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APPLIED PSYCHOLOGY AN INTERNATIONAL REVIEW. 1991.40 (4) 365-379 Confiits et stratbgies suscitk par l’innovation Dominique Martin Laboratoire de Psychologie Sociale Appliquke, 28, rue Serpente, 75006 Parb L‘auteur examine les raisons des rbsistances induites par le changement technique en insistant sur la dtvalorisation du statut des personnes touchtes. Puis il prtsente la tentative de formalisation des organisations par I’informa- tique centralide avant de montrer que l’acceptation de l’innovation passe par me ntgociation menageant les objectifs dtfendus par les utilisateurs. Mais l’extcutant peut aussi s’approprier la technique et I’exploiter pour dtvelop per une strategic de pouvoir. Des exemples sont pris dans des domaines varits: industrie, enseignement, administration, politique, agriculture, sec- teur mtdical. This article examines the reasons of resistances caused by technical change with a special emphasis on status devaluation of persons concerned. The author continues with a discussion of management’s attempt to control the work process in introducing centralized computer-based information sys- tems, before arguing that innovation acceptance calls for a negotiation saving user’s aims. But workers can also appropriate the technology and exploit it to develop a power strategy. Examples are chosen in a variety of sectors: industry, teaching, administration, politics, agriculture, medicine. Avertissement Cet article traite des rtactions devant l’innovation dans le monde du travail en s’appuyant sur le modble de l’analyse stratCgiqueproposC par Crozier et Friedberg (1977). Seules ont Ct6 retenues des recherches exploitables B partir de cette option theorique en n’hbitant pas B faire appel ii des travaw de sociologues, cela pour diversifier les exemples; ce qui permet de montrer que ce schema interprktatif est applicable A des domaines aussi CloignCs que l’industrie et 1’Ccole. Les stratCgies de resistance et d’appro- priation induites par l’innovation sont Cvidemment multiples et cette Ctude den retient que quelques-unes parmi les plus significatives. Certains des articles et ouvrages cites sont sans doute peu connus internationalement, Ctant pour la plupart Ccrits en franqais. Requests for reprints should be Sent to Dominique Martin, Laboratoire de Psycholo@e W a l e Appliqute, 28, rue Scrpcntc, 75006 Paris, France. 0 1991 International Association of Applied Psychology

Conflits et stratégies suscités par l'innovation

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APPLIED PSYCHOLOGY AN INTERNATIONAL REVIEW. 1991.40 (4) 365-379

Confiits et stratbgies suscitk par l’innovation

Dominique Martin Laboratoire de Psychologie Sociale Appliquke,

28, rue Serpente, 75006 Parb

L‘auteur examine les raisons des rbsistances induites par le changement technique en insistant sur la dtvalorisation du statut des personnes touchtes. Puis il prtsente la tentative de formalisation des organisations par I’informa- tique centralide avant de montrer que l’acceptation de l’innovation passe par me ntgociation menageant les objectifs dtfendus par les utilisateurs. Mais l’extcutant peut aussi s’approprier la technique et I’exploiter pour dtvelop per une strategic de pouvoir. Des exemples sont pris dans des domaines varits: industrie, enseignement, administration, politique, agriculture, sec- teur mtdical.

This article examines the reasons of resistances caused by technical change with a special emphasis on status devaluation of persons concerned. The author continues with a discussion of management’s attempt to control the work process in introducing centralized computer-based information sys- tems, before arguing that innovation acceptance calls for a negotiation saving user’s aims. But workers can also appropriate the technology and exploit it to develop a power strategy. Examples are chosen in a variety of sectors: industry, teaching, administration, politics, agriculture, medicine.

Avertissement

Cet article traite des rtactions devant l’innovation dans le monde du travail en s’appuyant sur le modble de l’analyse stratCgique proposC par Crozier et Friedberg (1977). Seules ont Ct6 retenues des recherches exploitables B partir de cette option theorique en n’hbitant pas B faire appel ii des travaw de sociologues, cela pour diversifier les exemples; ce qui permet de montrer que ce schema interprktatif est applicable A des domaines aussi CloignCs que l’industrie et 1’Ccole. Les stratCgies de resistance et d’appro- priation induites par l’innovation sont Cvidemment multiples et cette Ctude den retient que quelques-unes parmi les plus significatives. Certains des articles et ouvrages cites sont sans doute peu connus internationalement, Ctant pour la plupart Ccrits en franqais.

Requests for reprints should be Sent to Dominique Martin, Laboratoire de Psycholo@e W a l e Appliqute, 28, rue Scrpcntc, 75006 Paris, France.

0 1991 International Association of Applied Psychology

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L’innovation technique a souvent provoqu6 des riactions hostiles. En 1707, les mariniers de Munden (Allemagne) ont andanti le bgteau 2 vapeur conqu par Papin. La foule a d6truit en 1769 une scierie mdcanique a Limehouse pr&s de Londres. En France, vers 1820, les ouvriers du textile ont dCtCrior6 des machines nouvellement apparues (Grossin, 1979). Cette resistance au changement est loin d’avoir disparu de nos jours, meme si elle ne revet plus cette forme violente.

LES STRATEGIES DE RESISTANCE AU CHANGEMENT

Bargmann (1984)’ B l’occasion d’une intervention dans une entreprise allemande de transformation des mttaux, a pu observer les tentatives de blocage initites par les contremdtres. I1 s’agissait de permettre aux ou- vriers de participer aux dtcisions et d‘amkliorer eux-mikes leurs conditions de travail. Les contremaitres restaient partisans de la situation anttrieure, mais ne pouvaient s’opposer ouvertement B une action bCn6ficiant de l’aval de la Direction. 11s se sont alors lances informellement dans ce que l’auteur appelle 1’ “abus de pouvoir”: rdtention de l’information, interventions contestables limitant l’autonomie de leurs subordonnds, refus de s’inttgrer a m groupes de mise en place des transformations, rejet des propositions formultes par ces groupes, freinage de la rbalisation du projet. Ball6 et Peaucelle (1972) se sont intdressds aux comportements induits

par l’introduction de l’informatique dans les organisations. 11s ont constat6 que la conduite la plus frdquente Ctait la rdsistance passive fondde sur le scepticisme quant B 1’intCrCt de l’ordinateur pour sa spCcialitC. On attend que l’usage du nouvel outil vous soit imposk. Cette immobilitk est f rap pante dans le monde scolaire (Moreau, 1980): le professeur se dttourne de 1’Enseignement Assist6 par Ordinateur (E.A.O.) en mettant en avant ses imperfections et en expliquant qu’il impose une planification incompatible avec les structures actuelles; ou bien il l’encense de telle fawn que 1’E.A.O. ne saurait stre utilisable que dans une &ole utopique. Nous avons retrouvd ces rdactions chez des enseignants confrontts ii la prdsence de la tdltmatique dam l e u c l k e (Martin & Uvy-Leboyer, 1985): beaucoup dCvalorisaient l’objet en soulignant ses lacunes et en rejetant I’inttractivitC qui Cvacuerait la relation humaine. Si par la suite l’innova- tion est imposte par l’Administration, m&me ceux qui se sont dit (super- ficiellement) favorables vont critiquer la dtcision et laisser par leur passi- vit6 l’initiative s’enliser. Mais une minoritd va prtfbrer jouer le jeu (apparemment) en promouvant la nouvelle machine: pour dviter que celle-ci ne fissure les actuelles conditions de travail, il vaut mieux prendre les devants en contrblant son implantation. C‘est 1”‘appropriation rdduc- trice”. L.e professeur conserve grlce B elle l’entihre maitrise de sa classe en

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neutralisant I’outil informatique qui est insCrC dans I’Ccole telle qu’il la souhaite. La tClCmatique est exploitCe, mais en raison de ses limites abondamment dCplorCes, se voit repoussCe B la pCriphCrie du processus pedagogique. Elle est rkservCe aux acquisitions annexes (orthographe, grammaire, exercices de lecture, tducation civique) ou aux Clkves margi- naux, qu’il s’agisse de stimuler les sujets en difficult6 ou au contraire d’assouvir l’appetit des “surdou6s”. On reconnait certes I’intCrQt des banques de donnkes, mais c’est pour prCciser que ce service concerne prCfCrentiellement le Centre de Documentation. et d’hformation. “Sou- vent les enseignants cherchent B reproduire le passe avec les nouveaux moyens” (J.C. Simon, 1981, p.271).

Pourquoi ces oppositions?

Lewin (1965) parlait de “force de resistance interne” au changement like aux habitudes sociales et aux prCjugCs. Cette vision statique a CtC remise en cause par Crozier pour qui la rCsistance au changement est au contraire une stratkgie de I’acteur qui d6fend ses acquis contre un avenir inconnu qui pourrait lui Qtre defavorable: “Tout changement est dangereux, car il met en question immanquablement les conditions [du] jeu [de l’individu ou du groupe], ses sources de pouvoir et sa libertC d’action en modifiant ou en faisant disparaitre les zones d’incertitude pertinentes qu’il contrdle” (Cro- zier & Friedberg, 1977, p.334). Une nouveaute technique est immCdiate- ment investie de significations sociales: chargee de craintes, d‘espoir ou de mCpris, elle devient l’enjeu des strategies de chacun, rCv6lant ainsi les rapports de force du moment. Ballantine (1988) rapporte la mtsaventure subie par un systbme d’aide B la dCcision install6 dans une aciCrie britanni- que. Des agents promus B I’anciennetC avaient ma1 vecu la crCation d’une catCgorie concurrente recrutCe sur crit8re de compCtence; ils ont contre- attaquC en fournissant au nouveau systbme des donnCes inadequates.

La depreciation du statut

Celle-ci reprCsente I’un des risques majeurs du changement. C‘est ce que redoutent les contremaitres 6tudiCs par Bargmann (1984): l’atteinte a leur statut se manifeste par le dCclin de leurs fonctions decisionnelles suite B la rkorganisation, d’oii les “abus” infonnels de pouvoir destines B restaurer la situation antirieure. Mais cette interpretation psychologique doit Qtre nuancCe par la prise en considCration de la pression organisationnelle qui p2se sur les agents de maitrise: charges du maintien du rendement et du respect des dClais, ils craignent (illusoirement?) une moindre efficacitd des nouveaux amknagements. Le statut d’enseignant est dCj ja socialement peu valorisd. L’existence du

professeur est en partie justifite par sa capacitC d’analyser les connais-

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sances pour les mettre B la port& des Clbves. Or, l’ordinateur peut le concurrencer et meme le mettre & 1’Ccart puisque le didacticiel, grace au processus interactif, assume presque une fonction de prbcepteur: la passi- vitC de l’bcoute ou du reve devient impossible; les erreurs sont immCdiate- ment comgees sans risque de culpabilisation; le niveau de complexit6 sup6rieur n’est abordt qu’aprbs l’assimilation du niveau prCddent; l’Cltve, en contr8lant lui-mCme le tlux des informations, suit sa logique et son rythme en ayant le loisir d’exiger autant de rCp6titions qu’il veut sans risquer d’user la patience de la machine; grAce B la simulation, il est confront6 A des expCriences qui sans elle seraient inaccessibles. Autrement dit, l’ordinateur transmet le savoir et Cvalue tout en conciliant Cducation de masse et approche personnalisde. Le professeur n’est plus le seul gestion- naire de l’acte p6dagogique et le seul juge de son efficacitC. La hiCrarchie maftretlbve est mise ii mal par la libtration cognitive de l’enfant et la reduction de sa dtpendance affective. Le “prestige du contact magistral’’ est attaqu6 (Moreau, 1980, p. 43). Le professeur se verrait ainsi condamn6 A jouer un simple r61e d‘animateur dans une salle d‘informatique. Ce qui provoque une levee de bouclier que l’on retrouve chez les documentalistes et les conseillbres d‘orientation qui, craignant de voir amoindrie leur utilitC sociale, insistent sur le caractbre indispensable du contact humain qui Cchappe A la machine. On entre en guerre contre l’innovation techno- logique quand celle-ci porte atteinte B l’importance sociale de sa profession et ruine son prestige (Martin & Uvy-Leboyer, 1985). Un cas interessant de lutte contre la dCprdciation du statut est rapport6

par Bouvier (1985). Le conducteur d’une rame de metro B pilotage manuel btneficiait d‘une place enviable. Avec la conduite automatique, la machine prenait le pas sur l’homme dont la qualification anterieurement nkessaire devenait superflue. Et la banalisation du poste rendait injustifiable les differences de salaire avec le reste du personnel d‘exkcution. Les syndicats ont revendiqud le maintien du pilotage manuel mais, la Direction tenant bon, une transaction subtile s’est imposte, B savoir “la conduite manuelle contr6lte” qui a consist6 2 dtplacer l’automatisme de l’amont vers l’aval: ce n’est plus l’ouvrier qui surveille le bon ddroulement du processus, c’est la machine qui le supplCe s’il commet une faute. La conduite qualifiee ttait ainsi pr6servCe alors qu’on s’acheminait vers le simple agent d’accompagnement dont l’utilitC n’btait m&me pas tvidente.

Bousquet , GrandgCrard, & Rouanet-Dellenbach (1979) ont remarque, 5 l’occasion de l’informatisation d’un dispensaire, que la rdsistance 2 I’ordinateur Ctait fonction de la centralit6 des tiiches que celui-ci prenait en charge. Si les comp6tences mddicales Ctaient exerees, les travaux adminis- tratifs ptriph6riques lui 6taient volontiers abandon&; en ce cas, le statut professionnel n’etait pas attaquc. Par contre, les infirmitres qui consa- craient l’essentiel de leur temps B la gestion ont rejet6 l’infonnatique,

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celle-ci les d6poss6dant de leurs fonctions par pans entiers. Les chefs de centre, en particulier, ont rtussi B dktourner le projet informatique de ses objectifs premiers pour protkger leur situation hitrarchique qui risquait d’etre dtvalute par un accroissement de l’autonomie de leurs SubordoMts et par la possiblitt pour leurs supkrieurs de contrbler plus ttroitement leur activitk.

Dans le meme ordre d’idtes, lors d‘une rkorganisation du travail dam une entreprise de comptabilitt agricole, Mtnard (1988) a observt le conflit qui a oppost la Direction aux comptables. L a premibre s’orientait vers une structure centraliste avec division des tiches dans’le but de rtduire le coQt de I’heure facturable alors que les seconds, en s’appuyant sur le modble admirt de la profession libtrale, dtfendaient un systbme dkcentralisb mknageant leur autonomie dam la relation au client.

Heller (1988) dtcrit un rtseau de travail B domicile laissant i# chacun la possibilitt de s’auto-organiser librement, ce qui Ctait un gain pour la plupart des inttresds. Mais dew cadres exptrimentts, inttgrts au rkseau, ont Ctt frustrks par ce qu’ils ont p e r p comme un dtclin de leur autoritt, ayant perdu leur statut hitrarchique et la possibilitt de donner des ordres.

L‘informatique, alliee de la centralisation taylorienne ou bureaucratique La dtvalorisation statutaire dtcoule de l’obsolescence des compttences et de la restriction de I’autonomie suite au dtveloppement du contrdle formel. Les organisations traditionnelles d’inspiration bureaucratique ou taylorienne prttendent acctder B la rationalitt’ en rtservant dtcision et cdativitt B une minoritt pensant le rbglement et la planification. Mais la multiplicitt des situations rencontrtes quotidiennement laisse ce projet incomplbtement rtalist , I’informel proliftrant alors sur le terreau des failles rtsiduelles. Or le concepteur de I’organisation tente sans reliche de formaliser I’informel pour se rendre makre de I’tvolution du systbme. L‘informatique ne va-t-elle pas devenir pour lui une allike puissante? Beaud (1986) rappelle qu’ Ctymologiquement I’ordinateur est celui qui “met en ordre”. I1 est, par sa rigueur, le “bureaucrate parfait”: “La

‘La notion dc rationalitt renvoie au choix de moyens pertinents avec les finalitts recherchtes. L’apparition ou non d’unc rhistance est en rapport avec la rationalitt des situations vtcues: dans une entreprisc du bfitirnent, Ghiglione & Javorschi (1979) ont observC une attitude diffkrente devant le dessin automatique selon qu’ils s’adressaient aux dcssi- nateurs-traceurs (favorables) ou aux services commerciaux qui reprochaient A la nouvelle technique une rigiditt ernp&hant de s’adapter parfaitement aux desiderata du client.

L’absence apparente de rationalitt peut &tre illusoire dam la rnesure oil les object& avouts peuvent en cachcr d’autres: “La technique se trouve €tre l’un des outilscnjeux d‘une manipulation sociale au service de la concrttisation d‘une politique de groupe” (Romani, 1983, p. 133).

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logique informatique est l’aboutissement de la logique administrative” (p. 288). L’efficacitC de la structure existante est amelioree grice A une reduction des incertitudes et des dysfonctions. Autrement dit, l’organisa- tion formelle ronge l’informel et progresse vers la Cite Idbale, par- faitement rationnelle. Telle est la motivation profonde de l’implantation des systtmes informatiques centralisds, ainsi resumCe lapidairement par la Confddtration Franqaise du Travail (1977, p. 93): “Et y aurait-il une place pour les ordinateurs si ne se developpait pas la logique du contr8le?” C‘est ce que fait remarquer Wilpert (1987) en indiquant que le travail sur terminal est aisCment contr6lable et rend possible la liaison de la perfor- mance 3 des donnees telles que l’absent4isme ou l’engagement syndical, ce risque de transparence ne pouvant qu’inciter les syndicats a allumer un contre-feu.

C‘est vers 1975 que l’on peut situer l’apogCe de l’informatique “lourde” 00 un service specialid se charge de l’organisation du travail et du traitement des donnkes sur un gros ordinateur. Des experts appuyes par la Direction dkfinissent un projet a priori impr6gnC des objectifs de la hikrarchie qui, soucieuse de previsibilite, aspire B une transparence aussi parfaite que possible du processus de travail. Prevoyant de dominer la procedure de A ?i Z, les modifications des rapports de pouvoir ne risquent pas de tourner B son dtsavantage, bien au contraire. Jamous & Grkmion (1978) fustigent “la coloration id6ologique du discours des experts qui tout B la fois prktendent parler au nom des “besoins reels des utilisateurs” et dtnient A ces derniers la possibilite d‘exprimer ces besoins autrement qu’en fonction du systbme” (p. 138). Les promoteurs de I’innovation la planifient B partir de leurs modtles de gestion, eux-memes emanation de leur strategic de pouvoir dans l’organisation. L‘innovation technique est alors incompatible avec l’innovation sociale. C‘est ce que Heller (1988) appelle 1’ “imp&ialisme technologique”.

On s’oriente vers une automatisation des dkcisions courantes qui impli- que une analyse detaillte des pratiques existantes, autrement dit une exploration des marges de manoeuvre des exeatants et des agents de maitrise. La rationalisation des zones d’incertitude qui sont sous leur emprise est un gain pour la coherence de l’organisation, mais supprime les atouts dont ils disposaient dans la negociation implicite qui les oppose a l’entreprise. Ce qui peut etre interprCt6 comme un puissant avatar du Taylorisme. Grlce au logiciel, le clivage conception-execution se creuse B travers la routinisation du travail de base; la centralisation du pouvoir se ddveloppe puisque la hierarchie s’arroge le quasi monopole de Yemission de l’information (Claboration du programme) et a ddsormais la possibilite d’acctder directement A l’information ascendante grice B la console, court-circuitant ainsi les echelons intermediaires (BallC, 1978). Celle-ci a ddveloppt ce point de vUe dans sa thbse (1987) en soutenant que I’informa-

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tique participait au dkveloppement de la bureaucratie: suite i son introduc- tion, le poids des rbgles impersonnelles ne fait que s’accroitre et la documentation immtdiatement accessible sur tcran rtduit les relations informelles. Comme le fait remarquer Lacrampe (1974), organiser, c’est rkduire le nombre des canaux de communication disponibles: moins ils sont nombreux, plus il est facile de contrder les flux; la structure devient transparente, stable, prtvisible. Stourdz6 (cite par Laulan, 1981-82) reprend la mQme idee en soutenant que les rtseaux de communication redoutent la prolifkration des riseaux.

Le Taylorisme avait CloignC I’exCcutant des’ centres de dCcision en Crigeant 1’Ccran de la mairrise; I’informatique prolonge cette Cvolution en crCant une strate d‘experts. Le cas non conforme remonte B ces techniciens qui dtcideront s’il suflit d‘amCliorer le programme ou s’il faut consulter les responsables opdrationnels en vue d’une modification du contenu. Dans la mesure oh ils ne peuvent agir que sur les processus et non sur la finalitt, le perfectionnement de la formalisation accroit la stabilitt des variables instrumentales et par suite fortifie les options stratCgiques des couches dirigeantes dont elles sont l’expression (Hoffsaes, 1978). Samson, Legru, & Lespes (1983) exposent le cas d’une entreprise de construction mtcani- que o i ~ I’informatisation de l’ordonnancement et du lancement a dCtruit la possibilitt que les ouvriers avaient de programmer leur propre lancement. L‘objectif ttait l’optimisation de l’exploitation des matbriels, mais les hommes, partie inttgrante des systbmes, n’ont pu Cchapper i la rtorganisa- tion et ont ainsi vu fondre leur autonomie.

Le conflit informaticiens-utilisateurs L‘implantation d’un systtme informatique centralist impose, avons-nous dit, l’ttude des prockdures existantes en we de leur formalisation. Les intkressts risquent fort de lever des obstacles pour emptcher l’analyste de piCtiner leur jardin privatif, sauvegardant ainsi leur zone de libertd. Mais I’informaticien peut aussi tchapper B cette contrainte en programmant uniquement sur la base de “ce qui devra ttre”. C‘est la politique du fait accompli. Le conflit qui s’ensuit peut conduire i 1’Cchec de la rCorganisa- tion informatique car le projet, trop tloignt de la rdalitt vCcue, devient une greffe qui n’arrive pas B prendre. C‘est ainsi que Jamous & GrCmion (1978) rtsument plaisamment un cas d’informatisation de la gestion d’une collectivitt locale aux Etats-Unis: “Une op6ration centraliste, Claborte par une tquipe tsottrique pour des utilisateurs virtuels B partir d’un schBma d’ensemble prCCtabli et sans aucune remise en cause structurelle. Le modtle le plus frtquent, en somme” (p. 117). Dans des entreprises norvCgiennes fabriquant de la cellulose, les Directions avaient dtcidt d’accroitre la fiabilitt du processus de production en le soumettant B des

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syst6mes autortgults, alors qu’auparavant ie contrdle dCpenaait d’ouvriers s’appuyant sur Ieur exp6rience. Ceux-ci n’ont plus la possibilitt de mettre en valeur leurs comp6tences et de les accrokre, ce qui p r d d e non pas des caractbristiques de la technologie, mais de son implantation B partir de critkres purement techniques et tconomiques (Skorstad, 1988). Ball6 & Peaucelle (1972) citent l’exemple d‘une entreprise qui cherchait il inttgrer ses divers ttablissements dans un ensemble informaw simpliste en com- paraison de la diversitt des situations rencontrtes: l’opposition s’est expri- mbe par la communication au centre de traitement d‘informations systbma- tiquement errondes. Mais si Ie nouveau syst6me s’impose, Ies habitudes informelles anttrieures sont balaytes. Le mtcontentement qui en rbsulte sera “compris” par la hitrarchie, mais imputt aux “ntcessitts scienti- fiques” de l’informatisation. On feint de croire B l’unicitc de la solution retenue, B l’impossibilitt de concevoir difftremment la rtalitb organisa- tionnelle. L‘objectif de domination est camouflt par un discours tdifiant sur le progrks.2 Dam ce type d’organisation, les informaticiens permanents de l’entre-

prise constituent un service qui va se rendre indispensable en valorisant sa compttence technique. Une contre-offensive des services utilisateurs peut s’appuyer sur un ingtnieur-conseil extbrieur dont les connaissances vont contrebalancer celles des informaticiens maisons qui ne vont pas manquer de rtcuser 1’utilitC de cette intervention. L‘expert se doit de jouer un rdle d’arbitre en tenant compte, dans ses propositions, des attentes des divers protagonistes. Mais, soumis B des contraintes de dtlai, il peut etre tent6 de s’allier B un groupe puissant pour “dtbloquer la situation”, et cela au dktriment des int6rkts globaux de l’organisation.

Avant l’informatisation, l’agent de maltrise et le petit cadre assuraient la fiabilitb devant l’imprtvu. Celui-ci &ant dtsormais restreint, leurs capacitts aquises sur le tas deviennent obsoletes et ils en sont rtduits B assumer des tgches de surveillance. Le dtclin de l’incertitude s’accom- pagne du dtclin des communications qui dtvalorise la rtfledon et par suite Ie statut de la maftrise (Beaud, 1986).

La pression qui s’exerce sur l’extcutant risque d‘etre des plus pCnibles en ce sens que la relation B la machine, expression de la relation 5 la hitrarchie qui l’impose, induit une soumission interdisant jusqu’B l’autono- mie des raisonnements. L‘ordinateur fournit B l’opbrateur “son langage, son processus de traitement stquentiel et prtdetermint d’une information dCcoupc5e en fonction des besoins de la machine, laquelle par ailleurs exige

*On retrouve ce phtnombnc dans I’enqu&te internationale expodc par Grossin (1979) oii I’idtologie du progrbs a p p d t d a plus prepantes dam l a pays socialistes. A l’item: “Comment ressentez-vous I’introduction de nouvella machina dans cette usine?”. la frequence d’apparition du choix: “C‘est mieux” place en tete les pays &Europe de 1’Est domints par I’U.R.S.S. avec 98.6% de rCponses positives.

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de l’homme une information dihent stabilisb et le sanctionne chaque fois qu’elle ne l’est pas.” Rouanet-Dellenbach & Gateau (1978, p- 106). Le dicouragement qui apparait appelle une reaction qui va rester ponctuelle: une simple amelioration du poste de travail tvite de mettre en cause la philosophie de l’organisation. C‘est alors qu’intemient l’ergonome accuse par Missika & Wolton (1978) d’Ctre “parfois le cache-sexe des rapports sociaux” (p. 264). On oublie la dimension organisationnelle gr5ce aux oeillbres de l’ergonomie qui donnent l’illusion que le picotement des yeux ou la migraine rekvent de la lisibilit6 des signes ou de la luminosit6 de l’icran alors qu’ils sont gentralement les symptbmes d‘un malaise ren- voyant & la structure meme du travail.

L‘exCcutant ne declare pas forfait pour autant. I1 ne va pas manquer d‘exploiter les imperfections rbiduelles du systbme. Hirsch-Kreisen & Wolf (1987) ont observe en Allemagne que des ouvriers travaillant sur des machines B commande numtrique s’arrangeaient pour prouver quoti- diennement B la planification centrale du travail qu’elle commettait des erreurs necessitant de leur part des comportements d’improvisation. 11s s’octroyaient ainsi des zones de liberte, au moins en partie artificiellement. I1 faut cependant preciser que la complexit6 de certains produits et le niveau actuel des normes de qualitd rendent illusoire une planification intigrale et appellent la collaboration des executants.

PEUT-ON SURMONTER LES RESISTANCES SUSCITEES PAR LE CHANGEMENTTECHNIQUE?

Pour ce faire, certains prdconisent la formation en postulant qu’une information Claire, abordable, adaptCe aux craintes exprimkes par les futurs utilisateurs permettra de “dCmythifier” l’innovation. Des ani- mateurs rompus la communication sauraient convaincre de I’intCret de la nouveaut6. On sait pourtant, depuis 1’Cchec des approches inspirdes de 1’ “Ecole des Relations Humaines”, qu’une formation qui ne s’appuie pas sur une modification des structures est sans effet. Ce qui importe, c’est la prise en consideration de la situation totale du travailleur pour l’amdnager dans un sens qui lui soit profitable. L‘innovation technique doit Ctre pensee non dans le cadre de I’organisation existante, mais doit s’accompagner de creativitd organisationnelle. Tenir compte des objectifs de chacun implique de renverser la d6marche technocratique de l’expert: plutbt que de partir d‘un objectif global preetabli dont la reorganisation dtcoulerait “naturelle- ment” avec un gros risque de rejet par les gens h qui elle s’applique, il est preferable de choisir la solution inverse, c’est-&-dire de n6gocier avec les indresses (differenciation des buts) pour dans un second temps a d d e r , toujours avec leur accord, aux objectifs ginkraux englobant les activitts de chaque departement (integration). Cet ajustement peut se faire dans le

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cadre d‘kquipes temporaires rassemblant sphalistes et futurs utilisateurs, c’est-&-dire des reprksentants de rationalitb en partie contradictoires. Jamous & GrCmion (1978) opposent deux des cas qu’ils ont CtudiCs: “Coventry” et “Lane County”. Le premier est dit “A la fransaise”, l’expod des objectifs couvrant six pages du rapport introductif contre une demi-page pour le second. Les finalitds du projet d’informatisation de Lane County restbrent au depart volontairement floues pour que tous les groupes concern& puissent les inflCchir B travers de multiples discussions informelles; quand les dtcisions furent prises, tous Ctaient partants pour participer A l’implantation. Ball6 & Peaucelle (1!372) soulignent em-aussi I’importance de la negociation creative (qui est toujours conflictuelle) avec l’utilisateur en soutenant que le su&s du changement technique passe non par I’adaptation des h o m e s B un modble prkbtabli, mais par l’int6gration des nouvelles technologies B un rCseau relationnel c o n p pour maximiser leur efficience, sans compter que la confrontation des parties en cause favorise un apprentissage conjoint stimulant la confiance en l’autre (Wil- pert, 1987).

Ensuite, il reste essentiel de preserver l’autonomie de I’opCrateur. Dans le rCseau de travail B domicile CtudiC par Heller (19%)’ les membres Ctaient consultCs sur les changements projetCs et pouvaient marchander lors de la renegociation des contrats. Et dans ce type d‘organisation, le travailleur reste libre de l’usage qu’il fait de l’outil, ce qui est capital pour l’acceptation des nouvelles technologies d o n Oskamp & Spacapan (1990).

Mais cette approche n’est pas garante du s u d s , en particulier dans les structures oh la contrainte Bconomique ne remet pas en cause l’existence mtme de l’organisme si le processus d’innovation Cchoue. Revenons au professeur qui boycotte l’Enseignement Assist6 par Ordinateur, voyant en celui-ci un concurrent dont I’implantation pourrait le dbvaloriser. Simon (1981)’ B partir de l’expirience dite des 58 lydes, considtre que la fourniture bureaucratique d’ordinateurs B tous les Ctablissements scolaires reltve du gaspilage: les dkisions ministtrielles doivent rencontrer les initiatives individuelles sur le terrain. Mais la b o n e volontC de quelques- uns ne saurait Stre suffisante: le club d‘informatique s’apparente au club d’astronomie et reste marginalid. La rCsistance est seulement repousste A un autre niveau. Le ghetto informatique ne revolutionne pas l’enseigne- ment. Mais les enseignants, quoique maftres du milieu protCgC oil ils Cvoluent, restent soumis aux Cvolutions sociales, meme si celles-ci leur parviennent attCnuCes. Les Clbves constituent un groupe de pression: ce sont em, et non leurs professeurs qui s’y opposaient, qui ont introduit h l’tcole le stylo B bille et la calculette.

Moreau (1980) ne dCsesp&re pas: les ordinateurs ne se transformeraient pas en ‘kids il poussibre” si les enseignants, prdalablement form& B un nouveau r6le Cducatif, prenaient eux-memes en main l’outil qui leur est

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proposC. L‘Cducateur, aid6 par la machine, passerait alors moins de temps A la transmission des connaissances pour se consacrer aux difficultks rencontrees par chaque Clbve, les rCactions de l’enfant devant le didacticiel soulignant les points d’achoppement B surmonter.

L‘accueil de I‘innovation depend de vecu du travail Selon l’ttat d’esprit qui r&gne en elle, l’organisation sera plus ou moins permCable A l’innovation. L‘enquete internationale exposte par Grossin (1979) met en relation le moral des travailleurs et l’acceptation du change- ment. Celui-ci est redoutt par l’ouvrier mCcontent qui se sent menad, jugeant que ses tgches comportent des risques de maladie ou d’accident. Et c’est l’inverse pour celui qui se sent chez lui dans l’entreprise, qui entre- tient de bonnes relations avec ses supCrieurs et est intCresst par son travail, lequel, pense-t-il, lui apprend quelque chose. On est loin de l’attitude de retrait induite par la bureaucratie ou le Taylorisme. Marsh & Mannari (1973) avaient dCjB remarquC chez des ouvriers d’une usine japonaise que ceux qui trouvaient que leur travail manquait de varidtC Ctaient plus hostiles que les autres A I’automatisation (61% contre 48%’ P < 0.05); le mbcontentement engendrerait du pessimisme puisque ces personnes sup posaient que I’automatisation dlait rendre leur tgche encore plus mono- tone.

L’ouvrier sQr de lui, satisfait et inttgrC, qui possbde les instruments de la ndgociation et risque peu, est dispose B envisager une Cvolution de son poste. C‘est ce qui expliquerait selon Coiffet (1983) le dCveloppement de la robotique au Japon oh existe la garantie de l’emploi associee ii un faible taux de chdmage, oh la main d’oeuvre se sent concernCe par les ameliora- tions (cercles de qualitt), oil l’augmentation du profit ameliore les primes et oil l’individu, s’identifiant B l’entreprise et non ii une qualification, accepte facilement les mutations.

L‘INNOVATION, ARME OFFENSIVE

Le changement technique entraine-t-il nkcessairement un renforcement de l’organisation existante par un Clargissement du formel au dttriment de ce qui Btait sous l’emprise de certains agents? Tel n’est pas l’avis de Romani (1983) et surtout d’Alter (1985) pour qui la bureautique represente un outil seulement riche de ses potentialitts: posant plus de questions qu’elle n’en rCsout, elle est dans I’incapacitC d’accroitre la rationalisation du travail. Mais elle va stimuler la crCativitt de groupes “innovateurs” qui vont grdce B elle accCder B un pouvoir qu’ils ne dCtenaient pas en inventant des produits nouveaux: “L‘inventivitC apparait donc bien comme le moyen de transformer I’objet technique en incertitude et ensuite seulement de con-

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tr6ler celled [. . .] Le pouvoir, s’il se prend, suppose d‘etre prkalablement construit, puis reconstruit en permanence” (pp. 118-119). L‘objectif n’est pas de retenir des renseignements que l’on garderait secrets ou que 1’0n dtvoilerait prudemment en les dkformant dans un but manipulatoire, mais au contraire de produire une information originale que l’on diffuse de manitre offensive: dans la mesure oii celle-ci rend l’organisation plus performante, elle devient indispensable et les utilisateurs se trouvent contraints de faire leurs les normes qu’elle vkhide. Si bien que les “Innovateurs”, ces cadres moyens qui valorisent un outil que les experts ont lais& indkfini entre leurs mains, deviennent un centre’de production idkologique auto-organist . Apparait ainsi un discours normatif ascendant qui fait pression sur la hikrarchie en montrant du doigt ses strategies conservatrices et dysfonctionnelles. L‘innovation fonctionne alors comme un “analyseur” dkvoilant la rkalitt &ale de l’entreprise (Bouvier, 1983). Le cod i t est inkvitable avec les “Gestionnaires” qui assuraient la perma- nence de l’ancienne organisation. Celle-ci devient caduque puisqu’un autre groupe a d d e au contrale de 1’ “historicit6” de l’organisation. Selon l’heureuse formule de Mottez (1971)’ “les innovations informelles per- mettent un rtajustement du formel” (p. 57). Le conflit est un indice de changement: I& oh il n’apparait pas, I’ancien systtme perdure. C‘est que la bureautique est restte sous-employke par absence de creativitk de la part des agents qui l’ont en charge. Arbitres des conflits, les Directions vont entkriner les avancees des Innovateurs dans la mesure oii celles-ci sont Cconomiquement pertinentes, en mknageant toutefois la force d’inertie des Gestionnaires qui reprksentent le contr8le social. Elles vont encourager les Innovateurs tout en les rkfrknant.

Si l’informatique centralisee dkveloppait la taylorisation des ttiches, la microinformatique et la bureautique sont par contre “tendanciellement dkcentralisatrices” puisque les utilisateurs n’ttant plus au service de la technique, c’est la technique qui depend de leurs initatives (Beaud, 1986). LE service informatique central disparait ou voit ses fonctions sensiblement rkduites. L‘installation de micros dans lei ateliers redonne aux extcutants les libertks relatives au lancement que la formalisation anterieure avait pretendu leur enlever (Samson et al., 1983).

Que l’innovation soit une arme que l’acteur manie poyr dkfendre et ameliorer ses positions apparait dans l’usage que les dkputts amkricains faisaient de l’informatique B la fin des annkes 70 (Frantzich, 1979). Plus leur election avait Ctt dficile, plus ils l’utilisaient. Ceux qui s’y intkres- saient le moins Ctaient ceux qui n’avaient pas l’intention de se reprksenter et 62% des Rkpublicains contre seulement 37% des Dkmocrates faisaient appel 2 l’ordinateur (les premiers tentaient de remonter la pente aprts le scandale du Watergate). Ou encore, dans un contexte bien different, FrCmeaux (1978) a analyd en Basse-Normandie le confiit entre deux

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catkgories de paysans, les notables qui dktenaient le pouvoir local, mais assistaient au dCch de l e u influence au profit d‘un groupe innovateur qui avait crkk des organismes coopkratifs, par exemple une CUMA (Coop6ra- tive d’utilisation du Materiel Agricole) de dbshydratation d’herbe qui prksentait des avantages kconomiques inmntestables, mais entrahait une modification des pratiques et des rapports de production. Les offres des innovateurs dduisaient un nombre toujours croissant d’agriculteurs qui se dktournaient des notables. Ceux-ci ont essay6 de contre-attaquer en pro- duisant un discours oh les coopCratives Ctaient d<non&es & la fois comme “communistes” et c o m e moyen invent6 par leurs concurrents pour s’enrichir, sans compter que 1’Etat manipulerait dans l’ombre ces initiatives pour tuer le petit exploitant.

La lassitude de I’acteur La crkativitC et le codit , sources d’influence, rencontrent pourtant une limite, la lassitude de l’acteur. La routine bureaucratique est moins sollici- tante que l’innovation constante. Si les innovateurs cherchent A imposer leur conception de l’organisation, c’est pour que leur pouvoir soit dtfini- tivement stabilisk et reconnu, leur permettant ainsi d’kchapper au combat et au changement perpetuels. Le coiit psychologique est tel que le retrait peut Ctre prkfCr6 aux efforts qu’imposent l’invention et les heurts interper- sonnels quotidiens. Bousquet (1979) rapporte que le personnel d’un dis- pensaire critiquait l’organisation du travail. On lui a proposk des terminaux libre-service. Or, quel que soit leur niveau de formation, les agents les ont rejetbs en se rtfugiant derri&re le spectre de l’opkratrice de saisie de donnCes, refusant de voir en eux un moyen d’acdder & une autonomie Clargie. La situation prbente, en ddpit de ses imperfections, Ctait prkftrbe aux exigences de la rkflexion et de l’adaptation. L’interprCtation lewi- nienne reposant sur le poids de l’habitude retrouve ainsi de sa force.

CONCLUSION Le systbme social ne procbde jamais de la seule innovation technologique. Si un groupe dominant la reprend ii son compte, ce sera pour consolider son pouvoir en Claborant une organisation qu’il prksentera abusivement comme indvitable, comme Ctant la seule voie rationnelle imposke par les impdratifs techniques. Dans certains cas limites ce discours peut paraitre justifik: l’adkquation n’est-elle pas indiscutable entre la machine semi- automatique et l’O.S.T.? Afhne r que la parcellisation des tAches et le salaire de rendement permettent seuls de maximiser l’efficacitk de l’outil revient & voir en IUi un objet nature1 (telle est la rCalitk du cours d’eau A laquelle I’ingCnieur concevant un pont ou un barrage doit s’adapter) alors

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qu'il s'agit en fait d'un construit social (la technique est un produit humain tCmoin de son Cpoque). On peut soutenir que c'est la mQme idkologie qui a fabriquk une mCdaille dont l'avers et l'envers sont le Taylorisme et la machine semi-automatique, la finalit6 recherchCe Ctant la transparence du travail ouvrier (Roue, 1974). Si les victimes du systkme n'entrevoient aucune alternative, elles vont rCagir en le sabotant (freinage) et en se dksimpliquant (Bousquet, 1979). Quand par contre I'innovation sollicite un changement qui reste construire, les conflits qui surgissent entre les acteurs pour I'appropriation de I'outil et son exploitation sociale se rCsou- dront (provisoirement) dans une rborganisation dont la forine et la stabilitk proctderont du rktquilibrage des rapports de forces.

Manuscript received February 1990 Revised manuscript received April 1991

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