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André PADOUX Contributions à l'étude du Mantrasâstra In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 67, 1980. pp. 59-102. Citer ce document / Cite this document : PADOUX André. Contributions à l'étude du Mantrasâstra. In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 67, 1980. pp. 59-102. doi : 10.3406/befeo.1980.3340 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/befeo_0336-1519_1980_num_67_1_3340

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André PADOUX

Contributions à l'étude du MantrasâstraIn: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 67, 1980. pp. 59-102.

Citer ce document / Cite this document :

PADOUX André. Contributions à l'étude du Mantrasâstra. In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 67, 1980. pp.59-102.

doi : 10.3406/befeo.1980.3340

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/befeo_0336-1519_1980_num_67_1_3340

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CONTRIBUTIONS A L'ÉTUDE DU MAJNTRASÂSTRA

PAR André PADOUX

II nyâsa : l'imposition rituelle des mantra

Dans la pratique, les mantra sont presque toujours utilisés dans un contexte rituel, indispensable à leur apparition ou sélection1, à leur transmission, comme à leur mise en efficacité ou en action. On voudrait aborder ici l'étude d'une de ces pratiques rituelles, celle du nyâsa.

Le mot est formé du préfixe ni, « en bas », « sous » et de la racine verbale AS, « jeter », « projeter » — d'où le verbe NYAS, nyâsati, jeter, projeter, poser, et le substantif masculin nyâsa : « fait de déposer, placer, poser..., fait de tracer..., fait de consacrer les parties du corps en y traçant des signes mystiques » (L. Renou, Dictionnaire sanskrit- français). Monier- Williams (Sanskrit-English Dictionary ) donne : « putting down or in, placing, fixing, inserting, applying... drawing, painting, writing down... depositing, intrusting, delivering... mental appropriation or assignment of various parts of the body to tutelary deities... » — valeurs diverses que nous retrouverons. Le dictionnaire de Saint- Pétersbourg donne notamment : « niedersetzen, hinsetzen, aufsetzen... das Auftragen mystischer Zeichen auf verschiedene Teile des Kôrpers... ».

P. V. Kane, History of Dharmasâstra, vol. V, 2 (p. 1120), écrit : « nyâsa which means mentally invoking a god or gods, mantras and holy texts to come to occupy certain parts of the body in order to render the body a pure and fit receptacle for worship and meditation ». Il ajoute un peu plus loin : « The Kularnava explains it as follows : ' nyâsa is so called because therein riches that are acquired in a righteous way are deposited or placed with persons, whereby all-round protection is got ' : nyayoparjitavittanâm aňgesu vinivesanât / sarvaraksakarâd devi nyâsa ityabhidhïyate » (K. T., XVIÍI, 56, p. 352).

(1) Sur mantroddhâra, voir mon étude dans le BEFEO, tome LXV, 1978.

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Citons encore Bhâskararâya qui, dans son commentaire du Lalitasahasranâma (si. 4), définit les nyâsa comme l'imposition de divinités sur diverses parties du corps, cette imposition se faisant par la concentration mentale (bhâvanâ) : nyâso пита tattaddevatánčm taitadavayavesvavasthâpanam, avasihitvena bhâvaneli yâval1.

On voit apparaître dans ces définitions — outre le sens ordinaire, banal, du mot : placer, déposer — les diverses valeurs ou nuances de sens qu'il a dans le mantrasâstra et qu'on retrouvera plus loin ; valeurs et nuances rassemblées autour de la notion de placement et de dépôt, en général sur le corps, d'un mantra ou d'un signe amenant la présence, la transmission, d'une entité « subtile » ou rituelle, d'une divinité, énergie ou réalité spirituelle ; transfert accompli en plaçant — en général mais pas nécessairement — les doigts, la main ou les mains sur la partie du corps ou l'objet que cette entité, etc., doit pénétrer et par cela même transformer ; opération, enfin, qui est d'ordre mental plus encore que corporel.

Le nyâsa est ordinairement considéré comme un rite typique de l'hindouisme et du bouddhisme « tantriques » puisqu'il sert à ces manipulations et à ces assimilations corporelles du sacré qui les caractérisent. On en trouve, en effet, un nombre et une variété considérables dans tous les textes rituels, dans les tantra, âgama, etc., comme dans des traités de yoga ou de pratique spirituelle (le Tantrâloka d'Abhinavagupta, par exemple). Le mot lui-même, d'ailleurs, dans ce sens technique, ne se rencontre guère antérieurement aux œuvres âgamiques et purâniques, déjà tantrisées, ni dans des textes bouddhiques anciens. Des impositions sont cependant prescrites dans des ouvrages rituels relativement anciens, marqués d'hindouisme sans doute, mais dont l'esprit n'est pourtant nullement tantrique : on pourrait alléguer ici des grhyasutra et surtout leurs parisista (ainsi, par exemple, le Baudhayânagrhyasutra, II, 18, ou IV, 7, qui n'emploie d'ailleurs pas le mot nyâsa, mais sam-sppš) ou encore bon nombre de siolra. En outre, comme pour bien d'autres notions ou pratiques, on ne peut guère tirer argument, quant à leur origine, du silence des textes : elles peuvent avoir existé avant d'être textuellement attestées. Il est donc permis de penser qu'on a affaire là à des éléments à la fois fort anciens, certainement bien antérieurs aux tantra ou âgama, et existant sous une forme ou une autre en contexte non « tantrique »2.

(1) On trouve aussi les termes vi-ny-AS : « to put or place down in different places, spread out, distribute, arrange... ; vinyâsa (mase), putting or placing down..., arrangement, disposition, order..., scattering, spreading out, putting together... » (Monier- Williams, Diet.) — nuances de sens qui sont aussi à retenir.

Notons au passage le sens du mot nyâsa dans l'école de Râmânuja : dépôt ou remise de soi à la Divinité, équivalent de prapatii ; cf. Astadašabhedanirnaya de Sri Vatsya Ranganàtha, éd. S. Siauve (Institut français d'Indologie, Pondichéry, 1978).

(2) Les Brâhmana et les Kalpasûtra montrent l'ancienneté de l'usage des attouchements rituels : on en rencontre assez souvent dans le Satapathabrâhmana, accompagnant la récitation de manlra (par ex. Š.B., 1.1, 2, 10-11 ; 1.2, 2, 4-11 ; III.2, 1, 4-6, etc.) : le terme employé est abhi-M#Š, c'est-à-dire toucher, attoucher.

Notons que si des textes de smjli, plus récents, prescrivent nommément des nyâsa,

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La pratique consistant à transmettre un influx, une force spirituelle ou magique, par un attouchement manuel dépasse, en effet, non seulement l'hindouisme et le bouddhisme (tantriques ou non), mais aussi l'aire des religions indiennes : elle est quasi universelle1. Pour se limiter à ce qui nous est proche, on en trouve de nombreux exemples dans la tradition judéo-chrétienne, qu'il s'agisse de transférer les péchés d'Israël au bouc émissaire (Lv., XVI, 21), de transmettre l'esprit de sagesse (Deut., XXXIV, 8) ou de donner l'Esprit par l'imposition des mains des apôtres (Actes, VIII, 18-19), etc. Mais on trouverait dans bien d'autres traditions encore des faits analogues, des spéculations sur la puissance magique ou symbolique de la main comme sur la valeur symbolique des gestes2. Le nyâsa n'en est qu'un cas parmi d'autres, avec toutefois ceci de particulier qu'il associe la croyance en l'efficience du geste à celle en la puissance et en l'efficacité de la parole, tellement développée en Inde3.

Le nyâsa peut donc apparaître comme appuyant la parole sur le geste, comme une participation gestuelle et corporelle à la parole : le geste de l'imposition portant et déposant sur un point du corps — parfois aussi sur un objet, mais c'est relativement moins fréquent et l'objet est d'ailleurs souvent l'image, d'aspect corporel, d'un dieu4 — un mantra qui imprégnera ce corps ou cet objet de son énergie ou qui le transformera en le divinisant.

Notons déjà à cet égard, on y reviendra plus loin, d'abord que la main qui fait le nyâsa est elle-même souvent l'objet d'un nyâsa préliminaire (karanyâsa) qui la purifie et la charge de la force à transmettre5. Ensuite, que cette main doit faire un geste particulier — une mudrâ — lorsqu'elle impose un manira, le « scellant » ainsi en quelque sorte à sa place. On peut ici se poser la question de l'origine des mudrâ qui, comme les manira et les nyâsa, sont à la fois typiques du rituel tantrique et sans doute aussi vieilles que les religions de l'Inde. Mais il y a aussi

certains auteurs en condamnent l'emploi comme non-védique (avaidika) : cf. Kane, History of Dharmasâslra, vol. 2, p. 319. L'usage n'en est pas moins tout à fait général à partir d'une certaine période.

(1) Les nyâsa n'ont, à ma connaissance, fait l'objet que d'une seule étude systématique dans une langue européenne, celle d'Agehananda Bharati : Symbolik der Beriihrung in der hinduistisch-buddhistischen Vorstellungswelt, parue dans Studium Generále, vol. XVII, n° 10, 1964, Heidelberg, pp. 609-620 — publication peu facile à trouver. L'article, qui veut replacer cette pratique dans une perspective anthropologique générale, est assez bref sur les nyâsa eux-mêmes.

(2) Voir, par exemple, Г Encyclopaedia of Religion and Ethics de Hastings, sv. Hand. Pour Г Inde, on peut renvoyer notamment aux marques de main ayant valeur de pro

tection, de consécration ou d'hommage, qu'on trouve tant sur les monuments bouddhiques anciens que de nos jours encore en bien des circonstances. Voir sur ce point l'étude de Ph. Vogel : The Sign of the spread hand or « five finger token » (paňcáňgulika) in Pali literature, Amsterdam, 1919 ; cf. J. Auboyer, Le Trône et son Symbolisme dans V Inde ancienne, pp. 11-15.

(3) Cf. mes Recherches sur la symbolique et Vénergie de la Parole dans certains textes ianlriques, Paris, de Boccard, 2e éd., 1975.

(4) Image à laquelle le corps de l'officiant est en outre très souvent identifié — identification existant également lorsque le nyâsa se fait sur un diagramme.

(5) Sur karanyâsa (ou karânganyâsa), cf. plus loin p. 84 sq.

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le problème du rapport profond pouvant exister entre mantra et mudrâ, entre le geste et la parole1. (Enfin, si on s'intéresse à l'archéologie des signes, il y a le problème de l'origine première de ce lien et de l'antériorité d'un facteur par rapport à l'autre : au commencement, y avait-il le verbe ou l'action...?) Autant de questions qu'on n'abordera pas ici. Constatons seulement qu'elles se posent.

Mais le problème des nyâsa — redisons-le — ne doit pas être limité à celui des attouchements rituels : c'en est un aspect important, certes, non point le seul.

Dans la mesure où il s'agit de « placer » des entités divines sur (ou dans) le corps, de le diviniser ou de le cosmiser et, avec cette transformation, de lui faire jouer un rôle dans les opérations à dimension cosmique et/ou2 divine que sont la pûjâ, le yoga ou la méditation tantriques, on se trouve dans la complexe problématique indienne des rapports corps-univers-divinités-Dieu. On sait que ces conceptions, cette vision englobante, totale, de l'ensemble de la manifestation, sont très anciennes : le tantrisme, en tant qu'il souligne et organise — ou réorganise — ces correspondances, se rattache au fond védique : « Tous les dieux résident dans le corps humain comme les vaches dans une étable » disait l'Atharvaveda (Av., XI, 8, 32) : c'est notamment à actualiser cela que servent les nyâsa. Ajoutons que, dans cette ancienne (mais toujours persistante) pensée indienne, si le corps reproduit la structure du cosmos, celle-ci est calquée sur celle du corps humain3, l'un et l'autre étant gouvernés par un principe qui, au plan humain (âlman) ou cosmique (purusa), est identique en essence au brahman originel auquel il s'agit en définitive de parvenir à s'identifier par l'ascèse — mais sans sauter les étapes intermédiaires que sont notamment les dieux; d'où l'utilité des nyâsa, servant à ces identifications4.

Ces nyâsa, comme — et peut-être plus encore que — toutes les pratiques du yoga tantrique qui prennent appui sur le corps, soulignent

( 1 ) Rapport tout naturel dans la mesure où les mantra sont une forme de parole et où toute parole est liée au geste. Si cette forme de parole qu'est le mantra peut être considérée comme relevant du langage, elle est naturellement liée au geste, puisque, à bien des égards le langage est dans le geste autant que dans la parole. On a, avec les mantra et les mudrâ, des systèmes de signes parfois coordonnés : il serait sans doute intéressant d'en faire une étude sémiotique — sans perdre de vue qu'ils relèvent l'un comme l'autre d'une instance plus profonde, qu'ils ne font qu'exprimer.

(2) Suivons la mode en écrivant et/ou... Mais il est de fait que la pûjâ, le yoga, etc., tantriques, sont des actes complexes dont le sens et la portée sont à la fois humains, cosmiques et divins, mais qu'on peut aussi (ou), au moins dans certains cas ou dans une certaine mesure, envisager comme se déroulant tout au plan divin, dont les gestes, les opérations, accomplis par l'adepte ou l'officiant, ne sont que des figures. (A moins qu'ils ne soient l'acte sacrificiel qui soutient les mondes — vieille conception brahmanique que la pûjâ n'a pas entièrement évacuée.)

(3) On trouvera cela dans de nombreux passages de la šruli, du Veda aux Upanisad. Tara Michaël Га bien indiqué dans l'introduction de sa traduction de la Hatha-Yoga-pradïpikâ (Fayard, 1974), p. 65 sq.

(4) Nous verrons plus loin que le nyâsa peut servir à imposer un mantra qui symbolise le suprême brahman : dans ce cas on va (ou on tente d'aller) directement de l'empirie à la pure transcendance.

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l'importance de celui-ci pour obtenir la libération : dans un système de pensée pour lequel il n'y a pourtant pas de coupure totale entre la condition humaine et d'autres états d'existence (animale, notamment, mais aussi divine), il est toujours rappelé que la condition corporelle humaine est la seule où il soit possible de faire son salut : on a là une justification supplémentaire des pratiques à base ou à incidence somatique. Pratiques qu'il faut en outre comprendre en fonction d'un autre élément de la conception indienne de l'homme : l'absence de cloison entre corporel et mental, ou entre « grossier » (sthûla) et « subtil » (sûksma) : la différence entre eux étant de niveau plus que de nature. On a donc affaire à un homme qui ne se sépare pas d'un cosmos lui-même émané d'une divinité qui opère à la façon d'un yogin, le tout se fondant sur un absolu sans forme, à la fois transcendant et immanent; et un homme, encore, qui, du plus haut niveau de sa conscience individuelle à son corps physique, est formé de « corps » plus ou moins subtils dont les structures sont en correspondance : corps « causal », « subtil » et « grossier » (káraná, suksma et sthûla sarïra). Or si les nyâsa sont faits par des mains humaines sur des corps de chair, l'opération même du nyâsa — qui est en réalité d'ordre essentiellement mental ou spirituel — porte autant et même davantage sur le corps « subtil » que sur le corps « grossier ». Gela apparaît très nettement dans certaines impositions (antarmáirkányása, par exemple) qui se font sur les cakra, lesquels n'ont pas de réalité physique mais sont des « localisations, dans le corps grossier, de tattva du corps subtil »1 : on reviendra là-dessus plus loin.

Nous verrons également des nyâsa associés au yoga tantrique qui, lui aussi, tout en utilisant des moyens physiques, repose dans sa théorie comme dans son application pratique sur la « physiologie mystique » des cakra et des nâdï, où circulent les divers courants du prána, « souffle » dont la nature est à la fois corporelle et subtile, cosmique aussi dans la mesure où le prána est une forme de l'énergie (éakti) divine2. On pourrait dire qu'on est là dans le domaine du psychosomatique si ce terme n'impliquait une dichotomie psychè-soma que l'Inde ignore et si celle-ci n'y ajoutait toujours une dimension cosmique.

Mais, si les nyâsa sont en pratique et le plus souvent, dans le mantrašásira, des impositions d'éléments phoniques sur le corps, il ne faut pas perdre de vue que dans le rituel, où leur usage est si fréquent, ils servent notamment à placer des divinités ou des entités sur des objets de culte ou sur tel ou tel point du sanctuaire. Ils apparaissent alors comme une façon de placer matériellement (si on peut dire — car l'aspect mental et d'énonciation reste présent — ) quelque chose, sans référence au corps de l'officiant.

Enfin, un élément essentiel du nyâsa est la parole qu'il sert à déposer sur un corps ou sur un objet et qui le pénètre et l'imprègne de son énergie. Il faut donc rappeler l'importance de la parole (vâk) dans le

(1) Tara Michaël, op. cit., p. 73. (2) Sur des pratiques associant prâna et nyâsa, voir plus loin p. 71. Le prâna joue le rôle

de lien entre le corps « subtil » et le corps « grossier » de l'homme.

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tantrisme1 et la façon dont elle y est conçue. La parole, c'est l'énergie divine elle-même, ou l'aspect d'énergie de la divinité, qui est Être suprême et Suprême Conscience, d'où émane l'univers, qui le soutient et l'anime et en quoi il se résorbe. Il est difficile de préciser quelle est la nature réelle, ultime, de cette parole : son ou conscience? — les explications varient selon les écoles. Peut-être est-il possible de dire, d'une façon générale, qu'il y a, au principe, une Réalité ultime, pure conscience, où la parole est en germe, lui étant co-essentielle et en étant l'aspect d'énergie. Cette parole, à la fois conscience et énergie, évolue en devenant de plus en plus explicitement son, puis discours, et manifeste ainsi l'univers, l'amenant à l'existence en le disant. La parole est « ce qui exprime » (vâcaka) toutes choses qui, elles, sont « ce qui est à exprimer » (vâcya). Tel est notamment le rapport existant entre les mantra, ou les germes phoniques (les bïja), et les divinités qu'ils représentent (ou plutôt dont ils sont la forme subtile et essentielle)2. Dans le nyàsa, c'est cet élément phonique, ou de conscience - — disons : cette force spirituelle ayant pour support une forme sonore (elle-même forme essentielle d'une déité) — qui se trouve transporté et déposé par la main avec le geste rituel de l'imposition (ou par la concentration mentale qui accompagne, ou remplace, ce geste).

S'il y a geste, comment se représenter le lien entre celui-ci, fait purement physique, et ce transfert d'énergie spirituelle? Bien entendu, ce n'est en fait qu'une forme parmi d'autres de ces manipulations de symboles ou d'organes dont tant de cultures font usage pour transformer les corps (ou en modifier l'image) ou pour agir sur les objets, et qu'on peut ramener à la notion d'efficacité symbolique. Mais si cela est clair pour nous, la question se posait par contre de façon impérieuse, à l'intérieur de la pensée indienne, aux pratiquants des nyàsa, en raison des termes de leur problématique : il y a là, pour eux, un transport effectif — matériel pourrait-on dire — de la force phonique et spirituelle du mantra et « scellement » par le geste de cette force sur l'emplacement choisi, et non par un simple geste d'accompagnement, et encore moins une opération symbolique. La question, sans doute, est peu discutée, les pratiquants n'ayant pas coutume de mettre en doute la tradition reçue. Certains se sont cependant demandé quelle était la nature du nyàsa : est-ce une opération d'ordre mental ou spirituel, ou bien d'ordre matériel ? Ou plutôt : quelle y est la part de chacun de ces deux éléments ? C'est ce que fait, par exemple, la Pâramesvara Samhitâ, au début du chapitre IV intitulé « règle concernant l'imposition des mantra (man- tranyâsavidhi)3 :

(1) Ou, si on préfère, pour les sectes ou écoles tantrisées : le Pâncarâtra, les âgama et tantra éivaïtes et éâkta. Les spéculations sur les pouvoirs de la parole remontent d'ailleurs jusqu'au Veda. Dans le bouddhisme, si la parole peut être support (dhâranï) de force spirituelle ou divine, la perspective est évidemment différente.

(2) J'ai abordé ces divers problèmes dans mes Recherches ; cf. ci-dessus p. 61, note 3. (3) Pârameavarasamhitâ, Kriyâ Khanda (éd. U. V. Govindacarya, Sri Vilasam Press,

Srîrangam, 1953), texte essentiellement rituel.

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« Le mantrin, son corps une fois purifié [seul, en effet, un être pur peut transmettre ou recevoir une force divine], devra faire l'imposition des mantra qui le rendra semblable au dieu des dieux (devadevasamo bhavet) et qualifié (adhikàrin) pour accomplir toutes les actions rituelles, telles la pujâ, etc., [imposition] grâce à laquelle se manifesteront [en lui ou pour lui] toutes les perfections ou pouvoirs surnaturels (siddhi). L'ayant accomplie, il sera sans peur, même parmi les méchants et, ainsi muni, il pourra triompher de tous les dangers. Quoique ce qu'on appelle nyàsa soit considéré comme une opération mentale, il n'instaure cependant pas une situation [nouvelle] immédiatement et en dehors des actions [matérielles qui le composent] »1.

Cette dernière phrase est très explicite : c'est l'élément intellectuel, « mental » (mânasa) du nyâsa que la tradition considère comme essentiel. C'est la concentration de l'esprit de l'opérateur sur ce qu'il est en train de faire, c'est-à-dire la fixation de son esprit sur cet ensemble à la fois phonique et spirituel qu'est le mantra (ou le bïja) qu'il impose, ou la représentation mentale, la méditation (dhyâna ou bhâvanâ) de la réalité à imposer, ou encore le fait de ressentir en soi la transformation qu'opère le nyàsa2. Celui-ci agissant sur le plan du « corps subtil »3 ou de la Conscience et grâce à la parole — au mantra qui est imposé — dont la nature est celle même de l'énergie divine, la prééminence de l'élément mental ou spirituel est toute naturelle. A côté, il y a les actes (kriyà) que décrivent les manuels, c'est-à-dire les gestes mêmes de l'imposition, qui peuvent être plus ou moins longs (par exemple, s'il faut imposer toute la mâtrkâ) et qui sont également indispensables puisqu'aucun effet ne se produira sans qu'ils soient exécutés4. Mais ils sont subordonnés au principal, d'ordre mental ou spirituel, sans lequel ils seraient sans effet : ce qui est mental est toujours supérieur, en Inde, à ce qui est matériel ou perceptible aux sens. Sans perdre de vue, ici encore, qu'il n'y a entre corporel et mental qu'une différence de niveau, non de nature, ni que le nyâsa est généralement effectué par l'adepte après un rituel ou des exercices spirituels qui purifient son corps5, ou qui purifient, divinisent même, la main qui fait le nyâsa afin de la rendre capable de servir à cette manipulation spirituelle6.

(1) Id., šL 4 : vgâparo mânaso hgesa ngâsdkhgo gadgapi smrtah J na badhnati sthitim samgak tathâ 'pi krigagâ vinâ Ц

(2) Voir, par exemple, Somašambhupaddhati, II, šl 2-3, sur la Surgapujâ : « On doit, s'imaginant transformé en soleil... », etc. : âtmânam ravirupena samcintgâ... (vol. I, p. 72-3). Plus nettement encore, les opérations décrites dans le 15e chapitre du Tantrâloka, résumées ci-dessous pp. 69-73 avec les réflexions d'Abhinavagupta sur le sujet.

(3) Le niveau du manas et du prána au sens de souffle vital est celui du liňgašaňra, composé des trois « enveloppes » : prânamaya, manomaga et ánandamaga-koša ; cf. ci-dessous note 3, p. 71.

(4) TA., XV, 159 : ngâsakramena sivatâladâtmgam adhišerate : « [Le sacrificateur, le sacrifice, etc.], parviennent à s'identifier à la condition de Šiva par le processus du nyâsa », c'est-à-dire par l'exécution de l'ensemble du rituel.

(5) Ou au moins après une activité rituelle supposant une certaine concentration. (6) Cf. ci-dessus, p. 61 et plus loin, p. 76.

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Cette nature du nyâsa, sans être nettement exposée, est implicite dans bien des textes. Tous ceux, par exemple, qui prescrivent, avant le nyâsa, de se concentrer sur l'entité, divine ou autre, à imposer; ou qui indiquent qu'il faut d'abord résorber en soi, s'assimiler, les mantra (c'est-à-dire ce qu'ils symbolisent) avant de les imposer. Ainsi, le Sâradâ Tilaka (ST.) (chap. V, si. 118-120 s., relatif à la varnamâyï dïksa) où le maître s'identifie d'abord à la divinité, s'unissant au Soi suprême, et impose alors sur son disciple les phonèmes de l'alphabet sanskrit, l'imprégnant de leur force spirituelle et l'identifiant ainsi à son tour à la divinité : il transmet par le nyâsa la condition qu'il avait d'abord suscitée en lui-même1. Dans les cas, aussi, où ce qui est imposé n'est pas un manira ou bïja, mais une figure (le érïcakra par exemple — ainsi dans le Yoginïhrdaya (YoHr), 3e chapitre), ou bien un manira formé d'un groupe de lettres imprononçable tel le navàtmamanlra RHRKSMLVYUM (TA., XV, 239 sq., voir plus loin p. 69), le caractère d'opération essentiellement mentale ou spirituelle du nyâsa est évident. Il existe enfin des nyâsa complexes, qui tiennent davantage de la méditation tantrique que de l'imposition à proprement parler, où l'adepte doit avant tout se représenter (et éprouver) que tout ou partie de son corps, transformé par les mantra imposés, est identifié à des énergies, des divisions cosmiques, etc. — ainsi le nyâsa de diverses énergies dans le « souffle » (prâna) d'un yogin dont le corps a été préalablement divinisé par d'autres nyâsa2, etc. On pourrait, dans des cas de cette sorte, se demander si on est encore ou non dans le nyâsa — ce serait toutefois oublier non seulement que le nyâsa a toujours un aspect mental ou spirituel mais qu'il est souvent (notamment dans les cas les plus complexes) une opération presque uniquement intellectuelle. Cela explique que souvent les textes prescrivant les impositions utilisent, au lieu de nyaset ou vinyaset, les formes verbales smaret, cintayet, dhyayet, bhâvayet ou kalpayei3.

Notons enfin qu'à côté de ces termes, qui soulignent l'aspect « mental » du nyâsa, on rencontre aussi dans les textes rituels, pour souligner apparemment l'acte de l'imposition, d'autres mots que celui

(1) On voit déjà ici que, si l'Inde ne fait pas de coupure nette entre corps et esprit, le nyâsa, lui, est un procédé pour intégrer davantage ces deux éléments.

(2) Par exemple le TA. XV, 295 sq., résumé plus loin p. 71. On peut aussi renvoyer au 3e chapitre du Yoginïhrdaya, dont le si. 83 indique que l'adepte, qui a fait le nyâsa du srïcakra sur son corps, doit considérer la Déesse comme inséparablement unie à lui (svâbhedena vicintayet) ; cf. ci-dessous p. 75.

(3) II y a toutefois des cas où la méditation, évocation ou représentation mentale, semble distincte de l'imposition elle-même. Les textes peuvent d'ailleurs désigner ou non comme des nyâsa les opérations qu'ils prescrivent.

Il existe aussi des impositions invisibles, adxêya nyâsa, faites avec des manira « demeurant dans le ciel » (gaganasthâ) : l'opération dans ces cas ne peut guère être autre que mentale — on la trouve mentionnée au moins dans deux textes du Pâncarâtra, le Laksmï Tantra (L.T.), XXXV, 60, et la Jayàkhya Samhitâ, XI, 7-8, mais elle n'y est pas décrite.

Sans doute est-ce ici le lieu de rappeler que le nyâsa, comme le japa, peut être considéré comme ayant aussi (ou surtout) dans certains cas, un aspect psychologique : faire porter l'attention sur la divinité plutôt que sur les actions banales qu'on est en train d'accomplir — cela vaut par exemple pour ceux qui accompagnent le bain quotidien, etc.

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de nyâsa. Ainsi le verbe KSIP (projeter, placer, verser) peut servir à indiquer le placement de certaines entités sur le corps ou sur un objet (par exemple TA., XVI, 221, pour l'imposition de mantra sur des tattva imposés auparavant; ou TA., XVII, 2-3 : projection des trois mala sur le corps du disciple qui vient de recevoir l'imposition des adhvan) : ce sont effectivement des nyâsa. Les lexicographes indiens glosent d'ailleurs souvent nyâsa par ksepa ou niksepa; ainsi Ksirasvâmin ad Amarakoša, II, 9, 81 : nyasyate niksepyate nyâsah. Mais on trouve aussi niveša et viniveša, viniyoga, samarpana (ou encore YUJ : yojayei, ou ni-DHÂ : nidhâpayet, etc.), termes dont les sens sont voisins : déposer, placer, installer, appliquer, remettre ou consigner en un lieu, ou encore joindre, conjoindre — les mots diffèrent mais il s'agit toujours de la même chose.

Il arrive aussi que les textes emploient le verbe ЫКН, écrire, pour prescrire ou décrire un nyâsa. La chose est toute naturelle lorsqu'il s'agit de placer des mantra ou bïja sur un diagramme : on les y place en les y traçant, ce qui se fait d'ailleurs selon des règles précises1. Ou bien, dans certains rites où il faut tracer un yantra et des bïja sur un liquide en récitant ces mêmes bïja afin de consacrer ce liquide, ainsi dans la préparation de Varghya pour la pujâ. Mais il y a des cas où l'expression est plus ambiguë. Par exemple, au chapitre 293 (manlra- paribhâsâ) de l'Agni-Purâna (si. 39-47), les « Seigneurs des lettres » (lipïsvara) et les énergies de Rudra (représentées par des phonèmes) doivent être écrits puis imposés (likhyâ ... vinyaset), sans que le texte fasse apparaître en aucune façon de quelle manière, ni où, ces phonèmes devraient être écrits avant d'être imposés. On ne dispose, il est vrai, d'aucun texte correct de ce purâna : le passage en question est peut-être corrompu ou incomplet — l'incertitude demeure donc2.

Pour achever de se représenter ce que sont les nyâsa, leur nature et leur rôle, il faut en examiner quelques-uns, de type et d'usage différents (donc de portée et d'effets divers). En effet, comme presque tout le rituel tantrique, hindou ou bouddhiste, les nyâsa sont utilisés dans une

(1) Notamment en employant en guise d'encre des substances particulières : orpiment, santal, etc., ou en utilisant des caractères particuliers, ce qui se rencontre spécialement dans le bouddhisme chinois et japonais où des bïja sont tracés en caractères siddha selon une technique singulière liant le tracé des caractères à la concentration mentale et au contrôle du souffle. Cf. Shuji-shu, a collection of siddham bïjas, the original work of Chozen Bikshu, published by Matsumoto Etasu, Koyasan, 1978 : ici, c'est l'usager des bïja qui les trace.

Mais l'adepte peut aussi utiliser un yantra fait par un autre qui y a en même temps tracé les bïja, ou l'ensemble de la mâtrkâ, qu'il suffit alors d'attoucher lors du rituel pour en faire l'imposition prescrite.

(2) Dans sa « traduction » de ces sloka, M. N. Dutt écrit que ces entités « should be contemplated as written in fire inside the different parts of the body », ce qui n'a aucun rapport avec le texte sanskrit mais fournit sans doute la solution du problème. Un pratiquant des nyâsa, consulté sur ce point, me précise, de fait, que, dans le mâifkânyâsa, « one touches the concerned part of the body with the mahâmudrâ (joining the ring finger with the thumb). While touching, one has to meditate that that letter is there in blazing form ».

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grande variété de circonstances et de conditions, allant des plus hautes pratiques spirituelles à la plus vulgaire magie (avec, bien entendu, une zone importante où il est difficile de savoir si on est dans le religieux ou dans le magique, les deux domaines étant, en Inde surtout, souvent difficiles à départager : « II n'y a pas plus de religion sans magie que de magie qui ne contienne au moins un grain de religion. »).

Comme ce sont les nyâsa les plus complexes qui font le mieux ressortir le sens et la portée de cette opération, on va d'abord envisager ce type de procédure. On examinera ensuite beaucoup plus rapidement diverses sortes de nyâsa plus simples qui se rencontrent dans le culte (pujâ.) et dans les pratiques spirituelles ou magiques, comme aussi dans les actes rituels de la vie quotidienne. Non pas que le sens de ces diverses espèces de nyâsa diffère : il est toujours le même — c'est l'imprégnation du corps ou de l'objet attouché par une entité divine ou cosmique, ou une force spirituelle. Mais cette dimension « métaphysique » peut être plus ou moins sensible et surtout plus ou moins explicitée dans les textes prescriptifs : c'est pour cela seulement que je les distinguerai.

Voyons donc maintenant des textes riches en développements rituels et en implications religieuses, cosmiques. Pour me limiter, je recourrai essentiellement à deux œuvres auxquelles il est facile d'accéder, sivaïtes toutes les deux; l'une cachemirienne, le Tantrâloka (TA) d'Abhinavagupta (xie siècle); l'autre, sinon rattachable au Cachemire, du moins commentée dans son esprit par Amrtânanda, le Yoginïhrdaya1. Pour le TA, nous verrons des passages des chapitres XV et XVI, traitant, le premier de l'initiation régulière (samayadïksâ), l'autre, de la pairakadïksâ, l'initiation des « fils spirituels »2. Sans doute faut-il rappeler à ce propos que, dans le TA, l'initiation ne se limite pas à la transmission d'un mantra du maître au disciple, à une sorte de rite de passage ouvrant l'accès à une forme particulière de vie spirituelle, mais que c'est une procédure devant permettre par elle-même au disciple initié de « réaliser » à partir du point où il se trouve (d'où la diversité des dïksâ3) son identité avec Šiva, les rites étant d'autant plus complexes que le disciple a plus de chemin à parcourir, plus d'éléments à transformer et à purifier. De plus, le but visé étant généralement la libération en vie (jïvanmukti), étant en tout cas la libération

(1) The Tantrâloka of Abhinavagupta, with the commentary of Rajanaka Jagaratha, Kashmir Series of Texts and Studies, Bombay, 1918-1938, 12 vol. de texte sanskrit. Yoginï Hfdaya with the commentaries Dïpikâ of Amrtânanda and Setubandha of Bhâskararâya (2e éd. Varanasi, 1963).

(2) Abhinavagupta, dans ces deux chapitres, ne fait que suivre, en fait, un texte plus ancien, le Mâlinïvijayottara Tantra (MVT.), œuvre tenue en estime spéciale par le aivaïsme cachemirien et dont les chapitres VI et VIII exposent, plus brièvement, les mêmes pratiques, destinées tant à l'initiation qu'à l'obtention de pouvoirs surnaturels et du salut.

On trouve, aussi, un complexe et intéressant ensemble de nyâsa dans le deuxième chapitre du Svacchanda Tantra (vol. 1, 2e partie, p. 19 sq.).

(3) La samayadïksâ est en principe la moins élevée des initiations. Vient ensuite la putraka- (ou nirvana-) dïksâ, puis celle du sâdhaka, et enfin celle de Yâcârya. Cf. sur ce point l'article de Mme H. Brunner : « Le sâdhaka, personnage oublié du aivaïsme du sud », Journal Asiatique, 1975.

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d'un être incarné, il faut transformer, diviniser, le corps (les corps, plutôt : ' grossier ' et ' subtil ') aussi bien que la pensée, d'où le rôle important de ce procédé fondamental de transformation corporelle — et d'action intériorisée — que sont les nyâsa.

Le rituel de la samayadïksâ, au chapitre XV, est particulièrement long et complexe. Des nyâsa y sont utilisés dans presque toutes les opérations et forment à certains moments l'essentiel du rite. On y trouve ainsi, au début, une imposition générale (sâmânya nyâsa) des cinquante phonèmes de la mâirkâ et de la mâlinï; après quoi le disciple à initier purifie son corps et son « souffle » (prána) (c'est-à-dire détruit en lui tout ce qui est lié à la vie empirique et à la dualité) en méditant l'image flamboyante de Vaslramanira Phat1 (id., si. 232-36). Il se trouve ainsi dans le pur Soi divin (tislhecchuddhâtmani) , immobile et sans vague mais où apparaît cependant une onde primordiale, l'image (murti) de šiva formée par le mûrtimantra От Ham2. C'est chez cet adepte déjà très purifié et détaché de la vie empirique qu'on va faire les « impositions spéciales » (višesa nyâsa) qui nous intéressent ici.

Elles consistent d'abord en un « sextuple grand nyâsa »3 du « dieu Navâtman »4, c'est-à-dire du navâtmamantra formé des neuf lettres RHRKSMLVYUM imposé sur neuf points du corps; suivi du nyâsa, sur cinquante points du corps, de la mâtrkâ; puis des šiva-, vidyâ et âtma-tattva (qui couvrent toute la manifestation) sur la mèche, le cœur et les pieds; des huit dieux Aghora, etc., sur la tête, le visage, le cou, le cœur, le nombril, le sexe, les cuisses et les pieds; du « dieu-mcmřra » Bhairavasadbhâva, avec ses « membres », sur les emplacements habituels de nyâsa des aňgamantra (cœur, tête, mèche, poitrine, yeux — éventuellement « arme ») ; enfin, sur les mêmes emplacements, du « dieu-mcmfra » Ratišekhara, RYLVUM, qui doit faire, au même moment, l'objet d'une adoration particulière.

Ce premier mahânyâsa est celui de divers aspects de Šiva. Il est

(1) On voit ici qu'un mantra, aspect ou forme sonore d'une déité (et à ce titre plus essentiel qu'elle) peut être aussi envisagé — médité — sous une forme visible, étendue : c'est celle de la déité elle-même. Mais c'est parfois le mantra lui-même qui est appelé dieu — ainsi ici le « dieu Navâtman ». Il est, de fait, un aspect plus subtil, plus élevé, d'un dieu que ne l'est la forme visible de celui-ci. La visualisation d'un montra devrait, en principe, être celle de la déité : il y a là un point délicat.

Uasira est l'arme de Šiva (son culte est décrit dans ce même chapitre XV du TA, aux si. 378 et sq.) — cf. infra, p. 86, note 1.

A noter qu'un mantra peut être médité, conçu visiblement en esprit, non seulement sous la forme plus ou moins anthromorphique d'une déité ou de l'un de ses attributs, mais aussi sous sa forme écrite : des lettres lumineuses ; ou encore seulement comme une lumière colorée ou un disque lumineux (ceci spécialement dans le bouddhisme dit tantrique). Cf. ci-dessus p. 67 et note 2.

(2) II s'agirait ici, semble-t-il, d'une image phonique, non visuelle, qui serait la forme ' subtile ' du corps de Šiva. Tous les dieux ont, en principe, un murlimantra. Ce n'est pas propre au Sivaïsme ; cf. plus loin note 1, p. 77.

(3) Cf. plus loin p. 73, note 2. (4) C'est donc ici le mantra lui-même qui est le dieu. C'est, bien entendu, une forme

phonique de Šiva. Il en est de même pour les dieux-manira Bhairavasadbhâva et Ratišekhara comme, du côté de l'énergie, pour Mâtrsadbhâva, etc.

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suivi d'une seconde série de six impositions : d'aspects de l'Énergie (sâktam nyâsam, si. 248) qui doivent se faire « sur les précédents », c'est-à-dire pratiquement sur les mêmes emplacements. Mais ce qui importe, c'est de superposer exactement les deux nyâsa, de faire coïncider chaque catégorie de principes imposés et, ainsi, d'unir Šiva et Šakti (donc la divinité dans sa totalité) dans le corps de l'adepte. On impose donc sur le navâtmamantra l'énergie Parâparâ avec ses ' membres ' et ses ' visages ' (sângavaktra) ; sur la mâtrkâ, la mâlinï1 ; sur les trois tattva de Šiva, etc., les trois aspects de l'énergie divine, Para, Parâparâ et Aparâ; sur Aghora, etc., les huit énergies Aghorï, etc.; sur Bhairavasadbhâva et ses aňga, les cinq Vidyânga ; enfin, il faut amener sur les mêmes emplacements l'énergie sous l'aspect de Mâtrsadbhâva, maîtresse du Yoga, dans sa suprême et inébranlable plénitude, destructrice du temps, le maître devant en même temps (comme pour Ratišekhara) l'adorer particulièrement, l'évoquer mentalement avec ses ' membres ' et ' visages ' et sa suite de douze énergies. Il s'agit là, en effet, de l'Énergie à son niveau le plus haut et le plus pur, de la Conscience suprême, présente sans aucune division dans toutes les autres déités ou entités précédemment imposées : c'est cette suprême Šakti unie à Šiva que ce double mahânyâsa a pour effet d'infuser dans le corps et l'esprit du disciple.

Abhinavagupta (id., si. 259-61) précise encore la portée de cette opération en mettant en parallèle les six parties de ce double nyâsa et les cinq modalités de la conscience (de jâgrat à turyâtïta) auxquelles il ajoute anultara, le premier principe « sans-second », chacun de ces six états étant supposé formé de lui-même et des cinq autres, ce qui fait 6x6 = 36, le nombre des tattva de l'émanation, de Šiva à la terre. Le nyâsa a donc pour effet d'imposer aussi dans le corps de l'adepte, avec toutes les modalités de la conscience (de l'état ordinaire de veille à la Conscience suprême), l'ensemble des trente-six principes constitutifs du cosmos, l'identifiant ainsi à la totalité de la conscience comme à toute la pure émanation cosmique2 en tant qu'elle est paradigmatique- ment incluse en Šiva. L'adepte est dès lors identifié au Suprême Šiva uni à l'Énergie, pure Conscience totale, fulgurante, où apparaît dans toute sa diversité, mais en archétype et sans dualité, toute la manifestation (si. 262-8).

Il est intéressant de remarquer qu'à ce point de son exposé Abhinavagupta a cru devoir toucher à la problématique du nyâsa. Il note en effet (si. 268-9) qu'il est paradoxal que des moyens empiriques comme les impositions puissent donner un résultat d'ordre transcendant :

(1) Située précisément au niveau de l'énergie parâparâ et représentant l'aspect proprement énergétique (êâkta) des phonèmes, cf. Recherches, p. 254 sq., et plus loin p. 89.

(2) Pure, dit Abhinavagupta, parce que née du mûrtimantra qui apparaît (id. él. 238 et 261-2) lorsque la Conscience est immergée dans la pure Réalité.

Sur l'émanation en Šiva selon le Sivaïsme du Cachemire, voir le chap. Ill du TA. et Recherches, p. 243 sq.

On trouvera une interprétation purement spirituelle et métaphysique de la portée d'un nyâsa dans la Paràtrïaikâ-laghuvrtti, d'Abhinavagupta, p. 20, comm. du si. 27.

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transformer l'homme en la divinité. Mais c'est, dit-il, parce que les nyâsa sont des opérations d'ordre intérieur, spirituel : ce qu'on pense — en bien ou en mal — on le devient. Quiconque, donc, pense intensément (bhàvayati) « Je suis Šiva et rien d'autre » le deviendra (si. 269-270). « II se crée là une certitude inébranlable, une prise de conscience dans la profondeur du cœur, associée à une pensée sans dualité qui, elle-même, fait naître un flot de pensées liées à la dualité [mais toutes] orientées vers l'identité [du sujet empirique] avec Šiva »1. On arrive ainsi à détruire toute croyance d'une autre sorte et à ne plus posséder que la conviction inébranlable que notre nature est pure, éternelle, divine. On ne saurait mieux souligner le caractère d'activité spirituelle des nyâsa.

« Ayant, par ce sacrifice, ainsi transformé son corps, empli de béatitude, entièrement détourné du monde, l'adepte devra méditer ce corps comme identique à Šiva. Toute orientation vers le monde une fois détruite et la condition d'être limité dissoute, que reste-t-il en ce corps sinon l'essence de la béatitude sivaïte? Adorant son corps jour et nuit en le regardant comme empli de l'essence de la béatitude de Šiva et portant en lui les trente-six tativa, l'adepte est identifié à Šiva. Parfaitement satisfait, il demeure en repos dans ce corps cosmisé » (si. 283-6). Que pourrait-il désirer d'autre? Ainsi Abhinavagupta résume-t-il la condition de celui qui a reçu le double mahânyâsa.

Ce n'est toutefois pas la fin du rite d'initiation, mais seulement une condition nécessaire à son bon accomplissement. Le processus se poursuit donc, et d'abord par un nouvel ensemble de nyâsa qui mérite aussi d'être résumé2. Il s'agit là encore de s'identifier à Šiva. Sans doute cette condition était-elle déjà acquise par les nyâsa précédents. Mais elle se complète ici par une intériorisation par l'adepte d'un ensemble d'aspects de la divinité ou, plus exactement, d'un mouvement ascensionnel de l'énergie qu'il intégrera à son ' souffle ' (prâna). Il va, en effet, imposer dans son ' souffle ' une série d'entités représentant la montée de l'énergie de sa base inférieure à son niveau suprême, série visualisée comme un trident s'étendant du point de départ du souffle, vers la région du nombril, à son point d'arrivée douze doigts au-dessus de la tête. Ce ' souffle ', s'il est présent dans le corps physique, relève en fait, bien entendu, du corps subtil3. Le nyâsa, dès lors, même s'il s'accompagne de gestes de la main qui impose les entités, est essentiellement intérieur. Il achève de préparer l'adepte aux adorations, mentales

(1) lalhâ sivo'ham nânyo' smïtyevam bhâvayalas tathâ ] etad evocyate dardhyam vimaršahrdayaňgamam // 270 sivaikâtmyavikalpaughadvârikâ nirvikalpatâ \

(2) Ce nyâsa est décrit aux si. 295-312 du chap. XV, qui développent les indications du VIIIe chap., šl. 54 sq. du MVT. Ils font partie d'une section consacrée au « sacrifice mental » (manoyâga) que suivent, pour finir, les rites « externes ».

(3) Qui comporte trois enveloppes dont le pránamayakoša ; cf. ci-dessus p. 65, note 3. Le prâna est d'ailleurs ici imaginé comme fusionné avec la conscience (dhi) de l'adepte et avec sa condition de « sujet connaissant vide » (sunyapramàtr), c'est-à-dire de sujet purifié et détourné de l'univers empirique.

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72 ANDRE PADOUX puis matérielles, qui suivent en faisant de son ' souffle ' et de sa conscience — et non plus seulement de son corps — le siège (dsana) de la divinité1.

On impose ainsi d'abord l'énergie de base (âdhârasakti) quatre doigts au-dessous du nombril puis, au-dessus, les quatre éléments : terre, eau, feu et air auxquels est associé le cinquième, l'éther; le tout occupant quatre doigts et étant imaginé comme formant un renflement (àmalaka) placé vers le bas de la hampe du trident. Celle-ci, appelée ananta, qui s'étend au-dessus, sur vingt-quatre doigts, du nombril à la luette (le cakra du palais), est formée des vingt-quatre taltva, des ianmàlra à kalâ. Puis on a un nœud formé par mâyd tattva où se trouvent les huit qualités de la conscience (dharma, etc.), disposées, sur un mandata carré, aux huit points cardinaux et intermédiaires. Juste au-dessus de ce nœud (entre la luette et le brahmarandhra) il faut méditer (dhyâyet — et non pas nyaset) le taitva de suddhavidyâ sous l'aspect d'un lotus à huit pétales : sur ceux-ci et dans le calice on place et on adore les neuf énergies Varna, etc., dans le sens du pradaksina, puis les neuf énergies Vibhvï, etc., en sens inverse. Après cela il faut évoquer (smarei) le soleil, la lune et le feu, avec les dieux Brahmâ, Visnu et Hara, placés respectivement sur les pétales, les étamines et le calice de ce lotus. Au-dessus on impose ïsvara, puis au-dessus (au niveau du sommet du crâne) Sadâsiva, le mahàpreta étendu tel un cadavre2. On évoque (smarei) alors trois rayons qui, naissant du nombril de Sadâsiva, sortent du brahmarandhra de l'adepte — ce sont les trois énergies éakti, vydpinï et samanâ. Formant un trident, ils s'étendent sur douze doigts (donc jusqu'au dvâdasânia) et se terminent par trois lotus blancs où repose l'énergie suprême unmanâ3. Le rituel de l'initiation se continue en effet par un culte rendu sur ces trois lotus à l'aspect suprême de Šiva et Sakti.

On a donc ici un nyàsa où sont imposées à la fois des entités cosmiques et divines (qu'il faut placer, voir et ressentir) et l'image (à visualiser aussi) d'un trident4. Gela suppose une double identification aux unes et à l'autre et implique que les visualisations et la méditation occupent la place principale, les attouchements physiques — dans la mesure où il y en a — n'ayant qu'un rôle secondaire. Ce passage montre particulièrement bien le rôle que peuvent jouer les nyâsa dans une pratique spirituelle qui repose sur les représentations mentales auxquelles ils donnent lieu ;

(1) La Somaáambhupaddhati (SŠP), lre partie, III, 47 sq. (vol. 1, p. 154 sq.) décrit un culte du trône de Šiva où la même série d'énergies et d'entités est invoquée afin de faire de l'ensemble de la manifestation le trône de Šiva. Ici, pour un culte mental, l'adepte est à la fois le siège de la divinité, la divinité elle-même et l'adorateur.

(2) Mais riant, conscient, dont le corps brille « tel dix millions de feu du temps » (kalâgni) : MVT, VIII, 68. Cest Šiva, Sadâsiva ou Anaáritaáiva, servant d'âsana à la Déesse. Cf. également Svacchanda Tântra (Sv.T.) II, 81.

(3) Unmanâ, pour le Sivaïsme du Cachemire, c'est le Vide transcendental, sûnyâtisunya, le suprême principe transcendant et sans second (nirâbhâsam param tattvam anuttamam : Netra Tantra, XII, 23).

(4) Le chap. XXXI du TA décrit le tracé de ce trident dans un mandala. Le même schéma d'énergie s'étageant jusqu'à unmanâ se trouve aussi au début du chap. XXX ; cf. Recherches, p. 358-61.

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comment le geste de la main vers le corps — dans la mesure où il a lieu — suscite, par les représentations et l'effort mental qui l'accompagnent, la transmutation de l'image corporelle, la cosmisation de l'homme et son assimilation à la divinité.

Il y a, au chapitre XVI du TA, consacré à la patrakadïksâ, un passage (si. 77-163 et 207-247), également intéressant, où ce sont des divisions cosmiques : les « cheminements » (adhvan), ainsi que les manira qui les expriment et servent à les « purifier », qui sont imposés sur le corps de l'adepte. Il s'agit là encore d'un nyâsa complexe, où les représentations mentales ont un rôle essentiel. Il mériterait d'être examiné, mais le faire ici serait donner trop de place à ce type d'opération1. Mieux vaut, à propos des nyâsa les plus complexes, jeter un coup d'œil sur ceux qui sont liés plus directement au culte et à l'usage d'un mandata (ou cakra).

Nous en trouverons un bon exemple dans le 3e chapitre du Yoginïhrdaya (si. 8 à 92), sur le culte de la déesse Tripurasundarî, lequel, comme les rites que nous venons de voir, n'a pas pour but d'adorer seulement la déité, mais de s'identifier à elle ; le culte « externe » permettant, grâce au rituel — en fait surtout grâce aux nyâsa — à l'adepte de parvenir à cette identification que, plus doué ou plus favorisé de la grâce divine, il obtiendrait par la seule contemplation (bhâvanâ : id., šl. 5-6).

Le célébrant doit d'abord faire un sextuple nyâsa (sodhânyâsa)2 : 1) de cinquante formes de Ganeša, à placer là où on impose normalement la mâirkâ; 2) des neuf planètes, imposées sur divers points du corps

(1) Une procédure analogue de «purification» des adhvan est décrite dans les chap. LXXXIV et LXXXV de l'Agni-Purâna consacrés à la nirvânadïksâ, chapitres qui sont éivaïtes. Ils se rattachent à la procédure, tout à fait générale dans l'hindouisme, de la bhûta- (ou deha-) šuddhi, où les éléments formant le corps et le cosmos sont résorbés les uns dans les autres jusqu'à ce que ne subsiste plus que la pure divinité (par exemple le L.T., chap. XXX et LIV : bhutašuddhi ; Jayâkhya-Samhitâ, chap. X ; Kalika-Purâna, chap. LIV-LV, etc.). L'opération est essentiellement mentale : c'est par une méditation appuyée sur l'image du corps qu'on résorbe les éléments, mais, dans la mesure où elle est accompagnée de mantra à placer sur différents points du corps, les nyâsa peuvent y jouer un rôle.

Des nyâsa complexes se rencontrent dans bien des textes, ainsi le mahâsodhânyâsa du IVe chap, du Kulârrçava Tantra, ou les nyâsa décrits au IIe chap, du Sv.T., ou au XIe chap. du Gandharva Tantra, etc. Le chap. XXV de l'Agni-Purâna (qui est vaisnava) en fournit aussi un exemple.

La Pârameavara-Samhitâ (IV, si. 22-42) décrit l'imposition dans le corps des mantra et des attributs de Visnu. Dans le L.T., le chap. LUI et le chap. LIV décrivent une purification (šuddhi) du corps par des nyâsa.

(2) On remarquera la fréquence (cf. ci-dessus p. 69) des sextuples nyâsa dans les textes aivaïtes et éâkta. Le sodhânyâsa (ganeša, graha, naksatra, yoginï, râéi, pïtha) est décrit par exemple dans le Vïra-Tantra, le Gandharva-Tantra (chap. X), le Mantramahodadhi (XI, 48). Il sert à imposer six formes ou aspects (rupa) de la Déesse : cf. Vâmakeavarîmata, I, 1.

Le Târâbhaktiaudhârnava (TBhS.), V, p. 163 sq., en donne des variantes. Le Kulàrnava- tantra (chap. IV) a un sodhânyâsa différent, donné également parle Prapancasârasàrasangraha (chap. VIII).

Mais pourquoi ce nombre six ? Les kára-, aňga- et karânganyâsa, qui sont les plus courants ■ — ils se rencontrent dans toutes les traditions — (cf., plus loin, p. 76-77 et 84 sq.) sont aussi sextuples.

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avec chacune des huit séries de phonèmes plus ksa, ainsi que 3) des naksaira, eux aussi associés à des phonèmes1; 4) de six groupes de Yoginï sur les six cakra, du mûlâdhâra à ájňá, avec des bïja syllabiques ; 5) des douze signes du zodiaque, avec des groupes de phonèmes; 6) enfin des cinquante pïtha, associés eux aussi aux cinquante mâirkâ*. On a ainsi une première cosmisation du corps de l'officiant puisque s'y retrouvent des astres, des lieux de la géographie sacrée, sans oublier ces formes de l'énergie divine que sont la mâtrkâ et les bïja. Il transcende donc déjà sa condition première.

Il lui faut toutefois s'identifier à la Déesse elle-même et pour cela il va s'assimiler à elle en tant qu'elle réside, entourée de divinités secondaires, dans le srïcakra qui sert à son culte (puisqu'elle se trouve à son centre) mais qui surtout la symbolise dans son dynamisme cosmique, émettant et résorbant les univers. L'adepte va donc imposer ce cakra sur son corps. Le nyàsa devant aboutir à sa fusion en la divinité hors de toute dualité (donc à un retour à l'origine), il se fait de l'extérieur du cakra vers son centre.

On impose ainsi d'abord toute la ligne extérieure du carré entourant le cakra sur dix points du corps, avec le mantra « hommage à la ligne extérieure du bhûpura». Puis, en invoquant de même les deux autres lignes du carré, on impose, sur les mêmes points du corps, ces lignes ainsi que dix siddhi, puis les dix mudrà qui y résident. De la même façon, on impose les autres parties du cakra (les deux lotus à seize et à huit pétales, puis les quatre séries concentriques de petits triangles formés par les intersections des neuf triangles intérieurs du diagramme) sur divers points du corps, avec un mantra d'hommage à chacune de ces parties; puis on impose sur ces mêmes points les entités résidant dans chaque portion du cakra. C'est donc une double opération, identifiant d'abord le corps au cakra par l'imposition de ses neuf portions, puis achevant de le diviniser en y plaçant tous les aspects de la Déesse associés au cakra.

(1) Les formules d'imposition sont souvent du type : phonème ou bi/a+ nom de l'entité imposée, au datif + emplacement de l'imposition, au locatif -\-namah. Mais elles peuvent être plus longues ou plus courtes.

(2) Le Gandharva-Tantra, chap. X, décrit un sextuple nyâsa de la érïvidyâ composé des six mêmes séries de rupa de la Déesse. Mais c'est une œuvre moderne qui emprunte des passages entiers à d'autres textes, notamment le YoHr. L'introduction toutefois de ce texte, publié à Srinagar en 1934, est intéressante car elle donne en tableaux les différents nyâsa, avec les mantra, bïja et phonèmes, les points d'imposition, etc. Cette édition est épuisée et difficile à trouver.

Le Nityotsava (G.O.S., 1923, vol. 23) décrit de façon détaillée un laghusodhânyâsa (p. 98) qui se fait sur les doigts, les paumes et le dos des deux mains. Il est suivi du sodhânyâsa complet (pp. 98-109) fait sur tout le corps et où les impositions sont toujours précédées par le dhyâna, c'est-à-dire par la visualisation mentale de l'aspect visible, décrit par les textes, des entités imposées. Le même texte expose alors (pp. 109-117), sous le nom de mahâsodhânyâsa, une imposition sur le corps de l'officiant du srïcakra : cf., note 3 page suivante.

Sur l'imposition des pitha, cf. ci-dessous p. 90.

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Puis l'adepte impose dans son cœur, avec le mantra « hommage au triangle »1, le triangle central du cakra sur l'extérieur duquel sont les trois déesses Kâmesvarï, Vajresvarï et Bhagamâlinï, et en son centre la Déesse Tripurasundarï.

L'opération ne s'arrête toutefois pas là : une autre série d'impositions doit encore être faite sur le corps en allant cette fois-ci du centre vers l'extérieur, de la muladevï aux divinités secondaires et aux siddhi, du bindu central au carré externe. Cela fait, l'adepte devra réaliser que la Déesse, maîtresse des Dieux — dit le commentaire — et son propre soi sont identifiés, inséparablement unis, suprême Réalité, fulgurante et vibrante, « fusion unifiante de la Lumière et de la Conscience » (prakâsavimarsasâmarasyarupa). Cause et fondement de l'opération du nyâsa, c'est elle qui amène l'adepte à s'unir au Soi divin (si. 83), c'est avec elle, donc, que le nyâsa atteint son but2. Le processus, en fait, ne se termine pas là, mais il n'est pas nécessaire de le suivre davantage3.

Si le nyâsa est — dans les cas surtout où sa portée est la plus profonde — une opération essentiellement mentale ou spirituelle, il n'en est pas moins, en règle générale, accompagné d'un geste, et consiste, dans la pratique la plus courante, en un acte manuel d'imposition d'un mantra — d'où l'importance, déjà mentionnée ci-dessus (p. 61), de tout ce qui concerne la main. Sans doute résulte-t-il de ce qu'on a déjà vu de la théorie des nyâsa que le rôle de la main y est relativement accessoire, subordonné à l'opération mentale. On pourrait dire qu'il est surtout symbolique : ce ne serait pas le diminuer car tout ce qui touche aux mantra relève précisément de l'efficacité symbolique. Ce sont, d'autre part, des textes philosophiquement plus élaborés (peu fréquents en milieu tantrique) qui soulignent le fondement spirituel du nyâsa. Une pensée moins réfléchie accordera évidemment à la main un rôle directement efficace : il va de soi que, pour beaucoup d'adeptes, d'autrefois comme d'aujourd'hui — dévots, mantrin, ou vulgaires magiciens : si

(1) Dans tout ce rituel, c'est en effet le cakra lui-même qui est imposé (au chap. II, él. 6-12, p. 93-97, du même texte, c'est le nyâsa des neuf divinités présidant aux neuf parties du cakra — ■ les cakresvarï — qui est prescrit). Ces mantra invoquent donc les parties du cakra, et non les déités qui y résident. Il arrive cependant que dans des opérations de cette sorte les mantra utilisés se réfèrent à la fois à la portion du cakra imposée et à la déité concernée : il mentionne en outre souvent la partie du corps où se fait l'imposition. Cf. ci-dessus p. 74, note 1.

(2) Atteinte qui n'est effective que dans le cas d'un officiant très avancé dans la vie spirituelle : pour la plupart des adeptes, l'identification reste dans le domaine de la représentation seulement — observation valable pour tous les rites d'identification décrits ici ou ailleurs.

(3) II existe beaucoup d'autres exposés d'imposition d'un diagramme. Pour le érlcakra, on peut citer, outre le Vâmakeavarïmata, I, 112, par exemple le Nityotsava (éd. G.O.S., pp. 109-117), où l'adepte impose successivement les diverses divinités du cakra sur son propre corps, perçu méditativement comme identique au srïcakra, comme en ayant la forme, même : êariram cintayed âdatt nijarn érïcakrarûpakam. Jayaratha dit de même dans son commentaire du Vâmakeavarïmata, p. 60 : evam tripurïkftavigrahah sâdhakah.

Comme exemple de pratique contemporaine, on peut mentionner (parmi tant d'autres) un petit manuel, le Šrlvidy unity àr сапа (éd. Kalyan Mandir, Prayag, 1967) : il prescrit dans le culte deux impositions du cakra ; externe d'abord (bahiscakranyàsa) sur le corps, des pieds à la tête ; puis interne (aniašcakranyása) qui se fait dans les cakra et qui est purement mental.

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76 ANDRE PADOUX nombreux ! — la main recèle vraiment l'influx qu'elle impose. Mais les textes tantriques (fruits d'une longue tradition, ou œuvre d'un seul homme, essentiellement rituels, ou exposant des spéculations subtiles tel le Tantrâloka) reflètent eux-mêmes souvent côte à côte ces deux niveaux différents de la pratique ou du discours religieux. Aussi ces ouvrages prescrivent-ils presque tous des rites destinés à purifier la main qui fait le nyâsa et à la charger de la force efficace qu'elle doit transmettre. C'est cela en particulier qui justifie le rite de karanyâsa ou de karáňganyása (imposition sur les mains, ou imposition des aňgamantra sur les mains) souvent placé en tête lorsqu'une série d'impositions est prescrite1. On trouve, ainsi, au début de la samdhya sivaïte le rite de sakalïkarana2 dont le but, selon Aghorašiva, est de faire d'abord que toute la main soit pénétrée par l'Énergie divine (saka- lahastavyâptasakiitvena) ; puis, avec cette main ainsi transformée, d'identifier alors différentes parties du corps de l'officiant avec les parties (kalâ) de Šiva.

Le quatrième chapitre de la Pâramesvara-Samhitâ (après le quatrième sloka dont nous avons vu la définition du nyâsa comme une opération mentale) décrit un karanyâsa (ou hastanyâsa) assez caractéristique pour mériter d'être reproduit ici : « Étant donné le rôle des mains dans les impositions, c'est par leur nyâsa qu'il faut commencer. Ainsi ' imposées ' les mains sont chargées d'une force lumineuse. On y place, en effet, douze phonèmes3, des poignets au bout des ongles, qui se trouvent dès lors comme emplis d'ardeur solaire ( udily alapaval). La règle veut que ce nyâsa soit fait trois fois : selon l'émanation, la conservation et la résorption... Dans le srstinyâsa (l'émanation), on impose le târa[mantra] sur la paume de la main droite, puis sur le pouce, etc. : les dix doigts, dans l'ordre, jusqu'à l'auriculaire gauche, reçoivent ainsi dix phonèmes, cependant que le douzième est placé sur la paume gauche. Dans le nyâsa dit de la conservation (sthiti), on commence par le pouce droit, puis les quatre autres doigts et on termine sur la paume en imposant

(1) Dans le Gandharvatyantra, le chap. IX, ouvrant la section des nyâsa, commence par une purification des mains (karašuddhi), faite avec la mahâvidyâ Am Âm Sauh (si. 3-4) ; après quoi l'adepte se purifie le bout des doigts avec le même mantra et une fleur rouge qu'il jette ensuite). Le fsyâdinyâsa du mantra (voir ci-dessous p. 81 sq.) et tout le reste du rituel viennent après.

Dans le Mantramahârnava, vaste recueil de mantra aivaïtes ou visnuïtes dont sont décrits le culte et les usages, le fsyâdinyâsa — qui place en quelque sorte préliminairement le mantra dans le corps du célébrant — vient d'abord, mais il est suivi aussitôt après du karáňganyása précédant le culte lui-même. Cf. ci-dessous p. 84 sq.).

(2) C'est-à-dire qui rend plein ou complet (šakala), ou qui pourvoit le corps de l'officiant de parties (kalá). C'est un autre nom des karáňganyása. On en trouve un texte sanskrit, selon Aghorašiva, et la traduction française, dans l'appendice I (pp. 322-325) du 1er vol. de l'édition de la SŠP par Mme H. Brunner.

D'une manière plus générale, le rite de sakalïkarana consiste soit à imposer les aàga de la divinité sur le corps du disciple pour le diviniser, soit à créer, au cours de la pujâ, et pour celle-ci, le corps, avec ses diverses parties (sàngam), de la déité qui sera adorée — cf. plus loin p. 85.

(3) Douze est en effet un chiffre solaire. C'est le nombre des kalâ du soleil — ■ par opposition à seize, nombre des kalâ de la lune. Cf. Recherches, p. 134-136.

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ainsi six phonèmes commençant par le iâramantra; ensuite on place les six autres aksara sur la main gauche, du pouce à la paume. (Le samhâra nyasa, lui, se fait de la paume gauche à la paume droite.) Après quoi, il faut imposer tout le reste des phonèmes en terminant par le pranava. Le nyasa doit se faire avec l'index sur le pouce de la même main, puis avec le pouce sur les index et les autres doigts, en allant du pouce droit à l'auriculaire gauche, puis les deux paumes, droite puis gauche. Il faut ensuite imposer avec les manîra hrdaya, etc., les douze membres (aňga) lumineux (de Visnu) à droite au milieu; le lotus aux rayons fulgurants, la massue brillant de son propre éclat sur la paume gauche, à droite le disque lumineux, la conque sur la paume gauche, le kirifa sur la main droite, le srïvatsa à gauche au milieu, le kaustubha sur la paume droite et le rosaire sur la gauche, Sri sur la main droite et Pusti sur la paume. Il faut enfin imposer le garudamanlra sur les dix doigts, en allant du pouce droit à l'auriculaire gauche. Telle est la règle du hastanyâsa. Par lui la suprême Énergie du Seigneur omniprésent pénétrera au centre même du lotus du cœur où elle se transforme en souffle vital; puis, se divisant elle-même en dix, elle s'étend jusqu'aux mains (pânimârgena nirgatâ), y emplissant les dix canaux (nâdï) qui vont jusqu'aux doigts »1.

En contexte sivaïte, on trouve, outre les karanyâsa déjà vus, un rite particulier, celui de la « main de Šiva » (Šivahasia) utilisé surtout pour l'initiation (parfois dans le culte) : il sert à transformer la main droite du maître en main divine. Abhinavagupta le mentionne à propos de la samayadïksà, dans le XVe chapitre du Tantrâloka. « Le maître doit, au moyen de sa main gauche, adorer sur sa main droite la lumineuse roue des mantra, contenant tous les ' cheminements ' et destructrice de tous les liens. Posée sur la tête du disciple, sur lequel les ' cheminements ' ont préalablement été imposés, puis touchant tout son corps, cette main détruira tous les liens qui l'enserrent et en fera un initié

(1) Pârameévarasamhitâ, IV, 5-22 (p. 18) : j'ai traduit le passage en le simplifiant un peu. La Jayàkhyasamhitâ, XI, 10-22 (p. 94-5) prescrit pratiquement le même nyasa : du mûla- et du murtimantra, puis des aňgamantra hfdaya, etc., et des attributs et aspects de Visnu. Les trois sloka finaux sont analogues à ceux qui terminent le passage traduit ci-dessus. Le L.T., XXXV, 61-63 (p. 135-136) prescrit le nyasa sur les doigts d'abord de cinq éakti, puis des aňgamantra, suivis de l'imposition des aňga de Visnu sur les paumes. Cf. également Agastya- samhitâ, II, chap. 12, etc. Dans le domaine aivaïte, on peut se reporter au M.N.T., III, 40-44 et V, 125-8 ; au Tantrasâra de Krsnânanda, p. 74, etc. Un karaêuddhi fait avec la mûlavidyâ de la Déesse est également prescrit avant la pujà dans le Vâmakeavarïmata, I, 109 (p. 57). Un mûrlinyâsa, distinct du karanyâsa, est prescrit dans la Jay. S., XX, 180-181 (p. 212).

Les impositions peuvent être de déités, d'aspects d'un dieu ou, dans le cas d'un mantra, des différents mots de ce mantra, etc. On peut aussi imposer par séries les phonèmes de la mâtj-kâ, c'est une des formes du mât^kânyâsa. Les procédures diffèrent selon les écoles, les traditions, etc. ; il ne semble pas, à première vue, qu'on puisse les ramener à une règle générale. On trouve même, dans le Mantramaharnarva, I, 6 (folio 95 sq.) un mantra de Tryambaka, de caractère védique : « От tryambakam yajâmahe sugandhim pustivardanam urvarukamiva bandhanânmflyor muksïya mâmflât », dont le karanyâsa se fait de la façon suivante : от tryambakam anguslhabhyàm namah, yajâmahe tarjanibhyâm namah, sugandhim ptistivardha- nam madhyamabhyâm namah, etc., jusqu'à : mâmrtât karaialabhyâm namah.

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samayin, flamboyant, uni de son vivant au Suprême Seigneur »1. Dans l'offrande de pavitra, telle que la décrit la Somašambhupaddhati, le maître transforme sa main au moyen de diverses onctions et en y imposant les aňgamanlra2. Ce rituel de šivahasta peut paraître déborder celui des nyâsa. Mais il n'en est rien : on reste dans la problématique des impositions, mentales ou manuelles, et de la transmission par la pensée ou par la main d'un influx transformant.

La main, on l'a vu, c'est généralement la main droite, mais ce peut être la gauche, ou les deux. Un nyâsa peut aussi se faire autrement, avec une fleur par exemple. Acte rituel à effet en principe bénéfique, le nyâsa se fait normalement de la main droite. Les textes le précisent parfois. Ils signalent surtout les cas, plus rares, où il faut utiliser la main gauche. Ainsi, le quinzième chapitre du TA, dans le passage que nous avons résumé, indique-t-il que, s' agissant de pratiques « gauches » (vâmâcâra)3, tous les rites prescrits (à l'exception des libations exigeant les deux mains) doivent être exécutés de la main gauche, en utilisant pour les impositions l'annulaire et le pouce4. La main gauche, main des activités impures, devrait aussi servir dans les pratiques magiques nuisibles (abhicâra). Il y a, enfin, quelques cas d'usage des deux mains ensemble ou séparément. Tel est le cas (cf. p. 94) du vyâpakanyâsa. Il y en a d'autres, ceux notamment de nyâsa sur des parties symétriques du corps, ou quand (dans le karanyâsa) les impositions se font séparément sur chaque main (cf. ci-dessus p. 76 et plus loin p. 87).

Quelle que soit la main employée, le nyâsa se fait avec un geste de doigts particulier, une mvtdrâ : habituellement le pouce et l'annulaire réunis, ce qui est souvent appelé mahâmiidrâ. Voici ce que dit le T. Bh. S. (p. 160-1) à propos du mâirkânyâsa : « Le sage doit faire l'imposition avec des fleurs, avec l'annulaire, ou mentalement, dit un autre texte sur les mantra. [Avec l'annulaire s'entendant comme :] avec l'annulaire réuni au pouce. La Padyavâhinï dit en effet : il est partout admis que le nyâsa se fait avec le pouce et l'annulaire réunis. Elle précise

(1) TA. XV, 456-459 (vol. 9, p. 230-231). (2) SŠP., vol. 2, p. 52-53 : le texte est bref, un seul sloka, mais Mme Brunner l'explicite

en note, en se référant à la Rurusamhitâ citée elle-même dans le commentaire du Mjgendrâ- gama, kriyâpâda, VII, 14, qui mentionne ce rite : on lave la main droite, on l'oint, on y impose les brahmamantra, puis on dessine avec le pouce gauche sur la paume droite un mandata où on place Šiva, à qui on rend alors hommage. Cf. également SŠP., vol. 3, p. 289, ou le Suprabhedâgama, chap. IV, analysé par Mme Brunner (Journal Asiatique, 1967).

La hastapujâ bouddhique (Finot, « Manuscrits sanskrits de Sâdhana's », Journal Asiatique, 1934) comporte le nyâsa de bïja et le placement mental sur la main d'un lotus et de divinités ; c'est un rite voisin mais différent. Le hastâbhimantrana indiqué dans l'Adikarmapradïpa, édité par L. de La Vallée Poussin (Études et Matériaux, pp. 192 et 217) apparaît par contre comme un hastanyàsa, bien que le mot nyâsa n'y soit pas utilisé : hastam abhimanirya [mantram] vibhâvya.

(3) Au sens à la fois d'opposées (vâma) à la transmigration (si. 278) et de secrètes (él. 279) comme le sont normalement les pratiques « de la main gauche », celles de l'école Kula (ou Kaula) en particulier.

(4) Geste qu'on voit d'ailleurs parfois faire aux Indiens hors de tout contexte rituel. D'une manière générale, les positions de mains des Indiens diffèrent sensiblement de celles observables dans les sociétés occidentales : fait de culture qu'il serait intéressant d'étudier.

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en ajoutant : avec des fleurs sur l'image1, avec l'annulaire et le pouce sur son propre corps et mentalement sur le mulâdhâra et autres cakra. Cela à l'exception toutefois des nyàsa du rsi, etc., des karânganyâsa et du nyâsa externe de la mâirkà, pour lesquels d'autres mudrâ sont prescrites. » Celles-ci sont énumérées dans le même ouvrage (p. 163) : elles varient non pas selon les phonèmes imposés, mais selon l'emplacement de l'imposition : annulaire et médius sur le front et la bouche, index, médius et annulaire sur les yeux, etc. D'autres textes donnent des indications différentes — et il y a évidemment d'autres prescriptions dans les textes bouddhiques (ou éventuellement jaïns)2.

On sait que les mudrà sont utilisées continuellement dans le rituel tantrique3, qu'elles ont des significations codifiées et accompagnent ou appuient les paroles — les manira surtout — prononcées dans la pujâ comme dans d'autres actions rituelles ou magiques. On en trouve des listes ou des descriptions dans nombre d'ouvrages4. Je rappelais plus haut (p. 61) que, comme les mantra, les mudrâ remontent sûrement fort loin : ce sont des comportements archaïques et quasi-universels que l'Inde a sans doute seulement particulièrement élaborés et codifiés. Je notais aussi que le rapport pouvant exister entre manira et mudrâ ne laisse pas de poser des problèmes qui dépassent largement le cadre de cette brève étude. En restant dans ce cadre, nous avons déjà vu que les Indiens eux-mêmes s'étaient interrogés sur la question des relations entre l'effet du nyàsa et son déroulement matériel. Pour les manira et les mudrâ en général, on attribue au Mahânayaprakâsa les formules suivantes : svarupajnâpanarûpam mudrâsamsihânam et : svavimarsât- manâ trânam ïsyate mantralaksanam ; le mantra apporterait la libération par la prise de conscience du Soi alors que les mudrâ auraient pour rôle de faire voir la nature propre de la réalité ; sans méconnaître l'arbitraire de formules qui reposent en partie sur des jeux de mots, on peut retenir cependant l'opposition entre prise de conscience et expression visible

(1) Selon le comm. de la SŠP., III, 41 (vol. 1, p. 142-3 note), Yâsanamantra se dit en déposant une fleur sur le siège, qui est ainsi consacré. De façon semblable, le Nityotsava (nyâsaprakaranam, p. 95) précise qu'un triple âsana doit être imposé avec des fleurs sur le érïcakra.

Le Gandharva-Tantra, tel qu'il est cité dans Principles of Tanlra, p. 1158 sq., semble avoir un rite d'installation de la devaîâ dans un yantra au moyen de fleurs auxquelles l'adepte a transmis l'énergie divine avec son souffle et le vâyubîja YAM.

(2) Voir, par exemple, Dale Saunders : Mudrâ (New York, Pantheon Books, 1960), ou Stephen Beyer : The Cult of Tara (Los Angeles, Univ. of California Press, 1973).

(3) Et même dans le rituel qui n'est pas à proprement parler tantrique (mais qu'est-ce au juste que le tantrisme ? et y a-t-il vraiment un rituel non-tantrique ou non-tantrisé en dehors des cérémonies védiques ?). Dans la mesure, en tout cas, où des grhyaparisistasûtra prescrivent des nyâsa — • cf. ci-dessus p. 60 — il y a aussi des mudrâ dans le rituel domestique brahmanique.

(4) La SŠP., par exemple, prescrit nombre de mudrâ et le premier volume de l'édition de Mme Brunner en donne en appendice des descriptions et des photographies. On pourrait citer des àgama, des samhitâ, etc. Dans le tome V2 de VHislory of Dharmasâslra (pp. 1123-1131), P. V. Kane en fait une brève étude avec une bibliographie sanskrite abondante mais nullement complète. Pour le bouddhisme, il faudrait ajouter à l'Inde au moins le Tibet, la Chine et le Japon.

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ou signe, de la nature profonde, car cela répond certainement à la façon dont mantra et mudrâ sont compris, vécus, par ceux qui les utilisent. Notons, quant à nous, que mudrâ signifie entre autres « sceau » (ou « empreinte », faite avec un sceau) et que, dans le cas du nyâsa, le geste de la main apparaît précisément comme scellant en quelque sorte à la place prescrite l'entité ou le manlra imposé {mudrâ est d'ailleurs traduit en chinois par y in qui désigne un sceau officiel)1.

En tant que geste, enfin, la mudrâ est un élément essentiel de la participation corporelle de l'adepte à la transformation de son corps que doit réaliser le nyâsa : le mouvement renforçant — concrétisant aussi, en quelque sorte, de façon visible — , l'opération du mantra et de la concentration mentale2.

Mais, toute corporelle qu'elle soit par nature, la mudrâ peut, elle aussi, être accomplie intérieurement. Ainsi, le Laksmï-tantra, dans le chapitre décrivant les rites à faire dans le sacrifice intérieur (aniaryâga) dit : « le sâdhaka doit méditer les mudrâ en esprit » (manasâ bhâvayen mudrâh — id., XXXV, 74) : elles ne sont, dans ce cas, que mentalement exécutées; ou, plus exactement, intensément méditées, «réalisées»3. Ce cas, du rite mental ou intériorisé, où aucun geste n'est fait, n'est pas rare, et il est toujours considéré comme d'une sorte plus haute que le rite matériel : les mudrâ, dans cette hypothèse, doivent acquérir, elles aussi, cette valeur supérieure.

Sans doute, les mudrâ ont-elles nécessairement une face mentale puisqu'elles sont pensées par l'adepte en même temps qu'il les exécute corporellement. Mais il peut y avoir encore davantage : elles peuvent être vécues au plan métaphysique. Quand, par exemple, le YoHr. (I, 57-71) décrit l'énergie divine comme prenant la forme de neuf mudrâ, le sâdhaka doit à la fois faire les gestes des mains symboliques prescrits et les « réaliser » comme des formes de l'activité (kriyâéakli) divine, associant ainsi étroitement les plans corporel et métaphysique4.

On peut, à ce propos, citer un auteur sivaïte du Sud de l'Inde mais de tradition cachemirienne, Mahesvarânanda (xe siècle), car il apporte une intéressante interprétation métaphysique des nyâsa dans le sloka 45 de sa Mahârthamanjarï. Voici ce texte : « Le réseau de gestes relevant

(1) Comme le sceau royal est symbole de l'autorité, la mudrâ symboliserait le pouvoir de la divinité ; ou, comme le sceau authentifie un contrat, la mudrâ scellerait un pacte liant l'adorateur à la divinité — • cf. Dale Saunders, Symbolic Gestures in Buddhism, Ariibus Asiat, vol. 21, 1957.

(2) On a pu, en milieu bouddhique, trouver une justification à l'association mantra-mudrà - élément mental dans la théorie du triple corps, vâk-kaya-citta : ce sont trois aspects coordonnés et complémentaires d'un ensemble.

(3) bhâvayati, causatif de BHU, c'est : faire devenir, faire naître, mais aussi se consacrer, contrôler ; enfin, avoir présent à l'esprit, considérer, connaître. Le mot bhâvanâ (f.) qui s'y rattache désigne notamment la concentration mentale intense, la puissance créatrice et efficiente de l'imagination, la réalisation mystique (dans la voie de l'énergie selon le TA.).

(4) On sait que le mot mudrâ a plusieurs sens, dont celui d'attitude mystique ; la mudrâ est alors sceau de l'ineffable, purement spirituelle ; sur ces sens, voir la Mahârthamanjarï, dans l'édition de L. Silburn citée à la note suivante, p. 60 et sq., le Tantrâloka, XXXII, 1-3, etc.

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de la voie des pensées dualisantes fait prendre contact avec la non- dualité. L'eau d'offrande est le jeu du connaissable ; les fleurs, les états nourriciers de notre propre essence »1.

Mahesvarânanda, dans son propre commentaire, le Parimala, explique que ce « réseau de gestes », c'est Vanganyâsa effectué par l'adepte qui, en faisant ces impositions sur son corps, prend en réalité conscience du Soi, ce qui détruit toute dualité. Il unit en effet ainsi la prise de conscience de l'Absolu aux diverses parties de son corps touchées par le nyâsa et qui sont, de ce fait, appréhendées en esprit par une intuition globale indifférenciée dont la nature est la réalisation de la totale plénitude du « Je » absolu. Et Mahesvarânanda cite alors une stance de son paramaguru Sivânanda : « J'accomplis la purification — cette totale purification des deux mains — qui n'est que pure Conscience répandue jusque dans les doigts et où l'acte à faire coïncide exactement avec sa Cause. Je réalise et rends présent par la pratique du sadanga [nyâsa] le surgissement des nobles Énergies, l'Omnisciente et les autres, qui sont dans le Soi du Seigneur ». Les versets, pas plus que leur glose, ne sont d'une lecture aisée; la terminologie, la métaphysique, sont celles de l'école Krama, du sivaïsme cachemirien. Mais l'interprétation du nyâsa comme une opération d'ordre métaphysique où les gestes sont subordonnés à la pensée, elle-même dominée par la prise de conscience sans dualité de la divinité, est claire : la portée du nyàsa est transcendante, sa nature est spirituelle. La formule de la Pâramesvara-Samhitâ — vyàparo mânaso hyesa nyâsah — paraît par comparaison bien modeste ; mais toutes les formulations rencontrées — et je crois avoir fait un choix impartial — mettent bien les impositions du même côté, celui de la conscience.

Il reste, pour achever cette étude, à passer assez rapidement en revue quelques-uns des nyâsa qu'on voit le plus souvent prescrits dans les textes et les manuels (ceux du moins que nous n'avons pas déjà examinés).

psyâdinyâsa — l'imposition du rsi, etc. Quand un texte prescrit l'usage d'un manlra à de certaines fins,

l'énoncé en est presque toujours suivi de l'indication du sage (vsi) qui est censé en avoir eu la révélation, de son mètre (chandas), de la devalâ qu'il exprime, d'une syllabe ou d'un mot qui en est le germe (bïja), la forme abrégée ou la quintessence; parfois aussi de son énergie

(1) avikaipatayà maršo vikalpavargasyângasannâhah arghyam vedyavilâsah puspâni svabhâvaposakâ bhâvâh.

Voici la référence de ce texte : — Mahesvarânandapranitâ mahârthamanjarï svopajnâparimalâkhyavyâkhyopetâ (Vara-

nasi : Vârânaseya Sanskrit Viávavidyálaya, 1972), p. 112-113; traduction française de Lilian Silburn : La Mahârthamanjarï, p. 149 : je n'ai pas reproduit ici cette traduction.

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(šakti) et de sa pointe (kïlaka) et, enfin, de son emploi (viniyoga)1. Or la première chose à faire, si on veut employer ce mantra, c'est d'imposer sur soi ceux de ces éléments qui sont énoncés : conduite qui est de règle et à observer même si elle n'est pas expressément prescrite. Elle peut n'intervenir qu'au début d'un rituel, si celui-ci ne concerne qu'un mantra (ainsi dans la plupart des exemples donnés dans le Mantramahârnava); mais si le rite, plus long, exige l'application de plusieurs manira, le rsyàdinyâsa peut être chaque fois prescrit — ainsi l'imposition de la mdtrkà, qui très souvent doit suivre les rsyâdinyàsa et sadanganyâsa du mantra principal, commence à son tour par l'imposition de ses rsi, etc. : voir plus loin, p. 87. (Cela est à tel point que même le hamsa mantra de Yajapàjapa, qui n'est à bien des égards que le mouvement naturel de la respiration accompagné des deux syllabes ham et sa, est supposé avoir ses rsi, etc., qu'il faut d'abord imposer : tout au plus admettra-t-on parfois que c'est là une imposition spontanée : sahajam nyâsam, cf. Daksinamurtisamhitâ, VII, 17-20). La raison d'être de ce rite, c'est qu'on commence ainsi par s'assimiler le mantra, par opérer une première identification générale avec lui en prenant en soi ses éléments principaux, après quoi viendra tout le rituel (dont nous avons vu des exemples) au terme duquel l'adepte atteindra l'identification parfaite avec la Réalité dont le mantra est la forme phonique, par quoi le but recherché sera atteint. Mais pour pouvoir effectuer cette transformation complète, ce véritable « changement de régime ontologique », puisqu'il s'agit de passer de la vie ordinaire à l'état de

(1) Ces éléments ne sont pas toujours énoncés. Il doit y avoir au moins le fsi, le chandas et la devátá, indispensables, et dont la mention est la plus ancienne (avec celle du viniyoga), remontant aux anukramani du Véda. Les autres sont d'usage proprement ' tantrique ' mais ils n'apparaissent pas toujours. On ne saurait donc les envisager comme des éléments nécessaires de tout manira tantrique.

Le rsi est, bien entendu, purement fabuleux — c'est d'ailleurs parfois une divinité. Pour le chandas, il peut être réel s'il s'agit d'un mantra d'origine védique, ou si le manira proprement ' tantrique ' a effectivement une structure correspondant à un certain mètre. Mais les manira non védiques étant souvent formés d'un bref groupe de syllabes (parfois imprononçable) ou même d'un seul bïja, tels Hrïm ou Sauh, ou des cinquante varna de la matika, ils ne sauraient à proprement parler avoir de mètre : on trouve même des listes des rsi et chandas de chacun des cinquante varna... Dans d'autres cas, plusieurs mètres sont donnés. Cette mention n'est donc conservée dans bien des cas que comme une sorte de référence à la tradition védique, référence effective parfois — ainsi les mantra tantriques, dont des éléments sont tirés d'un texte védique, se voient attribuer le même mètre que le passage d'où viennent ces éléments. En dehors de ces cas, la référence semble être purement théorique ; encore que, pour les adeptes contemporains, le chandas exprime, sinon un mètre, du moins un nombre, un rythme intérieur particulier au mantra : cela n'a, pour lui, rien de théorique. Cela reste en tout cas un élément à verser au dossier des relations védisme-tantrisme.

Le bïja est parfois formé d'un ou plusieurs mots, ce qui est contradictoire. La šakti est, en théorie, la portion centrale du mantra et est censée en condenser l'énergie, mais sa place, comme sa formule, sont tout à fait variables. Le kïlaka, enfin, pointe ou coin, devrait être à la fin du mantra pour se loger comme une flèche dans la cible visée, mais sa place et sa forme varient également.

Un élément complémentaire, le kavaca (au sens d'amulette ou formule protectrice) est parfois encore ajouté aux précédents.

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libéré vivant identifié à l'absolu1 — ou même s'il s'agit plus modestement et plus couramment de se rendre apte à employer efficacement un manira à des fins utilitaires — il faut avoir dès le départ un corps et un mental préparés et déjà quelque peu modifiés et purifiés, en s'assimi- lant déjà quelque chose du mantra, et c'est à cela que sert ce nyâsa préliminaire2.

« Sans imposition du rsi, du mètre et de la devátá, la récitation d'un mantra, même indéfiniment multipliée, resterait stérile » (tantra cité dans le TBhS, p. 169).

Ce nyâsa se fait toujours dans l'ordre donné ci-dessus et sur les mêmes points du corps, successivement : la tête, la bouche, le cœur (qui sont les trois points obligés correspondant à rsi, chandas et dévala), puis sexe (ou mulâdhâra), pieds et/ou nombril et sur tout le corps (sarváňga). La formule employée est du type : (От-}-) énoncé du rsi, etc., au datif -\- namah (la partie du corps touchée, au locatif, étant parfois également énoncée). Ainsi, pour le manira От namah éivâya, dont les rsi, etc., sont présentés comme suit :

rsi Vàmadeva, paňkiichandas , ïsanadevatâ, от bïjam, namah šakti, êivâya kïlakam, caturvidhapuriisârthasiddhyarthe nyâse viniyogah- on a :

от vâmadevârsaye namah, sur la tête paňktichandase namah, sur la bouche Išanadevatayai namah, sur le cœur от bïjâya namah, sur le sexe namah saktaye namah, sur les pieds

(1) C'est là le principe, valable même si cette transformation n'est le plus souvent que théorique, imaginée ; cf. ci-dessus, p. 75, note 2.

(2) On voit là la dialectique habituelle de la pûjâ tantrique : deva eva yajed devant, nâdevo > devam arcaget, qu'on retrouve sans cesse et qui explique aussi bien les purifications au cours de la pûjâ que les successions des nyâsa déiflcateurs (ceux que nous avons vus précédemment, par exemple). Il faut déjà être divinisé pour adorer un dieu par un culte qui aboutit à la divinisation, et déjà « mantrisé » pour utiliser et pour assimiler davantage un mantra : il faut avoir, en quelque mesure, au départ ce vers quoi on tend.

Ne faudrait-il pas voir là une manifestation de ce qui est, me semble-t-il, une tendance intellectuelle assez profonde en Inde : un certain refus de (ou une difficulté à) concevoir un premier commencement ou un progrès qui serait avènement nouveau : avant de commencer, les choses sont en quelque manière déjà là. C'est le point de vue si répandu du salkâryavâda, pour qui l'effet préexiste dans la cause ou, pour la cosmologie, de toutes les cosmogonies cycliques.

Bien entendu, dans la mesure où la pûjâ fait suite au — et conserve certains éléments du — sacrifice brahmanique ancien, la divinisation préliminaire de l'officiant tantrique peut être considérée comme continuant, sous une forme différente, les rites par lesquels le sacrifiant et la victime étaient préalablement consacrés pour pouvoir entrer en communication avec les dieux sur l'aire sacrificielle. Sans doute faut-il encore ajouter que, dans le cours du rituel, les nyâsa semblent n'avoir qu'un rôle et une efficacité passagers : chaque partie du rite comportant des impositions qui sont en quelque sorte annulées par celles qui les suivent, ou par Vâcamana qui les sépare. (Observation que je dois à Mme Brunner.)

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šiváyeii kïlakâya namah, sur le nombril caiurvidha... viniyogâya namah, sur tout le corps1.

On peut se demander ce qui motive le choix de telle ou telle partie du corps pour le nyâsa. Un très large relevé des nyâsa dans plusieurs traditions permettrait peut-être de découvrir des constantes et d'arriver à des conclusions : le travail (s'il en vaut la peine) reste à faire. Pour le cas présent, le choix paraît correspondre à des points importants de l'image corporelle telle qu'elle est vécue dans le culte, le yoga et la pratique mantrique2.

Il arrive que cette série d'impositions se place après le karanyâsa, mais elle précède normalement une autre série, d'occurrence également générale : Yanganyàsa ou karânganyâsa.

Ânganyâsa ou karânganyâsa. L'imposition sur le corps — ou sur les mains, puis sur le corps —

des aňgamanlra est aussi une de ces opérations en quelque sorte préliminaires qui, placées au début d'un rite, servent à imprégner le corps et la pensée de l'officiant de l'énergie et des pouvoirs du mantra ou de la divinité dont ces aňga représentent des qualités ou des aspects fondamentaux. Nécessaire au début de toute pratique mantrique, inclus donc dans des rites obligatoires, il fait partie — comme le nyâsa des risyâdi et celui de la mâtrkâ — des pratiques journalières de l'hindouisme.

Ce rite est également appelé sakalïkarana. La SŠP. le définit ainsi : « II faut entendre par sakalïkarana l'imposition sur le corps, en commençant par le cœur et en terminant par les mains, et sur les doigts à partir du petit doigt, des mantra dont le premier est HRD »3.

Les six aňga (auxquels on associe parfois, dans le sivaïsme, les cinq vaktra, visages ou bouches de Šiva, pour former les onze samhitumantra) sont peut-être une notion d'origine sivaïte, mais on la retrouve dans

(1) Selon le Mantramahârnava, I, 6 (folio 91). Certains textes précisent en outre les mudrâ employées pour ces impositions. Ainsi le

Sârasangraha, cité dans le TBhS. V, p. 170 : les impositions des fsi, chandas et dévala se font avec quatre doigts en excluant le pouce — de même pour le blja et la éakli. Mais le kïlaka, selon un autre auteur, s'impose des deux mains séparées sur tout le corps : il en sera de même si, comme c'est le plus souvent le cas, c'est le viniyoga qui termine la série.

(2) Un petit traité moderne, la Yoga-mantra-samhiiâ, explique : le ?si qui a ' vu ' le mantra est pour l'adepte comme son maître : on le place sur la tête par respect ; le mètre étant fait de mots et de syllabes se place sur la bouche ; la déité, résidant dans le cœur de toutes les créatures, doit s'imposer sur le cœur ; et le germe sur le sexe.

(3) Traduction de H. Brunner (SŠP., vol. 1, p. 132), voici ce texte : Hj-dayâdikarântesu kanislhâdyangulïsu ca / hfdâdimaniravinyâsah sakalïkaranam matam // Ce nyâsa est aussi appelé sadanganyâsa, hrdayâdinyâsa, ou hfdayâdisadanganyâsa et, pour

les mains, angusthâdisadanganyâsa. Le MNT., V 125, appelle le double sadanganyâsa (sur les mains et sur le corps) : aňgakal-

panâ, confection des aňga. L'adepte doit en effet confectionner les aňgamantra selon les règles (cf. page suivante, note 4) en même temps qu'il les impose, par quoi, d'ailleurs, il se confectionne des mains et un corps divinisés. Parfois netra ne figure pas parmi les aňga, qui ne sont alors que cinq — c'est le pancânganyâsa prescrit dans divers textes — ainsi le Nâradapafi- caratna, III, 3, 10-11.

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tout l'hindouisme puranique ou tantrique et même chez les Jaïns. En dépit de leur nom, ces aňga ne sont pas des membres ou parties du corps, mais des éléments à valeur symbolique, rattachables à des parties de l'image (mentale) d'une divinité ou d'un mantra — ou encore des pouvoirs qui en émanent, tels les rayons du soleil1 — et qui se placent par le nyàsa sur différents points du corps humain mis en correspondance avec eux et vécus par l'adepte comme tels et comme s'imprégnant des pouvoirs divins2. « II faut faire le sadaňganyása pour acquérir la perfection du corps (dehasya siddhaye), dit la Pàramesvara-Samhitâ (VII, 21). (Gela à propos de Yajapâjapa du hamsamantra qui, quant à lui, n'a évidemment pas de membres ni de corps, puisqu'il ne s'agit que du souffle assimilé à l'énergie divine; l'imposition des aňga de ce manlra se fait d'ailleurs avec des entités lumineuses : soleil, lune, etc. — la Hamsopanisad, 12, contient une prescription analogue.) Les aňga sont le cœur (hrdaya), la tête (širas), la mèche de cheveux (šikhá), la cuirasse (kavaca), l'œil (nelra)z et l'arme (astra). Ils sont imposés respectivement sur le cœur, la tête, l'occiput à l'emplacement de la mèche, le haut des bras près des épaules, les yeux ou le front et les mains; ou, dans le cas d'impositions sur les mains, sur les doigts et la paume. Ils sont toujours énumérés et imposés dans le même ordre, et leur formation obéit, elle aussi, à des règles précises, les mêmes, semble-t-il, dans toutes les traditions. Ces mantra se présentent de la façon suivante : on énonce d'abord (pas toujours) От qui est suivi le plus souvent d'un ou de plusieurs bïja monosyllabiques4 et parfois d'un autre élément5 — variant les uns comme les autres selon le mantra

(1) II y a aussi des aspects secondaires appelés upànga : membres accessoires, qu'on impose parfois à la suite des premiers.

(2) Ils sont aussi parfois représentés comme des divinités séparées, que l'on place rituellement sur ou autour de l'image servant au culte — ainsi SŠP., III, vol. 1, 85-90 (vol. 1, p. 208-210). Sur les aňga et leur symbolisme dans le sivaïsme, voir la SŠP., introduction, p. xxxiv, et III, 71-74 (vol. 1, pp. 194-197), ainsi que vol. 3, pp. 400-404 (note 440).

(3) Dans la tradition sivaïte, il s'agit du troisième œil de Šiva, celui de la Connaissance, situé sur le front entre les deux autres : le mot netra, dans Yaňgamantra netra, y est au singulier (pour le troisième œil) ou au pluriel (pour les trois yeux), jamais au duel.

(4) Les consonnes servant à former ces bïja varient selon les dieux, les écoles, etc. Mais l'élément vocalique est stéréotypé • — saddïrghair âdyâdgabïjena karânganyàsanam dit le Phetkârinïtantra, tel qu'il est cité dans le TBhS. (p. 170) — Cf. MNT., V, 125 et comm. (p. 101 du texte sanskrit) : on forme les bïja à partir du bïja ou de la vidyâ principale (âdgabïjena) du mantra en l'associant, dans l'ordre, aux six « voyelles » longues, Л, etc. (saddïrghair àdi...), en fait à â, ï, п, ai, au et ah ; on aura ainsi, à partir de la vidgâ SAUtf : sum, sïm, sum, sairn, sah ; à partir de HRlM : hrám, etc.

Les vaktramantra se font par contre avec les voyelles brèves. Mêmes indications dans l'Agni-Purâna, XXV, 5 sq. (chapitre vaisnava) ; de même (pour les seuls aňgamantra) la Jayâkhyasamhitâ, VI, 105 sq., etc.

(5) Dans la tradition du Pâncaràtra, le LT. (chap. XXXIII) donne les aňga de la lârikâ- vidyâ de Tara utilisée dans le culte de Laksmï : on ajoute aux aňga un terme (jňana, aišvarya, êakii, bala, tejas) dont l'invocation fait que le nyâsa apporte en outre à l'adepte chacune des qualités énumérées — les aňga sont du modèle От hrám jnânâya hfdayáya námah (noter que Yaňgamantra netra porte : netrabhyčm : les deux yeux, au lieu des trois yeux éivaïtes). Le commentaire de ST., XVIII, 6 (p. 713), sivaïte, joint de la même façon aux six aňga l'énoncé des six qualités (guna) ou gloires infinies de Šiva, l'omniscience, etc. La SŠP., III, 71-3, associe

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principal — après quoi vient l'énoncé de Yaňga, au datif, puis l'interjection finale qui est, selon les aňga et dans l'ordre : namah, svâhâ, vasal, hum, vausai et phat1. Cet ordre étant caractéristique, les impositions se font parfois seulement avec cette partie du mantra — appelée jâti, c'est-à-dire espèce ou catégorie — qui suffît pour représenter et identifier Yaňga2.

Voici, à titre d'exemple, les aňgamantra de la triple vidyâ Para, Paruparâ et Apard, selon le MNT., œuvre moderne, certes, mais reprenant des notions traditionnelles :

от sum hrdayâya namah, от sîm širase svâhâ, от sum šikhayai vausat, от saim kavacâya hum, от saura netrebhyah vasal, от sah astrâya phat (III, 60-61).

Selon certains textes (ainsi un tantra cité dans le TBhS., p. 170), la main devrait faire des mudrâ différentes selon 1! 'aňgamantra imposé.

Cette sextuple imposition est parfois effectuée sur les mains avant de l'être sur le corps : la main, tout naturellement, reçoit les aňga avant de les imposer ailleurs. On a alors une variante du karanyâsa que nous avons vu précédemment — où d'ailleurs parfois (dans le sakalïkarana par exemple) les aňga étaient également imposés.

La formule utilisée est un peu différente de celle de Yanganyâsa. C'est soit une formule courte, du type angasthabhyâm namah, tarjanibhyâm svâhâ, etc.3, soit plus complexe, du modèle bïja-\- divinité et aňga, au datif, +doigt ou paume, au locatif, -{-exclamation finale, ainsi : hrïm šrimadekajatayai hrdayâya anguslhabhyâm namah. L'imposition se fait normalement du pouce à l'auriculaire, puis sur les deux paumes. Comme d'autres nyâsa, il doit parfois être exécuté trois fois : selon l'émanation, du pouce à l'auriculaire; selon la résorption, en sens inverse; ou selon la conservation, en allant de la base du médius à l'index4. Certains textes prescrivent des mudrâ différentes selon l'empla-

les aňgamanlra à cinq autres attributs de Šiva {netra est parfois omis — cf. ci-dessus p. 84, note 3). Dans les textes aivaïtes, cela arrive assez souvent lorsqu'il ne s'agit pas de nyâsa.

(1) Phat est d'ailleurs partout appelé aslia (ou heti) mantra — c'est l'arme, le projectile, l'arme d'Agni notamment. Il fulgure, dit le TA (XV, 232) comme la flamme du feu du temps, détruisant et purifiant les corps, grossier et subtil, de l'adepte. Même désignation de phat dans le bouddhisme — cf. Finot, « Manuscrits sanskrits de sàdhanas », J. As., 1934, p. 60 : phat phat sarvângesvastram... arpayet.

(2) Règle qui ne laisse pas de souffrir des exceptions dans certaines traditions. Voir, par exemple, pour le aivaïsme du Sud, les notes de N. R. Bhatt à son édition du Rauravâgama (I, 1, 4, vol. 1, p. 18) ; également le comm. de la Hamsopanisad par Upanisadbrahmayogin (éd. Adyar, p. 566). Il peut aussi y avoir des variantes pour les rites optionnels (kâmyakar- màni).

(3) Précédée parfois d'un bïja formé comme indiqué ci-dessus : MNT., V, 126, comm. (p. 101) : de hrám aňgusihabhyam namah à hrah karaialabhyâm phai.

(4) Cela selon le TBhS. (p. 170) ; mais il peut y avoir d'autres façons d'opérer : ainsi Nâradapancaratna, III, 3, 24. Ce triple nyâsa a en principe pour sens de symboliser la triple activité de la divinité, donc d'imposer celle-ci dans tout son dynamisme cosmique. Mais chacun des trois nyâsa peut aussi être censé avoir un effet particulier (cf. Nâradapancaratna, loc. cit.), ou encore être prescrit chacun pour une catégorie différente d'adeptes (cf. Târinipârijâta, p. 23).

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cement (TBhS., p. 170). Les formules utilisent le locatif duel pour les doigts et les paumes car le nyâsa doit se faire simultanément et séparément sur les deux mains : avec le pouce sur les doigts de la même main, avec l'index sur le pouce, puis avec les quatre doigts de la main droite sur la paume gauche et vice versa1.

mdtrkânyâsa. On reste, avec le mâtrkânyâsa, dans la série des impositions qui

assurent cette divinisation en quelque sorte préliminaire de l'officiant, indispensable pour adorer effectivement une déité ou un mantra. On le retrouve donc presque toujours dans la première partie de la pujâ] mais en principe pas dans le culte d'un mantra où, par contre, le nydsa des rsi, etc., et des aňga est toujours présent. Ce dernier est toutefois volontiers associé à l'imposition de toutes les lettres du manlra (manlra- mâlrkanyâsa), opération qu'on peut d'autant plus être tenté de rapprocher du nyâsa de la mâtrkâ que celle-ci, pour l'imposition, est traitée comme un mantra (on dit parfois màtrkdmaniranyâsa) ayant rsi, aňga, etc. : toutes ces procédures sont répétitives et tendent à s'interpénétrer. Le TBhS. le souligne lorsqu'il commence la section du mâirkânyâsa en citant le Phetkârinï-Tantra : « sans l'imposition de leurs lettres, les mantra restent muets. Pour assurer le succès de tous les mantra, il faut donc d'abord en imposer les lettres »2. Dans bien des cultes, on trouve des séries de mâtrkânyâsa ajoutant aux aniar- et bahir-nyâsa qui forment le matrkányása stricto sensu, que nous décrivons ici, l'imposition des mêmes cinquante ou cinquante et un phonèmes conjoints à des éléments cosmiques (par exemple les kalá — voir le kalâmutrkànyâsa cité plus loin, p. 96) ou encore le nyâsa des lettres d'un mantra, lui-même parfois associé à celui de la màirkâ (ainsi ci-dessous p. 98). On obtient de cette façon des séries de mâtrkànyàsa : neuf sont énumérés plus loin (p. 97) — on pourrait en donner bien d'autres exemples.

La mâtrkâ — ou les mâtrkâ : les « petites mères » — ce sont les phonèmes de l'alphabet sanskrit3 considérés comme autant d'aspects de l'énergie divine ou, pris tous ensemble, comme la totalité de cette énergie sous sa forme de parole (le Sâradâtilaka, VI, 2, l'appelle le corps phonématique, varnaianu, de la Déesse) qui « exprime » la manifestation, l'amenant à l'existence en l'énonçant. Ce sont les éléments phoniques de base servant à former les mantra comme à créer, soutenir, animer

(1) On trouve des aňga- ou karânganyâsa décrits ou prescrits dans bien d'autres textes que ceux allégués ci-dessus ou dans les notes précédentes. Par exemple le TA (chapitre 30), le SvT. (I, 71-2), le NT. (II, 28-33), le Kâlikâpurâna, la Jayâkhyasamhïtà (VI, 105 sq.), etc.

(2) mantrâ mukatvam âyânti vinyàsena vinâ lipeh / sarvamantrasiddhyartham tasmâd adau lipim nyaset // (TBhS., p. 159).

Un petit manuel moderne (Srïvidyânityâhnika) décrit la mâtrkâ. comme un grand mantra servant à imposer la déesse Mâtrkâsarasvatï : srïmâtj-kâsarasvatînyâsamahâmantra.

(3) Qui a 49 phonèmes, mais les textes tantriques en comptent généralement 50, en y ajoutant le groupe KSA.

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(et à résorber), l'univers1. Leur imposition devrait donc apparaître comme un facteur essentiel de la divinisation de l'officiant et sans doute l'est-elle en théorie, sinon en pratique. Le mâîrkànyàsa peut paraître jouer un rôle plus grand dans les écoles — comme le Sivaïsme du Cachemire — où les spéculations sur le rôle cosmogonique des phonèmes ont été particulièrement développées. L'importance et le rôle de la mâlfkâ faisant toutefois partie du fonds commun ' tantrique ', il n'est pas surprenant que ce nyàsa se retrouve sous une forme ou une autre dans toutes les traditions. C'est cependant surtout dans les textes sivaïtes et sâkta qu'on le retrouve sous sa forme complète, qu'on va décrire maintenant.

L'imposition de la mâtrkâ suit normalement les fsyàdi- et karânga- nyâsa (dans le MNT. elle les précède, mais c'est un ouvrage moderne et qui ne fait pas autorité). Elle se divise ordinairement en trois parties.

D'abord, puisqu'on considère la mâtfkâ comme un manira, on en donnera le rsi, etc., puis les aňga, qu'il va falloir imposer. Ceci est entièrement arbitraire et ne répond qu'à l'idée que la mâtrkà doit, dans ce contexte (dans la mesure où on l'impose ?), être traitée exactement comme un mantra. Bien entendu, rsi, mètre, etc., varient selon les textes et les écoles. Le nyàsa en est fait de la manière habituelle. Il est suivi de karanyâsa et d'atïga- ou karânganyâsa, sur les mains et/ou sur le corps2.

Ensuite a lieu l'imposition interne, antarmâtrkânyâsa, opération en général purement mentale consistant à se concentrer sur les six cakra (ou ádhára, du corps subtil) qui s'étagent de la base de la colonne vertébrale au sommet de la tête et qu'il faut visualiser comme six lotus ayant chacun une couleur différente et un nombre particulier de pétales : de deux à seize, sur chacun desquels on impose mentalement un des cinquante phonèmes : « Ce qu'on appelle nyâsa interne consiste à faire l'imposition en énonçant (ixccârya) chaque phonème suivi du mot namah, en allant du mulâdhâra au brahmarandhra »3. Les textes soulignent en général le rôle essentiel de la concentration de l'esprit, de l'image, mentalement évoquée, des centres du corps subtil et des phonèmes : l'adepte doit — au moins en théorie — visualiser clairement

(1) «La mâîj'kâ, mère des dieux, origine des mantra », dit le Gandharvatantra (IX, 14) lorsqu'il expose ce nyâsa. Et Abhinavagupta dans le TA. (XV, 130-131) : «Cette énergie intérieure et encore inéclose de Bhairava sous son aspect de masse des sons, on l'appelle mâtfkâ, car elle est la mère de tout ce qui doit apparaître » (vol. IX, p. 58).

(2) La formule utilisée est généralement du type : un groupe de consonnes (varga) encadré de deux voyelles (une brève, puis une longue), les unes et les autres avec le bindu : am kam, etc. +la partie de la main ou Vaňga -j-lajáti appropriée (namah, etc.) ; ce qui permet d'imposer douze voyelles (six fois deux) et tous les autres phonèmes. Cf. par exemple Nityotsava (nyâsaprakaranam), p. 73.

(3) Vaisnava-Gautamïya, cité dans TBhS., p. 160. Les impositions sur les lotus ne seront pas nécessairement faites dans l'ordre de leur étagement de bas en haut ; ainsi la Daksinamurti Samhitâ citée par TBhS., p. 160; cette samhitâ, qui est un texte de érïvidyâ et non du Pâncarâtra, contient dans son huitième patala la description d'une mâlfkupujâ incluant sadaňga- et bahirmâifkânyâsa, grâce auxquels, nous dit-on (si. 16) le mantrin deviendra varnasvarupa, donc identifié en son essence avec l'énergie divine des phonèmes. Cette pûjâ se poursuit par le dhyàna de la mâlfkôdevï, puis par le tracé d'un yantra où un culte sera rendu à celle-ci.

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les cakra de son corps et y voir les phonèmes imposés comme des lettres brillantes formant des gouttes d'énergie dont la présence le transforme en éveillant ces centres d'énergie vitale et cosmique. Cette représentation peut s'accompagner de la récitation à voix haute ou basse des phonèmes imposés. Il peut s'y ajouter la vision en esprit d'une divinité également perçue dans le corps1. « Ce nyâsa doit être fait en méditant, l'esprit bien concentré. Il faut se représenter Visnu, pure conscience, s'étendant du mulâdhâra au brahmarandhra et imposer la màtrkâ avec l'essence du nectar coulant du bindu suprême, en énonçant séparément chacune de ses lettres »2. Certains textes prescrivent en outre, d'accompagner l'imposition (ou de la faire précéder) d'un prânâyàma où le souffle respiratoire est imaginé comme associé aux diverses catégories de phonèmes, puis comme circulant avec eux dans tout le corps qu'ils imprègnent ainsi de leur énergie3. U anlarmdlf кипу usa relève à cet égard du même esprit que les nyâsa complexes que nous avons vus plus haut (p. 68 sq.) où l'image corporelle mentalement évoquée joue un rôle essentiel.

Vient enfin l'imposition externe (bahirmatykányasa) des cinquante phonèmes, dans l'ordre grammatical, de A à KSA, sur cinquante points du corps « grossier », faite avec la main — généralement avec des mtxdrd différentes selon les parties du corps et en énonçant soit seulement le phonème « orné » du bindu et suivi de namah, soit ces éléments précédés d'un bïja variable selon les écoles4. Le nyâsa externe se fait souvent trois fois, dans un ordre différent, selon qu'il s'agit d'imposer les phonèmes dans le sens de l'émanation, de A à KSA (puisque c'est dans cet ordre qu'ils manifestent l'univers), ou selon la conservation, ou encore de KSA à A, et c'est alors le procès de la résorption phonématique qui est imposé — nous avons déjà vu ce triple srsti-stithi et samhura-nyâsa et indiqué son sens (voir ci-dessus, p. 86).

Les règles du nyâsa externe varient aussi selon les textes : le Târâbhaktisuddhârnava en cite plusieurs5.

Il existe une autre imposition des cinquante phonèmes beaucoup moins fréquente : le màlinïnyâsa, que nous avons déjà rencontré (ci-dessus p. 69 et p. 70) dans un nyâsa complexe décrit dans le Tantrâloka. La mâlinï, précisément, est un ordre particulier des phonèmes, le premier étant Na et le dernier Pha, qu'on trouve exposé notamment dans le sivaïsme du Cachemire (en particulier dans le

(1) TBhS., p. 160. De même : Nityotsava, p. 94 : iti dhgalvâ manasâ puspânjalirn dattvâ mâtfkâh... svângesu nyaset. On peut aussi se reporter au MNT., V, 112.

(2) TBhS. citant le Vaisnava-Gautamîya. Cette description, comme le nom même du texte, laisserait supposer qu'il s'agit d'une œuvre vaisnava. Je n'ai toutefois pas encore trouvé, dans les textes vaisnava que j'ai pu consulter, de description du mâtrkânyâsa semblable exactement à celui des textes aivaïtes, qui est plus complexe et que je décris ici.

(3) Citation d'un tantra f« tantrântara ») dans TBhS., V, p. 159. (4) Les prescriptions sont diverses. Mais souvent les voyelles sont imposées sur le visage

et la tête, les consonnes sur le corps, et les semi-voyelles, spirantes et KSA sur le cœur, en les associant à des éléments constitutifs du corps, du souffle et du Soi. Ainsi Gandharvatantra, IX, 25-31 ; Agni-Purâna, chap. 293, 37-39 : lipinyâsa ; Târinïpârijâta, p. 18-19, etc.

(5) TBhS., p. 160-162.

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IIIe chapitre du MVT) et dans certains textes Kaula. Elle est censée être une forme spécialement efficace, énergétique, des phonèmes1 : dans le passage que je viens de rappeler du TA. (XV, 121-142), son nyâsa est prescrit pour charger le corps d'énergie (nyasecchâktasarï- rârtham bhinnayonim tu mâlinïm) — ce qui est une citation du MVT., III, 36. On le rencontre aussi (ce qui serait un signe, parmi d'autres, d'une influence du kulàmnâya sur ce texte) au chapitre CXLV de l'Agni-Purâna. Il s'agit, dans ces derniers cas, d'impositions des phonèmes hors du rite complet de mâtrkânyâsa que nous venons de voir et n'intervenant pas nécessairement au début d'un rite. Le sens de l'opération reste cependant le même2.

Les trois nyâsa que nous venons de voir sont sans doute de loin les plus fréquemment et les plus généralement utilisés dans l'hindouisme (ils apparaissent même en quelque mesure dans le jaïnisme). Ils nous ont aidés à souligner certains traits de la théorie ou de la pratique des impositions. Il y a toutefois bien d'autres nyâsa, moins répandus sans doute, mais pourtant non sans intérêt. On peut donc en mentionner encore quelques-uns parmi les plus caractéristiques.

On a déjà rencontré (p. 74) le pïthanyâsa à l'occasion du sodhânyâsa, dont il forme ordinairement la sixième partie, ayant pour effet de placer dans le corps de l'adepte les cinquante sanctuaires de la Déesse, donc d'identifier ce corps à un monde sacré où, par le pèlerinage, on va d'un sanctuaire à l'autre. On pourrait dire à cet égard que le pèlerinage est alors intériorisé en même temps que les cinquante lieux divins, ou centres d'énergie divine, répartis sur cinquante points du territoire indien. Ce nyâsa est sivaïte, sâkta même, puisque rattaché au mythe du dépeçage du corps de Satï3. Il y en a des variantes répondant notamment aux variations du nombre de pïtha invoqués qui va de quatre à cinquante et un (et même, selon une tradition plus tardive, jusqu'à cent-huit). Il se retrouve sans doute dans d'autres cultes4. En fait, l'expression

(1) Cf. Recherches, pp. 254-260. TA., vol. IX, pp. 62-74. (2) Les Jains prescrivent aussi le mâtj-kânyâsa. (3) Cf. l'étude de D. C. Sirkar : The Sâkta Pïthas {J.R.A.S.B., Letters, XIV, 1948, pp. 1-

108, et Motilal Banarsidas) : présentation et édition d'un texte, le PIthanirnaya, ou Mahâpïthanirupana.

Un numéro spécial du périodique hindi Kalyân, consacré aux pèlerinages (« Tïrthânk », Gorakhpur, s.d.), donne (pp. 513-528) une liste de cent-huit lieux de culte de la Šakti, puis des 51 pïtha de la Déesse, avec une carte et la description des lieux, suivies d'une étude sur le secret des pïiha de la Déesse : éaktipïtharahasya.

Le TA. (XV, 81-98) énumère des pïtha « externes » ou « internes », c'est-à-dire situés dans le monde ou intériorisés en différents points du corps physique ou subtil.

(4) La formule des cent-huit pïtha ayant en effet été reprise et adaptée dans la tradition visnuïte.

On peut noter, à propos des pïtha, que certains textes (ainsi ST., II, 134, comm. ; vol. I, p. 115) appellent les seize voyelles : pïtha, par opposition aux consonnes, nommées alors ksetra — on voit apparaître ici le lien entre phonèmes et étendue. Jayaratha, de fait, commentant le premier sloka du Vàmakesvarïmata, où la Déesse est décrite comme prenant les six aspects (Ganesa, ràéi, etc.) qui sont imposés dans le sodhânyâsa, souligne que les pïtha correspondent à l'étendue puisque la Devi se manifeste également sous cette forme (deéarû- patayâ) : « Le Seigneur, dit Abhinavagupta dans riávarapratyabhijň&vimaršini (II, 1, 5),

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rituel : c'est en imposant un manira sur Peau servant au culte que celle-ci est sacralisée et devient le nectar de Šiva, etc. Mais il y a des procédures plus curieuses. On pourrait, ainsi, mentionner le rituel d'invocation de Šiva (Šiváváhana) de la SŠP. (III, 61-64, vol. 1, pp. 184-191) où l'officiant, méditant le suprême Šiva, énonce intérieurement le bïja Haum en le faisant monter du mulâdhâra au brahmarandhra et, de son front où il brille comme la lune, se le représente descendu dans la coupe fleurie de ses mains (puspânjaligatam dhyatvà) et l'unit à la forme (murti) qui sert de support au culte, où la divinité elle-même va dès lors résider : processus qui se fait entièrement par la concentration de l'esprit puis par des mudrd, sans qu'il y ait à proprement parler de nyàsa. On peut donc, ici encore (cf. ci-dessus p. 66), se demander si on est toujours dans le domaine des impositions. De fait, le rituel semble fournir surtout des exemples de mantra qui produisent un effet sans qu'on ait fait véritablement de nyâsa : parfois une mudrâ les accompagne, ou un geste : tapotement, attouchement avec une fleur1. Il y a également des cas où la mudrâ semble être active par elle-même2. Sans doute serait-il excessif de considérer ces pratiques comme étant à strictement parler des impositions; il s'agit pourtant de quelque chose de très proche, ne serait-ce que parce qu'elles se rattachent à la même problématique : celle du transfert d'énergie par la concentration mentale et/ou le geste; ou encore, d'un point de vue plus général, à la problématique du geste efficace qui demeure au fond (ou à l'arrière-plan) de la pratique du nyâsa.

Il est à noter d'ailleurs que, dans un rituel tout à fait voisin dans son esprit comme dans son effet, le jïvanyâsa (qu'on pourrait traduire : imposition de la vie), tel que le décrit l'Agni Purâna (ch. XGVI, si. 90-93), le maître énonce des mantra en les faisant monter du cakra du nombril au dvâdasânta d'où ils se fondent dans l'efïulgence du suprême Šiva, qui est mené par concentration mentale jusque sur le Ища servant au culte, où il va désormais résider. Ce processus, purement spirituel (manasâ... dhyatvâ), est appelé nyâsa (jïvanyâso bhaved evam). Il est suivi d'autres impositions sur le socle du liňga. Le chapitre LIX (vaisnava, celui-là) du même purâna, qui rapporte le rite d'adhivâsana

their proper positions so as to avoid the production of discord and distractions in worship. The actions of Nyàsa on the body, finger and palms stimulate the nerve centres and nerves therein. Thus, for the attainment of that state in which a Sàdhaka feels that the Bháva (nature, disposition) of the Devátá has come upon him, Nyàsa is a great auxiliary. It is, as it were, the wearing of jewels on different parts of the body. The Bijas of the Devatâ are the jewels which the Sàdhaka places on different parts of his body. By Nyâsa he places his Abhïstadevatâ (Ista-devatà) in such parts, and by Vyâpaka-nyâsa (comprehensive Nyâsa) he spreads His presence through himself. He becomes permeated by Him, losing himself in the divine Self. (MNT., V, 105 et seq. ; ST., VI, 1 et seq. ; Prapaňcasára Tantra, p. 138 et sq. ; Yoginï Tantra, II, 1.1 et sq.) ».

(1) Le nyâsa peut se faire avec une fleur ou des brins d'herbe : ci-dessus p. 79. (2) SŠP., III, 41 (vol. 1, p. 124-125) : darsayitvârriflïmudrâm «et on montre la mudrâ

qui transforme en nectar » (trad. H. Brunner, qui discute ce problème dans l'introduction, id., p. xxxvi ).

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de Visnu, indique de façon assez analogue que le dieu est installé (sthapana) dans l'image qui est vitalisée (sajïvakarana) par l'imposition du murtimantra.

Le jïvanyâsa ne sert normalement qu'à vivifier l'icône utilisée pour le culte. Il peut toutefois s'appliquer aussi à l'adepte, lorsqu'après le rite de bhutašuddhi, ou dehašuddhi (purification des éléments du corps), par lequel l'adepte résorbe l'un dans l'autre les éléments dont son corps est composé (résorbe, fait disparaître ce corps grossier), son principe vital (jïva) se trouve hors de lui, car il réside à ce moment-là dans le dvâdasânia ou dans le bindu. A cet ancien corps il va falloir substituer un corps nouveau, pur, subtil, où on devra ramener le principe de vie précédemment déplacé : cela se fait par le rite de jïvana, ou sakalïkarana, où des nyâsa sont utilisés1.

Lorsque la pujâ d'une déité est faite au moyen d'un diagramme, c'est par des nyâsa — effectués ordinairement avec des brins d'herbe darbha — qu'on place dans ce cakra ou mandata cette divinité, puis ses aňga, ses attributs, les divinités secondaires qui l'entourent, etc. (cf. par exemple le LT., chap. XXXVIII, ou encore la SŠP., vol. 3). De même, dans tout rite où est utilisé un mandata où sont placées des déités (cf. SŠP., 2e vol., p. 320, à propos de prayasciila ; ou encore divers passages de la SŠP., vol. 3 ; etc.).

Plus banalement, on déposera des manira sur des objets pour les sacraliser, les purifier, les protéger, etc. Ainsi Yastramantra sur le chambranle de la porte du sanctuaire ou sur son seuil servira à protéger le lieu du culte (SŠP., vol. 2, p. 48 et 356); ou neuf déités sur les brins servant à faire les pavitra (id., p. 102); ou les mantra, astra, kavaca et hrdaya déposés sur un réceptacle et servant à constituer un « écrin » phonique et spirituel à ces mêmes pavitra afin de les protéger (ibid., p. 130-131). Les exemples pourraient se multiplier à l'infini.

Mais plutôt que de poursuivre cette enumeration, mieux vaudrait maintenant, après avoir envisagé séparément beaucoup de nyâsa différents, tenter de suivre — rapidement — dans son ensemble un rituel où interviennent des impositions, qu'il soit axé sur un manira ou qu'il forme la pujâ d'une divinité.

Le culte d'un mantra, c'est le manirasâdhana, ou purašcarana, au cours duquel l'adepte qui a reçu un manira de son maître, par l'initiation, accomplit des rites et s'applique à des observances qui lui donneront à la fin la maîtrise de cette formule dont il pourra alors tirer tout le

(1) Le Târinïparijâta, p. 18-19, décrit, après l'exposé du bhutašuddhi, un jïvanyâsa fait avec le prânapratisthâmanira de la Déesse Târinï : toute une série d'impositions (f-syâdi, kara, sadaňga, etc.), avec dhyâna, japa, etc. : le schéma est celui du rite de prânapralislhâ tel qu'on le trouve dans divers manuels modernes (Srïkalpadruma, ou autre).

Le jïvanyâsa est mentionné de la même façon dans le MNT. (V, 105) : l'adepte place, par ce rite, les « souffles » divins dans son propre corps : taddehe devyâh prânân nidhâpayet (le commentaire glose taddehe par tasmin navine dehe : « dans ce nouveau corps », dans ce corps renouvelé, transformé par le bhutašuddhi.

De même SŠP., III, 28-31 (vol. 1, p. 128-133).

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bénéfice spirituel (ou matériel) possible. Mme Brunner, dans son étude déjà citée (ci-dessus, p. 68, note 3) sur le sâdhaka, a résumé cette ascèse selon le Mjgendra et quelques autres âgama : on trouve des prescriptions très semblables dans bien d'autres textes šaiva, sâkta ou vaisnava. Le schéma en est le plus souvent le même, comportant un certain nombre de nyâsa placés surtout au début de la pratique afin de communiquer dès l'abord à l'adepte, par des séries successives d'impositions, l'énergie du manlra qui lui servira d'instrument d'action ou de salut. Comme il faut, en général, au cours du sâdhana, rendre un culte au manlra, ce qui se fait avec un diagramme, des nyâsa seront aussi faits sur ce mandata.

Les impositions sont en général, dans l'ordre, les suivantes : les rsyâdinyâsa, un vyâpaka-nyâsa1 sur tout le corps, le kara- ou karânga- nyâsa sur les mains, les hrdayâdisadanganyâsa (parfois aussi l'imposition des cinq brahma- ou vaktra-mantra, sadyojâla, etc.); puis l'imposition sur le corps des lettres et/ou des mots du mûla-mantra (manlravarna- et mantrapada-nyàsa) suivie de celle de ses aňga, upáňga et éléments accessoires.

Après cela vient la pujâ faite au manira, normalement avec un mandata où il faudra placer au centre, par nyâsa, le muriimantra, ce qui y installe en quelque sorte l'image de la maniradevatâ, puis, naturellement, tout autour, les aňga, upáňga, âvarana- ou parivara-mantra, etc.2. Reste alors à faire la pujâ elle-même et ce qui la suit, rites au cours desquels d'autres nyâsa interviendront encore et où il peut notamment arriver (cf. Yo-Hr., III, cité ci-dessus p. 74) que le sâdhaka doive imposer le cakra sur son propre corps : la succession des nyâsa est, on le voit, considérable, quasi-infinie même si on songe que les opérations sont répétées des centaines ou des milliers de fois.

Mais c'est dans la pûjâ des divinités que la série des nyâsa peut être la plus longue et qu'ils interviennent le plus souvent, chose naturelle en raison à la fois du nombre des éléments jouant un rôle dans le culte, qu'il y a lieu de purifier ou de sacraliser, et du contexte de manipulation

(1) Le vyâpakanyâsa consiste selon le MNT. à passer les deux mains trois à sept fois sur tout le corps, des pieds à la tête, en répétant le mulamanlra (id. V, 124) ; de même TBhS., V, p. 171. On a vu que cela pouvait aussi se faire différemment. Du moins s'agit-il toujours d'imposer un mûlamantra, une entité ou un diagramme fondamentaux, sur tout le corps, qui doit en être entièrement imprégné, pénétré (vyâpta).

Cf. Principles of Tantra, p. 1140 : « ... and then by means of Vyâpaka, or comprehensive Nyâsa, to feel the presence of the Devatà as one undivided entity whose substance is Mantra all over one's body from the feet to the crown of the head. »

(2) Voir, par exemple, le LT., chap. XLVI : pûjâ du laksmï-manira. Trois autres chapitres de ce texte (XLVII, XLVIII, XLIX) décrivent le culte d'autres mantra : les nyâsa sont identiques. Pour le lârikà- mantra, le manlra principal du Tantra (chap. XLII-XLIII), par contre, des nyâsa différents sont prescrits, mais c'est qu'il ne s'agit pas d'un culte ' extérieur ', mais d'un sâdhana où les éléments mentaux, les visualisations, les japa, le mantra- yoga, jouent un rôle essentiel.

Autres exemples vaisnava : la pûjâ du Vasudeva-mantra de douze aksara dans la Varša- kriyâkaumudï, pp. 182 sq. ; ou les impositions des mûlamantra, de huit et de douze aksara, dans la Sanatkumàrasamhitâ, I, adhyaya 9 (p. 72 sq., éd. Adyar, 1969).

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de l'énergie divine et d'intériorisation ou d'identification rituelle qui est celui de la pûjâ. On n'y rencontre sans doute pas de nyâsa aussi complexe que ceux que nous avons vu intervenir dans les initiations : celles-ci, supposées entraîner une transformation spirituelle et corporelle totale du disciple, exigent tout naturellement la procédure la plus complexe et efficace de transfert d'énergie. Le cas de la pûjâ est différent, plus simple pourrait-on dire. Le nombre et la diversité des impositions y sont pourtant considérables tant à cause de la longueur fréquente du culte qu'en raison du nombre des déités qui y interviennent. Or rites aussi bien que divinités varient selon les traditions et les sectes, et même selon les adorateurs. Il serait vain de vouloir en dresser une liste tant soit peu complète. Il suffira donc, pour terminer ce survol des nyâsa, de donner quelques rapides indications sur la succession habituelle et sur la fonction de quelques-unes des impositions faites au cours de la pûjâ.

Il existe un bref exposé des nyâsa du culte de Krsna, pp. 90-92 de la thèse de R. V. Joshi, Le rituel de la dévotion kfsnaïle1. Ils font partie du culte même de l'image déjà consacrée (sans nyâsa, apparemment) et se font sur l'image elle-même. Ils se réduisent à peu de chose : antarmâtrkanyâsa sur six parties de l'image censées correspondre aux six cakra; kesavanyâsa : imposition de 51 phonèmes avec 51 noms différents tant de Krsna que de sa Šakti (am Kesavâya Kïriyai namah, etc.); enfin un tattvanyâsa, imposition des tattva de ahamkâra à prthivi et d'un certain nombre d'autres entités, dont le jïva- et le prâna-taltva considérés comme particulièrement importants. Des manira accompagnés de mudrâ servent dans la suite du rituel, mais ce ne sont pas à proprement parler des nyâsa, lesquels paraissent remarquablement peu nombreux.

Sensiblement plus longues sont les listes que voici et qui me semblent aussi beaucoup plus caractéristiques. Je les tire de manuels de diverses époques.

Le Pujâvidhinirupana de Trimalla2, d'abord, énumère onze impositions seulement, placées au début de la pûjâ :

1. rsyâdinyâsa; 2. sadanganyâsa; 3. anlarmâirkâ-n. ; 4. bahirmâtfkâ- (samhâra-srsii et sthiti); 5. mûlavidyâsamputitamâtrkânyâsa ; 6. nyâsa de six déesses; 7. nyâsa des cinq vakira de Šiva, suivi de : 8. sadanganyâsa; 9. yoni-nyâsa : deux impositions de neuf divinités;

10. nyâsa des huit mères Brahmï, etc. ;

(1) R. V. Joshi, Le Rituel de la Dévotion Kfsnaïle. Pondichéry, Institut Français d'Indo- logie, 1959 (Publ. de l'I.F.L, n° 17).

(2) Court texte publié, traduit et annoté par F. Nowotny in Indo- Iranian Journal, I, 2, 1957, pp. 109-154.

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11. enfin vyâpakanyâsa du mulamanira de Bhuvanesvarï ; suivent des offrandes diverses, la dvârapujâ, la pïthapûjâ, puis le culte même de la divinité. Si on se reporte au Târinipârijâta (qui cite des tantra médiévaux),

on trouve, dans la pûjâ, après les premières libations, l'offre du siège, un prânâyâma et le bhutašuddhi, une série de onze nyâsa : 1. jïvanyàsa, comportant plusieurs éléments (cf. ci-dessus page 93,

note 1); 2. aniarmâlrkânyâsa, comprenant d'abord plusieurs impositions sur

le corps, puis çsyâdi- et aňganyása, dhyâna de la Déesse, enfin impositions des 50 phonèmes dans les cakra;

3. un triple bahirmàirkânyâsa (srsti, sthiti et samhâra) comportant chacun rsyâdinyâsa et dhyâna d'une dévala avec l'imposition de la mâirkâ;

4. kalâmâirkanyâsa : imposition de la mâtrkâ associée à 51 kalá, précédée de xsyàdi et aňganyása et d'un dhyâna;

5. à 10. sodhânyâsa (exposé selon le Tantracudamani) comprenant l'imposition de 50 Rudra, 9 graha, 8 lokapâla, Šiva et Šakti sur les six cakra, Tara (nyâsa de cinquante phonèmes sur les six cakra), enfin dix pïtha avec des groupes de phonèmes sur dix points du corps ;

11. nyâsa, sur le corps, des rsi, etc., puis, sur les mains, des aňga (kar aňganyása) du mantra de Târinï. Après quoi il faut tracer le yanira servant au culte, puis vient le nyâsa de cinquante pïtha (vu précédemment p. 90-91), enfin la suite de la pujâ. Les deux séries diffèrent peu, sinon par la présence dans la deuxième

du jïvanyàsa et du sextuple sodhânyâsa. Ce sont des modèles simples. Pour donner une idée d'une série plus longue, je citerai celle de la Balârcanapaddhati, manuel de rituel sâkta publié en 1933 à Surat1, ouvrage pris simplement à titre d'exemple, parmi d'autres, de prescriptions contemporaines2 où les impositions paraissent multipliées comme à plaisir, sans d'ailleurs que cette abondance n'ajoute rien à la signification ni à l'intérêt de l'opération, mais elle est assez typique de la tendance indienne au foisonnement.

La partie de ce texte relative aux nyâsa commence avec le bhutašuddhi qui se fait en imposant les cinquante phonèmes, de A à KSA, sur diverses parties du corps (en terminant par le lotus aux mille pétales du sommet du crâne). Cette purification est suivie (comme on l'a déjà vu, p. 93 : jïvanyàsa) de la vivification par prânapratisthâ, réalisée par rsyâdi-, karânga-, puis vyâpakanyâsa, suivis du dhyâna de la devátá,

(1) Srîbalârcanapaddhatih, ... Sri paaupateavarânandanâthaviracitâ, Surat, sam. 1991 (petit pothi de 90 folios).

(2) L'abondance des impositions n'est cependant pas propre aux œuvres les plus récentes : le Nityotsava, qui daterait de 1775, décrit dans la section des impositions (nyâsaprakaranam) deux séries de sodhânyâsa, l'une sur le corps, comprenant dix-neuf impositions, l'autre du érïcakra avec onze nyâsa relatifs aux diverses parties du cakra (cf. ci-dessus, p. 75, note 3).

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CONTRIBUTIONS A L ETUDE DU MANTRAsASTRA 97

après quoi l'imposition du souffle elle-même est faite sur le corps de l'adepte avec le prânapratisihàmanlra. Vient alors la suite des nyâsa :

1. antarmâtrkânyâsa : d'abord un prânâyâma — inspiration avec les voyelles, retenue du souffle avec pavarga (les occlusives de pa à ma) et expiration avec « ya, etc. » ; rsyâdinyâsa, puis karanydsa des voyelles et des varga des consonnes suivi de leur hrdayâdisa- danganyâsa. Dhyàna de la kundalinï lovée dans le mulâdhâra avec tous les phonèmes puis montant avec eux le long de la susumnâ — il faut visualiser les 6 cakra et y placer mentalement les voyelles et les groupes (varga) des consonnes;

2. bahirmâifkânyâsa : d'abord, comme précédemment rsyâdi-, kara- et sadanganyâsa. Puis imposition des 16 voyelles (от am namah à от ah namah) puis des 8 groupes de consonnes auxquels on ajoute 2 « groupes » supplémentaires : ham-lam et ksam imposés sur les deux mains;

3. suddhamâirkânyâsa : rsyâdi-, kara et aňganyása. Dhyàna de la Déesse associée aux 50 phonèmes, puis nyâsa de ceux-ci sur 50 points du corps;

4. 5. 6. samhâra- \ sr?}i- [ mâlrkânyâsa sthiti- )

D'abord rsyâdikarasadanganyâsa. Puis un dhyàna, différent dans chacun des trois cas. Puis nyâsa des phonèmes « ornés » du bindu (от ksam namah à от am namah) sur divers points du corps pour samhâranyâsa; ou des phonèmes avec le vîsarga (от ah namah, etc.) pour srsti, ou, pour sthiiinyâsa les phonèmes avec bindu et visarga, en allant de da à iha (les trois impositions se font dans un ordre différent selon qu'on est brahmacàrin, maître de maison ou renonçant) ;

7. saktimâtrkânyàsa : rsyâdinyâsa, sadaňga- puis karanyâsa. Dhyàna de la Šakti, puis mâtrkânyâsa (от am hrïm namah sur la tête, от âm hrïm namah sur la bouche, etc.);

8. srïpranavakalâmâtrkânyâsa : rsyâdi- puis hrdayâdinyàsa. Dhyàna de Pranavakalâmâtrkâsarasvatï, et hommage à elle rendu, puis invocation aux 50 kalâ et leur imposition avec les 50 phonèmes de A à KSA;

9. Srïkanthâdimâtrkânyâsa : rsyâdi, puis hrdayâdinyàsa d'une formule assez longue : от hrïm srïm namah sivâya am brahmâni mâm raksa raksa hamsavahane mâm raksa raksa padmahasle mâm raksaraksa hâm hrïm hrum am kam am am am am hrâm hrïm hrum hsauh samjïvàni hrdayâya namah », etc. Puis dhyàna, puis imposition des 50 phonèmes selon modèle : от hsauh am srïkanthesa pûrnenda- rïbhyâm namah (sur la tête), etc.;

10. Kesavâdinyâsa : rsyâdinyâsa, dhyàna, puis imposition après avoir fait mentalement les offrandes de la pûjâ (mânasopacaraih sampujya nyaset). Nyâsa des 50 phonèmes selon : от klïm am, etc. Puis se

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98 ANDRE PADOUX

fait un prapancayâgamâtrkanyâsa, avec rsyàdi et karanyâsa, puis un homa de phonèmes (varnamayam homam) avec la formule от hrïm ksam hamsah so' ham svahu (pour KS A) jusqu'à от hrïm am hamsah so'ham svahu (pour A) sur divers points du corps;

11. mûlamantranyàsa, c'est-à-dire du manira principal de Bâlâtripura- sundarï : fsyâdinyâsa, puis triple imposition de aim, klïm, et sauh (qui sont le bïja, la šakti et le kïlaka de ce mantra). Puis triple nyâsa des 50 phonèmes en emboîtant (sampuia) chacun d'entre eux successivement d'un des trois monosyllabes (ex. : aim am aim, klïm am klïm, etc.);

12. navayoninyâsa : 9 impositions de aim, klïm et sauh sur le corps; 13. Rity âdiny usa : « aim riiyai namah sur le muládhára, klïm rityai

namah sur le coeur et sauh mano bhavayai namah entre les sourcils — tel est ce nyâsa » ;

14. Amrtesvaryâdinyâsa : sauh amrlešvaryai namah entre les sourcils, klïm yogešvaryai namah sur le cœur et aim višvayonyai namah sur le mulâdhâra;

15. murlinyàsa : imposition sur tête, bouche, cœur, sexe et pieds des cinq brahma- ou murti-mantra : shrauh ïsanâya manobhavâya namah, shrem talpurusàya makaradhvapâya namah, shrum aghomya kandapâryaya namah, shrïm vâmadevâya manmathâya namah et shrïm sadyojâtâya kàmadevàya namah',

16. vakiranyâsa : même imposition des cinq mantra ïsâna à sadyojâta sur les cinq visages (paňcavaktráni), d'un liňga, sans doute;

17. [nyâsa donné pour incertain : mulamanlrasadanganyâsa : am klïm sauh, deux fois sur cœur, mèche, etc.];

18. bànanyàsa : 5 impositions sur tête, cou, visage, sexe et cœur : dram dravanabânâya namah, drim ksobhanabânàya namah klïm vasïkaranabânàya namah, blum ákaršanabánáya namah et sah sammohanabânâya namah;

19. devatànyàsa : octuple imposition avec les bïja aim klïm Ыпт slrïm de huit divinités féminines (Subhaga, Bhagâ, Bhagamâlinï, etc.) sur divers points de la tête, le cœur, le nombril et le mulâdhâra;

20. pïihanydsa : impositions sur divers points du corps des entités formant le socle (pïtha) de la divinité. Puis dhyâna de Bâlâtripura- sundarï, ce qui termine l'ensemble des nyâsa. Il aurait été utile de compléter cet exposé, qui ne repose guère que

sur des exemples hindous, par un examen des impositions telles qu'elles sont pratiquées dans le jaïnisme et le bouddhisme. On a déjà signalé au passage quelques cas de pratiques similaires hindoues, jaïnes ou bouddhiques, mais il faudrait faire davantage et noter plus spécialement ce en quoi les deux dernières traditions et surtout la bouddhique, peuvent différer de la première. Je n'ai malheureusement guère pu rassembler une documentation assez complète à cet égard pour pouvoir, comme pour l'hindouisme, tracer une sorte de schéma général des usages habituels en milieu jaïn ou bouddhiste.

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CONTRIBUTIONS A L'ÉTUDE DU MANTRAŠÁSTRA 99

Ce qu'il y faudrait examiner avant tout, ce sont les pratiques (avec le discours qui les accompagne immédiatement) beaucoup plus que la problématique générale des impositions qui, me semble-t-il pour le moment, reste à bien des égards la même — mutatis mutandis — dans toutes les traditions : il s'agit toujours de sacraliser un corps ou un objet par l'imposition d'entités porteuses d'une force divine ou spirituelle. Mais il me faut laisser cela de côté pour l'instant.

Limité donc à l'hindouisme, ce bref examen des nyâsa aura, je crois, confirmé l'importance de cette pratique rituelle dans les formes tantriques ou tantrisées de la religion hindoue. Pratique, peut-être relativement récente dans la forme développée et organisée que nous venons de voir (et qui est encore en usage dans l'Inde actuelle). Mais, pratique dont l'origine est en réalité sans doute fort ancienne et, surtout, fondée sur une façon ancienne de concevoir, d'appréhender et de vivre, le corps dans la religion et l'ascèse. L'Inde a, en effet, toujours investi le religieux, le cosmique, dans le corps. Le corps y est ce lieu où se reflètent, s'incarnent, la géographie sacrée, les niveaux et la structure du cosmos, les dieux (« comme les vaches dans une étable »), où se rejoue, aussi, à l'échelle humaine — mais en liaison avec le divin — le processus divino- cosmique de l'émanation et de l'involution cosmiques. Or les nyâsa ont pour rôle, pour raison d'être, de servir à actualiser ces potentialités cosmiques du corps, à le structurer en correspondances ou équipollences cosmiques, actualisation qui est le but même recherché par le rituel, la pratique religieuse ou spirituelle. D'où leur importance comme un des éléments essentiels de la pratique de l'homme religieux indien dès lors qu'il recherche la libération, non pas seulement en esprit mais « dans cette vie et dans ce corps mêmes ».

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INDEX

aňgakalpana : 84 n. aňganyása : 81, 84-87, 97. aňgamanlra : 69, 70, 77 п.,

78, 84-87, 94. ajapâjapa : 86. adfsyanyâsa : 66 п. adhivâsana : 92. adhvan : 67, 73, 91. abhicâra : 78. amfleévaryâdinyâsa : 97. astramantra (phal) : 69 et

п., 86 et п., 93. âdhâraéakti : 78. âvaranamantra : 94. âsana : 72 et n. âsananyâsa : 78 n. âsanamantra : id. uccâra : 88. unmanâ : 72 et n. upângamanira : 85, 94. fsyudinyâsa : 76 п., 81-84,

88, 94, 95 п., 96, 97, 98. karanyàsa : 61, 73 п., 76-77,

84-87, 88, 96, 97. karašuddhi : 76 п. karànganyâsa : 76, 77 et п.,

78, 84-87, 88, 96, 97. kalânyâsa : 91. kalàmâtfkânyâsa : 87, 96. kavaca : 82 n. kïlaka : 82 et п., 84 et n. kundalinï : 97. kula (kaula) : 78 п., 90. kešavanyása : 95. kesavâdinyâsa : 97. ksepa (niksepa) : 67. gaganasthâ mantra : 66 п. ganešanyása : 73. grahanyâsa : 73, 96. сайта (cf. mandala) : 72,

73, 74, 75 et"

п., 79, 93, 96.

cakranyâsa : 74-75. chandas : 81, 83. jâti : 86, 88 n. jïuanyâsa : 92-3 et п., 96.

tativa : 63, 70-71, 72. tattvanyâsa : 70, 91, 98. trilattvanyâsa : 69, 91, 95. diùnyâsa : 91 n. dïksâ : 66, 68 sq. devatânyâsa : 98. dvarapujâ : 96. dvâdasânta : 72, 92. dhârariï : 64 n. dhyayet : 72. dhyâna : 65, 96, 97, 98. naksatranyâsa : 74. navayoninyâsa : 98. navatmamanira : 66, 69, 70. niksepa : 67. nefra : 85 et n. nyaset, etc. : 67. paňcavaktra : 98. paňcáňgulika : 61 п. pariváramantra : 94. pïlhanyâsa : 74 et п., 90-91

et п., 96. pïthapujâ : 96. putrakadïksà : 68, 73. рп/â : 62 et п., 65, 68,

79, 83 et п., 93, 94, 95- 98.

prapancayâgamâtfkânyâsa : 98.

prâna : 63, 65-66, 69, 71, 72.

prânapratisihà : 93 п., 96. prânâyâma : 89, 96, 97. phal cf. astramantra. bânanyâsa : 98. bîja : 64, 65, 74, 78 п., 83,

85. brahmamantra : 78 п., 98. brahmarandhra : 72, 88-9,

92. Brahmï, etc. : 95. bhàvanâ : 60, 65, 71, 80 n. bhùtaéuddhi : 73 п., 93, 96. mandata : 72, 73, 93, 94. manoyâga : 71 n. mantrapadanyâsa : 94. mantramâtfkânyâsa : 87.

mantrasâdhana : 93. mâtrka : 65, 69, 73, 87 sq. mâifkânyâsa : 69, 73, 77 п.,

79, 87-90, 95-96. — antarmâtfkânyâsa :

63, 88-92, 95, 96, 97. — bahirmâtfkânyâsa :

79, 82-83, 89, 95, 96, 97.

mâtfkâpujâ : 88 n. màtrkâmantranyàsa : 87. mânasa 65, 81. mâlinï : 69, 70 et п., 89-90. mahányása : 69-71. mahápreta : 72. mahâmudrâ : 78 et п. modrá : 61, 78-81, 84 п., 86,

92, 95. mudrâ (déesse) : 74. mùrtinyâsa : 77 п., 91, 98. murtimantra : 69, 70 et п.,

77 п., 94. mùlamanlra : 77 п., 94, 96,

97, 98. mulavidyâ : 77 п. mùlavidyâsamp utitamâtfkâ-

nyâsa : 95. yanlra : 96. yoginînyâsa : 74 n. yoninyâsa : 95. râéinyâsa : 74. rityàdinyâsa : 98. Rudra : 96. likhet : 67. lipinyâsa : 89 n. lipïévara : 67. vaktramanira (nyâsa) : 84,

95, 98. varnatanu : 87. varnamayïdïksâ : 66. vâk : 63 ; vàk-kaya-citta :

80 n. vâcaka : 64. uâq/a : 64. vâmâcâra : 72. viniyoga : 67, 82, 84-85. viniveéa : 67.

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CONTRIBUTIONS A L ETUDE DU MANTRAsASTRA 101 vyâpakanyâsa : 94 et п., 96. vyâpta : 94 п. šaktimutj kány usa : 97. sarïra (liňga, sûksma, sthû-

la) : 63, 65 n. éâktanyâsa : 70. éivahasta : 77-78 et n. šiváváhana : 92. suddhamâirkânyësa : 97. éuddhi, éodhana : 73 et n. srïkanthâdimât^kânyâsa :

97. '

érïcakra : 66 п., 74 п., 75 п., 96.

érïpranavakalâmâtfkânyàsa : 97.

' sadaňganyasa : 81, 84-87,

94, 95, 97. sodhànyâsa : 69, 73 et п.,

74 п., 90, 96. samputa : 98. samhâranyàsa : 77, 89, 85,

97, et passim, samhitamanira : 84. sakalïkarana : 76 et п., 82,

86. sajïvakarana : 93. samayadïksâ : 68, 69 sq., 77. samânyanyâsa : 69.

sahajanyâsa : 82. sâdhaka : 68 п., 94. sâdhana, cf. mantrasâdhana. siddham bïja : 67 n. siddhi : 65, 75 (déesse). srstinyâsa : 76, 89, 96, 97 et

passim, smarana, SM$ : 72. hamsa : 82, 85. haslanyâsa : 76-77. hastapûjâ : 78 n. hfdayádisadaňganyása : cf.

sadaňganyasa. heti : cf. asfra.

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102 ANDRE PADOUX

INDEX DES TEXTES CITÉS (les chiffres renvoient aux pages — n = note)

Sigles Agastyasamhità : 77 n. Agnipurâna : 67, 73 n, 85 n, 89 n, 90, 92. Iávarapratyabhijňávimaráiní : 90 n. Kâlikâpuràna : 73 n, 87 n. Kulârnavatantra : 52, 73 n. Gandharvatantra : 73 n, 74 n, 78 n, 88 n, 89 n. Jayâkhyasamhitâ : 66 n, 73 n, 77 n, 85 n, 87 n.

TA Tantràloka : 60, 65 n, 66, 67, 68-73, 77-78 et n, 81 n, 87 n, 88 n, 89-90 et n, 91 n. Tantrasâra : 77 n.

TBhS Tàrâbhaktisudharnava : 73 n, 79, 83, 84 n, 85 n, 86, 87, 88 n, 89, 94 n. Târârahasya : 96 n. Tàrinipàrijâta : 86 n, 89 n, 93 n, 96. Daksinamurtisamhità : 82, 88 n. Durgàsaptaaatï : 91 n. Nâradapancaràtra : 84 n, 86 n. Nityotsava : 71 n, 74 n, 75 n, 88, 89 n, 96 n.

NT Netratantra : 72 n, 87 n. Paratrimšikalaghuvftti : 70 n. Paramesvarasamhitâ : 64-65, 73 n, 76-77, 81, 85. Pïthanirnaya : 90 n. Pûjâvidhinirupana : 95-6. Prapancasàratantra : 92 n. Prapancasârasârasangraha : 73 n. Phetkârinïtantra : 85 n, 87. Bâlârcanapaddhati : 91 n, 96-98. Baudhayânagrhyasutra : 60.

Sigles Mantramahârnava : 76 n, 77 n, 82, 83-84. Mantramahodadhi : 73 n, 91 n.

MNT Mahânirvânatantra : 77 n, 84 n, 85 n, 86, 88, 89 n, 91, 92 n, 93 n, 94 n. Mahànayaprakâaa : 79. Mahârthamanjarï : 80-81.

MVT Màlinïvijayottaratantra : 68 n, 71 n, 78 n, 90. Mrgendrâgama : 78 n, 94. Yogamantrasamhitâ : 84 n. Yoginltantra : 92 p.

YoHr Yoginîhrdaya : 66 et n, 68, 73-75, 80, 94. Rauravâgama : 86 n.

LT Laksmïtantra : 66 n, 72 n, 77 n, 80, 85 n, 93, 94 n. Varéakriyàkaumudï : 94 n. Vâmakesvarïmata : 73 n, 75 n, 77 n, 90 n. Vïratantra : 73 n. Šatapathabrahmana : 60 n.

ŠT Sâradâtilaka : 66, 85 n, 90 n, 92 n. Srïkalpadruma : 93 n. Srlvidyânityârcana : 75 n, 87 n. Sanatkumàrasamhitâ : 94 n. Siddhasiddhântapaddhati : 91 n.

SŠP. Somaéambhupaddhati : 72 n, 76 n, 78, 79 n, 84 n, 85 n, 92 et n, 93. Saubhagyabhâskara (comm. sur le Lalitâsahasranâma) : 60.

SvT. Svacchandatantra : 68 n, 72 n, 73 n, 87 n, 91. Hamsopanisad : 85, 86. Hastapûjàvidhi : 78 n.

Note. — Le 3e volume de la Somaáambhupaddhati n'étant paru qu'à la fin de 1978, cette étude déjà achevée, je ne m'y réfère pas (sauf en deux endroits où un ajout a été possible). Elle contient pourtant beaucoup d'éléments intéressants — qu'il s'agisse du texte ou des notes de Mme Brunner — et qui vont, je crois, dans le sens de ce que j'ai dit.