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168 Table ronde © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Archives de Pédiatrie 2014;21:168-169 Consommation d’alcool des adolescents F. Beck*, J.-B. Richard Département enquêtes et analyses statistiques, INPES, 42, boulevard de la Libération, 93203 Saint-Denis Cedex, France *Auteur correspondant. e-mail : [email protected] L’alcool et l’adolescent (PSSP, ADO) E n France, l’alcool est la première substance psychoactive en termes de niveau d’expérimentation, d’usage occasionnel et de précocité d’expérimentation, reflétant notamment son ancrage culturel dans notre société. L’alcoolisation est aussi un des phénomènes marquants de l’adolescence et de ses rites initiatiques. Selon l’enquête HBSC 2010, 59 % des jeunes de 11 ans et 83 % des jeunes de 15 ans ont déjà consommé de l’alcool [1]. L’ivresse alcoolique est une expérience vécue par certains dès le collège. Ainsi, en 3 e , 34 % déclarent avoir déjà connu l’ivresse, tandis qu’à 17 ans, ils sont 59 % et 53 % déclarent avoir vécu, au cours du mois précédant l’enquête, une alcoolisation ponctuelle importante (API), à savoir la consommation d’au moins 5 verres d’alcool en une même occasion [2]. Les usages réguliers d’alcool apparaissent pour leur part dès la fin du collège : en 2010, 7 % des élèves de 3 e ont déclaré en avoir consommé au moins 10 fois dans le mois précédant l’enquête. En 2011, ces usages réguliers d’alcool concernaient 15 % des garçons et 6 % des filles de 17 ans ; toutefois, la consommation quotidienne reste rare, concernant moins de 1 % des jeunes de 17 ans. En 2011, plus d’un adolescent de 17 ans sur 10 (11 %) déclare une consommation régulière d’alcool. Cette proportion, qui était de 11 % en 2000, apparaît en hausse entre 2008 et 2011 (9 % en 2008). Le pourcentage de ces jeunes ayant été ivres au moins 3 fois dans l’année a nettement augmenté entre 2000 et 2011, de 20 % à 28 % [1,3]. Enfin, on observe une hausse continue des API au cours du mois : 46 % en 2005, 49 % en 2008 et 53 % en 2011. Ces évolutions vont de pair avec un rapprochement vers des consom- mations observées dans les pays nordiques et anglo-saxons, qui se caractérisent par une consommation non quotidienne, des épisodes d’API, voire très importante (associée à la pratique de « binge drin- king », terme désignant la pratique consistant à boire beaucoup d’al- cool en une même occasion dans une perspective de « défonce »), et une acceptation sociale plus élevée de l’ivresse publique [4]. La consommation de boissons alcoolisées au cours du déjeuner reste atypique (moins de 2 %) avant 25 ans, mais concerne le quart des 55-64 ans et le tiers des 65-75 ans [5]. La hiérarchie des types de boissons consommées est également singulière : le vin, bien que présent, est nettement moins consommé que la bière, les alcools forts ou autres types d’alcool comme les prémix. Ces derniers sont des mélanges d’alcools forts et de boissons fortement sucrées (de type soda ou jus de fruit), titrant de 5° à 8° environ, visant prioritairement les plus jeunes. En France, en 2005, les prémix étaient au second rang des boissons alcoolisées les plus consommées chez les filles, nettement plus consom- matrices que les garçons ; en 2011, les garçons et les filles ne se distinguent plus sur la consommation de prémix. De plus, le niveau d’usage de ces boissons a nettement baissé entre 2005 et 2011, l’engouement des jeunes ayant été freiné par le coût élevé de ces boissons en raison de l’application d’une taxe particulière beaucoup plus élevée que pour les autres boissons alcoolisées. Les garçons sont davantage consommateurs de boissons alcoo- lisées que les filles, et l’écart est d’autant plus important que la fréquence d’usage observée est élevée (en 2011, le sex-ratio vaut 1,02 pour l’expérimentation, 1,07 pour l’usage dans le mois, 2,70 pour l’usage régulier et 1,28 pour les API) [2]. Toutefois, à l’instar de ce qui est observé dans d’autres pays européens, notamment anglo-saxons et nordiques, l’écart entre garçons et filles s’ame- nuise. Ce rapprochement des comportements entre les sexes s’observe également dans les passages aux urgences des jeunes pour intoxication alcoolique aiguë. Notons enfin que les filles qui sortent beaucoup se révèlent aussi nombreuses que les garçons à boire régulièrement de l’alcool [2]. Il convient de souligner le rôle social joué par l’alcool parmi les jeunes. Les consommations strictement solitaires se révèlent rares à l’adolescence. Sa consommation a surtout lieu le week- end, entre amis, dans des occasions festives correspondant à un événement particulier (anniversaire, fête…), la plupart du temps dans un domicile privé, un peu plus rarement dans des débits de boissons, mais aussi dans les lieux ouverts (rue, parc…). Logique- ment, les jeunes qui ont une sociabilité intense, qui fréquentent souvent les bars et les soirées entre amis, consomment plus souvent de l’alcool que les autres. Les raisons de l’alcoolisation invoquées par les jeunes reposent surtout sur le plaisir de la fête et la quête de l’ivresse, tandis que la recherche de la « défonce » ne concerne qu’une minorité de jeunes. Certains travaux souli- gnent l’aspect compétitif de la consommation d’alcool, surtout entre les garçons, avec l’idée de « tenir l’alcool ». Cela suggère que les consommations d’alcool des jeunes de 17 ans ont lieu la plupart du temps dans un cadre festif et convivial [6]. Les motivations de l’alcoolisation sont de différents ordres : ancrage culturel, rite de passage de l’adolescence à l’âge adulte, désir de transgression, influence du milieu de vie… mais parfois aussi mal-être ou pression scolaire qui entraîne des périodes de « lâcher-prise ». D’après les acteurs de terrain, les jeunes ne se dissimulent plus quand ils boivent et parlent sans tabou de leur consommation. Fait nouveau : on assiste à une normalisation de la consommation d’alcool par les filles [7].

Consommation d’alcool des adolescents

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Page 1: Consommation d’alcool des adolescents

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Table ronde

© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.Archives de Pédiatrie 2014;21:168-169

Consommation d’alcool des adolescentsF. Beck*, J.-B. RichardDépartement enquêtes et analyses statistiques, INPES, 42, boulevard de la Libération, 93203 Saint-Denis Cedex, France

*Auteur correspondant. e-mail : [email protected]

L’alcool et l’adolescent (PSSP, ADO)

En France, l’alcool est la première substance psychoactive en termes de niveau d’expérimentation, d’usage occasionnel et de précocité d’expérimentation, reflétant notamment

son ancrage culturel dans notre société. L’alcoolisation est aussi un des phénomènes marquants de l’adolescence et de ses rites initiatiques. Selon l’enquête HBSC 2010, 59 % des jeunes de 11 ans et 83 % des jeunes de 15 ans ont déjà consommé de l’alcool [1]. L’ivresse alcoolique est une expérience vécue par certains dès le collège. Ainsi, en 3e, 34 % déclarent avoir déjà connu l’ivresse, tandis qu’à 17 ans, ils sont 59 % et 53 % déclarent avoir vécu, au cours du mois précédant l’enquête, une alcoolisation ponctuelle importante (API), à savoir la consommation d’au moins 5 verres d’alcool en une même occasion [2].Les usages réguliers d’alcool apparaissent pour leur part dès la fin du collège : en 2010, 7 % des élèves de 3e ont déclaré en avoir consommé au moins 10 fois dans le mois précédant l’enquête. En 2011, ces usages réguliers d’alcool concernaient 15 % des garçons et 6 % des filles de 17 ans ; toutefois, la consommation quotidienne reste rare, concernant moins de 1 % des jeunes de 17 ans. En 2011, plus d’un adolescent de 17 ans sur 10 (11 %) déclare une consommation régulière d’alcool. Cette proportion, qui était de 11 % en 2000, apparaît en hausse entre 2008 et 2011 (9 % en 2008). Le pourcentage de ces jeunes ayant été ivres au moins 3 fois dans l’année a nettement augmenté entre 2000 et 2011, de 20 % à 28 % [1,3]. Enfin, on observe une hausse continue des API au cours du mois : 46 % en 2005, 49 % en 2008 et 53 % en 2011.Ces évolutions vont de pair avec un rapprochement vers des consom-mations observées dans les pays nordiques et anglo-saxons, qui se caractérisent par une consommation non quotidienne, des épisodes d’API, voire très importante (associée à la pratique de « binge drin-king », terme désignant la pratique consistant à boire beaucoup d’al-cool en une même occasion dans une perspective de « défonce »), et une acceptation sociale plus élevée de l’ivresse publique [4].La consommation de boissons alcoolisées au cours du déjeuner reste atypique (moins de 2 %) avant 25  ans, mais concerne le quart des 55-64 ans et le tiers des 65-75 ans [5]. La hiérarchie des types de boissons consommées est également singulière  : le vin, bien que présent, est nettement moins consommé que la bière, les alcools forts ou autres types d’alcool comme les prémix. Ces derniers sont des mélanges d’alcools forts et de boissons fortement sucrées (de type soda ou jus de fruit), titrant de 5° à

8° environ, visant prioritairement les plus jeunes. En France, en 2005, les prémix étaient au second rang des boissons alcoolisées les plus consommées chez les filles, nettement plus consom-matrices que les garçons ; en 2011, les garçons et les filles ne se distinguent plus sur la consommation de prémix. De plus, le niveau d’usage de ces boissons a nettement baissé entre 2005 et 2011, l’engouement des jeunes ayant été freiné par le coût élevé de ces boissons en raison de l’application d’une taxe particulière beaucoup plus élevée que pour les autres boissons alcoolisées.Les garçons sont davantage consommateurs de boissons alcoo-lisées que les filles, et l’écart est d’autant plus important que la fréquence d’usage observée est élevée (en 2011, le sex-ratio vaut 1,02 pour l’expérimentation, 1,07 pour l’usage dans le mois, 2,70 pour l’usage régulier et 1,28 pour les API) [2]. Toutefois, à l’instar de ce qui est observé dans d’autres pays européens, notamment anglo-saxons et nordiques, l’écart entre garçons et filles s’ame-nuise. Ce rapprochement des comportements entre les sexes s’observe également dans les passages aux urgences des jeunes pour intoxication alcoolique aiguë. Notons enfin que les filles qui sortent beaucoup se révèlent aussi nombreuses que les garçons à boire régulièrement de l’alcool [2].Il convient de souligner le rôle social joué par l’alcool parmi les jeunes. Les consommations strictement solitaires se révèlent rares à l’adolescence. Sa consommation a surtout lieu le week-end, entre amis, dans des occasions festives correspondant à un événement particulier (anniversaire, fête…), la plupart du temps dans un domicile privé, un peu plus rarement dans des débits de boissons, mais aussi dans les lieux ouverts (rue, parc…). Logique-ment, les jeunes qui ont une sociabilité intense, qui fréquentent souvent les bars et les soirées entre amis, consomment plus souvent de l’alcool que les autres. Les raisons de l’alcoolisation invoquées par les jeunes reposent surtout sur le plaisir de la fête et la quête de l’ivresse, tandis que la recherche de la « défonce » ne concerne qu’une minorité de jeunes. Certains travaux souli-gnent l’aspect compétitif de la consommation d’alcool, surtout entre les garçons, avec l’idée de « tenir l’alcool ». Cela suggère que les consommations d’alcool des jeunes de 17 ans ont lieu la plupart du temps dans un cadre festif et convivial [6].Les motivations de l’alcoolisation sont de différents ordres  : ancrage culturel, rite de passage de l’adolescence à l’âge adulte, désir de transgression, influence du milieu de vie… mais parfois aussi mal-être ou pression scolaire qui entraîne des périodes de « lâcher-prise ». D’après les acteurs de terrain, les jeunes ne se dissimulent plus quand ils boivent et parlent sans tabou de leur consommation. Fait nouveau : on assiste à une normalisation de la consommation d’alcool par les filles [7].

Page 2: Consommation d’alcool des adolescents

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Consommation d’alcool des adolescents

premières ivresses, mesurés par les Baromètres santé, entre les périodes 2000-2005 et 2005-2010 montre une légère diminution des ivresses survenues avant 14 ans, et globalement une stabilité de la précocité [5]. Les légitimes inquiétudes exprimées par les acteurs de terrain face à un rajeunissement de l’alcoolisation n’apparaissent pas étayées par des données épidémiologiques récentes qui sont en revanche très concordantes entre elles. Elles traduisent plus une intensification de l’alcoolisation des jeunes en général, y compris les plus jeunes adolescents.

Références[1] Spilka S, Le Nézet O, Godeau E, et al. La consommation d’alcool

parmi les collégiens en 2010 et les lycéens en 2011, en France. BEH 2013;16-17-18:168-71.

[2] Spilka S, Le Nézet O, Tovar ML. Les drogues à 17 ans : premiers ré-sultats de l’enquête ESCAPAD 2011. OFDT, Tendances 2012;79:1-4.

[3] Beck F, Legleye S, Peretti-Watel P. Regards sur la fin de l’adoles-cence : Consommations de produits psychoactifs dans l’enquête ESCAPAD 2000. Paris : OFDT, décembre 2000.

[4] Anderson P, Moller L, Galea G. Alcohol in the European Union: Consumption, harm and policy approaches. Copenhague: WHO 2012.

[5] Beck F, Richard JB (dir.). Les comportements de santé des jeunes : Analyse du Baromètre santé 2010. Saint-Denis, Inpes, 2013.

[6] Peretti-Watel  P, Beck  F, Legleye  S. Les usages sociaux des dro-gues. Paris, PUF, Le Lien social, 2007.

[7] Aubertin MX, Morel T. Chronique ordinaire d’une alcoolisation festive. Les 16-21 ans No-Nos Limit(es) ! Paris, Haut Commissaire à la Jeunesse, 2010.

[8] Hibell  B, Guttormsson  U, Ahlstrom  S, et  al. The 2011 ESPAD report. Substance use among students in 36 European countries. Stockholm, CAN, 2012.

[9] Richard  JB, Beck  F, Spilka  S. La consommation d’alcool des 18-25 ans en 2010 en France. BEH 2013;16-17-18:176-80.

Par rapport aux autres pays européens, les jeunes Français de 16 ans se situent à des niveaux correspondant au premier tiers : 9e rang sur 33 pays en ce qui concerne l’usage récent d’alcool, 12e  rang en ce qui concerne l’API. L’usage récent d’alcool est le plus élevé en Allemagne, en Autriche, au Danemark et en Grèce, les niveaux étant plus globalement supérieurs en Europe de l’Ouest et du Sud et inférieurs en Europe de l’Est et dans les pays scandinaves, à l’exception du Danemark. Les API offrent quant à elles une cartographie assez différente, les plus fréquentes au Danemark, en Croatie, en République tchèque, à Malte et au Royaume-Uni, sans que de grandes homogénéités géogra-phiques sur ce type de consommation ne soient mises en évi-dence [8]. La cartographie européenne de l’alcoolisation montre depuis la fin des années 1990 une certaine uniformisation, avec des pays nordiques et anglo-saxons présentant des API moins fréquentes que par le passé, tandis que la tendance est globa-lement inverse dans les pays latins. La France occupe ainsi une position médiane en Europe pour les alcoolisations ponctuelles importantes à 16 ans et se situe au-dessus de la moyenne pour la consommation régulière d’alcool.Une initiation précoce à l’alcool constitue un facteur de risque majeur d’usages problématiques ultérieurs, notamment parce que le cerveau est à l’adolescence particulièrement sensible à l’alcool. Plus le début de la consommation est retardé, moins les problèmes liés à l’alcool et la dépendance ont de chances de survenir. En population adulte, 42 % des consommateurs à risque de dépendance et 22 % des consommateurs à risque chronique ont déclaré un âge de première ivresse de 15 ans ou moins, contre 13 % pour les autres profils de consommateurs. Un âge précoce de première ivresse se révèle également significativement associé à une consommation à risque, en particulier lorsque celle-ci a eu lieu à 15 ans ou moins (OR = 2,2) [9]. L’âge moyen de la première ivresse, mesuré parmi les jeunes, est demeuré stable depuis 2000, à 15,2 ans [1,2]. La comparaison des âges de survenue des