56
Chine L’inflation fait peur au pouvoir Ecologie Canada : sauver la forêt boréale Jeux vidéo Tremblez, machos et dragueurs 3:HIKNLI=XUXZUV:?l@a@f@f@k; M 03183 - 1055 - F: 3,50 E www.courrierinternational.com N° 1055 du 20 au 26 janvier 2011 Afrique CFA : 2 600 FCFA - Algérie : 450 DA Allemagne : 4,00 € - Autriche : 4,00 € - Canada : 5,95 $CAN DOM : 4,20 € - Espagne : 4,00 € - E-U : 5,95 $US - G-B : 3,50 £ Grèce : 4,00 € - Irlande : 4,00 € - Italie : 4,00 € - Japon : 700 ¥ Maroc : 30 DH - Norvège : 50 NOK - Portugal cont. : 4,00 € Suisse : 6,40 CHF - Tunisie : 4,50 DTU - TOM : 700 CFP France 3,50 € Vive la Tunisie ! Questions sur une révolution en marche upbybg

Courrier International N1055 20 Jan 2011

  • Upload
    oulidha

  • View
    433

  • Download
    10

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Courrier International N1055 20 Jan 2011

ChineL’inflation fait peur au pouvoir

EcologieCanada : sauver la forêt boréale

Jeux vidéoTremblez, machos et dragueurs 3:H

IKNLI=XUXZUV:?l@a@f@f@k;

M 0

3183

- 10

55 -

F: 3

,50

E

www.courrierinternational.comN° 1055 � du 20 au 26 janvier 2011 Af

rique

CFA

: 2 6

00 F

CFA

- Al

gérie

: 450

DA

Al

lem

agne

: 4,0

0 €

- Aut

riche

: 4,0

0 €

- Can

ada

: 5,9

5 $C

AND

OM

: 4,2

0 €

- Esp

agne

: 4,0

0 €

- E-U

: 5,9

5 $U

S - G

-B : 3

,50

£G

rèce

: 4,0

0 €

- Irla

nde

: 4,0

0 €

- Ita

lie : 4

,00

€ - J

apon

: 700

¥M

aroc

: 30

DH

- N

orvè

ge : 5

0 N

OK

- Por

tuga

l con

t. : 4

,00

€Su

isse

: 6,4

0 C

HF

- Tu

nisi

e : 4

,50

DTU

- TO

M : 7

00 C

FP

France3,50 €

Vive la Tunisie !

Questions sur une révolution en marche

upbybg

Page 2: Courrier International N1055 20 Jan 2011
Page 3: Courrier International N1055 20 Jan 2011

3

Sommaire4 Les sources cette semaine6 A suivre9 Les gens

Les opinions10 Fiat sacrifie ses salariés. Une Porsche de trop à Manille. Tentation dynastique en Indonésie. Pourquoi je félicite le président Obama. Cameron joue gros sur la santé. Voyager en avion est un droit.

En couverture14 Vive la Tunisie Beaucoup de questions demeurent. Peut-on construire une démocratie alors que le pays, depuis son indépendance, n’a connu que l’autoritarisme ? Peut-on accepter que des caciques de l’ancien régime restent aux affaires ? Quelles sont les garanties pour une transition démocratique ?

D’un continent à l’autre22 France Politique Le “macho“ à la merci de la “Boche“23 Europe Italie La légitime défense de la jeunesse Italie Des croisières qui puent Balkans Mon voisin ? il est bien pire que moi ! Albanie Nous sommes la Tunisie des Balkans Portugal Nourrir les corps avant les esprits28 Amériques Pérou Le génocide des Indiens du Putumayo Etats-Unis Une tragédie pour rien31 Asie Kazakhstan Vingt années volées au peuple Inde Le spectre des colons rôde toujours Philippines Le succès au bout du fil35 Moyen-Orient Liban Quelques semaines de répit Vu d’Israël Incroyable Hezbollah Israël L’impossible réveil du soldat Sharon37 Afrique Côte d’Ivoire Gbagbo joue très bien la montre38 Economie : dossier Chine Inflation Contrôler les prix, c’est bien Consommation L’huile de soja, produit de luxe Analyse Pourquoi la Chine doit crever sa bulle41 Ecologie Ecosystèmes La guerre du Mackenzie 44 Médias Cinéma En 2011, Hollywood parie sur le talent

Long courrier46 Photos Le regard d’un pionnier palestinien50 Jeux vidéo Comment faire fuir les dragueurs51 Le livre Padgett Powell52 Humeur pour en finir avec l’hiver53 Le guide54 Insolites Hanoi, capitale extraplate

n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Editorial

La fête du 14 janvier ne sera pas oubliée

Il y a des moments iné ditsqu’il faut savourer. Cemystérieux 14 janvier, quia vu la fuite précipitée duprésident tunisien, en estun. On ne sait pas exacte-

ment ce qui s’est passé, ni quels en furentles protagonistes. On suppose que Mme BenAli a pris peur, que son mari a demandé àretirer quelques lingots d’or. On peut ima-giner qu’alors les généraux, Rachid Ammaren tête, aient fait pression sur le président.Souvenez-vous, cet officier, ancien chefd’état-major, avait été limogé une semaineauparavant par Ben Ali pour avoir refuséde tirer sur les manifestants. Dès le 14,donc, il est rétabli à son poste, preuve qu’ilfut bien à l’origine de la chute du président.

Alors, oui, il faut savourer et rendregrâce à tous ces jeunes (et parfois moinsjeunes), hommes et femmes, qui ont osébraver les forces de police, qui ont osé direnon à ce pouvoir inique et arbitraire. Il fautrendre hommage à Mohamed Bouazizi,26 ans, qui s’est immolé par le feu le 17 dé -cembre. Rendre hommage aussi aux78 personnes qui ont perdu la vie lors desémeutes et aux nombreux blessés. Pourune fois, le sacrifice de ces quelques-unsn’aura pas été vain. Il faut donc saluer aussil’action des militaires, qui n’ont pasaccepté de seconder des forces policières

nombreuses mais heureusement dépas-sées par les événements. Il faut aussi rap-peler tous ceux qui, au cours de toutesces années, ont refusé de collaborer etl’ont payé par la prison, le harcèlementou l’exil. On peut citer l’éditrice SihemBensedrine, l’avocate Rhadia Nasraoui,le défenseur des droits de l’homme KamelJendoubi, l’écrivain et journaliste TaoufikBen Brik (dont on lira ici l’analyse)…

C’est un fait, la Tunisie n’a pas deVáclav Havel en son sein, elle n’a pas nonplus de Gorbatchev pour entamer une tran-sition. C’est peu dire que l’opposition à BenAli a toujours été divisée et que chacunaujourd’hui y joue sa partition, soupçon-nant les autres d’avoir profité du régimeou de vouloir se placer pour la suite. Onvoit cette semaine de nombreux manifes-tants continuer de refuser ce gouverne-ment d’union nationale qui reconduit tropde caciques de l’ancien régime.

Malgré cela, la fête du 14 janvier ne serapas oubliée de sitôt. La presse tunisienne,tout d’abord muette devant l’événement,commence aujourd’hui à se libérer. Et,autre bonne nouvelle, Courrier internatio-nal, qui avait souvent subi la censure durégime et qui était totalement interditdepuis octobre 2009, est de nouveau dansles kiosques tunisiens.Philippe Thureau-Dangin

Retrouvez sur notre site :Un dossier spécial Tunisieavec tous les articles publiésdepuis 1998, des inédits et des dessins.L’actualité du mondeau quotidien avec des articles inédits.

Et toujours :Les blogs de la rédactionLes cartoonsLes archivesPlanète PresseEt bien d’autres contenus…

� La chute de Ben Ali.Dessin de Kap,Espagne.

� En couverture : Un soldat tunisien lorsd’une manifestationdans le centre de Tunis,le 17 janvier.Photo de ThibaultCamus, AP-SIPA.

En ligne

www.courrier

international.com

E. L

EGO

UH

Y

upbybg

Page 4: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Les sources4 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Assabah Tunisie,quotidien. Fondé en 1951par le militant et journaliste tunisien Habib Cheikhrouhou, “Le Matin” est l’un despremiers quotidiensd’information du pays.Sous la présidence de Ben Ali (1987-2011), il adopte une ligne prochedu gouvernement. En janvier 2011, ses rédacteurs défient la direction du journalassurée par l’hommed’affaires et gendre deBen Ali, Mohamed SakherEl-Materi, quand cedernier s’enfuit du pays.Business MirrorPhilippines, quotidien. Ce titre économiquefondé en 2005 s’attache à traiter l’ensemble des informations ayant un intérêt pour le mondedes affaires philippin, y compris des sujetssportifs et scientifiques.Portraits, analyses et tribunes garnissentabondamment ses pages.El Espectador80 000 ex., Colombie,quotidien. Créé en 1887, le titre est l’un des plusdynamiques du paysjusqu’en 2000. Ses prisesde position, notammentcontre les cartels de ladrogue, lui valent unerenommée internationale.Des difficultés financièresl’obligent à passerhebdomadaire, mais, en 2008, il redevientquotidien. Sa nouvelleformule est saluée par la presse internationale.FTChinese.com(ftchinese.com/sc/index.jsp) Chine. Le FinancialTimes a lancé ce site en chinois en 2003 à destination du mondeéconomique sinophone. Ilpropose une grande partiede la version papier du quotidien anglaistraduite en chinois, maiségalement des articles et des dossiers rédigésdirectement en chinois.Al-Hayat 110 000 ex.,Arabie Saoudite (siège à Londres), quotidien. “La Vie” est sans doute

le journal de référence de la diaspora arabe et la tribune préférée desintellectuels de gauche ou des libéraux arabes qui veulent s’adresserà un large public.

Liberté 80 000 ex.,Algérie, quotidien. Fondéen 1992, ce journal célèbreen Kabylie a, commeactionnaire majoritaire,Issad Rebrab, unindustriel proche duRassemblement pour laculture et la démocratie(RCD). Avec sonhebdomadaire Economie,le groupe Liberté s’estdiversifié et s’est aussilancé dans l’édition.Maghrebémergent (maghrebemergent.com), Algérie. Le portail d’information,lancé en mars 2010 par un groupe de journalistesalgériens, est la propriétéde la SARL InterfaceMédias et se présentecomme le premier siteéconomique du Maghreb.En plus des donnéesstatistiques et financièressur les pays de l’Afriquedu Nord, il propose des informations et des analyses politiques.Newsweek Polska250 000 ex., Pologne,hebdomadaire. Publiédepuis 2001, le titre estune des huit éditions nonanglophones du magazineaméricain. Réactif et professionnel, il utilisel’actualité pour révéler les tendances du mondecontemporain.Open Inde,hebdomadaire. Créé le 10 avril 2009 par uneéquipe de journalistes en majorité jeunes et,pour certains, venus

de l’hebdomadaireTehelka ou de lablogosphère, Open entendoffrir aux lecteurs un magazine ouvert à l’actualitéinternationale, avec unemaquette dynamique.Philippine DailyInquirer 250 000 ex.,Philippines, quotidien.Créé en décembre 1985,dans les derniers jours du régime Marcos, le PDI, très attaché à son indépendancerédactionnelle, est le premier quotidiendu pays. La rédaction est constituée de40 journalistes à Manilleet 90 à travers le pays.Le Quotidien d’Oran190 000 ex., Algérie,quotidien. Quotidienrégional fondé en 1994 à Oran, devenu nationalen 1997, c’est désormais le premier quotidienfrancophone du pays.Sérieux, surtout lu par les cadres, ilrassemble les meilleuressignatures de journalisteset d’intellectuels d’Algérie dans son éditiondu jeudi.

Respublika (respublika-kaz.info), Kazakhstan.Créé en 2008, à Moscou,le webzine rassemble des journalistes kazakhset russes et se distinguepar son ton libre et indépendant, son professionnalisme et le large éventail de ses sujets. Al-Shames Libye,quotidien. Fondé en 1962par Muammar Kadhafialors qu’il était encoreétudiant, “Le Soleil” est toujours fidèle à son mentor et reprendles opinions, directives et discours du dirigeantlibyen.Shekulli 25 000 ex.,Albanie, quotidien. Fondéen 1997, “Le Siècle”, qui se définit comme “national et indépendant”, estactuellement le journal leplus lu en Albanie et l’undes premiers de la presselibre et indépendante de la périodepostcommuniste.The Sunday Times1 202 240 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire. Fondéen 1822, il a fusionné avec

The Times en 1967.L’enfant chéri de RupertMurdoch est aujourd’huil’un des meilleursjournaux britanniques de qualité du dimanche,en tout cas le plus lu.Le Temps, Tunisie,quotidien. Le titrefrancophone est édité parle groupe Dar Assabah. En plus des actualitéstunisiennes, il proposeune sélection de la presseétrangère, notammentfrançaise.The Vancouver Sun169 000 ex., Canada(Colombie-Britannique),quotidien. Fondé en 1912avec l’intention de“défendre avec vigueurles principes dulibéralisme”, le titre restele quotidien le plus lu de la province de Colombie-Britannique.

The Walrus 50 000 ex.,Canada, mensuel. Créé en 2003, “Le Morse” joue la carte du style et des idées, inspiré par ses cousinsaméricains Harper’s, The New Yorker ou TheAtlantic. Les meilleuresplumes canadiennes ysont conviées pour traiterde sujets politiques,littéraires ou de société,illustrés par desphotographies soignées.Xin Shiji Zhoukan200 000 ex., Chine,hebdomadaire. Magazineéconomique dont la renommée a grimpé en flèche depuis qu’il a étérepris en main, enjanvier 2010, par Hu Shuli.Ancienne rédactrice enchef du célèbre bimensuelCaijing, cette dernière a porté avec elle sa méthode et son staff.

Parmi les sourcesde la semaine

Courrier international n° 1055

Edité par Courrier international SA, société anonyme avecdirectoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €.Actionnaire Le Monde Publications internationales SA.Directoire Philippe Thureau-Dangin, président et directeurde la publication. Conseil de surveillance David Guiraud,président ; Eric Fottorino, vice-président. Dépôt légaljanvier 2011 - Commission paritaire n° 0712C82101. ISSN n° 1 154-516 X - Imprimé en France / Printed in France

Rédaction 6-8 , rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13

Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02Site web www.courrierinternational.comCourriel [email protected] de la rédaction Philippe Thureau-DanginAssistante Dalila Bounekta (16 16)Directeur adjoint Bernard Kapp (16 98)Rédacteur en chef Claude Leblanc (16 43)Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze(16 54), Raymond Clarinard (16 77) Chefs des informationsCatherine André (16 78), Anthony Bellanger (16 59) Rédactrice enchef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistiqueSophie-Anne Delhomme (16 31)Conception graphique Mark Porter AssociatesEurope Odile Conseil (coordination générale, 16 27), Danièle Renon (chefde service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), EmilieKing (Royaume-Uni, 19 75), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), Anthony Bellanger(France, 16 59), Marie Béloeil (France, 17 32), Lucie Geffroy (Italie, 16 86),Daniel Matias (Portugal, 16 34), Adrien Chauvin (Espagne 16 57), IwonaOstapkowicz (Pologne, 16 74), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 1976), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Solveig GramJensen (Danemark), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal(Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Laurent Sierro (Suisse), AlexandreLévy (Bulgarie, coordination Balkans), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen(Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Gabriela Kukurugyova (Rép.tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie,Est de l’Europe Laurence Habay (chef de service 16 36), Alda Engoian(Caucase, Asie centrale), Philippe Randrianarimanana (Russie, 16 68), LarissaKotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service,Amérique du Nord, 16 14), Jacques Froment (chef de rubrique, Etats-Unis, 16 32),Marc-Olivier Bherer (Canada, Etats-Unis, 16 95), Christine Lévêque (chef derubrique, Amérique latine, 16 76), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), PaulJurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan,16 39), Naïké Desquesnes (Asie du Sud, 16 51), François Gerles (Asie du Sud-Est, 16 24), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak(Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Ysana Takino (Japon, 16 38), KazuhikoYatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69),Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (Egypte, 16 35), Pascal Fenaux(Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie)Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Anne Collet (Mali, Niger,16 58), Philippe Randrianarimanana (Madagascar, 16 68), Chawki Amari(Algérie), Sophie Bouillon (Afrique du Sud) Economie Pascale Boyen (chefde service, 16 47) Médias Claude Leblanc (16 43) Sciences Eric Glover(16 40) Long courrier Isabelle Lauze (16 54), Roman Schmidt (17 48)Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Ils et elles ont ditIwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74)Site Internet Olivier Bras (éditeur délégué, 16 15), Marie Béloeil (rédactrice,17 32), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Mouna El-Mokhtari (webmestre,17 36), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Jean-Christophe Pascal(webmestre (16 61) Mathilde Melot (marketing, 16 87), Bastien PiotAgence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97)Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint, 1677), NathalieAmargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon(anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), CarolineLee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois),Julie Marcot (anglais, espagnol), Marie-Françoise Monthiers (japonais),Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien),Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), MélanieSinou (anglais, espagnol)Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Philippe Czerepak,Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41),Anne Doublet (16 83), Lidwine Kervella (16 10)Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey,Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Pétricca, Denis Scudeller,Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello CartographieThierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66),Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Hélène Ho (Chine),Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique DenisScudeller (16 84)Fabrication Patrice Rochas (directeur), Nathalie Communeau (direc -trice adjointe) et Sarah Tréhin. Impression, brochage : Maury, 45191Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Marianne Bonneau, GenevièveDeschamps, Chloé Grégoire, Marion Gronier, Jean Perrenoud,Stéphanie Saindon, Emmanuel Tronquart, Zhang Zhulin, Anna Zyw-MeloSecrétaire général Paul Chaine (17 46). Assistantes : NatachaScheubel (16 52), Sophie Jan. Directrice de la gestion CarolineRostain-de Laubrière (16 05), Julie Delpech de Frayssinet (16 13).Comptabilité : 01 48 88 45 02. Responsable des droits Dalila Bounekta(16 16). Relations extérieures Victor Dekyvère (16 44). PartenariatsSophie Jan (16 99) Ventes au numéro Directeur commercial : Patrickde Baecque. Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction desventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons(0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane MontilletMarketing, abonnement Pascale Latour (directrice, 16 90), SophieGerbaud (16 18), Véronique Lallemand (16 91), Sweeta Subbamah (16 89),Elodie Prost Publicité Publicat, 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75013Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Directrice générale : Brune Le Gall. Directeurde la publicité : Alexandre Scher <[email protected]> (13 97).Directrices de clientèle : Claire Schmitt (13 47), Kenza Merzoug (13 46).Régions : Eric Langevin (14 09). Culture : Ludovic Frémond (13 53).Littérature : Béatrice Truskolaski (13 80). Annonces classées : CyrilGardère (13 03). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97) Publicitésite Internet i-Régie, 16-18, quai de Loire, 75019 Paris, tél. : 01 53 38 4663. Directeur de la publicité : Martin Fraenkel <[email protected]>Modifications de services ventes au numéro, réassorts Paris0805 05 01 47, province, banlieue 0 805 05 0146 Service clients abonnements : Courrier international, Service abonnements, A2100 - 62066 Arras Cedex 9. Tél. : 03 21 13 04 31 Fax : 01 57 67 44 96 (du lundi au vendredi de 9 heuresà 18 heures) Courriel : [email protected]

Commande d’anciens numéros Boutique du Monde, 80, bd Auguste-Blanqui, 75013 Paris. Tél. : 01 57 28 27 78

Nawaat.org“Nawaat.org [“noyau”en arabe] est un blogcollectif indépendantanimé par desTunisiens.” C’est en cestermes que se présentele portail d’informationlancé en 2004

et qui publie des textes en arabe, en anglais et en français. Il se veut indépendant, ne reçoitaucune subvention publique et n’est financépar aucun parti . Pour le blog ReadWriteWeb,dédié aux technologies de l’information,“Nawaat est sans doute l’acteur qui a le mieuxcompris les avantages des réseaux sociauxdurant la révolution tunisienne”. Nawaata souvent réussi à contourner la censure qui s’est abattue sur le site dès sa création. Il sera le premier site tunisien à dévoilerles télégrammes diplomatiques de WikiLeaksconcernant le régime de Ben Ali.

Planète

presse

www.courrier

international.com

Ce numéro comporte un encart Abonnement broché pour les exemplaires kiosquesFrance métropolitaine, un encart Forum des images pour les abonnés parisiens.

Courrier international, USPS number 013-465, is published weekly 49times per year (triple issue in Aug, double issue in Dec), by CourrierInternational SA c/o USACAN Media Dist. Srv. Corp. at 26 Power Dam WaySuite S1-S3, Plattsburgh, NY 12901. Periodicals Postage paid at Plattsburgh,NY and at additional mailing Offices. POSTMASTER : Send addresschanges to Courrier International c/o Express Mag, P.O. box 2769,Plattsburgh, NY 12901-0239.

Page 5: Courrier International N1055 20 Jan 2011
Page 6: Courrier International N1055 20 Jan 2011

6 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Bulgarie

Ministres sur écoute“La Commission européenne attend une réponse rapide de Sofia sur la légalitéde la mise sur écoute de hauts responsablesbulgares”, a déclaré lundi 17 janvier son porte-parole Mark Grey, cité par le quotidien Dnevnik.Cette déclaration fait suite à la publication par la presse bulgare de sténogrammes de conversationstéléphoniques entre le chef desdouanes, Vanio Tanov, et plusieursministres et députés. Il se plaintnotamment à son supérieurhiérarchique, le ministre des Finances,des agissements du ministre del’Intérieur, Tsvetan Tsvetanov, qu’ilaccuse de “protéger” certains canaux de contrebande. Les médias ontégalement retranscrit un appel du Premier ministre Boïko Borissov au chef des douanes, à qui il demandede ne pas sévir contre une usine de bière qui produit sans licence.

Népal

Le départ de l’ONUmenace la paixLa Mission des Nations unies au Népal (Minuep) a finalementquitté le pays le samedi 15 janvier. Cette mission était chargée d’organiser la réintégration des combattants maoïstes dans l’arméenationale ou dans la vie civile. Avec le départ des fonctionnairesinternationaux, 19 000 ex-rebellesparqués dans des camps decantonnement sont désormais livrés à eux-mêmes. Or la criseinstitutionnelle perdure :le Parlement népalais n’a pas réussi à désigner un nouveau chefde gouvernement depuis juin 2010.D’aucuns craignent que le parti maoïstene déclenche à nouveau la guerre civile.Mais ses responsables ont déclaré qu’ils n’avaient pas l’intention de s’attaquer à ladémocratie multipartite.

A suivre

Allemagne

Alerte à la dioxineDes centaines d’élevages de volailles et de porcs contaminés par la dioxineprésente dans des aliments industrielset pas de sortie de crise à l’horizon. Le plan en dix points présenté par IlseAigne, la ministre de l’Agriculture et de la Protection des consommateurs,n’aura pas suffi à calmer le jeu. “Lesagriculteurs et les autorités aimeraientque les coupables soient les payeurs.Mais les chances sont minimes”,relate la Tageszeitungde Berlin. Les écologisteset les paysans critiquess’allient pour exiger que leséleveurs produisent désormaiseux-mêmes l’essentiel de l’alimentation animale. Ils appellent à unemanifestation le 22 janvier à Berlin.120 organisationsécologistes et paysannesy participeront.

Myanmar

Appel à la levée des sanctionsA l’issue de son sommet, tenu sur l’îlede Lombok en Indonésie, l’Asean(Association des nations d’Asie du Sud-Est dont le Myanmar est membre)a appelé le 16 janvier les Etats-Unis et l’Europe à lever leurs sanctions

économiques qu’ils imposent au régime militaire, rapporte

The Jakarta Globe. L’ententerégionale justifie son appel parles “développements significatifs”de ces derniers mois, à savoirles élections de novembre – bien

que peu démocratiques – et la libération d’Aung San Suu Kyi.

L’entourage de l’opposantes’est empressé de

réitérer son soutienaux mesures visant la junte, même s’il n’exclut plusd’approuver la levée

de celles qui pénalisent la population.Une décision que nombred’investisseurs étrangers attendentavec impatience pour se lancer à la conquête de ce marché encorelargement vierge.

Haïti

“Bébé Doc en prison !”Après l’arrivée surprise de Jean-ClaudeDuvalier en Haïti, le 16 janvier, de vivesréactions se font entendre dans la sociétéhaïtienne. “J’ai reçu ce retour comme unegifle. Pas seulement pour moi en tant quejournaliste [victime de la rafle du28 novembre 1980 à Radio Haïti, puistorturée et contrainte à l’exil] mais pour lepeuple haïtien”, a déclaré Michelle Montasau Nouvelliste. La veuve du journalisteJean Dominique [assassiné en 1980] estrésolue à porter plainte contre l’anciendictateur pour violations des droits del’homme. Une grande première en Haïtioù, curieusement, il ne fait l’objetd’aucune poursuite judiciaire.

Pologne

Les boîtes noires ont parlé

Le rapport de la commission russe surle crash du Tupolev présidentiel polonaisen avril 2010 a été rendu public le18 janvier. On y découvre que les contrôleursrusses ont essayé de dissuader le pilotepolonais d’atterrir dans des conditionsparticulièrement défavorables. Les expertspolonais estiment que ce rapport estincomplet parce qu’il fait l’impasse surles conversations tenues à l’intérieur dela tour de contrôle russe. Le frèrejumeau du défunt président Kaczynskicontinue, lui, à parler de “complot”.

Traumatisme Jamais l’est de l’Australie n’aura connu un étéaussi catastrophique. Près de 1 million de kilomètres carrés (unefois et demie la superficie de la France) ont été affectés parles pluies diluviennes au cours des six dernières semaines.Bilan provisoire : vingt-six morts et trois fois plus de disparus

Dans les prochains jours

République centrafricaine

Combat d’éléphantsLe contexte politico-sécuritaire du pays a fait craindre au cours des derniers jours un nouveau report des élections parlementaires et présidentielles programmées pour le 23 janvier. Le président sortantFrançois Bozizé (photo) doit affronter quatre autres candidats, dont Ange-Félix Patassé, qu’il avait lui-mêmedéposé en mars 2003…

Jeudi 20 janvier SundanceFilm Festival à Park City, Utah.Cette manifestation est dédiéeaux productions “indépendantes”du monde entier ( jusqu’au 30).

Dimanche 23 Electionprésidentielle au Portugal.Selon les sondages, le président sortant, AníbalCavaco Silva (PSD, centredroit), devrait se maintenirdans ses fonctions. Ouverturedu Midem (la principale foireinternationale de la musique) à Cannes.

Mercredi 26 Foruméconomique mondial à Davos,en Suisse ( jusqu’au 30). Le rendez-vous annuel obligéde toutes les élites de lapolitique et du business.

Dimanche 30 Sommet del’Union africaine (UA) à Addis-Abeba, en Ethiopie. Thème de cette 16e session ordinaire :“Valeurs partagées pour uneplus grande unité et intégration”.Cette réunion solennelle des chefs d’Etat et de gouvernement suivra celle

du Conseil de paix et desécurité de l’UA, le 28 janvier,qui se sera penché sur la criseinstitutionnelle ivoirienne.

Lundi 31 Premier tour de l’élection présidentielle au Niger. Ce scrutin, coupléavec des élections législatives,doit permettre au pays de retrouver un régime civilaprès le coup d’Etat militairede février 2010 qui avaitdestitué le présidentMamadou Tandja (toujoursemprisonné). FR

ANÇ

OIS

LEN

OIR

/REU

TER

S ; S

OE

TH

AN W

IN/A

FP P

HO

TO

Australie

JON

ATH

AN W

OO

D/G

ETT

Y IM

AGES

/AFP

AFP

PHO

TO

/MAX

IM M

ALIN

OVS

KY

Page 7: Courrier International N1055 20 Jan 2011
Page 8: Courrier International N1055 20 Jan 2011
Page 9: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Les gensCourrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 9

Marcela Tedeschi Temer

La Carla deSão Paulo

Le vice-président de la Républiquebrésilienne, Michel Temer, estactuellement l’un des hommes lesplus enviés du pays. Mais pasvraiment pour la haute fonctionqu’il occupe depuis le 1er janvier.

C’est plutôt de sa femme qu’il s’agit. Il avaittoujours pressenti que Marcela, de quarante-deux ans sa cadette, provoquerait un frissondans la population lorsqu’elle apparaîtrait àses côtés face aux caméras. C’est bien ce qu’ils’est passé le 1er janvier, lors de la cérémonied’investiture de Dilma Rousseff, la nouvelleprésidente. La beauté et les formesavantageuses de la jeune vice-première dame,âgée de seulement 27 ans, ontimmédiatement attiré l’attention descommentateurs, trop contents d’introduireun peu de légèreté dans l’atmosphèresolennelle du moment.S’il ne tenait qu’à lui, son mari continuerait à tenir l’ancienne reine de beauté [elle fut la première dauphine de Miss São Paulo en 2002] loin des projecteurs, comme il estparvenu à le faire durant leurs sept premièresannées de mariage. Il est vrai que le couple vità cheval entre Brasília et São Paulo : MichelTemer réside pendant la semaine dans lacapitale tandis que son épouse habite dans lamétropole du sud avec leur fils Michelzinho.Pendant les deux années où il a présidé la Chambre des députés [il dirige le PMDB, parti centriste allié au Parti des travailleurs],elle n’est venue à Brasília qu’à deux reprises,et en toute discrétion. Ceux qui ont approchéMarcela la qualifient unanimement de “discrète”, “déterminée”, “dévouée”et “passionnée”. C’est sans doute ce qui a séduit l’actuel vice-président, qui a entamé sa romance en 2003 alors qu’elle n’avait que

Ils et elles ont dit

Alors qu’il vient tout juste de fêter ses 18 ans, Juan Agudelo est déjà entré dans la légende. Le 17 novembre dernier, ce jeune footballeur est devenule plus jeune buteur de l’histoire de la sélection américaineaprès avoir marqué le seul but d’un match amical contrel’Afrique du Sud. Natif de Colombie, il est arrivé auxEtats-Unis à l’âge de 8 ans et joue aujourd’hui dansl’équipe des Red Bulls, basée dans le New Jersey. Un Etatqui a contribué à son succès, souligne The Wall StreetJournal. Dans un pays qui ne jure que par le footballaméricain, le New Jersey se distingue en effet par sonengouement pour le soccer – le foot à l’européenne. C’estd’ailleurs pour l’Europe que le joueur compte s’envolerdès qu’il le pourra, a-t-il confié au quotidien new-yorkais,“pour vivre une vie confortable sans soucis financiers”.

Jean-Claude Duvalier, alias“Bébé Doc”, anciendictateur d’Haïti“Je suis venu aider monpays”, a-t-il affirmé à sessupporters quil’attendaient à l’aéroport de la capitalehaïtienne, où il a atterriaprès vingt-cinq anspassés en France.(Time, New York)

� Ron Reagan, fils cadet de RonaldReagan“Dès août 1986,survolant les

à la Maison-Blanche.(US News & World Report, New York)

Dov Lior, rabbin israélien“Dans ce cas, l’enfant nepeut pas être normal à centpour cent.”Selon cet expert en droit juif, il est interdit d’obtenir unegrossesse avec du sperme de goy.(Yediot Aharonot, Tel-Aviv)

Arnold Schwarzenegger, ex-gouverneur de Californie“La politique m’a coûté plusde 200 millions de dollars”,explique l’ancien acteur, qui a renoncé à jouer pendant

qu’il occupait les fonctions de gouverneur.(Kronen Zeitung, Vienne)

Charles Schumer, sénateur(démocrate) de l’Etat de New York“La monnaie chinoise estcomme une botte sur la gorge de la repriseéconomique américaine.”Le 18 janvier, jour de la visite du Premier ministre chinois,Hu Jintao, à Washington,Schumer annonce un projet de loi visant à imposer des pénalités et des droits de douane aux pays qui jouent sur le cours de leur monnaie.(CNN, Atlanta)

canyons au nord de Los Angeles, il avaitdécouvert avec effarementqu’il n’arrivait pas

à retrouver leurs noms,qu’il connaissaitpourtant parfaitementbien.”

Dans un livre sur son père– qui fut présidentdes Etats-Unisde 1980 à 1988 – à paraître en février, ilsuggère que celui-ci était

atteint de la maladie

d’Alzheimer alorsqu’il était encore PH

OT

OS

WEN

N/S

IPA

ET G

ETT

Y IM

AGES

/AFP

Demain célèbre

� Marcela Temer.Dessin de Boligán,Mexico, pour Courrierinternational.

20 ans et tentait de faire carrière commemannequin. L’histoire avait fait jaser dans le monde politique. “Quand Michel a annoncéqu’il allait se marier et qu’il nous a présentéMarcela avec sa mère, tout le monde a cru qu’ilsortait avec cette dernière, elle aussi une vraiebombe ! Quand on a compris qu’il s’agissait de la fille, nous sommes restés sans voix”, raconteun parlementaire du PMDB.Après les cérémonies protocolaires du 1er janvier, Marcela est rapidement repartieà São Paulo, sans même visiter le palais du Jaburu, sa future résidence officielle. Cette

discrétion étudiée devrait éviter à la jeunefemme d’être trop souvent la cible desrubriques people des journaux, qui ont déjàabondamment commenté son physique, sespoints communs avec l’ex-mannequinCarla Bruni-Sarkozy et la différence d’âgeentre les époux. Pas question pour ellede poser pour les magazines. Elle ajuste eu la surprise de voir le 4 janvierdernier sa photo orner un espacepublicitaire de la Faculté autonomede droit de São Paulo [Fadisp]annonçant l’ouverture desinscriptions aux examensd’entrée pour 2011. Il est vraiqu’elle y a décroché un master en droit en 2010, sans pourautant avoir d’activitésprofessionnelles. La publicité,qui est notamment parue dans le quotidien O Estado de São Paulosur un quart de page, montreMarcela à côté de son mari aumoment de l’investiture. “La Fadisp,dit le texte, a l’honneur de féliciter sadiplômée de droit, Marcela Temer, pourson rôle de représentante du Brésil entant que vice-première dame, et en profite pour luisouhaiter de réussir cette nouvelle étape de sa vie.”Un hommage particulièrement sobre.(D’après O Globo, Rio de Janeiro)

L’ancienne reine de beautérefuse systématiquementde poser pour la presse

Page 10: Courrier International N1055 20 Jan 2011

10 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Les opinions

Fiat sacrifie ses salariésEugenio Scalfari, La Repubblica (extraits) Rome

La question posée par Sergio Marchionne [directeur général deFiat, voir le contexte] n’est pas isolée et ne se limite pas à Fiat.La globalisation a rendu possible la formidable émergence éco-nomique de “continents” entiers : la Chine, l’Inde, l’Indoné-sie, le Brésil, l’Afrique du Sud. Ces pays longtemps empêtrésdans la misère font aujourd’hui trembler la planète. Le trans-

fert de bien-être de l’Occident riche vers ces pays émergents est un faitétabli. Un autre concerne l’organisation sociale des pays émergents etson évolution souhaitable. Sans aucun doute, avec le temps, les droitsdes travailleurs, les conditions de travail et les salaires tendront à s’ali-gner sur les standards occidentaux, mais cette évolution sociale s’inscritdans un long terme sans rapport avec la régression économique en coursen Occident. Dans les pays émergents, un mécanisme d’“épargne forcée”s’est enclenché, bien connu de l’économie classique : l’accumulation decapital à travers l’exploitation du travail. Un nivellement par le haut desdroits et des rétributions des travailleurs de ces pays n’est donc dansl’immédiat que pure illusion.

C’est l’inverse qui est en train de se produire : les conditions de tra-vail en Occident se détériorent. Il existe une alternative : l’aide de l’Etataux entreprises en difficulté. Il est clair que s’engager sur cette routemène à un système d’économie entièrement subventionnée. Une tellehypothèse est-elle envisageable ? Certainement pas. Quelle est alors laroute à suivre ? Le plan proposé par Marchionne peut et même doit êtrecorrigé au plus vite, car il n’est pas acceptable dans les termes tracés àPomigliano [où, en échange de la relocalisation d’une de ses usines polo-naises, Fiat a imposé en juin dernier un durcissement des conditions detravail des salariés] et à Mirafiori [à Turin, où un accord similaire vientd’être signé]. Non seulement parce qu’elle est moralement injuste, maisaussi parce qu’elle n’est pas efficace. Comme l’a détaillé Sergio Mar-chionne lui-même, le coût de travail d’une automobile ne représente que7 % du coût total. La solution à une crise de cette envergure ne résideévidemment pas dans la réduction de ces 7 %. Et les représentants destravailleurs sont en droit de connaître la composition des 93 % restantsainsi que les mesures envisagées pour réduire leur coût.

Les salaires des ouvriers du secteur automobile dans les pays euro-péens concurrents sont nettement supérieurs aux nôtres. Il y a donc unedéfaillance dans le schéma de Sergio Marchionne. Et une autre qui doitêtre comblée : la question de la compensation. Qu’offre-t-on en échangede la perte de bien-être ? Un emploi, répond Fiat. Erreur ! Un emploi estun salaire qui vient compenser un travail. Dans le cas présent, le nou-veau contrat de travail aura des répercussions sur le bien-être général del’entreprise. Pour quelles compensations ?

Le poids d’une modification des rapports entre l’usine et les tra-vailleurs, entre l’entreprise et les salariés, menée au nom d’une révolu-tion économique de dimension planétaire, ne peut peser sur un seul desfacteurs de production. L’autre facteur, l’innovation des produits et desprocessus de production, doit aussi être pris en compte et voir sa pro-ductivité augmenter au même titre que celle du travail. Les représen-tants des travailleurs doivent prendre exemple sur le manager, quicontrôle de façon pointilleuse le rendement des ouvriers, et exercer uncontrôle aussi concret et minutieux sur les investissements d’avenir del’entrepreneur. A plus forte raison si ses salaires et ses primes dépen-dent des résultats.

De quels résultats parle-t-on ? La hausse du titre en Bourse ou la miseen œuvre d’un plan industriel ? Les acteurs sont au nombre de trois : letravail, le management, les actionnaires, et tout se joue au conseil d’ad-ministration. Aussi les travailleurs doivent-ils y être représentés, surtoutdans les entreprises cotées en Bourse ou qui dépassent un certain niveaude chiffre d’affaires et d’emplois.

La solution adoptée à ce sujet par Volkswagen est la plus adaptée :une gouvernance d’entreprise duelle, avec un conseil de surveillance oùsiègent également les représentants des travailleurs et un conseil d’ad-ministration qui en entérine la stratégie. Mais il existe une solution encore

plus pertinente, le cas Chrysler, où les travailleurs sont de fait proprié-taires de l’entreprise.

Enfin, puisque la perte de bien-être concerne la société dans sonensemble et l’Occident tout entier, une concertation renforcée entre par-tenaires sociaux et gouvernement devra accompagner ces changementscompensatoires. Quand on demande des sacrifices à l’une des franges dela société, ils doivent être équilibrés par une augmentation de ses pou-voirs, au risque de provoquer des tremblements de terre sociaux auxconséquences imprévisibles. �

Pourquoi je félicite le président ObamaJohn McCain, The Washington Post (extraits) Washington

Le président Obama a fait un fantastique discours mercredi12 janvier. Il a rendu un hommage émouvant aux victimes dumassacre de Tucson, réconforté et inspiré le pays, et redonnécourage à ceux d’entre nous qui ont le privilège de servir lesEtats-Unis. Il a encouragé chaque Américain prenant part audébat politique, qu’il soit de gauche, de droite ou profession-

nel des médias, à juger les autres avec plus de générosité et à se juger lui-même avec plus de modestie. Le président a fort justement contesté l’idéeinsultante selon laquelle certains participants au débat politique seraientresponsables de l’inhumanité d’un homme dépravé. Il nous a demandé àtous de nous comporter de façon à ne pas décevoir le patriotisme pleind’espoir d’un enfant innocent. Je suis entièrement d’accord avec ces sen-timents. Nous devons respecter la sincérité et les convictions qui ani-ment nos débats, mais aussi l’objectif que nous servons et que toutes lesgénérations d’Américains qui nous ont précédés ont servi : un pays plusfort, plus prospère et plus juste que celui dont nous avons hérité.

Nous avons des idées différentes sur la façon de servir ce noble objec-tif. Nous ne devons pas faire semblant ni nous montrer timorés en expo-sant les moyens qui permettront, selon nous, d’y parvenir, mais nous nedevons pas pour autant oublier qu’il y a bien plus de choses qui nous unis-sent que de choses qui nous divisent. Nous devons également ne pasperdre de vue que nos différences, quand on les compare à celles qui exis-tent dans beaucoup de pays – sinon la plupart –, sont plus petites que ceque nous imaginons.

Je ne suis pas d’accord avec une grande partie de la politique du pré-sident, mais je pense que cet homme est un patriote qui entend sincère-ment utiliser son mandat pour faire avancer la cause de notre pays. Je nesuis pas d’accord quand on prétend que sa politique et ses convictions lerendent indigne de diriger les Etats-Unis ou opposé aux idéaux des fon-dateurs. Et je ne suis pas d’accord quand on prétend que les Américainsqui s’opposent énergiquement à sa politique sont moins intelligents,moins compatissants ou moins justes que ceux qui la soutiennent.

Notre discours politique doit être plus courtois que ce qu’il est actuel-lement, et nous avons tous, y compris moi-même, une part de respon-sabilité vis-à-vis de cette insuffisance. C’est probablement trop demanderà la nature humaine qu’attendre que chacun de nous s’abstienne en per-manence, par empathie et par décence, de commettre des excès rhéto-riques qui exacerbent nos différences et ignorent nos similitudes. Je nepense cependant pas que nous soyons incapables de remplacer lesattaques personnelles par un débat animé mais respectueux.

Il y a trop d’occasions où notre vie politique manque de cette empa-thie et de ce respect mutuel. Mais nous pouvons faire mieux, nous pou-vons nous comporter plus décemment, plus courtoisement et plusrespectueusement les uns vis-à-vis des autres. Nous pouvons progresservers l’idéal qui attire toute l’humanité : traiter les autres comme nousvoudrions qu’ils nous traitent.

Nous sommes américains et nous sommes des êtres humains ; cettecaractéristique commune est bien plus importante que les conflits quianiment notre culture politique tapageuse et brutale. C’est ce que j’aientendu dire par le président à Tucson. Je le félicite et le remercie pourcela. �

� L’auteurEugenio Scalfari (86 ans) est l’une des plumes les plusconnues d’Italie. Aprèsavoir fondé L’Espressoen 1955, il crée en 1976La Repubblica,quotidien de centregauche, dont il a été le directeur pendantde longues années etl’éditorialiste attitré.Ses billets défendent la laïcité, la libertéd’expression et un libéralisme à visagehumain. EugenioScalfari est l’auteur de nombreux essaissur le mondecontemporain.

� Le contexteLe 15 janvier, les salariés de l’usinehistorique Mirafiori de Fiat à Turin ontapprouvé à 54,3 %l’accord proposé par la direction. Il prévoitun durcissement des conditions de travail (réductiondes temps de pause,généralisation du travail de nuit et des heuressupplémentaires,sanctions accrues en cas d’absentéisme).Sergio Marchionne, le patron de Fiat, avait soumisle maintien de l’activité du constructeurautomobile en Italie à la victoire du “oui”.

DR

� ContexteLe 8 janvier, une fusillade a éclatélors d’un meeting de la députéedémocrate GabrielleGiffords sur le parkingd’un supermarché de Tucson, en Arizona.Elle a fait six morts et treize blessés, dont la députée, qui se trouve toujoursdans un état critique.

Page 11: Courrier International N1055 20 Jan 2011
Page 12: Courrier International N1055 20 Jan 2011

� Contexte“Ça pourrait fairemal”, titrait Prospectdans son numéro dedécembre au sujet duvaste projet deréforme de la santévoulue par le Premierministre britannique.Or le gouvernement,qui met en place unprogramme d’austéritésans précédent, avaitpromis d’épargner leservice national desanté (NHS),considéré comme lefleuron de l’Etatprovidencebritannique. Cetteréforme “radicale”devra permettre àl’organisation de faireface à un déficit de24 milliards d’eurossur cinq ans. “Maisest-ce le bon moment,et est-ce que ce sont lesbons remèdes ?”s’interroge le mensuel.

12 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Les opinions

Une Porsche de tropà ManilleErnesto Hilario, Business Mirror, Manille

Quelque chose ne tourne pas rond avec le président Aquino.Qu’est-ce qui lui prend de sillonner la capitale dans saPorsche 911 turbo à 4,5 millions de pesos [75 000 euros],fenêtres baissées, laissant le vent lui caresser le visage tandisqu’il tente de rassurer sa passagère, lui disant de ne pass’inquiéter alors qu’il pousse son moteur de 450 ch à 150,

200, peut-être même 250 km/h dans une rue déserte de la ville ? Les porte-parole de Malacañang [palais de la présidence philippine] ont toutes lespeines du monde à répondre aux critiques concernant la dernière acquisi-tion du président. On nous dit que cette Porsche est une “troisième main”,qu’elle a “perdu de sa valeur”, que le président l’a acquise avec ses propresfonds et que l’opinion publique ferait bien de ne pas se mêler de sa vie privée.Cet achat présidentiel révèle pourtant un manque de jugeote et une indif-férence aveugle aux réactions d’une population parmi laquelle des millionsde personnes se débattent dans la misère. Choisir de conduire une voiturede sport valant 4,5 millions de pesos, escortée par une ribambelle d’agentsde sécurité à la mine patibulaire, n’est pas le moyen le plus approprié pourmontrer son engagement à réduire la pauvreté dans le pays. Un tel com-portement ne parle pas en faveur du président, ni de son sens des respon-sabilités, ni même de son sens des proportions. En tant que président, ildevrait au moins montrer l’exemple et vivre dans la simplicité, surtout dansun pays où tant de gens sont condamnés à une misère noire.

Nous avons pourtant salué le président lorsque, très vite après sonélection, il a renoncé à certaines prérogatives du pouvoir, comme lessirènes des véhicules officiels [voir CI n° 1027, du 8 juillet 2010]. Les Phi-lippins ont également été fiers de voir que leur président préférait dégus-ter un hot-dog dans une rue de New York plutôt qu’emmener sa délégationau somptueux restaurant Le Cirque de Manhattan [comme l’avait fait laprésidente Arroyo en 2009, voir CI n° 981, du 20 août 2009]. Nous avonsapplaudi sa décision d’aider les plus pauvres en lançant le programmecontroversé du “conditional cash transfer” [offrant des allocations aux plusdémunis qui s’engagent à scolariser leurs enfants et à se rendre dans desdispensaires de santé]. Nous avons toutefois commencé à froncer lessourcils lorsqu’il a déclaré qu’il ne s’occuperait que de 20 % des affairesde l’Etat, laissant les 80 % restants à la charge de son collaborateur MarRoxas. Dernièrement, nous avons eu vent d’un rythme de travail pour lemoins douteux. Selon la rumeur, le président commencerait sa journéevers 10 heures du matin et la finirait à 16 heures. En comptant une pause-déjeuner, cela lui laisse à peine une poignée d’heures à consacrer aux dos-siers de l’Etat. Selon d’autres commérages, le président [toujourscélibataire] aurait également été vu dans plusieurs endroits avec desfemmes différentes.

D’après moi, il devrait se débarrasser au plus vite de la Porsche contro-versée. Pourquoi ne pas la revendre et en tirer un bénéfice confortablepuisqu’elle jouit à présent du cachet de véhicule présidentiel. Cette voi-

ture de sport garée devant le palais de Malacañang n’inspire pas confiancequant au sérieux et aux capacités d’un homme exerçant la plus hautecharge de l’Etat. Les derniers sondages montrent que le président Aquinoreste populaire, mais sa rutilante Porsche pourrait devenir très encom-brante et faire échouer tous ses efforts visant à résoudre les nombreuxproblèmes du pays. L’exhibition de sa richesse au milieu de tant de misèreest le meilleur moyen pour lui d’aller gonfler les rangs des perdants del’Histoire. �

Cameron joue grossur la santéPhilip Stephens, Financial Times (extraits) Londres

En exemptant le service de santé public, le National Health Ser-vice (NHS), du plus gros des réductions budgétaires décidéespar le gouvernement, le Premier ministre David Cameron espé-rait rassurer tous ceux qui soupçonnent les tories de vouloirdémanteler cette institution si chère aux Britanniques. Or, para-doxe presque douloureux, son projet de restructuration du NHS

[explicité par un projet de loi dévoilé le 19 janvier] ravive aujourd’hui cettepeur. Les responsables politiques ne tirent pas les bonnes leçons de l’His-toire. Si l’équipe de Cameron commet une telle erreur, c’est parce qu’elleconsidère que Tony Blair a perdu son temps pendant son premier mandatet que la modernisation des services publics du pays a alors été victimed’une prudence politique excessive. Les regrets de Blair, exprimés dansson autobiographie, ne constituent toutefois pas une raison suffisantepour que le présent gouvernement procède à une vitesse folle sur tousles fronts.

La précipitation a un prix. En exigeant des coupes claires dans lesdépenses, le ministère des Finances a contraint les municipalités et lesministères à s’attaquer frontalement à des services rendus à la popula-tion plutôt que de se concentrer sur la recherche d’économies à longterme. Avec le NHS, Cameron a cependant tout faux, que ce soit pour laréforme elle-même ou pour la vie politique. Il semble bien parti pourplonger brutalement le service de santé dans une tourmente inutile etconfirmer les soupçons de l’opinion quant aux intentions à long termede son parti.

En transférant les quatre cinquièmes de son budget de 120 milliardsd’euros aux médecins généralistes et en démantelant la plupart de sesstructures de gestion, le gouvernement entend retirer le contrôle du sys-tème des mains de l’administration. Chose très importante, l’ambitionqui guide le projet, c’est de retirer la responsabilité du NHS aux poli-tiques. Cette réforme est truffée de défauts intellectuels et techniques.Même s’il a échappé aux coupes les plus sévères, le NHS est toujoursconfronté à un grave manque de fonds. Les fournisseurs de santé annu-lent déjà certaines procédures médicales “facultatives” pour faire deséconomies. Or l’énorme facture de la réorganisation va encore resserrerle nœud coulant financier.

L’opinion dominante parmi les hauts fonctionnaires, c’est que le gou-vernement en fait trop, trop vite : la machine n’a tout simplement pas lacapacité d’appliquer autant de réformes à un tel rythme. Les mandarinsrépugnent toutefois à exprimer leurs objections de peur de se voir accu-ser d’être prisonniers de treize ans de régime travailliste. Pour leur part,les collègues du Premier ministre opposent la timidité de Blair à l’éner-gie sans limites de Margaret Thatcher. Certains vont jusqu’à avancer queles électeurs remercieront le gouvernement pour le chaos “créateur”engendré par l’ampleur et la vitesse des réformes. C’est là une autre mau-vaise interprétation de l’Histoire. Car la Dame de fer agissait à un rythmemesuré, en s’efforçant de coller autant à ce qu’il était possible de fairequ’à ses ambitions radicales. Ce n’est que vers la fin, quand elle a étégagnée par un orgueil démesuré, qu’elle a abandonné toute prudence etjeté son mandat aux orties en introduisant la poll tax, un impôt par têtetrès impopulaire dont l’instauration, en 1989, a contribué à sa chute. Etsi le NHS devenait la poll tax de Cameron ? On aurait du mal à imaginerplus cruelle ironie. �

franceinter.comEUROPE

José-Manuel Lamarque et Emmanuel Moreau,

les dimanches à 15h30 avec Gian Paolo Accardo de Courrier International.23 janvier : Londres 2011, de Dickens à Branson

30 janvier : Bruxelles, encore et toujours debout ?

� ContexteEn élisant le présidentAquino, en mai 2010,sur un programme de lutte contre les privilèges, lesPhilippins pensaienten avoir fini avec lessignes ostentatoiresdu pouvoir. Mais la récente acquisitiond’une Porsche par le chef de l’Etatpourrait accélérer la rupture. Déjà, la presse se déchaîne.A quand le divorceavec la population ?

Page 13: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 13

Tentation dynastiqueen IndonésieTempo, Jakarta

Trois ans avant la prochaine élection présidentielle, il sembleque l’heure soit déjà venue pour les partis politiques de dévoi-ler le nom de leur candidat. Habituellement, c’est le chef duparti qui est désigné. Mais cette habitude ne vaut pas pour lapremière force politique du pays, le Parti démocrate. Aucunevoix ne se fait en effet entendre pour proposer Anas Urba-

ningrum. Sur toutes les lèvres, un seul nom : celui de la première dame d’In-donésie, Kristiani Herrawati, ou Ani, comme on l’appelle le plus souvent.Les commentateurs la considèrent comme la plus apte à prendre la suitede son mari, Susilo Bambang Yudhoyono (SBY), qui, en vertu de la Consti-tution, ne pourra briguer un troisième mandat en 2014.

Bien que très médiatisée, Ani ne jouit pas d’une forte cote de popula-rité. Selon un sondage, si l’élection se tenait aujourd’hui, elle n’obtiendraitque 3,4 % des voix. Malgré cela, la rumeur autour de sa possible candida-ture est d’ores et déjà l’occasion d’un nouveau débat. Ses détracteurs accu-sent la famille Yudhoyono de vouloir bâtir une dynastie politique. Uneaccusation qui n’est pas sans fondement. La liste des fondateurs et des diri-geants du Parti démocrate regorge de noms de proches du président. Jus-qu’au fils cadet de SBY, Edhie Baskoro, âgé de 29 ans, devenu secrétairegénéral du parti . Encore trop jeune pour prétendre à la présidence du pays,Edhie attend son tour dans l’ombre de sa mère.

Si pertinente que soit cette mise en cause, la famille de Yudhoyono n’estpas la première à céder à la tentation dynastique. Megawati Sukarnoputri,première femme ayant accédé à la présidence de l’Indonésie [et fille du pèrede l’indépendance et premier président du pays, Sukarno], l’a précédée. Sonépoux et sa fille forment les piliers du Parti démocratique indonésien delutte (PDIP). Sans parler de Suharto [1966-1998], dont tous les enfants sontdevenus des dirigeants du Golkar [parti au pouvoir pendant les trente-deuxans de la dictature], et dont la fille cadette a même été nommée ministre.

Nous devons nous interroger sur l’impact de ce phénomène sur la bonnesanté de notre démocratie. L’étranger offre un élément de réponse. Car lesdynasties politiques ne sont pas l’apanage de nations totalitaires comme laCorée du Nord, la Syrie ou Cuba, elles existent aussi dans les démocraties.Reste que, si l’on n’y prend garde, le risque de se retrouver avec un systèmepolitique dominé par une poignée de familles est immense. C’est pourquoi,afin d’éviter que n’émerge une oligarchie politique, les citoyens devraients’efforcer de se souvenir de la raison principale qui a conduit l’Indonésie àfonder une république. La république est par essence un système qui offreà tout citoyen une chance de devenir un dirigeant. Certes, bâtir une dynas-tie politique est un droit démocratique qui ne peut être bafoué, mais il n’estpas en accord avec l’esprit même de la démocratie. C’est un phénomènelicite mais malsain. �

Voyager en avion est un droitNavid Hassibi, Tehran Bureau New York

Le crash d’un avion d’Iran Air, le 9 janvier dernier, est le der-nier d’une série d’accidents désastreux qui se sont produitsdans la République islamique ces dernières années – il y a euune quinzaine d’accidents de la flotte iranienne ces neuf der-nières années. Il faut savoir que la majorité des avions iraniensont été achetés avant la révolution islamique de 1979. Et que

ces avions sont aujourd’hui en piteux état, du fait non seulement d’unmauvais entretien mais aussi de l’impossibilité d’acheter des pièces de

rechange fabriquées aux Etats-Unis en raison des sanctions internatio-nales qui pèsent sur l’Iran depuis deux décennies. La plupart des avionsvolent avec des pièces de rechange obtenues au marché noir. Certainespièces d’appareils plus anciens sont aussi recyclées pour faire voler desavions plus récents. La flotte civile iranienne comprend des Boeing 707(c’est le seul pays où ces avions sont encore utilisés pour des vols com-merciaux), des Boeing 727, des Boeing 747-100 et des Iliouchine ou desTupolev qui datent de l’ère soviétique. [Les autorités iraniennes ontannoncé le 15 janvier que tous les Tupolev seraient interdits de vol àcompter du mois de février.] Les appareils les plus récents sont desFokker 100, des Airbus A300 et des Airbus A310 d’occasion.

Nous avons entendu de nombreuses fois que les sanctions unilaté-rales et internationales imposées à la république islamique d’Iran visentson gouvernement et non sa population. Les Etats-Unis font régulière-ment part, à juste titre, de leurs préoccupations en rapport avec la vio-lation des droits de l’homme en Iran. Cependant, les Etats-Unis necomprennent pas qu’en maintenant cet embargo sur la vente d’appa-reils et de pièces de rechange, ils refusent au peuple iranien le droit devoler en toute sécurité, ce qui a déjà entraîné un grand nombre d’acci-dents tragiques et la mort de centaines de civils innocents. N’est-ce pasune violation des droits de l’homme ? Combien faudra-t-il de crashsavant que les Etats-Unis prennent finalement conscience que les sanc-tions contre l’aviation iranienne doivent être revues ?

Selon un rapport de l’Organisation de l’aviation civile internationaledatant de 2005, “les sanctions internationales […] mettent en péril la sécu-rité de l’aviation civile en Iran […] contrairement aux dispositions, objectifset termes de la convention de Chicago”, qui détermine les règles de l’avia-tion internationale. Selon les termes de cette convention, dont les Etats-Unis sont membres fondateurs et signataires, l’aviation civile ne doitpas être “utilisée par un Etat membre comme instrument de politique étran-gère” ; et le droit à la sécurité aérienne y est considéré comme un droitde l’homme.

La liste des catastrophes aériennes survenues en Iran depuis la révo-lution islamique est édifiante. Il y a eu dix accidents de vols commerciauxdepuis 1979 et huit concernant des vols militaires depuis 2000. Au moins1 258 vies ont été perdues (290 personnes ont aussi été tuées lorsqu’unavion d’Iran Air a été abattu par un missile du croiseur américain USS Vin-cennes le 3 juillet 1988). Tous les avions incriminés sont de vieux avionsaméricains ou des avions de seconde main d’origines diverses. �

� Un séisme meurtrier, puis le choléra et maintenant Jean-Claude Duvalier, alias “Bébé Doc”, ancien présidenttyrannique d’Haïti revenu dans l’île le 16 janvier, vingt-cinq ans après en avoir été chassé. L’homme qui vivaitdans un exil doré à Nice déclare vouloir “participer à la renaissance d’Haïti”. (Lire aussi p. 6) Dessin deHachfeld paru dans Neues Deutschland, Berlin

Un malheur n’arrive jamais seul

� Contexte“L’épouse du président prendson envol”, titrel’hebdomadaire Tempoqui consacre une largepartie de son édition à AniYudhoyono, qu’onsoupçonne de vouloirsuccéder à son mari,Susilo BambangYudhoyono, en 2014 et de s’y préparerd’ores et déjà. Elle vient ainsi de publier une autobiographie de 550 pages intitulée“Les ailes de la fille du soldat” et multiplieses apparitionspubliques.

Page 14: Courrier International N1055 20 Jan 2011

En couverture 14 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Vive la Tunisie !

� La Tunisie peut être fière d’être le premier pays arabeà se débarrasser d’un dictateur par la mobilisation dela rue. Beaucoup de questions demeurent � Unedémocratie peut-elle se construire alors que lepays, depuis son indépendance, n’a connu quel’autoritarisme ? Peut-on accepter que des caciques de l’ancien régime restent auxaffaires ? Quelles sont les garantiespour une transition démocratique ?

Questions sur unerévolution en marche

� 16 janvier. Un portraitmasqué de Ben Ali sur un immeuble de la banlieue de Tunis.

Page 15: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Si les élites européennes soutiennentles régimes du Maghreb, ce n’est passeulement par peur de l’islamisme,explique un chroniqueur algérien.

Le Quotidien d’Oran (extraits) Oran

Le Maghreb et sa population n’ontrien à attendre de l’Europe en géné-ral et de la France en particulier. Ou,pour être plus exact, ils n’ont rien àattendre de la Commission euro-péenne, des gouvernements euro-

péens et des classes politiques européennes,surtout la française. C’est l’une des réflexions queje ne cesse de ressasser depuis que l’Algérie et,plus encore, la Tunisie ont été entraînées dansune spirale de violences.

Qu’entendons-nous de la part de la classepolitique française pour ne prendre que cetexemple ? Un silence assourdissant, parfois trou-blé par quelques déclarations qui nous expliquentque tout ne va pas si mal au Maghreb, que les troispays ne sont pas des dictatures, que des progrèsimportants ont été réalisés, que la France n’a pasde leçons à donner (elle qui passe son temps à lefaire quand il s’agit d’autres pays dits voyous, tell’Iran) et qu’il faut donner du temps au temps.Imaginez une voix, un peu cassante, un peu impa-tiente, certainement pas gênée : “Des morts ? Oui,d’accord, mais cela finira bien par changer…” Désin-volture, mépris aussi.

On pourra me demander : mais que peut l’Eu-rope ? Que peut la France ? Je les entends déjàm’accuser de trahison pour avoir appelé, ou toutsimplement évoqué, une quelconque interférenceétrangère dans les affaires des Algériens, maisaussi des Tunisiens, sans oublier les Marocains,lesquels sont embarqués dans la même galèremême si cela ne bouge guère chez eux en cemoment (cela viendra, croyez-moi).

Disons donc que la France et l’Europe sontdans la même position que celui qui entend sonvoisin cogner femmes et enfants jusqu’au sang,voire jusqu’à les tuer. Ces gens-là peuvent effec-tivement se boucher les oreilles ou monter le sonde la télévision. Ils peuvent regarder ailleurs eturiner sur ces valeurs dont ils se gargarisent sisouvent, en se posant comme exemples à suivredans le monde entier. Ensuite, quand ils croise-ront le coupable dans les escaliers, ils discuterontavec lui comme si de rien n’était, et la vie suivrason cours, du moins pour celles et ceux qui nel’auront pas perdue.

En réalité, la France et l’Europe sont dans uneposition bien plus forte qu’on ne le croit. N’existe-t-il pas un certain accord d’association signé, defaçon séparée, par l’Union européenne et les troispays du Maghreb ? Cet accord qui fait la part belleau libre-échange et à la baisse des tarifs douaniersn’est-il pas accompagné d’un volet qui porte surla question des droits de la personne humaine ?De même, ce fameux “partenariat privilégié” quel’Europe agite comme une carotte aux yeux despays du sud et de l’est de la Méditerranée n’est-il

pas aussi porteur, du moins sur le papier, d’exi-gences à propos du respect des libertés indivi-duelles et du pluralisme politique ?

Mais il est vrai que les Européens sont téta-nisés. Les régimes maghrébins, nous expliquent-ils, sont malgré tout un rempart contre tous les“ismes” : l’intégrisme, le radicalisme, le terro-risme, l’islamisme et même, que l’on me per-mette ce néologisme, le “harraguisme”[l’immigration clandestine]. C’est d’ailleurs ceque clament nos dirigeants. Etrange mais trèshabituelle situation où celui qui crée le problèmese targue de le résoudre. Le fait est que les pou-voirs maghrébins font chanter l’Europe aveccette menace de l’islamisme. Ils savent que c’estun sujet dont la seule évocation fera taire lesscrupules et disparaître les bons conseils àpropos de l’importance de l’Etat de droit et durespect des libertés.

Ce n’est pas tout. Si la France politique – lesVerts exceptés – est si silencieuse, c’est aussi parcequ’elle est tenue. Voilà le grand tabou qui devienttellement évident quand le Maghreb s’embrase.Nous le savons tous. C’est même de bonneguerre. Parmi ceux qui clament, contre touteévidence, que la démocratie fait son chemin auMaghreb, combien sont vraiment sincères ? Etcombien redoutent seulement de voir leurs com-promissions révélées, leurs vacances au soleil,tous frais payés, dans des palaces de luxe ou despalais officiels, supprimées ? Combien sont“couscoussés” ou “tajinés” ? Combien tremblentà l’idée que le voile pourrait se lever sur leursrapports bidon, sur leurs petits péchés mignonsou, plus grave encore, sur leurs turpitudes etleurs actes immoraux – dont ils n’ignorent pasqu’ils ont certainement été enregistrés et filméspar ceux qui sauront les ramener dans le droitchemin s’ils osent la moindre critique ? Quandles Maghrébins auront repris leur destin en main–  et cela finira par arriver car rien n’estimmuable –, il faudra se souvenir de ces lâchetésintéressées. Akram Belkaid

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 15

Le silence assourdissantde Paris et de Bruxelles

Les années Ben Ali

1987. Zine El-AbidineBen Ali est nomméPremier ministre le 2 octobre. Le7 novembre, il destitueBourguiba pour des raisons médicaleset prend sa place à la tête de l’Etat.1988. Le PSD setransforme en févrieren Rassemblementconstitutionneldémocratique (RCD).1989. Ben Ali,candidat unique, est élu président de la République avec99,27 % des suffrages.1999. Ben Ali est rééluavec 99,4 % des voix.2002. Des attentatsislamistes perpétrés le 11 avril à Djerbacausent la mort de 15 personnes.2004. Ben Ali est à nouveau réélu avec94,5 % des suffrages.2008. La Tunisieintègre en janvier lazone de libre-échangeEuromed. Révolteviolemment répriméedans le bassin minierde Gafsa, dans le sud-ouest de la Tunisie. La Tunisie participe au sommet de l’Unionpour la Méditerranéeorganisé à Paris le 13 juillet.2009. Ben Ali est réélupour un cinquièmemandat avec 89,62 %des suffrages.2010. MohamedBouazizi, 26 ans,s’immole par le feu le 17 décembre à SidiBouzid. Cet acted’ultime contestationdéclenche desmanifestations quigagnent les principalesvilles du pays. Un mouvementbaptisé “révolution du jasmin”.2011. Ben Ali fuit le pays le 14 janvier et trouve refuge en Arabie Saoudite.Conformément à la Constitution, c’est le président de la Chambre desdéputés, FouadMebazza, qui assureles fonctions de chefde l’Etat. Selon unbilan officiel, lesheurts avec les forcesde l’ordre ont fait 78 morts. Le 17 janvier,un gouvernementd’union nationale estformé mais rapidementcontesté. Des électionslégislatives se tiendront dans un délai de six mois.

“Le monde arabe se trouve-t-il à la veille d’un tournant comparable à celui de 1989, qui a balayé les régimes sclérosés du blocsoviétique ? C’est ce qu’on peut espéreraujourd’hui. Car la chute du dictateur tunisienBen Ali est un événement historique : aprèsdes décennies d’oppression, les citoyens d’unpays arabe ont pour la première fois réussi à chasser par leurs propres moyens un tyrandétesté. Les autocrates de la région ont de bonnes raisons de craindre un effet dominocar leurs peuples souffrent des mêmesproblèmes que les Tunisiens. En Algérie, enJordanie, en Egypte et au Yémen, la Tunisie fait aujourd’hui figure d’exemple. C’est untournant historique qui rappelle la chute du Mur”, écrit Die Tageszeitung.

Réactions

Vu de Berlin

MAR

TIN

BU

REAU

/AFP

Page 16: Courrier International N1055 20 Jan 2011

En couverture Tunisie16 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Pour le grand reporter britanniqueRobert Fisk, le changement de régimeen Tunisie n’annonce pas forcémentl’avènement d’une démocratie.

The Independent (extraits) Londres

Serait-ce la fin de l’âge des dictateursdans le monde arabe  ? Tous cescheiks et ces émirs, ces rois (dontun très âgé en Arabie Saoudite et unjeune en Jordanie), ces présidents(là encore, un très âgé en Egypte et

un jeune en Syrie) doivent sans aucun doute trem-bler dans leurs bottes, car les événements deTunisie n’étaient pas censés se produire. Pas plusque les émeutes provoquées par le prix des den-rées alimentaires en Algérie et les manifestationscontre la flambée des prix à Amman. Sans parlerdes dizaines de morts en Tunisie, d’où un despotes’est enfui pour se réfugier à Djeddah, la ville oùun homme appelé Idi Amin Dada avait déjà trouvérefuge en son temps.

Si de tels événements peuvent se produiredans un pays touristique comme la Tunisie, ilspeuvent survenir n’importe où. Quand Zine El-Abidine Ben Ali était au pouvoir, le pays était louépar l’Occident pour sa “stabilité”. Français, Alle-mands et Britanniques rendaient hommage audictateur, cet “ami” de l’Europe civilisée qui tenaitles islamistes sous sa poigne.

Que nous le voulions ou non, les Tunisienss’en souviendront. Les deux tiers de la popula-tion – sept millions sur dix, soit la quasi-totalitédes adultes – travaillaient pour la police secrètede Ben Ali, disaient les Arabes. Eux aussi doiventêtre descendus dans la rue pour protester contre

l’homme que les Occidentaux choyaient jusqu’àla semaine dernière. Mais ne nous réjouissons pastrop. Oui, les jeunes Tunisiens ont utilisé Inter-net pour se rassembler – les Algériens aussi –, etles enfants du baby-boom (les jeunes nés dans lesannées 1980 et 1990, et qui n’ont pas de pers-pective d’emploi après l’université) sont dans larue. Mais le gouvernement d’“unité” doit êtreformé par Mohamed Ghannouchi, un satrape auservice de Ben Ali pendant près de vingt ans, unhomme sûr qui veillera à préserver nos intérêts…plutôt que ceux de son peuple.

La vérité est que le monde arabe est si sclé-rosé, si corrompu, si humilié et si impitoyable–  n’oublions pas que, la semaine dernièreencore, Ben Ali qualifiait les manifestants tuni-siens de “terroristes” –, et si incapable d’accom-plir des progrès sociaux et politiques que leschances sont quasi nulles de voir émerger desdémocraties viables dans le chaos qui règnedans le monde arabe.

Depuis des années, ce pauvre homme parlaitd’une “lente libéralisation” de son pays. Mais tousles dictateurs savent qu’ils courent de gros dan-gers quand ils libèrent leurs compatriotes de leurschaînes. Et les Arabes n’ont pas dérogé à la règle.Ben Ali ne s’était pas plus tôt exilé que les jour-

naux arabes qui l’avaient encensé et avaient pro-fité de son argent pendant tant d’années se sontmis à le vilipender. “Mauvaise gestion”, “corrup-tion”, “règne autoritaire”, “manque total de respectdes droits de l’homme”, autant de défaillances donton l’accuse aujourd’hui dans la presse arabe.

Bien sûr, désormais, tout le monde revoit sesprix à la baisse – ou promet de le faire. L’huile etle pain étant des produits de première nécessitépour les masses, leur prix va être abaissé en Tuni-sie, en Algérie et en Egypte. Mais pourquoiétaient-ils si élevés jusqu’ici ? L’Algérie devraitêtre aussi riche que l’Arabie Saoudite puisqu’ellepossède du pétrole et du gaz. Or elle a l’un destaux de chômage les plus élevés du monde arabe,pas de sécurité sociale, pas de retraites, rien pourson peuple parce que ses généraux ont placé lafortune du pays en Suisse.

Les dictateurs feront ce que voudront lesOccidentaux. Ben Ali s’est enfui. Ce qu’il fautdésormais, c’est un dictateur plus manœuvrable,“un homme à la fois fort et bienveillant”, comme lesagences de presse se plaisent à appeler ces ter-ribles despotes. Non, tout bien considéré, je nepense pas que le temps des dictateurs arabes soitrévolu. Les Occidentaux y veilleront.Robert Fisk

Le temps des dictateursn’est pas révolu

C’est peu dire que depuis son arrivée au pouvoir, en 1987, le président Ben Ali a été choyé par l’ensemble de la classepolitique française. A commencer parFrançois Mitterrand, qui, en 1989, lorsd’une visite officielle, souligne “lesprogrès de la démocratie en Tunisie”.En 1997, Lionel Jospin, accueillant à ParisZine El-Abidine Ben Ali choisit, lui, de ne parler que des “performances de l’économie ” et de “ la sécurité dontjouit la Tunisie ”. A la fin de son discours de bienvenue, le Premier ministrefrançais ajoute : “La proximité de nosidéaux de tolérance et de solidarité (…)font de nos deux pays des partenairesque tout rapproche .” Mais le soutien leplus spectaculaire date de 2003. En visiteofficielle à Tunis, Jacques Chirac déclare :

“Le premier des droits de l’homme, c’estde manger, de se soigner et de recevoirune éducation. De ce point de vue, il fautbien reconnaître que la Tunisie est très en avance. ” Au même moment, l’avocateRadhia Nasraoui entame son 55e jour degrève de la faim pour protester contre lerégime tunisien. A son sujet, le présidentfrançais déclare : “Je connais cettehistoire, j’espère qu’elle trouvera uneissue. Mais en France aussi nous avonsdes gens qui font la grève de la faim, ou laferont.” Pour sa part, Nicolas Sarkozy, envisite d’Etat en 2008 en Tunisie, expliqued’emblée “ne pas avoir de leçons àdonner en matière de droits de l’homme”au président Ben Ali. Et il ajoute lors d’unevisite à la mairie de Tunis : “Il m’arrive depenser que certains observateurs sont

bien sévères avec la Tunisie, quidéveloppe sur tant de points l’ouvertureet la tolérance. Qu’il y ait des progrès àfaire, mon Dieu, j’en suis bien conscientpour la France, et certainement aussipour la Tunisie.“ En mars 2010, c’est au tour de Bertrand Delanoë, à l’occasionde la fête de l’indépendance tunisienne, de déclarer que “la Tunisie est un pays quia enregistré des résultats remarquables,notamment depuis que le président Ben Ali a pu, à partir de 1987, entamer un certain nombre de réformes“. Le mairede Paris ajoute : “ La Tunisie est un paysqui porte un drapeau qui s’appelletolérance, fraternité et ouverture auxautres. Le président Ben Ali en 1987a permis qu’il y ait une évolution, unetransition sans rupture et sans heurts

entre les Tunisiens eux-mêmes.” En 2008,Fadela Amara, secrétaire d’Etat, expliqueà propos de la Tunisie qu’il faut “aiderceux qui forment un rempart contrel’islamisme. Je crois qu’on gagnerait à être solidaire de ces régimes.” Enfin,quelques jours avant la chute de lamaison Ben Ali, Frédéric Mitterrand,ministre de la Culture, déclare sanssourciller : ”Dire que la Tunisie est unedictature univoque me semble tout a faitexagéré.” Quant à sa collègue MichèleAlliot-Marie, la veille de la fuite duprésident tunisien, elle estime devant les députés français qu’il faut “arrêter delancer des anathèmes ” contre ce régimeet propose au gouvernement tunisien “ le savoir-faire de nos forces de sécurité ”afin de “régler des situations de ce type”.

France

Petits compromis entre si bons amis

Vu d’ArabieSaoudite

La presse saoudienneobserve un silencegêné depuis l’arrivéedu président tunisiendéchu à Djeddah. Sur le site Rasid,plusieurs Saoudiensprotestent contre sa présencedans le royaume. Pour certains, c’est un bourreau et un dictateur qui a fait couler le sang ;pour d’autres, c’est un mécréant qui a interdit le voile à l’université et aempêché les Tunisiensd’aller accomplir leur pèlerinage à La Mecque, de peurqu’ils ne reviennentavec la grippe porcine.En tout cas, la rumeurcourt que Ben Ali serendra prochainementà La Mecque.

� Dessin de Haddadparu dans Al-Hayat,Londres.

Page 17: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 17

Un blogueur esquisse quelques pistesd’avenir et dit faire confiance augouvernement provisoire nommé le17 janvier, malgré la présence en sonsein de ministres de l’ancien régime.

Nawaat (extraits) Tunis

Voici quelques idées et souhaitsd’un citoyen tunisien nouvelle-ment libre. 1. Qu’une enquêtepublique sur le Rassemblementconstitutionnel démocratique[RCD, le parti de Ben Ali] soit

réalisée afin de pouvoir purger le parti.Mais, avant cela et au plus vite, il faut com-

mencer par notre gouvernement de transition.Nous devons être sûrs de ces hommes etfemmes, car le peuple tunisien doit avoirconfiance en son gouvernement. Et n’oublionspas que même l’opposition “légale” (puisquelégalisée par Ben Ali pour le servir), à quelquesexceptions près, a fricoté avec l’ancien régime.Donc elle est aussi dangereuse que le RCD. Pourque le gouvernement actuel soit purgé desbrebis galeuses, que cesse la contestation – àjuste titre, surtout que le RCD détient les postesclés de ce gouvernement – et qu’ils puissent semettre au travail, il faudrait un comité de récon-ciliation nationale (vu le grand nombre d’ad-hérents, volontaires ou semi-volontaires, de ceparti, on n’aura pas le choix) qui permettrait derétablir le lien de confiance entre nous et notregouvernement.

Le RCD, une fois affaibli par ce nettoyage, de-viendra un parti comme un autre. Pourquoi ledissoudre puisqu’il pourrait toujours revenir sousune autre forme, un autre nom (ce qu’il fera pro-bablement) ? Il faut simplement le nettoyer aprèsune enquête publique et impartiale, ce qui

mie de croître à un rythme suffisant pour absor-ber les chômeurs (on devra d’ailleurs la repenser,puisque nos nombreux diplômés ne trouvent pasde débouchés dans une économie axée sur le lowcost). Cette stabilité aura aussi le mérite de ras-surer la bourgeoisie locale. Peut-être rapatrieront-ils leurs devises et les investiront-ils au pays ?

2. Etablir au plus vite une Assemblée consti-tuante en vue d’aboutir à un système de typeparlementaire.

Plus de “père” de la nation : on est assezgrands ! Il faut que toutes les tendances de lapopulation y soient représentées. Cela veut direy inclure les communistes et les islamo-conser-vateurs, démocrates, contrairement à ce qui aété fait jusqu’à présent. Pour ces derniers, ilfaudra repenser l’article de loi qu’avait instauréBourguiba et qui interdit les partis politiquesfondés sur la religion. Une contrepartie pour-rait être un Etat laïc à la turque. On pourraitsouhaiter garder le statu quo, mais on s’aliéne-rait, à mon avis, la frange la plus conservatricede la population, qui doit être représentée. Leplus important dans cette Constitution : unéquilibre des pouvoirs, des garde-fous (y com-pris de la part de la société civile), et qu’y figu-rent les acquis précédents et nouveaux, arrachésgrâce à la révolution.

3. Pour plus tard, se prémunir de la corrup-tion par tous les moyens.

Il faut que les Tunisiens, mais aussi lemonde, aient confiance en la Tunisie et en sonEtat de droit à venir. Confiance et transparence,qui découlent de l’Etat de droit, sont capitalespour garantir la pérennité de notre systèmefinancier et de notre système économique. Etpermettront l’investissement local et étranger,moteur de l’emploi.

4. Au sujet du gouvernement provisoire :Personnellement, je suis pour son maintien

(malgré tout ce que j’ai dit plus haut et bien qu’ilsoit logique de vouloir sa fin, surtout si l’onpense que certains ont le sang de nos frères etsœurs sur les mains), car ma perception de cegouvernement fait que j’ai confiance en certainsde ses membres réputés intègres, et je suis cer-tain que le tout s’est fait avec l’approbation del’armée, qui, ne l’oublions pas, nous a protégésde la tentative de retour de l’ancien régime. Celaveut dire que des variables (l’avis des Améri-cains, de l’UE et même des Israéliens, qui étaientrelativement proches de l’ancien régime) ontété prises en compte et que ce gouvernementest le plus consensuel possible.

J’ai confiance en Néjib Chebbi [avocat etancien opposant devenu ministre du Dévelop-pement régional], respecté par les avocats et lesjuges de ce pays pour son intégrité. Je pense qu’ilpourrait mener à bien la transition, dans soncadre légal, jusqu’aux prochaines élections. (LaJustice est, selon moi, le ministère le plus impor-tant dans ce gouvernement… Ça nous change.)Celles-ci, je pense, n’auront pas lieu avant sixmois, et c’est assez pour affaiblir le RCD etdonner une chance aux autres partis.

On a encore beaucoup de travail devantnous. Je pense que le temps n’est pas à la mani-festation, mais à la réflexion. Pensons à ce quenous faisons, car, dans le tourbillon de la révolu-tion, tout va très vite. Slim Chaou

Comment mener à bien la transition ?l’affaiblira immanquablement. Nous avons unpays à reconstruire et nous ne pouvons nous per-mettre d’exclure les RCDistes qui sont propres.Et, s’ils sont propres et compétents, la Tunisiea besoin d’eux et de leur expérience, et de leursréseaux. Par exemple, Kamel Morjane [le ministredes Affaires étrangères reconduit] est intègre etcompétent, et, surtout, il a ses entrées dans leschancelleries américaine et européennes, et cesdernières le connaissent bien. Nous aurons be-soin d’un soutien de la part de ces démocraties,tôt ou tard, ne serait-ce que pour nous protégerde nos voisins immédiats, qui ont intérêt à dé-truire notre révolution au plus vite. N’oubliez pasque Kadhafi a déjà essayé de nous envahir et derenverser le régime de Bour-guiba [en 1974], et, mainte-nant, une démocratie re-présenterait une mena-ce très grave pour lui.Sans oublier les gé-néraux algériens,qui voient cela d’untrès mauvais œil.Nous devonsrassurer nosp r i n c i p a u xbailleurs defonds et nospourvoyeurs de devises. Une certainecontinuité au niveau desaffaires étrangères mesemble capitale pour réta-blir un climat qui per-mettra à notre écono-

“Politique de voisinage” – le termesonne clair à l’oreille, presque tropbanal. En réalité, cette rhétorique de Bruxelles recouvre une politiqued’arrangements ambigus passés avecces voisins difficiles qu’on situait jadisimpitoyablement dans l’“arrière-cour”de l’Europe, mais dont on a aujourd’huibesoin comme partenaires. Celacommence, si l’on prend le sens des aiguilles d’une montre, par laBiélorussie du dictateur Loukachenkoet l’Ukraine du président autoritaireIanoukovitch avec leurs deuxgazoducs. Et cela se prolonge jusqu’aunord de l’Afrique, en passant par lesterritoires du Caucase et du Proche-Orient. Ne serait-ce qu’en raison deleurs abondants gisements nonseulement de pétrole et de gaz, maisaussi de drogue (importée), de réfugiés(importés) et d’islamisme (importé),les dirigeants de la région ont l’oreille

de l’Europe. La valse-hésitation del’Europe dans la crise tunisiennemontre à quel point il était naïf devouloir rapprocher fraternellementdans une Union pour la Méditerranéeles voisins de l’Europe que sont leProche-Orient et l’Afrique en détresse .Le président Sarkozy, qui menait le baldepuis Paris, s’était précisément choisicomme interlocuteur privilégié le gérontokleptocrate Ben Ali (tandisque Berlusconi courtisait habilementKadhafi) pour tenter de déplacer vers l’ouest et le sud le centre de gravitéde l’intégration européenne tournantautour de l’axe Berlin-Paris. Etait-cebien indiqué ? Le fait que la Tunisie,relativement prospère, coincée entre une Algérie en pleinedéliquescence et une Libye augouvernement erratique, restait unezone préservée de l’islamisme nejustifiait pas à lui seul une telle

récompense.Du point de vue tunisien,Paris est la capitale de l’Europe. Le gouvernement français n’acependant encouragé les manifestantsà lutter pour la démocratie que quandBen Ali a pris la fuite. Même si Paris a souvent payé cher son ingérencedans les affaires de ses anciennescolonies, il aurait pu trouver plus tôt le moyen de renforcer la société civileet l’opposition politique tunisiennes.Plus les vieux caciques de ce régimepourri organiseront rapidement unsemblant d’élections démocratiques,plus les forces de la liberté auront du mal à s’organiser. Le peuple tunisienpeut se vanter d’avoir réussi seul cedont l’Europe n’osait qu’à peine rêver.Espérons que le soutien de l’Europen’arrivera pas trop tard maintenantqu’on est entré dans la phase décisive.Andreas Ross FrankfurterAllgemeine Zeitung Francfort

Vu d’Iran

“Tunis tounest, Irannatounest”, “la Tunisiea réussi ce que l’Irann’a pas pu faire”: c’estle slogan qui circule surles sites de l’oppositioniranienne. En juin 2009,les Iraniens avaientmanifesté pendantplusieurs semainespour contester laréélection du présidentAhmadinejad. Malgréune forte mobilisation,la révolte, durementréprimée, n’avait pas

abouti.

� Zine El-AbidineBen Ali. Dessin de Balaban,Luxembourg.

Echec

Le grand raté de l’Union pour la Méditerranée

Page 18: Courrier International N1055 20 Jan 2011

En couverture Tunisie18 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

� La vieille garde

Mohamed GhannouchiDernier Premier ministre du président déchu Ben Ali, il reste en fonction.Surnommé “Monsieur Oui-Oui” par les Tunisiens en raison de son allégeance à Ben Ali, Ghannouchi est untechnocrate spécialiste desquestions économiques et financières. Né en 1941,Ghannouchi est Premierministre depuis 1999. Aprèsun passage au ministère de l’Economie en France,Ghannouchi est entré au gouvernement tunisien au moment où Ben Ali étaitnommé Premier ministre.Après la sortie précipitée du dirigeant, le 14 janvier,Ghannouchi s’est proclaméprésident par intérim afin delaisser les portes ouvertes àun éventuel retour de Ben Ali.Mais le Conseil constitutionnela soutenu que cette fonctionrevenaitau président duParlement, Fouad Mebazaa.

Fouad MebazaaOfficiellement président parintérim. “L’ancien président de la Chambre des députés,78 ans, est un homme à lasanté chancelante, qui n’a ni autorité, ni envergure, ni ambition. Il ne voulait pasdu pouvoir et n’a pas étépréparé à l’exercer”,

commente le site tunisienNawaat. Membre du partipolitique au pouvoir, le Rassemblementconstitutionnel démocratique(RCD), président de l’Assemblée nationale depuis 1997, Mebazaa est dans les coulisses dupouvoir depuis l’ère du pèrede l’indépendance, HabibBourguiba, qui l’avait nommé àla tête de plusieurs ministèreset postes à responsabilité.Mebazaa est par la suite restédans l’équipe du présidentdéchu pendant vingt-troisans. Il vient de lancer le débutde la transition en affirmantqu’aucun citoyen tunisien ne serait exclu du processuspolitique en cours.

Rachid AmmarChef d’état-major de l’arméede terre. “Agé de 63 ou 64 ans,ce Sahélien natif de Sayada,une petite bourgade du littoral, était totalementinconnu du grand public il y a encore quelquessemaines. Mais il a eu lecourage de s’opposer à Ben Aliquand le dictateur tunisien a appelé la Grande Muette à la rescousse pour materl’insurrection populaire dansles villes de Kasserine, Thala et Sidi Bouzid”, souligne le sitetunisien Nawaat. Limogéséance tenante par Ben Ali et assigné à résidence, il a étérétabli dans ses fonctions par Mohamed Ghannouchi le 14 janvier, après la fuite duprésident. L’armée tunisienne,avec seulement 35 000hommes – dont 27 000 dans l’armée de terre –, alors que le pays compte120 000 policiers, est sous-dimensionnée et sous-équipée. “En avril 2002,un mystérieux accidentd’hélicoptère avait décapité

l’état-major des forcesterrestres au grand complet.Et tué les treize plus hautsgradés, dont le chef d’état-major, le général de brigadeAbdelaziz Rachid Skik,personnalité très respectée dela troupe”, rappelle Nawaat.

� Les trois ministres issus de l’opposition

Ahmed Néjib ChebbiMinistre du Développementrégional et local. Né le30 juillet 1944 à Ariana,Chebbi est un avocat qui compte parmi les figures les plus importantes de l’opposition tunisienne. En 1983, il fonde leRassemblement socialisteprogressiste, qui devient en 2001 le Parti démocratiqueprogressiste (PDP)(http://pdpinfo.org/spip.php?lang=ar). En 2006, il a cédé sonposte de secrétaire général du PDP à Maya Jribi. Partisan dans sa jeunesse dunationalisme arabe, militantde gauche inflexible, Chebbiétait l’un des adversaires lesplus redoutés du présidentdéchu Ben Ali. Il est aussi lefondateur, en 1984, du journalEl-Mawkif, régulièrementinterdit. Ahmed Néjib Chebbis’est présenté à l’électionprésidentielle de 1999.

Ahmed IbrahimMinistre de l’Enseignementsupérieur et de la Recherchescientifique. Né le 14 juin 1946

à Zarzis (gouvernorat de Médenine), AhmedIbrahim, a été professeur de linguistique comparéejusqu’à son départ à laretraite. Ancien militant du Parti communiste tunisien(PCT), il a été élu, en 1981,membre du comité central du PCT. En 1993, il est parmiles fondateurs du mouvementEttajdid (Renouvellement),nouvelle appellation du PCT.Depuis 2007, il occupe le poste de premier secrétaire du mouvement.Le 22 mars 2009, il s’est portécandidat à l’électionprésidentielle, soutenu par le courant de réforme et de développement et parl’Initiative nationale pour ladémocratie et le progrès, unecoalition politique composéedu mouvement Ettajdid, du Parti du travail patriotique et démocratique et du Forumdémocratique pour le travailet les libertés (FDTL).

Mustapha Ben JaafarMinistre de la Santé publique.Né le 8 décembre 1940 dans le quartier de BabSouika, à Tunis, il adhère en 1956 au Néo-Destour,le parti fondé par HabibBourguiba en 1934, et milite au sein de l’Union générale des étudiants tunisiens(UGET). En 1970, après avoir effectué des études de médecine en France, il occupe le postede professeur à la faculté de médecine de Tunis et celui de chef de service aucentre hospitalo-universitaire La Rabta, à Tunis.Il participe à la fondation de l’hebdomadaire Erraï(L’Opinion) et du Conseil des libertés (1976), ancêtre de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH),dont il sera vice-président

de 1986 à 1994. En 1978, il est membre fondateur du Mouvement desdémocrates socialistes (MDS).En 1994, Mustapha Ben Jaafarfonde le Forum démocratiquepour le travail et les libertés (FDTL). En 1998, il participe à la création du Conseil national des libertés en Tunisie (CNLT).En 2009, il présente sa candidature à l’électionprésidentielle, mais elle estrejetée pour vice de forme.

� Le joker

Rached Ghannouchi Réfugié à Londres depuis 1991,Rached Ghannouchi est le chef du parti islamistetunisien interdit Ennahda(Renaissance). Agé de 69 ans,il est surnommé le “péril vert”,dont la menace est agitéedepuis plus de vingt ans en Tunisie. Après avoir séjourné au Caire et à Damas pendant les années 1960, il revient en Tunisie au moment où leprésident Habib Bourguibaapplique des mesuresconsolidant la laïcisation de lasociété. Ghannouchicommence alors à prêcher,surtout auprès des jeunes. En1981, il fonde le Mouvement dela tendance islamique (MTI),qui deviendra par la suiteEnnahda, en 1988. Lemouvement est rapidement lacible de la répression etGhannouchi comparaît àplusieurs reprises devant lestribunaux. Finalement, ilquitte le pays pour Alger puisfinit par s’installer à Londres,où il obtient le statut deréfugié politique. Samedi15 janvier, il a annoncé àplusieurs organes de presse qu’il préparait son retour dans son pays.(D’après Nawaat, Tunisie, ElPaís Madrid, Le Monde, Paris)

Portraits

Les acteurs du processus

AFP,

DR

Page 19: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 19

mais parce que l’alternative moderniste etlaïque était représentée par des dictatures cor-rompues et répressives.

La troisième leçon à tirer est qu’il faut révi-ser l’accusation accablante qui est faite à la jeu-nesse arabe, la décrivant comme futile – puisqu’ils’agirait de la génération Star Ac’ – et indifférenteà la chose publique. En réalité, cette jeunessearabe est consciente de ce qui se passe et elle estmême prête au sacrifice suprême pour affronterla tyrannie et l’injustice. L’exemple tunisienmontre également que la rue arabe n’est pas seu-lement investie par les jeunes militants islamistes.Il s’agit d’un mouvement global que l’on ne peutréduire à tel ou tel courant, islamiste ou laïc. Lesimages venant de Tunisie semblent même indi-quer l’absence d’islamistes.

La quatrième leçon est qu’il n’est plus pos-sible pour aucun régime arabe de s’abriter der-rière des succès économiques pour perpétuer sesméthodes répressives. Il n’est pas possible de réa-liser une réforme et une ouverture économiquessans les accompagner d’une réforme et d’uneouverture politiques. Il suffit de rappeler quel’égalité des chances, la transparence et le prin-cipe de responsabilité sont au cœur de toute réus-site économique. Tout cela ne peut prospérer quedans un climat de liberté politique et dans le cadred’un Etat de droit. En l’absence d’une justice indé-pendante, de pluralisme politique et d’une presselibre, une économie en apparence florissante créetrès vite un climat de corruption généralisée.

La cinquième leçon est qu’on ne peut assurerune stabilité durable en voulant compenser l’ab-sence de légitimité intérieure par un appui exté-rieur. Il n’y a aucune alternative à une légitimitéfondée sur un consensus et consolidée par desstructures institutionnelles. Les deux plusproches alliés du régime tunisien, la France et lesEtats-Unis, qui avaient gardé un silence honteux,ont été contraints de critiquer ouvertementl’usage disproportionné de la force. L’Histoirenous enseigne que les grandes puissances occi-dentales n’hésitent pas à changer, le momentvenu, de cheval de bataille. Khaled Hroub

L’exemple tunisien montre que la stabilité et la modernité de façadeainsi que le soutien de l’Occident nesuffisent pas à sauver une dictature.

Al-Hayat (extraits) Londres

L a principale leçon à tirer des évé-nements de la Tunisie est que lastabilité d’un pays ne peut êtrequ’apparente si elle est fondée surle verrouillage de la vie politique etsur l’accaparement du pouvoir.

Certes, à court terme, on peut promouvoir à l’in-térieur et à l’extérieur l’image d’un pays stableet beaucoup de gens l’attesteront, surtout si lepays en question est l’allié des pays occidentaux.C’est à la fois trompeur et dangereux, puisquecette apparence de stabilité n’est qu’une couchede vernis au-dessus du volcan.

La deuxième leçon concerne l’instrumen-talisation de la modernité et de la laïcité. Elleproduit des effets puissants, nourris de la craintetrès répandue et amplement justifiée que laseule alternative aux régimes en place serait lesislamistes. Ainsi, le choix se réduit à des régimeslaïcs corrompus et tyranniques d’un côté, et del’autre à des mouvements fondamentalistes auxprogrammes obscurs, tel qu’on peut le consta-ter en Iran, au Soudan ou à Gaza avec le Hamas.Ainsi, beaucoup arguent qu’on peut être acculéà prendre parti pour les régimes en place. Cepoint de vue n’est pas dé pourvu d’une certainepertinence et ne peut être écarté d’un revers dela main. Toutefois, l’expérience et un nombrecroissant de témoignages contredisent lalogique qui le sous-tend. Là encore, à longterme, la modernité et la laïcité ont tout à perdreà être représentées par des régimes corrompus.Leurs échecs et les dégâts qu’ils ont infligés àces valeurs ont été le principal moteur de lamontée des courants islamistes. Ceux-ci ontréussi non pas parce qu’ils auraient proposédes programmes formidables à la population,

Cinq leçons pour les ArabesLe colonel Kadhafi s’est adressé le 15 janvierau peuple frère tunisien. Ce discours fleuve,diffusé par la radio-télévision libyenne, a étépublié dans le quotidien de Tripoli Al-Shames. En voici des extraits :“Je suis réellement attristé de voir ce qui se passe en Tunisie. Avec le président Zine, il était possible de se mettre d’accord pourtransformer la République [tunisienne] en Jamahiriya [république des masses, termequi désigne le régime libyen]. Vous voulez que le pouvoir revienne au peuple. Mais toutesles forces vives tunisiennes peuvent en parleravec le président Zine. Cela peut se faire sans aucune difficulté. Tunis se place toujoursen tête des rapports économiquesinternationaux. L’économie tunisienne est enmesure d’améliorer encore ses performances,malgré un contexte international difficile.Autrement dit, il n’y a pas de crise économiqueen Tunisie. Les Libyens se font soigner parmilliers en Tunisie parce que les médecinstunisiens sont formés à la française. Se fairesoigner là-bas, c’est comme se faire soigner enFrance. Mes frères, pourquoi donc avez-voustransformé Tunis la verte en Tunis la noire ? Le tourisme s’effondre, le visage souriant de la Tunisie est brisé, le sang coule pour rien.Zine El-Abidine ne vous avait-il pas dit qu’il ne voulait pas rester au pouvoir après 2014 ?Patientez donc trois années. Ne savez-vouspas attendre ?On se moque de vous dans WikiLeaks. On devrait l’appeler ‘Kleeneax’. Il diffuse les informations d’ambassadeurs menteurspour semer le désordre. Même vous, frèrestunisiens ? Vous lisez ces mots creux deKleeneax sur Internet ? Vous y accordez foi ?C’est comme une poubelle où n’importe qui peut jeter n’importe quoi. Sommes-nousdonc devenus les victimes de Facebook, de Kleeneax et de YouTube ? Ce réseauinternational viole nos foyers, nous arrachenos vêtements et tue nos enfants.La Tunisie, mes frères, est malheureusementplongée dans le chaos. Peut-être que demainle peuple tunisien va venir en Libye. C’est pour cela que la situation me préoccupebeaucoup. Il règne en Tunisie un chaosinjustifiable, alors que le pays était calme et paisible. Et, en un jour, ils ont tout cassé.Maintenant, ils vont peut-être se mettre àregretter les beaux jours de Zine. En êtes-vousà souhaiter qu’il revienne pour calmer la situation, en vertu de la Constitution, qui stipule qu’il est président jusqu’en 2014 ?Quel homme ! Que n’a-t-il pas fait pour la Tunisie ! Que du bien ! Quoi qu’il en soit, ce qui m’importe est le peuple tunisien. Ils vont peut-être tous venir en Libye ? C’est pour cela que cela nous importe. Où estl’armée ? Où est la police ? Où est la sécurité ? Le Beau [Zine], jusqu’à maintenant, est encorele meilleur des Tunisiens. Je vous dissimplement la vérité. Je n’ai rien à y gagnerpuisque Zine ne me donne pas un centime.Simplement la vérité : il n’y a pas mieux queZine. Et j’espère qu’il restera non seulementjusqu’en 2014, mais pour un mandat à vie !”

Verbatim

“Il n’y a pas mieuxque Zine !”

� Devant la plante :Révolution du jasmin en Tunisie. “Cette plante n’a pas saplace dans notre désert !! — Elle est vénéneuse !”Dessin de Tom,Amsterdam.

Juifs de Tunisie

Dans un pays qui comptait 1 policierpour 40 habitants,jeunes, vieux, femmeset anonymes se sontlibérés de leur peurpour chasser undictateur et sa famille.Les citoyens juifs de Tunisie espèrentbénéficier de la brècheouverte par cetterévolution populaire.“Peut-être que lenouveau gouvernementinstaurera ladémocratie. Si Dieu le veut, l’avenir serameilleur que sous BenAli”, affirme à Ha’Aretzle rabbin BenyaminKhattab, directeur de la synagogueloubavitch de Tunis,qui, comme les autresJuifs de Tunis,souligne qu’il n’y a pasde problèmes entreTunisiens juifs et musulmans. Mais les Juifs du Sudet de la région deDjerba se montrentmoins optimistes, etcertains d’entre euxont d’ailleurs participéà des manifestationsde soutien à Ben Ali,inquiets qu’ils étaientde voir le nouveaugouvernementrenoncer à une politiqued’investissementsdont ils ont longtempscompté parmi les principauxbénéficiaires. Certainsparlent désormaisd’émigrer vers la France ou Israël.

Page 20: Courrier International N1055 20 Jan 2011

immolés pour que, le 14 janvier 2011, Ben Aliquitte le pouvoir et Tunis-Carthage  ? PPP  :police, pègre, parti, les trois têtes d’un régimede renseignement. Au bout de vingt-trois annéesde poigne de fer, il part. Il est parti, la Tunisieest retombée à la case départ. “Despote”, “BenAvi” [allusion à l’ouvrage de l’auteur de cetarticle : Ben Brik président, suivi de Ben Avi lamomie, éd. Exils, 2003] ; dans les grands médias,ces qualificatifs ne sont pas très récents. Il y aencore peu, c’était “notre ami Ben Ali”. Avec sacroissance de 5 à 6 % et sa croisade contre lesislamistes, on lui passait tout. Il a fait gagnerbeaucoup. Il en a gagné beaucoup, il en a volébeaucoup. Après Bokassa, Idi Amin [Dada] ouMobutu, aujourd’hui l’Occident n’a plus besoinde Ben Ali. C’est vrai qu’il aurait pu rester encoreun peu, mais il y a eu les tueries de Thala et deKasserine provoquant sa chute. Etonnanteimage de Ben Ali, ce vendredi 14 janvier, à lavingt-cinquième heure, descendant à l’aéroportde Djeddah, en Arabie Saoudite. Des images quifrappent toute la Tunisie.

En Tunisie comme partout, un tyran peuten cacher un autre. Mohamed Ghannouchi, Pre-mier ministre de Ben Ali, et Fouad Mebazaa,président d’un Parlement non élu et bras droitde Ben Ali, se relaient sur une présidencevacante. Le changement sans le changement.On a coupé la tête du canard, mais le corpsbouge encore. Ben Ali s’est éclipsé, mais il alaissé derrière lui son système qui repose surles PPP. Ici, tout repose sur le karagöz, le théâtred’ombres turc. Et l’on sait bien qui, désormais,est le marionnettiste qui manipule le karagöz,la marionnette. Nul n’est dupe. Le pouvoir esttoujours entre les mains des anciens caciquesde Ben Ali. “Un bain de sang ne les ferait pas recu-ler”, c’est l’avis général. La police, le RCD (Ras-semblement constitutionnel démocratique), leparti au pouvoir et la pègre ne vont pas lâcherprise facilement. Ils ne constituent pas uneassociation de charité.

La Tunisie du “miracle économique” s’estpris les pieds dans le tapis, l’économie de ladébrouillardise a montré là son vrai visage, levisage d’une machine sans conducteur. Une éco-nomie sans but, sans pilote dans l’avion, un avionqui s’écrase et qui s’appelle Tunisie. Et quis’écrase sur qui ? Sur les Tunisiens eux-mêmes.On a vu, à Sidi Bouzid, à Kasserine, à Jendouba,à Gafsa, à Médenine, la ruine s’installer, le chô-mage s’étendre. Nul parmi les Etats, européens,partenaires de la Tunisie, n’avait prévu cet effon-drement foudroyant. Qui peut donc honnête-ment prévoir les conséquences de cetterévolution inachevée… ou confisquée ? Un sou-lèvement comme on aimerait en avoir le plussouvent. Un horrible dictateur chassé par unpeuple vaillant. C’est déjà ça !Taoufik Ben Brik

En couverture Tunisie20 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Le journaliste et opposant tunisienTaoufik Ben Brik, nous livre à chaud son témoignage sur la “révolution du jasmin”.

Pour Courrier international Paris

Ben Ali, dégage !” Ce matin du ven-dredi 14 janvier 2011 à Tunis, toutpeut basculer. Les enfants de laballe occupent l’avenue HabibBourguiba, principale artère de lacapitale. Déchirement au sein du

pouvoir… Rumeurs de coup d’Etat militaire…Que veulent les Américains… Que dit Al-Jazira ?

Nous vivons dans une prison sans barreaux.Néjib [frère de l’auteur] ose parler. Vingt-troisans de Ben Ali, une désertification politiquetotale… une pluie de bombes lacrymogènes… Lafoule manifeste toujours. Ils courent les uns versles autres en levant les bras, en levant les poings,par grappes qui se mêlent, de couleurs diffé-rentes, médecins, écrivains, avocats, ensei-gnants, journalistes, chômeurs, lycéens,fonctionnaires, vendeurs à la sauvette, ouvriers,paysans, petites bonnes de Jendouba. Ballet decaméras en train de se filmer entre elles. Là, ons’écarte avec le cercle des journalistes… la mêmemêlée. La même histoire. On aperçoit la Dakhi-lia, le ministère de l’Intérieur tant décrié, unebanderole noire en travers, comme un brassardde deuil. De tout Tunis, ils sont venus… bain desang ou pas bain de sang ? C’est la matinée desbras levés… c’est à pleurer ! Regardez : un garçonet une fille enlacés. Les photographes sont tousen train de louper cette photo. Nous voilà ren-voyés aux liesses des révolutions, au printempsdes possibles… une autre foule arrive… partoutdes poings levés, des bras levés. “On aura sapeau”, “Il partira coûte que coûte” : pas la peine deparler tunisien, on vit un instant universel… Ons’en fout de ce qui se passera demain. Ils sontmontés sur scène, ils sont acteurs de l’Histoire,ils sont acteurs de leur vie… citoyens de Tunis.Sur les arbres, des banderoles… des vagues detension parcourent la foule… la police charge.Sous les gaz lacrymogènes, la foule résiste… unefête, une ivresse… la police pourrait à nouveautirer… tout est possible… tout peut basculer… laprise de la Bastille, c’est ici. La police fait mainbasse sur la ville.

A 16 heures, Tunis se vide. Une ville immo-bile, entièrement aux mains de l’armée. Desrumeurs flottent dans l’air, de bouche à oreille,d’un portable à l’autre. En janvier 2011, le por-table aura été à Tunis ce que le transistor fut enmai 1968 à Paris. Des tanks dans la rue. Seul lieude vie, les bas-fonds occupés par les chômeurset les costauds de la smala. Chômeurs, enfantsdu miracle tunisien, criant “Vingt-trois ans, basta !”

A 17 heures, la nouvelle tombe comme unpic : “B E N A L I S’E S T E N F U I !” Des slogans,des cris, des chants, des youyous, des habitantsbarricadés dans leur appartement. L’état d’ur-gence décrété. L’espace aérien fermé. Le Pre-mier ministre, Mohamed Ghannouchi,s’autoproclame président par intérim.

Ben Ali est parti. Combien de jeunes abat-tus par les forces de l’ordre ? Combien de jeunes

Il était une fois la révolution

Qui peut donc honnêtement prévoir les conséquences de cetterévolution inachevée

En routevers unepresse libre

Une révolutionmixte

En Tunisie, lecaractère inédit de la“révolution dujasmin” tient tant àson aboutissementqu’au rôledéterminant joué parles femmes.Les scènes de révoltefilmées par la presseinternationale leprouvent : les femmessont présentes aumilieu de la foule,brandissant despanneaux et criantdes slogans contre lepouvoir. La plupartsont des jeunes filles,des étudiantes. Loindes considérationssexistes propres auxpays musulmans, ellesestiment avoir leurmot à dire etcomptent bien fairevaloir leurs droits.Cette participationmassive s’explique parla réalité de l’égalitéhomme-femme dans lasociété tunisienne,ainsi que par “le degréde conscience desTunisiens et leurcapacité à dépasser leraisonnementarchaïque des sociétésislamisées à outrance”,constate L’Expression.

� En Tunisie.Dessin de Haddadparu dans Al Hayat,Londres.

� Un nouveau drapeaupour les Tunisiens… Dessin de Sondron,Bruxelles.

Les journalistes, bâillonnés sous Ben Ali, s’organisent pour créer les nouveaux médias qu’attendent les Tunisiens. Un confrère espagnol a assisté à une de leurs réunions.

La Vanguardia BarceloneDe Tunis

La réunion du Syndicat national desjournalistes vient à peine de com-mencer que Néji Bghouri, un vieuxroutier de la presse rompu à larésistance contre le régime, se lèvepour prendre la parole. Et d’une

voix qui fait taire le brouhaha, il lance : “Il nenous reste plus qu’à être libres ; si nous ne le faisonspas maintenant, si nous ne surmontons pas la peuret n’assumons pas la responsabilité d’informer, larévolution mourra.”

Bghouri est debout, une cigarette à la main,la voix cassée, non pas tant par le tabac, commeil l’expliquera plus tard, qu’à force de scander desslogans dans la rue, au côté de milliers de sesconcitoyens. Le 15 janvier, pour la première foisen presque quarante ans de métier, Bghouri a puse libérer du sentiment de culpabilité qu’il éprou-vait pour n’avoir pas répondu aux attentes d’unesociété qui se serait certainement mieux portéeavec une presse plus libre. Une cinquantaine deconfrères l’écoutent avec respect. Les téléphonesportables se sont tus. Les baies vitrées de la salle,pièce principale d’une villa coloniale délabrée

Page 21: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 21

située dans un quartier résidentiel de Tunis, sontgrandes ouvertes. Il fait un temps splendide, etBghouri peut voir le jardin tandis qu’il rappelleles principes du journalisme et évoque FahemBoukadous : “Il est en prison depuis deux ans pouravoir défendu ce que la plupart d’entre nous, moi lepremier, n’avons pas eu les couilles de défendre, maismaintenant je dis : ‘Ça suffit’. Fini l’autocensure, finila vie douillette aux frais du système.” Il fait cesserles premiers applaudissements d’un geste.

Boukadous travaillait pour une chaîne satel-litaire quand il a couvert la révolte des mineursde Gafsa, en 2008. Ce soulèvement a été réprimédans le sang, sans que les auteurs de la répressionsoient jamais inquiétés. Gafsa est située dans lesud du pays, loin de tout. La presse internationalea eu connaissance des événements trop tard, lesalliés de Ben Ali ont gardé le silence et Boukadousa été condamné à quatre ans de prison ferme pour“association de malfaiteurs” et “diffusion d’informa-tions de nature à troubler l’ordre public”.

Divertissement et propagandeLes autorités avaient proposé de le libérer enéchange de sa repentance. “Je suis un journalistereconnu, avait-il dit, je n’ai besoin d’aucune carte pourtravailler.” Aujourd’hui encore, il est incarcéré àGafsa [il devrait sortir de prison dans les prochainsjours, puisque le nouveau gouvernement aannoncé le 17 janvier la libération de tous les pri-sonniers d’opinion], et son cas, comme celui detrois autres journalistes arrêtés en 2010, a mobi-lisé une profession qui, jusque là, n’avait faitqu’écrire sous la dictée.

La presse n’a jamais été libre en Tunisie. Lesmédias appartiennent au système. Et même lesdeux journaux d’opposition ne publient rien sans

visa préalable de la censure. “Ben Ali a offert à lasociété du divertissement et de la propagande”,explique Khaled Oueslati, de l’Association arabede radios libres, “et il n’a rien voulu dire des jeunesqui ont payé cette révolte de leur vie.”

La presse tunisienne n’a pas couvert larévolte. Al-Jazira a été la chaîne la plus regar-dée, et Facebook, le grand média de substitu-tion. “J’ai ouvert un compte sur Facebook parce queje n’en pouvais plus, raconte l’architecte NabilaBakli. J’avais besoin d’expliquer ce qui se passait.”Bakli est représentative du Tunisien moyen,moteur principal de la révolution. Elle a la qua-rantaine, elle a pu faire des études et jouir delibertés que n’ont pas d’autres femmes d’Afriquedu Nord.

Tout le monde surfe sur le NetHabib Bourguiba, le prédécesseur de Ben Ali, aaccordé de nombreux droits aux femmes et abeaucoup fait pour l’éducation, qui reste aujour-d’hui encore un pilier fondamental de l’Etat. L’en-seignement est obligatoire et gratuit entre 6 et16 ans, et représente l’un des principaux postesde dépenses, puisque le pays y consacre 7,2 % duPIB. Résultat : plus de 74,3 % des plus de 15 anssavent lire et écrire.

“Je ne lis pas la presse, souligne Nabila Bakli,du moins pas pour m’informer. Pour savoir ce quise passe, j’ai Internet.” Ils sont 3,5 millions, soitenviron 30 % de la population, à avoir surfé,comme elle, tant bien que mal sur le Net,s’échangeant l’information nécessaire pour faire

grandir la contestation. “Maintenant, la balle estdans notre camp”, déclare Abderraouf Bahi devantl’assemblée de journalistes. Il a pris la paroleaprès Bghouri. Il est plus jeune que lui, de lagénération suivante. Lui aussi parle debout, luiaussi avec une cigarette à la main. “Nous devonsachever cette révolution. Le peuple nous a investisd’une responsabilité historique, et nous lui devonsl’information dont il a besoin. Personne pourra plusnous dicter ce que nous devons écrire.”

Son intervention déclenche des protesta-tions, plusieurs voix de journalistes s’élèventpour dénoncer cet excès d’autocritique. Ilsdéfendent le caractère politique du journalisme,ils demandent à la profession de se montrer res-ponsable en ne publiant pas d’“informations désta-bilisantes”. Le ton monte. On discute del’éternelle difficulté qu’il y a à dissocier politiqueet journalisme. Bahi propose d’occuper lesmédias appartenant à la famille Ben Ali. Il parlede les gérer collectivement. Bghouri le prie des’asseoir. Cette dernière proposition suscite untollé. Yasmine, journaliste de télévision, fumecigarette sur cigarette et remue le pied frénéti-quement. “Je ne sais pas à vrai dire, tout est si com-pliqué. Quelqu’un osera-t-il publier ce qui se dit ici ?”

“Oui, il est beaucoup facile de parler que d’écrire,reconnaît Bghouri. Mais pour l’instant, on ne peutfaire que parler. Nous n’avons pas les moyens de créerun titre vraiment indépendant. Il nous faudrait unentrepreneur qui ait envie de se lancer… On le cherche.Il doit bien être quelque part. On le mérite.”Xavier Mas de Xaxás

Quels sont nos rapports avec le pouvoir ? Quelles sont nos relationsavec nos annonceurs, notre uniquesource de financement ? Quelle est notre approche des événementsqui pourraient secouer l’opinionpublique ?… Au début, il y avait l’affairede Sidi Bouzid. Avons-nous fait notre devoir à l’égard de nos lecteursen envoyant un journaliste enquêtersur place ? Non ! A l’instar del’écrasante majorité de nos confrères.A la place d’un reportage vivant, nous nous sommes tenus à la reprisedes dépêches de la  TAP [l’agence de presse nationale] évoquant ce sujet sensible, une opinion, une chronique de moi-même et unebrève de Noureddine Hlaoui déplorantle parti pris d’Al-Jazira [la chaînesatellitaire, assez virulente contre la Tunisie]. De quoi déclencher une colère et une “déception” chez nos fidèles lecteurs et lamoquerie des autres. Et des pointsd’interrogation chez nous. Où avons-nous failli et pourquoi ? A la suite de ces événements, j’ai prisle volant et j’ai parcouru la Tunisie du nord au sud et d’ouest en est – près de 1 500 kilomètres en tout. J’ai visité des coins reculés, desvillages à des centaines de kilomètresde la capitale, certains que je connaissais déjà et d’autres que je ne connaissais pas. Je n’avais jamaisvisité Menzel Bouzaïene [où eurent

lieu des émeutes sanglantes le 26 décembre] et j’aurais aimé ne pas le découvrir dans cet état. C’est un tout petit village situé à quelques dizaines de kilomètres de Gafsa [sud de la Tunisie]. La route garde les traces d’incendies.Une boutique Tunisiana a étésaccagée. “Une révolte”, diront les journalistes d’Al Jazira. J’aurais dit du vandalisme, mais je ne vais pasrater cette occasion de me taire,comme me l’ont suggéré quelquesdélicats lecteurs. Je ne vais même pas me remémorer ces chiffres(officiels) qui disent que 80 % des familles tunisiennes sontpropriétaires de leur habitat et qu’enTunisie circulent plus de 1 million de véhicules sur une population de 10 millions de citoyens. Ni le PIB, ni le taux de croissance, ni rien de toutcela. C’est là une partie de notreerreur : nous sommes aveuglés par les chiffres macroéconomiquespondus régulièrement par des instances internationalesprestigieuses. Aveuglés également par le développement de Tunis et parles grandes richesses visibles à l’œilnu. Aveuglés au point d’oublier les casindividuels ici et ailleurs. Mais il n’y apas que de l’omission. Les lecteurs deBusiness News nous invitent à fairenotre travail. Soit. C’est leur droitabsolu. Mais entendons-nous d’abord.On parle bien de politique ? N’est-ce

pas l’un des trois sujets tabous du pays, avec le sexe et la religion ?Ces mêmes lecteurs saventpertinemment qu’on ne peut pas toutdire. La preuve, eux-mêmes évitent de commenter en utilisant leur proprenom (dès lors qu’ils ne sont pasrésidents à l’étranger). Face à unproblème pareil, nous aurions dûenvoyer des journalistes sur place ?Soit. Nous ne l’avons pas fait. Mais nos lecteurs n’ignorent pasle blocage médiatique qui prime dansle pays ! On me demande de ne plusnous comparer aux Européens,puisque nous avons nos propres“spécificités”. Soit. Mais alors soyonscohérents et ne comparons pas nonplus nos médias à ceux de l’Europe.Ou encore notre droit à manifester. Nous ne sommes pasplus patriotes que nos lecteurs et ils ne le sont pas plus que nous. Au risque de me répéter, je dirai que chaque pays a ses problèmes et nous en avons notre lot. Et, parmi nos problèmes, cette “liberté d’expression”. On ne s’en cache pas. On en souffre au quotidien ; tout comme noslecteurs, d’ailleurs. On ne compte passur leur clémence, mais sur leurcompréhension du fonctionnementde tout le système d’information dans notre pays… Nizar BahloulMaghreb émergent (extraits) Alger

L’heure de vérité

Les confessions d’un journaliste

Assabah

“Le peuple a dit sonmot”, titre enmanchette le quotidientunisien dans sonédition du dimanche16 janvier, deux joursaprès le départ duprésident Zine El-Abidine Ben Ali.“Les journalistes duquotidien Assabah(Le matin) ont défiéMohamed Sakhr El-Materi, le richissimegendre de Ben Ali, quiavait pris en charge ladirection du journal”,affirme le journalisteMourad Teyeb dans les pages du New YorkTimes. “Nous lesjournalistes, nousl’avons mis à la porte.C’est notre révolution.”

Page 22: Courrier International N1055 20 Jan 2011

22 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Le quotidien américain examinel’étrange couple que formentNicolas Sarkozy et Angela Merkelà la tête de l’Union européenne.Avec une certitude : ce n’est pasmonsieur qui porte la culotte.

The New York Times (extraits)New York

E n privé, elle se moque de safaçon de dégoiser sans fin, de sesgestes rapides et saccadés, de ses

tics au visage. Lui raille sa mesure, ses hési-tations, sa prudence de matrone. Elle lecompare à Mister Bean et à Louis de Funès.Il la surnomme parfois “la Boche” et l’as-saille d’embrassades et de bises à la fran-çaise, des manifestations dont il sait bienqu’elle ne les supporte pas. Les tourmentsde l’Union européenne (UE) ca chent undrame plus intime : la romance brisée d’An-gela Merkel et de Nicolas Sarkozy. On lesa vus en photo dans toute l’Europe, affi-chant le bonheur d’un partenariat réussi.Ils sont le meilleur espoir d’unité queconserve encore le Vieux Continent. Maisil y a un hic : ils ne s’aiment pas du tout.

Ils font ce qu’il faut pour resterensemble, pour les enfants – enfin, pourl’Europe. Certaines initiatives tiennent dela pure symbolique : réunions conjointesdes deux gouvernements, cérémonies àl’Arc de triomphe et devant le mur deBerlin. Mais il existe aussi une coordina-tion très étroite entre leurs deux équipeset, avant chaque grand sommet de l’Union,Sarkozy et Merkel se fendent d’une posi-tion commune à présenter aux vingt-cinqautres Etats membres. Ce n’est guèredémocratique, sans doute pas très agréablenon plus. Mais Sarkozy et Merkel sontcondamnés à s’entendre, parce qu’eux-mêmes et l’Europe sont confrontés – entreéconomie au ralenti, orgueils nationaux etinquiétude de l’électorat – à des défis aussicolossaux que complexes.

Deux êtres que tout opposeNicolas Sarkozy et Angela Merkel ontpresque le même âge (ils ont seulement sixmois d’écart), mais leurs personnalités etleurs conceptions du monde sont aux anti-podes l’une de l’autre. Angela Merkel,56 ans, a grandi dans une famille de gauchedans l’extrême nord-ouest de la Républiquedémocratique allemande, dans ces plainesprotestantes où le vent souffle de Russie.Elle a appris le russe et le tchèque, est phy-sicienne de formation. Son deuxième mari,un paisible professeur de chimie, est d’unegrande discrétion. Elle n’a pas d’enfants.C’est auprès de l’ancien chancelier HelmutKohl qu’elle a appris l’importance de cares-ser dans le sens du poil des Françaisconvaincus d’être le cœur battant de l’idéaleuropéen. Devenue chancelière, elle s’est

France

retrouvée confrontée à Sarkozy. “C’est unescientifique, presque une caricature d’Alle-mande, qui organise tout, avance étape parétape, sans émotion : elle ne fait pas dans l’es-broufe”, résume Stefan Kornelius, le chefdu service international de la SüddeutscheZeitung. “Et Sarkozy est de ces machos qu’ellen’apprécie pas du tout. Angela Merkel et lachancellerie en général sont excédées par safaçon de passer d’un sujet à l’autre, son manqued’attention, son incapacité à travailler de façonméthodique, à l’allemande. C’est une techno-crate, avec un mari qui vit dans l’ombre ; lui,un personnage flamboyant, flanqué d’uneépouse sublime.”

Nicolas Sarkozy est largement critiquépour sa passion de l’argent et son manquede goût. Ce riche avocat entouré d’amisriches mène grand train à la présidence,suivi par des collaborateurs prêts à toutinstant à lui tendre un verre de jus d’orangefraîchement pressé. Angela Merkel, elle, vittoujours dans l’appartement du centre deBerlin qu’elle occupait avant son élection,et on peut la croiser faisant ses courses ous’installant dans son restaurant françaispréféré, le Borchardt, pour un repas sur lepouce avec son mari. Elle s’est entourée defemmes de caractère et d’hommes issus dela technocratie, et elle s’y prend à merveilleavec les hommes, estime un haut respon-sable allemand. “Elle les prend par leur plusgrande faiblesse, leur ego, qu’elle satisfait jus-qu’à un certain point et, ensuite, de sang-froid,comme un adepte de l’aïkido, elle exploite cetteénergie et la retourne en sa faveur à elle. Ellene se plie pas au fonctionnement des hommestout en ego, qui hurlent et bombent le torse :ces outils masculins ne marchent pas sur elle,elle les retourne même à son avantage. Et elle

laisse largement ceux qui travaillent avec elles’attribuer le mérite des actions.” On recon-naît un peu là sa façon de s’y prendre avecle président français.

Berlin mène la danseContrairement à Sarkozy, connu pour avoirl’habitude de prendre connaissance d’unrapport compliqué quelques secondesavant une réunion, Merkel est une tra-vailleuse acharnée, celle qui, lors des ren-contres, connaît généralement le mieuxses dossiers. Les Allemands aimentd’ailleurs à raconter cette blague surSarkozy aux commandes d’un avion ; ilinforme ses passagers qu’il a une bonne etune mauvaise nouvelle : “La bonne, c’est quenous sommes en avance sur le planning ; lamauvaise, c’est que nous sommes perdus.”

Avec une histoire commune souventsanglante, la France et l’Allemagne se font

aussi une idée très différente du fonction-nement idéal de l’Europe. Paris appelle deses vœux une Europe dominée par les Etatsmembres, centralisée, bureaucratique, àson image. L’Allemagne –  Etat fédéralfondé sur des régions puissantes, des gou-vernements de coalition et une Courconstitutionnelle influente – souhaite uneEurope du droit, de la discipline et de larectitude budgétaire, avec une monnaieforte et de vraies sanctions pour les panierspercés. De même, si l’Allemagne parle aunom d’un Nord protestant et largementindustriel, la France porte la parole du sudagricole de l’Europe. “Sarkozy s’est fait leporte-parole du Sud, mais il sait aussi que c’estl’Allemagne qui a le plus d’influence”, préciseAnne-Marie Le Gloannec, spécialiste del’Allemagne à l’Institut d’études politiquesde Paris [Sciences-Po]. “Il faut donc céderaux Allemands sur certains points, mais, enmême temps, l’Allemagne n’est pas capable deparler à tous les Européens ni de prendre publi-quement un rôle dirigeant dans l’Union.Merkel et Sarkozy sont un peu des Laurel etHardy, différents mais complémentaires.”

Avec une crise de l’euro qui s’éterniseet une économie allemande qui continuede faire mieux que les autres, Sarkozy prêteplus d’attention au modèle allemand etcède davantage aux exigences de Berlin. Augouvernement français, le modèle écono-mique, l’organisation des relations du tra-vail et la capacité d’innovation techniquede l’Allemagne sont des sujets débattus defaçon récurrente, et ce sont des critèresvenus d’outre-Rhin (ainsi que la crainte deParis de perdre sa note AAA) qui oriententles réformes et les réductions budgétairesdécidées par Paris.

On disait naguère que rien ne se faisaitdans l’UE sans l’accord des Français et desAllemands. Ce que Sarkozy redoute, nonsans raison dans une Union passée àvingt-sept membres et une zone euro à dix-sept, c’est que l’accord des Français nesoit plus nécessaire. Traditionnellement,l’Allemagne a toujours évité d’être le chefde file de l’Europe ; les souvenirs de laSeconde Guerre mondiale, quoique estom-pés, n’ont pas encore disparu sur le restedu continent. Pourtant, Merkel va devoirexercer un plus grand leadership poursauver l’euro, même si dans une certainemesure elle se cache encore derrière laFrance. John Kornblum, l’ancien ambas-sadeur des Etats-Unis à Berlin, estime quel’Allemagne devrait s’inspirer des Etats-Unis et de la manière dont ils ont favoriséla cohésion de l’Europe après la guerre,arbitrant les conflits et réalisant des com-promis. “Les Allemands n’en ont pas encoreconscience, assure-t-il. Mais ils vont devoirassumer le rôle des Etats-Unis en Europe etexercer l’influence modératrice qui a été lanôtre pendant longtemps.” Le couple franco-allemand n’aura plus alors autant d’im-portance. Steven Erlanger

Politique

Le “macho” à la merci de “ la Boche”

Les

archives

www.courrier

international.com Vu d’Allemagne : Sarkozy obligé desuivre Merkel. Le poids de la dettepublique hexagonale limitel’influence à laquelle aspire le

Français en Europe, constate la Frankfurter Allgemeine Zeitung.(CI n° 1051-1052, du 22 décembre 2010.)

� Mauvais voisins. Dessin de Schranck paru dans The Economist, Londres.

A la une

“Le Premier ministrefrançais prévient laGrande-Bretagne qu’elledevra aider à sauverl’euro”, titre The Times.Le 13 janvier, à quelquesheures de rencontrerDavid Cameron à Londres,

François Fillon dévoilait au quotidienbritannique ses intentions : plaider pourune harmonisation des politiques fiscaleset économiques au sein de l’Unioneuropéenne. Une requête balayée d’un“grand non” par le journal. “Ce ne sera pasla France qui façonnera finalementl’Europe. Ce seront l’Allemagne et sachancelière, Angela Merkel”, argumenteentre autres The Times.

Page 23: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Bien que sans commune mesureavec celles des Tunisiens, lesrévoltes des jeunes un peupartout en Europe révèlent lamême peur d’un avenirincertain, estime le politologueitalien Ilvo Diamanti.

La Repubblica Rome

L a jeunesse donne des signes demalaise de plus en plus criants.Rébellions et manifestations

alternent avec des vagues de violencesurbaines, en Europe et ailleurs. “Lesrévoltes des jeunes sont de puissants détona-teurs, capables d’imposer des revirementspolitiques”, a écrit ces jours derniers l’édi-torialiste Bernardo Valli dans ces mêmescolonnes à propos de l’écroulement durégime en Tunisie. Même si les tensionsexprimées par tous ces jeunes répondentà des thématiques différentes et dessi-nent une scène composite. Plus qu’unmouvement, elles sont les indicateursd’un “syndrome”, d’un mal-être qui pré-sente des symptômes variés, d’originesdiverses. Avec un visage commun, celuide la jeunesse. Selon le contexte, lecontenu, le modèle d’action, le “syn-drome jeune” présente des caractéris-tiques nombreuses et hétérogènes. Nousen isolons ici quelques-unes, particuliè-rement connues.

Premières entre toutes : les révoltesétudiantes. Elles se succèdent, dans diverspays européens, par irruptions soudaines.Comme en Grèce, en 2008, après la mortd’un jeune homme à la suite d’affronte-ments avec la police. Et, ces derniers mois,pour protester contre les mesures d’aus-

térité du gouvernement, qui se plie auxconditions imposées par l’Union euro-péenne. En Grande-Bretagne, une véritableguérilla s’est déclenchée à l’automne der-nier après la décision du gouvernementd’augmenter les droits d’inscription à l’uni-versité : des dizaines de milliers d’étu-diants, ainsi que leurs parents, onttransformé les abords de la Chambre descommunes en champ de bataille. EnFrance, les étudiants manifestent depuisdes années : en 2006 contre la loi qui ins-taurait le “contrat première embauche”, àl’automne dernier, les Français se sontmobilisés en masse contre le report de l’âge

Europe

de la retraite. L’Espagne [en septembre der-nier] a aussi été touchée par les manifes-tations des étudiants, qui soutenaient lesgrèves des travailleurs contre l’effondre-ment du marché du travail et les coupesdrastiques dans les dépenses sociales.

C’est également sous cet angle qu’ilfaut rappeler les manifestations qui se sontdéroulées en Italie cet automne, menéespar les étudiants et les chercheurs contrela réforme de l’enseignement. Mais ce syndrome s’est aussi manifesté lors desémeutes qui ont – littéralement – incendiéles banlieues de Paris en 2005. Il faut enfinconsidérer ce qui se passe actuellement enTunisie, où les jeunes et les étudiants ontcontribué pour une part importante, peut-être majoritaire, à la mobilisation qui s’estpropagée dans toutes les villes du pays,contaminant l’Algérie voisine.

Les contextes sont très divers, lesobjectifs différents, mais le point communest l’appartenance à une génération mar-quée par des problèmes communs. Toutd’abord le chômage. En Espagne, il frappe40 % des jeunes de 15-24 ans, 20 % d’entreeux à Paris et sa région, 25 % à Londres etalentours. En Italie, 29 % des jeunes sontsans travail, chiffre qui atteint 39 % dans

le Sud. En Tunisie, 72 % des chômeurs ontmoins de 29 ans. Au Maroc, ils sont 62 %et en Algérie 75 %. Partout la précarité estdevenue la norme pour les jeunes. En Italie,plus de 2 millions de jeunes ne sont ni àl’université ni au travail. Ils sont dans lamarge, à attendre que les choses changent.En attendant, ils font des petits boulots

plus ou moins déclarés et occasionnels.On dit souvent, avec quelque

redondance rhétorique, qu’on avolé le futur des jeunes. C’est vrai,mais le dire ne suffit pas. Il fautajouter que leur avenir est lourde-ment compromis par le présent. Lechômage et la précarité semblent ne

jamais devoir finir. La société, lemonde politique, les adultes

n’offrent plus ni modèles niréférences. Les systèmes de

valeurs, la représentationpolitique, à commen-cer par les partis ,sont en cr ise . Ce

sont les logiques du marketing et des médias qui

prévalent, qui écrasent tout horizon, rabattent tout sur le pré-

sent, et même sur le quotidien,aggravant les déceptions et la

perte de confiance et les .Ou alors, à l’opposé, despropositions fondamen-talistes se propagent,semblant donner un sens

au mal-être, aux protesta-tions, mais aussi à la demande d’identité,de reconnaissance.

L’exaspération suscité par la diminu-tion constante des interventions de l’Etat,en particulier – mais pas seulement – àl’école et à l’université, contribue parailleurs à ce syndrome. Les jeunes crai-gnent le déclin de l’Etat providence – etdonc un affaiblissement plus grandencore des garanties pour leur avenir. Dif-

ficile de leur expliquer que les coupesbudgétaires et les réformes servent àremédier aux dégâts produits par lesgénérations précédentes, difficile de leurdemander de prendre à leur charge lacompétition globale et de penser entermes d’avenir si l’avenir n’existe pluspour eux. Il a été aboli.

D’où la différence avec les précé-dentes vagues de protestation. Celles de1968 en particulier. C’était un mouve-ment anti-autoritaire, porteur de projets.Aujourd’hui, au contraire, les manifes-tations des jeunes sont l’expression d’unétat de nécessité. Même en Italie, où seu-lement 10 % de la population a entre 15et 24 ans (en Tunisie ils sont 25 %), leurprotestation est une forme de légitimedéfense : elle sert à rappeler au mondequ’ils existent. D’ailleurs, la plupart desjeunes Italiens sont dépourvus d’idéolo-gie, ils se situent plus à droite que leursparents, dont la conscience sociale s’étaitdéveloppée avec l’esprit de 1968. Ils necroient ni dans les partis ni même dansle Parlement. Quand ils sont nés, le murde Berlin était déjà tombé, ou était sur lepoint de s’écrouler. C’est une générationencore peu consciente d’elle-même, quine croit pas aux médiations et se trouveconfrontée aux problèmes du présentimmédiat. Ces jeunes sont réactifs, prêtsà expérimenter de nouvelles – et d’an-ciennes – formes de participation. Leurfamille les protège, mais en même tempsles maintient en liberté surveillée. Unesituation – apparemment – confortable,mais en réalité frustrante et de plus enplus difficile à supporter, à laquelle lesjeunes espèrent pouvoir échapper. Tôtou tard, ils vont exploser, eux aussi.Ilvo Diamanti*

* Ilvo Diamanti (né en 1952) est un politologue etessayiste italien qui contribue régulièrement à LaRepubblica. Professeur de sciences politiques, il pour-suit actuellement des recherches sur la citoyenneté.

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 23

Pierre Weillvendredi 19h20-20h

franceinter.com

PARTOUT AILLEURS

en partenariat avec

� Dessin d’Eulogia Merle paru dans El País, Madrid.

Plus de deux millions de jeunes Italiens ne sont ni à l’université ni au travail. Ils sont dans la marge, attendant que les choses changent

Italie

La légitime défense d’une jeunesse en révolte

Les

archives

www.courrier

international.com Nous avions publié dans notren°1044, du 4 novembre 2010, unarticle sur la “génération des ni-ni” en Espagne. Agés de 18 à 31 ans, ils ne sont ni travailleurs ni étudiants,

et représentent 15 % de cettetranche d’âge.Retrouvez ce numéro dans notre boutique en ligne :http://espaceboutique.courrierinternational.com

Page 24: Courrier International N1055 20 Jan 2011

24 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Europe L’Union européenne produitchaque année 2,6 milliards detonnes de déchets, dont 90 millionsde tonnes sont classés comme “déchets dangereux”.

Le déversement illégalreprésenterait un cinquième des transferts de déchets.

Un vaste trafic illégal d’orduresorchestré par la mafianapolitaine est en passe de fairede la Roumanie la plus grandedécharge d’Europe.

L’Espresso Rome

L e monstre s’est réveillé. “OchiulBoului” (L’œil de bœuf), la dé -chetterie la plus repoussante de

Roumanie, s’est réveillée le jour où Napless’est retrouvée, une fois de plus, submer-gée par des montagnes d’ordures. Lespectre du péril italien – ces conteneurs

de déchets provenant de Campanie [pro-vince dont Naples est la capitale] envoyéspar la Camorra [mafia napolitaine]  –hante la ville roumaine de Glina.

Malgré les déclarations du gouver-nement Berlusconi, qui a promis d’écou-ler ces amoncellements nauséabonds enles répartissant dans diverses régions,les Roumains craignent de voir débar-quer des cargos remplis d’immondices,car l’enjeu financier est énorme. Et lescontrats officiels avec les sociétés detraitement des ordures du nord de l’Ita-lie rapportent évidemment moins d’ar-g e n t à l a m a f i a i t a l i e n n e q u e c e scroisières toxiques.

Ce ne serait pas la première fois quedes cargos déchargent illégalement enRoumanie les déchets promis à d’autresdestinations. Ce ne serait pas non plus lapremière fois qu’une opération d’appa-rence légale dissimule des agissementsmafieux. Quoi qu’il en soit, à peineentrent-ils en Roumanie que ces déchetsse volatilisent. Ils sont en réalité en terréssous des “groapa”, comme les appellentles Roumains, des “fosses” monstrueusesoù s’accumulent des ordures en putré-faction depuis plusieurs décennies.Celles-ci s’étendent sur des dizainesd’hectares, polluant toute la campagnealentour.

Les immondices de Bucarest, strateaprès strate, se sont amoncelées au pointd’atteindre aujourd’hui la taille des collinesqui entourent le sud-est de la capitaleroumaine et d’engloutir Glina. Ses habi-tants respirent une odeur pestilentielledepuis 1976, depuis que l’ancien leadercommuniste Nicolae Ceausescu a décidéd’entasser à Glina les ordures de Bucarest.Une multitude de décharges, légales et illé-gales, semblables à celle de Glina se sontdéveloppées dans le sud du pays. Et ce sontles Italiens qui dirigent les sociétés écransroumaines de traitement des ordures.

Un nouveau phénomène alarme Inter-pol : la prolifération en Roumanie d’une

Italie

Naples-Constanza : des croisières qui puent

� Naples, octobre 2010. Une “crise des déchets” devenue habituelle.

MAS

SIM

O M

AST

RORI

LLO

/LU

ZPH

OT

O

Page 25: Courrier International N1055 20 Jan 2011

multitude d’agences de traitement desordures originaires de Campanie. Toutporte à croire que la “nouvelle” déchargede Naples est en train de s’y construire. Leprojet a vu le jour il y a trois ans, lorsquece secteur était dirigé par d’anciens asso-ciés de Vito Ciancimino [maire de Palermedans les années 1970, décédé en 2002, ilavait été condamné à treize ans de prisonpour corruption et association mafieuse]qui s’étaient adjugé l’agrandissement deGlina, l’incinérateur de Ploiesti [à 60 kmde Bucarest] et quelques grosses déchargesà Mures [au centre de la Transylvanie] età Baicoi [en Valachie]. A cette époque, desenquêteurs du parquet de Palerme avaientréussi à franchir les frontières et à bloquerles opérations : les ex-associés de l’ancienmaire de Palerme furent contraints deliquider toutes les sociétés et de disparaîtredans le vide juridique du droit roumain.Mais, il y a deux ans, le clan des Italiens adécidé de lancer un plan de modernisationpour faire d’“Ochiul Boului” la plus grandedécharge d’Europe.

Avec l’argent de l’UE En attendant, de nombreux tentacules dessociétés des frères Pileri [d’anciens asso-ciés de Vito Ciancimino] sévissent toujoursà Bucarest : dans le secteur des ordures,dans l’immobilier, dans la mode. La policele sait. Elle sait que certaines sociétés ontchangé de nom, que d’autres appartiennentdésormais à des étrangers et d’autresencore à des Italiens. Ces sociétés sontimmergées dans un océan composé d’unecentaine d’entreprises de traitement desordures. Tout le monde se connaît. “Offi-ciellement, il n’y a pas d’enquête en ce momentsur le trafic des déchets italiens en Roumanie”,expliquent les forces de police. Pourtant,en “off”, elles confirment que le signald’alarme a déjà été tiré.

Les journaux roumains parlent de la“caracatiţă”, la pieuvre italienne, le réseaude sociétés qui se partagent le nouveau sec-teur des déchets, de l’économie verte et del’économie éolienne dans le pays. Effet d’unaccroissement des contrôles sur la fron-tière méridionale, au moins dix gros bon-nets italiens ont été arrêtés ces cinqdernières années. Dans le même temps, lenombre des entreprises italiennes répon-dant aux appels d’offres pour la créationde nouvelles décharges a triplé.

Les Italiens ne sont pas les seuls à avoirflairé le bon filon. La mafia chinoise règnedans le sud du pays, tandis que les Russesse sont installés à la frontière avec la Mol-davie : ils recyclent les déchets toxiquesdans les Républiques de l’ex-Union sovié-tique. Mais la mafia italienne reste la pluspuissante. C’est elle qui contrôle le nord-ouest du pays, Bucarest et sa région, et toutle sud, jusqu’à la mer Noire. Et elle est ins-tallée dans la région depuis plus longtemps.

Pour les Italiens, les déchets n’ont riende répugnant. Au contraire, ils nettoient.Ils nettoient l’argent sale et exploitent lesfonds publics – l’Union européenne financegénéreusement les projets de modernisa-tion du système roumain de traitement des

ordures. Et puis, les déchets remplissentles comptes de la pègre. Finalement, l’étatd’urgence à Naples apparaît comme unepoule aux œufs d’or. Le gouvernementpaie, Bruxelles paie, tout le monde paie.

Si des entreprises signent des contratsavec des entreprises italiennes de traite-ment des ordures, elles savent aussi que laCamorra peut faire disparaître ces mêmesdéchets pour deux ou trois fois moins cher,en les mélangeant à d’autres qu’il seraitimpensable d’écouler en Italie. Cela n’estpas de la science-fiction. C’est la réalité dela mer Noire. Depuis l’entrée de la Rou-manie dans l’Union européenne [le 1er jan-vier  2007] et alors que la criminalitéorganisée s’est emparée du “secteur éco-logique”, il s’agit d’un marché plus fruc-tueux que celui de la drogue. “Avec un doubleavantage : les investissements sont nuls, et ilest possible de recycler des torrents d’argentsale dans un pays de l’Union européenne. Etde le remettre en circulation”, affirme-t-on àInterpol. Ce ne sont pas seulement lesdéchets qui risquent d’être transférés enRoumanie, mais le cœur même du marché.

Les conteneurs d’immondices arriventpar voie maritime. Après avoir franchi le

détroit des Dardanelles, ils passent facile-ment à travers les mailles des frontières,depuis le port de Constanza ou ceuxd’Odessa et d’Illitchivsk, en Ukraine.

Faux noms, fausses sociétésUn ingénieur lombard a essayé l’an der-nier de pénétrer le monde des déchargespubliques. “Voilà comment ça fonctionne :les sociétés roumaines, en réalité détenues parle crime organisé, obtiennent l’autorisationdes communes de créer des déchargespubliques”, raconte-t-il à L’Espresso. Unedéchetterie va ainsi bientôt voir le jour àCumpana. D’autres suivront à Traian, dansles environs de Tulcea.

“Elles doivent théoriquement être utili-sées pour les déchets urbains et ceux desentreprises avoisinantes. Dans les faits, çane se passe pas comme ça. C’est tellementrudimentaire que, dans la plupart des cas,il n’y a même pas de poubelles. La municipa-lité paie, mais l’immense majorité des orduresfinit dans les centaines de décharges illégalesqui pullulent un peu partout. Bref, les entre-prises officielles de traitement des ordures,qui ont reçu l’autorisation de créer desdécharges officielles, se retrouvent avec des

millions de mètres cubes vides à remplir avecce que bon leur semble.”

Il y a quelques semaines, la brigadede défense de l’environnement s’estrendue à Glina. Dans le sud du pays, ellea arrêté un camion transportant une car-gaison de mercure [qui venait d’Italie]…Aujourd’hui, si on se rend à Glina etqu’on parle italien, on risque sa peau. Onassiste au même scénario dans le sud,vers Constanza, où une multitude dedécharges illégales ont défiguré la cam-pagne. Récemment, un journaliste étran-ger s’est fait rouer de coups : il voulaitenquêter sur les lieux et s’était présentéavec le sauf-conduit d’une ambassade. Lapolice roumaine et les bureaux diploma-tiques ont confirmé l’incident. A Buca-rest, tout le monde conseille de prendrele large – et de ne plus s’occuper de l’“éco-mafia” des Balkans. D’ailleurs, le pro-blème n’existe pas. Aucun cargo n’accosteici. Et les camions que l’on entend, la nuit,décharger des ordures nauséabondes nesont pas de vrais camions. Ils se camou-flent, comme les déchets qu’ils transpor-tent, derrière de faux noms et de faussessociétés. Tommaso Cerno

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 25

Le gouvernement albanais vientd’annoncer qu’il comptait exempter50 types de déchets de toute taxedouanière afin d’encouragerl’importation d’ordures venues

de l’étranger. Pourtant, s’inquiètentles organisations écologistes, lepays ne dispose à ce jour d’aucunefilière sérieuse de recyclage. Depuisplus de vingt ans, note Le Courrier

des Balkans, l’Albanie accueille les déchets étrangers et serait déjà “l’un des pays les plus pollués d’Europe”.

MerNoire

Détroit desDardanelles

Détroitdu Bosphore

MerMéditerranée

MerAdriatique

MerÉgéeMer

Tyrrhénienne

ITALIE

ROUMANIE

UKRAINE

TURQUIE

BULGARIE

GRÈCE

ALB.

MAC.

KO.MO.

B-H

SLO.CROATIE

SERBIE

HONGRIEMOL.

500 km

Rome

Bucarest

Istanbul

ConstantaTulcea

Cour

rier i

nter

natio

nal

Ploiesti

Mures

Baicoi

OdessaIllitchivsk

Naples

Glina

C A R P AT

ES

Filières clandestines de transportde déchets par voie maritime

Décharges opérationnelles,

ALB. Albanie, B-H Bosnie-Herzégovine, KO. Kosovo, MAC. Macédoine, MO. Monténégro, MOL. Moldavie, SLO. Slovénie.

ou qui vont bientôt l’être

La route des poubelles

La Camorra (mafia napolitaine) s’est lancée dans le trafic des orduresau début des années 1970, se faisant“prestataire de services” pour le compte des communes de la région de Naples, aux décharges saturées.L’essentiel de son action consiste à faire disparaître ces déchets en lesenfouissant ou en les abandonnant enpériphérie des villes. A cela s’ajoutentles incendies des décharges sauvages,qui infestent la région de dioxine etcontaminent l’ensemble de la chaînealimentaire. Depuis les années 1990, la “crise des déchets” de Naplesrevient épisodiquement sur le devantde la scène. En 2007-2008, les photosdu centre historique de Naples, envahi d’immondices, avaient fait la une de la presse internationale. La crise a resurgi à l’automne dernier.Pendant plusieurs semaines, leshabitants de Terzigno, près de Naples,ont notamment bloqué l’accès à leur décharge saturée d’ordures et organisé des manifestationsdénonçant l’incurie des pouvoirspublics. Environ 1 500 tonnes de déchets joncheraient toujours les rues de Naples et de ses environs. Le 10 janvier, 100 tonnes de déchetsnapolitains ont été évacuées vers unedécharge d’Imola, dans le nord de l’Italie. Et la municipalité négocieactuellement pour en exporter enAllemagne, en Autriche et en Espagne.

Contexte

La crise sans findes déchets

� Aux environs de Bucarest, des monceaux d’ordures.

MIH

AI B

ARBU

/REU

TER

S

Page 26: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Dans les Balkans et, plusparticulièrement dans l’ex-Yougoslavie, les clichés sur lesuns et les autres ont la vie dure.Une façon comme une autre de se remonter le moral, estime un journal macédonien…

Utrinski Vesnik (extraits) Skopje

A la fin des années 1980, alors quela Yougoslavie filait droit versl’abîme, notre barde national

Djordje Balasevic chantait Soliter. L’im-meuble solitaire en question, c’était jus-tement notre fédération yougoslave, dont“seule la façade [tenait] alors que ses fonda-tions [s’enfonçaient]”. Les occupants decette bâtisse représentaient, de façon trèsstéréotypée, les peuples ex-yougoslaves.Ainsi, les Macédoniens étaient des voisinssans histoires qui avaient des chansonsmélodieuses, les Monténégrins des genstrès courageux mais qui ne pouvaient passe passer d’un grand frère protecteur ; lesSerbes, eux, étaient des obsédés du règle-

ment. Les Bosniaques étaient de robustesmystiques qui chantaient des sevdalinkas[chansons populaires], les Croates desprétentieux taciturnes, probablementpour éviter les disputes de voisinage. LesSlovènes étaient pour leur part des typesmornes qui n’en avaient rien à faire detous les autres.

Aujourd’hui, plus de vingt ans plustard, les clichés de cette chanson n’ont pra-tiquement pas vieilli. Nous, les Macédo-niens, nous sommes toujours perçuscomme des gens chaleureux avec une cui-sine et des vins généreux, mais aussicomme incapables de mettre un peud’ordre chez nous et de ramasser les pou-belles qui débordent. Les Serbes sontrestés des vantards obstinés, même lors-qu’ils foncent droit dans le mur (tout celadans un décor où dominent les grillades etle turbo-folk, cette musique de “ploucs”).Les Monténégrins sont toujours aussiparesseux, mais, entre-temps, on les a aussiétiquetés comme trafiquants de cigaretteset blanchisseurs d’argent. Les Bosniaquesont réussi à sauver leur humour légendairedes affres de la guerre, bien qu’ils y aientperdu un peu de leur innocence. LesCroates sont toujours vus comme desposeurs, mais qui, paradoxalement, se sen-tent aujourd’hui plus proches des anciensYougoslaves, alors qu’ils sont à deux pasd’atteindre leur eldorado occidental. Cequi est valable pour ces derniers l’estencore plus pour les Slovènes qui, ayantdéfinitivement quitté le navire balkanique,ont enfin adressé un sourire à leurs ex-compatriotes dont ils sont désormais lesfervents défenseurs dans l’UE.

Si, à l’époque, nous ne nous occupionsguère de nos voisins, les Bulgares, les

Grecs, les Albanais et les Turcs n’ont paséchappé aux clichés, souvent très déva-lorisants. Ainsi, les Grecs seraient tou-jours des malappris bruyants et imbusd’eux-mêmes, clamant haut et fort quetout a commencé avec eux. Les Albanaisseraient les rois des rouspéteurs et despleurnichards, quoique bons travailleurset fidèles à la parole donnée. Les Bulgares,en revanche, ne mériteraient la confiancede personne, la plupart d’entre euxseraient des maquereaux et auraient lafâcheuse manie de remarquer la pailledans l’œil du voisin sans voir la poutrequi obstrue le leur.

Les préjugés ne sont pas l’apanaged’un seul peuple et nous pourrions ainsicontinuer à l’infini pour toutes les na -tions européennes ou mondiales. Nousavons tous, imprimées en nous, des idéesreçues et des images d’Épinal sur nos voi-sins paresseux, ennuyeux, râleurs, men-teurs, sots ou naïfs, clichés qui nousaident tout simplement à nous sentirmieux dans notre peau. Ces regards cri-tiques sur les autres nations regonflentl’ego national et se fondent sur un rai-sonnement somme toute grotesque : jene suis pas le meilleur mais, regardez, ily a pire que moi.

Le graphiste bulgare Yanko Tsvetkova acquis une gloire internationale grâceà ses “cartes de préjugés” entre les pays.Il a réalisé sa première carte lors duconflit gazier entre l’Ukraine et la Russieen 2009, juste pour amuser ses amis.Mais quand il a vu le succès qu’elle ren-contrait sur son site, il a décidé de pour-suivre son exploration des stéréotypes

dans différents pays d’Europe. Sa pageweb (http://alphadesigner.com/project-mapping-stereotypes.html) a déjà enre-gistré cinq cents millions de visiteurs quiviennent pour la plupart découvrir l’Eu-rope vue par les Américains, les Alle-mands, les Français, les Italiens, lesBritanniques, les Bulgares, ou encore parla population homosexuelle. Ainsi, l’Ita-lie est le plus souvent assimilée à la mafia,la France aux grèves et la Hongrie auxstars du porno. Les Polonais sont tousplombiers et les Roumains, des voleurs.Si la Croatie est un lieu de vacances, lesautres pays de l’ex-Yougoslavie sont leplus souvent terra incognita. Sauf pour lesAméricains, qui y voient une incarnationdu Mal. Tamara Grncaroska

Balkans

Mon voisin ? Il est bien pire que moi !

� Dessin de Tiounine paru dans Kommersant, Moscou.

26 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Europe

Les Bosniaques ? Derobustes mystiques. LesCroates ? Prétentieux ettaciturnes. Les Slovènes,eux, sont mornes et lesMonténégrins paresseux !

Page 27: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Chômage et absence d’avenirpour les jeunes, corruption et arrogance du pouvoir… Selonun quotidien de Tirana, tous les ingrédients d’un scénario à la tunisienne sont désormaisréunis au pays des Aigles.

Shekulli (extraits) Tirana

A la faveur de la démission du vice-Premier ministre, Ilir Meta[après la diffusion d’une vidéo

le mettant directement en cause dans uneaffaire de corruption], l’opposition socia-liste a décidé de lancer des protestationscitoyennes massives pour tenter de ren-verser le gouvernement de Sali Berisha.Elle considère le Premier ministre commel’architecte d’une corruption institution-nalisée, que seule la protestation populairepeut évincer du pouvoir, comme au prin-temps 1997 [président à l’époque, Sali Beri-sha avait été contraint à la démission aprèsle scandale des compagnies pyramidalesqui avaient mis le pays en faillite].

L’Albanie actuelle ne diffère pas tantde la Tunisie, où un gouvernement autori-taire et gravement corrompu a été renversépar la révolte populaire. Les 10 millions deTunisiens sont confrontés au chômage, à

la hausse des prix, à la corruption galo-pante, à l’arrogance du pouvoir et aumanque de perspectives pour les jeunes– autant de maux dont souffrent aussi lesAlbanais. La jeune génération tunisienne,comme l’albanaise, a le choix entre le chô-mage chez elle et l’émigration en Europe.Pour pouvoir décrocher un job, il n’est pasrare qu’ici aussi on doive payer un pot-de-vin ou s’engager dans un parti politique –

au pouvoir si possible ! Oui, les Balkans ontaujourd’hui leur Tunisie : l’Albanie. Auxdernières élections, qu’il a gagnées grâce àdes résultats truqués, le Premier ministreSali Berisha avait promis 160 000 nouveauxemplois, une hausse des salaires, desretraites et diverses allocations, une amé-lioration des conditions de vie et une accé-lération de la croissance. Plus d’un anaprès, on est loin du compte.

La crise économique ayant durementtouché le pays, des centaines de milliersd’Albanais ont perdu leur travail, des mil-liers de commerces ont fait faillite, les prixdes biens de consommation et des servicesquotidiens ont augmenté de manièreinjustifiée. Pas plus que le peuple tunisien,le peuple albanais n’a vu venir le miracleéconomique que Berisha prétendait éta-blir dans le pays pendant son mandat. EnAlbanie comme en Tunisie, les bénéficeset autres gains générés par l’économiepublique et l’argent du contribuable sontallés enrichir les hauts fonctionnaires etleur petite cour, ou accroître les mono-poles créés par le gouvernement dans dessecteurs comme l’énergie, la santé, l’édu-cation ou la communication.

La veille de son départ, contraint parla protestation populaire, l’ancien prési-dent tunisien promettait qu’il ne serait pluscandidat à la présidence et qu’il ferait bais-ser les prix des aliments de base. On l’a peuou pas cru. A Tirana, le Premier ministredu gouvernement le plus corrompu d’Eu-rope promet qu’il poursuivra son action aubénéfice de l’Albanie et des Albanais eninjectant du sang neuf dans son cabinet.Cela fait deux décennies qu’il nous rabâchela même chose. Si on le croit cette fois-ciencore, on ne pourra s’en prendre à per-sonne. Arben Rrozhani

Courrier international | n° 1050 | du 20 au 26 janvier 2011 � 27

L’Albanie est engluée dans unecrise politique depuis les électionslégislatives de juin 2009,remportées par le Partidémocratique de Sali Berisha.

L’opposition socialiste, contestantles résultats, a boycotté leParlement et s’est refusé à toutenégociation malgré les incitationsdes médiateurs étrangers.

Une coalition avec un petit parti de gauche, dirigé par Ilir Meta, avaitpourtant permis la constitution du dernier gouvernement.

De plus en plus d’enfants sont victimes de malnutritiondans le pays. Au point que certaines cantines scolairesles accueillent également le week-end.

Expresso Lisbonne

S ept écoles primaires des zonesles plus pauvres de Sintra [ladeuxième ville du pays, à

l’ouest de Lisbonne] ont décidé d’ouvrirles cantines scolaires pendant le week-end et les vacances afin que les élèvespuissent au moins avaler un vrai repaschaud par jour. Au printemps dernier,cinq écoles avaient déjà franchi le pas àla suite de l’alerte donnée par les profes-seurs constatant chaque début desemaine que beaucoup d’enfants avaienttrès peu mangé durant le week-end. Etles cantines ont vu arriver des famillesentières. “Nous avons accueilli plus de centélèves, dont beaucoup sont venus avec leurspetits frères ou sœurs non scolarisés. Et mêmeceux qui avaient quitté l’école se présentaient.

Nous n’avons refusé personne”, se souvientIvone Calado, directrice de l’école deSerra das Minas.

Conséquence de l’explosion de la pau-vreté, le nombre de cantines ouvertestous les jours devrait augmenter. “On nepeut pas se contenter de trouver une solutionpour le week-end en oubliant que, pendantles vacances, beaucoup d’élèves mangent defaçon irrégulière. Il faudra ouvrir tout letemps”, souligne Marco Almeida, maireadjoint de Sintra.

Si cette ville connaît l’une des situa-tions les plus problématiques du pays,elle est loin d’être la seule dans ce cas. Unpeu partout, nombre d’enfants arriventà l’école le ventre vide. Ils manifestentdes changements de comportement asso-ciés à la faim – énervement, impossibilitéde se concentrer –, que les enseignantsont appris à repérer et qu’ils constatenten plus grand nombre cette année.

Avec la crise, les écoles ont tendanceà se transformer en organisations cari-tatives. A Setubal [cité-dortoir située ausud de Lisbonne], la mairie prévoit éga-lement d’ouvrir les cantines en dehorsdes journées scolaires. “Beaucoup d’en-

fants arrivent affamés le lundi et se resser-vent deux ou trois fois. De fait, certainescantines ont augmenté la quantité de nour-riture servie ce jour-là”, raconte Maria dasDores Meira, maire de la ville. A Trofa[au nord de Porto], près de la moitié desélèves souffrent de malnutrition. A Faro[principale ville du sud du pays], lenombre de repas gratuits servis dans lesécoles a augmenté de 15 % depuis sep-tembre. Les deux villes envisagent deprendre des mesures similaires à cellesmises en œuvre à Sintra [Porto a fait demême en servant des repas pendant lesvacances de Noël].

Même lorsqu’il n’y a pas d’aides de lamairie ou de l’Etat, de nombreuses écolesfont tout pour minimiser les carences ali-mentaires des enfants. Ainsi, à Sesimbra[ville proche de Setubal], les écoles muni-cipales fournissent parfois le repas dusoir. “La famille et les enfants ont souventhonte de demander de l’aide. Nous avons euun cas où une voisine est venue nous direqu’une élève ne dînait pas et ne prenaitpresque rien au petit déjeuner. La mère étaiten arrêt maladie et le père au chômage. Enplus du repas de midi, nous lui donnons une

collation le matin, un goûter et de quoi dînerle soir”, révèle la directrice, Ana PaulaNeto.

Mais la pauvreté ne se manifeste pasuniquement dans l’alimentation. Troismois après le début des cours, une forteproportion d’écoliers ne disposent pas demanuels scolaires, notamment du fait del’impossibilité pour de nombreuses fa -milles de la classe moyenne en difficulté(beaucoup de parents se sont retrouvésau chômage) d’assurer désormais ce typede dépense. Et elles ne peuvent pas béné-ficier de l’aide d’Etat pour l’achat demanuels étant donné que cette aide estattribuée sur la base de la déclaration derevenus de l’année précédente. Dans l’ar-chipel de Madère, par exemple, “de nom-breux professeurs achètent le matérielscolaire avec leur propre argent et l’offrentaux élèves”, raconte Rui Cateano, direc-teur de l’école Gonçalves Zarco à Funchal[principale ville de l’archipel]. Le scéna-rio est le même un peu partout dans lepays. Avec les réductions de salaire et lesautres mesures d’austérité qui entrent envigueur, l’hiver n’apportera sans doutepas de solution. Joana Pereira Bastos

Portugal

Nourrir les esprits, mais d’abord les corps

Albanie

L’opposition inspirée par l’exemple tunisien

� Dessin de Walenta, Pologne.

Page 28: Courrier International N1055 20 Jan 2011

28 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Amériques

A la fin du XIXe siècle, des Blancsont exploité et torturé des milliers d’esclaves indiensdans la région amazonienne du Pérou, afin de s’enrichirgrâce à l’exploitation du latex.

El Espectador Bogotá

D ’après le récit d’un Indien duPutumayo recueilli par un an -thro pologue français, les pre-

miers Blancs à avoir navigué sur la rivièreétaient des employés du gouvernementbrésilien. C’était au début du XIXesiècle, ilsavaient été envoyés pour faire du troc avecles indigènes, qui appelèrent ces premiersBlancs “les Fils de la hache”. Les Blancsleur donnèrent des haches et des ma -chettes, et ils les utilisèrent pour cultiverdu manioc et des bananes sur de grandesétendues. Pour payer les outils, ils remi-rent leurs premières récoltes aux Blancs.Encouragé par ces transactions, le gou-vernement brésilien demanda à ses em -ployés ce qu’ils pouvaient obtenir d’autre.“Des orphelins et des femmes”, répondirent-ils. Les Fils de la hache repartirent sur larivière et procédèrent aux échanges. Lors-qu’ils reprirent le chemin du Brésil, leurbateau était chargé d’Indiens de la régiondu Putumayo. Presque un siècle plus tard,d’autres Blancs, venus cette fois du Pérouet de Colombie, envahirent les forêts bor-dant les rivières Putumayo et Caquetá.Nous étions à la fin du XIXe siècle, la fièvredu caoutchouc s’était emparée de l’Ama-zonie et des exploitations d’hévéas s’im-plantaient partout dans la région. Lesnouveaux colons, ne trouvant pas satisfai-sant le troc esclavagiste instauré par leursprédécesseurs, décidèrent d’assujettirtous les peuples in di gènes de la zone.

En 1903, la société caoutchoutière péru-vienne Casa Arana & Hermanos [MaisonArana et Frères], appartenant à Julio C.Arana, un homme d’affaires originaire dela province de Rioja, renforça sa domina-tion sur le secteur. Sous le prétexte de civi-liser les “sauvages”, la nouvelle générationde Fils de la hache poursuivait les “Gensdu centre” jusqu’au plus profond de la forêtpour les emmener comme esclaves dansles exploitations proches des affluents duPutumayo. Sous la conduite d’Indiensrenégats et armés de Winchester, lescontremaîtres d’Arana organisaient deschasses à l’indigène  : jeunes et vieux,hommes, femmes et enfants, tous les Gensdu centre qui ne mouraient pas en résis-tant étaient faits prisonniers et conduitsdans les domaines caoutchoutiers. DesIndiens Witotos, Mirañas, Ocainas,Andokes, Nonuyas, Muinanes et Borasfurent ainsi arrachés à leurs forêts etconduits comme esclaves à la Casa Arana.

On leur coupait les tendonsLa grande exploitation caoutchoutièreétait divisée en deux domaines, La Chor-rera et El Encanto, administrés respecti-vement par Víctor Macedo et Miguel deLoayza et régentés par quatre centsemployés. Pour mieux contrôler les es -claves indiens, les deux domaines étaientà leur tour divisés en vingt sections, cha-cune comptant dix ou vingt racionales[“rationnels”], c’est-à-dire des contre-maîtres ou des hommes de confiancerecrutés parmi des Indiens renégats ou desNoirs amenés de la Barbade [et donc sujetsanglais] surnommés “les Hyènes du Putu-mayo”. Le travail consistait à extraire lelatex des hévéas de la forêt : au bout de dixjours, les Indiens devaient revenir auxbaraquements avec quatorze kilos de latex.On mettait ce qu’ils avaient rapporté sur

une balance et si l’aiguille n’atteignait pasle poids exigé, ils étaient fouettés jusqu’ausang et on leur coupait les tendons. Par-fois, on les fusillait. D’après les contre-maîtres, le but de ce cruel régime desanctions était d’éradiquer toute trace de“paresse naturelle” chez les Indiens. Aprèsplusieurs centaines de coups de fouet, lessuppliciés étaient abandonnés sur le billot,leurs blessures s’infectaient et les asticotsenvahissaient les chairs mortes. Ceux quisurvivaient portaient à jamais la marqued’Arana, connue de tous.

Les tortures incluaient la mutilation“des oreilles, des jambes, des doigts, des bras”,comme l’a dénoncé l’ingénieur américainWalter Hardenburg devant la justiceanglaise lorsqu’il a raconté ce qu’il avaitvu dans le domaine d’El Encanto, admi-nistré par Miguel de Loayza, ainsi que lacastration et le “tir à la cible”, très priséle samedi précédant le jour de Pâques.Le génocide dura plusieurs décennies et

même l’action en justice engagée en Angle-terre contre l’entreprise anglaise PeruvianAmazon Rubber Company, le nouveaunom d’Arana & Hermanos, ne parvint pasà y mettre fin. Le procès sur les “crimes duPutumayo” intenté au Pérou montra quantà lui qu’un grand nombre de politiciensinfluents trouvaient qu’une tonne decaoutchouc valait plus que la vie de septIndiens. Julio C. Arana utilisa son pouvoirpolitique et économique pour étouffer lescandale du Putumayo. Le génocide restaimpuni, l’ancien sénateur et ses employésvécurent libres jusqu’à la fin de leurs jourset les innombrables témoignages des sup-pliciés et des bourreaux restèrent confinésdans les livres et la mémoire des descen-dants des victimes. Après la liquidation dela Peruvian Amazon Rubber Company, cer-tains patrons péruviens rentrèrent chezeux en emportant leurs “esclaves” dansleurs bagages.

6 000 Indiens survivantsCent ans plus tard, Florentina, une vieilleIndienne Bora qui n’était qu’une petite fillelorsque ses patrons commencèrent leurmigration vers la vallée de l’Ampiyacu, auPérou, se souvient : “Les patrons nous ontemmenés très loin, dans un autre endroit. Là-bas, ils ne nous torturaient plus, nous devionsjuste travailler très dur pour eux. Nous avonsété beaucoup d’Indiens à monter dans lesbateaux à vapeur avec les patrons. Des gensde différents clans et différents peuples.” DoñaFlorentina veut parler des déportationseffectuées par les patrons péruviens del’ancienne Peruvian Amazon Companylorsqu’ils ont vu qu’ils allaient perdre leursterres et leurs esclaves. Dans un “actepatriotique”, les caoutchoutiers ont faitmonter dans leurs bateaux 6 000 Indiensqui avaient survécu à la barbarie. Le patron

Pérou

Le génocide oublié des Indiens du Putumayo

Dans son dernier livre El sueño del Celta (Le songedu Celte, à paraîtreen français chez Gallimarden 2011), l’écrivain hispano-péruvien Mario Vargas Llosarelate l’histoire triste et sanglante de l’exploitationdu caoutchouc nonseulement dans l’Amazoniepéruvienne, mais aussiau Congo belge, du temps de Léopold II. C’est le magnifique roman

Au cœur des ténèbresde l’écrivain britanniqueJoseph Conrad qui a inspiréau départ le Prix Nobel de littérature 2010. VargasLlosa a passé plus de troisans à reconstituer la vie du consul de Grande-Bretagne Roger Casement(1864-1916), un diplomatechargé par la Couronnebritannique d’enquêterdès 1903 sur le traitementinfligé par les colons

aux habitants du Congobelge et qui découvre alorsune situation terrifiante(violences en tout genre,mutilations, exécutions,extermination de populations entières),explique El País. “Lecolonialisme européen de lafin du XIXe siècle et du débutdu XXe a beaucoup détruit eta laissé des séquelles dontles descendants des victimesn’ont jamais pu se remettre”,

a déclaré Mario Vargas Llosalors de la présentation de son livre. “La tragédie que connaît actuellement larépublique démocratique duCongo et la situation critiquedes petites communautésamazoniennes trouventleurs racines dans cesannées au cours desquellesle monde moderne a profitéde façon égoïste de la richesse du caoutchouc”,a ajouté l’écrivain.

Littérature

Au cœur des ténèbres

Caquetá

Amazone

BRÉSILPÉROU

ÉQUATEUR

COLOMBIE

Ampiyacu

Putumayo

Cali

La Chorrera

El EncantoEquateur

70° O80° O

PebasPucaurquillo

Quito

Forêt viergeactuelle

Iquitos

500 km

OCÉANPACIFIQUE

AM A Z O N I E

Cordillère des Andes

Zone d’exploitation de l’hévéa au XIXe siècle

Page 29: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 29

Selon la FAO, près de 90 % du caoutchouc naturel est aujourd’hui produit en Asie du Sud-Est, où l’hévéa a étéintroduit au début du XXe siècle. En dépit de la suprématie

du caoutchouc synthétique, le caoutchouc naturel resteindispensable dans la fabricationdes pneus et continue de représenter 40 % de la demandemondiale de caoutchouc.

dont parle la vieille dame est Miguel deLoayza, l’homme qui, avec son frère, avaitcolonisé le bassin de l’Ampiyacu, unaffluent de l’Amazone, dans la région dePebas. Le corps desséché de doña Floren-tina, fille de l’exode, reste immobile dansle hamac pendant qu’elle raconte son passédans sa langue. Près d’Iquitos, sur les rivesde la Momón, vivent des descendants desenfants de l’exode. Lorsqu’on interrogedon Rafael, le patriarche de la commu-nauté, sur ses origines, il répond ceci : “Mesancêtres étaient colombiens, mais moi je suisné au Pérou, dans la communauté de BrilloNuevo, à la source de l’Ampiyacu. Je suis venuici il y a une quarantaine d’années et j’ai fondé

une communauté.” Il dit que c’est Miguel deLoayza qui les a amenés au Pérou. “Noussommes vivants grâce à lui”, ajoute-t-il. Para-doxalement, ce témoignage présentantMiguel de Loayza comme un “sauveur”coïncide avec celui d’autres survivants despeuples qui ont été emmenés au Pérou etse sont installés sur les rives de différentscours d’eau dans l’Amazonie péruvienne.

Quelques décennies plus tard, lesfrères Loayza et leurs contremaîtres nonseulement s’étaient assuré l’impunité, maiscohabitaient avec les indigènes et avaientrenforcé leurs liens avec eux par desmariages. Selon le juge chargé de l’enquêtesur les crimes du Putumayo, Loayza avait

déjà montré sa sagacité par le passé en pre-nant toutes les précautions possibles pourne laisser aucune trace de sa participationau génocide. Pourtant, W. Hardenburg, l’in-génieur américain qui avait été témoin destortures, avait raconté les crimes et lessévices perpétrés par Loayza dans un récitpublié à l’époque [en 1909] par un quoti-dien londonien [The Truth] sous le titre“Le paradis du diable”. Il n’est pas éton-nant, dans ces conditions, de trouver dansles principales villes de la forêt péruviennedes rues portant le nom d’Arana, illustrepersonnage qui parvint à se faire élire auSénat après un passé de criminel dans laproduction de caoutchouc. Tout comme

il n’est pas étonnant qu’à Iquitos, ancienépicentre du caoutchouc dans l’Amazoniepéruvienne, toutes les traces du génocideaient été effacées et que la population soiten proie à une amnésie collective.

En 2007, Oraldo Reategui, le directeurde La Voz de la Selva [La voix de la forêt],une radio d’Iquitos à destination des habi-tants de l’Amazonie, a voulu marquer lescent ans de la révélation des crimes de laCasa Arana, dénoncés pour la première foisen 1907 dans La Felpa, un quotidien d’Iqui-tos. “A Iquitos, on ne sait rien ou presque desactes de barbarie commis par les caoutchou-tiers et personne ne se souvient du génocide,explique-t-il. Nous nous sommes dit que nousétions responsables de cette méconnaissance,et nous avons décidé de transformer la radioen un centre de rayonnement.” Déterminéà résoudre le puzzle de la Casa Arana, il aretrouvé à Iquitos une petite-fille de Miguelde Loayza qui ignorait tout du passé de sonaïeul et de la charge historique associée àson nom. Sheila de Loayza est l’un desfruits du métissage entre patrons et péons.

“Après avoir été interviewée par La Voz de laSelva, j’ai commencé à faire des recherches surla véritable identité de mon grand-père et j’aiinterrogé les sœurs de mon père, raconte-t-elle. Elles m’ont dit que mon grand-père étaitadministrateur de biens, mais n’ont pas ditun seul mot sur ma grand-mère : c’était uneIndienne Witoto et mes tantes nient leur ori-gine indigène.” Lorsque Sheila a parlé desaccusations portées contre son grand-père,ses tantes ont démenti en bloc et rechignéà poursuivre la conversation. Il y a quelquesannées, Sheila a raconté son histoire devantun public indien. A sa grande surprise, plu-sieurs personnes sont venues l’embrasseraprès son intervention. “Tu es la petite-filledu patron. Ton grand-père m’a amené d’ElEstrecho lorsque j’étais orphelin et m’a élevé àPucahurquillo, au bord de l’Ampiyacu”, lui adit un vieil homme en la serrant dans sesbras. Sheila a alors senti qu’elle était arri-vée au bout de sa quête. Elle avait trouvédes gens qui, sans peur et sans honte,reconnaissaient dans ses grands-parentsdes personnes réelles, et non pas des per-sonnages issus de l’idéalisation familialeou d’un récit historique.

Avec du sang de victime et de bourreaudans les veines, Sheila de Loayza incarnele paradoxe de la Casa Arana au Pérou :Iquitos, épicentre de l’ancien royaume ducaoutchouc, dans la forêt péruvienne, estl’un des lieux où l’on en sait le moins surle génocide perpétré par la Casa Arana, sibien dissimulé par les responsables qu’ilen a été défiguré. La quête de cette petite-fille de l’un des tortionnaires montre quele “paradis du diable” est aujourd’hui unezone d’ombre dans le passé du Pérou et queson histoire cruelle est maintenue dans lesténèbres. Juana Hianaly Galeano

La petite-fille d’Arana adu sang de victime et debourreau dans les veines

ROG

ER-V

IOLL

ET

� Brésil. Récolte du caoutchouc dans la forêt amazonienne. Gravure du XIXe siècle.

Page 30: Courrier International N1055 20 Jan 2011

30 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Amérique

tives ou vienne remettre en question laculture nationale des armes à feu.

En Arizona, la foire aux armes Cross-roads of the West a bien eu lieu commeprévu le week-end dernier sur le champde foire du comté de Pima, à seulement20 kilomètres de la scène du drame, et unautre salon consacré aux armes à feu estprévu pour la fin de semaine. “Nous n’avonspas hésité une seconde”, souligne Lois Ched-sey, secrétaire de l’Association des armesà feu de l’Arizona, l’un des sponsors del’événement. “D’autant que les ventes d’armesont augmenté depuis la fusillade.”

L’engouement pour les armes à feu estapparemment aussi enraciné au Congrèsde Washington qu’en Arizona, ce quiexplique sans doute pourquoi les actuels

projets de loi suscitent aussi peu d’en-thousiasme.

De nombreux membres du Congrèspossèdent des armes, qu’ils portent sureux, au milieu de leurs électeurs, lorsqu’ilsse rendent dans leurs circonscriptions. “Jeporte une arme parce que ça me plaît et pourme protéger”, souligne le député républi-cain de l’Utah Jason Chaffetz. “Tout lemonde n’est pas fait pour porter une arme.Inutile de vous précipiter chez votre armurierà cause de ce qui s’est passé à Tucson. Maismoi j’aime avoir une arme sur moi et je ne vaispas me gêner.” La députée démocrate del’Arizona Gabrielle Giffords a elle-mêmeadmis l’année dernière qu’elle possédaitun Glock – la même arme qui a été utilisécontre elle lors de la fusillade de Tucson.

Les parlementaires démocrates favo-rables à un encadrement plus strict nes’attendent pas à ce que de nouvelles loissoient votées, d’autant que les républicainssont désormais majoritaires à la Chambredes représentants et que leur parti a perduplusieurs sièges au Sénat.

Côté républicain, les priorités sontclaires et demeurent inchangées. “Nousallons respecter notre Pledge to America[La promesse à l’Amérique, un programmeen six points adopté par le Parti conservateurà la veille des élections de mi-mandat]”, adéclaré Kevin Smith, porte-parole du pré-sident de la Chambre des représentants,John Boehner. “Nous devons nous concentrersur les priorités immédiates du peuple améri-cain : créer des emplois, réduire les déficits etréformer le fonctionnement du Congrès.”

Si les partisans d’une législation plussévère espèrent que les circonstances de

cette fusillade – notamment le fait que lesuspect se soit procuré son arme en toutelégalité et que l’une des victimes ait étéun membre du Congrès – vont faire évo-luer les mentalités, les législateurs res-tent prudents. Le député républicain del’Etat de New York Peter T. King a récem-ment déposé un projet de loi interdisantaux détenteurs d’une arme à feu de s’ap-procher à moins de 300  mètres d’unmembre du Congrès. Il précise que,depuis, son bureau reçoit “cent coups detéléphone par heure de personnes qui luireprochent de violer le deuxième amende-ment de la Constitution [qui garantit le droitde posséder une arme].”

“Travailler sur ce genre de loi est vraimentdifficile”, poursuit M. King, qui rappelle quele renouvellement de la loi interdisant lesarmes d’assaut – loi promulguée en 1994et qui a expiré en 2004 – n’a jamais suscité“aucun enthousiasme”, même dans les rangsdémocrates. “Le fait est que le Congrès n’avoté aucune législation sur les armes à feudepuis des années, ajoute-t-il. Dès que vousquittez le nord-est du pays, les armes font partiede la vie quotidienne.”

Carolyn McCarthy, députée démo-crate de l’Etat de New York, qui a été élueen 1996 en grande partie sur son pro-gramme restrictif concernant les armes àfeu, choisit pour sa part soigneusementses mots pour décrire son nouveau projetde loi, qui interdirait la vente de chargeurs

étendus. “Ce n’est pas un projet de loi des-tiné à restreindre l’usage des armes à feu, maisconçu pour rendre leur utilisation plus sûre,explique-t-elle. Quoi qu’il en soit, n’importequel projet de loi auquel est opposée la NRApose problème.”

Si la NRA fait profil bas, ce n’est pas lecas d’autres associations proarmes. Sûresde leur bon droit, elles prédisent un essouf-flement du mouvement antiarmes. ErichPratt, directeur de la communication del’association Gun Owners of America [Pro-priétaires d’armes à feu d’Amérique], s’at-tend à quelques escarmouches au Congrès,“mais je pense qu’après les élections de no -vembre il va être difficile pour CarolynMcCarthy et Peter King de faire quoi que cesoit, dit-il. De quel droit le gouvernementviendrait-il nous expliquer comment nousdéfendre ?”

Et d’ajouter : “Ces politiques ne doiventpas oublier que ce ne sont pas eux qui nous ontoctroyé ces droits. Ces droits nous ont étédonnés par Dieu. Ils sont d’origine divine et nepeuvent donc être ni amendés ni limités enaucune façon.” Adam Nagourney etJennifer Steinhauer

Etats-Unis

Une tragédie pour rien

Depuis la fusillade de Tucson, les appels à un contrôle plus strictdes armes à feu se multiplient dansla presse. Pour le chroniqueur duNew York Times Nicholas Kristof,il est grand temps que les Etats-

Unis s’attaquent à ce problème. Le pays compte en effet 85 armes à feu pour 100 habitants, rappelle-t-il, et chaque jour 80 Américainssont tués par balle et des centainesd’autres sont blessés.

Si la fusillade de Tucson a profondément marqué les esprits, le port d’arme, lui, n’est aucunement menacé. A Washington comme dans le reste du pays, les armesrestent une valeur sûre.

The New York Times (extraits) New YorkDe Tucson (Arizona)

L a NRA [National Rifle Asso- ciation, lobby des armes à feu]s’est faite étrangement discrète

depuis la fusillade du 8 janvier. Elle s’estcontentée d’afficher sur son site Internetses condoléances et son soutien auxvictimes du drame. A Washington, enrevanche, les projets de loi se multiplientafin de renforcer le contrôle sur les armesà feu. Diverses propositions visent à amé-liorer les vérifications du casier judiciairedes acquéreurs, à créer un périmètre desécurité autour des élus ou encore à inter-dire les chargeurs à capacité augmentée,qui ont permis au tireur de Tucson de fairefeu de multiples fois.

Pour les partisans d’un meilleur con -trôle des armes à feu, le climat est plus quejamais propice à une évolution des men-talités, d’autant que l’une des victimes dela tragédie, la députée démocrate de l’Ari-zona Gabrielle Giffords, grièvement bles-sée lors de la fusillade, est membre duCongrès de Washington. “Cette fois les chosespourraient vraiment changer, j’en suisconvaincu”, souligne Paul Helmke, direc-teur de la Brady Campaign to Prevent GunViolence, une association qui lutte contreles dangers liés aux armes à feu.

Pourtant, les partisans des armes à feuet de nombreux législateurs, républicainscomme démocrates, estiment qu’il y a peude chances pour que cette tragédie donnenaissance à de nouvelles lois plus restric-

� “Mais comment une chose pareille a-t-elle pu arriver ici ?” Sur le journal : Tuerie de Tuscon.Dessin de Gable paru dans The Globe and Mail, Toronto.

“Le Congrès n’a paslégiféré sur les armes àfeu depuis des années”

CAI

-NYT

SYN

DIC

ATE

Page 31: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Asie

ingrate, un combat perdu d’avance vis-à-vis de l’opinion publique. Toutefois, dansle cas du Kazakhstan, il est inacceptabled’entendre vanter les mérites de l’autori-tarisme. L’argumentation serait imparablesi nous avions affaire à un véritable tigred’Asie centrale, mais il s’agit en réalité d’unEtat économiquement en déclin, sociale-ment défaillant et politiquement arriéré.L’autoritarisme n’a malheureusement rienapporté. Il n’est destiné qu’à renforcer etpérenniser le pouvoir de Nazarbaev. Vingtannées viennent d’être consacrées à érigerun monument à un seul homme.

Pour le premier président [Nazarbaevest l’unique président qu’ait connu le paysdepuis l’indépendance, en 1991], on peutne pas lésiner sur le bronze. C’est autrechose que l’on regrette : tout le temps quenous avons perdu, le temps, cette ressourcenon renouvelable dont les pays ont besoinpour évoluer. C’est à ce jour le grief prin-cipal que l’on peut retenir à l’encontre deNazarbaev, qui a volé vingt précieusesannées au Kazakhstan. Le pays est demeuréaussi peu développé qu’il l’était en 1991. Laseule chose qui le maintient à flot, ce sontses exportations de pétrole ; mais les avan-tages des hydrocarbures ne sauraient êtreconsidérés comme un mérite à verser au

crédit du président. Depuis vingt ans qu’ildemeure accroché à son fauteuil, il n’aabsolument rien entrepris pour faire avan-cer le pays – aucune modernisation del’économie, aucune réforme politique,aucune structure sociale adaptée, et unecorruption démesurée. Le pays ne cesse des’éloigner des principes démocratiques.Dans cette optique, les dirigeants com-munistes de la Chine voisine sont beau-coup plus légitimes dans leur refus de céderle pouvoir ; ils ont, eux, installé leur paysdans l’avenir. Les anciens régimes autori-taires de Corée du Sud, de Taïwan, de Sin-gapour, ou le roi de Thaïlande, peuvent tousse vanter d’avoir réussi à propulser leurpays dans les premiers rangs mondiaux.Mais quel exploit peut bien invoquerNazarbaev pour conserver son pouvoirsans partage ? La présidence [tournante]de l’OSCE [exercée l’an dernier] et unsommet à Astana [début décembre] ?

Son palmarès se réduit à un senten-cieux plan Kazakhstan 2030 et à un pro-gramme de développement industriel etde progrès qui court jusqu’à 2020 et qui estvoué à l’échec. Certes, la stabilité politiqueest au rendez-vous, et ce serait là son grandmérite. Mais serions-nous sûrs que, sanslui, les Kazakhs se seraient entre-tués ?

Qu’a-t-il fait, à part avoir eu la chancede se retrouver à la présidence du pays,sans remporter la moindre élection libre[comme Niazov, il était premier secrétairedu PC de sa république au moment de l’in-dépendance et s’est contenté de rester enplace] ? Qu’a-t-il accompli comme tour deforce, à part celui de rester aux commandesdeux décennies entières, deux décenniesdurant lesquelles le pays n’a vu naîtreaucune entreprise équivalente à celles quiy avaient été implantées à l’époque sovié-tique ? Une étude statistique attristanteautant qu’objective montre que durant cesvingt dernières années les indices de déve-loppement de la production industrielle etagricole ont été divisés par deux. Le niveaude vie de la population a baissé, l’espérancede vie a diminué, la qualité des soins desanté et le niveau de l’éducation et de laculture se sont dégradés.

Nous venons de vivre vingt années depromesses et d’assurances d’un attache-ment sans faille à la démocratie, qui ontété accompagnées de persécutions desopposants, d’adoption de lois antidémo-cratiques, d’atteintes aux droits constitu-tionnels des citoyens et de violationsmassives des droits de l’homme. Vingtannées d’une corruption qui s’est déchaî-née comme jamais, de vols éhontés et d’en-richissement de quelques-uns – ceux quiont pillé les richesses nationales. Vingtannées d’appauvrissement de la popula-tion. Des millions, des milliards [de dol-lars] accumulés sur les comptes en banquede certaines personnes haut placées, voilàle plus grand exploit de la présidence deNazarbaev. A l’autre bout de la chaîne, desmillions de citoyens sont contraints de s’ar-ranger avec les moyens du bord.

Et, en reconnaissance de tous cesbrillants résultats, on nous propose de lais-ser le pouvoir entre ses mains pour dix ansde plus. Où est le bon sens là-dedans ? Lepouvoir n’est pas un endroit pour les sta-tues, il y faut des hommes vivants. Lebronze est contre-indiqué en haut lieu.Sergueï Douvanov

Kazakhstan

Vingt années volées au peuple

Nazarbaev aux côtés d’autresanciens hauts dirigeants européensde centre gauche : l’ancienchancelier allemand GerhardSchröder, l’ancien président du Conseil italien et ex-président de la Commission européenne

Selon l’hebdomadaire viennoisFormat, qui cite des “cerclesbruxellois bien informés”, l’ancienchancelier autrichien social-démocrate Alfred Gusenbauers’apprêterait à faire partie d’un staffde conseillers du président

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 31

Superficie : 2,7 millions de km2 (5 fois la France)Population : 15,6 millions d’hab.(63 % de Kazakhs et 24 % de Russes) PIB-PPA/hab. :12 044 dollars(France : 34 250)IDH : 66e sur 169

Pétrole

Merd’Aral

Lac Balkhach

KAZAKHSTAN

Astana

Karagandy

Pipeline

Pipeline

AlmatyChymkent

Baïkonour

500 km

XINJIANG

FÉDÉRATION DE RUSSIE

CHINE

TADJIK.TURKMÉNISTAN

AZ.OUZBÉKISTAN

KIRGHIZISTAN

MerCaspienne

Un pays au riche sous-solUne intrigante initiative populairetente de prolonger le mandat deNazarbaev, au pouvoir depuis1991. Son régime autoritaire nepeut pourtant se targuer d’avoirdéveloppé ou modernisé le pays.

Respublika-kaz.info (extraits)Moscou

C es derniers temps, au Kazakh -stan, les partisans de l’autorita-risme se font de plus en plus

entendre. Ils sont pour la plupart cons -cients que les élections, en tant qu’insti-tution démocratique, ont perdu tout leursens et sont devenues un simple moyen delégitimer le président Noursoultan Nazar-baev. Pourtant, tous affirment que le pré-sident reste l’unique garant de la stabilitédu pays et sont persuadés qu’aucunhomme politique ne peut représenter d’al-ternative sérieuse face à lui [voir encadréci-dessous]. Les plus éclairés de ces obser-vateurs ne nient plus le caractère autori-taire du pouvoir politique au Kazakhstan,mais assurent qu’à ce stade de développe-ment du pays, la démocratie doit être enca-drée, car, si elle était trop débridée, elleempêcherait le pouvoir de procéder auxréformes et à la modernisation.

Cette façon de penser n’est pas dénuéede fondement. L’exemple des tigres d’Asiedu Sud-Est montre que la volonté politiqued’un dirigeant autoritaire permet, dans cer-taines conditions, de conduire un pays à laprospérité avec autant de réussite qu’unedémocratie de type occidental. Du coup,ceux qui mettent en doute l’idée que l’éco-nomie est prioritaire et que la politiquepasse en second se voient opposer le casdu Kirghizistan et le cataclysme qui vientde s’y produire [le gouvernement Bakiev aété renversé en avril 2010 à la suite d’af-frontements entre Ouzbeks et Kirghiz].Justifier le bain de sang, les règlements decomptes ethniques et la déstabilisation queprovoquent les révolutions est une tâche

Depuis quelques semaines sejoue une partie de ping-pongentre une initiative populairedestinée à prolonger le mandatdu président Nazarbaev, enposte depuis vingt ans, et cedernier, qui semble vouloir sefaire prier. L’initiative d’ungroupe d’enseignants del’université de la ville kazakhe deSemeï (anciennementSemipalatinsk), qui proposentde prolonger le mandat

du président septuagénaireNoursoultan Nazarbaevjusqu’en 2020 sans électionsmais par voie référendaire, a euun vif succès dans la population,à en croire la presse kazakhe.Près de 5 millions de signatures(au lieu des 200 000 requisespour organiser un référendum)ont été recueillies en une dizainede jours, et ce même en dépit dudécret présidentiel du 7 janvierrejetant la proposition par le

Parlement de la tenued’une consultation populaire,rapporte le journal kazakh Liter.Nouvelle péripétie le 14 janvierau Parlement, qui s’est opposé –pour la première fois dansl’histoire du Kazakhstan – à la volonté du chef de l’Etat, enapprouvant plusieursamendements à la Constitutionafin de rendre possible la tenuedu référendum. Le 17 janvier,Nazarbaev a refusé d’approuver

ces amendements et soumis la question au Conseilconstitutionnel. Le verdict de la cour pourraittomber d’ici au 27 janvier.Selon les auteurs de l’initiative,le scrutin de 2012 seraitune perte de temps et de deniers publics inutile, car le chef de l’Etat n’a pas de concurrents crédibles. “Lapolitique du président convientà la plupart des Kazakhs, parce

qu’elle est fondée sur la stabilité,l’entente nationale, l’économiede marché et ladémocratisation”, a assuré au journal russe Kommersantle Pr Erlan Sadykov, à l’origine del’idée. “Notre pays est en essor et on ne peut pas le déstabiliseren détournant l’attention de l’équipe présidentielle des tâches qui sont devant nous,d’autant plus que le résultat del’élection est connu d’avance.”

Mise en scène

Nazarbaev for ever

Romano Prodi, ainsi que l’ancienprésident polonais AleksanderKwasniewski. M. Gusenbauer a précisé auprès de Format qu’illeur a été demandé de prodiguerdes conseils sur “les questions de politique internationale”.

Page 32: Courrier International N1055 20 Jan 2011

32 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Les vieux fantômes anglaishantent encore l’imaginaire desIndiens. Mais, contrairement auxesprits autochtones retors, lesBritanniques restent inoffensifs.

Open New Delhi

C ela remonte à quinze ans, etpourtant Tapas Chakrabortygarde le souvenir très vif des gar-

diens effrayés qu’il rencontrait certainssoirs pluvieux et particulièrement sinistresà la sortie de la Bibliothèque nationale deCalcutta. “Ceux qui étaient de service dans lajournée vous racontaient des histoires d’hor-reur, mais les gardiens de nuit s’y refusaient.C’était des jeunes solidement bâtis, issus defamilles Rajput [lignées de guerriers] de l’estde l’Uttar Pradesh. Et pourtant, leurs visagesétaient saisis d’effroi”, se rappelle-t-il. Bonnombre d’entre eux se munissait d’un talis-man utile : un exemplaire du HanumanChalisa [chantés, les poèmes sur le dieusinge Hanuman contenus dans ce recueilsont censés protéger contre le Malin]. Pré-caution inutile. Le fantôme du campus étaitanglais et n’avait certainement pas commeobjectif premier de tourmenter les autoch-tones. Le fantôme de Warren Hastings,premier gouverneur général de l’Inde [de1774 à 1785], avait des questions bien plusimportantes à régler à Belvedere House,sa célèbre résidence, qui est devenue plustard la Bibliothèque nationale. Hastingsn’a en effet pas dit son dernier mot. Sa pâlesilhouette apparaît parfois à bord d’unecalèche tandis que qu’il cherche en vain unbureau noir qui avait bizarrement disparujuste avant son retour en Angleterre. Cemeuble contenait des papiers qui auraientprouvé son innocence lorsque le Parlementbritannique lança une procédure de desti-tution à son encontre en raison de ses pra-tiques corrompues. Hastings n’a jamaisretrouvé ces papiers de son vivant.

Asie

Soixante-trois ans aprèsl’accession à l’indépendance,la boucle est bouclée. LesBritanniques, naguère finsobservateurs des phéno-mènes surnaturels, ensont devenus l’objet.Sous le Raj britannique[Empire indien], de nom-breux fonctionnaires étu-diaient les superstitions et lefolklore autochtones. Certainsont même écrit de belles histoires defantômes que notre pays leur a inspirées,tel Rudyard Kipling. “Venus d’un pays où lesmaisons hantées étaient la norme, [ils] furentfascinés par la variété de manifestations sur-naturelles qu’ils trouvèrent en Inde”, écritRuskin Bond dans sa préface au recueilGhost Stories from the Raj [Histoires de fan-tômes du Raj, éd. Rupa & Co, inédit en fran-çais], une compilation de récits terrifiantsécrits entre 1840 et 1940 par des fantassinsbritanniques. On y retrouve différentesapparitions : les churail (sorcières aux piedstournés vers l’arrière), les munjia (fan-tômes de brahmanes célibataires), les bhoot(fantômes classiques) et les prait (espritsfrappeurs). Il y est aussi question d’ayah(nounous indiennes) qui étranglent le bébéaux yeux bleus dont elles s’occupent, ouencore d’Indiens maltraités qui hantentleur sahib [maître] depuis l’au-delà.

Du thé et de l’alcool en offrandeDe même que les fantômes indiens logenttraditionnellement dans un imposant pipal[on appelle aussi cet arbre “figuier despagodes”], les fantômes britanniques pros-pèrent dans les palais coloniaux et lescimetières délabrés. Mais en ces tempsd’urbanisation accélérée, les lieux hantéset décrépis rivalisent avec les complexeshôteliers et les gratte-ciel modernes. Bien-tôt, ces créatures énigmatiques pourraientse retrouver sans abri. Et le British Coun-cil n’en saura rien.

Ruskin Bond qualifie la “race britan-nique” de flegmatique, et sans doute celavaut-il aussi pour ces défunts. Contraire-ment aux spectres indiens, mélodrama-tiques et retors, ces esprits-là tendent àrester discrets et inoffensifs. Et ils sontpâles, toujours très pâles. Prenez parexemple le cas d’Owen Tomkinson, unsoldat britannique mort du choléra en 1908à Gaya [district situé dans l’Etat orientaldu Bihar]. Les habitants d’Ekbalnagar, oùil est enterré dans un vieux cimetière, vousdiront que ce pauvre vieil Anglais inter-pelle les passants la nuit pour leur deman-der à manger et à boire. Les gens du crulaissent du thé et des biscuits sur la tombede Tomkinson pour apaiser cet “angrezbhoot” [fantôme anglais]. “Il n’est pas commeles autres fantômes. Il est sans défense”,explique un villageois.

Dans un village près de Tirunelveli[dans le sud de l’Inde] se trouve un lieusaint nommé Poolypettai, consacré au fan-tôme de Pooly Sahib – un Anglais qui s’ap-pelait peut-être Powell, Poole ou bienencore Pudding. Il s’agit d’un soldat morten 1809, blessé pendant les guerres entrel’armée britannique et la principauté deTravancore [ex-Etat princier des Indes bri-tanniques]. Quand la communauté localeshanar [l’une des castes les plus impor-tantes du sud de l’Inde, désormais appeléenadar] l’a découvert, elle a aussi trouvé ducognac et des cheroots [petits cigares] dansson sac. Pour les mentalités locales, il

paraissait impossible qu’un homme ayantperdu une si rude bataille en territoire hos-tile ne revienne pas tourmenter la régionsous la forme d’une âme en peine. On luia donc construit un tombeau d’un grandraffinement, réservé au plus haut rang desesprits shanar. Aujourd’hui encore, les genslui apportent de l’alcool, des cheroots ettout ce qui peut faire plaisir à un démonanglais. Faisant preuve d’une grande sen-sibilité culturelle, ils sacrifient même detemps à autre un bœuf pour satisfaire cesahib carnivore.

Ailleurs, une malheureuse jeunefemme voit sa tombe profanée, victime del’obsession indienne pour les fils plutôt quepour les filles. En 1909, Mary RebeccaWeston, épouse d’un officier britannique,meurt alors qu’elle est enceinte. Sa pierretombale, une structure de marbre quireprésente une mère et son bébé, a étéacheminée depuis l’Angleterre et placéedans le cimetière de Dagshai, dans le nordde l’Inde. Aujourd’hui, la tombe est enruines. En effet, une superstition trèsvivace parmi les épouses de soldats indiens,postés non loin de là, veut que si elles pré-lèvent un morceau de marbre sur la tombe,il leur naîtra un garçon.

Des démons grotesquesLes gens qui n’ont jamais aperçu l’espritde Warwick Sahib à Jeolikot [nord del’Inde] pourront tout de même vous enparler. Cet Anglais était le sahib typique :il aimait boire des verres au bar avec sescongénères, selon Bhuvan Kumari, une voi-sine de l’ancienne propriété de WarwickSahib. “C’est seulement pendant les obsèquesqu’on a découvert que c’était en fait une femmese faisant passer pour un homme”, explique-t-elle. Ce secret a fait de Warwick Sahib unpersonnage aux pouvoirs surnaturels, letravestissement n’étant que l’un d’entreeux. Pour Bhuvan Kumari, le domaine deWarwick est effrayant et recèle des secretsprêts à éclater au grand jour.

Combien de temps les fantômes bri-tanniques vont-ils continuer à hanterl’Inde ? Impossible à dire. L’évêque RobertCaldwell [1814-1891], un missionnairequi a travaillé en Inde du Sud, s’est servidu culte du fantôme Pooly comme d’unexemple pour montrer comment la popu-lation locale percevait ses oppresseurs. Ila même défendu ce culte dans ses écrits :le défunt n’inspirait ni horreur ni haine,mais bien de la pitié, car sa mort, loin deses êtres chers, au milieu d’un désert, avaitquelque chose d’à la fois triste et grotesque,ce qui conduisit les habitants à venir enaide à cette âme en peine. La plupart desfantômes britanniques sont des créaturessolitaires et inoffensives, égarées dans leXXIe siècle. D’une certaine façon, ils sontreprésentatifs de ce que le Raj inspireaujourd’hui : un mélange de nostalgie, dedégoût et de crainte. Shubhangi Swar

Début janvier, un chaman de l’Etatdu Chhattisgarh (centre de l’Inde) a été arrêté pour avoir empoisonné30 femmes de son village. Elles ontdû subir un lavage d’estomac après avoir avalé une boisson à based’herbes vénéneuses concoctée

par le chaman. Le père d’une jeunefille de 18 ans et d’autres villageoisétaient persuadés que la maladie de cette dernière était due à un sortjeté par une sorcière. La boissondevait donc révéler laquelle desfemmes du village était une sorcière.

Inde

Le spectre des colons rôde toujours

�Dessin d’Andy Martin paru dans Life,Etats-Unis.

Page 33: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Le mot de la semaine

“bhoot”Le fantômeToute société a ses hantises. L’Inde, cinqfois millénaire, en a peut-être davantageque les autres. La diversité de sescroyances et de ses traditions fait que laréalité indienne est toujours multiple. Laréincarnation veut aussi dire que tout êtrevivant est en quelque sorte autre que ce qu’il paraît dans sa vie actuelle. On ne sait jamais à qui l’on a affaire,même lorsqu’il s’agit de ses proches.Il y a plus d’un siècle, un petit garçon de mafamille, qui aurait été l’un de mes aïeux s’ilavait vécu, fut tué par une balle perdue,alors que l’aristocrate du coin nettoyaitson fusil près de l’allée où l’enfant jouait.Même après sa mort, l’enfant ne voulaitpas quitter ma famille. Ou peut-être celle-ci n’arrivait-elle pas à se séparer du petitêtre chéri abattu devant ses yeux. Durantdes générations, le garçon continua doncà rendre visite à ses proches parents, à leurs enfants et à leurs petits-enfants,sous la forme d’un serpent. Nul ne doutaitde l’identité du reptile. A chaqueapparition, ma grand-mère accouraitdans la pièce où se trouvait le serpent, se touchait les tempes en signe de respect et lui offrait une soucoupe de lait. Lorsque je demandai pourquoi les ingénieurs et les médecins de ma famille y croyaientavec la même force que ma grand-mèrequi n’avait pas fait d’études, on merétorqua aussitôt que personne ne s’étaitjamais fait mordre, preuve que le serpentétait en fait le petit aïeul assassiné.Même dans nos sociétés occidentales, oùl’on nourrit pourtant une foi inébranlabledans le progrès scientifique et larationalité cartésienne, une bonne partiede la population garde une fascinationpour le paranormal et les extraterrestres.Pas de quoi s’étonner alors que desIndiens puissent partager le même genrede penchant. Certes, la chasse auxsorcières qu’a connue l’Europe il y aplusieurs siècles continue dans certainesrégions marginalisées de l’Inde. Mais, tant que nous poursuivons avec le mêmeenthousiasme nos propres boucsémissaires – immigrés, gens du voyage –,gardons-nous de nous moquer de ces comportements.Mira KamdarCalligraphie de Abdollah Kiaie

Page 34: Courrier International N1055 20 Jan 2011

34 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

C’est une petite révolution dansl’industrie des centres d’appelsanglophones. L’archipel philippinvient de supplanter l’Inde. Un“succès” dû à une main-d’œuvremoins chère et plus américanisée.

The Vancouver Sun Vancouver

F ini les blagues sur les intermi-nables échanges téléphoniquesavec de charmantes opératrices

installées à Bombay chaque fois que vousaviez un problème de carte de crédit ouune question sur la garantie de votre lave-linge. Supplantée par les Philippines, l’Inden’est plus désormais le premier pays d’ac-cueil des centres d’appels. L’archipel d’Asiedu Sud-Est, qui fait trop souvent figure dechaton chétif au milieu d’une meute detigres, est même en passe de devancerl’Inde sur l’ensemble du marché de l’ex-ternalisation des processus opérationnelsdes entreprises [ou BPO, business processoutsourcing]. Selon les derniers chiffres, lesecteur philippin des ventes et du serviceclientèle à distance a engrangé en 20105,7 milliards de dollars [4,3 milliards d’eu-ros], contre 5,58 milliards [4,2 milliardsd’euros] pour l’Inde. Et si l’Inde demeureen tête du marché de l’externalisation, lesPhilippines progressent rapidement. Onassiste en effet à un changement specta-culaire sur un marché où l’Inde avait établiune domination écrasante, inspirant mêmeune kyrielle de sketchs comiques dans lemonde anglophone. Les Philippines pren-nent aujourd’hui l’avantage, si bien que lequotidien indien The Economic Times arécemment publié une enquête sur lessociétés indiennes de centres d’appels etd’externalisation qui, à leur tour, délocali-sent ou créent des filiales aux Philippines.Dans les différentes communes qui for-ment l’agglomération de Manille, plus de20 000 personnes travaillent déjà pour desentreprises indiennes.

L’avantage des Philippines est écono-mique mais aussi, en partie, culturel.Depuis plusieurs années, les gouverne-ments successifs y encouragent le déve-loppement des activités de BPO en réalisantde coquets investissements dans les infra-structures de communication. Le réseaude télécommunications est meilleur auxPhilippines qu’en Inde, et les agents descentres d’appels philippins sont capablesde gérer chaque jour de 20 à 30 % d’appelsde plus que leurs homologues indiens. Enoutre, les gestionnaires de centres d’appelsbénéficient dans l’archipel d’une exemp-tion fiscale totale pendant leurs huit pre-mières années d’activité et ensuite d’unetaxe sur les revenus bruts, limitée à 5 %. Al’heure actuelle, si les employés des centresd’appels philippins gagnent en moyenne53 % de plus que dans les autres secteurs,leurs salaires restent néanmoins inférieursà ceux pratiqués en Inde. Le fait est que lesPhilippines tirent également avantaged’une réussite économique bien moindreque celle de l’Inde. En 2009 par exemple,l’économie indienne a enregistré unecroissance de près de 8 %, comme c’est le

cas depuis plusieurs années, tandis que lacroissance des Philippines n’a été que de1 % ; de ce fait, les perspectives qui s’offrentaux jeunes diplômés en Inde sont bienmeilleures. Le personnel des centresd’appels et des services d’externalisationconnaît du coup un fort turnover en Inde.

Si celle-ci détient un atout considérableen raison de sa forte population (près de1,2 milliard d’habitants, contre près de100 millions aux Philippines), laquelle metquantité de jeunes diplômés sur le marchédu travail, l’archipel se distingue par untaux d’alphabétisation de 93,4 %, contre61 % chez les Indiens. Sans compter queles Philippines, qui ont été sous domina-tion américaine durant la première moitiédu XXe siècle, possèdent des affinités avecles Etats-Unis qui leur permettent d’atti-rer les entreprises nord-américaines. “Surle plan culturel, l’Inde est moins occidentali-sée que les Philippines”, résumait récemmentChris Repholz, le vice-président du pres-tataire d’externalisation américain Zenta.“Les Philippins parlent l’anglais américainbien mieux que les Indiens et avec un accentplus neutre.” Jonathan Manthorpe

Philippines

Le succès au bout du fil

Outsourced est la nouvelle série américaine diffusée sur la chaîne NBC depuis le 23 septembre 2010. On y découvreles déboires d’une sociétéaméricaine ayant délocalisé certainesde ses prestations dans un centre

d’appels à Bombay. Le nouveauchef, venu tout droit des Etats-Unis,tente d’américaniser ses employésindiens. “L’humour de la série repose entièrement sur des clichés à propos de l’Inde : la nourriture est une catastrophe pour les boyaux

occidentaux, on voit des vachespartout, la prononciation des noms indiens est déformée par les Américains afin de s’enmoquer…”, écrit The New YorkTimes. La série remporte un franc succès outre-Atlantique.

Ils sont les 350 000 voix du tout nouveausecteur phare de l’économie philippine,où les fréquents bonjours et au revoirscandent un fort turnover du personnel,où la jeunesse tisse ses rêves et nourritdes espoirs souvent déçus. Bienvenuedans le monde des centres de serviceclients, plus connus sous le nom decentres d’appels ou call centers. Lesecteur séduit les jeunes actifs quel quesoit leur niveau d’études, avec un salairede départ moyen de 15 000 pesosphilippins [250 euros], sans compter les primes de résultat. “Le salaire est vraiment élevé comparéà celui offert dans d’autres emplois,mais il y a un roulement incessant. Si les employés s’en vont, c’est surtout à cause du manque de sommeil”,explique Carlo Pablo Tanedo, 36 ans,ancien chef d’équipe chez StreamGlobal, une entreprise américaine.Ce dernier gagnait 40 000 pesos[675 euros] par mois, raconte-t-il, avant d’être renvoyé pour deux joursd’absence. Car la vie n’est pas toujoursrose dans les centres d’appels. Selon la Call Center Association of thePhilippines, le taux de renouvellementdu personnel oscille entre 60 % et 80 % :c’est le plus élevé de la planète. Ce fortturnover s’explique avant tout par desproblèmes de santé. Selon les chiffresde l’Organisation internationale du travail (OIT), 42,6 % des employésdes call centers aux Philippines souffrentde troubles du sommeil, d’épuisement,de fatigue oculaire, de douleurs au cou,aux épaules et au dos, et d’altération de la voix. En ce qui concerne le droit du travail, il n’existe pour ainsi dire aucunsyndicat dans le secteur. Dans certainscas, les contrats de travail interdisentmême expressément à l’employé d’en créer un. Le secteur des servicesd’externalisation serait-il, en soi, une menace pour le droit du travail ? Le Congrès philippin planche surplusieurs propositions de loi visant à protéger les employés de ce secteur. Comme le souligne l’ancien sénateurErnesto Herrera, aujourd’hui secrétairegénéral du Trade Union Congress of thePhilippines, la plus grande confédérationsyndicale du pays, c’est un paradoxedouloureux de voir les employés descentres d’appels être dans l’impossibilitéde faire entendre leur voix pourl’amélioration de leurs conditions de travail. Cynthia Balana, PhilippineDaily Inquirer (extraits), Manille

Travail

Un rythmequi lessive

L’Inde est-elle vraiment entrain de se faire piquer lesecteur d’activité pour lequelelle était si célèbre ? C’est cequ’on pourrait croire.Désormais, les voix indiennesne sont plus les chouchoutesdes multinationales en quêtede centres d’appelsperformants, qui leur préfèrentles téléconseillers philippins :ils sont 350 000 à travaillerdans les centres d’appels,contre 330 000 en Inde,

indique le Contact CenterAssociation of the Philippines.Pas de quoi démoraliser lesentreprises indiennes, qui ontvite rebondi. “L’Inde a dû faireun choix : poursuivre dans ce secteur – mais endélocalisant elle aussi – oubien se spécialiser dans une activité autre que letéléconseil”, explique, sur lesite spécialisé en technologiesde l’information Silicon,l’Indien P. N. Kannan,

président de l’entreprise de gestion de la relationclient (CRM) 24/7 Customer.L’entreprise a ainsi tablé surla délocalisation d’une partiede ses activités aux Philippineset sur le développement de nouveaux services à plus forte valeur ajoutée, les non-voice services.Retranscription médicale,assistance juridique,comptabilité, conceptiongraphique sur Internet :

ces services rapportent gros et permettent à l’Inde de rester en tête de l’externalisation desprocessus opérationnels(BPO, business processoutsourcing). Rohit Kapoor,président de la sociétéEXL Service, résume lasituation : “L’objectif de l’Indeest désormais de proposerdes services plus intelligentsau client.” Le téléconseil,c’est finalement has been…

Compétition

Les entreprises indiennes tirent leur épingle du jeu

� Dessin paru dans Business Week, New York.

DR

Page 35: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Moyen-Orient

par le Hezbollah, s’apparente à la volontéde chiites de faire chuter un gouvernementsunnite. Elle s’ajoute à toute une séried’événements de ces dernières années,comme la campagne militaire organisée en2008 par le Hezbollah [occupant les quar-tiers sunnites de Beyrouth]. Cela signifieque le prix à payer pour ce marchandageest l’hypothèque de l’avenir des Libanaisau nom du présent. Le présent immédiat,c’est la décision du tribunal [qui risque d’in-culper des membres du Hezbollah]. Quantà l’avenir, il pourrait être déterminé parcette accumulation de rixes confession-

nelles. La politique libanaise est suspen-due à un seul facteur. Depuis plus de deuxans, aucun domaine politique n’échappe àla question du Hezbollah, de ses armes, desa présence, de son poids économique etde sa responsabilité dans l’assassinat deRafic Hariri. Cette question fait qu’onouvre des dossiers qu’on provoque deschangements de gouvernement, qu’ondéclenche des guerres, et qu’on connaîtraencore de longs mois sans gouvernement.C’est la seule chose qui nous intéresse, lepoint de cristallisation de toutes nos pré-occupations, le sujet qui monopolise toute

notre attention. Cela relève de la puretyrannie. Que faire durant les prochainsmois ? Et comment gérer notre quotidiens’il doit demeurer intrinsèquement lié auxsouhaits du Hezbollah et à ses craintes ?

Répondre à ces interrogations en fai-sant valoir la menace d’une occupationisraélienne est ridicule. Car cela fait desLibanais les otages des stratégies de résis-tance du Hezbollah contre Israël. Qui plusest, le statu quo entre le “parti de Dieu” etl’Etat hébreu dure depuis cinq ans. Aucours de ces cinq dernières années, le Hez-bollah s’est conformé au cessez-le-feu[avec Israël] prévu par la résolution 1701de l’ONU, se focalisant ainsi sur la situa-tion interne libanaise. C’est d’ailleurs unestratégie adoptée par la plupart des régimesde la région. On avait du mal à trancherpour savoir s’il fallait un gouvernement quis’oppose au tribunal ou un gouvernementqui s’oppose au Hezbollah. On a trouvé unesolution ingénieuse : il n’y aura pas de gou-vernement du tout. Les Libanais se sen-tent dans une certaine mesure soulagés,puisqu’ils s’attendaient à pire. Mais ce sou-lagement a un prix : le temps sera suspenduet on vivra dans un Etat sans gouverne-ment et sans vie politique.

Le fait qu’un Etat, dans cette régionsensible du monde, décide de se priver degouvernement inquiète la communautéinternationale.

Nous considérons ses mises en gardecomme des ingérences dans nos affairesintérieures et les dénonçons comme destentatives de perturber notre belle “stabi-lité”. Nous pensons que le reste du monden’a pas idée de la supériorité de notre intel-ligence, cette intelligence qui nous permetde vivre dans des conditions ô combienenviables. Hazem Al-Amin

La publication de l’acted’accusation du Tribunal spécialpour le Liban (TSL) concernantl’assassinat en février 2005 du Premier ministre Rafic Hariri est désormais prévue pour le mois

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 35

de mars. Le juge Daniel Fransen, à qui le procureur Daniel Bellemare atransmis le 19 janvier les conclusionsde l’enquête, dispose de huit à dixsemaines pour examiner ledocument avant de le rendre public.

� “Nous ne sommes pas responsables de l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais... ni de celui de l’actuel Premier ministre, au cas où il aurait lieu.” Dessin de Clément paru dans National Post, Toronto.

Les Libanais craignaient un affrontement entre le Hezbollah et les partisans de Saad Hariri. La chute du gouvernement leur accordequelques semaines de répit.

Al-Hayat (extraits) Londres

L e tribunal international spécialpour le Liban rendra publiquesses conclusions dans les pro-

chaines semaines, alors que le pays n’aurapas de gouvernement. C’est peut-être danscette question que réside la clé du mar-chandage à propos du tribunal. Depuis ladémission des ministres issus du Hezbol-lah [le 12 janvier, entraînant la chute dugouvernement d’union nationale], le gou-vernement en est réduit à expédier lesaffaires courantes et ne pourra donc pasprendre une décision aussi importante quecelle de coopérer avec le tribunal. Ainsi, lePremier ministre, Saad Hariri, ne sera pascontraint de se plier aux demandes du Hez-bollah, mais de facto celles-ci seront néan-moins partiellement satisfaites.

On peut penser que c’est en ces termesque se présente l’obscur marchandage.Mais on peut aussi imaginer que par la suitela formation d’un nouveau gouvernementsera difficile, voire impossible. On aura prisconnaissance du rapport du procureurgénéral et le juge [Daniel Fransen] aurademandé à des instances administrativesd’accepter un certain nombre de mesurespour faire comparaître les accusés ou lesjuger par contumace. Tout cela donneralieu à des cris pations et à des polémiques.

Aux yeux d’un Libanais ordinaire, lachute du gouvernement de Hariri, voulue

La crise gouvernementale au Liban ne risque pasd’éclabousser Israël. Pour l’instant. Il est possible qu’ elle permette d’éviter des violences dans le pays, et c’est sans doute la raison pour laquelle le Hezbollah aquitté le gouvernement. Pourl’organisation, il est bon quel’opinion publique libanaise se soucie de la formation d’un nouveau gouvernement et que son attention soit ainsidétournée des conclusions du tribunal spécial des Nationsunies sur les responsabilitésdans l’assassinat du Premierministre Rafic Hariri en 2005.Il est difficile de ne pas être

impressionné par l’habiletéstratégique du Hezbollah. C’estle plus doué des comédiens de ce théâtre d’ombres qu’est leLiban. Les chefs du mouvementont réalisé que Saad Hariri, le fils du Premier ministreassassiné, hésitait à accepterle compromis syro- saoudienvisant à édulcorer les conclusions du tribunalinternational et à mettre leHezbollah hors de cause. Au lieude renverser le gouvernementHariri, le Hezbollah a opté pour une démarche plus subtile.Avec le départ du Hezbollah de la coalition, le gouvernementHariri est devenu ungouvernement des affaires

courantes. Dès lors, si ce derniersouhaite prendre des mesurescontre les coupables impliqués dans l’assassinat de l’ancienPremier ministre, le Hezbollahaura beau jeu de faire valoirqu’un gouvernement intérimairene peut pas engager de tellesprocédures. Si les Etats-Unisappuient les efforts faits pour traduire en justice les meurtriers de Rafic Hariri, ils sont néanmoins préoccupéspar les risques d’une nouvelleguerre confessionnelle que celaferait courir au Liban. Pourl’instant, les Américains n’ontpas à s’inquiéter parce que lapremière tâche du président duLiban, Michel Sleiman – former

un nouveau gouvernement –,prendra du temps, beaucoup de temps. Ainsi vont les chosesau Liban. Pendant ce temps,l’opinion oubliera peut-êtrel’acte d’accusation du tribunalinternational et n’aura la têtequ’à une campagne électorale.En Israël, on craignaitrécemment de voir le Hezbollahtenter de détourner l’attentiondes Libanais en suscitant des escarmouches à la frontièreisraélienne. De tels incidentspeuvent déboucher sur une conflagration généralisée,même si les parties ne sont a priori pas intéressées par un scénario de cette nature.Conscient de ce risque, le

Hezbollah a préféré provoquerune crise politique afin d’éviterdes affrontements violents, tantà l’intérieur du Liban qu’avecIsraël. Toutefois, les services de renseignements israéliensdevront continuer à surveillernon seulement le renforcementmilitaire du Hezbollah et sesfaits et gestes dans le Sud, maisaussi la façon dont les différentsacteurs politiques libanais font face à la nouvelle situation.Comme ce fut déjà le cas, cettecrise gouvernementale peuttoujours tourner au bain de sangconfessionnel et éclabousserIsraël. Ron Ben-YishaïYediot Aharonot (extraits)Tel-Aviv

Vu d’Israël

Incroyable Hezbollah

Liban

Un pays soulagé mais sans gouvernement

CAI

-NYT

SYN

DIC

ATE

Page 36: Courrier International N1055 20 Jan 2011

36 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Malgré les efforts de ses deux fils qui se relaient à son chevet, l’état de l’ancien Premier ministre israélien ne s’améliore pas.

The Sunday Telegraph (extraits)Londres

D ans une chambre privée dudeuxième étage de l’hôpital Tel-Hashomer de Tel-Aviv, établis-

sement bâti avec des pierres laiteuses etentouré de gros buissons de romarin, ArielSharon est allongé, immobile et plongédans un état comateux. Alimenté par unesonde, l’ancien Premier ministre d’Israël[de 2001 à 2006] continue d’ouvrir lesyeux. On le redresse quelques heures parjour pour qu’il regarde une télévision dontnul ne sait s’il peut réellement la voir oul’entendre. La radio est souvent alluméesur une station de musique classique dansl’espoir que les mélodies qu’il aimait tantpuissent avoir un effet sur lui. Et tous lesjours, Omri et Gilad, ses deux fils, se re -laient pour lui rendre visite, l’un le matin,l’autre l’après-midi. Ils lui lisent des jour-naux et des livres.

Son lit est entouré de photos de sespetits-enfants. On lui apporte régulière-ment de sa vaste propriété du sud d’Israël[son ranch Les Sycomores, dans le Néguev]des fleurs sauvages fraîche qui étaient lespréférées de sa défunte femme. Cinq ansaprès l’attaque qui a terrassé leur père,Omri et Gilad souhaitent le ramener danssa propriété. Des tentatives ont déjà eu lieu,mais on ne sait toujours pas si un démé-nagement définitif compromettrait ou nonles soins administrés au patient.

Pour le moment, celui-ci, âgé de 82 ans,reste dans sa chambre d’hôpital ensoleillée.

Moyen-Orient

Sharon suit une physiothérapie et on lechange régulièrement de position dans lajournée pour éviter les escarres. Le jour dema visite, j’ai été accueillie par un garde auvisage de bébé mais aux biceps gonflésdignes d’un dessin animé. Il avait un M16à l’épaule. Dès que j’ai franchi les doublesportes du service, il m’a arrêtée et demandéqui je venais voir. Quand je lui ai réponduque je souhaitais rencontrer le médecinresponsable du service, il m’a demandémon nom. Quelques minutes plus tard, unagent en civil du Shin Beth, le service decontre-espionnage israélien, a fait sonapparition. “Le médecin ne veut pas vousparler. Il ne parle pas aux journalistes”, m’a-t-il dit avec un demi-sourire d’excuse avantd’ajouter : “C’est un service fermé, ici. Il fautque vous partiez.”

Vu son âge et le temps qu’il a passédans le coma, il est fort peu probable que

Sharon se réveille un jour. Un membre del’équipe médicale qui a gardé l’anonymata récemment déclaré à un journal israélienque son cerveau avait “la taille d’un pam-plemousse. La partie qui permet à son corps,à ses organes vitaux, de fonctionner est nor-male mais à part ça il n’y a rien, seulement duliquide.” Sa famille et les rares personnesqui rendent visite à Sharon refusent tou-tefois d’abandonner et évoquent des casde patients dans le coma qui se sont ré -veillés miraculeusement, à la stupéfactiondes médecins. “Il a l’air comme avant. Arik[Sharon] est toujours le même Arik”, déclareGilbert Cohen, qui appelle l’ancien Pre-mier ministre par son surnom. Chauffeurde Sharon pendant vingt ans, il occupaittoujours officiellement ce poste jusqu’àl’année dernière et se présentait tousles matins à l’hôpital pour prendre sesfonctions. “J’entrais et je disais : ‘Bonjour,

comment allez-vous ?’ comme je le faisaischaque jour où je travaillais pour lui. Je prieet je prie pour que son état s’améliore.”

Dans les jours qui ont suivi le deuxièmeaccident cérébral de Sharon, le 4 janvier2006, le pays s’est retrouvé comme en sus-pens. Les campagnes électorales d’Israëlet de Palestine ont été bouleversées et lesfamilles se sont groupées autour des radioset des télévisions dans l’attente de nou-velles de l’hôpital Hadassah, où Sharonavait été transporté. Au fur et à mesurequ’il devenait évident qu’il n’allait pas serétablir, le pays s’est replié sur ses préoc-cupations quotidiennes. Ehoud Olmert,l’ad joint de Sharon, lui a succédé et la viea repris son cours au rythme échevelé dela société israélienne. Tout cela fait qu’Is-raël n’a pas eu la possibilité de se penchersur l’héritage laissé par cet homme, qui futl’un des personnages les plus con troversésde l’histoire de l’Etat hébreu, un hommetellement vilipendé que les Israéliens quiimmigraient déclaraient avoir quitté le paysà cause de lui, mais qui, au moment où il aeu son accident cérébral, était considérépar beaucoup comme le mieux placé pourconclure la paix au Proche-Orient.

Aujourd’hui, dans une petite galerie deTel-Aviv, une stupéfiante sculpture d’ArielSharon reposant sur un lit d’hôpital métal-lique attire des milliers de visiteurs. Le per-sonnage est soutenu par des coussins, vêtud’un pyjama bleu pâle et couvert d’une cou-verture de laine, et sa poitrine se soulèveet retombe sur un fond sonore de respira-tion. L’effet est plutôt bizarre. J’observe lesgens qui approchent de l’installation. Ilssemblent dubitatifs. Ils se balancent d’unpied sur l’autre, mal à l’aise.

Et, pendant qu’ils se grattent la tête,leur ancien Premier ministre flotte entrela vie et la mort, les yeux à demi-ouverts,scrutant l’insondable. Dina Kraft

Israël

L’impossible réveil du soldat Sharon

Né en 1928 en Palestine, alors sous mandat britannique,Ariel Sharon devient à 20 ansmembre de la Haganah,organisation militaireclandestine sioniste. Il participeà la première guerre israélo-arabe, en 1948. En 1953, il constitue l’Unité 101, la première unité de l’arméeisraélienne (Tsahal), qui s’illustrepar un massacre dans le villagede Qibya au cours duquel69 Palestiniens trouvent la mort.Lors de la guerre du Kippour, en 1973, le général Sharonréussit à franchir le canal de Suez avec sa division

et encercle les forceségyptiennes, permettant ainsi la victoire de Tsahal. A la fin de ce conflit, il participe à la fondation du Likoud, le particonservateur israélien. En 1977,nommé à la tête du ministère de l’Agriculture, il autorisel’expansion massive des implantations juives dans les Territoires palestiniens.En 1982, il devient ministre de la Défense. En juin 1982, les troupes israéliennesenvahissent le Liban. Selon Ariel Sharon, cette opération est destinée à protéger le nordd’Israël des attaques

palestiniennes. Elle ne doit pasdurer plus de quarante-huitheures ni s’étendre sur le territoire libanais, mais les troupes israéliennes vontjusqu’au cœur de Beyrouth et entament dix-huit annéesd’occupation dans le sud du Liban. Des massacres sontperpétrés dans les campspalestiniens de Sabra et Chatila,au sud de Beyrouth, par lesmilices chrétiennes libanaisesalors que l’armée israéliennecontrôle le périmètre. En Israël,400 000 personnesdescendent dans la rue pourdénoncer ces massacres. Une

enquête israélienne conclut à laresponsabilité des phalangisteset à celle indirecte d’ArielSharon. Ce dernier s’éclipse dela vie politique pendantplusieurs années.Le 28 septembre 2000, alors député de l’opposition, il effectue une visite surl’esplanade des Mosquées, à Jérusalem. Cet acte est vécupar les Palestiniens comme uneprovocation. Il sera considérécomme l’élément déclencheurde la deuxième Intifada.Plusieurs attentats suicidesébranlent Israël. En 2001,Sharon remporte une victoire

écrasante aux élections et devient Premier ministre. Il suspend toute négociationavec l’Autorité palestinienne et commence la construction du mur de séparation pourencercler la Cisjordanie et empêcher toute infiltrationpalestinienne. En 2005, il crée la surprise en décidant du démantèlement des coloniesde la bande de Gaza et du désengagement militairede ce territoire. Mais en janvier 2006 il est victimed’une attaque cérébrale et placédans un coma artificiel dont il n’est toujours pas sorti.

Biographie

L’homme des controverses

� La sculpture d’Ariel Sharon réalisée par l’artiste israélien NoamBraslavsky et exposée à la galerie Kishon à Tel-Aviv.

LEVI

NE/

SIPA

Page 37: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Face à la détermination duprésident sortant et malgré lesoutien occidental, les membresde la CEDEAO ne sont plus aussisûrs de vouloir le chasser. Le Ghana serait même enclin à changer son fusil d’épaule.

L’Evénement Ouagadougou

L a position des Occidentaux estrestée constante. Sarkozy n’en-voie plus d’ultimatum, mais il

reste globalement sur sa position. Le pré-sident élu de la Côte d’Ivoire, c’est Alas-sane Ouattara, même s’il n’exerce pasjusqu’à présent effectivement le pouvoir.Barack Obama est aussi toujours constant.Gbagbo doit s’en aller et laisser la place àAlassane Ouattara. Il n’est pas question,selon l’administration américaine, d’unpartage du pouvoir à la kényane. Les Bri-tanniques et les Canadiens sont aussi surla ligne “Gbagbo n’est plus le président dela Côte d’Ivoire”. Ces deux pays ont retiréleur accréditation aux ambassadeursnommés par Gbagbo. Celui-ci a répliquéen demandant aux ambassadeurs des deuxpays de rentrer chez eux – une décisionignorée par Londres et Ottawa.

La fermeté de la Communauté écono-mique des Etats d’Afrique de l’Ouest(CEDEAO) pendant sa réunion du 24 dé -cembre est en revanche plus fragile aprèsles missions de bons offices des trois chefsd’Etat de l’organisation. La dernière, àlaquelle a participé le Premier ministre duKenya le 3 janvier, a contribué à embrouillerencore plus la situation. De la position d’ac-culé, Gbagbo est passé aujourd’hui à laposition d’“acculeur”. La réunion del’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) à Bamako le 7 janviers’est terminée en queue de poisson,puisque Gbagbo, qui n’était pas représenté,a trouvé le moyen de faire lire une lettrequi a tourmenté tout le monde.

La décision du Conseil des ministresde Bissau, le 23 décembre 2010, qui devaitêtre entérinée et devait consacrer la main-

Afrique

mise sur les comptes de la Côte d’Ivoire àla Banque centrale des Etats de l’Afriquede l’Ouest (BCEAO) par Alassane Ouat-tara, n’a pas été totalement respectée.

Le Ghana en soloAu sein de la CEDEAO, même la belle una-nimité des débuts de la crise se fissure. LeGhana fait aujourd’hui cavalier seul etrecule. Le président Atta Mills affirme qu’ilreconnaîtra finalement le gouvernementqui sortira vainqueur de la crise actuelle.Il a pris position en faveur de Gbagbo enaffirmant qu’il “ne prenait position pourpersonne”. On se demande si le Ghana aurale courage de participer aux prochainesréunions de la CEDEAO. Que va-t-il dire ?Les communautés internationale et afri-caine sont dans la logique “Alassane Ouat-tara est le vainqueur de la présidentielle”.Le Ghana n’est plus dans cette logique. Leprojet de contraindre Gbagbo à quitter lepouvoir après l’échec des exhortationspacifiques n’est pas accepté par le Ghana.Ce qui – nous l’avons écrit et nous a valules foudres de l’ambassadeur du Ghana auBurkina Faso – ne peut que maintenir ledoute sur les relations exactes entreGbagbo et Atta Mills. Selon des informa-tions actuellement accréditées, Gbagboaurait financé la campagne d’Atta Mills parl’intermédiaire de son pasteur et conseiller.

L’autre question qui va se poser sera desavoir si le Ghana va accepter le transit desarmes pour renforcer Gbagbo. Autre ques-tion encore : quel rôle exact joue Accra

dans la tentative de briser le blocageéconomique qui se met en place contreGbagbo ? Si Accra ne veut pas prendre posi-tion, il pourrait bien servir de porte desortie et d’entrée des émissaires et desmercenaires en tout genre au bénéfice dela Côte d’Ivoire. Les pays de la CEDEAOqui sont prêts à faire respecter la volontédes Ivoiriens ont des raisons de douter duGhana et de craindre le danger qu’il faitcourir à leurs militaires dans le cas d’uneoption militaire inévitable. L’attitude deGbagbo ne laisse aucun doute sur l’issuefuture. Toutes les exhortations pour qu’ilaccepte de s’en aller pacifiquement ontéchoué. La vérité, c’est que Gbagbo ne s’enira jamais. Celui qui croit le contraire neconnaît pas l’homme.

Mission impossibleMaintenant est-ce qu’il est possible de ledéloger par la force ? Les avis se contredi-sent. Pour certains spécialistes, c’est quasiimpossible en raison du coût humain enjeu. Les pays de la CEDEAO ont trop deressortissants en Côte d’Ivoire pour ris-quer une intervention militaire. Gbagbo etles siens ont montré que rien ne les rebu-tait. D’autres, en revanche, sont persuadésque Gbagbo tomberait lors de la premièreexpédition sérieuse, d’autant qu’il necontrôle pas l’ensemble du pays. Son pou-voir, en vérité, se réduit chaque jour à Abid-jan et à ses environs. L’autre optionmilitaire serait une opération commando.Un raid sur le palais qui combinerait tous

les moyens commandos pour capturerGbagbo ou l’ensevelir en ces lieux. Est-ceque cette option est possible ? Seule laFrance peut répondre sérieusement à cettequestion, elle qui connaît très bien l’arméeivoirienne et ses capacités. Cette optionsupposerait aussi des complicités dans lesForces de défense et de sécurité (FDS,proches de Gbagbo). Or il semble, quoiqu’en dise le camp Ouattara, que l’arméesoit restée insensible aux appels à la dissi-dence. On peut penser que, tant qu’il aurade quoi payer les militaires, ceux-ci serontfidèles. On peut aussi penser que le grosde l’armée ne va pas risquer sa vie pourGbagbo. Les seuls actuellement exposés,ce sont les soldats de la garde républicaineet les éléments de Centre du commande-ment des opérations de sécurité (Cecos).

La communauté internationale gagne-rait à ne pas laisser trop perdurer la situa-tion actuelle en Côte d’Ivoire. Au-delà dejanvier, les incertitudes sont grandes et lesrisques aussi. Barack Obama a indiqué qu’ilétait prêt à appuyer une intervention mili-taire de la CEDEAO. Les Britanniquesaussi. Il reste à la CEDEAO de savoir sedécider. Dans le projet d’intervention mili-taire effective, peu de pays seront prêts àfranchir le pas. Il faut donc organisersérieusement l’intervention pour luidonner toutes les chances de réussite. Unebonne intervention ne devrait pas durerplus d’une semaine. Dans ce cas de figure,la France aura un rôle éminent à jouer.Newton Ahmed Barry

Côte d’Ivoire

Laurent Gbagbo joue très bien la montre

qui y resteront jusqu’au 30 juin.L’effectif de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire(ONUCI) passera ainsi à 11 500 hommes.

Afin d’accentuer leur pression sur Laurent Gbagbo, les quinze paysmembres du Conseil de sécurité du l’ONU ont voté le 18 janvierl’envoi de 2 000 hommessupplémentaires en Côte d’Ivoire,

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 37

�Gbagbo refuse de renoncer au pouvoir. Dessin d’Haddad paru dans Al-Hayat, Londres.

Cour

rier i

nter

natio

nal

MALINIGER

NIGERIA

SÉNÉGAL

BURKINAFASO

GA.

G-BGUINÉE

SIERRALEONE

LIBERIA

CÔTE D’IVOIRE

GHANA

TOGO

BÉ.

1 000 kmCAP-VERT

La CEDEAO

BÉ. Bénin, GA. Gambie, G-B Guinée-Bissau

Etats membres de la Communautééconomique des Etats de l'Afrique de l'Ouest

Page 38: Courrier International N1055 20 Jan 2011

38 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Economie

Pour enrayer l’inflation, le contrôle des prix agricoles ne peut être qu’une mesuretransitoire, estime unchroniqueur chinois. A longterme, c’est sur les salaires et la protection sociale que doivent porter les efforts.

FTChinese.com (extraits) Londres,Hong Kong

P lus encore que la flambée del’immobilier, le niveau élevé desprix des marchandises constitue

une menace pour la qualité de vie des gensordinaires. Dans les 4,4 % de hausse de l’in-dice des prix à la consommation d’octobredernier, l’augmentation des prix des den-rées alimentaires intervient pour 74 %. Lanourriture étant à la base de tout, on nepeut négliger une telle inflation, et lecontrôle des prix agricoles est devenu uneurgence pour le gouvernement. Celui-ci ademandé, dans une circulaire datée du20  novembre, que les administrationslocales prennent sans attendre seizemesures de surveillance et de contrôle desprix, afin de garantir des conditions de viecorrectes à leurs concitoyens.

Ces seize mesures prévoient notam-ment de développer largement la produc-tion agricole, de réduire le coût dedistribution des produits transformés, degarantir l’offre en engrais chimiques, d’ac-corder des subventions temporaires etd’instaurer des mécanismes d’indexationdes minima sociaux sur les prix. Le17 novembre, le gouvernement avait déjàapprouvé quatre dispositions incluant lapossibilité de “mettre en place des mesuresprovisoires d’intervention sur les prix des pro-duits de première nécessité et sur les moyensde production en cas de besoin”.

Une revendication instinctiveMais il ne s’agit que de mesures extraor-dinaires, qui ont une efficacité certes réellemais très limitée, et des effets secondairesavérés, comme le prouvent les différentestentatives de régulation du marché immo-bilier de ces dernières années, qui n’ontfait que favoriser l’inflation. “Il est impos-sible de faire baisser les prix immobiliers”, areconnu dernièrement le Premier ministreWen Jiabao, qui a ajouté : “Si l’on ne peutvraiment pas accéder à la propriété, il fautenvisager de louer.”

Une intervention sur les prix a un effetsecondaire assez net : comme elle va à l’en-contre des lois économiques, elle introduitune distorsion dans les règles d’établisse-ment de la valeur et dans les mécanismes

d’ajustement du marché, lequel perd enpartie sa capacité d’autorégulation. Dèslors, chaque intervention sur les prix pré-figure un rebond des prix. Dans le cas desproduits agricoles, les principaux facteursd’inflation actuellement sont, outre lesmauvaises conditions météorologiques, leniveau trop bas des cours et la hausse descoûts de revient, qui n’incitent pas les agri-culteurs à procéder à de nouvelles planta-tions. Seuls des prix élevés pourraient lespousser à produire davantage. Or, aujour-d’hui, il faut à la fois développer la pro-duction agricole et stabiliser les prix etl’offre des produits issus d’activités rurales,ce qui est incompatible du point de vue desmécanismes internes. De ce fait, l’enca-drement des prix risque de continuerd’étouffer l’ardeur à produire des agricul-teurs, semant ainsi les germes d’une nou-velle poussée inflationniste.

Durant les soixante et une annéesd’existence de la république populaire deChine, la population a vécu plus de la

moitié du temps quasiment sans bas delaine. Au cours des trente premièresannées, la plupart des gens n’avaient pasd’argent ni de céréales à mettre de côté.L’année 1978 a marqué le lancement deréformes et l’ouverture du pays, avec unemutation vers l’économie de marché. Maisc’est seulement à partir de 1998, avec la pri-vatisation des logements urbains, que lesChinois sont véritablement entrés dans“l’ère de la richesse”. Dans ce contexte his-torique, des prix bas sont devenus unerevendication quasi instinctive des Chi-nois, revendication qu’aucun gouverne-ment n’a pu se permettre de négliger.

Par ailleurs, les intellectuels chinoismanquent de connaissances dans ce do -maine : ce sont des idéalistes littérairesauxquels les bases scientifiques et la capa-cité de raisonnement logique font défaut.De plus, ils manquent du discernement etde l’audace que procure une réflexion indé-pendante. Quand ils ne s’appuient pas surdes groupes d’hommes influents (au pou-voir ou non), ils dépendent de la popula-tion, dont ils flattent les penchantsnationalistes. C’est la raison pour laquelle,à chaque poussée inflationniste, la plupartdes intellectuels exhortent le gouverne-ment à la combattre.

Bien souvent, les autorités recourentà des moyens administratifs pour interve-nir sur le marché et sur les prix, entraînantune hausse démesurée des risques. Fauted’être fixées sur l’augmentation de leursfacteurs de production, les entreprisesvoient leurs prévisions sur le marché et surl’emploi réduites à néant. Le prix du capi-tal humain ne peut donc jamais être relevéde façon adéquate. Par ailleurs, l’idée arrié-rée selon laquelle “une main-d’œuvre à bascoût est un avantage” a longtemps dominé,ce qui a forcé la Chine à entrer dans lecercle vicieux d’un système de “bas salaires,faibles avantages sociaux, prix bas”.

Une pensée arriérée Si la Chine n’est pas développée, c’estd’abord parce que sa manière de penser nel’est pas ! Elle s’est toujours efforcée demaintenir les prix à un bas niveau sanschercher à augmenter les salaires et lesavantages sociaux. Résultat : une instabi-lité des prix, aucune revalorisation dessalaires et prestations sociales, et une pertede compétitivité et du droit d’imposer sesprix à l’économie mondiale. Le principalfautif est “l’avantage d’une main-d’œuvrebon marché”. Il s’agit là d’une conceptiondes valeurs et d’une méthodologie des plusarriérées, car fondées sur la monnaie etnon sur les biens matériels et les richesses,qui ne prend pas du tout en compte la com-posante fondamentale qu’est l’être humain.

Le gouvernement ne doit pas contrô-ler les prix à tout bout de champ ; il fautqu’il rende au marché ce qui lui revient. Ildoit retrouver son juste rôle de garant dela revalorisation des salaires et des presta-tions sociales de la majorité. Il lui faut doncprocéder à une hausse générale des salairesde base, y compris ceux des simples fonc-tionnaires ; améliorer le niveau et l’équitéde la couverture sociale pour tous les ci -toyens afin que ceux-ci bénéficient de la“force de soutien de l’Etat” face aux risqueséconomiques ; et adopter des mesuresd’aide provisoire pour les bas et moyensrevenus, comme l’a déjà fait Hong Kong.

Dans l’intérêt à long terme de la Chineet des Chinois, nous devons quitter l’an-cienne voie de développement pour re -joindre les rails empruntés par le reste dumonde et suivre une voie de développe-ment fondée sur des hauts salaires, unebonne protection sociale et des prix élevés.Le contrôle des prix ne doit être qu’unemesure transitoire, un passage obligé, tantque ces trois conditions de base ne serontpas remplies, mais il ne doit pas être consi-déré comme la bonne direction, ce quiempêcherait de réfléchir à une réformepour un nouveau système plus juste et plusrationnel. Tong Dahuan

� En haut : Les prix. En bas : Le salaire. Dessin d’Alú paru dans Fengce yu Youmo, Pékin.

Le gouvernement doit rendre au marché ce qui lui revient

“Notre année 2010 : enfler”. Tel est letitre du magazine culturel SanlianShenghuo Zhoukan, qui fait sa une avec le caractère “zhang”,entrant dans le mot “inflation”. En 2010, l’économie chinoise

Inflation

Chine : contrôler les prix, c’est bien, mais augmenter les salaires, c’est mieux !

Page 39: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Afin d’éviter des troublessociaux, les autorités viennentde limiter le prix de l’huile de cuisine. Et il est désormaisinterdit de faire des stocks.

The Wall Street Journal (extraits)New YorkDe Shanghai

L iu Chuansheng passe désormaisen revue les gondoles de cinqsupermarchés avant d’acheter

son huile. C’est dire la quasi-crise natio-nale qu’a provoquée la flambée des prixde l’ingrédient le plus important de la cui-sine chinoise. Aujourd’hui, cet homme de33 ans, qui tient une gargote à petits déjeu-ners avec son épouse, pousse son chariotdans les allées de l’hypermarché CP Lotus,dans le nord de Shanghai, en examinantles étiquettes. En quelques secondes, safemme rafle les onze dernières bouteillesd’huile de soja premier prix, à 47,90 yuans[5,50 euros]. A la caisse, M. Liu divise leursachats en trois lots pour contourner la

limite de quatre bouteilles imposée parle magasin, conformément à l’interdictionde constituer des stocks édictée par legouvernement. A la sortie, il place deuxbouteilles dans le panier de son scooterélectrique et empile les autres sur le mar-chepied. Sa femme s’installe derrière lui.L’équilibre de leurs affaires est aussi pré-caire que celui du deux-roues. Selon M. Liu,l’huile leur a coûté 27 % plus cher en 2010.

Le renchérissement des denrées ali-mentaires a fait grimper l’indice des prix àla consommation (IPC) de 5,1 % en no -vembre dernier, la plus forte augmentationdepuis deux ans. La hausse du prix del’huile, un produit encore plus indispen-sable que le riz, est particulièrement dou-loureuse, notamment pour les Chinois lesplus modestes. Même si l’alimentationn’entre que pour un tiers dans l’IPC, ellereprésente 75 % de la hausse de l’indice.

C’est la principale raison pour laquellela banque centrale a relevé ses taux d’in-térêt à deux reprises en dix semaines – ladernière fois le jour de Noël. Le lendemain,le Premier ministre, Wen Jiabao, a répondusur la radio nationale aux questions

d’auditeurs préoccupés par l’inflation.Le prix de gros de l’huile de soja a fait unbond de 23 % au cours des onze premiersmois de 2010, selon le cabinet d’étudesPansun Information &  Technologie àShanghai. La tendance pourrait bien de -venir explosive. Il y a trois ans, dans uncontexte similaire, trois personnes ont ététuées et plus de trente autres blessées dansune bousculade à Chongqing, dans l’est dupays, lors d’une opération promotionnellequi offrait une réduction de 20 % sur lesbidons de 5 litres.

La tension monte chez les innom-brables petits marchands d’huile. Dansl’échoppe familiale des Wang, dans le dis-trict de Putuo, à Shanghai, certains achè-tent juste la quantité nécessaire pour unrepas. Les clients placent des bocaux deverre et des jerricans en plastique sous lerobinet crasseux. Ils ont beau marchander,ils doivent payer le prix fort, 10 yuans[1,15 euro] le kilo. Les achats non régléssont notés à la craie sur une cuve d’huile :“M. Huang a acheté pour 490 yuans le6 décembre” ou bien “Un type du Shandongdoit 30 yuans”.

Il y a quelques semaines, pour fairetaire les rumeurs de pénurie, le gouverne-ment central a puisé dans les réserves stra-tégiques nationales plusieurs millions detonnes qu’il a mises aux enchères. Ennovembre, il a ordonné aux principaux pro-ducteurs de bloquer leurs prix de détail jus-qu’en mars 2011. Enfin, il a multiplié parcinq l’amende sanctionnant le délit d’en-tente visant à augmenter les prix, qui passeà 5 millions de yuans [570 000 euros].

Pour l’heure, ces mesures semblentavoir freiné l’emballement des prix. Maiselles découragent également la production,affirme le directeur d’une entreprise detaille moyenne de Shanghai. Au lieu detourner à plein régime avant le nouvel anlunaire (qui tombe cette année débutfévrier), son usine n’utilise que la moitiéde ses capacités. Quelque 20 000 cartonsd’hui le , d ’une valeur équivalant à450 000 euros, s’entassent dans l’entrepôt.Certains portent comme date de produc-tion le 23 novembre. C’est à cette époqueque le contrôle des prix a été instauré – etqu’un grand distributeur a réduit ses com-mandes de moitié. James T. Areddy

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 39

Dossier ChineConsommation

Quand l’huile de soja devient un produit de luxe

est devenue la deuxième du mondeen passant devant celle du Japon,mais pour le Chinois de base cettegloire mondiale est bien éloignée de la réalité, écrit l’hebdomadaire. Voilà longtemps que la hausse

des revenus des habitants reste inférieure à la croissanceéconomique et que les fruits de cette croissance ne sont pas distribués.

Page 40: Courrier International N1055 20 Jan 2011

40 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Dossier Chine

L’expansion sans limites dumarché immobilier, qui alimenteles budgets locaux, nourrit destensions inflationnistes trèsdangereuses, estime l’analystefinancier Xie Guozhong.

Xin Shiji Zhoukan (extraits) Pékin

L ’inflation en Chine trouve sonorigine dans la rapide expansionde la masse monétaire de ces dix

dernières années, qui a servi à financer legigantesque marché de l’immobilier. Avecpour conséquence une augmentationcontinue des recettes pour les adminis-trations locales [grâce à la vente de ter-rains], qui alimente leurs dépensescolossales. On risque donc d’assister à uneperte de contrôle de l’inflation si l’on neprend pas de mesures pour limiter cesdépenses-là.

Le gouvernement reconnaît que l’in-flation est le plus grand défi auquel il setrouve confronté. Il a relevé les taux d’in-térêt et a procédé à plusieurs hausses dutaux des réserves obligatoires des banques[l’argent qu’elles doivent déposer auprèsde la banque centrale lorsqu’elles accor-dent des prêts]. Il a également indiqué sonintention d’introduire un contrôle des prix.Si la Chine sort les grands moyens en pre-nant des mesures extraordinaires, c’estparce qu’elle pense que son économie dif-fère de celle des autres pays et que desméthodes classiques comme la hausse destaux d’intérêt risquent de ne pas avoir d’ef-fet. La Chine ne veut pas changer la valeurde sa monnaie [ jugée sous-évaluée par lespays occidentaux], mais consent à ajusterles prix de ses biens et services. Cettedémarche ne s’est toutefois pas révéléefructueuse à ce jour.

En Chine, beaucoup de gens pensentqu’il faut contrôler la masse monétaire et

non les prix. La masse monétaire et les prixconstituent les deux faces d’une mêmepièce. Si les mesures prises pour contrôlerla masse monétaire sont efficaces, ellespeuvent entraîner une forte baisse de l’in-flation. Tout gouvernement fort peut, enlimitant le crédit, réduire les prix des bienset services, et donc faire jouer un rôle à sapolitique monétaire. C’est précisément ceque fait la Chine.

Cette politique n’a pour l’instant qu’untrès faible impact. L’an dernier, le gouver-nement avait déjà pris des mesures de res-triction du crédit, mais un élargissementdu crédit échappant au système a contre-carré ses plans. Ainsi, les banques ont lapossibilité de vendre de la dette d’entre-prise à leurs clients, ce qui leur permet

d’améliorer leur bilan pour atteindre lesobjectifs gouvernementaux. De ce fait, ellesn’ont en réalité rien changé.

Ces derniers temps, ces mesures ontété attaquées pour leur faiblesse, et lapopulation se montre sceptique quant àla volonté sincère du gouvernement decombattre l’inflation. De telles opinionsrisquent de déclencher une panique géné-ralisée poussant les ménages à se ruer surle riz et l’huile pour faire des réserves. Siles gens n’ont plus d’argent, une crise géné-rale risque de se produire.

J’ai toujours été partisan d’une haussedes taux d’intérêt, mais cela ne permet pasde résoudre le problème de l’inflation. Unrelèvement des taux vise à compenser pourles épargnants une éventuelle perte devaleur de leurs richesses [le rendement del’épargne est actuellement négatif]. Il peutdonc prévenir l’éclatement de troublesdans la société. Cependant, pour combattrel’inflation, il faut absolument résoudre laquestion des dépenses publiques, qu’il fautcomprimer sous peine de voir les prixcontinuer à grimper.

Il existe deux moyens pour limiter lesdépenses des autorités locales. Première-ment, réduire leurs sources de revenus, quiconsistent essentiellement en cessions deterrains, en taxes sur les biens immobilierset en prêts bancaires. Cette dernière sourceest en train de s’assécher un peu car lesbanques, qui assument déjà la charge denombreux emprunts gouvernementaux,s’efforcent de restreindre leurs prêts. Mais,pour l’instant, ce changement n’émeut pasles autorités locales car elles n’ont pasencore épuisé leurs lignes de crédit.

En revanche, le dégonflement de labulle immobilière aurait des répercussionsbeaucoup plus importantes sur leursfinances. L’an dernier, le chiffre d’affairesdes nouvelles opérations immobilières areprésenté 14 % du PIB, une manne qui estvenue grossir les réserves des pouvoirspublics. Compte tenu de l’essor rapide dumarché immobilier, les autorités localesmisent beaucoup sur ces fonds.

Les réserves foncières dont disposentles promoteurs et les autorités localespourraient permettre la construction delogements encore plus onéreux. Mêmes’ils les vendaient au tarif actuel, le besoinen masse monétaire augmenterait ou toutdu moins conserverait son rythme decroissance annuel de 20 % des huit der-nières années, qui correspond à un dou-blement de la masse monétaire tous lesquatre ans. Un dérapage de l’inflationserait alors inévitable.

Si l’on restreint la masse monétaire ausens général, tout en laissant le crédit sedévelopper par d’autres canaux, on ne feraque jouer sur les chiffres. Cela ne changerarien à la réalité. L’inflation continuera degrimper, malgré les déclarations du gou-vernement sur son ralentissement.

Seule une chute des prix immobilierspourrait nous convaincre de la volontésincère du gouvernement de s’attaquer àl’inflation [ces prix ont augmenté endécembre 2010 de 6 à 10 %]. Leur niveaudétermine le montant des dépenses desautorités locales. Il faut donc d’abordfaire éclater la bulle spéculative immobi-lière, car, si la flambée des prix se pour-suit, la lutte contre l’inflation serapurement formelle.

La solution consisterait-elle à trancherdans le budget alloué aux administrationslocales ? Je n’en suis pas convaincu. EnChine, les autorités locales sont très puis-santes, ce qui leur permet de peser sur lespolitiques nationales et de trouver d’autresmoyens d’accroître leurs rentrées d’argent.Sans réforme des administrations locales,la résolution du problème de l’inflation res-tera donc dans l’impasse.

La Chine est un grand pays brillant,très courtisé par les multinationales et quibénéficie de nombreux atouts dans lemonde d’aujourd’hui. Elle ne peut con -naître la crise que si elle commet elle-même de grosses fautes. La Chine a ungouvernement puissant. Les ménages etentreprises vivent à l’ombre de ce pouvoir.Seule une panne du régime pourrait débou-cher sur une crise qui freinerait la crois-sance du pays.

Le risque d’un dérapage des dépensespubliques est bien réel. L’année 2011 four-nit à la Chine l’occasion rêvée de résoudrece problème. Si elle laisse passer cette occa-sion comme elle l’a fait par le passé et choi-sit de laisser encore la bulle immobilièregonfler, l’atterrissage pour son économierisque d’être douloureux en 2012. Ellepourrait bien s’écarter de sa voie de déve-loppement, comme elle l’a fait si souventau cours du siècle dernier. Xie Guozhong

Analyse

Pourquoi il faut crever la bulle

� Dessin de Boligánparu dans El Universal, Mexico.

Evolution del’indice des prix àla consommation

chinois (en %, en glissement annuel)

Nouveaux prêts accordés par les banques (en milliards de yuans)

Inflation

500

1 000

1 500

2 000

0

+ 4

+ 2

+ 6

– 2

0

2009 2010

Nov. 20105,1 %

Sources : CEIC, Institut national de la statistique chinois, “The Economist”

En Inde, la hausse des prix desdenrées alimentaires frise les 17 %depuis le début de 2011. Critiquépour son inaction, le gouvernement a finalement annoncé le 13 janvierdiverses mesures, promettant

notamment de contenir le prix des oignons, dont le kilo coûtait85 roupies (1,40 euro) en décembre,soit 4 fois plus qu’habituellement.Après intervention de l’Etat, ce prix est descendu à 60 roupies.

Page 41: Courrier International N1055 20 Jan 2011

En visite à New York le 9 décembre2010, le ministre des Financescanadien, Jim Flaherty, a défini son pays comme une“superpuissance énergétiqueémergente”. Il a notamment vanté les exploitations pétrolières

de l’Alberta, les mines d’uranium de la Saskatchewan et les barrageshydroélectriques de la Colombie-Britannique et du Québec. Il a également rappelé que le Canadase plaçait au troisième rang desproducteurs de gaz de la planète.

L’immense bassin du fleuveMackenzie, dans le nord-ouestdu Canada, attire les convoitisesdes compagnies pétrolièrescomme des producteursd’hydroélectricité. Sera-t-ilpossible d’y résister ?

The Walrus (extraits) Toronto

L es moteurs Diesel du MV Atha sesont réveillés en gargouillant. Un homme de pont a largué

les amarres et Guy Thacker a écarté sonremorqueur-pousseur rouge et blanc, vieuxde quarante ans, du quai du minuscule portde Fort Chipewyan, dans l’Alberta. Lebateau a lentement viré de bord et s’en estallé sur le lac Athabasca, trois chalands bos-selés attachés à sa proue. La tractopellejaune vif qui trône sur celui du milieu offreun étrange spectacle. Il est là pour per-mettre au pousseur de faire en vingt-cinqheures le long trajet qui sépare “Fort Chip”de Fort MacKay, une bourgade qui dessertplusieurs sites d’exploitation de sables bitu-mineux. “Lorsque le fleuve tourne vers le sud,il n’y a plus que 90 centimètres de fond, etmême 75 à certains endroits”, m’expliqueThacker. Etant donné que l’Atha a besoinde 90 centimètres pour passer, Thackerutilise alors la tractopelle pour s’ouvrir unchemin. “Ce n’était pas comme ça avant”,ajoute l’homme, qui habite ici depuis qu’ilest né. “Depuis quelques années, je trouve aussibeaucoup de cochonneries dans le fleuve. Destuyaux, du bois d’œuvre. Le week-end dernier,alors que j’étais sur le dock [de Fort MacKay],j’ai vu passer une nappe de pétrole. On auraitdit qu’il y avait quelqu’un en amont qui ver-sait lentement un seau de pétrole dans l’eau.Ça a duré une heure. Vu le nombre de nou-velles installations pétrolières qu’il y a le longdu fleuve, ça vient forcément de là.”

“Un tas de castors noyés”A la porte de Fort Chip s’étend un vastedelta verdoyant, autrefois très fertile, oùla rivière Athabasca s’unit à la rivière dela Paix avant de continuer vers le nordsous le nom de rivière des Esclaves [voirla carte]. Environ 800 kilomètres plusloin, le cours supérieur de la rivière de laPaix est interrompu par le barrage W.A.C.Bennett, qui appartient au service publicd’électricité de la Colombie-Britannique.Chaque printemps, les eaux de pluie etde fonte des neiges qui coulent desRocheuses s’accumulent derrière l’ouvragepour former l’un des plus grands lacs arti-ficiels du monde. A l’automne, lorsque lesjours raccourcissent et que les nuits refroi-dissent, les habitants de la province ont

besoin de beaucoup d’électricité pours’éclairer et se chauffer. On ouvre alorsles vannes afin d’alimenter dix turbinesgigantesques, ce qui fait monter le niveaude l’eau en aval. “Le niveau de la rivière desEsclaves monte de 90 à 120 centimètres etl’eau refoule dans tous les ruisseaux”,explique Thacker. Pour la faune du deltaPaix-Athabasca, cette crue se produit aupire moment possible. “C’est l’époque oùles castors s’installent pour l’hiver, pour-suit-il. Ils construisent leurs maisons et ystockent leurs provisions. Comme ils ne s’at-tendent pas à cette crue, ils se noient. Au prin-temps, je me rends au bord d’un petitruisseau qui coule près de ma cabane où ildoit y avoir quatre ou cinq grands gîtes, et ilssont tous morts. Il y a tout un tas de castorsmorts qui flottent. Il y a aussi des orignauxpartout, tous noyés.”

Les 1 000 habitants de Fort Chipewyan– qui sont majoritairement des descen-dants des Cris et des Dénés [deux peuplesautochtones], ou des Métis – dénoncentdepuis plusieurs décennies les dégâts infli-gés par les exploitations pétrolières audelta qui les faisait vivre autrefois. Unelutte qui s’intègre dans la gigantesquebataille qui se livre pour le contrôle de cetteimmense région aussi riche en réservesénergétiques qu’en ressources écologiquesde tous ordres. Mille six cents kilomètres

de nouveaux ouvrages entre le cours supé-rieur du Mackenzie et son estuaire, au sud.Mais il cherche en même temps le moyende préserver le bassin hydrographique.Depuis début 2010, des fonctionnaires del’Alberta, d’Ottawa, des Territoires duNord-Ouest et de la Colombie-Britan-nique essaient de transformer les vieillespromesses sur la protection du Macken-zie en accords contraignants. Selon lesexperts du Rosenberg InternationalForum, si ces accords sont rédigés commeil faut, ils “pourraient constituer un précé-dent mondial dans la gestion hydro-écolo-gique”. Dans le cas contraire, ils pourraientcondamner une région qui couvre un cin-quième du Canada aux mêmes maux quele delta Paix-Athabasca (dans le nord-ouest de l’Alberta, où se concentrent lessites d’exploitation des sables bitumi-neux) : la pollution et l’assèchement.

D’autres points de friction se dissi-mulent sous cette tension de surface : àOttawa, un gouvernement conservateurrésolu à revenir sur les négociations enga-gées avec les représentants des PremièresNations sur leurs revendications territo-riales ; une Assemblée territoriale qui sebat pour avoir son mot à dire dans un videconstitutionnel ; la nouvelle relation mou-vementée des autorités des Territoiresdu Nord-Ouest avec les nations Dénées(Sahtus, Tlichos, Gwich’ins, Akaitchos etDehchos), les Inuvialuits [peuple inuit del’ouest de la région arctique du Canada] etles Métis ; les revendications de plus enplus pressantes de ces peuples, qui récla-ment le respect des droits qui leur ont étéaccordés par les différents traités passés ;et les doutes sur la capacité de la science àmesurer l’empreinte des industries sur lanature, sans parler de la limiter.

Le bassin du Mackenzie suscite un flotde superlatifs. Avec ses 1 802 kilomètresde long – 4 240 avec ses affluents –, il seplace dans la même catégorie que le Mis-sissippi et le Yangtsé-kiang. Le confluentsi maltraité des rivières de la Paix et del’Athabasca forme l’un des plus grandsdeltas intérieurs de la planète (après ceuxdu Niger et de l’Okavango, en Afrique),mais ce n’est rien comparé à l’éventail demarais, canaux et îles à travers lequel leMackenzie se déverse dans la mer de Beau-fort, habitat d’été irremplaçable de millionsd’oiseaux d’eau migrateurs. De grandstroupeaux de caribous et de bisons

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 41

EcologieEcosystèmes

La guerre du Mackenzie est déclarée

La Grande Rivière de l’Ours échappeencore à la pollution

Cercle polaire arctique

Bassin versantdu MackenzieExploitation desables bitumineuxBarrage existantBarrage en projetGisement diamantifère

ffeffknnnYellowkY llowknifeeellowknifeeellowknifefeffii

Inuvik

FortSimpson

Calgary 500 km

Edmonton

Fort McMurray

Fort McKay

Fort Chipewyan

Whitehorse

YUKON

COLOMBIE-BRITANNIQUE

ALBERTA

SASKATCHEWAN

TERRITOIRES DU NORD-

OUEST

Lac Athabasca

Riv. desEsclaves

Grand Lacdes Esclaves

Grand Lacde l’Ours

Mackenzie

MER DE BEAUFORTOCÉAN ARCTIQUE

OCÉANPACIFIQUE Riv. de la

Paix

ÉTATS-UNIS(ALASKA)

C A N A D A

Mon t s M

a c k e n z i eM

on

t ag n

e s R o c h e u s e s

At

habasca

Yellowknife

Un bassin grand comme trois fois la France

en aval de Fort Chip, le fleuve Mackenziedéverse dans l’océan Arctique le contenud’un bassin hydrographique presque aussigrand que l’Europe de l’Ouest : il couvrela moitié de l’Alberta et la majorité desTerritoires du Nord-Ouest, ainsi qu’unepartie de la Colombie-Britannique, de laSaskatchewan et du Yukon. C’est l’un desplus grands du monde. Selon le RosenbergInternational Forum on Water Policy[ONG promouvant des réflexions sur l’ex-ploitation de l’eau], une gestion rigoureusede cette région “est cruciale pour l’hémi-sphère entier”. Tout affaiblissement de sesfonctions, précise un rapport de l’organi-sation, “aura des conséquences nuisibles surses voisins en amont, sur les Canadiens et surla population de toute la planète”.

Un fleuve de 1 800 kilomètresSur les trois principaux affluents du Mac-kenzie, la rivière de la Paix, l’Athabascaet la Grande Rivière de l’Ours, seul le der-nier continue à se déverser librement etsans traces de pollution dans le Deh Cho,la “grande rivière”, comme l’appellent lesDénés, un peuple améridien qui vit surses berges. Encouragés par la demandecroissante en eau et en électricité, lesgouvernements provinciaux de l’Albertaet de la Colombie-Britannique étudientaujourd’hui la possibilité de construire � 42

DR

Page 42: Courrier International N1055 20 Jan 2011

42 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

cohabitent également dans cebassin hydrographique avec des popula-tions de grizzlis. Le Grand Lac de l’Ours,où la Grande Rivière de l’Ours prend sasource, est le plus propre des derniersgrands lacs de la planète.

Mais ce qui donne autant d’impor-tance à cette région, ce n’est pas seule-ment le fait qu’elle est le théâtre de luttesjuridiques, ni même sa beauté sauvage.Son histoire économique est liée au prixque les riches ont été prêts à payer pourle luxe, incarné d’abord par les fourrures,puis par l’or et, plus récemment, par lesdiamants. Les richesses extraites dans lesTerritoires du Nord-Ouest génèrent un PIB qui, en 2008, a atteint 91 300 dollars[70 300 euros] en moyenne pour chacunde ses 43 700 habitants, soit plus que danstous les autres territoires ou provinces duCanada. Ce chiffre est trompeur, bienentendu : les habitants de ces territoiresne voient que très peu la couleur de cetargent. Mis à part sa capitale, Yellowknife,la plupart des villages ne sont pas acces-sibles par la route, sauf en hiver, lorsquela glace est suffisamment épaisse pourpermettre aux voitures et aux camions derouler sur lacs et rivières. Et beaucoupressemblent plus à des hameaux de paysen voie de développement qu’à des bour-gades canadiennes.

Si le luxe a assuré le passé du bassin, leprésent est façonné par quelque chose debeaucoup plus basique : l’énergie. Plus dela moitié du pétrole canadien provient dubassin du Mackenzie. Mais pour chaquebaril de brut extrait des sables bitumineuxdu sud-est de la région, quatre barils d’eaudoivent être pompés dans les rivières. Lesprojets d’exploitation qui ont déjà étéapprouvés ou attendent de l’être feraientplus que tripler la production de pétrolede l’Alberta. Il leur faudra la quantité d’eauproportionnelle pour enlever l’argile et lesable mélangés à l’or noir. Et il en faudraencore plus pour faire remonter le gaznaturel dans les puits de l’Alberta et dunord-est de la Colombie-Britannique.

L’Amazone du NordDans le secteur de l’électricité, la Colom-bie-Britannique a annoncé un projet debarrage supplémentaire sur la rivière dela Paix (sur le “site C”), pendant que l’Al-berta étudie des programmes d’installa-tions sur la rivière de la Paix et la rivièredes Esclaves. L’hydroélectricité ne faitpeut-être qu’“emprunter” de l’eau au lieude l’enfermer sous terre ou de la rendretoxique, mais, comme l’ont découvert leshabitants de Fort Chipewyan, ses effetspeuvent être tout aussi dévastateurs.

Le bassin du Mackenzie recèle desrichesses écologiques aussi importantesque celles de l’Amazone ou du Congo. Enplus de nuire à la faune et à la flore, unedétérioration de cet écosystème pourraitentraîner une cascade de catastrophes cli-matiques sur tout le continent, et peut-êtreau-delà. La santé du fleuve influe sur laforêt boréale qui le jouxte et qui s’étendjusqu’à l’océan Arctique : c’est le seul

Ecologie

endroit en Amérique où les arbres pous-sent aussi loin au nord, ce qui donne uneidée de la chaleur apportée par son eau. Etles scientifiques commencent tout juste àcomprendre son influence sur la mer elle-même. “Nous ne savons pas ce que nous fai-sons à l’océan Arctique [lorsque nous modifionsle cours supérieur du Mackenzie]”, reconnaîtJohn Pomeroy, spécialiste du climat del’Arctique et chercheur à l’université de laSaskatchewan, “mais ce qui est sûr, c’est quenous bouleversons certains mécanismes.”

Autre fait dont il faut tenir compte : lebassin du Mackenzie se trouve sous le ventpar rapport au reste du Canada. L’humi-dité produite par la forêt traverse le payspour retomber sous forme de pluie sur leManitoba, l’Ontario et le Québec. “Si le cou-vert forestier et l’évaporation diminuent, il yaura moins d’eau disponible pour le reste ducontinent”, prévient Pomeroy. Or c’est cequi est en train de se passer. Un tiers de laforêt d’épinettes noires a déjà été remplacépar des marais à certains endroits parceque la montée des températures a faitfondre le permafrost où les arbres plon-geaient leurs racines.”

Dernier refuge de l’humanitéLes forêts, tourbières et toundras dubassin fluvial qui piègent le gaz carbo-nique atmosphérique contribuent en trèsgrande partie à la stabilité du climat. En2009, l’organisation Initiative boréale cana-dienne (IBC) d’Ottawa a cherché à évaluerla valeur des services “non marchands”fournis par l’écosystème du Mackenzie.Elle est arrivée à un total de 570,6 milliardsde dollars par an, soit dix fois le prix dumarché de tout l’or, tous les diamants ettout le pétrole qui sont arrachés à son solchaque année. Au cours actuel du marchémondial des crédits carbone, le CO2 repré-sentait 339 milliards de dollars, soit plusde la moitié de la somme. “Les gens estimentque la valeur des réserves pétrolifères dépassede loin celle des services rendus pour la nature”,explique Henry Vaux, qui est économistedes ressources à l’université de Californieet a dirigé le forum Rosenberg sur l’eau.“Honnêtement, il n’y a rien qui permette d’af-firmer cela. La valeur des services écologiquespourrait bien faire paraître leurs estimationscomplètement ridicules.” Et elle ne pourraqu’augmenter au fur et à mesure des chan-gements climatiques, qui vont provoquerl’assèchement des lacs et cours d’eau lesplus proches de l’Equateur, rendant unegrande partie du reste de la planète inhos-pitalière pour l’agriculture. James Love-lock, l’auteur de La Revanche de Gaïa, pensequ’il y aura au XXIe siècle des modificationsécologiques si radicales dans les basses lati-tudes que les régions circumpolairesdeviendront le dernier refuge de l’huma-nité. Si ce scénario devient une réalité et si

le bassin du Mackenzie a été protégé, cedernier deviendra le bien foncier le plusrecherché de la planète.

Il est peut-être inexact de qualifierl’Alberta de “pétro-Etat”, comme l’ontappelé certains, mais on ne peut nier quel’industrie pétrolière retire beaucoup deliquide de la province, au sens littéralcomme au figuré. Il n’est pas non plus exa-géré de dire que les entreprises qui exploi-tent les ressources naturelles et la provincede l’Alberta exercent une influence sur legouvernement fédéral dirigé par StephenHarper. Cette influence n’encourage pas àparier sur un accord qui préserverait lesécosystèmes du Nord. D’après une fiche

d’information rédigée en 2009, près de147 000 personnes travaillent dans les cinqmines de sables bitumineux à ciel ouvertet dans les quatre-vingt-six exploitationsin situ (où l’on injecte de la vapeur dansdes puits pour rendre le bitume moins vis-queux et le faire sortir du sol) de l’Alberta.Le Canadian Energy Research Institute(Institut canadien de recherche en éner-gie, Ceri) – dont le conseil d’administra-tion inclut des représentants de géants dupétrole tels que Imperial Oil (Exxon), BPCanada et Nexen – estime que cette indus-trie investit environ 20 milliards de dollarspar an pour accroître ses capacités de pro-duction dans la province.

Le Pembina Institute,qui œuvre en Alberta à la défense de l’environnement, a publié en juillet 2010 un rapport intitulé“L’artère qui irrigue le Nord”, pour aider les représentants

Une détérioration de cet écosystème aurait un impact sur tout le continent

� Alberta, automne 2010. Exploitation de sables bitumineux sur les berges de

41 �

Page 43: Courrier International N1055 20 Jan 2011

mineux dans l’air et dans l’eau est réaliséactuellement par la Wood Buffalo Envi-ronmental Association et le RegionalAquatic Monitoring Program. Or l’uncomme l’autre sont financés par l’indus-trie et par le ministère de l’Environne-m e n t d e l ’ A l b e r t a . L e t r av a i l d el’association consiste à faire des recom-mandations au gouvernement et auxindustriels sur des sujets tels que la res-tauration des paysages lunaires à l’issuedes activités minières ou le niveau de pol-luants atmosphériques à ne pas dépasser.D’après ses calculs, l’Alberta et ses com-pagnies pétrolières ont suivi plus de 80 %des conseils de la Cema.

Les scientifiques à qui j’ai parlé ont mani-festé du respect pour les efforts de laCema. Mais la mission de l’association estsoutenue par une certaine foi, d’aborddans la capacité de la science à détermi-ner jusqu’où un comportement industrielest sans danger, ensuite dans la volontéet la capacité des responsables politiqueset des entreprises de ne pas dépasser cettelimite. Même certains scientifiques enga-gés dans un travail similaire trouvent quecette foi est injustifiée. “Nous continueronsjusqu’à ce qu’apparaisse l’évidence que noussommes allés trop loin. Alors nous arrête-rons”, déclare John Thompson, un biolo-giste qui a participé à une évaluation de

l’écosystème des Territoires du Nord-Ouest. “Il faut d’abord que le canari meure.”C’est cette écologie de la corde raide queMichael Miltenberger essaie d’éviter. Vice-Premier ministre des Territoires du Nord-Ouest et charpentier, il est égalementministre des Finances et ministre de l’En-vironnement et des Ressources naturelleset représente les Territoires dans les négo-ciations concernant le Mackenzie. Mal-heureusement, il n’a pas beaucoup depoids dans les négociations. Le véritablepouvoir est détenu par Ottawa. Les Ter-ritoires du Nord-Ouest sont sous la tutelledes autorités fédérales, et leur Parlementà majorité autochtone n’a aucun pouvoirconstitutionnel. Le gouvernement desTerritoires du Nord-Ouest, dont les repré-sentants des Premières Nations, détientpeut-être “l’autorité morale et politique”,comme le dit Miltenberger, mais Ottawaa la loi de son côté. Son influence sur leterritoire est presque illimitée : il a le pou-voir constitutionnel, tient les cordons dela bourse et détermine le rythme et le tondes négociations. Et ce ne sont pas lesseules ficelles qu’il peut tirer.

Se battre en équipeMais un autre précédent pourrait bienêtre créé qui ferait tourner le vent : enavril 2010, la Commission pour la coopé-ration environnementale, fruit d’unaccord parallèle à l’Alena [Accord de libre-échange nord-américain entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique], a ouvertune enquête après une plainte déposéepar deux organisations écologistes et plu-sieurs particuliers, plainte qui stipule quele Canada a “manqué à l’engagement” prisen signant l’accord de libre-échange des-tiné à faire appliquer ses propres lois surles rejets toxiques des bassins de décan-tation des sables bitumineux. Parmi lessignataires de cette plainte se trouveDaniel T’seleie, un Déné de 28 ans rési-dant à Yellowknife. Nous nous sommesrencontrés lors de ma dernière journéedans la capitale territoriale. Ottawa, m’a-t-il dit, n’a eu, jusqu’à présent, aucun malà “diviser pour conquérir”. Mais les chosessont en train de changer avec sa généra-tion. “Les gens ont de plus en plus tendanceà se considérer comme ‘nordiques’, et pas seu-lement comme ‘autochtones’ ou ‘non autoch-tones’.” Le Mackenzie, a-t-il poursuivi,“mérite qu’on se batte pour lui. Mais pourcela il faut se battre en équipe.”

Mais le grand fleuve ne pourra peut-être pas attendre le changement de géné-ration. L’industrie pétrolière de l’Albertacompte sur l’eau de l’Athabasca pour sedévelopper. La Colombie-Britanniquecherche par tous les moyens à faire approu-ver son nouveau barrage sur la rivière dela Paix. Les compagnies minières ont hâtede lâcher leurs machines dans les Terri-toires du Nord-Ouest. Et le pipeline quidoit s’étendre jusqu’à la mer de Beaufortest toujours à l’étude. “Nous sommes peut-être au bord d’un gouffre et nous ne le voyonsmême pas, conclut T’seleie. Et le temps jouecontre nous.” Chris Wood

La Cumulative Environmental Mana-gement Association (Association de gestion de l’environnement, Cema) estchargée par le gouvernement albertainde déterminer comment maintenir cetteactivité dans des limites acceptables parla nature. Elle emploie huit personnes eta un budget de moins de 9 millions dedollars à consacrer chaque année à larecherche. J’ai trouvé ses locaux, situésau deuxième et dernier étage d’unimmeuble au cœur d’une zone commer-ciale, après être passé deux fois devant.Son directeur exécutif, Glen Semenchuk,m’a expliqué que le contrôle des rejetsissus de l’exploitation des sables bitu-

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 43

des Premières Nations à luttercontre la pollution du fleuveMackenzie. L’un des défis consiste à former des liens de solidaritédépassant les limites de la provinceet à s’unir avec les peuples

autochtones vivant dans les Territoires du Nord-Ouest. Les réserves indiennes sont situéesdans des zones perdues au milieud’un vaste territoire où les transportsservent plus à rallier le Sud

la rivière MacKay, un affluent du fleuve Mackenzie.

GAR

TH

LEN

Z

qu’à relier des points nordiquesisolés. Cet éloignement est l’un des principaux freins à la construction de réseaux de solidarité entre peuplesautochtones.

Page 44: Courrier International N1055 20 Jan 2011

44 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Face à un public de plus en plusexigeant, les grands studios,échaudés par plusieurs échecs,misent sur la production de qualité et l’originalité.

The New York Times New York

E n juillet 2009, quand Brüno,le film de Larry Charles, avecSacha Baron Cohen, a été tor-

pillé sur Twitter, les producteurs de cinémaont commencé à tenir de grands discoursconcernant l’effet des réseaux sociaux surla fréquentation des salles : l’époque où lemarketing pouvait convaincre les gens d’al-ler voir des navets touchait à sa fin. Maisc’étaient des propos en l’air. En 2010, Hol-lywood s’est cramponné à ce genre defilms, à savoir d’ennuyeux remakes commeWolfman et L’Agence tous risques, des filmsde stars comme Kiss & Kill, avec AshtonKutcher, et The Tourist, avec Angelina Jolieet Johnny Depp, et de mauvaises suitescomme Sex and the City 2. Pour remplir lessalles le week-end de leur sortie, ces filmsont fait l’objet d’une publicité tapageuse,quelle que soit leur qualité. Pour Sex andthe City 2, par exemple, les promoteursavaient prévu des soirées spéciales filles etla distribution d’un stock impressionnantd’articles tels que des strings.

Pourtant, la fréquentation des salles adécliné. Tous ces films à gros budget maiscommerciaux ont obtenu des résultatsdécevants. En revanche, les paris sur desidées originales se sont révélés payants.Inception, un thriller complexe sur desmanipulateurs de rêves, a rapporté plus de825 millions de dollars de recettes dans lemonde et The Social Network a réalisé jus-qu’ici un gain de 192 millions, un chiffreinespéré pour un film intello.

Des réalisateurs décalésLes studios sont donc obligés de recon-naître que, depuis l’apparition de Face-book et l’augmentation du prix desentrées, le public leur impose des critèresde qualité plus élevés. Désormais, les filmsdoivent être bons. Les mordus de cinémales plus cyniques rétorqueront que Holly-wood ne cesse de parler de qualité tout enmultipliant les nullités. Peut-être. Et puisil y a toujours des exceptions : que diresinon du Choc des Titans, qui, depuis lemois d’avril, a engrangé 319 millions dedollars au box-office mondial malgré lamédiocrité de ses effets 3D ?

Pourtant, le message de 2010 sur laqualité et l’originalité est assez clair pourque les studios revoient leur stratégie. SonyPictures Entertainment, qui a produit TheSocial Network, s’efforce de miser davan-tage sur de nouveaux réalisateurs plusdécalés. Pour relancer sa franchise Spider-Man, la société a fait appel à Marc Webb,

Médias

qui n’avait jusque-là réalisé qu’une comé-die indépendante, (500) Jours ensemble.Sony Pictures a également confié l’adap-tation au grand écran de la série 21 JumpStreet à Phil Lord et Chris Miller, un duoconnu pour la seule réalisation du dessinanimé Tempête de boulettes géantes. “Nouspensons que l’avenir est aux cinéastes origi-naux”, explique Amy Pascal, la coprési-dente de la société. “Ce qui est original estbon et ce qui est bon se vend bien.”

Chez Walt Disney, qui n’avait jamaisattaché beaucoup d’importance au talentartistique de ses réalisateurs, la nouvelleéquipe de direction recrute des cinéastesde premier plan pour réaliser des block-busters. David Fincher, qui a réalisé TheSocial Network, travaille à l’adaptation deVingt Mille Lieues sous les mers et Guillermodel Toro, l’auteur du Labyrinthe de Pan, réa-lise une nouvelle version du Manoir hanté.Pour les studios Disney, le modèle à suivreest l’adaptation artistique d’Alice au pays

des merveilles par Tim Burton, qui est arrivédeuxième au box-office en 2010 avec1,02 milliard de dollars de recettes (lechouchou de la critique, Toy Story 3, a faitlégèrement mieux avec 1,06  milliard).“Auparavant, on considérait que les filmsdevaient être soit commerciaux, soit de qua-lité”, remarque Sean Bailey, président dela production des studios Disney. “On nemisait guère sur les deux à la fois. Aujour-d’hui, nous avons un point de vue totale-ment différent.”

L’avenir de 20th Century Fox reposeen grande partie sur James Cameron, quia accepté en octobre de réaliser deux suitesd’Avatar. Mais la société encourage égale-ment les producteurs à faire preuve de plusd’originalité. Fox, qui est resté bénéficiaireen 2010 bien qu’ayant connu une série dedéboires – dont Les Voyages de Gulliver, unfilm qui a coûté très cher mais n’a rapportéque 7,2 millions le week-end de sa sortie –s’efforce lui aussi de faire preuve de plus

de créativité dans sa promotion. Le studio,qui souhaite centraliser ses opérations àLos Angeles, vient d’annoncer le départde son coprésident du marketing, PamLevine, qui était en poste à New York.“Dans le milieu du cinéma, le marketing nepeut plus se contenter de ce qui est bien ; ildoit viser l’excellence”, explique Dennis Rice,un conseiller qui a occupé des postes deresponsabilité chez Miramax et Disney, enprécisant qu’il ne fait pas spécialementallusion à la Fox.

Ces discours sur l’originalité et la qua-lité sont l’une des réactions des studios àla fermeture, ces deux dernières années,de certaines de leurs filiales spécialiséesdans les films d’art et d’essai comme Para-mount Vantage et Miramax. Les Oscarsétaient si tributaires de leur productionque les grands studios ont eu un vide àcombler. Sony est bien placé dans la courseaux oscars avec The Social Network, et Para-mount pourrait lui aussi en rafler avec TheFighter et True Grit.

Les stars ne suffisent plusUn autre facteur pouvant expliquer la nou-velle tendance est un sentiment d’insécu-rité. Dans le doute, mieux vaut rechercherla qualité. Les studios ont du mal à com-prendre ce que veut le public. Les filmsd’animation ne sont plus infaillibles. Lesstars ne constituent plus une garantie desuccès, comme on l’a vu avec The Touristet Comment savoir, un film avec ReeseWitherspoon boudé par le public. La stra-tégie des suites est toujours payante – IronMan 2, The Twilight Saga: Eclipse – mais il ya aussi des flops, tel Comme chiens et chats –La Revanche de Kitty Galore.

Selon le site de statistiques Holly-wood.com, en 2010 la fréquentation dessalles nord-américaines a diminué d’en-viron 4 % pour tomber à 1,28 milliardd’entrées. Les recettes devraient toute-fois atteindre 10,5 milliards de dollars[8 milliards d’euros], soit une baisse demoins de 1 %, grâce à une augmentationmoyenne de 5 % du prix du billet et ausuccès des films 3D.

L’une des plus grandes surprises del’année a été Moi, moche et méchant, un filmd’animation sur un méchant cambrioleurqui fait une rencontre marquante avec troispetites orphelines. Tiré d’une histoire ori-ginale et produit par le studio IlluminationEntertainment pour Universal Pictures, ila rapporté 540 millions de dollars au box-office mondial, un excellent score pour uneœuvre qui n’est pas une adaptation. “Je croisqu’il y a un risque à long terme pour la fré-quentation si les films que nous faisons sonttrop familiers au public”, estime Chris Mele-dandri, le fondateur du studio Illumina-tion. “La profession se doit, vis-à-vis du publiccomme d’elle-même, de faire des films qui per-mettent aux gens d’avoir l’impression de décou-vrir quelque chose.” Brooks Barnes

Cinéma

En 2011, Hollywood parie sur… le talent

L’année 2010 aura été faste pour le cinéma français. Au cours desdouze derniers mois, 206,5 millionsd’entrées en salle ont étéenregistrées, soit une progressionde 2,7 % par rapport à 2009.

Le précédent record datait de 1967,avec plus de 211 millions de ticketsvendus. Seul bémol, les filmsfrançais ont bien moins marché à l’étranger. UniFrance, l’organismechargé de promouvoir le cinéma

français dans le monde, a comptabilisé 57,2 millionsd’entrées hors France en 2010, un recul de 17,9 % par rapport à l’année précédente.

� Dessin de Moma Bar paru dans The Guardian, Londres.

Page 45: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Palestine

Jeux vidéo

LittératureHiverLes fo

lles questi

ons de Padgett

Powell —

p.51

Une pétitio

n pour l’interdire —

p.52

Hey Baby !

ou comment se

débarrasser des

dragueurs — p.50

Le regard d’un pionnier de la photographie su

r son peuple —

p.46

Long

courri

er

Page 46: Courrier International N1055 20 Jan 2011

46 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Photographie

Le regardd’un pionnierpalestinienDe 1891 à 1948, Khalil Raad s’est attaché à montrer la vie quotidienne de lapopulation arabe de Palestine, rompantavec l’iconographie qui prévalait àl’époque. Une exposition et un livreviennent de lui être consacrés en Israël .

La famille RaadKhalil, sa femme Annie et leurs deuxenfants Georges et Ruth (portraitde studio, 1932).

Long

courri

er

Ha’Aretz (extraits) Tel-Aviv

Dans la saison 1 de la série téléviséeMad Men, l’agence de pub fictiveSterling Cooper se voit confier unecampagne par le ministère du Tou-risme israélien. Don Draper et sonéquipe sont chargés de faire de

Haïfa une destination touristique attractive. “SiBeyrouth est le Paris du Moyen-Orient, leur dit-on,nous voudrions que Haïfa en soit la Rome.”

Dès le départ, les Israéliens se sont moins sou-ciés du caractère réel du pays que de l’image qu’enavait le reste du monde. Le potentiel esthétiquede la Palestine est évident depuis l’époque de lapremière Aliyah (la première vague d’immigra-tion de Juifs sionistes en Palestine, entre 1882et 1903) : le pays peut être présenté comme uneterre biblique exotique, un désert magnifique ouun fruit mûr attendant d’être cueilli. Tout cequ’il faut, c’est la bonne perspective. C’est cettementalité qui prévaut lorsque Khalil Raad se dotede son premier appareil photo et apprend à l’uti-liser. L’idée, en ce tournant du XXe siècle, est dephotographier la Palestine non pas telle qu’elleest, avec ses villes et ses villages palestiniensanimés, mais telle que le monde occidental veutla voir, comme un espace quasi désert qui n’at-tend que d’être conquis.

Khalil Raad est considéré comme le premierphotographe palestinien, ou du moins commel’un des premiers dont le travail soit parvenujusqu’à nous ait acquis une certaine notoriété. Ila exercé pendant près de soixante ans, de 1891 à1948, mais lui et son œuvre restent méconnus.

La chercheuse Rona Sela [voir p. 49] a décou-vert le travail de Khalil Raad il y a dix ans, alorsqu’elle rassemblait des éléments pour son livreLa Photographie en Palestine dans les années 1930-1940, un ouvrage en hébreu consacré aux deuxrécits véhiculés par la photographie locale, celuides Juifs et celui des Arabes.

Certaines photos de Raad figuraient dans l’ex-position qui, en 2000, accompagna la publicationdu livre, au musée d’Art contemporain de Herzliya,mais Sela n’en resta pas là. Elle poursuivit sesrecherches, fouilla dans les archives et les collec-tions, et entretint même une correspondance deplusieurs années avec des proches du photo-graphe (dont son fils, qui vit aux Etats-Unis), desinstitutions et des chercheurs. Avec le temps, elleest parvenue à réunir les pièces du puzzle pourlivrer un portrait de l’homme et du photographe,et à rassembler plus d’un millier de clichés. Elleen fait une exposition qui a été montrée l’été der-nier au musée Gutman de Tel-Aviv.

“Les récits sioniste et palestinien existent en paral-lèle mais n’entrent jamais en dialogue, explique Sela.Les photos parlent de deux lieux différents, qui necoïncident jamais, même s’il s’agit d’un seul petit pays.Chaque partie décrit sa propre réalité fantasmatique.”Ce qui distingue justement Raad, souligneSela, c’est que son travail intègre explicitementles deux récits.

IN C

OU

RTES

Y O

F RO

NA

SELA

Khalil Raad naît en 1869 au sein d’une famillepalestinienne chrétienne dans la localité libanaisede Bhamdoun. A la mort de son père Anis, sa mèrel’envoie faire sa scolarité à Jérusalem. C’est là queRaad fait la rencontre du photographe arménienGarabed Krikorian, qui l’engage comme élève etapprenti. Krikorian a ouvert en 1885 un studioextra-muros [hors de la vieille ville]. Raad ouvrirale sien en 1895, juste en face de celui de son maître.En 1890, Raad part à Bâle, en Suisse, où il fait desétudes de photographie et se plonge dans la cul-ture occidentale. Il y retourne juste avant la Pre-mière Guerre mondiale et y fait la connaissancede sa future épouse, Annie Muller, assistanted’un photographe. Après la guerre, ils se marientet s’installent à Jérusalem, où naîtront leursenfants, Ruth et George.

La famille vit à Talbieh [Jérusalem-Ouest],qui est alors un quartier arabe. Ils y possèdent desterres et font partie de l’élite locale. Raad, qui està l’évidence un animal social, possède une fouled’amis et de connaissances. Il est à ce point impli-qué dans la vie communautaire qu’on le sur-nomme le “mukhtar [chef de localité] de Talbieh”.En 1900, il est nommé “photographe du royaumede Prusse”, ce qui lui confère l’immunité diplo-matique et lui donne l’occasion de voyager. Ilsillonne la région et prend des photos en Egypte,à Beyrouth, à Damas et en Transjordanie [laJordanie actuelle]. Sa connaissance des langues(en plus de l’arabe, il parle couramment l’anglais,l’allemand et le turc) lui facilite la tâche et luivaut d’être engagé comme photographe parl’armée ottomane.

Le prisme des Ecritures Raad était un homme extrêmement cultivé,raconte Rona Sela. “Il était très au fait del’histoire de la région, il connaissait le Nouveau etl’Ancien Testament et, par ce biais, l’histoire dupays. Il a photographié beaucoup de sites archéo-logiques, et on déduit des légendes qui accompa-gnaient ses clichés qu’il savait exactement ce quis’y était passé et à quelle époque.”

Raad se trouve au cœur de la photographiede son époque. “De nombreuses délégations inter-nationales avaient recours à ses services et son tra-vail se retrouvait publié dans des livres sur la Palestinepubliés en Allemagne, en Grande-Bretagne et auxEtats-Unis. Il a épaulé beaucoup de photographes,notamment le photographe juif Ephraim Moses Lilien.Il était au centre de tout, son atelier était situé dansune rue passante et les gens faisaient tout le tempsappel à ses services”, raconte Rona Sela.

Quand Raad commence sa carrière, la modeest à la photographie occidentale de type colo-nial. En cette fin de XIXe siècle, beaucoup descientifiques, de fonctionnaires, d’écrivains, depeintres et de photographes se rendent enTerre sainte pour effectuer des recherches oupour admirer le paysage. La connaissance qu’ale monde occidental de la Palestine à l’époqueest déformée par le prisme des Ecritures.L’image dominante est celle d’un pays où letemps s’est arrêté deux mille ans plus tôt, oùla population vit comme à l’époque du roiDavid. “Les grandes puissances avaient des inté-rêts ici, note Rona Sela. La Palestine est située àun point névralgique convoité par les Occidentaux.Ce projet colonial ressort de façon limpide dans lesphotographies de l’époque.”

“Le photojournalisme a débuté avec l’intro-duction de la photographie en Palestine à la fin duXIXe siècle par les Britanniques, qui entreprenaientleurs premières fouilles archéologiques en Terresainte et tentaient d’attester leurs découvertes etleurs travaux de fouilles par des photos”, écrivaitle journaliste Iqbal Tamimi sur le site de lachaîne satellitaire Al-Jazira en février 2009. “Laphotographie a été introduite par des gens � 48

Page 47: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 47

Jeune fille de BethléemDans certains des portraits réalisés en studio par Khalil Raad, la référence à Vermeer saute aux yeux.

IN C

OU

RTES

Y O

F RO

NA

SELA

Page 48: Courrier International N1055 20 Jan 2011

48 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Vendeur de painsKhalil Raad est le premier à photographier la richesse de la vie locale en Palestine.

qui recherchaient des preuves de l’enseignementbiblique.” Les sionistes, souligne Rona Sela, avaientadopté une approche photographique similaire enreprésentant la Palestine comme un espace deruines désert, aride, en attente de la rédemptionsioniste. Mais il y avait une autre dimension, trèsdéterminante, dans la photographie sioniste : lehaloutz [pionnier] décidé à rédimer la terre. “Lesphotographies sionistes sont souvent idylliques, rap-pelle Sela. Elles montrent un Juif heureux de parti-ciper à la réalisation de l’idéal sioniste. On voitrarement des Palestiniens sur ces clichés et, quand onen voit, c’est, de façon assez paradoxale, pour serviren quelque sorte l’idéal sioniste : ils sont là pour assis-ter le nouveau Yishouv [la communauté juive de Pales-tine jusqu’en 1948] et bénéficier de la modernitéintroduite par les Juifs. La photographie juive montrele travail de la terre, la conquête de la terre, les chan-tiers de construction, les implantations de type homaou-migdal [‘muraille et tour’, créées dans les années1930], les fêtes… Ces photographies étaient parfaiteset belles. Elles ne montraient pas les difficultés et lessouffrances. Or la plupart des pionniers avaient quittéleur pays d’origine et étaient confrontés à des problèmesde langue, d’acclimatation et de pénibilité du travail.”

Révolte silencieuseRaad, lui aussi, sacrifie au rituel de la représen-tation de son pays d’un point de vue qu’EdwardSaid [universitaire américano-palestinien décédéen 2003] qualifiera d’“orientalisme” quelquesdizaines d’années plus tard. Il photographie ainsiune jeune Palestinienne travaillant aux champset intitule le cliché Ruth la glaneuse ; un Arabe enkeffieh évoque la parabole du fils prodigue duNouveau Testament ; la photo de trois Palesti-niens au pied d’un arbre est censée être située àGuilgal, là où la manne cessa [Josué, chapitre V].Raad parvient néanmoins à aller au-delà de cettemode. Il est ainsi le premier photographe à créerune identité arabo-palestinienne en photogra-phiant à la fois la communauté arabe de Palestineet la richesse de la vie locale. Il capte des imagesde la société dans laquelle il vit (villes et villages,commerce, agriculture et industrie, vie familiale)et montre celle-ci dans son existence réelle,comme cela n’avait jamais été fait auparavant.

“Je ne suis pas certaine qu’il était pleinementconscient de ce qu’il réalisait, reconnaît Rona Sela.La photographie palestinienne n’avait pas deconscience politique particulière et n’était pas mise auservice d’un projet politique, comme l’était à l’époquela photographie occidentale. Raad photographiaitessentiellement des individus et son travail portait surla vie quotidienne.” Pour Rona Sela, c’est cette dua-lité (l’influence de la photographie coloniale et laplace accordée aux Palestiniens) qui rend le tra-vail de Khalil Raad fascinant. “C’était un chrétienpratiquant élevé dans le Nouveau Testament. Il netravaillait pas dans le vide. La photographie qu’ilconnaissait était de type colonial. Il tenait aussi comptede considérations commerciales, sachant parfaite-ment que ce genre se vendait très bien en Occident.”Mais la conservatrice rejette l’idée avancée parcertains selon laquelle Raad aurait été une sorted’agent double laissant la place à deux points devue dans son travail. “Bien qu’il fût marqué par lesinfluences occidentales, son identité était clairementpalestinienne, c’était une identité assumée et solide. Ilfaisait partie de l’élite palestinienne et il a exprimécela de façon remarquable.”

La signification politique de son travail appa-raît extrêmement subtile avec le recul. Il a donnéune expression concrète de la communauté arabede Palestine et proposé une alternative à la pho-tographie sioniste et coloniale. Un exemple enest fourni par La Cueillette des oranges, où l’ico-nographie sioniste par excellence est restituée àses propriétaires légitimes, les Palestiniens. Lechapeau porté par les jeunes Palestiniens apparaît

46 �

Page 49: Courrier International N1055 20 Jan 2011

comme la version arabe du kova tembel, couvre-chef emblématique du sabra [Juif né sur la terred’Israël]. Les clichés de Raad rendent compte dudéveloppement des villes et des villages palesti-niens, de l’agriculture, et témoignent du lien trèsfort à la terre.

Raad a réalisé également une impressionnantesérie de portraits en studio dans lesquels il glori-fie ses sujets, les prenant en contre-plongée afinde leur conférer de la force et de la puissance.Dans certains portraits, la référence à Vermeerest évidente et témoigne de l’immense culture deRaad. “Il a largement contribué à créer un langagephotographique palestinien, s’enthousiasme Sela.Il avait une patte très personnelle.”

Certains clichés ont un contenu politique évi-dent, comme ceux qui montrent les manifestationscontre la déclaration Balfour [en 1917, le Royaume-Uni se déclare en faveur de l’établissement enPalestine d’un foyer national pour le peuple juif].Mais ils sont rares et peu représentatifs de sonœuvre. “Sa révolte était silencieuse, explique Sela.Elle consistait à donner du sens à des éléments banalsde la vie quotidienne, en montrant la force de l’entitépalestinienne qui existait avant les Israéliens.”

L’intérêt du travail de Khalil Raad réside dansla relecture historique qu’il nous impose, estimeRona Sela. “Ce sont des images peu connues aussibien des Israéliens que des Palestiniens.” Car Raadne faisait pas de discrimination. Il photographiait

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 49

indistinctement la communauté arabe et leYishouv. Il n’ignorait pas le peuple en train des’établir sur sa terre, même si ce peuple l’igno-rait, lui, en ne se focalisant que sur les réalisationsarchitecturales et industrielles de la nouvellesociété juive en formation : le port de Tel-Aviv,les laboratoires de l’actuel Institut Weizmann, leschantiers de la mer Morte.

Le travail de Raad prend brutalement fin en1948. Quelques jours avant la fin du mandat bri-tannique [en mai 1948], il s’enfuit à Jéricho avecsa famille. Ne pouvant pas réintégrer leur foyerà Talbieh, désormais situé en territoire israélien,ils décident de s’installer au Liban, où Raad meurten 1957. Après son exil forcé, il ne reprendra jamaisla photographie, sans que l’on sache si c’est enraison de son grand âge ou du fait qu’il a dû aban-donner son matériel dans son studio de Jérusa-lem, à la merci des pillards. Un ami italien quitravaillait dans une librairie proche est parvenuà sauver les archives et les négatifs de Raad. Pro-fitant d’une accalmie des combats, il s’introdui-sit dans la chambre noire et amena ce qu’il avaittrouvé à sa fille Ruth, qui en fit don à l’Institutd’études palestiniennes de Beyrouth.

“Ce qui m’importait le plus dans mes recherches,confie Rona Sela, c’était de restituer les photogra-phies de Raad à la conscience collective et, grâce àelles, de rouvrir le débat sur la vie des Palestiniens enPalestine.” Dana Schweppe

Long

courri

er

Rona Sela

Cette chercheuse et conservatrice de musée israéliennetravaillesur les aspectspolitiques et sociauxde la photographieisraélienne et palestinienne et sur l’histoirevisuelle du conflitisraélo-arabe. Elle a fondé la premièrephotothèqueconsacrée à la photographielocale à Jérusalem et enseigne à l’université de Tel Aviv.Dans le cadre de sonprécédent projet, elle s’est penchée surla façon dont l’arméeisraélienne collecte,conserve et diffuse (ou censure)les documentsphotographiquesconcernant les Palestiniens.Pour en savoir plus :ronasela.com

“Ruth la glaneuse”, un cliché orientaliste.

Enfants juifs à la sortie de l’école dans le village-coopérative de Ben Shemen.

IN C

OU

RTES

Y O

F RO

NA

SELA

IN C

OU

RTES

Y O

F RO

NA

SELA

IN C

OU

RTES

Y O

F RO

NA

SELA

Page 50: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Jeux vidéo

Comment faire fuir les dragueursUne jeune artiste américaine en avaitassez de se faire accoster dans la rue.Elle a imaginé un jeu en ligne danslequel son héroïne dégomme lesimportuns mitraillette au poing.

The Sunday Times (extraits) Londres

Allez, t’en crèves d’envie”, “J’ai envie dete lécher partout”, “Y a du monde aubalcon !”… Un beau jour, la jeuneartiste sino-américaine Suyin Loouien a eu assez. Après un incident par-ticulièrement éprouvant dans le

métro – sur lequel elle ne s’étend pas, mais noussommes toutes passées par là –, elle a décidé des’attaquer au problème par le biais d’un jeu vidéoen ligne, Hey Baby. “Mesdames”, écrit-elle sur sapage de présentation, “vous en avez ras le bol de vousfaire siffler ou accoster dans la rue ? Assez d’avoir àfaire un détour pour éviter de tomber sur un type lourd ?L’heure de la vengeance a sonné, les mecs…”

Dans ce jeu (que vous pouvez tester surheybabygame.com), un avatar féminin arpenteles rues armée d’une mitraillette de gros calibre.

Dès qu’un homme approche et fait une réflexionmême inoffensive, pan ! il se prend une rafale ets’effondre dans un éclaboussement d’hémoglo-bine, tandis que surgit de terre une pierre tom-bale gravée avec la phrase qui lui a été fatale.

Des phrases comme “Plaque ton mec pourmoi”, voire “Vous êtes charmante”, autorisentl’avatar à faire feu sur l’importun. (Si elle choi-sit de répondre : “Merci, et bonne journée àvous”, un nuage de cœurs violets surgit, mais lejeu est conçu de telle sorte que le scénario dela pierre tombale est beaucoup plus amusant,surtout lorsque le tir est déclenché par un com-mentaire du genre “J’ai envie de te violer”.)

Le jeu n’est pas si cru que ça en comparaisonde ce qui se fait : on est loin de la profusion desang et de viscères des jeux gore comme Call ofDuty 4 (où l’avatar est un soldat en mission auMoyen-Orient qui dégomme des terroristes). Lesadeptes de Grand Theft Auto trouveraient cetunivers de dessin animé franchement irréaliste.Le graphisme a beau être pataud, le principe dujeu n’en reste pas moins choquant. Voilà un uni-vers où il ne semble pas disproportionné qu’unefemme liquide un homme parce qu’il oselui adresser un compliment dans la rue.

Les héroïnes de jeux vidéo armées n’ont riende nouveau. La Lara Croft de Tomb Raider a faitla carrière d’Angelina Jolie ; ses formes avanta-geuses (et son arme puissante) plaisent indénia-

blement à un certain type de public masculin. Lesjeux de la série Final Fantasy ont également desprotagonistes féminines, mais elles se retrouventdans des situations habituelles de films violentset ne tirent pas sur des hommes pour la simpleraison qu’ils en sont.

Pour l’heure, la violence sexuelle n’a pasencore pénétré l’univers des jeux grand public.Lorsqu’on a découvert dans la version 2004 deGrand Theft Auto une “scène cachée” intitulée“Hot Coffee” – dans laquelle l’avatar avait des rela-tions sexuelles avec sa petite amie –, l’éditeur adû rappeler des centaines de milliers d’exem-plaires du jeu. En  2009, la librairie en ligneAmazon a retiré de son catalogue RapeLay,un jeu japonais où les joueurs suivent une mèreet ses deux filles et les violent dans une stationde métro, puis continuent de violer et de pillerà leur guise.

“Salut, beauté !”Les jeux vendus dans le commerce sont soumisà une réglementation relativement stricte mais,sur Internet, où n’importe qui peut créer et dif-fuser un jeu, tout est permis. Le fait qu’il existedes jeux où des personnages masculins violentou tuent des bonnes sœurs ou bien ligotent unefemme à des rails de chemin de fer (deux scènesque l’on retrouve dans Dead Redemption) ne sau-rait à mon sens justifier que l’on glorifie desfemmes qui ont un comportement tout aussi vio-lent.

Hey Baby n’est que le dernier exemple d’unetendance préoccupante que l’on observe dans desjeux, des livres et des films émoustillants qui met-tent en scène des héroïnes hyperviolentes – etsouvent très jeunes. De la tueuse de 11 ans dansle film Kick-Ass [sorti en France en avril 2010] àLisbeth Salander, “la fille au tatouage de dragon”,héroïne de la fameuse trilogie policière de StiegLarson Millenium, elles sont partout. Salander, demême que la tueuse d’hommes de Hey Baby,

50 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Hey BabyDans ce jeu vidéo en ligne, dès qu’un homme approche et fait uneréflexion même anodine, il se prendune rafale de mitraillette.

Ce fantasme de vengeanceféminine relèved’une logiqueextrêmementperverse et dangereuse

DR

DR

Page 51: Courrier International N1055 20 Jan 2011

prend un malin plaisir à régler leur compte à ceuxqui maltraitent les femmes. D’un bout à l’autrede la trilogie, ses agressions d’une violence inouïetrouvent une justification morale dans le fait queles hommes qu’elle tue ont abusé de femmes (ycompris de Salander elle-même). L’idée maîtresse,ici, est que tous les hommes sont des violeurs, oudes violeurs en puissance, et donc qu’il est par-faitement normal – et même superjouissif, lesfilles – de rayer de la surface du globe tout êtredoté d’un pénis.

Ce fantasme de vengeance féminine relèvetoutefois d’une logique extrêmement perverse etdangereuse. Il y a une énorme différence entreun gentil “Tu es ravissante aujourd’hui ma chérie”et une agression sexuelle. Les femmes n’ont, bien

entendu, aucune envie d’être agressées verbale-ment, de se faire tripoter ou violer. Mais laisserentendre, comme le fait Hey Baby, que n’importequel commentaire, même un “Salut, beauté !”, peutêtre prétexte à se faire assassiner par une femmerevient à dire qu’un propos badin tenu par unhomme à l’intention d’une femme dans l’espacepublic est forcément condamnable.

Machos psychopathesC’est cela qui est préoccupant. Je ne veux pasvivre dans un monde qui réglemente à ce pointles relations entre les sexes qu’aucun hommene peut se sentir le droit de faire un commen-taire sur mon aspect physique dans la rue. L’undes grands plaisirs qu’il y a à vivre en Occidentc’est que chacun de nous est libre de regarderet, jusqu’à un certain point, de faire des com-mentaires.

Je ne banalise ni n’excuse les terribles vio-lences faites aux femmes, mais je ne pense pasque riposter à l’attention – voire, dans le cas deSalander, à la violence – masculine par une vio-lence féminine extrême soit la bonne solution.

Le féminisme était censé permettre auxdeux sexes de développer tout leur potentiel– pas de faire des femmes des machos psycho-pathes de la pire espèce. Véhiculer ce typed’idées et de réactions vis-à-vis des hommes nepeut que nuire aux rapports normaux entre lessexes en traitant injustement tous les hommescomme s’ils étaient d’affreux harceleurs.

J’ai trouvé une excellente illustration decela dans un article du New York Times écrit parun homme visiblement tout à fait sympathique.“Je ne pense pas qu’une forme artistique non inter-active aurait réussi à me faire ressentir de façonaussi viscérale ce que beaucoup de femmes viventau quotidien.” Balivernes.

Les femmes ne passent pas leur vie à sesentir accablées par des dragueurs de bas étage ;ce n’est généralement qu’une source d’irrita-tion mineure. C’est différent la nuit, quand onest seule. Mais c’est une situation que la plu-part des femmes évitent dans la mesure du pos-sible. Inversons les rôles l’espace d’un instant :si ce jeu mettait en scène un homme tirantexclusivement sur des femmes dans la rue, celasusciterait un tollé. Ce n’est pas différent. Ger-maine Greer disait que la révolution sexuellene serait pas jolie, jolie. Comme elle avaitraison ! Eleanor Mills

Livre

Le roman des questionsL’écrivain américain Padgett Powellopère un spectaculaire retour sur la scène littéraire avec une œuvre très singulière dans laquelleil ne cesse d’interroger le lecteur.

The Observer Londres

Puis-je vous poser une question ? Queleffet cela vous fait-il quand la proseque vous êtes en train de lire passesoudain à l’interrogation, à une ques-tion qui vous est directement posée ?Est-ce que cela vous agace  ? Vous

sentez-vous menacé, importuné, mis sur la sel-lette, un peu comme si quelqu’un pointait unearme sur vous ? Cela interrompt-il la transenarrative, de façon déstabilisante et rebutante,comme ces pièces de théâtre dans lesquellesun personnage s’adresse directement aux spec-tateurs ? Y voyez-vous une de ces tentativesagaçantes de faire participer le public ? Ou bienavez-vous la réaction inverse ? Cela vous fait-ilplaisir que l’auteur, qui donnait jusque-là dans lemonologue égocentrique, réalise tout d’un coupqu’il n’y a pas que lui au monde et manifeste uncertain intérêt à votre égard ? Autrement dit, êtes-vous content qu’on vous pose une question ?

Et si un livre commençait par une question– “Vos émotions sont-elles pures ?” – et ne cessaitd’en poser tout du long ? Et s’il n’était composéque de questions, souvent bizarres, parfois un peufolles et parfois aussi très stimulantes ? Vous pré-cipiteriez-vous pour l’acheter ? Et si je vous disais

que ce livre – The Interrogative Mood: A Novel ?*[Le mode interrogatif : un roman ?], de PadgettPowell – m’a procuré l’un de mes plus grandsplaisirs de lecteur de l’année 2010 ?

The Interrogative Mood est le dernier change-ment de cap dans la carrière imprévisible et ris-quée de Powell –  une carrière à ce pointimprévisible et risquée que certains en avaientconclu qu’elle était finie. Padgett Powell avaitcommencé très fort : son premier roman, Edisto,paru en 1984, sélectionné pour le National BookAward aux Etats-Unis, avait suscité l’enthou-siasme de la critique. “Il rappelle L’Attrape-cœurs,mais en mieux – plus vif, plus drôle”, notait alorsle romancier Walker Percy. Bien entendu,après un tel début, les choses ne pouvaient querégresser. Powell a peiné, semble-t-il, pendantdes années, publiant des romans et des recueilsde nouvelles qui prenaient de plus en plus derisques stylistiques et trouvaient de moins enmoins de lecteurs. Après l’excellent et étrangeMrs Hollingsworth’s Men (2000), passé largementinaperçu, il a écrit deux autres livres qui n’ontpas trouvé d’éditeur.

The Interrogative Mood est à la fois un specta-culaire retour littéraire et une œuvre véritable-ment audacieuse et séduisante. Ce n’est pas unroman, mais il réussit ce que nombre de romanss’efforcent de faire : il offre une étude de per-sonnage détaillée et fascinante, en explorant lestextures d’une sensibilité extrêmement person-nelle et singulière. Car qui poserait une questiondu genre “Vous préférez une mare calme ou une mareavec des ondulations à la surface ?” et poursuivraitpar celle-ci : “Si vous deviez prendre part à une guerredes épices, pour laquelle vous battriez-vous ?” Amesure que les questions s’accumulent s’installeune sorte de mélancolie, une nostalgie obses-sionnelle profondément émouvante, d’une façondifficile à définir.

Par moments, les questions de Powell setransforment en riff prolongé : “Si Jimi Hendrixdébarquait chez vous et disait : ‘Installe-toi, monpote, je vais t’en jouer un’ et faisait mine de sortirsa guitare, que feriez-vous ? Diriez-vous : ‘AttendsJimi. Ça fait quarante ans que t’es mort’ ou‘Attends Jimi, j’appelle quelques copains – pasune grosse fête, hein, mais c’est quand même unévénement et je veux le partager avec d’autres siça te dérange pas – ça te va ?’ ou ‘Mon Dieu, non,monsieur Hendrix, cette merde va me faire écla-ter la tête’ ou ‘Fais péter l’herbe avant, mon pote’ou ‘Bon d’accord Jimi, mais si les flics débarquent,ne les traite pas de bouffons STP’ ou ‘Eh mon gars,tu te rends compte que la contre-culture dont tuétais un héraut magnifique est devenue tellementgrand public aujourd’hui qu’on utilise ton talentpour vendre du Pepsi-Cola ?’ ou ‘Pas maintenant.Plus tard peut-être ?’ ou ‘J’allais me préparer unsandwich – t’en veux un ?’”

Je dois préciser que cette série se poursuitpendant près d’une page de plus. Mais ce n’estpas la règle : le plus souvent, les phrases passentdu coq à l’âne et l’on éprouve un plaisir considé-rable à prendre ces virages en épingle à cheveuxconceptuels . Dans l’idéal, il faudrait lire ce livrelentement, avec recueillement, en s’arrêtantsouvent pour en savourer l’humour, l’intelligencede la langue et pour apprécier l’étendue et lagénérosité de la mémoire qui a préservé del’effacement et de l’oubli les nombreux détailscontenus dans ces interrogations.

Alors, est-ce que j’ai aimé ce livre ? Est-ce quej’ai hâte de le relire ? Est-ce que vous devez le lire ?Si je puis me permettre de répondre à une ques-tion par une question ( je peux, n’est-ce pas ?) :est-ce bien nécessaire de poser la question ?Troy Jollimore* Ecco/HarperCollins, New York, 2009, et Profile Books, Londres,2010. Pas encore traduit en français.

Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 51

Long

courri

er

DR

MAG

GIE

ST

EBER

/RED

UX

RÉA

Bio

Né en 1952 en Floride,Padgett Powell a passé toute sa viedans le sud des Etats-Unis. Après avoir travailléquelques annéescomme couvreur, il renoue avec lapassion de l’écriturequ’il avait adolescentet suit les cours du romancier DonaldBarthelme à l’université de Houston. Il se faitconnaître en 1984 avec son premierroman, Edisto(Belfond, 1988,épuisé) ; il enseignedepuis lors l’écriture à l’université de Floride.

Page 52: Courrier International N1055 20 Jan 2011

52 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Humeur

Pour en finiravec l’hiverExcédé par la neige et le froid, estimantses droits de citoyen et de travailleurbafoués, un chroniqueur polonais enappelle aux autorités compétentes.

Newsweek Polska Varsovie

Monsieur le Président, Monsieur lePremier ministre et surtout TrèsChère Union européenne,Par la présente, je vous demanderespectueusement –  et néan-moins fermement – de prendre

sans tarder des mesures radicales visant à l’éradi-cation de l’hiver en Pologne. Ma demande estmotivée par d’importantes considérations socio-économiques. Et par le fait que je ne peux plusle supporter. Comme l’expression “éradica-tion de l’hiver” peut se comprendre de différentesmanières, je serai plus précis. Il s’agit pour moi detrois points : prendre un décret interdisant à latempérature de descendre au-dessous de 5 °C(10 °C serait encore mieux), allonger le jour d’aumoins quatre heures et faire en sorte qu’il n’y aitplus de neige dans mon pays déjà martyrisé parles cataclysmes. A l’heure où j’écris, aucune de cesconditions n’est remplie. Il fait nuit et le thermo-mètre indique – 9 °C. Bien que la neige ne tombeplus, elle s’entasse partout, déclenchant chez moiun état de dépression nerveuse et obstruant la vuede ma fenêtre, puisque mon poste de travail setrouve en sous-sol.

Conditions indignesJe considère que la situation actuelle porteatteinte à mes droits de citoyen et surtout detravailleur, ce qui est contraire aux fondementsde la démocratie moderne. Ma seule source derevenus provient des textes que j’écris pourl’hebdomadaire Newsweek Polska et je suisjustement en train d’en écrire un que je doisrendre dans quelques heures. Or, en vertu dela permission d’exister consentie à l’hiver, jedois travailler dans des conditions indignesd’un Polonais et d’un Européen. Impossibled’ouvrir la fenêtre, sinon j’aurai trop froid. Avecla fenêtre fermée, je manque d’air, car je fumebeaucoup en travaillant. Oui, je sais, Europe,tu mènes une politique antitabac pour mon bien(le paquet de Camel bleues coûte 10,30 zlotys

[2,50 euros]). Tu autorises toutefois encoretes citoyens à fumer chez eux. Et, commeje souhaite profiter de ce droit inaliénable, jedois choisir entre avoir les mains gelées (cequi rend difficile de viser la bonne touche surle clavier) et le cerveau insuffisamment oxy-géné (ce qui perturbe, excusez l’expression, letransit intellectuel).

Dépendant d’Internet, je quitte rarement macave. Mais, à l’heure de la révolution numérique,les informations parviennent à y pénétrer. Et il enressort que, à cause de l’hiver, d’autres ont des pro-blèmes autrement plus graves que les miens. Desavalanches se déclenchent en montagne. Les trainss’arrêtent pour cause de caténaires givrées. Lesavions sont cloués au sol et les carambolages sesuccèdent sur les routes verglacées que l’on appelleparfois autoroutes. On entend même parler depannes dans le réseau électrique, et ce ne doit pasêtre une invention puisque, chez moi, quatreampoules ont claqué en l’espace de quelques jours.Et, avant-hier, j’ai dû me “déscotcher” de mon ordi-nateur pour aider ma femme à extraire la voitured’un tas de neige glacée, et cela alors qu’il manqueun bouton à mon manteau.

Monsieur le Président, Monsieur le Premierministre, mon Union adorée : vous conviendrezque ce ne sont pas là des problèmes dignes d’unEuropéen moderne. En clair : l’hiver est incom-patible avec notre civilisation. C’est une ano-malie, une relique du temps heureusementrévolu où l’homme était partie intégrante de lanature et devait affronter les éléments. Aujour-d’hui, dans nos maisons câblées, on se connecteen quelques secondes avec les amis à l’autre boutde la planète et on règle la plupart des affairesles plus importantes en ligne. Et là, subitement,

on a des coupures de courant, on doit déblayerà la pelle la neige à la con. C’est une insulte à lacivilisation ! Et une trahison des idéaux des pèresde l’Europe unie. Car, Europe, tu nous avaispromis, à nous, les nouveaux pays arrivant d’au-delà du Rideau de fer, une intégration pleine etentière. Et qu’est-ce que tu nous offres à laplace ? Toujours une Europe à deux vitesses :alors que nous nous frayons un chemin parmiles congères, il fait 6 °C à Naples et la tempéra-ture avoisine les 15 °C à Lisbonne. Est-ce làla fameuse égalité des chances pour les paysde la nouvelle Europe ?

Vous pouvez infiniment plusEn tant que société civile mature, nous avonsessayé de trouver une solution. Nous noussommes organisés, en créant sur Facebook ungroupe dénommé “Hiver, va te faire f…” Plus de14 000 personnes se sont jointes à nous, dont denombreuses personnalités du monde de la cultureet des sciences, et même le guitariste d’un groupede rock très connu. Mais, comme pour ridiculisernotre engagement citoyen, un hiver de plus s’estabattu sur nous, dès fin novembre, de surcroît.

Il est clair que, sans le soutien des puissants dece monde, nous ne sommes pas en mesure d’agirefficacement. Vous pouvez infiniment plus. Je mesouviens, Monsieur le Premier ministre, de lamanière dont vous êtes parvenu à nous débarras-ser des jeux de hasard et de la pédophilie. Et je mesouviens de toi, Union, te battant avec brio pourimposer des concombres et des bananes de formecorrecte. Cela ne devrait donc pas être un problèmepour vous d’allonger le jour, d’ajouter quelquesdegrés de plus et de stopper la neige. Il suffit d’undécret bien conçu. Piotr Bratkowski

Long

courri

er

Toujours uneEurope à deuxvitesses : alors que nousnous frayonsun chemin parmi les congères, ilfait 6 °C à Napleset la températureavoisine les 15 °Cà Lisbonne

“LA

RS T

UN

BJÖ

RK /

AGEN

CE

VU

Avec sa sérieHiver, le photographeLars Tunbjörk a voulu saisirl’atmosphère des mois les plusfroids et les plussombres del’année dans sonpays, la Suède.

Page 53: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Le guideCourrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011 � 53

Livre

Le dernierSaramago

“Le vacarme qu’aengendré la sortie de Caïn [auPortugal en 2009]en a précédé la lecture et semble mêmeen dispenser”,s’indigne

l’hebdomadaire lisboète Expresso.Or l’ouvrage du romancier portugais“est un roman et doit être lu comme tel.Récrivant certains passages de l’AncienTestament, Saramago recourt à un jeunarratif qui n’est pas très éloigné de latradition picaresque, où la pensée va depair avec l’humour. […] Nous y trouvonsquelques-unes des plus belles pagesqu’il ait jamais écrites : sans fausseprofondeur, sans jamais êtresentencieux, en laissant la penséesuivre le fil narratif sans se figer dansdes processus démonstratifs. Il n’y apas de matière plus lourde que celledont est fait ce livre. Et pourtant,l’auteur parvient à évoluer dans cettematière avec l’agilité que le genrerequiert.” Le 18 juin 2010, le Prix Nobelde littérature 1998 s’éteignait dans sarésidence de Lanzarote (îles Canaries). Il s’agit donc de son ultime roman.Caïn, José Saramago, éd. du Seuil, 169 pages, 19 euros.

Théâtre

Docu-fictionthéâtralLa pièce de Dennis Kelly s’intéresse à Donna, coupable d’un doubleinfanticide mais relaxée parce quejugée irresponsable. Le dramaturgebritannique refait l’enquête, en interrogeant les témoins sur scène.Vrais témoignages ? Rien n’est moinssûr. “Le théâtre documentaire s’est développé en Grande-Bretagne au milieu des années 1990, porté par une génération qui avait commeréférence politique Margaret Thatcher,comme plaisir l’héroïne et commehorizon sexuel le sida. Aujourd’hui, les auteurs se réapproprient la fiction et la confrontent à ce théâtre du réel”,explique The Guardian.Effectivement, Dennis Kelly brouille lespistes entre réalité et fiction en laissantle public dans la confusion. “J’ai pensé que le meilleur moyen d’écrire sur la vérité était de mentir”, confie-t-il.Occupe-toi du bébé, Théâtre de la Colline jusqu’au 5 février.Puis en tournée à Vire au CDN de Basse-Normandie.(colline.fr)

Exposition

Le palais Farnèseretrouvé

C’est l’un des plus beaux palaisRenaissance de la capitale italienne et c’est aussi le siège de l’ambassade deFrance depuis 1875. Le palais Farnèse, à l’initiative de l’ancien ambassadeurJean-Marc de La Sablière, a décidé non seulement d’ouvrir plus largement ses portes pour faire découvrir sesfabuleuses collections, mais aussi derecréer en partie la splendeur passéedes Farnèse en replaçant dans leurécrin d’origine 150 pièces (tableaux,sculptures, meubles) aujourd’huidispersées entre la France et l’Italie. Ducabinet de travail du musée d’Ecouenaux précieuses tapisseries prêtées par la présidence de la Républiqueitalienne, cette exposition est une occasion unique.Palais Farnèse, “De la Renaissance à l’ambassade de France”, jusqu’au 27 avril, sur réservation uniquement.(mostrapalazzofarnese.it)

Spectacle

Derrière l’horizondu rock allemandC’est en hommage à Udo Lindenberg, superstar allemande du rock dont on dit que la musique a réuni les deuxAllemagnes avant l’heure, que s’est bâtieHinterm Horizont (Derrière l’horizon), lacomédie musicale dont tout le mondeparle. “C’est une histoire d’amour, drôle mais sérieuse – il s’agit d’un coupleséparé par le mur de Berlin –, présentéesous forme d’un mélangede théâtre, de rock’n’rollet de comédiemusicale”, résume le quotidien DieWelt. A 64 ans, l’auteurde Mädchen ausOst-Berlin (La jeunefille de Berlin-Est)– qui, comme le rappelle le magazineFocus, devint“l’hymne et l’espoir d’unegrande partie de la jeunesseest-allemande”en 1973 – étaitprésent pour assisterà la mise en scène de savie et de son œuvre. UdoLindenberg est incarné sur scène par Serkan Kaya et la jeune Jessy par Josephin Busch.Hinterm Horizont, Theater am Potsdamer Platz, Berlin, à partir du 12 janvier pour tout 2011.(stage-entertainment.de)

Cinéma

L’histoire de Shanghai est parmi nous

Si le dernier film de Jia Zhangke s’intitule I wish I knew (J’aurais aimé savoir), c’estpour rappeler tout ce qui n’a pas été ditaux Chinois. Jia recueille les témoignagesde 18 personnes liées à Shanghai et à sonhistoire, recueillis sur place, mais aussi àHong Kong ou à Taïwan. Rivalités, guerres,campagnes politiques, migrations, exils, tragédies familiales et personnelles, la métropole est dépeinte en unkaléidoscope formé de leurs visionsrespectives, enrichi d’extraits de films qui ont nourri l’imagerie shanghaïenne. Au fil de l’eau, au rythme des scènes dedancing et de cafés dans une métropolemondialisée avant l’heure, ce film est un concert de points de vue détonants,mais aussi poétiques, une sorte de plaidoyer contre l’uniformité de la pensée.I wish I knew, histoires de Shanghai,de Jia Zhangke.(advitamdistribution.com)

Exposition

La famille, c’est de la Bal !Cinq artistes étrangers pour cinq

étranges portraits de famille. Avec,entre autres, la photographe

argentine AlessandraSanguinetti, qui met en scènedeux jeunes cousines enpleine campagne, à 300 km de Buenos Aires. La vidéasteaméricaine Sadie Benning, elle, “évoque l’angoisseautobiographique de lapréadolescence dans une

famille du Midwest à l’aided’une forme extraordinairement

originale et touchante”, expliqueThe New York Times à l’occasion

de la première présentation de la vidéoen 1998. Tout au long du film, SadieBenning fait porter à ses acteurs des masques comme pour tenter de les faire échapper aux identitésconventionnelles : “Je me demandaisconstamment comment survivre ;

comment m’échapper et où aller.”Du 14 janvier au 17 avril, Le Bal,

Paris XVIIIe. (le-bal.fr)

“Le travail de Cindy Sherman est une brillante bouillied’idées”, s’amuse The Guardian. L’exposition que la galerie londonienne Sprüth Magers consacre à laphotographe jusqu’au 19 février est exceptionnelle. Laprochaine fois, en 2012, ce sera au MoMa de New York.

Europunk à Rome La Villa Médicis accueille jusqu’au 20 mars la contre-culture punk des années 1970. Un demi-millier de vêtements, fanzines, affiches, collages, pochettes de disques et films sont exposés pour faire revivre l’époque du “no future”. (villamedici.it)

DR,

CO

URT

ESY

CIN

DY

SHER

MAN

-SPR

ÜT

H M

AGER

S BE

RLIN

LO

ND

ON

AN

D M

ETRO

PIC

TU

RES,

DR,

ZEN

O C

OLA

NT

ON

I, D

R

Page 54: Courrier International N1055 20 Jan 2011

Insolites54 � Courrier international | n° 1055 | du 20 au 26 janvier 2011

Barak – le bourg – a demandé de l’aide à Barack – Obama. Au nom de son homonymie avec le présidentaméricain, cette localité kirghizeenclavée en Ouzbékistan a imploré sonsoutien. Les habitants de Barak n’ontpas obtenu les terres qui leur avaientété promises en août 2010, après lesaffrontements sanglants entreOuzbeks et Kirghiz, et ils dénoncent lesdifficultés rencontrées pour se rendre

au Kirghizistan, rapporte le siteFerghana.ru. “Le président américaina répondu qu’il ne pouvait pass’immiscer dans les affaires d’un Etat souverain, mais qu’ilapporterait une aide financière”,a déclaré le député kirghiz BaktybekKalmamatov, cité par le webzinecentrasiatique. Barak – le bourg –compte sur cette manne pourconstruire hôpitaux, écoles et crèches.

Les produits high-tech sont de plus en plusminces ? A Hanoi aussi la tendance est àl’extraplat. La capitale vietnamienne setargue en effet de nombreuses maisonsd’une hauteur vertigineuse mais dont lafaçade ne mesure pas deux mètres. Appelésnhà móng (maisons minces), ces édificescomportent jusqu’à cinq étages. Ils sontla norme au Nga Tu So (carrefour So), dansle quartier de Kim Lien-O Cho Dua, oudans les rues Van Cao, Dao Tan et GiangVan Minh.Au total, la capitale recense 179 bâtimentset terrains aux formes totalement inadé-quates, déplore Nguyen Khac Tho, vice-directeur du Service de construction de laville. A lui seul, le quartier Ba Dinh, le centrepolitique de Hanoi, compte 44 immeublesextra-étroits. Bien qu’il soit interdit deconstruire sur des parcelles trop exiguësdepuis 2005, 95 bâtiments d’une minceurextrême ont depuis vu le jour en touteillégalité, note M. Tho. La loi proscritla construction de bâtiments de moins de15 mètres carrés et de moins de 3 mètres delarge. Si la surface au sol est inférieure à40 mètres carrés et la largeur à 3 mètres, lesbâtiments ne peuvent dépasser deux étages.Les maisons plates résultent de la des-truction partielle d’édifices de taille nor-male lors d’élargissement des chausséesou de l’expansion du réseau routier. Leurspropriétaires ont alors rénové ce qu’il res-tait du bâtiment, agrandissant leur loge-ment en hauteur faute de place. Il peutaussi s’agir d’édifices construits sur desparcelles aux formes improbables, réduitesou déformées par un développementurbain chaotique. Leurs propriétairesauraient dû les vendre à leurs voi-sins, mais le prix des terrains necessant de grimper, ils ont préféréconserver leurs biens et y construiredes logements extraplats. Lors d’unerécente réunion, le maire adjoint de Hanoi,

Hanoi, capitale extraplate

Vague à l’âme

La Russie n’apprécie pas du tout la carted’Estonie ornant les euros en circulation dansle pays balte depuis le 1er janvier. Selon elle, lesfrontières figurant sur ces pièces empiètentsur le territoire russe. La Banque d’Estonies’étonne de l’inquiétude de son grand voisin :elle qualifie le tracé de “représentationartistique”. Malgré de laborieuses négociations,le traité devant fixer définitivement les limitesfrontalières entre les deux pays a capoté en 2005. (Novy Region 2, Moscou)

Vengeance. Un renard blessé a tiré

sur le chasseur qui s’apprêtait à

l’achever avec la

crosse de son fusil

en appuyant sur la détente. B

lessé

au ventre, l’homme a été hospitalis

é,

l’anim

al s’est enfui d

ans la nature

biélorusse, rapporte le site Telegraf,

qui fait également état d’une dizaine

d’attaques d’écureuils – non

armés – dans la région de Grodno.

Une Irlandaise dispersait les cendres de sa sœur dans l’océan quand elle a été empor-tée par les flots. La mer a eu raison de Siobhan Monaghan, qui avait choisi un sentierde falaise du Connemara pour cette poignante cérémonie d’adieu. (Sunday Independent, Dublin)

Il voulait en finir : il s’est jeté du 9e étage d’un immeuble new-yorkais. Un tas d’ordureslui a sauvé la vie, rapporte le New York Post.

La supplique à Barack

Phi Thai Binh, a confirmé la déterminationdes autorités d’éradiquer ces bâtiments ouparcelles et de bannir les futures construc-tions de ce type.La ville envisage notamment de saisir lespropriétés biscornues et de les remplacerpar des kiosques à journaux ou des guichetsde vente des billets d’autobus, ou encorepar des espaces verts. Lam Anh Tuan, vice-président du Comité populaire du quartierHai Ba Trung, a même proposé la confis-cation pure et simple de ces terrains. Lemaire adjoint s’est quant à lui engagé àordonner un rapport pour le 15 février, et àtrouver des solutions au cas par cas.Les propriétaires d’édifices érigés avant2005 –  l’année de l’interdiction  – sontencouragés à les détruire en échange d’uneindemnisation aux prix du marché. Mais lesconstructions réalisées après cette datesont irrémédiablement condamnées. Paral-lèlement, un plan d’urbanisme directeurdevrait être adopté dans le courant du pre-mier trimestre, condamnant progressi-vement les maisons extraminces, extra-étroites et extraplates de la capitale.Tuoi Tre News (extraits), Hô Chi Minh-Ville

Flou artistique

Tout faux

AFP

PHO

TO

S : H

TT

P://E

NG

LISH

.VIE

TN

AMN

ET.V

N

Page 55: Courrier International N1055 20 Jan 2011
Page 56: Courrier International N1055 20 Jan 2011