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ARTICLE ORIGINAL Comment comprendre et traiter l’« enfant-roi » et sa famille ? How understand and treat the “spoiled child” and his family? E. de Becker (Pédopsychiatre) *, I. Lescalier-Grosjean (Psychologue clinicienne) APSY-UCL, 30, clos Chapelle-aux-Champs, boîte 3049, 1200 Bruxelles, Belgique MOTS CLÉS « Enfant-roi » ; Autorité ; Limites ; Thérapie familiale ; Dysfonctionnement relationnel KEYWORDS “Spoiled child”; Authority; Limits; Familial therapy; Relationship dysfunction Résumé Les professionnels de la santé de l’enfant, tant du domaine physique que psychique, sont de plus en plus confrontés aux plaintes familiales concernant un symp- tôme particulier, à savoir l’« enfant-roi ». Celui-ci interroge les rapports au sein de la famille, qu’on soit parent ou enfant. L’article propose de réfléchir aux questions que ce comportement met en exergue : qu’est-ce l’autorité aujourd’hui ? Faut-il mettre des limites à l’enfant ? Comment conjuguer liens d’attachement et cadre d’éducation ? À l’éclairage de quelques repères du développement psychoaffectif de l’enfant, nous établissons un canevas pour l’accompagnement thérapeutique de l’« enfant-roi » et de sa famille. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract Professionals of children’health in the physical domain as well as in the psychological are more and more confronted with family complaints concerning the particular symptom named “spoiled child”. This one examines the relationship in the bosom of the family as parent or child. The article suggests to think about questions that brings to light this behaviour: what is authority today? Is that required to set limits to child? How to combine affectional ties and educational duty? Thanks to the analysis of some references of the child’s psycho-affective development, we can establish a canvas for therapeutic management of “spoiled child” and his family. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Introduction La société humaine est traversée de modes, de courants liés à l’histoire. Les sciences humaines, tout comme la psychiatrie de l’enfant, se doivent de respecter leur époque, l’évolution des mentali- tés, en intégrant les idées modernes dans un pro- cessus historique. Il ne s’agit donc pas de coller à la nouveauté sans s’interroger sur les faits et les relier aux repères existants [11,15]. Ainsi, tout professionnel est invité à intégrer les mouvements de la vie sociétale, pour lui-même et dans sa conception de la relation à l’autre, au risque, sinon, d’être en porte-à-faux, en trop grand décalage avec la réalité. * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (E. de Becker). Journal de pédiatrie et de puériculture 18 (2005) 1–7 http://france.elsevier.com/direct/PEDPUE/ 0987-7983/$ - see front matter © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi: 10.1016/j.jpp.2004.10.006

Comment comprendre et traiter l’« enfant-roi » et sa famille ?

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ARTICLE ORIGINAL

Comment comprendre et traiter l’« enfant-roi »et sa famille ?

How understand and treat the “spoiled child”and his family?E. de Becker (Pédopsychiatre) *, I. Lescalier-Grosjean (Psychologueclinicienne)APSY-UCL, 30, clos Chapelle-aux-Champs, boîte 3049, 1200 Bruxelles, Belgique

MOTS CLÉS« Enfant-roi » ;Autorité ;Limites ;Thérapie familiale ;Dysfonctionnementrelationnel

KEYWORDS“Spoiled child”;Authority;Limits;Familial therapy;Relationshipdysfunction

Résumé Les professionnels de la santé de l’enfant, tant du domaine physique quepsychique, sont de plus en plus confrontés aux plaintes familiales concernant un symp-tôme particulier, à savoir l’« enfant-roi ». Celui-ci interroge les rapports au sein de lafamille, qu’on soit parent ou enfant. L’article propose de réfléchir aux questions que cecomportement met en exergue : qu’est-ce l’autorité aujourd’hui ? Faut-il mettre deslimites à l’enfant ? Comment conjuguer liens d’attachement et cadre d’éducation ? Àl’éclairage de quelques repères du développement psychoaffectif de l’enfant, nousétablissons un canevas pour l’accompagnement thérapeutique de l’« enfant-roi » et de safamille.© 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract Professionals of children’health in the physical domain as well as in thepsychological are more and more confronted with family complaints concerning theparticular symptom named “spoiled child”. This one examines the relationship in thebosom of the family as parent or child. The article suggests to think about questions thatbrings to light this behaviour: what is authority today? Is that required to set limits tochild? How to combine affectional ties and educational duty? Thanks to the analysis ofsome references of the child’s psycho-affective development, we can establish a canvasfor therapeutic management of “spoiled child” and his family.© 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Introduction

La société humaine est traversée de modes, decourants liés à l’histoire. Les sciences humaines,tout comme la psychiatrie de l’enfant, se doiventde respecter leur époque, l’évolution des mentali-

tés, en intégrant les idées modernes dans un pro-cessus historique. Il ne s’agit donc pas de coller à lanouveauté sans s’interroger sur les faits et les relieraux repères existants [11,15].

Ainsi, tout professionnel est invité à intégrer lesmouvements de la vie sociétale, pour lui-même etdans sa conception de la relation à l’autre, aurisque, sinon, d’être en porte-à-faux, en trop granddécalage avec la réalité.

* Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (E. de Becker).

Journal de pédiatrie et de puériculture 18 (2005) 1–7

http://france.elsevier.com/direct/PEDPUE/

0987-7983/$ - see front matter © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés.doi: 10.1016/j.jpp.2004.10.006

Par ailleurs, l’humain éprouve le besoin de sesurprendre, de créer, de croire à son inventivité.Être avec son temps, « rester à la page », c’estpouvoir s’adapter à l’air de son époque, avec unsoupçon d’anticipation (non pas de prédiction) touten préservant un ancrage suffisant dans ses réfé-rentiels.Les questions de l’« enfant-roi » illustrent à

propos les aspects de « liens » entre un symptômeet la souffrance sous-jacente, entre l’individu « dé-signé » et son entourage, entre le soignant et unefamille en difficulté [13] ; et il s’agit toujoursd’intégrer l’ensemble des données individuelles,collectives, culturelles ... avant d’arrêter un cane-vas thérapeutique.

Vignette clinique

Sans être paradigmatique, la situation présentéemontre un tableau fréquemment « peint » lors de lademande d’aide.Pamela est âgée de 37 mois quand elle est ame-

née par sa mère à la consultation de pédopsychia-trie générale. La plainte de l’adulte épuisé, à boutde nerf, ostensiblement irrité par la moindre atti-tude de l’enfant, concerne son agitation perma-nente, sa désobéissance constante, son despo-tisme. Elle est comparée à une « balle magique »qui casse ses parents. Dès la première rencontre,devant le discours fort et franc de sa mère, Pamelagrimpe d’un fauteuil à l’autre, explore bruyam-ment les lieux en appuyant par et dans ses actes lespropos tenus à son encontre. Lorsque nous nousadresserons directement à elle, elle fuira le regard,retranchée dans son imaginaire qui se révèlerafécond.Dans les antécédents, sont uniquement relevés

des troubles du sommeil, à titre de « terreursnocturnes » longtemps rebelles (± 1,5 an).Pamela est l’enfant unique d’un couple recons-

truit ; son père, d’une précédente union, a deuxgrands adolescents qui vivent essentiellement chezleur mère. Pamela a déjà rencontré deux psycho-motriciens, deux pédiatres, une psychologue, unpsychanalyste. La maman s’est tournée vers l’ap-proche systémique vu les répercussions désastreu-ses de la situation sur le couple ; l’épuisementgénère des velléités de séparation...Nous invitons pour le deuxième entretien le

père, taxé par sa femme d’inadéquat et d’absent :« Quand il est présent, il laisse tout faire ...jusqu’au moment où il explose et je dois arrêter saviolence ! » Madame se sent seule pour l’éducation... et dans son couple !

Notons encore que Pamela dort dans la mêmechambre que ses parents. Nous apprendrons que lecouple n’a plus de sexualité active depuis le 4e moisde grossesse.Pamela, qualifiée de « petit chef » par son père,

le provoque en séance, ne respectant aucune de sesconsignes, ce qui donne l’occasion à la mère deconforter ses dires (... le manque d’autorité dupère, la tyrannie de la fille...). Celui-ci confie sesrêves de transformer son quotidien, de réaliser sesvieux projets... Lui aussi est mécontent de la situa-tion familiale et conjugale.Une thérapie d’une durée de 18 mois a permis à

la famille de repartir, par un fonctionnement « opé-rationnel », dans des projets individuels et collec-tifs constructifs ; parents et enfant ont compris desmécanismes de mise en place de dépression oud’équivalent dépressif non reconnus, certains te-nants et aboutissants ainsi que des liens alimentantculpabilité et angoisse (par exemple, les troublesdu sommeil de Pamela ont coïncidé au suicide dugrand-père maternel) ; ils ont aussi expérimenté,avec souplesse, de nouveaux modes « d’être en-semble » (comme parent, comme famille...).Avant de décrire en quoi consiste l’accompagne-

ment thérapeutique, il est précieux que le(es) in-tervenant(s) garde(nt) à l’esprit certains repèresqui sous-tendent les plaintes/demandes des fa-milles. Ceux-ci s’appuient sur une lecture des phé-nomènes humains et des rapports interrelationnelsau sein des familles. Penchons-nous sur ces aspectsqui alimentent des questions actuelles de société.

Considérations sociologiqueset psychologiques

Au milieu des années 1960, la société est traverséepar une révolution des mentalités. En quelquesdécennies, le pouvoir s’est redistribué dans la fa-mille. Mai 1968 hurle « il est interdit d’interdire ».Un autre courant met en exergue que « l’enfant estune personne », et que celui-ci a des droits. L’édu-cation parentale en est radicalement transformée[12]. Beaucoup de parents s’efforcent de reconnaî-tre et de donner une place aux désirs de l’enfant etvisent prioritairement à ses épanouissements etdéveloppement personnels. Imprégnés de la penséede Dolto, les parents consultent leur enfant, négo-cient avec lui alors qu’il n’est pas toujours capabled’évaluer une situation ou de prendre une décisionpour lui [7].Auparavant, des valeurs sociales claires et faci-

les à trouver permettaient aux parents d’évaluers’ils avaient réussi l’éducation de leur enfant :

2 E. de Becker, I. Lescalier-Grosjean

celui-ci réussissait-il à l’école, obtenait-il un di-plôme, trouvait-il un travail, fondait-il une famille,... ? Aujourd’hui, on privilégie des valeurs intérieu-res comme l’épanouissement, le bien-être, le res-pect.Mais, la mise en avant des droits de l’enfant a

parfois mené à la confusion que l’avis de l’enfantéquivalait à celui de l’adulte, au point d’éroder lesfrontières transgénérationnelles. Dans les retom-bées plutôt péjoratives, est apparu l’« enfant-roi ».Mot-valise, largement utilisé dans le grand public, ilest aussi véhiculé dans le monde professionnel del’enfance [17].Expression évocatrice donc, qui interroge le

vaste champ des sciences humaines (psychologie,sociologie, anthropologie...).Si on se centre sur le domaine de la psychologie,

les principaux théoriciens auxquels on se réfère,quelles que soient les écoles, indiquent la traverséed’un âge dit « tout-puissant ». Ainsi, entre 12 et36 mois, tout enfant éprouve un sentiment de puis-sance, à travers les déploiements sur les plansmoteurs, cognitif, affectif ; ce temps (stade) repré-sente une expérience vitale pour son développe-ment. L’enfant est dans le monde du plaisir, de latoute-puissance. Il exploite ses acquisitions motri-ces et la liberté qu’elles lui offrent ; il progresse àpas de géant, il affirme sa personnalité, unique,originale, différente de celles qui l’entourent. Il vamettre toutes ses forces à obtenir ce qu’il veut et às’opposer à ce qu’il ne veut pas.Tout petit, le petit d’homme éprouve le senti-

ment d’être l’enfant regardé, protégé, aimé, sen-timent renforcé par l’image que lui renvoie sonentourage. Les limites de son territoire lui sontlointaines tant ses compétences se modifient et secomplexifient au cours de cette période. Ces modi-fications ressortent tant de l’acquis des diversesinteractions, multiples et variées, que de l’inné issudu patrimoine propre du sujet. Cela ne veut pasdire qu’il grandit sans limites et sans confrontationau « non » des adultes. Roi n’est pas tyran etpuissance n’est pas abus de pouvoir [5,8] !En poursuivant dans les métaphores, nous consi-

dérons qu’au cours de la première année de la vie,l’enfant est habituellement le « petit prince », à lafois petite et grande surprise novatrice, si dépen-dant qu’on lui apporte sans compter l’essentiel etl’accessoire... Ce premier accueil, chaleureux, gra-tifiant et protecteur, participe à la constitution dunarcissisme de l’enfant, noyau de base de l’appa-reil psychique, certes exigeant car démuni.Mais « un prince n’est pas un roi ».Le rôle de parent est de le confronter alors au

principe de réalité, de marquer et de maintenir les

limites qui vont le protéger et le structurer, tout ensoutenant son élan vital, sa curiosité, son désir devie. Certaines choses sont déjà négociables : sic’est le rôle des parents de mettre des limites àl’enfant et de le confronter à la réalité, il est aussiimportant de soutenir en lui un désir vivifiant etconstructif et ce sentiment d’un pouvoir créateursur le monde.Dans notre pratique, nous parlerons d’« enfant-

roi » quand le versant pathologique, et donc lasouffrance de l’enfant et/ou de l’entourage prendle devant de la scène. Par entourage, nous enten-dons au premier plan les parents, mais aussi lafratrie, la famille élargie ainsi que les substituts,s’ils existent, et plus loin, les professionnels depremière ligne.En conséquence, nous pourrions définir l’état

d’« enfant-roi » comme la position de celui, oucelle, qui demeure ou/et qui est laissé dans lefantasme, dans la croyance, au sens de la convic-tion intime, de sa toute-puissance et qui en souffreplus qu’il n’en tire de jouissance. Précisons d’em-blée que l’« enfant-roi » n’est jamais seul dans sonsymptôme ; il inclut des coparticipants, dont lesparents ou leurs substituts ; ceux-ci sont actifs dansle processus... tout en se ressentant victimes !Qui sont-ils ces enfants que leur entourage qua-

lifie de « rois » ?Sur un plan psychopathologique, la plupart sont,

à la base, des enfants comme les autres, plutôtconstitués sur une structure névrotique ; ils sontdonc nourris d’angoisses, de culpabilité et de désirsde relations objectales épanouissantes. Avec letemps, l’isolement, les bénéfices secondaires, ilssemblent perdre les capacités de modulation duregistre des manières « d’être au monde », se fixantessentiellement dans la revendication. L’intégra-tion des limites leur échappe, et leur narcissismeprimaire prévaut. Les modes de présentation sontvariés, allant d’une monarchie passive et silen-cieuse à la violence tyrannique.Par ailleurs, rares sont les enfants se construi-

sant sur une modalité perverse où la défaillance dela réciprocité dans la relation, l’absence d’empa-thie laisse place à une jouissance délétère.Nous devons aussi constater que l’« enfant-roi »

n’émerge pas seulement ou simplement suite à unedéfaillance générale de la fonction d’autorité [1]. Ily a toujours lieu d’investiguer ce qui sous-tend lafragilité en cet endroit. Donc, loin de nous d’arrê-ter l’établissement de « programmes rééducatifs »(derrière ces vocables, on trouve « un peu detout » ; nous nous référons, par exemple, àl’ouvrage de A. Debarede) [4] sans prendre letemps d’explorer...

3Comment comprendre et traiter l’« enfant-roi » et sa famille ?

Ainsi, il est assez fréquent d’entendre des expé-riences de traumatisme, de mort ou de risque demort autour de la petite enfance de l’« enfant-roi »ou dans l’histoire d’un parent qui déclare parailleurs : « on a peur de le perdre... »

Si l’enfant est qualifié de roi, c’est aussi auniveau de sa valeur, par le surinvestissement dont ilest l’objet de la part des parents [16,18].Aujourd’hui, principalement dans les classesmoyennes occidentales, ceux-ci optent d’abordpour une descendance peu nombreuse ; père etmère attendent ensuite, de celle-ci, une réussiteproportionnelle à la préoccupation, la bien-veillance matérielle, affective qu’ils lui procurent.Si, dans le premier temps, les parents veillent àcombler l’enfant, à reculer l’apparition des limitesde la frustration, le second est marqué par lanon-acceptation par l’enfant des limites trop tardi-vement posées. Et les problèmes émergent alors aumoment de l’inscription sociale.

Nous assistons à un glissement où l’enfant de-vient la fierté de ses parents, sorte de prothèsenarcissique pour des adultes pris par le doute, enquête de réassurance. Dans ces circonstances, l’en-fant est pris dans les maillages fantasmatiques del’adulte qui confie : « je lui ai tout donné, j’attendsqu’il réussisse ! » Quand on interroge les parents surce qu’ils souhaitent pour leur enfant dans le futur(« plus tard »), ils répondent : « qu’il soit heureux ».Cette attente de bonheur différé est-elle une pro-curation de la part d’adultes en mal d’une quêted’idéaux trop lointains ? Les attentes sont donc loind’être réalisées !À la suite de C. Eliacheff [10], devant l’hiatus

entre l’enfant idéal et celui trop réel, nous relevonsun risque qui consiste à conduire « l’enfant-roi »dans la situation d’« enfant victime ». Ce risque estd’autant plus grand quand nous observons un effri-tement de la barrière entre générations. Le déclinde la fonction d’autorité favorise une conceptionégalitaire des échanges entre les partenaires fami-liaux. Le parent se place alors dans une relationsymétrique avec son enfant, observant scrupuleu-sement une loi du talion non adaptée à ce typed’échange. Comme l’enfant déçoit et décourage, ilcourt le risque d’être déchu et maltraité. Toutesles situations ne vont pas dans ce sens.

En d’autres termes, les adultes d’aujourd’hui nepeuvent-ils plus qu’espérer pour leur progéniturece qu’ils ne vivent pas par eux-mêmes ? Commentne s’autorisent-ils plus à attendre de leurs enfantstelle ou telle qualification dans une perspectiveidentificatoire aux parents qu’ils sont ? Le « bon-heur dans le futur » sert-il d’écran ou plutôt designe de la retenue parentale à vouloir respecter à

tout prix les velléités de l’enfant quant à son propredevenir ?D’où le risque que l’absence de projection pa-

rentale alimente, en retour, chez l’enfant une an-goisse devant le vide de ce qui devrait concrète-ment, quotidiennement constituer le « bonheur »[3,6] !

Quel accompagnement thérapeutique ?

Au regard de la discussion abordée plus haut, nousdistinguons plusieurs temps successifs dans la fina-lité d’aide à apporter à l’« enfant-roi » et à safamille.

Évaluation diagnostique

Le premier temps consiste à poser une évaluationdiagnostique en accueillant la demande tellequ’elle est formulée, de la prendre dans ce quicompose les aléas de l’existence des uns et desautres. La plupart du temps, la plainte des parentsest pressante, la tonalité de l’urgence est concomi-tante à l’épuisement de la famille. Quand nousrencontrons les familles, la première consultation,si elle doit être bien sûr consacrée à l’écoute de laplainte, doit aussi permettre de réfléchir avec lesparents au sens de leur démarche et aux implica-tions de cette demande, pour eux et pour leurentourage.Dans la perspective de cette première intention,

celle de comprendre les tenants et aboutissantsd’un symptôme, il est très souvent utile de s’ad-joindre l’avis éclairé d’un somaticien, par exemplele pédiatre de l’enfant, pour exclure toute patho-logie intercurrente ou pour confirmer la bonnesanté physique du « patient désigné ». Dans lemême ordre d’idée, un bilan psychomoteur, réaliséen séance individuelle ou collective (selon l’expé-rience et la pratique du professionnel) donne unéclairage complémentaire sur le développementpsychomoteur de l’enfant concerné et les éven-tuels « avatars » qu’il présente. L’évaluation don-nera parfois suite à un suivi qui participera à struc-turer l’enfant dans son corps, à travers lesdimensions d’espace et de temps. Par ailleurs, unbilan du fonctionnement psychique de l’enfant estsouhaitable pour asseoir un éventuel diagnostic detrouble mental, au sens psychiatrique du terme.Outre les entretiens cliniques spécifiques, l’une oul’autre épreuve projective est d’une grande utilité.L’ensemble des paramètres fait l’objet d’une syn-thèse concertée et discutée avec l’enfant et sesparents en vue d’arrêter le cadre, le canevas des

4 E. de Becker, I. Lescalier-Grosjean

deux autres temps (finalités) à visée thérapeutiqueproprement dite.

Guidance familiale

La première finalité thérapeutique touche à l’ac-compagnement dans le concret de la vie d’unefamille et de ses membres ; nous l’appelleronsguidance familiale (qui peut prendre la forme d’uneguidance parentale), car elle rencontre la famillesur des questions concrètes d’éducation, sur lamise en évidence de repères et de processus édu-catifs. C’est aussi un espace de parole où les pa-rents peuvent évoquer leurs attentes, angoisses,aspirations par rapport à leur enfant et à leur rôlede parents. Nous invitons à mettre du relief dans ladynamique de la famille, pour ne pas dire de l’or-dre. Ordre dans le sens d’éviter les confusions,voire le chaos. On touche alors à la notion maintesfois évoquée entre professionnels et chaque foisamenée par les parents, c’est-à-dire l’autorité[1,6].Au cours des entretiens, nous sommes très atten-

tifs aux modalités analogiques et digitales (ce quiest exprimé par le langage oral d’une part et par lediscours du corps, des mimiques, des attitudes, desintonations, ... d’autre part) de la relation en nousadressant aux uns et aux autres ; nous formulonsdes hypothèses sur ce que chacun vit et ressent desmessages qu’il reçoit.Cela amène à la question de la cohérence paren-

tale. Si les parents s’entendent souvent sur le prin-cipe de la nécessité de l’autorité, combien de fois,sur le terrain, dans le quotidien, le risque est grandde s’annuler l’un l’autre et de se disqualifier. Laguidance parentale peut donner l’occasion aux pa-rents d’expérimenter leur différenciation, leurcomplémentarité dans la cohérence nécessaire à lafonction parentale et ce, dans un autre lieu, unautre temps. Elle permet aux parents de percevoirles dissonances qui peuvent exister entre l’interditqu’ils énoncent et la gestuelle qui l’annule.Sans limites mises par l’adulte, l’enfant peut

être contraint à chercher une limite par lui-même,... et parfois la limite c’est le corps ! Le corps peutfaire limite faute de mieux. Nous sommes parfoisconfrontés à des enfants qui se mettent en dangerphysiquement, ou qui se font mal ou se cognent,ayant peu conscience d’eux-mêmes, de leur corps.Ainsi, les entretiens permettent aux parents

d’investir positivement la fonction d’autorité. Celaimplique de réfléchir avec eux au sens de ceslimites qui vont permettre à l’enfant de « s’huma-niser », d’accéder aux règles de la vie en société etde la communauté humaine. Cela aide l’enfant

dans la construction de son identité, à savoir aussiquelle est sa place par rapport aux générations. Ceslimites vont peu à peu lui enseigner « les règles dumonde » ainsi que le respect de ses parents, lerespect des autres, la limite des territoires, ... luifaire comprendre qu’on n’a pas tous les droits,qu’on ne peut pas tout avoir, que ces règles n’ontpas été inventées par les adultes pour le briser maisque les adultes eux-mêmes y sont soumis. C’est làoù ce que disent les parents doit s’appuyer sur cequ’ils montrent et agissent [5,14].Les enfants auxquels on a jamais dit non, déran-

gent, agressent les autres et provoquent les adultesde leur entourage. Peut-être cherchent-ils une li-mite qui les rassure ? Si les conflits sont essentielset aident les enfants à grandir, à découvrir leurspropres limites, à expérimenter la différence, unenfant maintenu à l’abri de toute confrontationn’en sera que plus durement affecté quand, plustard ou ailleurs il se trouvera face à un mur [9].Échecs scolaires ou amoureux pourront alors provo-quer des détresses extrêmes.Soulignons qu’en travaillant les questions de li-

mites, on ouvre nécessairement à d’autreschamps ; ainsi, par analogie au principe de l’« ex-cès » et, en corollaire, du « manque » si bien exposépar Winnicott [20] nous abordons les notions du jeude la demande, de panne de désir dans les familles.Ces enfants nous paraissent parfois enfermés dansleur force « pulsionnelle » ; ils n’ont pas accès audésir, n’ayant pas eu l’opportunité d’en créer ainsique l’objet y afférent. Ils vont droit sur la pulsion,en quête de l’assouvir, d’en réduire la tension.En fait, le but des thérapeutes n’est certes point

d’éduquer des parents ou des familles. La tâche,parfois énorme, des intervenants est de souteniressentiellement les parents à investir positivementcette fonction d’autorité en la vivant sur la dimen-sion responsable et non coupable. Soutenir, c’est àpeine éclairer, encourager souvent, interroger par-fois, en intervenant fermement sur les deux inter-dits fondamentaux.

Psychothérapie

La seconde intention se veut principalement psy-chothérapeutique ; en réalité, nous oscillons entreles deux finalités (guidance-psychothérapie), sa-chant qu’avec le temps, la psychothérapie prend ledevant de ce qui est abordé. L’« enfant-roi », s’iléprouve de la jouissance, souffre de sa position etde ses conséquences.Lorsqu’on rencontre un « enfant-roi » et sa fa-

mille, on est donc confronté à la souffrance de cetenfant et à la souffrance de ses parents, sans

5Comment comprendre et traiter l’« enfant-roi » et sa famille ?

oublier la fratrie qui peut être lourdement mise àmal par cet enfant au statut exceptionnel.Nous rencontrons parfois des parents qui ont

eux-mêmes été trop « sages » en tant qu’enfants etqui éprouvent une certaine jouissance (ou unefierté) face à un « enfant roi », caïd, frondeur, quiose... L’enfant, s’il peut être à certains momentgrisé par son pouvoir, n’en éprouve pas moins beau-coup d’angoisse face à cette puissance qui lui estlaissée.Derrière la souffrance, l’enfant évoque sa soli-

tude ainsi que l’incompréhension, voire le rejetdont il se sent l’objet. Il perçoit l’irritation, l’épui-sement des adultes, sans pouvoir, sans vouloir mo-difier les attitudes. L’enfant est pris au piège,piège du risque du changement.Au fil des thérapies, nous constatons aussi une

confusion entre idéologie du lien et réalité du lien.Au temps des projets, du désir, de l’idéologie, lesadultes, futurs ou très jeunes parents, partagent leprincipe de l’autorité et des limites y afférentes. Laréalité du lien est tout autre et met à mal lesbonnes intentions. Parents soucieux de réussir leursliens, ils abdiquent, animés de rage et d’incertitu-des, devant l’enfant qui est bien là.Par ailleurs, l’histoire familiale des parents, le

lien qu’ils entretiennent avec leurs propres pa-rents, leur rapport à l’autorité, leur croyance àpropos des interdits, des limites, ainsi que leurmode d’expression et de réaction aux conflits sontdes éléments-clés qui permettent de donner unéclairage sur leur style d’être parents et quicontextualisent le symptôme.Les entretiens familiaux permettent aux parents

d’expliciter, au-delà de l’éducation, les valeurstransmises par leurs deux lignées familiales. Par-fois, le symptôme de l’enfant peut révéler uneproblématique familiale non résolue chez la mèreou le père.À la suite de Guy Ausloos [2], nous nous fondons

sur la compétence des familles. Cependant, certai-nes familles sont profondément démunies, abî-mées, voire méfiantes et elles ont besoin de tempspour entrer dans le processus thérapeutique quileur permettra d’expérimenter et de trouver leurssolutions.En tant que thérapeutes, nous sommes parties

prenantes de ce processus et nous pouvons doncressentir le temps (ou plutôt le tempo) spécifique àcette famille, ainsi que l’ambiance qui s’y vit.Face à ce que certains appellent des parents

« démissionnaires », et que nous rencontrons enétat de fragilité et souvent d’épuisement et dedisqualification, le risque est de proposer une priseen charge qui, in fine, déresponsabilise, ou culpa-

bilise. En effet, le piège est de projeter sur lafamille un modèle qui nous corresponde. Nous ten-tons plutôt d’être « activateurs » d’un processusqui d’une part refait circuler la parole, l’informa-tion, et qui, d’autre part, permet à la famille derepérer ses propres solutions, de trouver ses repè-res, ses règles, et de repartir plus confiante en sespropres ressources et créativité. Souvent aussi, lesdésaccords [19] entre père et mère sont impor-tants, et quelquefois nous sommes confrontés à unconflit conjugal, latent ou non, qui nous amèneparfois à travailler un temps avec le couple paren-tal afin de soutenir le maintien (ou la création) d’un« team parental » suffisamment solidaire.Dans les séances, nous connotons positivement le

système, c’est-à-dire que nous mettons en évi-dence que le comportement de l’enfant n’est passeulement un problème mais qu’il révèle aussi desressources..., pour peu qu’on se donne l’occasionde les découvrir ! Ainsi, nous donnons un autreéclairage sur le fonctionnement de la famille, etcette nouvelle image d’elle-même, renforce à lalongue la cohésion et les liens du système. Nousproposons également parfois des prescriptions, àsavoir une tâche qui leur est proposée, qui a pourobjectif de leur faire expérimenter une situationnouvelle, et qui leur permet aussi d’observer leurspropres comportements et d’en discuter ensuiteavec eux. Cette prescription peut proposer desmodifications de rôles, solliciter leur créativitédans un domaine particulier, renforcer les alliancesetc. Nous tentons aussi de les surprendre, de lesétonner, et de les impliquer activement dans leprocessus.Enfin, nous sommes aussi à l’écoute de notre

propre vécu émotionnel durant la séance car nouspensons que celui-ci nous permet de vivre ce qui sepasse dans la famille. Travaillant en cothérapie,nos vécus et hypothèses sont souvent différents.Complémentaires ou opposés, nous utilisons nosdifférences pour la compréhension de la situationet dans la rencontre avec les familles. Chacun denous est en résonance avec telle ou telle émotionexprimée, ou se sent proche d’un parent ou plutôtd’un enfant.

Références

[1] Arendt H. La crise de la culture. Paris: Gallimard; 1972.

[2] Ausloos G. La compétence des familles. Ramonville-Saint-Agne: Érès; 1995.

[3] Caille P. Être parent aujourd’hui : performance d’un rôleou vécu d’un état. Thérapie Familiale 2003;xxiv(2):129–42.

[4] Debarede A. T’avais qu’à me dire non ! Suresnes: ArnaudFranel; 1999.

6 E. de Becker, I. Lescalier-Grosjean

[5] Delaroche P. Osez dire non! Paris: Albin Michel; 1999.

[6] De Munck J. Les métamorphoses de l’autorité. Quelleautorité ? Autrement. 2000 198.

[7] Dolto F. Lorsque l’enfant paraît. Paris: Seuil; 1999.

[8] Drory D. Cris et châtiments : du bon usage de l’agressivité.Paris: De Boeck; 1997.

[9] Dumas J. L’enfant violent. Paris: Bayard; 2000.

[10] Eliacheff C. Vies privées. Paris: Odile Jacobs; 1997.

[11] Gauchet M. La démocratie contre elle-même. Paris:Gallimard; 2002.

[12] Goody J. La famille en Europe. Paris: Seuil; 2001.

[13] Heritier F. Anthropologie de la famille, qu’est-ce que lasociété ? Paris: Odile Jacob; 2000.

[14] Houzel D. Les enjeux de la parentalité. Ramonville-Saint-Agne: Érès; 1999 (sous la direction de).

[15] Marcelli D. L’enfant, chef de la famille. Paris: Albin Michel;2003.

[16] Miller A. C’est pour ton bien. Racines de la violence dansl’éducation de l’enfant. Paris: Aubier-Montaigne; 1984.

[17] Olivier C. Enfants-rois, plus jamais ça ! Paris: Albin Michel;2002.

[18] Pleux D. De l’enfant-roi à l’enfant-tyran. Paris: OdileJacob; 2002.

[19] Roussel L. La famille incertaine. Paris: Odile Jacob; 1989.

[20] Winnicott DW. L’enfant et sa famille. Paris: Payot; 1971.

7Comment comprendre et traiter l’« enfant-roi » et sa famille ?