition, voir M. Riegel (1987, pp. 31-32).

99

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(6) a. Un N, qu'est-ce que c'est? I ça signifie quoi? I qu'est-ce que ça veut dire?

b. Que signifie « N »? I Quel est le sens de « N »?

L'acte définitoire proprement dit se caractérise par son objectif communicatif, l'objet linguistique sur lequel il s'exerce, ce que J. R . Searle (1982, p. 41) appelle sa « direction d'ajustement » et l'attitude supposée des protagonistes à l'égard du contenu propositionnel de l'énoncé définitoire.

2. LES PARAMÈTRES ILLOCUTIONNAIRES

L'information véhiculée par les E D O s'interprète indirectement (cf. 3. 2) comme une instruction sur l'usage du terme à définir. Par la finalité illocutionnaire qu'il affiche - le définisseur entend communiquer un usage linguistique réel, familier et préexistant à la définition - I ' E D O , généralement « descriptif » 7, se range dans la catégorie des illocutions assertives ( J . R . Searle, 1982, p . 52) qui « comprend les affirmations, les assertions, les descriptions, les caractérisations, les identifica­tions, les explications et beaucoup d'autres choses ». Les définitions « stipula-toires », qui assignent un sens arbitraire à un terme existant ou nouveau appar­tiennent en outre à la classe des actes commissifs et à celle des actes directifs, puisque leur auteur s'engage à suivre l'usage qu'il instaure et invite son inter­locuteur à en faire autant.^

D'autre part un E D O s'interprète comme un énoncé au sujet J 'une forme linguis­tique qui est nécessairement une séquence préconstruite (mot simple ou complexe, expression idiomatique, etc.) :

(7) a. C'est quoi, un ours blanc I de Veau lourde I une clé à pipe? b. ? C'est quoi, un ours féroce I de l'eau froide I une clé minuscule?

Comme on ne peut définir que les unités significatives préconstruites que le langage fournit en quelque sorte « préfabriquées » aux utilisateurs potentiels, les E D O constituent un bon test parmi d'autres" pour identifier les mots composés et les expressions idiomatiques. D'autre part, les définitions synonymiques étant peu fréquentes, on comprend également qu'en règle générale le definiens comprenne au moins autant, et souvent davantage de mots que le definiendum. Comme le remarque plaisamment L. S. Stebbing (1931, p . 423-4), « personne ne dirait que figure plane délimitée par trois lignes droites EST DÉFINI PAR triangle ». En revanche, la permutation des termes de la structure équative des E D O produit un énoncé explicitant la convention de dénomination précodée :

(8) Un spécialiste des maladies infantiles, c'est [= ça s'appelle] un pédiatre.

C'est le cas de certaines « définitions » de mots croisés qui, au degré zéro de l'activité cruciverbiste où l'on ne joue pas sur le sens des mots, décrivent un type d'objet (spécialiste des maladies infantiles) en quête de sa dénomination {pédiatre).

La direction d'ajustement (au sens searlien de l'expression) des E D O va des mots

7 Sur la distinction entre définitions descriptives et slipulaloires, voir R. Robinson (1950, p. 19 sqq) et A. Naess (1953, pp. 147-148 et 169-172). Pour une caractérisation illocutionnaire des deux types, cf. M. Riegel (1987, pp. 33-35).

8.' Sur le statut et l'identification des séquences préconstruites, cf. M. Riegel (1988 a et b).

100

aux choses, c'est-à-dire de la formule définitoire aux usages effectifs du definien­dum, que la définition idéale se propose de serrer au plus près. La convention dénominative énoncée par le définisseur lui est à la fois extérieure (l'usage des mots est une réalité publique qui préexiste à nos activités discursives et, en parti­culier, définitoires") et intérieure (cette convention est intégrée à des degrés variables dans notre compétence lexicale).

Enfin, dans le dialogue définitoire, le rôle du répondeur-définisseur est celui du détenteur supposé d'un savoir linguistique (en gros : du sens du definiendum ou de ce que J. C. Milner [1982, pp. 9-13] appelle sa référence virtuelle) qu'il verbalise de son mieux pour le transmettre efficacement à un demandeur en quête d'informa­tion. C'est ce savoir supposé qui légitime l'acte définitoire, puisque seul un répon­deur compétent peut garantir pragmatiquement la validité de son discours défini­toire. À cet égard, la même incohérence communicative caractérise les phrases (9)a-b dont le locuteur accomplit d'abord un acte illusoire respectivement d'infor­mation historique et de définition; puis, dans le même souffle énonciatif, un second acte où il reconnaît ne pas pouvoir garantir le premier :

(9) a. Louis XIV est mort en 1715, *mais je ne le sais I crois pas.

b. Un trusquin est un instrument de menuiserie pour tracer des lignes, *mais je ne connais pas le sens de ce mot.

Cette variante « didactique » de la condition de sincérité est systématiquement exploitée dans la formulation de questions d'examen. L'examinateur qui demande au candidat :

(10) Qu'est-ce qu'un dronte?

joue « littéralement » l'ignorance pour mettre son interlocuteur en situation de produire l'énoncé définitoire :

(10) a. Un dronte est un oiseau de l'île Maurice, aujourd'hui disparu, au corps massif et incapable de voler;

ou, à défaut, l'aveu :

(10) b . Je ne sais pas/ je n'en sais rien.

L 'EDO (10) a. n'est cependant qu'un symptôme qui permet à l'examinateur de remonter, grâce à la condition de sincérité censée vérifiée, au véritable objet de sa curiosité : les connaissances qui sous-tendent et garantissent pragmatiquement l'énoncé définitoire. Quant à la réponse (10) b . , elle s'interprétera dans le même contexte comme l'aveu de l'ignorance des connaissances susceptibles d'étayer un E D O satisfaisant.

La nature et l 'étendue même des connaissances véhiculées par les E D O - en un mot, leur degré de profondeur - varient contextuellement en fonction d'une conjonction de paramètres pragmatiques, notamment selon les ressources infor-matives du répondeur-définisseur et la façon dont il évalue les besoins du deman-

9. Les définitions stipulatoires, au contraire, ajustent le monde à leur contenu propositionnel. En tant qu'actes déclaratifs, ils imposent performativement leur contenu définitoire comme un nouvel usage linguistique (cf M Rieeel 1987, pp. 33-34). 6 t v • • s .

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deur. En effet, si l'on examine empiriquement les contenus définitoires effective­ment communiqués, il apparaît qu'il n'y a pas de frontière préétablie, étanche et stable entre connaissances encyclopédiques et savoir proprement linguistique. Si une telle distinction se justifie, ce ne peut être que dans des situations « défini­toires » bien déterminées (où l'information fournie peut être jugée satisfaisante, insuffisante ou pléthorique) ou au nom d'un sens lexical partagé, sorte de plus grand commun dénominateur des connaissances associées au definiendum par l'ensemble des locuteurs d'une communauté linguistique1".

III. LA DOUBLE LECTURE DES EDO

La première étape pour caractériser le type d'information qu'un E D O apporte sur son definiendum consistera donc à décrire le mécanisme interprétatif de la construction copulative qui lui sert de support. J'ai défendu ailleurs 1 1 l'idée qu'entre le sens littéral non définitoire des E D O et leur sens définitoire effective­ment communiqué le rapport est analogue à celui entre l'interrogation littérale­ment signifiée par « Est-ce que vous avez l'heure? » et la requête indirecte (« Donnez-moi l'heure, s. v. p. ») que cette phrase sert effectivement à formuler dans la plupart de ses usages. Il me suffira de reprendre sur l'exemple (11) et sur sa forme syntaxique (12) :

(11) Un I le(s) brillants(s) {est/sont} un/des petits(s) diamant(s) taille'(s) à facettes.

(12) Art - N „ - être - Art - N j - (X)

les grandes lignes de la première partie de mon analyse pour montrer qu'il existe une lecture non métalinguistique de (11) et que l'interprétation définitoire de (11) en est dérivable. La seule modification apportée à l'argumentation générale concernera la forme d'indirection qui caractérise, d'une part, l'interprétation métalinguistique des E D O et, d'autre part, le rôle des facteurs pragmatiques qui la conditionnent.

1 . L'INTERPRÉTATION DIRECTE NON MÉTALINGUISTIQUE DES EDO

Si l'on s'en tient au sens ordinaire des mots et de leur construction, un E D O tel que (11) ne comporte ni autonyme ni terme métalinguistique. Sa forme est donc celle d'une phrase générique ordinaire qui - littéralement - ne parle pas d'un mot, n'énonce donc aucune convention de désignation/signification, mais s'interprète comme un énoncé d'équivalence référentielle décrivant le type d'objet dénoté par N D dans le schéma (12).

L'interprétation des deux séquences nominales

D'emblée les E D O se distinguent des formules définitoires ouvertement méta-linguistiques telles que (1) a.-b. par l'usage référentiel ordinaire, partant non autonymique, du mot à définir et de l'expression définissante. En effet, N a et N t -(X) présentent quatre propriétés incompatibles avec leur utilisation autodésigna-tive (en « mention ») :

10. Il s'agit alors de vérités a priori « généralement » associées aux mots (cf. p. ex. A . J. Lyon, 1969) et verbalisées par les phrases analytiques « généralement vraies » ou « vraies pour tout locuteur » (G. Kleiber, 1978). Sur les descriptions définitoires lexicographiques conçues comme des portraits robots conceptuels élaborés à partir des connais­sances partagées attachées aux mots, voir A. Wierzbicka (1985, p. 35).

11. M. Riegel (1987, pp. 44-53).

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1" L'article à valeur générique précédant N D et N [ n'est pas effaçable1 2, ce qui exclut la construction absolue caractéristique des séquences autonymiques : (13)* Brillant(s) est/sontpetit(s) diamant(s) [...]

2° Les deux termes de l'équation ne peuvent pas être précédés d'un présentateur métalinguistique qui marque leur statut autonymique :

(14) a. * Le {mot/terme/nom} brillant est une expression petit diamant [...]

3° N u et N , - (X) peuvent être suivis d'une construction apposée ou incise qui décrit ou commente leur contrepartie référentielle :

(15) a. * Un brillant, qui est un substantif masculin, est un petit diamant [...]

b. Un brillant, et tu le sais puisque tu en possèdes plusieurs, est un petit diamant [...]

La nature du commentaire montre encore une fois que les deux séquences nominales ne renvoient pas à des formes linguistiques, mais au type de réfèrent qui leur est conventionnellement associé.

4° Enfin, les deux séquences nominales admettent des paraphrases et des commentaires métalinguistiques qui situent leur référence virtuelle dans le domaines des entités (objets, individus, etc.) dénommées par N 0 ou désignées par N , - (X) :

(16) a. Ce qu'on appelle un brillant, c'est un petit diamant [...]

b. Un brillant, c'est - en d'autres termes - un petit diamant [...]

c. Les brillants, comme leur nom l'indique, sont des diamants [...]

Il apparaît ainsi que les deux séquences nominales des E D O sont l'objet de commentaires et de paraphrases métalinguistiques qui soulignent a contrario leur usage référentiel ordinaire, puisque leurs contreparties référentielles sont expli­citement présentées non comme des expressions à fonction dénominative ou dési-gnative, mais comme des types d'entités dénommées par un nom codé ou identi­fiées par une expression descriptive. On comprend dès lors qu'en retour les séquences Art - N 0 et Art N , - (X) n'admettent pas les pivots verbaux désigner I être le nom de I signifier I, etc., qui réclament un sujet autonymique.

2. LE SENS LITTÉRAL DES EDO

Compte tenu de la lecture référentielle de N 0 et N j - (X), la forme lexico-syntaxique (12) des E D O s'interprète comme un énoncé d'équivalence référen­tielle qui correspond plus généralement aux énoncés qui assertent l'identité de deux termes (par ex. Notre voisin est le député de la circonscription). On notera d'emblée la relation de paraphrase stricte entre (11) et les deux énoncés (17) a.-b. qui assimilent explicitement les références de N Q et N i - (X) : (17) a. Un brillant, c'est la même chose qu'un petit diamant [...]

b. Un brillant et un petit diamant [...], c'est la même chose.

Le rapport d'identité/identification entre N 0 et N t - (X) est marqué par le pivot

p r o ^ u e ' d ^ r ^ ^ ^ r ^ V ' i r ^ franÇaiS ' ' é n 0 n C é d é f i n Í , O Í r e " d Î b U « *

103

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copulatif qui confère à la construction globale les trois propriétés définitoires de l'équivalence logique : la symétrie, la transitivité et la réflexivité : 1" Les E D O sont réversibles, c'est-à-dire paraphrasables par leur forme converse et réciproquement :

(11) = (18) Un petit diamant [...], c'est un brillant.

La permutation de la structure grammaticale sujet / attribut entraîne un renver­sement thématique (cf. IL, 2.) que révèle le test du clivage par c'est... qui :

(19) a. C'est le brillant qui est un petit diamant [...].

b.' Ce sont les petits diamants [...] qui sont des brillants. 2° Si N 2 est une unité préconstruite synonyme de N D , l'énoncé N D est un N, - (X) entraîne N 2 est unN{- (X) : si Un ophtalmologiste est un oculiste et si Un oculiste est un médecin spécialiste des yeux, alors Un ophtalmologiste est médecin spécialiste des yeux.

3" La phrase Un brillant est un brillant énonce la proposition analytique qu'une entité d'un type donné est identique à elle-même. II s'agit, hors contexte, d'une tautologie formelle dont l'exploitation rhétorique dans les énoncés du type Une femme est une femme ou Un sou est un sou sert à souligner certains traits de I ' E D O correspondant ou associés à cet E D O (cf. IV. 2. b.).

L'équivalence référentielle entre N D et Ni - (X) est confirmée par un dernier fait, banal certes, mais communicativement révélateur. Qu'ils soient utilisés pour renvoyer à un réfèrent générique ou spécifique, les termes N Q et Nj - (X) ne peuvent se déterminer, donc se restreindre mutuellement : (20)* J'ai consulté un ophtalmologiste (médecin) spécialiste des yeux. (21) Qu'est-ce que tu veux comme brillant? - * Un (brillant qui soit un) petit

diamant taillé à facettes.

On en conclura qu'un E D O interprété directement, c'est-à-dire littéralement, a pour thème soit la classe définie en extension par N 0 (les brillants), soit l'objet typique subsumant cette classe (le brillant), soit encore un objet non spécifique identifié par sa seule conformité à l'objet typique (un brillant); qu'il identifie ce thème sur le mode équatif au type d'objet décrit (de préférence analytiquement) par la séquence N, - (X) [petit diamant taillé à facettes"] ; que ce mécanisme prédicatif pour être générique n'est pas pour autant fondamentalement différent de celui qui identifie un objet particulier au moyen d'une description définie (par ex. Luc est le meilleur élève de la classe).

Or les E D O ont préférentiellement une interprétation proprement définitoire qui en fait les variantes « naturelles », parce que dépourvues des termes tech­niques liés à l'usage d'autonymes et de relateurs métalinguistiques, des énoncés ouvertement définitoires délimitant et fixant [sur le modèle de (1) a-b] le sens ou les conditions d'applicabilité référentielle du terme précodé N D . J'ai montré ailleurs1 4 que toutes ces formes répondent indifféremment à la requête « Pouvez-vous (me) définir le terme N 0 ? »; qu'elles acceptent les mêmes commentaires

13. Sur l'interprétation « référentielle » des trois formes de l'article N„, voir M. R i e g e l (1987, pp. 49-51). 14. M. Riegel (1987, pp. 45-46).

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métalinguistiques sur les domaines de validité de l'information véhiculée (par ex. [Un] clebs est un chien I signifie « chien »1 désigne un chien en argot); et que le substantif N 0 des E D O tend à prendre les marques prosodiques et graphiques propres au definiendum autonymique. La lecture définitoire des E D O ne pourra donc être qu'indirecte, seconde et dérivée par rapport à leur interprétation litté­rale.

IV. LE MÉCANISME DE L'INTERPRÉTATION PROPREMENT DÉFINITOIRE DES EDO

1 . LA RÉFLEXIVITÉ DES SIGNES LINGUISTIQUES

L'interprétation indirecte des E D O repose sur une propriété générale des signes linguistiques, la réflexivité, qui se trouve activée dans les scénarios définitoires par une conjonction de facteurs pragmatiques.

On distingue traditionnellement deux usages concurrents du signe linguis­tique : l'usage proprement référentiel où le signe (dit « en usage ») renvoie à autre chose que lui-même et l'usage autonymique (cf. ci-dessus III. 1., L'interprétation des deux séquences nominales) où le signe (dit « en mention ») s'autodésigne. Ainsi dans (22) a-b le mot sapin renvoie respectivement à une instance du type (ou de la catégorie) référentiel qu'il dénote et à lui-même en tant que forme signi­fiante :

(22) a. Pour Noël, j'ai acheté un petit sapin.

b. Sapin est un substantif disyllabique.

Or, même lorsqu'un signe est en usage, il s'exhibe en tant que tel, non pas autonymiquement, mais par le seul fait que dans l'acte de référence il se trouve proféré et, comme l'observe F. Récanati (1979, p. 41), « ne s'efface pas complète­ment devant l'objet qu'il désigne ». D'où la possibilité de greffer et d'enchaîner sur un signe en usage des commentaires incidents aussi bien à ce que le signe désigne (a) qu'au signe lui-même (b) :

(23) a. // était branché, comme le sont les jeunes aujourd'hui.

b. // était « branché », comme on dit maintenant.

(24) a. Votre ami n'est plus qu'une épave qui fait pitié.

b. Votre ami n'est plus - excusez le terme - qu'une épave.

(25) b . C'est un fait, pour employer les expressions à la mode, massif et incontour­nable.

(26) a. Un hand out - encore du travail supplémentaire - ne sera pas inutile.

b. Un hand out - encore du franglais - ne sera pas inutile.

D'autre part, tout nom-name se comporte cognitivement comme l'un des attri­buts du type de référents qui lui est conventionnellement associé. En effet, parmi les propriétés caractéristiques des choses, on range le fait d'avoir une ou plusieurs dénominations 1 5 qui forment, avec les autres propriétés définitoires, une sorte de

15. Sur le nom considéré comme une propriété du type d'objet qu'il dénote conventionnellement voir G Kleiber (1984, p. 80).

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fiche signalétique socioculturelle. Ainsi s'expliquent les expressions consacrées Quel est le nom de cette chose? - Connaître I ignorer le nom d'une chose - Il faut appeler les choses par leur nom - Le nom ne fait rien à la chose, etc., et, plus généralement, les commentaires métalinguistiques qui, sur l'emploi référentiel d'un terme, greffent réflexivement une allusion à sa fonction d'étiquette éénomi-native :

(27) a. La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom, [...]

b. Le poisson-pilote I le casse-noisette I, etc., comme son nom l'indique [...]

c. La coccinelle, qui porte également le nom de bête à bon Dieu [... ]

d. Le trusquin, comme son nom ne l'indique pas (.'), est un instrument qui sert à[...]

Il ne s'agit là, tout compte fait, que des manifestations discursives les plus frappantes de la « consubstantialité » (F. de Saussure) ou du « rapport d'évocation réciproque » (S. Ulmann) entre les formes signifiantes et ce que J.-C. Milner (1978) appelle leur « référence virtuelle ».

2. DE L'INTERPRÉTATION DIRECTE À L'INTERPRÉTATION DÉRIVÉE

a. Le cumul de N 0 en usage et de sa mention comme terme dénominatif

L'exhibition discursive des formes linguistiques, la catégorisation référentielle opérée par le lexique et son corollaire, l'inclusion de l'étiquette dénominative dans le complexe des caractéristiques conventionnellement assignées aux objets du monde, sans oublier la présupposition pragmatique que toute forme précodée a nécessairement une contrepartie référentielle (cf. ci-dessus IL 2.), font que les mots employés à des usages référentiels ordinaires n'en sont pas moins constamment parasités par leur réflexivité « naturelle ». A la limite, celui qui emploie un terme « en usage » peut toujours actualiser le mécanisme général de la désignation en dissociant analytiquement l'objet visé et sa dénomination :

(28) // me faut un trusquin.

a. // me faut [ce qu'on appelle] un trusquin.

b. Il me faut un [objet appelé] trusquin.

c. // me faut [quelque chose qu'on appelle] un trusquin.

d. // me faut un [objet dont le nom est] trusquin.

(29) C'est un trusquin.

a. C'est [ce qu'on appelle] un trusquin.

b. C'est [ce qu'il est convenu d'appeler] un trusquin.

Les expressions référentielles de (28) a.-d. et (29) a.-b. identifient l'objet de l'acte de référence au moyen d'une variable référentielle (ce, un objet, quelque chose = x) liée par une relation identificatoire de dénomination (qu'on appelle N, appelé N, qui a pour nom N). Il n'en va pas autrement de l'emploi référentiel du definiendum N 0 des E D O . Soit (11) repris ici sous (30) :

(30) Un I le(s) brillant(s) {c'est/ce sont} un/des petit(s) diamant(s) taillé(s) à facettes.

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Les énoncés génériques (31) a.-b. où le definiendum N 0 exhibe ouvertement sa fonction dénominative :

(31) a. Un [objet appelé] brillant, c'est un petit diamant...

b. [Ce qu'on appelle] un brillant, c'est un petit diamant...

s'interprètent toujours littéralement comme des énoncés d'équivalence référen­tielle. Mais l'expression sujet y décrit explicitement le mécanisme sous-jacent à l'usage référentiel de N Q alors que dans (30) ce terme ne fait que réfléchir et sa propre forme et sa fonction dénominative 1 6. En un mot (31) a.-b. énoncent expli­citement ce qui demeure implicite dans (30), à savoir la convention désignative / significative attachée à N ( 1.

Du coup, il apparaît que (30) et (31) a.-b. superposent, sur le mode respective­ment implicite et explicite, à l'énoncé de l'équivalence référentielle de N D et N, -(X) une convention qui fixe la désignation ou la signification de N 0 sous la forme analytique Nj - (X) 1 7 . Cette convention fournit la base de la lecture définitoire indirecte des E D O . Qar si génériquement Un I le(s) [objets appelé(s)] brillant(s), {c'est/ce sont} un/des petits diamants [...] il s'ensuit que :

(31) a. Le mot BRILLANT désigne un petit diamant...

b. Le mot BRILLANT signifie petit diamant...

La lecture définitoire indirecte des E D O tels que (30) résulte donc du fait que le definiendum N D y réfléchit sa propre fonction dénominative. Or le definiens N i -(X), comme toute expression linguistique, se prête également à une interprétation réflexive paraphrasée par (32). Aussi I ' E D O (30) admet-il une autre interprétation définitoire dérivée énonçant une équivalence désignative [(32) a.l ou significative [(32) b.] :

(32) Un [objet appelé] brillant, c'est la même chose qu'un [objet désigné par les termes] petit diamant...

(32) a. Le mot BRILLANT et l'expression PETIT DIAMANT... désignent la même chose.

b. Le mot BRILLANT et l'expression PETIT DIAMANT... signifient la même chose.

Les signes linguistiques, on l'a vu, se présentent réflexivement à chacun de leurs usages en même temps qu'ils réfèrent à autre chose. Il n'en reste pas moins qu'habituellement cette auto-présentation non autonymique s'efface complète­ment devant ce que le signe représente ou sert à désigner. Il convient donc de préciser ce qui dans le cas des E D O active la réflexivité de N Q et, ce faisant, déclenche le mécanisme de l'interprétation définitoire dérivée.

b. Le conditionnement pragmatique

L'interprétation définitoire de la structure syntaxique (12) d'un E D O est activée

16. Plus généralement la relation de paraphrase entre les expressions sujets de (30) et de (31) a.-b. révèle l'équi­valence entre la forme référentielle abrégée, mais usuelle unlklcelmonlquelquesl. etc., N, et la forme analytique (et, dans la plupart de ses usages, métalinguistique) unflelcelmonlquelquesl, etc., x appelefsl N.

17. Dans les exemples (28)a.-d., (29)a.-b., et (31)a.-b., l'expression de cette convention dénominative se trouve placée entre crochets.

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par le scénario définitoire où il s'inscrit et dont il constitue la phrase conclusive (cf. 2.). La procédure de demande d'une définition, quelle que soit la forme de l'énoncé qui la véhicule,,présente le definiendum N u comme sémantiquement opaque. Pragmatiquement, i a question :

(33) Un brillant, c'est quoi? 7 Un brillant, qu'est-ce que c'est? I Qu'est-ce qu'un brillant ?

se paraphrase, sur le modèle de (28 a.-d.), (29) a.-b., (31) a.-b. et (32) en :

(34) a. Un [objet appelé] brillant, c'est quoi?

b. [Ce qu'on appelle] un brillant, qu'est-ce c'est?

et autorise, de la part du répondeur-définisseur, la double inférence interpréta­tive :

(33) a. Il y a une sorte d'objets appelés BRILLANTS.

Je [= l'énonciateur de (33)7 n e s a i s P a s c e a u e c e s t Que c e t t e s o r t e d'objets [= les objets appelés BRILLANTS].

En d'autres termes, la question (33) laisse clairement entendre que si celui qui la pose ne sait pas à quoi renvoie le substantif brillant (c'est l'objet même de sa question), il n'en est pas moins convaincu, à cause du caractère préconstruit de ce terme, qu'il renvoie à quelque chose. En fait, c'est sur le présupposé dénominatif (33)a. que porte l'interrogation partielle de (33). Sur la base de ce présupposé commun, I 'EDO réponse (30) va en quelque sorte saturer ce qui demeurait indé­terminé dans la question (33), au moyen de l'expression petit(s) diamant(s) taillé(s) à facettes interprétée indirectement comme la contrepartie référentielle du terme dénominatif brillant.

On comprend, d'autre part, que pour des raisons de cohérence dialogique, la phrase :

(34) Un brillant est un brillant

ne constitue pragmatiquement qu'un pseudo-EDO. Théoriquement, la première occurrence du terme brillant serait susceptible d'une lecture réflexive opaque (ce qu'on appelle brillant, abstraction faite de la valeur référentielle codée du terme), tandis que la seconde serait l'objet d'une interprétation référentielle ordinaire (ce que désigne brillant, à savoir un petit diamant...), En réponse à une demande de définition du substantif brillant, un tel montage est évidemment impossible, puis­qu'il reviendrait à supposer que le demandeur connaisse et ignore simultanément le sens du terme à définir.

Par contre, pour qui connaît le sens de N 0 , les définitions tautologiques N Q - est - N u peuvent prendre des sens communicatifs variables selon la situation de communication. Il suffit, par exemple, que ce soit la seconde occurrence de N Q

qui affiche réflexivement son statut dénominatif pour que ce type d'énoncé s'inter­prète comme l'identification d'un type d'objet (par ex. les brillants)...'' au type d'objet dénoté par la forme N 0 . Ce qui est une façon comme une autre de dire que les choses sont ce qu'elles sont, c'est-à-dire ce qu'évoquent pour le locuteur ordinaire leurs étiquettes dénominatives. La formule (34) pourra donc être utili­sée rhétoriquement pour souligner le fait qu'un brillant est une pierre précieuse,

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c'est-à-dire un objet de grande valeur 1(qu'on est donc tenu de déclarer à la douane, dont on ne fait pas cadeau au premier venu, etc.).

V. EN GUISE DE CONCLUSION

La forme ordinaire des énoncés définitoires est une phrase générique énonçant littéralement une équivalence référentielle. Cette construction est, en fait, le vecteur de leur lecture proprement définitoire; qui exploite la propriété de réflexi-vité des signes linguistiques. Elle n'est pas, comme les exemples traités pourraient le laisser croire, limitée à la définition des substantifs et des formes nominalisées ou à valeur nominale (par ex. Grelotter, c'est trembler de froid. Être probe, c'est être d'une honnêteté scrupuleuse. La probité est une honnêteté scrupuleuse). Elle s'étend aux autres catégories grammaticales, pour peu qu'on puisse les associer syntaxiquement à un support nominal postiche susceptible de figurer des deux côtés de l'équation définitoire : Une chose inéluctable, c'est une chose qu'on ne peut éviter ou empêcher. Quelqu'un qui grelotte, c'est quelqu'un qui tremble de froid. Quelques livres, c'est un petit nombre de livres. Ainsi les E D O joignent-ils à l'absence de formes proprement métalinguistiques la plasticité d'un schéma syntaxique apte à véhiculer - indirectement - la définition de pratiquement toutes les catégories grammaticales.

Martin R l E G E L

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XXIV

LA SÉMANTIQUE EST-ELLE POSSIBLE?

La syntaxe semble avoir accompli d'énormes progrès ces dix dernières années : c'est essentiellement dû au travail des linguistes influencés par Noam Chomsky et Zellig Harris. Or, il ne semble pas qu'on puisse en dire autant de la sémantique ; le moment est peut-être venu de se demander pourquoi : pourquoi la théorie de la signification est-elle si difficile!

I. LA SIGNIFICATION DES NOMS COMMUNS

Pour mesurer la difficulté, considérons quelques-uns des problèmes que posent les noms généraux. Il y a plusieurs sortes de noms généraux. Certains, par exemple célibataire [bachelor], sont susceptibles d'une définition immédiate et explicite : célibataire = homme qui ne s'est jamais marié. Mais la plupart ne se laisse pas définir ainsi. Il en est qui sont dérivés par transformation de formes verbales : par exemple : chasseur = celui qui chasse. La classe des noms généraux associés aux espèces naturelles est importante, tant du point de vue philosophique que linguistique : ces noms sont associés à des.classes de choses qui ont, à nos yeux, un grand potentiel explicatif, des classes dont les caractéristiques distinctives normales « tiennent ensemble », voire sont expliquées, par des mécanismes profonds. Citron, tigre, or sont des exemples de ce type de nom. J'avancerai, pour introduire cet article, trois idées :

- (1) les théories traditionnelles de la signification dénaturent complètement les propriétés de ces mots,

- (2) les logiciens comme Carnap ne font pas grand-chose de plus que formaliser ces théories traditionnelles avec toutes leurs inadéquations,

- enfin (3), les théories sémantiques telles que celle qui est produite par J. Katz et ses collaborateurs partagent tous les défauts de la théorie traditionnelle.

Pour reprendre la formule heureuse d'Austin, philosophes, logiciens et autres « théoriciens de la sémantique » ne nous donnent qu'une « description mangée aux mythes ».

Traditionnellement, on donne la signification d'un mot, par exemple de citron, en spécifiant une conjonction de propriétés. Pour chacune de ces propriétés, la proposition « les citrons ont la propriété P » exprime u/ie vérité analytique; si P, , P 2 , . . . , P n sont toutes les propriétés de la conjonction, alors « tout ce qui a les propriétés P 1 ( P 2 , . . . , P„ est un citron » exprime également une vérité analytique.

En un sens, c'est trivialement correct. Si on s'autorise à inventer de façon ad

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hoc des propriétés inanalysables, on trouvera toujours une propriété (une seule, pas même une conjonction) dont la possession sera une condition nécessaire et suffisante pour être un citron, de l'or ou n'importe quoi d'autre. Il suffit, en effet, de postuler la propriété être un citron, ou la propriété être de l'or, etc. Toutefois, si on exige que les propriété P 1 ; P 2 , . . . , P n n'aient pas ce caractère ad hoc, la situation sera tout à fait différente. En réalité, quel que soit le sens du terme « propriété », il est tout simplement faux de réduire le fait de dire qu'un objet appartienne à une espèce naturelle au fait de lui attribuer une conjonction de propriétés.

Pour montrer en quoi c'est faux, considérons le terme « citron ». On admet que la couleur jaune, un goût acidulé, un certain type de peau sont, entre autres, les « caractéristiques définitoires » des citrons. Pourquoi donc le terme « citron » ne peut-il pas être défini en additionnant simplement ces « caractéristiques défini­toires »?

La difficulté la plus évidente réside dans le fait qu'une espèce naturelle peut avoir des membres anormaux. Un citron encore vert est tout de même un citron, même si, à la suite de quelque anomalie, il ne devient jamais jaune. Un tigre à trois pattes est toujours un tigre. L'or à l'état gazeux demeure de l'or. Ce ne sont que les citrons normaux qui sont jaunes, acidulés, etc. ; seuls les tigres normaux ont quatre pattes, et c'est seulement dans des conditions normales que l'or est dur, jaune ou blanc, etc.

Pour résoudre cette difficulté, tentons la définition suivante : X est un citron = d f X appartient à une espèce naturelle dont les merhbres normaux ont une peau jaune, un goût acidulé, etc.

Le « etc. » pose problème. « Goût acidulé » également : n'est-ce pas plutôt goût de citron? Mais écartons ces difficultés, du moins pour le moment. Portons plutôt notre attention sur les deux notions qui viennent d'être introduites dans cet essai de définition : les notions d'espèce naturelle et de membre normal.

Un terme d'espèce naturelle (laissons les espèces naturelles pour nous intéres­ser à leurs dénominations usuelles) est un terme qui a une fonction spécifique. Lorsque je décris un objet comme un citron, ou comme un acide, j ' indique qu'il a vraisemblablement des caractéristiques particulières (une peau jaune, un goût aigre lorsqu'il est dilué dans de l'eau, suivant le cas) ; mais j ' indique aussi que la présence de ces caractéristiques, lorsqu'elles sont présentes, peut être expliquée par une « nature essentielle », nature que cet objet partage avec d'autres membres de la même espèce. Déterminer cette nature essentielle ne relève pas de l'analyse linguistique mais de la construction d'une théorie scientifique ; aujourd'hui nous dirions que c'est une affaire de structure chromosomique pour les citrons et d'émission de protons pour les acides. Il est donc tentant de définir un terme d'espèce naturelle comme un terme qui remplit une fonction spécifique dans une théorie scientifique ou pré-scientifique; grossièrement, la fonction de désigner des « traits essentiels » ou des « mécanismes » communs qui sont transcendants et sous-jacents aux « caractéristiques distinctives » apparentes. Mais, c'est vague et ça a toutes les chances de le rester. La méta-science en est à ses balbutiements : des termes comme « espèce naturelle » et « membre normal » sont dans-le même bateau que les termes méta-scientifiques plus familiers de « théorie » ou d'« expli­cation » : ils résistent à toute analyse rapide et définitive.

Même si on pouvait définir « espèce naturelle » (par exemple, « une espèce naturelle est une classe qui est l'extension d'un terme P, ce terme ayant une fonction donnée dans la méthodologie d'une théorie bien établie »), cette défini­tion contiendrait évidemment une théorie du monde, au moins partiellement. Il

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n'est pas analytique que les espèces naturelles soient des classes qui jouent un certain type de rôle dans une théorie; c'est à la recherche scientifique (à une recherche de haut niveau très abstraite), et pas seulement à l'analyse de la signifi­cation, qu'il revient de déterminer ce qui distingue vraiment les classes que nous regardons comme des espèces naturelles.

Que l'on ne puisse pas définir les termes de la définition que nous venons de proposer pour « citron » ne constitue toutefois pas une objection rédhibitoire. Notons donc que, si cette définition est correcte (ce que nous allons bientôt montrer, même si elle est encore schématique), on voit que la conception tradi­tionnelle de la valeur des noms généraux est grossièrement erronée. Dire qu'un objet est un citron est, selon la définition ci-dessus, dire qu'il appartient à une espèce naturelle dont les membres normaux ont des propriétés particulières; ce n'est pas dire qu'il a nécessairement, lui-même, ces propriétés. Il n'y a pas de vérité analytique de la forme : tout citron a la propriété P. Voilà ce qui s'est passé : la théorie traditionnelle a pris la conception qui est correcte pour les concepts « à un seul critère » (par exemple des concepts comme « célibataire » ou « renarde »"') et elle en a fait la conception générale de la signification des termes généraux. On a soutenu que la théorie qui décrit correctement le comportement de peut-être trois cents mots décrivait correctement le comportement des termes généraux qui sont des dizaines de milliers.

Il importe également de noter le point suivant : si la définition ci-dessus est correcte, la connaissance des propriétés d'un objet (« propriété » n'étant pas pris dans un sens « ad hoc ») ne constitue pas une base suffisante pour déterminer, d'une manière algorithmique ou mécanique, si cet objet est ou non un citron (ou un acide, ou quoi que ce soit d'autre). Car même si j 'ai une description, disons, dans le discours de la physique des particules, de ce que sont réellement les propriétés chromosomiques d'un fruit, je peux me trouver dans l'incapacité de dire que c'est un citron parce que je n'ai pas développé la théorie dans laquelle ( 1 ) ces propriétés physico-chimiques sont des particularités de la structure chromoso­mique (je peux même ne pas connaître la notion de « chromosome ») ; et ( 2 ) je peux ne pas avoir découvert que telle structure chromosomique est la propriété essentielle des citrons. La signification ne détermine pas l'extension, au sens où l'on pourrait déduire qu'une chose est un citron (ou un acide, etc.) à partir de la simple donnée de la signification et d'une liste de toutes les propriétés de cette chose (quel que soit le sens de propriété). Même en connaissant la signification, décider si quelque chose est ou non un citron relève (ou du moins relève parfois, ou peut parfois relever dans certaines circonstances) du meilleur schème concep­tuel, de la meilleure théorie, du meilleur schème d ' « espèce naturelle ». (C'est bien sûr là une des raisons de l'échec des schèmes de traduction phénoménaliste.)

Les conséquences de la définition ci-dessus sont, je crois, correctes même si cette définition est encore bien trop simplifiée. Est-il nécessairement vrai que ce que nous prenons pour les citrons « normaux » (les citrons jaunes et acidulés) soient vraiment les membres normaux de leur espèce? Est-il logiquement impos­sible que nous ayons pu prendre par mégarde des citrons totalement atypiques (peut-être des citrons malades) pour des citrons normaux? Selon la définition ci-dessus, s'il n'y a pas d'espèce naturelle dont les membres normaux sont jaunes,

18. N. d. I. Bachelor et vixen sont traditionnellement pris comme exemples de mots susceptibles d'une définition analytique : « vixen = renard femelle ».

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acidulés, etc., ces fruits à peau épaisse jaune et acidulés qui me servent à faire de la limonade ne sont pas, au pied de la lettre, des citrons. C'est absurde. Ce sont sans doute possible des citrons, même s'il n'est pas analytiquement vrai que ce sont des citrons normaux. Qui plus est, si la couleur des citrons changeait (disons sous l'effet de gaz pénétrant l'atmosphère terrestre et réagissant avec le pigment. , que renferme la peau des citrons), on ne dirait pas pour autant que les citrons ont cessé d'exister, bien qu'une espèce naturelle dont les membres normaux étaient jaunes et possédaient les autres caractéristiques des citrons aurait de fait cessé d'exister. Ainsi, la définition ci-dessus est correcte dans la mesure où ce qu'elle présente comme non analytique ne l'est effectivement pas; mais elle est incorrecte dans la mesure où ce qui serait analytique si elle était correcte ne l'est pas. Nous avons relâché la logique des termes d'espèce naturelle par rapport au modèle de la « somme des propriétés »; mais nous ne l'avons pas encore assez relâchée.

Nous venons de considérer deux cas :

- ( 1 ) nous pouvons nous méprendre sur les membres normaux d'une espèce naturelle donnée,

- ( 2 ) les caractéristiques de l'espèce naturelle peuvent changer avec le temps, peut-être à cause d'un changement de conditions, sans que son « essence » change au point que nous ne voulions plus utiliser le même mot.

Dans le premier cas (les citrons normaux sont bleus, et nous n'avons jamais vu de citrons normaux), notre théorie de l'espèce naturelle est fausse ; mais il y a bien une espèce naturelle dont nous avons une théorie fausse : c'est la raison pour laquelle nous pouvons toujours employer le terme. Dans le second cas, notre théorie a été vraie, à un moment donné du moins, elle a cessé de l'être, mais l'espèce n'a pas cessé d'exister; c'est la raison pour laquelle nous pouvons toujours employer le terme.

Essayons de tenir compte de ces deux cas en modifiant notre définition comme suit :

X est un citron = d f X appartient à une espèce naturelle dont les membres normaux ont... (voir la définition ci-dessus) OU X appartient à une espèce naturelle dont les membres normaux avaient... (voir la définition ci-dessus) OU X appartient à une espèce naturelle dont les membres normaux, croyait-on autrefois ou croit-on aujourd'hui incorrectement, ont.. . (voir la définition ci-dessus).

Pour parler le langage de tous les jours, l'ennui avec cette « définition », c'est qu'elle est un peu loufoque. Même si on écarte toute exigence de bon sens (c'est après tout chose qui n'est que trop courante en philosophie), ça ne marche toujours pas. Imaginez, par exemple, qu'il y a plusieurs millions d'années, on ne connaissait pas les citrons, mais qu'on connaissait quelques oranges atypiques. Supposez que ces oranges atypiques avaient exactement les propriétés de peau, de couleur, etc., des citrons : on peut en fait supposer que seul un biologiste pourrait dire que ce sont des oranges bizarres et non des citrons normaux. Supposez que les gens vivant à cette époque les considéraient comme les membres normaux d'une espèce et qu'ils pensaient, donc, que les oranges ont exactement les proprié­tés qu'ont en réalité les citrons. Donc, d'après la définition ci-dessus, toutes les oranges qui existent actuellement seraient des citrons, puisque elles appartiennent à une espèce (une espèce naturelle) dont on a cru, à un moment

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donné, que les membres normaux ont de façon caractéristique une peau jaune, un goût acidulé, etc.

Plutôt que de compliquer encore la définition, à la manière des philosophes systématiques, regardons simplement ce qui n'a pas marché. C'est vrai (c'est ce que la nouvelle définition essaie de refléter) qu'on peut utiliser un terme d'espèce naturelle pour référer à un objet appartenant à une espèce naturelle qui ne correspond pas à la « théorie » associée à ce terme, mais dont on pensait qu'elle y correspondait (à vrai dire, c'était l'espèce naturelle qui lui correspondait) avant qu'elle ne soit falsifiée. Même si on découvre que les chats sont des robots contrôlés depuis Mars, nous continuerons à les appeler « chat » ; même si on découvre que les rayures des tigres sont un camouflage peint pour nous tromper, nous continuerons à les appeler « tigre » ; même si les citrons normaux sont bleus (on a toujours acheté et cultivé des citrons très atypiques sans le savoir), ce sont quand même des citrons (tout autant que les citrons jaunes). Non seulement nous continuerons à les appeler « chat », mais ce sont des chats; non seulement nous continuerons à les appeler « t i g r e » , ce sont des tigres; non seulement nous continuerons à les appeler « citron », ce sont des citrons. Le fait qu'un terme ait plusieurs emplois possibles n'en fait pas un terme à référence disjonctive ; l'erreur est d'essayer de représenter le comportement complexe des mots d'espèce natu­relle [natural kind word] par quelque chose d'aussi simple qu'une définition analytique.

Dire qu'une définition analytique est une représentation trop simple ne signifie pas qu'il n'y a pas de représentation possible. A vrai dire, il y en a une, et elle est très simple :

citron : mot d'espèce naturelle caractéristiques associées : peau jaune, goût acidulé, etc.

Pour compléter cette représentation, il faut préciser le comportement linguis­tique des mots d'espèce naturelle ; mais rien de plus n'est à ajouter à propos de citron.

II. LA THÉORIE DE LA SIGNIFICATION DE KATZ

Carnap conçoit la signification dans le langage naturel de la manière suivante : on divise l'espace logique en « mondes logiquement possibles ». (Il ne discute pas certaines objections, par exemple, que cette opération varie selon les langues naturelles ou qu'elle présuppose précisément la distinction analytique/synthétique qu'il espère découvrir au moyen de sa procédure.) On demande à un informateur de décider de la vérité ou de la fausseté de phrases dans chaque monde logique­ment possible, il faut admettre :

- (1) que chaque monde logiquement possible puisse être décrit d'une manière assez claire à l'informateur pour qu'il puisse répondre,

- (2) que l'informateur puisse dire si la phrase en question est vraie/ fausse/ni vraie ni fausse sur la seule base de la description du monde logiquement possible et de la signification (ou « intension ») qu'il confère à cette phrase.

Cette dernière supposition est fausse, comme nous venons de le voir et pour la raison même qui rend fausse la théorie traditionnelle de la signification ; même si je connais le « monde logiquement possible » que vous avez à l'esprit, décider si

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quelque chose est ou n'est pas un citron peut demander que l'on décide en quoi consiste la meilleure théorie concernant les citrons; ce n'est certainement pas en demandant à un informateur, confortablement installé dans un bureau, de répondre à des questions par oui ou par non que l'on résoudra ce problème. Je n'en conclus pas, bien sûr, que « citron » n'a pas de signification ; non, je veux dire que la signification n'est pas reliée aussi simplement à l'extension, même à « l'extension dans des mondes logiquement possibles ».

Carnap n'est pas ma cible principale, pourtant. Je veux me concentrer sur la théorie sémantique récemment proposée par J. Katz et ses collaborateurs. Les grandes lignes de cette théorie sont les suivantes :

(1) la signification de chaque mot est caractérisée par une suite de « marqueurs sémantiques ».

(2) Chaque marqueur représente un concept (les « concepts » sont eux-mêmes -des processus mentaux dans la philosophie du langage de Katz, mais je veux ignorer ici ce jeu d'esprit [en français dans le texte]). Par exemple, non-marié, animé, phoque représentent de tels concepts.

(3) Chacun de ces concepts (correspondant à un marqueur sémantique) est un « universel linguistique » et représente une notion innée - une notion « intégrée » d'une manière ou d'une autre dans le cerveau humain.

(4) Il y a des règles récursives - voilà le cœur « scientifique » de la « théorie sémantique » de Katz - qui décrivent les interprétations des phrases entières (qui, elles aussi, sont représentées par des suites de marqueurs) à partir de la significa­tion des mots individuels et de la structure profonde (au sens de la grammaire transformationnelle) des phrases.

(5) La justification de ce schème considéré globalement serait celle de toute théorie scientifique : sa capacité à expliquer des phénomènes comme l'intuition qu'une phrase a plus d'une interprétation, ou que certaines phrases sont bizarres.

(6) On suppose également que les relations analytiques découlent de la théo­rie : par exemple, du fait que les marqueurs associés à « non marié » [unmarried] apparaissent aussi en association avec «célibataire», on peut tirer que « tous les célibataires sont non mariés » est analytique; de même, parce que les mêmes marqueurs sont associés à « animal » et à « chat », on est censé voir que « tous les chats sont des animaux » est analytique.

Ce dispositif présente des incohérences internes qui sautent immédiatement aux yeux. Par exemple, «phoque» est présenté comme un exemple d'«universel linguistique» : «phoque» apparaît, en effet, comme marqueur distinctif [distin-guisher] dans une des interprétations [reading] de «bachelor», «bachelor» au sens de jeune phoque mâle à fourrure (c'est un des exemples de Katz). Il n'y a, bien sûr, aucune théorie de l'évolution humaine où le contact avec les phoques est univer­sel. Bien plus, le contact avec le vêtement, le mobilier ou Y agriculture n'est absolu­ment pas universel. On doit sans doute comprendre que de tels termes, toutes les fois où ils se rencontrent, pourraient être soumis à une analyse plus poussée donnant des concepts si primitifs qu'ils pourraient être candidats à l'universalité. Il va sans dire qu'un tel programme n'a jamais été entrepris et que Katz lui-même l'ignore avec constance quand il prend des exemples. Mais ce qu'il faut surtout retenir, c'est que cette approche est une traduction naïve en langage «mathéma­tique» de la théorie traditionnelle que nous nous sommes précisément attaché à

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critiquer ! En ce qui concerne les noms généraux, il n'y a qu'un seul changement: alors que la théorie traditionnelle associe chaque nom à une liste de propriétés, Katz les associe à une liste de concepts. D'où il s'ensuit que tout contre-exemple à la théorie traditionnelle est aussi un contre-exemple immédiat à la théorie de Katz. Par exemple, si Katz associe le concept «jaune» au nom «citron», il sera obligé de dire que «tous les citrons sont jaunes»; s'il associe le concept «rayé» au nom «tigre», il sera obligé de dire que «tous les tigres sont rayés» est analytique, et ainsi de suite. A vrai dire, bien que Katz nie que les «marqueurs sémantiques» soient des mots, il est clair qu'ils peuvent être vus comme une espèce de langage artificiel. Katz soutient donc, en fait, les propositions suivantes:

(1) on peut concevoir un dispositif mécanique qui rend compte de la traduction de n'importe quelle langue naturelle dans un langage artificiel, un « langage de marqueurs » (et c'est ce à quoi se résume la théorie sémantique de Katz) ;

(2) la suite de marqueurs associés à un mot et ce mot ont exactement la même signification.

Si les propositions (1) et (2) étaient vraies, on pourrait en déduire immédiate­ment qu'il y a un langage possible (un « langage de marqueurs ») tel que tout mot, réel ou possible, y aurait une définition analytique. Mais c'est précisément ce à quoi on a toutes les bonnes raisons de ne pas croire ! En réalité :

- (1) nous venons de voir que, si notre description des mots d'espèce naturelle est correcte, aucun de ces mots n'a de définition analytique. Plus précisément, on ne pourra donner de traduction analytique d'un mot d'espèce naturelle dans le langage de marqueurs que si on y introduit un marqueur ayant exactement la même signification.

- (2) Il y a beaucoup de mots pour lesquels on n'a pas la moindre idée de ce que pourrait être leur définition analytique. À quoi pourrait bien ressembler une définition analytique de « mammouth »? (Katz dirait-il qu'il est analytique que les mammouths appartiennent à une espèce disparue? Qu'ils ont un certain type de molaire? C'est ce que mentionnent les dictionnaires!) Dire qu'un mot est le nom d'une espèce éteinte d'éléphant donne une information exacte sur son usage, mais ce n'est certainement pas une définition analytique (c'est-à-dire une condi­tion analytiquement nécessaire et suffisante).

- (3) Les termes théoriques en science n'ont pas de définition analytique, comme le sait le lecteur familier des textes récents de philosophie des sciences ; pourtant ce sont des éléments tout à fait normaux du vocabulaire des langues naturelles.

Nous avons là, je crois, une des raisons de la stagnation de la théorie séman­tique ; on peut bien présenter des erreurs traditionnelles sous un jour nouveau en parlant de « règles récursives » et d'« universaux linguistiques », ce sont toujours les mêmes erreurs. La théorie sémantique doit se libérer de cette image de la signification d'un mot comme une liste de concepts et non pas formaliser cette image erronée.

III. LE PESSIMISME DE QUINE

Quine a depuis longtemps émis un profond pessimisme quant à la possibilité même d'une « théorie sémantique ». Ce n'est certainement pas l'usage épisodique du mot « signification » par les locuteurs ordinaires qui peut fournir matière à une

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construction scientifique ; ce serait comme si on concluait à la nécessité d'une discipline scientifique s'occupant de « causalité » du fait que les locuteurs ordi­naires utilisent occasionnellement le mot « cause ». En un sens, la science tout entière est une théorie de la causalité; mais ce n'est pas au sens où elle emploie le mot cause. De même, toute théorie développée et riche de l'usage du langage [language-use] sera en un sens une théorie de la signification, même si elle n'uti­lise pas nécessairement des notions comme la « signification » d'un mot ou d'un énoncé. Ce point, pour élémentaire qu'il soit, semble être constamment négligé en sciences sociales : on s'attend toujours, par exemple, à ce que la psychologie parle de « déplaisir », d'« attirance » ou de « croyance », etc., pour la simple raison que les gens utilisent ces mots dans leur description psychologique.

On ne peut donc pas repousser simplement le pessimisme de Quine ; il peut bien se faire qu'il ait raison au bout du compte pour ce qui est de l'utilité de la notion traditionnelle de « signification ». Mais, il nous faut quand même essayer de dire ce que sont les vrais problèmes dans le domaine de l'usage du langage et essayer de construire un cadre conceptuel dans lequel on pourra tenter de les résoudre.

Revenons à notre exemple des noms d'espèce naturelle. On peut enseigner leur usage ; c'est un fait, et c'est un fait dont je veux souligner l'importance pour notre propos. Si quelqu'un ne connaît pas la signification de « citron », je peux d'une manière ou d'une autre la lui faire connaître. C'est dans ce fait tout simple que réside le problème de la théorie sémantique, et donc sa raison d'être [en français dans le texte]. C'est ce que je vais envisager.

Comment est-ce que je transmets à quelqu'un la signification du mot « citron »? Très probablement, en lui montrant un citron. Parfait, changeons d'exemple. Comment est-ce que je transmets la signification du mot « tigre »? Je lui dis ce qu'est un tigre.

On voit bien que le propre schème théorique de Quine (dans Word and Object) ne s'appliquera pas très bien à ce dernier cas. La notion de base de Quine est celle de signification-stimulus (grossièrement, c'est l'ensemble des stimulations des terminaisons nerveuses qui « déclenchent l'assentiment » à tigre). Mais, il est peu probable que je communique exactement la signification-stimulus que « tigre » a dans mon idiolecte, et de toute façon, je ne la communique pas directement, c'est-à-dire, en la décrivant. En fait, je serais bien en peine de la décrire. Quine aussi travaille avec l'idée de phrases acceptées : il pourrait s'en tirer en disant quelque chose comme : « dans votre exemple, vous partagez avec votre inter­locuteur tout un langage commun; autrement, vous ne pourriez pas lui dire ce qu'est un tigre. Quand vous lui "dites ce qu'est un tigre", vous lui dites simple­ment certaines phrases que vous acceptez. Dès lors qu'il connaît ces phrases, il est en mesure d'utiliser le mot; c'est au moins le cas pour les mots observationnels ».

Toutefois, raffinons encore cette ligne de défense. Si communiquer la significa­tion du mot « tigre » impliquait que l'on communique la totalité de la théorie scientifique acceptée, ou même la totalité de ce que je crois, à propos des tigres, ce serait une tâche impossible. C'est vrai que lorsque je dis à quelqu'un ce qu'est un tigre, « je lui dis simplement certaines phrases » (bien que ce ne soit pas néces­sairement des phrases que j'accepte, sauf en tant que descriptions des tigres hnguistiquement stéréotypiques). Le problème est donc bien : quelles phrases ?

Pour des mots comme « tigre » ou « citron », nous avons proposé une réponse plus haut. C'est la suivante : une théorie se trouve d'une manière ou d 'une autre associée au mot « tigre » ; non pas la théorie à laquelle nous croyons à propos des

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tigres (c'est une théorie très complexe), mais une théorie extrêmement simplifiée qui décrit ce qu'on peut appeler un stéréotype de tigre. Elle décrit, dans les termes que nous avons employés plus haut, un membre normal de l'espèce naturelle. Il n'est pas nécessaire de croire à cette théorie, bien que ce soit le cas pour les tigres. Il est, par contre, nécessaire d'être conscients que c'est cette théorie qui est associée au mot : si notre stéréotype de tigre vient à changer, la signification du mot « tigre » aura changé. Si, pour prendre un autre exemple, tous les citrons deviennent bleus, le mot « citron » ne changera pas de signification immédiate­ment. Le jour où pour la première fois je dirai, avec surprise, « les citrons sont tous devenus bleus », « citron » signifiera toujours ce qu'il signifie maintenant; c'est-à-dire que « citron » sera toujours associé au stéréotype citron jaune, même si j'utilise le mot pour nier que les citrons (même les citrons normaux) sont jaunes en réalité. Je peux référer à une espèce naturelle avec un terme qui est « chargé » d'une théorie dont on sait qu'elle n'est plus vraie de cette espèce, car tout le monde sait bien que mon intention est de référer à l'espèce en question et non de soutenir cette théorie. Mais, bien sûr, si les citrons devenaient bleus (et le demeu­raient), alors, avec le temps, « citron » prendrait une signification qui serait repré­sentable ainsi :

citron : mot d'espèce naturelle caractéristiques associées : peau bleue, goût acidulé, etc.

À ce moment-là, « citron » aurait changé de signification.

Pour résumer : il y a quelques faits concernant « citron » ou « tigre » (je les appelerai des « faits noyaux » [core fact]) qu'il suffit de transmettre pour trans­mettre l'usage de « citron » ou de « tigre ». Plus précisément, pour transmettre le plus souvent l'usage approximatif de ces mots; et encore plus précisément, on ne peut pas communiquer l'usage approximatif de « citron » ou de « tigre » à moins de communiquer ces faits.

J'insiste sur le caractère d'hypothèse empirique de cette proposition. Elle stipule qu'il y a, associés à presque tous les mots (et pas seulement aux mots d'« espèce naturelle »), certains faits noyaux tels que :

- (1) on ne peut transmettre l'usage normal d'un mot (de manière satisfaisante pour les locuteurs d'une même langue maternelle) sans transmettre ces faits noyaux,

- (2) transmettre ces faits suffit à transmettre au moins une approximation de l'usage normal d'un mot, pour beaucoup de mots et de locuteurs.

Dans le cas d'un mot d'espèce naturelle, les faits noyaux correspondent aux caractéristiques d'un membre normal de l'espèce ou, du moins, au stéréotype associé à ce mot.

Si cette hypothèse est fausse, le pessimisme de Quine est, je pense, probable­ment justifié. Mais si elle est juste, le problème de la théorie de la signification (qu'on décide de l'appeler « théorie de la signification » ou non) est alors claire­ment le suivant : explorer et expliquer ce phénomène empirique. Il s'ensuit natu­rellement les questions suivantes : quels sont les différents types de faits noyaux et avec quels types de mot sont-ils associés? Et aussi, par quels mécanismes la simple transmission d'un petit nombre de faits noyaux rend-elle l'auditeur capable d'imi­ter l'usage normal d'un mot?

Les wittgensteiniens (dont la prédilection pour l'expression « forme de vie »

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semble être directement proportionnelle à son degré d'absurdité dans certains contextes) disent qu'acquérir l'usage habituel d'un mot comme « tigre » revient à partager une forme de vie. Certes, une disposition acquise peut être suffisamment complexe et suffisamment intriquée dans d'autres dispositions complexes pour justifier qu'on le mentionne (sans aller jusqu'à justifier cette expression boursou­flée de « forme de vie »), mais ce qu'ils ne voient pas, ou du moins sous-estiment, c'est que ce qui déclenche la disposition se réduit souvent à peu de chose : une simple définition lexicale, par exemple, réussit souvent à donner une bonne idée de l'utilisation d'un mot. Pour sûr, comme Wittgenstein le souligne, ce n 'est possible que parce qu'on participe de la même nature humaine et du m ê m e processus d'acculturation : il y a eu beaucoup de contextualisation [stage-setting] avant qu'on ne puisse lire une définition lexicale et deviner comment un mot est utilisé. Tout à l'idée de démystifier ce fait (le fait que quelque chose d'aussi simple qu'une définition lexicale puisse communiquer l'usage d'un mot), ils ne voient pas que c'est un fait étonnant. Certes, il y a beaucoup de contextualisation, mais ce n'est pas une contextualisation spécifiquement destinée à nous apprendre à utili­ser ce mot. Que l'on puisse acquérir l'usage d'un nombre indéfini de mots nouveaux, sur la base de simples « énoncés de leur signification », c'est un fait étonnant; c'est le fait, je le répète, sur lequel repose la théorie sémantique.

On dit parfois que le problème fondamental en sémantique est le suivant : comment parvient-on à comprendre une phrase nouvelle? À mon avis, ce n 'est pas un problème si compliqué (sans être négligeable). Il est facile de décrire l'utilisation des mots logiques, par exemple, pour construire des phrases complexes à partir de phrases simples ; du moins en principe (bien sûr, les connec­teurs de la langue naturelle sont beaucoup moins nets que les connecteurs de la logique mathématique). Il est également facile de dire comment les conditions de vérité (etc.) des phrases complexes sont reliées aux conditions de vérité des phrases dont elles sont dérivées. Tout cela revient à trouver un dispositif de règles récursives reliées de façon pertinente à une grammaire transformationnelle de la langue en question. Mais la question « comment parvient-on à comprendre un mot nouveau ? » a bien plus affaire avec le fait de donner des définitions et d 'écrire des dictionnaires que la question précédente. Et c'est ce fait (le fait d 'écrire des dictionnaires, d'en avoir besoin) qui donne naissance à l'idée de « théor ie sémantique ».

IV. DIFFÉRENTES ESPÈCES DE FAITS NOYAUX

Regardons maintenant de plus près le type d'information que nous t ransmet­tons quand on transmet la signification d'un mot. J'ai dit que pour les mots d'« espèce naturelle » on transmet le stéréotype qui leur est associé : ce qui carac­térise un membre normal de l'espèce. Mais ce n'est généralement pas suffisant : on doit aussi transmettre l'extension, on doit indiquer à quelle espèce le s téréotype est censé « s'appliquer » [fit].

Du point de vue de n'importe quelle théorie traditionnelle de la signification (que ce soit celle de Platon, Frege, Carnap ou Katz), c'est complètement absurde . Comment puis-je transmettre l'extension de « tigre » par exemple ? Suppose-t-on que je vais vous donner tous les tigres qui existent dans le monde (que le ciel m ' en préserve!). Je ne peux transmettre l'extension d'un terme qu'en donnant une description de cette extension ; cette description doit alors « faire partie de la

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signification », sinon ma définition n'en sera pas une du tout. Dire : « J'ai donné des conditions particulières associées au mot ET j 'ai donné l'extension » (comme si ce n'était pas simplement donner des contraintes supplémentaires) ne peut être que complètement absurde.

L'erreur du théoricien traditionnel vient de son attachement au mot « significa­tion ». Il entend dans « donner la signification » donner quelque chose de bien précis; mais donner la signification, nous allons le voir, ce n'est pas donner quelque chose d'unique et de bien circonscrit. Si on abandonne le mot « significa­tion » qui est ici extrêmement trompeur : il n'y a pas un seul ensemble de faits que l'on doive transmettre pour transmettre l'usage normal d'un mot. Il nous faut compliquer notre notion de « faits noyaux » pour prendre cela en compte.

Qu 'un même stéréotype soit associé à différentes espèces, cela peut paraître étrange, quand on pense au mot « tigre »; mais si on change d'exemple, que l'on prenne «aluminium», ce ne sera plus étrange du tout. A peu près tout ce que je sais, moi, de l'aluminium, c'est que c'est un métal léger, qu'on en fait des casse­roles durables, qu'il ne rouille pas (même s'il peut parfois se décolorer). Autant que je sache, toutes ces caractéristiques peuvent s'appliquer aussi au molybdène.

Supposons maintenant qu'une colonie de terriens parlant anglais quitte la terre pour une planète lointaine à bord d'un vaisseau spatial. Quand ils arrivent à destination, ils découvrent que personne ne se souvient du poids atomique de l'aluminium (ainsi que de ses autres caractéristiques définitoires) ; supposons qu'il en aille de même pour le molybdène. Il y a de l'aluminium et du molybdène dans le vaisseau. Supposons qu'ils essaient de deviner ce qu'est l'aluminium et ce qu'est le molybdène, et qu'ils se trompent. Du coup, ils utilisent « aluminium » pour désigner le molybdène et « molybdène » pour désigner l'aluminium. Il est clair que « aluminium » a, dans cette communauté, une signification différente de celle qu'il a dans la nôtre : en réalité, il signifie molybdène. Et pourtant, comment est-ce possible? N'avaient-ils pas, au départ, une «compétence linguistique normale » ? Ne « connaissaient-ils pas tous la signification du mot "aluminium" » ?

Suspendons un instant ces questions. Si je veux m'assurer que les colons de mon exemple continuent à utiliser le mot « aluminium » d'une façon qui apparaisse comme « normale », il suffira de leur fournir un test pour reconnaître l'aluminium (ou simplement de leur donner un échantillon soigneusement étiqueté et de les laisser trouver un test s'ils sont assez intelligents). Dès qu'ils sauront reconnaître l'aluminium parmi d'autres métaux, ils continueront à utiliser le mot avec l'exten­sion correcte ainsi que 1'« intension » correcte (c'est-à-dire le stéréotype correct). Mais remarquez : le test que nous donnons aux colons n'a, en lui-même, aucune espèce d'importance. Le test ne fait pas partie de la signification : mais qu'il y ait un test quelconque (ou quelque chose qui permette de construire un test, par exemple un échantillon) est nécessaire à la préservation de « l'usage normal ». La signification, c'est vrai, détermine l'extension; mais seulement parce que l'exten­sion (fixée par un test quelconque) est, dans certains cas, « une partie de la signification ».

Il faut encore apporter deux précisions : si nous leur donnons un test, ils ne doivent pas l'inclure dans le stéréotype. Ça serait un changement de signification. (Aussi est-il préférable qu'ils ne connaissent pas tous le test; aussi longtemps que seuls les experts le connaissent et que le locuteur ordinaire « interroge un expert » en cas de doute, les critères mentionnés dans le test ne risquent pas de contaminer le stéréotype). L'avis d'un expert est un test suffisant pour un locuteur normal ; c'est pourquoi on ne donne pas de test dans les contextes ordinaires.

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Nous pouvons maintenant modifier notre présentation des « faits noyaux » pour les mots d'espèce naturelle comme suit :

- ( 1 ) Les faits noyaux sont le stéréotype et l'extension.

- (2) Cependant , on n'a généralement pas besoin de parler de l'extension puisque le locuteur sait qu'il peut toujours consulter un expert s'il hésite.

- (3) Dans des situations particulières (par exemple celle de nos colons), il peut y avoir danger à ce qu'un mot soit incorrectement attaché à une autre espèce, même s'il est associé au stéréotype correct. Dans de tels cas, on doit fournir un moyen de déterminer correctement l'extension, mais aucun moyen particulier ne s'impose.

« Citron » ou « tigre » posent un problème similaire. Il est logiquement possible (bien que ce soit peut-être peu probable empiriquement) que les citrons soient indistinguables par le goût et l'apparence d'une autre espèce de fruits avec lesquels ils ne seraient pas biologiquement reliés. En pareil cas, il y aurait deux possibilités :

- (1) appeler citrons les membres de cette autre espèce et accepter ainsi que « citron » puisse désigner des objets appartenant à plusieurs espèces naturelles,

- ou (2) dire que ce ne sont pas des citrons (ce que décideraient, je suppose, les biologistes). Dans ce dernier cas, on se trouve face aux mêmes problèmes qu'avec aluminium : pour être sûr que l'on a « l'usage normal » ou « la signification habituelle », e tc . , on doit s'assurer que l'on a l'extension correcte.

Le problème (qu'il faille donner l'extension pour donner la signification) se pose aussi pour les noms de qualité sensible, par exemple les couleurs. II est toutefois normal , pour ces noms, de donner l'extension en donnant un échantil­lon, si bien que la personne qui apprend le mot apprend de façon normale à reconnaître la qualité. On a souvent stigmatisé comme un défaut des dictionnaires le fait qu'ils sont encombrés d'échantillons de couleur, de bribes éparses d'infor­mation factuelle (le poids atomique de l'aluminium, par exemple) qui ne sont pas clairement distinguées de l'information « purement linguistique ». Toute la présente discussion tend à montrer que ce n'est pas du tout un défaut, mais que c'est essentiel à la communication des faits noyaux dans chaque cas.

On peut évoquer rapidement d'autres sortes de mots. Pour les mots à « un seul critère » (ceux qui sont associés analytiquement avec une seule condition néces­saire et suffisante), on voit clairement pourquoi le fait noyau se réduit à cette condition nécessaire et suffisante; par exemple, «homme qui ne s'est jamais marié » pour « célibataire ». Pour les mots « agglomérats » [cluster words] (par exemple, le nom d'une maladie dont on sait qu'elle n'a pas une seule cause sous-jacente), on voit clairement pourquoi les faits noyaux ne peuvent être que les symptômes typiques, ou les éléments typiques, de l'agglomérat. Et ainsi de suite. Etant donné la fonction d'une espèce de mots, il n'est pas difficile d'expliquer pourquoi certains faits fonctionnent comme faits noyaux pour la transmission de l'usage de tels mots.

V. LA POSSIBILITÉ DE LA SÉMANTIQUE

Pourquoi donc la sémantique est-elle si difficile? D'après ce que je viens de dire, la sémantique est typiquement une science sociale. Le manque de netteté, l 'absence de théories ou de lois précises, de rigueur mathématique caractérisent

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les sciences sociales contemporaines. Pourquoi les mots ont-ils les différentes fonctions qu'on leur voit ? De quelle manière exactement la transmission de faits noyaux rend-elle capable d'apprendre l'usage d'un mot? On ne peut s'attendre à ce qu'une théorie générale et précise réponde à ces questions tant que l'on a pas un modèle général et précis d'un utilisateur du langage [language-user] ; un tel modèle n'est pas pour demain. Mais que l'Utopie soit loin devant ne signifie pas que la vie de tous les jours doive s'arrêter net. Il y a un vaste domaine à explorer, à notre manière impressionniste et décontractée, et il y a une foule de véritables résultats à obtenir. Le premier pas est de nous libérer des simplifications abusives que la tradition nous impose et de voir où sont les vrais problèmes. J'espère que cet article y a contribué".

Hilary P U T N A M (trad, par Jean-Marie M A R A N D I N )

19. Bien que je sois seul responsable des opinions exprimées dans cet article, elles reflètent, sans doute possible, l'influence de deux hommes qui ont profondément influencé mon attitude envers le langage : Paul Ziff et Richard Boyd. J'ai envers eux une dette de gratitude pour leur clairvoyance, leur enthousiasme contagieux et de nombreuses heures heureuses de dialogue philosophique.

IMPRIMERIE M A M E . T O U R S Dépôt légal : octobre 1990.- № de série éditeur : 15689

IMPRIMÉ EN FRANCE. (Printed in France). - 760051. Octobre 1990.