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Dachez - Histoire de La Franc-maçonnerie Française

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Historia Masoneria Francia

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QUESAIS-JE?

Histoiredelafranc-maçonneriefrançaise

ROGERDACHEZ

Directeurdelarevued'étudesmaçonniques

Renaissancetraditionnelle

Présidentdel'institutmaçonniquedeFrance

Cinquièmeéditionmiseàjour

14emille

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Introduction

«PourlepublicunFranc-Maçon

Seratoujoursunvraiproblême,

Qu’ilnesauroitrésoudreàfond,

Qu’endevenantmaçonlui-même.»[1]

Société de pensée, ordre initiatique, association philosophique, communautéfraternelle ou simple réseau politique, la franc-maçonnerie demeure pourbeaucoup,surtoutenFrance,environnéed’ombresetdefantasmes.

En raison même de sa nature, difficile à cerner, et de ses origines en partieobscures,elleasuscitédepuislongtempsunelittératureabondante,maisdevaleurtrèsinégale.

I. – Position et problèmes de l’histoiremaçonniqueenFranceL’histoire de la franc-maçonnerie soulève a priori des difficultés nombreuses, enraisondesa longueexclusionduchampde l’histoireuniversitaireclassiqueetducaractèrevolontierstrèsfautifdenombreuxlivresde«référence»écritsauXIXe

siècle.

Pour ne citer que quelques exemples parmi les plus fameux, si les ouvrages dufondateurdel’historiographiemaçonniquefrançaise,ClaudeAntoineThory(1757-1827), comme l’Histoirede la fondationduGrandOrientdeFrance (1812)et lesActa latomorum (1815), ne méritent peut-être pas toujours le mépris dont lescouvrentcertains,ilestvraiquelesoucidevérifierlessourcesetdecontrôlerleshypothèses n’y dominemanifestement pas et que presque tout y est douteux.Unetrentaine d’années plus tard, inaugurant une longue tradition de recopiagesminutieux et d’enrichissements aventureux, F.-T. Bègue-Clavel (1798-1852), dans

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son Histoire pittoresque de la franc-maçonnerie (1843), justement intitulée,contribuapuissamment,notammentàtraverssestropcélèbres–maissouventbelles– gravures, à fixer la vulgate d’une histoire maçonnique parfois très fantaisiste,dontcertainesfablesconnurentpourtantungranddestinjusqu’ànosjours.Ilfaudraattendre 1865 pour qu’avec un auteur comme Achille Godefroy Jouaust (1825-1889), produisant une très honnête Histoire du Grand Orient de France,commencentàparaîtredesouvragesplusdignesd’intérêt.Danscesillage,ausièclesuivant,ilfautencorementionnerAlbertLantoine(1869-1949)dontl’Histoiredelafranc-maçonneriefrançaise,publiéeentroisvolumesde1925à1935,quoiquenonexemptedereproche,occupalongtempsuneplacedechoix.

Outre ces difficultés méthodologiques générales qui ont longtemps retardé saconstitution en un domaine d’étude reconnu, l’histoire maçonnique nécessite, enFrance, une distanciation particulière de l’historien, du fait de l’implication fortanciennedel’institutionmaçonniquedanslavieintellectuelleetsocialedupays.Àplus d’un titre, l’histoire de la franc- maçonnerie française est le reflet, dans unmilieutrèsspécifique,discretsinonsecret,dequelquesproblèmesfondamentauxdelasociétéfrançaisedepuistroissiècles.

Il est remarquable d’observer que jusqu’à une date récente dans notre pays,l’historiographie maçonnique s’est partagée presque exclusivement entre desauteurs nettement hostiles – pour des raisons habituellement politiques oureligieuses – à la maçonnerie, et d’autres résolument favorables – et souventmaçons eux-mêmes. Il en est résulté au moins deux conséquences fâcheuses : lapremièreest laqualité trèsinégaledesouvragesproduitssurcesujet ; lasecondeestqu’unespritpolémiquelesayantleplussouventinspirés,lesauteursontplusoumoinsconsciemmentetdélibérémentchoisideprivilégier,dansunvastepanoramahistorique,lesscènes,lespersonnagesoulesévénementsquiconvenaientlemieuxàleurdessein.Pourtoutescesraisons,l’histoiremaçonniqueestparfoisdevenuelechamp clos de débats idéologiques où des doctrines s’avançaient masquées ets’affrontaientàcoupsderécitshistoriquestronqués,falsifiésoureconstruits.

Unexempletypiqueenestfourniparl’implicationsupposéedelafranc-maçonneriedans la préparation et le déclenchement de laRévolution française.Ainsi, dans lepremierquartduXXe siècle, toutenprétendantà lamêmerigueurhistorique,desauteurs comme l’historien royaliste Gustave Bord (1852-1917) et l’universitairemaçonGastonMartin (1886-1960) parvenaient l’un et l’autre presque auxmêmesconclusions, mais pour des raisons exactement inverses : le premier parce qu’ilentendait stigmatiser le rôle social destructeur de lamaçonnerie dans la secondemoitiéduXVIIIesiècle[2]enaccordaveclesthéoriciensdel’Actionfrançaisedontil était proche –, le second parce qu’il voulait mettre en relief son action

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émancipatrice à la fin de l’AncienRégime, dans le sillage desLumières [3] – enaccord avec les théoriciensde l’Action française dont il était proche –, le secondparce qu’il voulaitmettre en relief son action émancipatrice à la fin de l’AncienRégime,danslesillagedesLumièrescequelamaçonnerierevendiquaitelle-mêmehautement, mais seulement depuis la fin du XIXe siècle. Le lieu n’est pas icid’aborder dans le détail les faits qui seront exposés plus loin, mais d’indiquersimplement qu’en s’affranchissant de ces querelles doctrinales, la recherchehistoriquemoderne,sefondantsurunedocumentationsensiblementidentiqueetnetrouvantàl’appuideleurthèsequ’undossierpresquevide,arenvoyédosàdoslesdeuxhistoriensquelquepeuégarés.

D’unemanièreàlafoisparadoxaleetsurtoutdouloureuse,leprofondtraumatismeéprouvé par lamaçonnerie française en raison des persécutions subies lors de ladernière guerre a eu, parmi d’autres effets, des conséquences sensibles sur lesperspectives et les tendances de l’historiographie maçonnique. En opérant undifficile mais profond retour sur elle-même et en procédant, à partir des années1950, à une certaine révision de ses rapports avec la société civile et plusprécisémentavecl’ordrepolitique,àmesureaussiques’apaisait–sanspourautantse résoudre au fond – le conflit qui l’avait opposée à l’Église catholique, lamaçonnerie française est devenue peu à peu un objet historique susceptible d’uneétude cohérente, sérieuse et « dépassionnée ».Un domaine nouveau pouvait ainsis’ouvrirauxhistoriensdemétier. Ilapourtant falluattendre lesannées1970pourque soient enfin produites les premières synthèses relevant d’une authentiquehistoire critique, au premier rang desquelles il faut citer les trois volumes de latoujourslimpideetirréprochableHistoiredelafranc-maçonneriefrançaise (1974)dePierreChevallier.Depuislors,fortheureusement,hormisdansderarescas,cetteorientationnouvelleetféconden’aplusétéabandonnée.

Plusrécemment,quelquesrevuessontvenuesprolongeretillustrercetravail.Nousnous bornerons àmentionner lesChroniques d’histoiremaçonnique, publiées parl’Institut d’études et de recherches maçonniques (IDERM) du Grand Orient deFrance,etlarevued’étudesRenaissancetraditionnelle,fondéeen1970parlegrandérudit maçonnique René Désaguliers (1921-1992) et considérée aujourd’hui parbeaucoupcomme laplusbrillante revuedans sondomaine en langue française, àl’égaldelarevuebritanniqueArsQuatuorCoronatorumquiseraévoquéeplusloin.

II. – De l’École authentique à lamaçonnologie

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Alors même que dans le champ de l’histoire générale la conception positivistefondéesur la recherchedesdocuments s’est rapidement imposéeà la finduXIXe

siècle,elleestlongtempsdemeuréesansinfluencenotable,dumoinsenFrance,surl’historiographiemaçonnique,pourlesraisonsquenousvenonsdementionner.

C’estd’Angleterrequejaillitl’impulsionquidevaitdonnernaissanceàladésormaisclassique École authentique de l’histoire maçonnique. Constituée dans un milieud’érudits maçonniques autour de la plus ancienne loge de recherches dumonde,QuatuorCoronati 2076, àLondres, elle inspira l’œuvre d’un de sesmembres lespluséminents,l’imposanteHistoryofFreemasonrydeRobertF.Gould(1836-1915),dont la première édition, parue en 1885-1887, connut de nombreux tirages et futsuivie de deux autres éditions jusqu’en 1951, rencontrant toujours un légitimesuccès.Dans lemême esprit, les travaux annuels de cette loge à présent plus quecentenaire, Ars Quatuor Coronatorum, constituent aujourd’hui un thésaurus del’éruditionhistoriquedansledomainemaçonnique,oùleschercheursneselassentpasdepuiser.

Finalement convertie aux principes et aux méthodes de l’érudition classique,l’historiographiemaçonnique a pu sortir de l’ombre. Il y subsiste cependant biendes problèmes et des énigmes non résolues, non seulement à cause des lacunesinévitables de la documentation mais plus fondamentalement en raison de lacomplexitémêmeduphénomènemaçonnique,qui emprunteàdesdomainesaussivariésquel’histoiredesidéesphilosophiquesoureligieuses,l’histoireéconomique,l’histoirepolitiqueetsociale.Aucoursdestrentedernièresannées,c’estnéanmoinscetteapprochequil’aconstituéeendisciplineautonome,danslecadred’unevisionplus large de tout un univers culturel et intellectuel : la maçonnologie.Aboutissementd’un longcheminement,cechampd’étudesnese limiteplusàuneperspective purement historique, mais envisage la maçonnerie dans toutes sesdimensions et tentemême de décrire son actualité sans s’y impliquer, s’efforçantainsi d’en dégager les fondements anthropologiques et d’en caractériser lesinvariants.

III. – Les sources de l’historiographiemaçonniquefrançaiseLe champ documentaire offert à l’historien de la maçonnerie française est trèsétendu. À l’image d’une institution auxmultiples facettes, ce domaine comprend,outre les sources primaires que sont les documents maçonniques eux-mêmes

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(manuscrits, diplômes, gravures, imprimés divers), la littérature, la musique, lapeinture, la sculpture et divers beaux-arts (faïence, soierie, ébénisterie, etc.).Phénomèneculturelparexcellence,lamaçonnerie,autourd’unritueletdequelquessymboles,aeneffetsuscitétrèstôtl’émergencedetoutunmonded’objets.

Certains sont liés à son activité même et rendent compte de sa vie interne : lestabliersmaçonniques,exploitanttouteslesressourcesetlesluxuriances–voirelesextravagances – d’un artisanat alors très en vogue ; les bijoux qui en sontl’indispensable ornement – selon les époques et les lieux, tantôt précieux, tantôtsimplesmaispourtantexpressifs;lestableauxdeloge,oùs’exprime l’ingéniositéd’artistes anonymes–parfois talentueux,parfoisnaïfs ; lavaisselle, indissociabledubanquet,lieumajeurdelasociabilitémaçonnique;lesmeubles–tables,sièges,armoires,coffres–ouencorelesmédaillesetlesjetonsservantàlaviedesloges,sontainsidestémoignagesprécieux–etsouventaussidetroublantesénigmes–quel’historiendoitexploiteretdécrypterpourrestituerunvisagevivantdel’institution.Ilfautyajouterlesobjetsdelaviequotidiennequedesmaçonsontinspirésdeleurssymboles:ainsisontnés,pourneciterquequelquesexemples,desmontresetdeshorloges maçonniques, des pipes et des tabatières, des trumeaux maçonniques etd’admirablessujetsenfaïence.

De remarquables expositions, dans les années récentes, ont permis d’en révélerl’incroyable richesse. Les catalogues établis en ces occasions sont de véritablesinstrumentsdetravailpourl’historienettoutlaisseàpenserquelerecensementdecepatrimoineconsidérableestloind’êtreterminé.Ilfauticimentionnerl’importanttravaildemiseenvaleureffectuédans lecadredequelquescollectionsmisesà ladispositiondupublicetdeschercheurs, etnotammentcelledumuséede la franc-maçonneriesituéàParis,dansl’hôtelduGrandOrientdeFrance.

Il reste que, parmi les sources de l’historiographie maçonnique française, lesmanuscritsformentlaplusimportante.Aunombredesfondslesplusriches,ilfautenpremierlieuciterceluiducabinetdesmanuscritsdelaBibliothèquenationaledeFrance,comptantplusieursmilliersdepièces,etceluidelaBibliothèquemunicipaledeLyon(enparticulierlefondsWillermoz).Endehorsdespiècesasseznombreusesfigurantencoredansdescollectionsparticulières,beaucoupdedocumentsd’intérêtdemeurent dans les bibliothèques publiques et dans les archives départementales.L’inventairen’enestsansdoutepasachevé,endépitdequelquestravauxméritoires[4] et leur exploitation exhaustive nécessitera sans aucun doute encore denombreusesannées.

Lepillagesystématiqueopérépendantladernièreguerreparlesoccupantsavaitfaitdisparaîtredenombreuxfondsappartenantàdesloges.Lespéripétiesdelaguerre

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avaient finalement fait aboutir des milliers de documents dans des archivesconservéesàMoscou.En2001, leGouvernement russe,à l’initiativedesautoritésfrançaises,arestituéauxobédienceslatotalitédecesarchives.Leurdépouillement,qui ne fait que commencer, a déjà révélé quelques perles qui relancent pourlongtempssansdoutel’intérêtdelarecherche.

Mentionnons enfin les allusions maçonniques observées chez les peintres ou lesdessinateurs, notamment au XVIIIe siècle. Au même titre que les chinoiseriesquelques décennies plus tôt, les allusions maçonniques sont le plus souvent desfantaisiesd’artistestraduisant«l’airdutemps».Propresàégarerl’historien,ellesqualifient parfois demanière arbitraire desœuvres dont on cherche vainement lecaractèremaçonnique.

Cesréférencesplaisantesontsurtoutl’intérêtdemontrerlacuriositéquen’acessédesusciterlamaçonnerie,toutaulongdesonhistoire,etl’attraitqu’elleatoujoursexercésurdesespritstentésparsesmystèresousimplementcurieux.

Notes

[1][AbbéPérau],LeSecretdesfrancs-maçons,Paris,1744.[2]La Franc-maçonnerie en France des origines à 1815, vol. I (seul paru) : LesOuvriersdel’idéerévolutionnaire(1688-1771),Paris,1908.[3]LaFranc-maçonnerie françaiseet lapréparationde laRévolution,Paris,1926.Cf.égalementsonManueld’histoiredelafranc-maçonneriefrançaise,Paris,1929.[4] Cf. notamment J. Léglise, Catalogue des manuscrits maçonniques desbibliothèquespubliquesdeFrance,2vol.,Paris,1984-1988.

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ChapitreI

Lesoriginesbritanniques

ucunrécithistoriqueconcernantlamaçonnerienepeutcommencerenFrance.Lapremièremaçonneriefrançaise,apparuedanslepremiertiersduxviiiesiècle,s’estvouluel’héritièredirected’unetraditiondéjàancienne,néeenGrande-Bretagne.

I.Mythes et réalités de la maçonneriede métier au Moyen Âge (xiiie-xvesiècle)1.Laviedeschantiersmédiévaux

Sans remonter à l’ancienne Égypte – qui pourtant inspirera une partie de lamaçonnerieaudébutduxixe siècle –, on sait que dans laRome antique, déjà, lesartisans, et notamment les charpentiers, maçons et tailleurs de pierres, serassemblaient au sein des Collegia fabrorum, sortes de corporations mi-professionnelles,mi-religieusesquilesreprésentaientauprèsdeCésaretassuraientl’entraide mutuelle. Les annales ne nous ont en réalité laissé que fort peu derenseignements sur leur fonctionnement, mais après l’effondrement de l’Empire,tandis que pour plusieurs siècles, dans les décombres des invasions barbares,l’Europerégressaitenattendantdesjoursmeilleurs,riennepermetdesupposerquecesCollegiasesoientperpétuésd’unefaçonquelconque,nimêmequ’ilsaientlaissédansquelquemémoiredessouvenirsprécis.

C’estdonc,selontoutevraisemblance,unestructurenouvelleetpourtoutdireunetraditionoriginalequisurgissent lorsque,entre leviiieet lexe siècle, l’Europesereconstruitpolitiquementetsurtoutsemetànouveauàédifier,élevantnotammentdes édifices religieux toujoursplus ambitieux jusqu’à se couvrir« d’une blancherobe d’églises ». En France, comme en Angleterre et en Allemagne, vont ainsi

A

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apparaître et s’établir pendant plusieurs siècles d’innombrables chantiers debâtisseurs.

Chacund’entreeuxestuneaventurequipeutdurerdesdizainesd’années.Toutunmonde se structure autour de cet édifice et plusieurs générations d’hommes s’ysuccèdent. Encadrés par des clercs qui possèdent la science et la connaissance del’architecteetquisontleplussouventlesmaîtresd’ouvrage,lesouvrierstravaillentetseregroupentdansleursloges.

2. Rôle et organisation des loges dans l’Angleterre duMoyenÂge

Nous rencontrons ici l’un des premiers pièges de l’histoiremaçonnique : lemotlogelui-même.Lerisqueestgrandeneffet–etlesfrancs-maçonsnel’ontpasévité–delecomprendrecommeonlefaitdepuisledébutduxviiiesiècleetd’yprojeter,trèsnaturellement,uncontenusensiblementidentique.

Àcetteépoque,lalogeestavanttoutunebâtisseadosséeàl’édificeenconstruction,un lieucouvertoù lesouvriersse réunissentpourse reposer, se restaurer, rangerleursoutils, parlerdesproblèmesduchantier etpréparer le travaildu lendemain.C’estlàaussisansdoutequelesplusanciens,lescompagnons,enseignentauxplusjeunes,lesapprentis,lesarcanesdumétier:ceshommesnesaventnilireniécrire,mais possèdent une expérience et une connaissance intuitive de leur art quiconstituentunvraisecret,notammentpourlesplushabilesd’entreeux,lestailleursdepierrequel’onappelle,enAngleterre,freemasons.

Lalogeestliéeauchantier:ellenaîtetdisparaîtaveclui.Pourcertainscependant,àune époque où l’espérance de vie était courte et le travail dangereux, cette logerésumaittouteuneexistencepasséeàédifierunecathédraledontilsn’avaientpasvuposer la première pierre et dont ils ne verraient pas l’achèvement. Une autreperception du temps en découlait et la loge, comme leMétier lui-même, pouvaitsemblerimmuable.

C’estdurestecequel’onenseignaitauxnouveaux,dansunesociétéetenuntempsoù tout acte de la vie était plus ou moins ritualisé et prenait une significationreligieuse.Certains soirs,dans la loge,on intégrait solennellementauchantierunjeunemaçonetonluilisaitundocumentquijustifiaittoutsontravail:lesAnciensDevoirs.

3.SourcesetfonctiondesAnciensDevoirs(OldCharges)

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Il convient en effet de s’arrêter sur ces textes qui occuperont dans la traditionmaçonniqueanglaise–etdansl’imaginairemaçonniquedenosjoursencore–uneplaceconsidérable.

Laversion laplusancienneconnueàce jourest lepoèmeRegius, datantde1390environ, actuellement conservé auBritishMuseum deLondres, puis on trouve lemanuscritCooke, écrit vers 1425 : tous deux paraissent remonter à un originalcommundumilieuduxive siècle,aujourd’huiperdu.Àpartirde la finduxvie,etplus encore au xviie siècle, les versions se multiplient et plus d’une centaine dedocuments sont connus aujourd’hui, dont certains furent imprimés au début duxviiiesiècle,enmêmetempsquenaissaitlafranc-maçonneriemoderne.

Touscestextesreposentsurunestructurecommuneetcomportent:

uneHistoiredumétier,fabuleuseet légendaire,peusoucieusedechronologieet de vraisemblancemais riche de sens, traçant l’histoire de la géométrie etl’artdebâtir,duParadisterrestreànosjours,évoquantsuccessivementetsansgrandeffortdecohérencelatourdeBabel,letempledeJérusalem,EuclideetPythagore;

des Devoirs ou règlements, essentiellement de caractère professionnel etmoral,exposantlesobligationsmutuellesdesouvriersetdeleursmaîtresetlesengagements de ces derniers à l’égard de leurs commanditaires, seigneurslaïcsouplussouventreligieux.S’adressantàunepopulationd’hommesrudes,ilss’efforcentd’enpolicerlesmœursetsedémarquentàpeinedesmanuelsdemoraleenusageparmi lesprêtrespour l’édificationde leursouailles toutaulongduMoyenÂge.

Le contenu même des versions les plus anciennes nous apprend que ces textes,rédigés par des clercs, étaient lus aux jeunes apprentis qui découvraient ainsil’honorable ancienneté duMétier et devaient ensuite prêter serment – sans aucundoute sur l’Évangile–de respecter lesDevoirs qu’ils contenaient.Cette réceptionapparemment fort simple, sur laquelle aucune autre information ne nous estparvenue,constituaitl’essentieldes«cérémoniesmaçonniques»–pourautantquecetteexpressionaiteuunsensencestempslointains.

Textes incontestablement liés à la maçonnerie opérative, c’est-à-dire à celle desmaçonsdemétier,lesAnciensDevoirssemblentavoirétépartiellementréécritsdanslecourantduxviesiècle,peut-êtrepourconcouriràunnouveaudessein.Certainsyont vu le premier témoignage de la transformation dite « spéculative » de lamaçonnerie,désormaissansliendirectaveclemétierdemaçon,maisseconsacrant

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à des objectifs exclusivement intellectuels ou moraux. Il reste que les AnciensDevoirssontclairementattestéscommeayantétéaucentredesusagesdespremiersmaçons spéculatifs connus, au xviie siècle, alors même que ces textes n’avaientcertainementplusaucuneimplicationdenatureprofessionnelle.

II. Les théories de la transformationspéculative(xvie-xviiesiècle)1.Lathéoriedelatransition

Dès1723,nouslereverrons,alorsqueseconstituaitlafranc-maçonneriemoderne,organiséeetstructuréeenGrandesLoges, lavolontédeserattachersanshiatusnidiscontinuité à l’ancienne maçonnerie opérative fut nettement affirmée par sesdirigeants.Leursoucin’étaitpastant,dureste,deseprétendreleshéritiersmorauxd’hommes à leurs yeux frustes et peu éduqués – ils étaient même très enclins àrejeter une telle parenté – mais plutôt d’affirmer la permanence d’une traditioninstitutionnelle, gage d’autorité morale. Cette présentation des origines de lamaçonnerie répondait sibienauxaspirationscommunesde laplupartdesmaçonsqu’elle devint à son tour une sorte de vulgate, de vérité universellement reçue etjamaisréellementcontestée,jusqu’àunedaterelativementrécente.Ilyaenvironunequarantaine d’années, elle fut exposée de lamanière la plus brillante par l’éruditmaçonniqueanglaisHarryCarr(1900-1983)qui laportaàsonplushautdegrédeprécision et de vraisemblance. En raisonmême de la thèse qui la sous-tend, ellereçutlenomdethéoriedelatransition[1].

S’appuyantsurungrandnombredefaitsétablisqu’ellecombineetinterprète,ellereposesurl’idéefondamentalequelamaçonnerieditespéculative,apparueàlafindu xviie siècle, procédait d’une transformation progressive, graduelle et sansrupture,del’anciennemaçonnerieopérativeconnuedepuisleMoyenÂge.

Seloncettethéorie,leslogesdebâtisseursdecathédraless’étaienttransforméesenloges maçonniques modernes, rassemblant toutes les classes de la société oupresque, et ne comptant plus guère dans ses rangs que des hommes parfaitementétrangersauxmétiersdubâtiment.

Onsaitqu’àLondres, àplusieurs reprisesaucoursduxviie siècle,despersonnesétrangèresauMétierfurentreçuesdansuncercledemaçonsopératifspourdevenir

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desmaçons acceptés (acceptedmasons, ou free and accepted masons). Il est parailleurs établi qu’une coutume semblable était observée en Écosse à la mêmeépoque.Onappelaitcesmaçonshonorairesdesgentlemenmasons.

Lorsque vers la fin du xvie siècle les loges opératives déclinèrent, du fait de ladécadencede laconstructionetde l’abandon,consécutifà laRéforme,desgrandschantiersecclésiastiques,lesmaçonsopératifsseraréfièrent.Leslogesfurentpeuàpeudésertéesetenquelquesdécenniesseulsydemeurèrentlesmaçonsacceptés:latransformationspéculativeétaitaccomplie.

En1686,dans sonHistoirenaturelleduStaffordshire, l’érudit anglaisRobertPlotdécrit ainsi l’existence et les usagesde ces« acceptedmasons » et affirme qu’ilssontconnus«danstoutelaNation».Quelquesannéesplustard,en1717,laGrandeLogedeLondrespourraitnaîtredeleurréunion.

2.Débatsetcontroverses:lathèsedel’emprunt

Reçuesansdiscussionpendantdenombreusesannées,lathéoriedelatransitionfutsérieusement battue en brèche à partir de la fin des années 1970, par plusieurschercheursanglais[2].Leurscritiquespointaientlesgénéralisationshâtivesopéréesparcettethéorieàpartirdequelquesfaits,etsoninterprétationpeut-êtreabusivedecertainstermes.

On doit ainsi remarquer que la théorie de la transition postule nécessairementl’existence de loges opératives toujours organisées et vivantes au xvie, voire auxviie siècle en Angleterre, pays où apparurent d’abord les plus anciennes logesspéculatives connues. Or, tout atteste qu’après notamment la Réforme anglicane(Actedesuprématiede1534)etladissolutiondescommunautésreligieusesquienfutl’unedesconséquences,lesgrandschantiersecclésiastiques–quiparleurtailleet leurdurée justifiaientpour l’essentiel l’existencedes loges–disparurentetqueplusaucunelogeopérativenesembleavoir laissélamoindretracedécelabledansl’histoire.Lesdeuxoutroisexemplesconnusdelogesauxviiesièclesontd’embléedes loges spéculatives. En transposant à l’Angleterre la pratique des gentlemenmasons, connus en Écosse seulement, et en les considérant à l’égal des acceptedmasons, exclusivement anglais, la théorie de la transition mélange en réalité descontexteshistoriquesparfaitementdifférents.Le récent réexamende l’histoiredeslogesécossaises,commenousleverronsplusloin,n’afaitqueleconfirmer.

Lemot freemason, qui désigne en anglais certains maçons opératifs de l’époquemédiévale, est lui aussi trompeur. Il est certain qu’auMoyenÂge, il qualifie une

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classeparticulièred’ouvriers spécialisésdans la taille fined’unepierre seprêtantbienàlasculpture,ditepierrefranche,soitenanglaisfreestone :c’étaientles freestonemasons,dontl’appellationcourante,parcontraction,étaitfreemasons.Lorsqueles premiers maçons « non opératifs » apparaissent en Angleterre, ils sontgénéralement appelés free masons ou free-masons, et jamais freemasons. Laséparation en deuxmots, éventuellement reliés par un tiret, pourrait traduire toutautrechosequ’unevarianteorthographiqueinsignifiante:ellesuggéreraitunsenstoutàfaitnouveau.Cesfreemasonsétaientlibres(free),carilsn’étaientplussoumisaumoindreliendedépendanceàl’égarddumétierdemaçonsauquel,précisément,ilsn’appartenaientpas.Leurnom,bien loindedénoterunecontinuitéetdoncunefiliation,affirmeraitaucontraireuneséparationcomplèteparrapportàlatraditionopérative.

Ilfautenfinciterici,pourl’écarteraussitôt,lathèseparfoisencoresoutenueselonlaquellelaqualificationdemaçonslibresoufrancsmaçonsétaitdueàdesfranchisessupposées avoir été conférées au Moyen Âge par le pape à des maçons errantsnotammentoriginairesdeCôme(Maîtrescomacins),voyageantà travers l’Europepourrépandreleursavoir.Onafaitjusticedecettelégendequ’aucundocumentn’apuconfirmeretdontonnetrouvepastraceavantledébutduxviiiesiècle.

Depuis une trentaine d’années, la plupart des éruditsmaçonniques anglais se sontconvaincus que lamaçonnerie spéculative est un phénomène original et nouveau,apparudansdescirconstancesencoremalélucidéesaucoursduxviiesiècle–peut-êtreunpeuplustôt–,dansleclimatpolitiqueetreligieuxalorscomplexeettroublédel’Angleterre.Sansliendirectaveclescommunautésdebâtisseurs,généralementissus des classes plutôt favorisées, les premiers maçons spéculatifs, pour desraisonsquenousévoqueronsplusloin–etquisontencorelargementconjecturales–, auraient alors délibérément emprunté certains usages connus pour avoirappartenu,jadis,auxlogesdemaçonsopératifs.

3. La Masonry anglaise du xviie siècle (Ashmole, laCompagnie des maçons de Londres, les Maçonsacceptés)

NousnedisposonsquedetrèspeudetémoignagessurcetteénigmatiqueMasonryanglaise du xviie siècle, dont l’origine est trouble, qui n’est certainement plusopérativemaisqu’onhésiteencoreàqualifierdespéculativeausensleplustardifdumot.Lesinformationsquinoussontparvenues,fragmentairesetdécousues,sontcependantsuggestives.

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OndoitévoquerenpremierlieulacélèbreinitiationàWarrington,enoctobre1646,d’EliasAshmole(1617-1692),illustreantiquarian,c’est-à-direamateurdechosesetde connaissances anciennes, féru d’alchimie et d’astrologie. Alors qu’il séjournedansleLancashire,aumomentdelarévoltecontreCharlesIerquiaplongélepaysdanslaguerrecivile,ilestreçudansunelogedehuitmembres,dontaucunn’estliéaumétierdemaçon.Onnesait riendecette logequin’a laisséaucunearchiveetdont le seul exploit connu est d’avoir reçu Elias Ashmole – qui en consigna lesouvenirdanssonjournal(«IwasmadeaFreeMason»)–etd’avoirutiliséàcetteoccasionunexemplairedesAnciensDevoirs,lemanuscritSloane3848,quinousestparvenu.

Vers 1680, à Chester, les archives de Randle Holme III, peintre héraldiste duCheshire,nousrévèlentqu’unelogeelleaussinonopérativeexistait.LalistedesesmembresfigureégalementsurunmanuscritdesAnciensDevoirs,leHarleian2054.Onnedisposed’aucuneautreinformationàsonsujet.

Enfin,onsaitqu’enmargedelaCompagniedesmaçonsdeLondres,organisationcorporative des Maîtres formée en 1356, existait à partir de 1621 une coutumenommée«Acceptation»(Acception) consistant à recevoir enqualitédemembreshonoraires (accepted)despersonnesétrangèresauMétier,maiségalement,cequiest plus curieux, certains maîtres maçons. En 1682, Elias Ashmole, que nousretrouvonsici,futinvitéàuneréuniondececercleparticulierdelaCompagnie.

Lathéoriedelatransitionafaitgrandcasdecesmaçonsacceptés.Iln’endemeurepas moins que ce phénomène est limité à Londres et qu’on n’a jamais établi lemoindrelienentrel’Acceptationetlespremièreslogesspéculativesconnuesdanslacapitaleaudébutduxviiiesiècle.

4.Deuxfaussespistes:leCompagnonnageetl’OrdreduTemple

L’histoire romantique de la franc-maçonnerie a proposé deux autres thèses, fortpopulaires,pourrendrecomptedesoriginesde lafranc-maçonneriemoderne.DuCompagnonnage, organisation d’artisans née vers le xve siècle, toujours en vieaujourd’hui,dontlamaçonneriespéculativeseraitlafillenaturelle–etquelquepeudévoyée–, à l’inévitableOrdreduTemple survivant, après lamort de sonderniergrandmaître Jacques deMolay, sous les apparences de la franc-maçonnerie, lesméandres d’une histoire fantaisiste et rêvée ont séduit et égaré nombre d’auteursdepuis deux siècles.Àparcourir la littérature récente, on constate du reste que laveinen’enestpasépuisée.

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A)L’évocationduCompagnonnagepeutsemblernaturelleetdebonsens

Laproximité formelledes rituelsetdesdécorsenusagechez lesCompagnons duTourdeFrance,denos joursencore,etdeceuxde la franc-maçonnerie, renforcecette conviction. La ressemblance est cependant trompeuse. Avant la fin du xviiiesiècle, nous n’avons que très peu d’informations fiables et précises surl’organisationet lescoutumesduCompagnonnage,néà la finduMoyenÂge,enréaction contre le pouvoir des Corporations et des Maîtres, c’est-à-dire desemployeurs. On sait en revanche que nombre d’usages symboliques et rituelsaujourd’huibienétablisdansleCompagnonnagerésultentd’empruntsmassifsfaitsàlafranc-maçonneriespéculative–etnonpasl’inverse!–auxixesiècle,époqueàlaquellel’institutioncompagnonniqueaprissamorphologiedéfinitive.

Enoutre,ilfautsoulignerqueleCompagnonnageestunetraditionessentiellementfrançaise, alors que la mutation spéculative de la maçonnerie ne s’est effectuéequ’en Grande-Bretagne, à une époque où le Compagnonnage, tel que nousl’entendonsenFrance,étaitinconnuendehorsduContinent.Enréalité,laconfusionentre leCompagnonnageet lamaçonnerieopérative–cettedernièren’étantqu’undes aspects du Compagnonnage, qui renferme bien d’autres métiers – a facilitél’émergenced’unethèsequeladocumentationpeineàétayer.Dureste,auseindelamaçonnerieelle-même,unetelleconceptionn’apasétédéfendueavantlafinduxixesiècle.

B)S’agissantdel’OrdreduTemple,abolien1312souslescoupsconjuguésduroide France Philippe le Bel et du pape Clément V, l’idée qu’il aurait persistésecrètement en donnant naissance à la maçonnerie semble s’être formée dans lepremiertiersduxviiiesiècle.Elledutseconstituerendeuxtemps:

le premier fut d’affirmer l’innocence de « l’Ordre martyr », opinion assezgénéralementadmisedèslemilieuduxviiesiècle,transmisedansdesouvragesdegrandrenomcommel’Histoirede lacondamnationdesTempliers,publiéepar Pierre Dupuy en 1654 et rééditée quatre fois jusqu’en 1751, ou laprestigieuse Histoire des Religions ou Ordres militaires de l’Église et desOrdres de Chevalerie de Jean Hermant, parue en 1725. Il s’y associa laconviction qu’un enseignement secret était dispensé aux Templiers et qu’ilexistaitun«ésotérismeduTemple»,sourcedel’ésotérismemaçonnique.Cetteidée,donton trouve la tracedès1531dans laPhilosophieocculted’Agrippa,futsansdouteinspiréeparlesaccusationsd’hérésieetdesacrilègesdiversdontlesTempliersfurentcouverts lorsde leursprocès–etqueJacquesdeMolay

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lui-même nia jusqu’au dernier instant. Elle n’a jamais reçu la moindreconfirmationdocumentaireet tous lesspécialistesde l’histoirede l’OrdreduTemples’accordentaujourd’huipourn’yvoirqu’une légende tardiveet sansfondement;

le second temps s’identifie à l’irruption du thème de la chevalerie dans lafranc-maçonnerie,aumilieudesannées1730.LeDiscoursdeRamsay(1736),texte fondateur sur lequel nous reviendrons, en est la première attestation.Toutefois, s’il désigne bien une origine médiévale et chevaleresque à lamaçonnerie,enPalestineautempsdesCroisades,c’estauxchevaliersdeSaint-JeandeJérusalemqu’ilfaitexplicitementréférence–lesquelsdeviendrontplustard les chevaliers de Malte – et non aux Templiers. Cela n’empêcheranullementlamaçonneriedecréer,danslesannées1750,plusieurshautsgradess’inspirantd’unOrdreduTemplerêvé,voired’enrevendiquerl’héritageàlafoisspiritueletmatériel:letoujoursmythique«trésorduTemple»n’acessé,jusqu’ànos jours,denourrir lesfantaisieset lesfoliesdequelques illuminésplusoumoinshonnêtesetdeleursdupes.

III.Lasourceécossaise(xviiesiècle)En 1988, l’éminent historien écossais David Stevenson, dans deux ouvragesmarquants[3],aapportédeslumièresnouvellessur lesoriginesdelamaçonneriespéculativeenexaminantsousunjournouveaulecasdel’Écosse.

1.LesStatutsdeWilliamSchaw(1598-1599)

C’est dans les deux dernières années du xvie siècle que l’Écosse, petit pays alorsbien séparé de l’Angleterre – et traditionnellement hostile à cette dernière –,procéda à une réforme profonde de l’organisation dumétier demaçon.WilliamSchaw(1550-1603),«Maîtredesouvragesduroietsurveillantgénéraldesmaçons», publia des Statuts créant dans toutes les villes une loge territoriale à laquelleétaint obligatoirement rattachés tous les maçons de son ressort. Cette logepermanente, sans lien avec un chantier particulier, était une sorte de sectionprofessionnelle qui contrôlait la formation des ouvriers et approuvait leurprogression, du statut d’Apprenti (Entered Apprentice) à celui de Compagnon dumétier (Fellowcraft). Elle pratiquait un rituel secret assez élaboré dont nouspossédonslestextesenusageàlafinduxviiesiècle.Chaqueloge,dansledispositifmis en place par Schaw, travaillait en relation avec l’Incorporation, guilde

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bourgeoisedesMaîtres,quidétenaitàlafoislemonopoledel’emploietlepouvoirmunicipal.

Ce schéma diffère très sensiblement, on le voit, de celui des loges anglaises dechantierauMoyenÂgeetdesusagesobservésau tempsdesAnciensDevoirs. Or,trèscurieusement,onconstatequenonseulementl’organisationgénéraledelaloge,mais également tout le vocabulaire désignant les grades maçonniques et lesofficiers d’une loge opérative en Écosse au temps deWilliam Schaw (Warden =GardeouSurveillant,Deacon =Diacre, etc.) sont exactement ceuxqu’adopteront,dès leur apparition, les loges spéculatives anglaisesmodernes, au début du xviiiesiècle.Latransitionaurait-elledoncbieneulieu,maisenÉcosse?

2.Lesgentlemenmasonsécossais

HarryCarr,danslaformulationfinaledesathéorie,avaitdéjàexploitélapratique,clairement attestée en Écosse au xviie siècle, de recevoir comme membreshonorairesdeslogescertainsnotables,officiers,aristocratesougrandsbourgeois,bienqu’ilsfussentnaturellementétrangersauMétier.Nullementsoumisàl’autoritéde la loge, ilsparticipaientsurtoutauxœuvresdebienfaisance.Avec ladécadencedelamaçonnerieopérative,selonlathéoriedelatransition,cesgentlemenmasonsse seraient un jour retrouvés seuls dans les logesqui, dès lors, seraient devenuespurement spéculatives. Or, cette thèse, même pour l’Écosse, est aujourd’huicontrouvée.

Le travail de Stevenson, exploitant minutieusement des archives jusque-làméconnues,établitdeuxfaitsmajeurs:

lescasderéceptiondegentlemenmasons,toutaulongduxviiesiècle,s’ilssontincontestables,sontenréalitépeunombreux,maissurtoutl’onconstatequecesmembreshonoraires,unefoisreçusdanslalogequ’ilspatronnentenquelquesorte,n’yreviennentgénéralementplusjamais:end’autrestermes,archivesenmain, en Écosse pas plus qu’en Angleterre, il n’existe de cas connu detransformationspéculatived’unelogeprécédemmentopérativeparlebiaisdesgentlemenmasons;

enrevanche,uneautrepratiquefréquentedeslogesécossaisesétaitderecevoirdesmembresendehorsd’uneréunionplénièredelaloge–laquellenesetenaitqu’uneoudeux fois par an–, par l’intermédiaire d’unepetite délégationquiintronisaitunrécipiendairedansunlieuquelconque,maisselonleritueldelaloge.C’estainsiqu’en1641,RobertMoray(v.1600-1673),militaireetérudit

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écossais, est reçu par une telle loge temporaire, lors d’un conflit avecl’Angleterre.RobertMoray semble bien n’avoir jamais de sa vie assisté auxtravauxd’uneautrelogeécossaise,maisilenavaitnéanmoinsreçulessecretsrituels.

Lecasdecesgentlemenmasonsreçus«librement»nepeutévidemmentqu’évoquerfortementlescirconstancesdelaréceptiond’EliasAshmole,dansuncontextecettefoispurementanglais,maisselondesmodalitéspresqueexactementidentiques.Onnotera en outre que Warrington se situe dans le nord du pays, non loin de lafrontièreécossaise.

Sibiendesétapesdemeurentencoreàpréciser,onpeutassez facilementadmettreque lesmaçons libres (freemasons) anglais du xviie siècle pourraient bien avoirprocédédelamêmefiliationqueRobertMoray.Aussitôtlivrésàeux-mêmes,maispossesseursdesecretsverslesquelslesportaientleursintérêtspourlesspéculationsphilosophiquesetplusoumoinsoccultes, ilsétaient libres, eneffet,de fonder,enAngleterre et donc hors de la juridiction écossaise, unemaçonnerie nouvelle : lafranc-maçonnerie.Silesouvenirdecetteoriginenes’estpastotalementperdudanslespremièresgénérationsdemaçonsspéculatifs,onpourraitcomprendrepourquoi,enFranceparticulièrement,toutaulongduxviiiesiècle,laqualificationd’écossaisa été donnée, en maçonnerie, à tout ce que l’on voulait présenter commeparticulièrement éminent et respectable et procédant d’une tradition d’une puretéparfaite.

3.LeproblèmedelaRose-Croix

Parmilessourcesmythiquesdelafranc-maçonnerie,laFraternitédelaRose-Croixest souvent citée depuis le xviiie siècle. Si la thèse d’une origine directe estirrecevable etmême dépourvue de sens, les travaux effectués au cours des trentedernières années [4] permettent cependant d’entrevoir la vérité partielle de cettelégende.

L’historiographiedesRose-Croix,commecelledelamaçonnerie,alongtempspâtid’un traitement fantaisiste.On sait aujourd’hui que loin d’être une société secrèted’adeptesmystérieuxauxpouvoirssurnaturelsparcourantl’Europe,laFraternitédelaRose-Croix est née des espoirs d’un groupe de jeunes hommes, le« cercle deTübingen»,dansl’Allemagnedéchiréedudébutduxviiesiècle.

En1614paraît anonymementun texte curieux intituléFamaFraternitatis, puis en1615 laConfessio Fraternitatis. Enfin, la série des manifestes de la Rose-Croix

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s’achèveen1616parlesNoceschymiquesdeChristianRosenkreutz.Ces textes,deton à la fois mystique et alchimique, suscitèrent une vive curiosité chez denombreuxérudits,plusoumoinshermétistesetastrologuesautantquephilosophesetphysiciens–ausensque l’ondonnaitàcemotà l’époque–, singulièrementenAngleterre avec Robert Fludd (1574-1637) ou Thomas Vaughan (1612-1666) quitraduisit en anglais les deux premiers manifestes en 1652. Descartes lui-mêmen’échapperapas,dit-on,àlatentationderencontrerlesFrèresdelaRose-Croix.Cesderniers se dérobèrent – et pour cause ! – à toutes les demandes et demeurèrentsilencieux.

Dansuneautobiographiepubliéeseulementàlafinduxviiiesiècle,JohannValentinAndreae (1586-1654) reconnaîtra être l’auteur des Noces chymiques et avoircontribuéàcequ’ilconsidéraitcommeuneplaisanteriedejeunesse,exprimantsurun mode allégorique et volontairement énigmatique le désir de voir naître enEuropeunechrétientéenfinréconciliéedanslavraiescienceetlavraiegnose.

Mais la Rose-Croix avait échappé à ses créateurs. Véritable mythe moderneautoentretenu,enrichipardesauteursquienignoraienteux-mêmesl’origine,ilcréatoutuncourant littéraireetcequel’onpeutappeler la« traditionrosicrucienne».Mêlant les considérations initiales des « authentiques » Rose-Croix à desspéculationsissuesdelarésurgencenéoplatonicienneapparueàFlorenceàlafinduxvesiècleautourdePicdelaMirandoleetdeMarsileFicin,cettetraditioncristallisetouteslesspéculationsmystiquesethermético-kabbalistiquesdelaRenaissance,enItaliecommeenFranceetplustardenAngleterre[5].

IlestintéressantdenoterqueWilliamSchaw,ThomasVaughan,l’undesesproches,maisaussiRobertMoray,sansparlerd’EliasAshmolecomptentparmilesadeptesdececourant.Onpeutainsicomprendrequesansavoirausensproprecontribuéàla fondation de la franc-maçonnerie, la tradition rosicrucienne y ait finalementacquis une place de choix qui justifiera, au milieu du xviiie siècle, que le plusprestigieux grade de la maçonnerie française se nommeChevalier ou souverainprinceRose-Croix.

IV.Laconceptiondel’ArchitecteaprèslaRenaissanceParmi les sources intellectuelles de la maçonnerie spéculative, la théoriearchitecturale de la Renaissance ne peut être passée sous silence. On sait que la

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redécouverte du monde antique, dans l’Italie du quattrocento, fut avant tout unmouvementarchéologique.Lamiseaujouren1411d’unmanuscritoubliédesDixlivresde l’architecturedeVitruve,quivécutau ier sièclesous le règned’Auguste,constitua un événement majeur. Sur cette base, en quelques décennies, vontapparaître d’innombrables traités qui fondent un système architectural nouveau,reposant sur les notionsdemesure et deproportionharmonique, et que consacrenotamment la théorie desOrdres d’architecture auxquels sont alors courammentassociéesdessignificationsallégoriques,religieusesetmorales.

Plusencore,c’estuneconceptionnouvelledel’architectelui-mêmequisedégage.ReprenantetprolongeantlesidéesdeVitruve,lesauteursduxviesiècleverrontdansl’Architecte le modèle achevé de l’Homme universel dont ils souhaitaientl’avènement.Ilestfrappantdelire,dansl’undesplusfameuxtraitésd’architecturefrançaisduxvie siècle, celui dePhilibert de l’Orme (1510-1570), le portrait qu’iltracedel’architecte:

«Ilseraittrèsbonquel’Architecteeûtéténourridejeunesseensonart,&qu’ileûtétudié aux sciences qui sont requises à l’architecture, comme entendrel’arithmétique,i.e.ensapratiqueetthéorique,laGéométrieaussienthéorique,maisplus en pratique pour les traits qui sont le vrai visage d’icelle ; pareillementl’Astrologie,Philosophie&autresdisciplines[…]»(LivreI,chap.III).

Cettepenséesevoulaitfondatriced’unnouvelordreintellectuel,dansledomainedel’architecture comme en d’autres lieux de l’art et de la culture. Elle proposaitsurtout, à travers le personnage véritablement emblématique de l’architecte, unelecture plurielle du monde, établissant entre tous les aspects de la créationintellectuelle, artistique et technique, des liens nouveaux et insoupçonnés, descorrespondances, jetant ainsi les bases de ce qu’il faut bien appeler une nouvellepenséesymbolique.

La pensée exposée dans ces traités parviendra enGrande-Bretagne, berceau de lamaçonnerie spéculative audébutduxviie siècle.Elle y connaîtra un grand succèsavec l’œuvre d’Inigo Jones (1573-1652) notamment. Il est probable qu’elle retintl’attentiondeceuxquiposeront,àpeuprèsàlamêmeépoque,lesfondementsdespremièreslogesspéculatives.

V. Fondation de la première GrandeLogedeLondres(1716-1723)

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1.L’événementdu24juin1717

C’estlejourdelaSaint-Jeand’étéde1717quenaquit,auxyeuxdel’historien,nonla maçonnerie spéculative dont les antécédents, nous l’avons vu, sont bien plusanciens, mais plutôt l’ébauche de la maçonnerie obédientielle moderne, ou dumoinsunecertaineformeorganiséedemaçonnerie.

Cejour-là,selonlesannales,«quatrelogesetquelquesfrèresanciens»seréunirentdansunetavernelondonienne,àl’OieetleGril(GooseandGridiron)pourformeruneGrandeLogequeprésidaleplusanciendesMaîtresdelogeprésents.AnthonySayer,hommed’extractionmodeste,dontonsaitpeudechose,futélugrandmaîtredes maçons (GrandMaster of Masons). Cette initiative unique dans l’histoire duMétier avait étéméditée et préparée l’année précédente et semble avoir été dictéepar la difficulté qu’avaient ces loges à se maintenir en vie : elles décidèrentsimplementdesesoutenirmutuellement.L’événementpassacertainementinaperçuàLondres et il est probable que la plupart des frères présents nemesurèrent pas laportéedecequivenaitdesepasser.

Nous ignorons à peu près tout de l’origine de ces quatre loges fondatrices quiportaient les noms des tavernes où elles se réunissaient : L’Oie et le Gril, LaCouronne, Le Pommier etLeGobelet et les Raisins. Deux d’entre elles subsistentencoredenos jourset sontdites«de temps immémorial» (time-immemorial), cequi ne nous renseigne guère. Il est vraisemblable que certaines avaient plusieursannées d’existence,mais toutes semblent avoir été relativement récentes.Nous nesavons nullement quel lien on peut établir entre leurs membres et les gentlemenmasons ou les accepted masons évoqués précédemment. Rien ne permet doncd’exclure, comme l’ont proposé certains historiens anglais, qu’elles aient eu uneoriginedifférente,parexempledesgroupesd’anciensmaçonsopératifsayantfondéentreeuxunesociétéd’entraide–etnondeformationaumétier–etadmisaufildutempsd’autresmétiersqueleleur.Dureste,riennenouspermetnonplusdesavoirsi ces loges faisaient usage d’un rituel se rapprochant plutôt des cérémonies fortsimplesdelamasonryanglaiseduxviiesiècleoudecellesdeslogesécossaisesdelamêmeépoque.

Ces logesrassemblaientessentiellementdesgensdeconditionplutôtmodeste,desartisans et petits commerçants, et elles n’avaient évidemment aucun lien avec lemétierdemaçon.Leurobjetmajeur,à l’instardesconfrériesquiexistaientdepuisdessiècles,d’abordautourd’unvillagepuisplussouventauseind’unmétier,étaitmanifestementlabienfaisanceetl’entraidemutuelle.Aiderunfrèreprivéd’emploioumalade,luiassurerencasdenécessitédesobsèquesdécentesetsubvenir,autant

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que possible, aux besoins de sa femme et de ses enfants, telles étaient lespréoccupationsnaturellesdeceshommesenuntempsoùlavieétaitrudepourleshumblesetoùaucuneprotectionsocialepubliquen’existait.

En1718,GeorgesPayne,Secretaryof theTaxOffice (administration des impôts),d’un niveau social manifestement plus élevé que son prédécesseur, fut élu grandmaîtreetnoussavonsque,dèscetteépoque,ilexistaitd’autreslogesquin’avaientpasencore jugéutilede se joindreà laGrandeLogedeLondres.Unmouvementdanscesensallait rapidements’accélérer,enmême tempsquedenouvelles logesseraient créées. Des secours financiers furent accordés conformément auxdemandesdecertainsmembres.Toutauraitpusepoursuivresurlemêmeregistrependant des années, mais un événement certainement inattendu pour beaucoup seproduisit.

2.Jean-ThéophileDésaguliersetJamesAnderson

En 1719, la grande maîtrise échut à Jean-Théophile Désaguliers (1683-1739).D’originefrançaise,filsd’unpasteurdeLaRochellequiavaitfuilaFranceaprèslarévocationdel’éditdeNantes,Désaguliers,amideNewtonetvulgarisateurdesa«philosophienaturelle»,ingénieur,physicien,l’undesplusillustresconférenciersdesontemps,étaitdevenuministredel’Églised’AngleterreetserachapelainduprincedeGalles.Unautremondes’invitaitàlaGrandeLogedeLondres.

On doit noter en effet l’immense différence de condition qui existait entre lenouveau grand maître et la plupart de ses frères. Le mystère n’en demeure pasmoins. Qu’est-ce que Désaguliers pouvait bien attendre de cette modeste sociétéd’assistancemutuellequ’étaitalors,àpeudechoseprès,lafranc-maçonnerie?

En 1720,Georges Payne redevint grandmaître pour un an et proposa à tous lesfrères de rassembler et d’apporter à la Grande Loge tous les exemplairesdisponibles«desmanuscrits et archives concernant lesmaçons et lamaçonnerie,afindeconnaîtrelesusagesdesancienstemps».CetteallusionévidenteauxAnciensDevoirs démontre au moins que les francs-maçons londoniens leur accordaientalorslamêmeimportancequ’ausiècleprécédent.Toutdonneàpenseraujourd’huiquec’étaitlepremieracted’unestratégie.

En1721,lesuccesseurdePaynefutleducdeMontagu,hautaristocrateprochedelaCour des Hanovres, et surtout l’un des hommes les plus riches d’Angleterre. Nepouvants’acquitterlui-même,vusonrang,detouteslestâchesd’ungrandmaître,ilpritunadjointenqualitédedéputégrandmaître(DeputyGrandMaster).Déclarant

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qu’il avait trouvé fautifs « tous les exemplaires des Anciennes ConstitutionsGothiques » (c’est-à-dire les Anciens Devoirs, que les frères disciplinés avaientapportés), il ordonna qu’ils fussent refondus « selon une nouvelle et meilleureméthode».

Dans l’ombre du grand maître, Désaguliers suivit de très près la réalisation duprojet de cette nouvelle version des Anciens Devoirs, qu’il avait sans nul douteinspiré.Ilavaitprobablementaussirecrutéceluiquifutchargédelarédactionfinale: lepasteur JamesAnderson (1684-1739),quianimaitàLondresunecommunautépresbytérienne dissidente. Anderson, en effet, était écossais, et son père, natifd’Aberdeen, avait même appartenu à la loge de cette ville. Un fils de la vieillemaçonnerie écossaise avait donc pour mission de donner à la jeune franc-maçonnerieanglaisesesnouvellesConstitutions:toutunsymbole.

3.LesConstitutionsde1723

En1723,l’ouvragefutofficiellementprésentéparleducdeMontagu,quiquittaitsacharge, au nouveau grand maître, à qui il était offert. Le dédicataire desConstitutions des francs-maçons, le duc de Wharton, personnage fantasque etimprévisible, ne devait pas laisser de souvenir impérissable à Londres maispoursuivra son destin maçonnique et ses aventures diverses sur le Continent,notammentenFranceoùnous le retrouverons.Luiaussinommaundéputé grandmaître:Désaguliers.

LesnouvellesConstitutionsavaientévidemmentunefonctionpolitique.Leplandel’ouvrage, exactement calqué sur celui des Anciens Devoirs, s’ouvrait par unelongue Histoire du métier, compilée par Anderson, familier de cette littératurelaborieuse.Sonmessageétaitclair: laGrandeLogesesituaitdansledroitfildesrécitsqu’onlisaitdéjàauxjeunesapprentistroissièclesplustôt,etletexteavaitétéhabilementrevupouraccréditerl’idéequecetteGrandeLogeexistait,elleaussi,detempsimmémorial,etquesionn’enavaitguèreentenduparlerdans lesdécenniesrécentes,c’étaitsimplementparcequesesgrandsmaîtres,affirmait-on,l’avaient«négligée ». On citait parmi eux le nom de ChristopherWren qui avait conçu lesplans de la cathédrale Saint-Paul et dont l’histoire ignore absolument qu’il ait puexercer une telle fonction, mais qui comptait parmi les architectes les plusprestigieuxdesontemps.

LaGrandeLoge«seréveillait»doncànouveauettouslesmaçonspouvaient–etmêmedevaient–serangersoussabannière.LesDevoirs traditionnelsavaienteuxaussi été subtilement amendés pour devenir les Règlements généraux (General

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regulations) de laGrandeLoge, affirmant l’autoritédugrandmaître–désormaistoujoursissudel’aristocratieetbientôtdelafamilleroyale.

Àlaréunioncommunautairedejuin1717succédait,aprèssapriseenmainpardeshommes nouveaux, une organisation structurée visant à l’hégémonie : uneobédiencemaçonniqueétaitnée.

4.L’espritdelapremièreGrandeLoge

Aumoment où la franc-maçonnerie va s’établir sur leContinent, en commençantparlaFrance,ondoits’interrogersurl’espritquipouvaitanimercetteencorejeuneinstitution.D’embléeplusieurstraitssemblents’imposer.

A)Surleplanpolitiquetoutd’abord

L’implicationpersonnelledeDésaguliersauprèsdelaCourhanovriennenepermetpasdedissociersonascensionfulguranteducontextedynastique.

Aprèsunxviesiècleensanglantéparlesquerellespolitico-religieuses,d’ÉlisabethàMarie Tudor, les années de guerre civile entre le règne tragique de Charles Ier(exécuté en 1649) et le Commonwealth autoritaire de Cromwell (1648-1660), laGlorieuseRévolutionde1688avaitmisuntermeàladynastiedesStuartsauprofitdesHanovres.Une autre guerre commençait, celles desPrétendants, que seule ladéfaitefinaledeCullodenachèveraen1746.Enseptembre1715, leroiGeorgeIeravait toutefois enregistré une nette victoire sur laRébellion conduite par JacquesÉdouardStuartquiduts’exilerenItalie.Unprocessusd’établissementpacifiquedelanouvelledynastie, prête àdes accommodements avec leParlement, pouvait dèslors s’engager. C’était aussi la condition d’une prospérité économique à laquelletouslesAnglaisaspiraient.

Dansceclimatbienparticulier,laGrandeLogeapparaîtcommeunlieuoùpouvaitàlafoiss’accomplirlaréconciliationdesélitesetdupeuple–notammentparunebienfaisance active – et s’affirmer la volonté commune de donner à l’Angleterreune paix civile durable. N’est-il pas remarquable qu’un an à peine aprèsl’apaisementdesdernierstroubles,uneGrandeLogesecrée–l’annéeoù,semble-t-il,Désaguliersauraitétéinitié–etqu’ontrouvedanslesConstitutionsde1723,auTitreIIdesObligations(«Dumagistratcivilsuprêmeetsubordonné»),lamentionsuivante:

« Lemaçon est un paisible sujet vis-à-vis des pouvoirs civils en quelque endroit

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qu’il réside ou travaille et ne doit jamais semêler aux complots et conspirationscontre la paix et le bien-être de laNation […]C’est pourquoi si un frère devientrebelleàl’État,ilnedoitpasêtresoutenudanssarébellionquellequesoitlapitiéqu’ilpuisseinspirer[…]?»

La jeune Grande Loge aurait-elle été vue par certains comme un instrumentd’intégration sociale de l’Angleterre nouvelle ? Quoi qu’on puisse en penser, lamaçonnerie moderne naît alors même que s’établit dans une grande monarchieeuropéenne un pouvoir parlementaire fondé sur le libéralisme politique et latolérance.Lamaçonnerie, à travers sesdestinshistoriquesvariés, enFranceet enItalie notamment, entretiendra toujours avec l’ordre politique une relationparticulière et complexe mais constamment marquée par le rejet de tous lesdespotismes. Depuis cette époque, en effet, on peut observer que, partout oùs’installeladictatureouletotalitarisme,lamaçonnerien’apasdroitdecité.

B)Surleplanreligieuxensuite

IlestévidemmentrévélateurquelesdeuxprincipauxauteursdesConstitutionsaientappartenu à des confessions qui s’étaient naguère durement affrontées, bien quetoutesdeuxfussentissuesdelaRéforme.Ondoiticirappelerletextefondamentalqu’estleTitreIerdesObligationsde1723,«ConcernantDieuet laReligion» (cf.encadrép.39).S’iladepuislorsfaitcoulerbeaucoupd’encre,chacuns’efforçantdel’accorder à ses propres convictions, son sens paraît assez clair si on le replacedanssoncontexte.Onpeut sansaucundoutediscuter longuementdes limitesde«cettereligionsurlaquelletousleshommessontd’accord»,maislesbouddhistesetlesmusulmansne sepressaientguèreàLondresàcetteépoque !En revanche,onsaitquelesjuifsfurentadmisdansleslogestrèstôt.Finalement,s’ilparaîtclairque«lesconfessionsoudénominationsquiaidentàlesdistinguer»désignentavanttoutlesmultiples églises chrétiennes qui se côtoyaient alors enAngleterre, il est peudouteuxquelaplusgrandetolérancereligieuseesticiprêchée.Quantaux«athéesstupides et aux libertins irréligieux », leur exclusion, du reste très modérémentexprimée, est une concession naturelle à une époque où l’appartenance à unecommunautéecclésialefaisaitpartieintégrantedel’identitésociale.

Lesobligationsd’unfranc-maçon

EXTRAITESDES

Anciennesarchivesdesloges

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D’au-delà des mers et d’ANGLETERRE, ÉCOSSE, et IRLANDE, à l’usage deslogesdeLONDRES

POURÊTRELUES

Àl’initiationdeNOUVEAUXFRÈRESouquandLeMAÎTREl’ordonnera

I.ConcernantDieuetlaReligion

Unmaçonestobligé,parsonengagement,d’obéiràlaloimorale,ets’ilcomprendbien l’Art, il ne sera athée stupide ni libertin irréligieux.Mais quoique dans lestempsanciens,lesMaçonsfussenttenus,danschaquepaysd’êtredelareligiondecepays ou de cette nation, quelle qu’elle fût, néanmoins il estmaintenant considéréplus approprié de seulement les astreindre à cette religion sur laquelle tous leshommes sont d’accord, laissant à chacun ses propres opinions, c’est-à-dire d’êtrehommesdebienetloyauxouhommesd’honneuretdeprobité,quellesquesoientlesdénominations ou confessions qui aident à les distinguer, par suite de quoi laMaçonneriedevient leCentrede l’union et lemoyendenouer une amitié sincèreentredespersonnesquin’auraientpuqueresteràuneperpétuelledistance.

(Constitutionsdesfrancs-maçons,Londres,1723)

Cette orientation première, initialement très liée à la situation religieuse del’Angleterre,marqueradurablementl’espritdetoutelamaçonneriemêmelorsque,quelquesannéesplustard,ellefranchiralaManchepours’épanouirdanslaFrancecatholique.

C’estundesprincipesessentielsdecequ’il est convenudenommerdenos joursencore, avec parfois peut-être quelque équivoque, sinon quelque abus,l’universalismeandersonien.

Désaguliers,scientifiqueenmêmetempsqueprêtremondain,sembleavoiradhérépersonnellementaulatitudinarisme,tendanceanglicanetrèslibéraleetpeuportéeàla spéculation théologique, alors en vogue dans les milieux cultivés. Son ami etconfrère Isaac Newton (1642-1726) lui-même n’était-il pas vraisemblablementunitarien,neretenantguèreduchristianismequ’unemoraleépurée?

C)Surleplanintellectuelenfin

C’est sans doute le trait le plus frappant à l’origine, et cependant le plus souvent

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méconnu.Entre1720et1750, laGrandeLogeacomptédansses rangs l’élitedesmilieux scientifiques anglais et un nombre impressionnant de membres de laSociétéroyaledeLondres.

LaRoyalSocietydontlepremierprésidentdeséance,faitnotable,avaitétéRobertMoray–lepremiermaçonspéculatifanglaisconnu–,etquireçutunecharteroyaleen1662,étaitdevenueaudébutduxviiiesiècleunevéritableAcadémiedessciences,ausenslepluslargedeceterme,enuntempsoùnombredeproblèmestenaientaumoinsautantdelaphilosophiequedelascience–laphysiquedeNewtonestalorsappelée«philosophienaturelle».

Désaguliers lui-même est admis dans la Société en 1714 avec le prestigieuxpatronagedeNewton,ainsiqueMichel-AndrédeRamsay,éluen1729etquenousretrouveronsauxoriginesdelamaçonneriefrançaise.Aprèsl’accessionduducdeMontagu, pendant les cinquante premières années de son existence environ, laGrandeLogen’auraquedesgrandsmaîtres revêtusde laqualitédeFellowof theRoyalSociety(frs*).Danssesrangs, lesmembresdel’augustecompagniesavantesont également nombreux. Entre 1725 et 1730, plus de 84 maçons anglais luiappartiennent alors que le nombre total de Fellows était environ de 250 à cetteépoque:laproportionestévidemmentconsidérable.

Au tournant des années 1740-1750 toutefois, les honorables sociétaires se ferontplusraresauseindelamaçonnerie.Cettedernièreverraenmêmetempss’accroîtrenotablementlenombredesesmembres.Lesraisonsdecettedésertionrelativedesélites intellectuelles qui avaient puissamment contribué à fonder la Grande Logedemeurentpartiellementobscures.

C’estdansceclimatpolitiqueetintellectuelqueserévélerontlesfuturspionniersdela maçonnerie française. Il est certain qu’ils en emporteront aussi l’esprit et lesambiguïtés. S’ils prirent pied sur le Continent, ce ne fut pas du reste pour ypropagerlamaçonnerie,maisparcequeleursengagementspolitiquesetreligieuxles y avaient contraints.Les premiersmaçons enFrance furent des fugitifs et desexilés.

Notes

[1] Cf. notamment The Transition from Operative to Speculative Masonry,(Prestonian lecture for 1957), in Harry Carr’s World of Freemasonry, Londres,1983.

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[2]EntoutpremierlieuparE.Ward,danssonarticlemajeur:«TheBirthofFree-Masonry»,ArsQuatuorCoronatorum,91,(1978).[3]TheOriginsofFreemasonry.Scotland’sCentury,1590-1710,Cambridge,1988,etTheFirstFreemasons,Scotland’sEarlyLodgesandtheirMembers,Aberdeen,1988.[4]NotammentceuxdeR.Edighoffer,LesRose-Croix,«Quesais-je?»,n°1982,Paris, 1982, et Les Rose-Croix et la crise de la conscience européenne au xviiesiècle,Paris,1988.

Parailleurs,onpeut toujoursconsulteravecprofit :P.Arnold,Histoire desRose-Croixetlesoriginesdelafranc-maçonnerie,Paris,1990.

[5]Cf.surcesujet:F.Yates,LaPhilosophieocculteàl’époqueélisabéthaine,Paris,1987.

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ChapitreII

LeSiècled’or(1725-1793)

I. Une préhistoire de la maçonneriefrançaise?(1688-1725)1.L’exodejacobiteenFrance

ans la dernière décennie du xviie siècle, la guerre dynastique anglaise eut uneconséquence immédiate et sensible enFrance : l’exode jacobite, très lié, enpartiepar l’histoire et en partie par la légende, aux origines mêmes de la maçonneriefrançaise.

Àpartirde1688,eneffet,c’esttoutunpeuplequivints’établirenFrance,autourdeSaint-Germain-en-LayeoùleroiJacquesIIorganisasacour,bientôtrejointpardesrégiments.NombredepartisansetleurfamillesefixèrentenFranceoùilsdevaientfairesouche.

La cohabitation sur le sol français, dans les premières années d’unemaçonneriesurtout parisienne, de jacobites et de partisans de la monarchie hanovrienne, aentretenudiversespolémiques.Faut-il résolumentopposer, commeon l’a souventfait,unemaçonneriejacobite,réputéecatholiqueetconservatrice,àunemaçonneriehanovrienne,protestante etplutôt réformiste ?La situationn’est sansdoutepas sisimpleetl’alternativeparaîttropsommaire.

Il est certain que les fondateurs, étant des exilés, étaient nécessairement desjacobites.Leplusemblématiqued’entreeux,Derwentwater,mourraen1746martyrde la cause catholique et stuartiste qu’il n’avait cessé de soutenir.Mais il y avaitaussiàParisd’autressujetsbritanniquesvivantenbonnerelationavec lenouveaupouvoir,et laGrandeLogedeLondres,assurémentconformisteetpeususpecteàcetégard,ferafigurerlaplusanciennelogeparisiennesurletableaudetoutesleslogesdesacorrespondanceen1735.Désagulierslui-mêmehonoreradesaprésence

D

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unetenue,c’est-à-direuneassembléemaçonnique,en l’HôteldeBussy,àParis, lamêmeannée.

Enfin,sicesdivergencespurentjouerpendantlesdixpremièresannéesd’existencediscrètesinonsecrètedes logesenFrance,après lesdivulgationspubliquesquiseproduisirent en 1737, elles eurent sans doutemoins de portée, et plus aucun sensaprèsl’échecfinaldelacausejacobiteen1746.Àcettedate,dureste,lamaçonnerieenFranceétaitdepuislongtempsdevenueunemaçonneriefrançaise.

2.LalégendedeSaint-Germain-en-Laye

Le principal ornement de la légende jacobite est une loge dénomméeLa ParfaiteÉgalité,supposéeavoirexistédèsle25mars1688auseindurégimentdesgardesirlandaises de Walsh-Infanterie. Nous savons qu’en Irlande notamment les logesmilitaires furent nombreuses et actives. Les annales de la maçonnerie irlandaisenousrapportentenoutrequ’en1688unelogeestsupposéeavoirexistéàDublin,auseindutrèscélèbreCollègedelaTrinité :si lefaitestréel, l’existenced’unelogedans le régimentdeWalshà lamêmedateestdoncparfaitementenvisageable.Ladate de 1688 pose cependant un problème : elle précède de près de deux ans ledébarquement des premiers régiments irlandais connus en France. Il ne manquedonc à cette tradition qu’un élément, mais il est d’importance : il n’en subsisteaucunetracedocumentaire,aucuntémoignagedirectpourl’époqueprésuméedesafondation,hormisceluide la légende.C’estdurestesurceseul fondementque leGrand Orient de France, en 1777, accordera à ladite loge le renouvellement despatentesattribuéessansplusdecuriositéparlaGrandeLogeen1772.

Il en va de même pour la non moins mythique loge de La Bonne Foy, dans lerégimentdeDillondesgardesécossaises.L’historienG.Bord,quiaffirmaitqu’elleavait été « la première loge battant maillet en France », reconnaissait pourtantn’avoir jamais pu« en trouver unepreuvepositive».La seule logede cenomàSaint-Germain-en-Laye fut constituée en 1778 par le Grand Orient : elle étaitpurementcivileet,commelereconnaîtG.Bord,«onpeutdouterquecettelogesoitsortie du régiment de Dillon, qui n’avait du reste à cette époque aucune attacheparticulièreavecSaint-Germain».

II. La première maçonnerie française(1725-1738)

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1.SaintThomasauLouisd’Argent

Ilrestedoncpresqueimpossiblededire,enl’étatactueldeladocumentation,quandles premiers francs-maçons apparurent sur le sol français. Il demeure néanmoinscertainqu’ilsfurentanglais,écossaisouirlandais.

C’est dans leMémoire historique sur la maçonnerie, paru dans le supplément del’Encyclopédie de1773, sous laplumede l’astronome JérômeLalande, lui-mêmeinitié vers 1765, qu’on trouve le premier témoignage sur les débuts de lamaçonnerieàParis:

«Versl’année1725,MilordDervent-Waters,leChevalierMaskelyne,d’Herguerty,&quelquesautresAngloisétablirentuneL...àParis,ruedesBoucheries,chezHuré,Traiteur Anglois, à la manière des sociétés angloises ; en moins de dix ans, laréputationdecetteL...attiracinqousixcensFrèresà laMaçonnerie,&fitétablird’autresloges;[…]»

Une tradition veut que Charles Radcliffe, comte de Derwentwater en 1731, ait lepremierremplilesfonctions–sinonportéletitre–degrandmaîtreenFrance.IlfutaumoinslefondateurdelalogedelaruedesBoucheries,diteSaint-Thomas(peut-êtreparréférenceàThomasBeckett),avecdeuxautresaventuriersdustuartisme:Jacques-HectorMacLeane,baronetécossais,quel’onretrouveraluiaussicommegrandmaîtreunpeuplustard,etDominiqueO’Heguerty,irlandaisdenaissance.

Cettepremièreloge,quiplustardseraditeparfois«dugrandmaître»,fut-ellebienàl’originedecelleconnue,elleaussi,souslenomdeSaint-Thomas,seréunissanttoujours rue desBoucheries, à l’enseigneAuLouis-d’Argent ?Un doute subsiste,maiscettedernièrerecevradespatentesofficiellesdelaGrandeLogedeLondresen1732,peut-êtreparceque,précisément,ellen’étaitplusalorsdanslalignepolitiquedesfondateursjacobites.

Peu après apparaît la loge desArts Sainte-Marguerite, avec des Français en plusgrandnombre,puislalogeditedeCoustos-Villeroy,quipasseraàlapostéritépouravoirfourniàlapolicelepremierregistredeloge.

Le29novembre1736,toujoursàParis,MacLeane,enqualitédegrandmaître–etsansréférenceàlaGrandeLogedeLondres–,donnepatenteàunelogequiprendralenomdeBussy-Aumont.Cetteinitiativedugrandmaîtrejacobitesembles’opposeraucoupd’éclatdelaloged’Aubigny-Richmond,dontunjournalanglaisrapporte,enseptembre1734,qu’elleavaittenuuneassembléeàParissouslaprésidencedeJean-ThéophileDésagulierslui-même,enprésencedel’ambassadeurd’Angleterreetde

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CharlesdeMontesquieu,quiavaitétéreçumaçondanslalogeHorn,àLondres,enmai1730.CettelogerecevraaussipatentedeLondresen1735,desmainsduducdeRichmond qui avait été le successeur de Wharton à la tête de la Grande Logeanglaiseen1724.

Si le nombre des Français est encore si restreint à cette date, c’est qu’il est fortprobablequeleurentréedansleslogesétaitalorstouterécente.

2. La révélation des secretsmaçonniques (La réceptiond’unfrey-maçon,1737)

Jusquevers1736-1737,lamaçonneriefrançaisemèneunevietrèseffacée,connuedequelques initiés.Seulesde rarescorrespondancesprivéesen fontmention.Dès1737, tout bascule, c’est alors que va se produire ce que P. Chevallier amalicieusementappelé«lapremièreprofanationdutemplemaçonnique».

Le lieutenantdepoliceRenéHérault, dont le frère était jésuite et pourchassait lesjansénistes, ayant eu connaissance dèsmars 1737 demanifestations publiques desfrancs-maçons,voulutenpercerlesecret.Ilyprocédadetroismanières.

Au cours de l’été 1737, une perquisition effectuée chez lesAnglais de l’Hôtel deBourgogne, faubourg Saint-Germain, permet au lieutenant d’apporter, lors d’uneassemblée de police tenue chez le premier président du Parlement de Paris, despièces « qu’il a fait saisir au sujet d’une espèce de Société qui très ancienne enAngleterresouslenomdefrancsmassons,faitdepuisquelquetempsbeaucoupdebruit en France au même titre, ayant procédé à l’examen des Réglemens ouConstitutionssaisys,etautrespiècesaussysaisiesconjointementavecdesTabliersde Masson, des Chansons, des Estampes, il a paru à l’assemblée que si dans lapremièrevuecettesociéténeparôissoitestrequ’uneespècedesociétédetabledontmêmelesindécencesparoissoientbannies,elleétoitcependantdangereuse,etparcequesuivantlesréglemensonyparoissoitpencheràl’indifférencedesReligions,etparce qu’en blâmant ceux des francsmassons qui formoient des complots contrel’État,onn’enparloitpasavecassezd’horreuretpardessecretsdecettesociétéqueles réglemensannoncentpartout,etparcequ’enfinonpeutavoiràcraindred’uneSociétéoù l’onadmetdespersonnesde tousÉtats, conditions,Religions,où il setrouventungrandnombred’ÉtrangersdetoutessortesdeSouverainetez[…]».

Lerésuméquefaitlelieutenantdepolicedes«Réglemens»desfrancs-maçons–enl’occurrencede la logeCoustos-Villeroy–montreà l’évidencequ’il s’agitd’uneadaptationassez fidèledesConstitutions de 1723où l’on reconnaît sanspeine les

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principalesstipulationsduTitreIer(«ConcernantDieuetlaReligion»)etduTitreII(« Du Magistrat civil suprême et subordonné »). Ces textes, ayant valeurd’apaisement en Angleterre, se heurtaient en France à l’absolutisme royal et àl’hégémonie catholique. La majorité des membres de cette première maçonnerieparisienneétantbritannique,celapouvaitsecomprendre.LesFrançaisnetarderaientcependant pas à se joindre à eux, et c’est ce que le lieutenant de police redoutaitprécisément.

On notera que la police, nécessairement bien renseignée, indique que les francs-maçonsfont«depuisquelquetempsbeaucoupdebruitenFrance».Celaconfirmeque les quelques loges parisiennes établies depuis 1725 avaient dû mener uneexistence fort discrète, ou qu’elles n’inquiétaient désormais qu’en raison de leursmanifestationspubliques.Lenombredes frèresdevaitêtreaussi très réduit :peut-êtreenviron200àParis.

Puis, Hérault fait interrompre, le 10 septembre 1737, une assemblée de freys-massonschezChapelot,marchanddevinsàlaRapée.Plusieurspersonnesdequalitésontprésentesetl’uned’entreellessignifieaucommissairequ’ildoitseretirer.Larumeurprétendra, sanspreuve formelle,qu’il s’agissaitdu jeuneducd’Antin,quidevint grand maître en 1738. Quelques jours plus tard, le Châtelet rendit unesentence contre Chapelot (1 000 livres d’amende et sixmois de fermeture) et fitdéfense « à tous traiteurs cabaretiers, aubergistes et autres de recevoir lesditesassembléesdefreys-maçons».Celles-cisepoursuivirentsanstrêve.

Enfin, en décembre 1737, Hérault annonce la découverte du « serment desfrimassons », et le texte de cette première divulgation publique des usagesmaçonniques,repriseenjanvier1738parlaGazettedeHollande,faitbientôtletourdetouslessalonsetalimentetouteslesconversations.LesAmusementslittérairesdu16décembre1737rapportentàcesujetquelesecretauraitpuêtrelivréparunfrère,sur les instances d’une demoiselle Carton, fille de l’Opéra et comme telletraditionnellementliéeàlapolice:

«IlseprésentafortàpropospourelleunFranc-Maçonquiluidemandasesbonnesgrâces.Elleluidemandaàsontourenquoiconsistaientlesmystèresdesonordre.Ilsedéfenditlongtempsdelasatisfairesurcepoint-là,ellesedéfenditdemêmedelesatisfairesurl’autre[…].»

Lafaiblessetrèshumained’unfrèrerévélaitainsiàlapolice,etdoncàl’historien,le précieux compte rendu d’une cérémonie d’initiation telle qu’on la pratiquait àParisàcetteépoque(cf.encadré«Laréceptiond’unfrey-maçon»).

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OncomprendqueDerwenwateraitalors«beaucoupdéclamécontrelesFrançaisetprotestéquec’étaitcontresonsentimentqu’onlesavaitadmis».

Dansl’immédiat,d’autressoucisallaientoccupercesnouveauxconfrères.

3.Leslogesetlepouvoirroyal

La France du jeune Louis XV, sous la férule de Fleury, est très différente de lalibéraleAngleterrequ’admiredéjàMontesquieuetquecélébrerabientôtVoltaire.Ledroit d’association n’y est alors pas reconnu : lamaçonnerie, d’origine anglaiseconnue et s’assemblant à huis clos, ne pouvait qu’attirer l’attention du pouvoirroyal.

Lespoursuitesfurentcependanttrèsmodérées.Quelquesarrestationseurentencorelieu en 1740 avec des condamnations légères. Peu après l’élection du comte deClermontenqualitédegrandmaître,endécembre1743, lesuccesseurdeHérault,songendreFeydeaudeMarville,feraprocéderàd’autresvisitesdomiciliairesdansleslogesdeParis.Ellesserontsanslendemain,maisilenrestedescomptesrendusquinous fournissentdepassionnantesprécisionssur ledécoret lesusagesdecespremièresloges.Après1745,lesperquisitionsetlesarrestationscesseront.Riennes’opposeraplusàlaprogressiondelamaçonnerie:ellefaisaitdésormaispartiedupaysagesocial.

Defait,pendanttoutlexviiiesiècle,aucuneordonnanceroyaleneserajamaisprisecontrel’Ordre,niaucunarrêtduparlementdeParis.

«Laréceptiond’unfrey-maçon»

Il fautd’abordêtreproposéà la logecommeunbonsujetparundesfrèresde lasociété. […]On lui découvre à nu le genou droit ; on lui faitmettre son souliergauche en pantoufle ; on lui bande les yeux, et on le garde en cet état pendantenvironuneheure,livréàsesréflexions.[…]

Legrandmaître,quiaaucoluncordontailléentriangle,dit:«Demandez-luis’ilalavocation.»Leparrainlefait,etlerécipiendaireayantréponduqueoui,legrandmaîtreordonnequ’onlefasseentrer.Alorsilestintroduit,etonluifaitfairetroistoursdanslachambreautourd’unespaced’Écrit[symbolestracésàlacraieouaucharbon] sur leplancher,où l’onacrayonnésur lesdeuxcolonnesuneespècedereprésentationdesdébrisduTempledeSalomon.[…]

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Onluidébandelesyeux,touslesfrèresassemblésencerclemettentl’épéeàlamain;onfaitavancerlerécipiendaireentroistempsjusqu’àuntabouret,quiestaupieddufauteuil;lefrèreorateurluidit:«Vousallezembrasserunordrerespectablequiestplussérieuxquevousnepensez : iln’yariencontre la loi,contre lareligion,contrel’État,contreleroi,contrelesmœurs.»[…]

Ensuiteonluidécouvrelagorgepourvoirs’iln’estpointdusexeetonluimetsurla mamelle gauche un compas, qu’il tient lui-même. Il porte la main droite surl’Évangile, et prononce son serment.Après quoi on lui fait baiser l’Évangile. Legrandmaître le fait alors passer à côté de lui. On lui donne le tablier du franc-maçon,quiestd’unepeaublanche,unepairedegantsd’hommepourluietuneautredegantsdefemmepourcellequ’ilestimeleplus.

(PubliédansLaGazettedeHollande,1738)

4. Catholiques et francs-maçons dans la France del’AncienRégime

LespremièresmesuresprisesenFrancecontreleslogesétaientinspiréesaumoinsautant par un souci de simple police que par des soupçons religieux. Une autreattaque,frontalecettefois,allaitsurvenirdès1738.Cetteannée-là,eneffet,lepapeClémentXIIpublialabulleInEminenti,excommuniant les francs-maçons.Onsaitaujourd’hui que cette condamnation, dont lesmotifs sont exposésdemanièrepeucohérente et surtout très sibylline, était largement due au contexte politique enToscaneoùlafranc-maçonnerieavaitétéliée,enlapersonnedequelques-unsdesesreprésentants, à la mise en cause des prérogatives de l’Église, notamment sur leterraindelajuridiction,vastequestionnullementpropreàlamaçonnerieetautourdelaquellesecristalliseraenpartielecombatpourl’unitéitalienneauxixe siècle.Lepapeagissaitdoncsurtoutensouverain temporeldéfendantsonpouvoiretsoninfluence,maisildonnaitàsonacteunejustificationreligieuse.

La bulle de 1738 ne fut que la première d’une longue suite de condamnations,d’aborden1751parBenoîtXIV(Providas),puisàdenombreusesreprisesjusqu’àla fin du xixe siècle (Humanum Genus, 1884). Au fil du temps, l’attitude de lamaçonnerie à l’égardde l’Église évoluera sensiblement,mais lesgriefs formuléspar leSaint-Siège,enrevanche,nevarierontpas : relativisme, toléranceà l’égarddes autres confessions, et surtout la pratique du secret, considérée commenécessairement suspecte, seront les bases constantes de l’antimaçonnisme

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catholique.Ils’yajouteral’accusation,généralementinfondée,decomplotercontrelespouvoirscivils:leursConstitutions,onlesait,enfontexpressémentdéfenseauxmaçons.

La bulle In Eminenti fut, dans les pays européens les plus soumis à l’autorité deRome,lesignald’unevaguedepersécutionsmenéesparl’InquisitionàFlorenceetàVenisemaisaussienEspagneetauPortugal.EnFrance,cependant,ilenfuttoutdifféremment. En vertu des « libertés de l’Église gallicane », aucune bulle nepouvait avoir d’effet ni, par conséquent, obliger en conscience les catholiquesfrançais, si elle n’était enregistrée en Parlement. Celui de Paris, de sensibilitéjanséniste,nesesouciajamaisd’yprocéder.LegouvernementconduitparFleury,se souvenant sans doute de la guérilla parlementaire qu’il avait fallumener pourobtenir l’enregistrementde labulleantijansénisteUnigenitus fulminée àRomeen1713, ne fit guère de tentative en ce sens.Seuls de rares évêques tinrent quelquespropos hostiles à l’Ordre, comme Mgr de Belsunce à Marseille en 1742, sansconséquencedureste.

La maçonnerie vécut ainsi, tout au long du xviiie siècle, dans une situationparadoxale à l’égard du catholicisme. Condamnée par Rome, elle put néanmoinsprospérerauroyaumedu«RoiTrèsChrétien»etaccueillirensonseindesmilliersdecatholiquesmaisaussidenombreuxecclésiastiques,généralementabbésdecouretprêtresmondains,maisparfoisaussicurésdelaparoissevoisine.Ilyeutmêmedes loges dans des couvents : ce fut le cas de laLoge de la vertu à l’abbaye deClairvaux,auseindelaquellelesfrèrescisterciens(ondisaitalors«bernardins»)maçonnèrentde1785à1789.

La plupart des maçons, notamment avant les années 1770, sont catholiques etouvertementrespectueuxautantduTrônequedel’Autel.Lesrèglementsdelalogedu grand maître, le comte de Clermont, en 1755, stipulent même que les frèresdevrontalleràlamesselejourdelaSaint-Jean.

Iln’endemeurepasmoinsquedèssespremierstemps,l’institutionaccueilleensonseindesprotestantsetquedans ledernier tiersdu siècle, lesphilosophes, apôtresdesLumièresplusquedel’Évangile,yparaîtrontsansquenuln’ytrouveàredire.La tolérance est certainement une vertu maçonnique première, célébrée dèsl’origine avec la plus grande netteté.En cela, elle annonçait incontestablement degrands changements dans une société encore figée par un absolutisme dontbeaucoup percevaient l’essoufflement. Mais la maçonnerie en était-elle l’un desmoteurs,ousimplementl’undessymptômes?

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5.Ladiffusiondelamaçonnerieenprovince.Leslogesmilitaires

Il y a quatre ou cinq loges à Paris en 1737 et peut-être une dizaine d’autres enprovince,commeàMetzdès1735ouAvignonen1737.Vers1744,oncompteplusd’une vingtaine de loges à Paris et aumoins autant en province : lamaçonneries’était établie à Caen en 1738, à Toulouse etMarseille en 1742, à Dunkerque en1743.Entre1730et1755,plusde72 localitéspossèdentaumoinsune loge,et13d’entreellesenontdéjàplusieurs.

Les circonstances de fondation de ces loges sont très variées et en l’absenced’autorité centrale encore bien établie certaines semblent surgir presque pargénérationspontanée.Peuàpeu,lamiseenplaced’uneadministrationsousl’égidede lapremièreGrandeLoge–quin’yparviendra jamaisd’unemanièrevraimentsatisfaisante–permettrad’yvoirunpeuplusclair.Parfois,plusieurs frèresayantétéreçusdansdiversesloges,auhasarddeleursdéplacementsetdeleursaffaires,etsetrouvantennombresuffisantdansunevillederésidence,décidentdeformeruneloge.Ailleurs,c’estunelogequidonnenaissanceàuneautre,danslamêmevilleoudans une ville voisine, en accordant patente à « sa fille ». Dans d’autres cas, lepassaged’unfrèredansunevilleoùaucunelogen’estétablieluipermetderecevoirquelquespersonnes,selondesmodalitésrituellessansaucundoutefortréduites,etdeformerainsiunenouvellelogequipersisteraaprèsledépartduvoyageur.

Ilarriveque la tradition localed’une loge luiattribueunmystérieuxmais leplussouvent prestigieux fondateur, ayant agi au nom d’une obédience généralementécossaiseouanglaise.Ainsidumythique«FrèreMylordDuvualons»réputéavoirfondéen1751,àMarseille,aunomdelaGrandeLoged’Écossequalifiée,dansuntexted’unanglaisdouteux,de«PerfectLodgeinScotland»,unelogedeSaint-Jeand’Écosse qui, par cette ancienneté et ce haut lignage, prendra plus tard ladénomination de « Mère Loge écossaise ». Confronté à de telles prétentions, leGrandOrientdeFrance, lorsqu’il renouvellera,àpartirde1774, lesconstitutionssymboliquesdetouteslesloges,c’est-à-direlapatentedonnantàlalogeledroitdeseréunir«régulièrement»,exigeraquelquespreuves:onluiproduiraparfoisdespiècesd’uneauthenticitédouteuse,maison luiopposerasouvent l’argumentdes«patentesperdues».La loge, après s’êtreacquittéed’undroitdechancellerie,n’enserapasmoinsrégularisée.

Une autre source de fondation réside dans les loges militaires. Vers 1745, il enexiste environ une demi-douzaine : on en trouve ainsi dans les régiments deBourbon-Infanterie,desGardes-Suisses,oudeRoyal-Vaisseaux.

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Leslogesvontproposerauxmilitairesunesociabiliténouvelle,intégréeàlaviedurégiment.Vers la fin du siècle, le progrès des idées nouvelles sera sensible dansl’arméeoùl’ondiffuseraleprojetd’unnouveautypede«soldathumaniste»,etlamaçonnerieyrépondramieuxencore.Lesstructuresdelasociétéd’AncienRégimen’y perdront cependant pas leurs droits et dans nombre de régiments deux logescoexisterontsouvent,enassezbonneharmonie:celledesofficiers–généralementdesnobles,dontbeaucoupavaientachetéleurgrade–etcelledes«basofficiers»–soldats roturiers sortis du rang pour qui toute autre promotion était difficilementenvisageable.

Ilyeutainsienvironunecentainedelogesmilitairesconstituéesaucoursduxviiiesiècle.En1788,environ25%desofficiersappartenaientàunelogerégimentaire,maisdanscertainsrégimentslaproportiondépassait40,voire50%.Cefutdoncunphénomèned’assezgrandeampleur.

À l’occasion de leursmanœuvres, les régiments se déplaçaient à travers le pays.Lorsqu’ils prenaient leurs quartiers d’hiver, un casernement prolongé lesimmobilisaitdansunevillepourplusieursmois.Plusde320localitéspossédaient,en 1756, des bâtiments pour le logement des troupes, mais ils étaient souventinsuffisants, et nombre de militaires devaient loger chez l’habitant – ce qui nemanquaitdesusciterdesconflits.

C’est cependant à la faveur de ces contacts prolongés que les logesmilitaires sefirent les propagatrices de la maçonnerie parmi les civils. La plupart des logesrégimentairesprévoyaientdansleursrèglementsl’initiation,voirel’affiliation,de«bourgeois»,généralementen leur faisantacquitterdesdroitsde réceptionunpeuplusélevés.Lorsqu’unelogemilitairequittaitsonlieudecantonnement,ellelaissaitainsi derrière elle l’embryon d’une nouvelle loge. En 1783, le Grand Orientrecommandait encoreà ses logesmilitairesayant initiédes«citoyensde laville,nonmilitaires », de bien faire promettre à chacun d’eux « de s’affilier à uneL...régulièrelepluspromptementqu’illuiserapossible,aprèsledépartdurégiment».

Decetteorigineresteranotamment,danslesusagesmaçonniquesdetable,lorsdesbanquetsquiformeront très tôtchezlescivilsunepartessentielledelasociabilitémaçonne, un vocabulaire imagé, désignant les couverts et les boissons par desmétaphoresmilitaires:unverreestuncanon,unebouteilleunbaril,levinrougedelapoudreforte…

Le chevalier de Beauchaîne, type même du chevalier d’industrie, de l’aventuriermaçonnique, qui suivait dans sa roulotte les régiments en campagne, vendant lesdécors et les diplômes des grades qu’on voulait bien lui acheter, est l’une des

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figuressingulièresetinattenduesdecettemaçonneriemilitaireetsouventbachique.

6.Lespremiersgrandsmaîtres

D’origineanglaisemaispourvuedefondateurstousstuartistes,doncpeuenclinsàreconnaître l’autorité de la Grande Loge de Londres, la maçonnerie françaisenaissaitsousdesinguliersauspices.Leplusanciengrandmaîtrequ’onluiprêtenefaitqu’ajouteràcettesingularité.

C’estleducdeWhartonàquiuntextede1735accordecetitre.Aprèsavoirconnuune courte grande maîtrise, mouvementée de surcroît, en Angleterre, jacobitedéguisé en partisan des Hanovres, Wharton doit finalement s’exiler en 1725. Ilterminera tragiquement sa vie en Espagne en 1731, accomplissant un destincontrasté.

C’est en 1728 qu’il passe enFrance, s’efforçant à nouveau de nouer des contactspolitiques avec Londres. C’est pourtant à cette année-là, période présumée de sagrandemaîtriseàParis,assuméeparlatraditionmaçonnique,quel’onfaitremonterlanaissancedelamaçonneriefrançaise.

Après lui Mac Leane, poursuivant la tradition jacobite des premiers maçonsparisiens,devientgrandmaîtreàsontour.C’estdecetteépoquequedatelepremierdocumentimportantdel’histoiremaçonniqueenFrance.

7.LesDevoirsenjointsauxmaçonslibres(1735)

Conservéaujourd’huiàlaBibliothèquenationaledeFrance,cetexteestlapremièretraductiondes«Obligationsd’un franc-maçon»contenuesdans lesConstitutionsde 1723. Sous le titre général «Devoirs enjoints auxmaçons libres », il reprendnotammentlesprescriptionsandersoniennes«EncequiregardeDieuetlareligion».EnFrance,notonsquelepassaged’Andersonrelatif«àcettereligionsurlaquelletousleshommessontd’accord»devientici«lareligiondonttoutchrétienconvient»,cequiseconçoitsanspeinedansunpaysoùlesjuifsnepossédaientaucunstatutcivil.Plusloincependant,«Encequiregardelegouvernementcivil»,onretrouvelepassageindiquantque«siunfrereetoitrebelleàl’État[…]quoiquelafraternitédoivedesavouersarebellion,onnepeutcependantl’excluredelaLoge».Onavuquellesconséquencesentira lapoliceparisienne.Quoiquejacobite,MacLeane, legrand maître signataire de ce document daté du « 27 Xbre [décembre] 1735 »,conservait scrupuleusement les conceptions maçonniques d’Anderson quimarquèrentdoncsansdiscussionpossiblelapremièremaçonneriefrançaise.

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8.LeDiscoursdeRamsay(1736-1737)

Àlafindel’année1736,André-MicheldeRamsay(1686-1743)entreenscène.

De souche écossaise, il vient en 1709 en France, auprès de Fénelon. Sous soninfluence,ilseconvertitàuncatholicismepiétistequ’ilconfirmeraquelquetemps,aprèslamortdesonmentor,chezMmeGuyon.SonHistoiredelaviedeFénelonquiparaît en 1720 fait de lui en Europe « l’apôtre du culte fénelonien ». L’annéesuivante,crééchevalierdeSaint-LazareparleRégent,ilgagneRomepourdevenirle précepteur du Jeune Prétendant : le voici ouvertement jacobite. Après unedisgrâce dont les causes sont incertaines, il séjourne de nouveau à Londres : endécembre1729,ilestélumembredelaRoyalSocietyetsansdouteinitiéàlalogeHorn, en mars 1730 – deuxmois avantMontesquieu. De retour en France on letrouve,asseznaturellement,en1736,danslemilieudespremiersmaçonsjacobitesdeParis.

Proche de Fleury, qui lui fait servir une pension, Ramsay, portant le titre assezvague de Grand Orateur de l’Ordre, conçoit le projet d’un Discours traçant leprogramme de la maçonnerie en France. Il le prononce sans doute en décembre1736 lors de l’assemblée qui élit Derwentwater, à nouveau grand maître, enremplacementdeMacLeane.Cediscoursdeviendral’undestextesfondateursdelamaçonneriefrançaise.

ReprenanttouteslesbaseshistoriquesdesAnciensDevoirs,ilassignecependantàlamaçonnerie une origine remontant auxCroisades, grâce aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem – les futurs chevaliers de Malte. Il attribue surtout à lamaçonnerie la mission de répandre la philanthropie, ou la morale pure, unediscrétion inviolable, le goût des beaux-arts et les devoirs de l’humanité. Ceprogramme, plus moral et vertueux que proprement intellectuel, et nullementpolitique ou social, sera longtemps celui de la maçonnerie française, au xviiiesiècle.

Enmars1737,Ramsay fait tenir àFleuryuneversionmodifiée,quimentionne leprojet d’un «Dictionnaire universel des arts libéraux et des sciences utiles » oùcertains se plaisent à voir l’annonce de l’Encyclopédie. Il prie le Cardinal del’appuyer et d’accepter son dessein de faire de la maçonnerie le soutien de lamonarchie.Fleuryécarteratoutd’unreversetbientôtHéraultinstrumenteradanslesloges.Ramsay,pourdesraisonstrèsmatériellesmaiscompréhensibles,s’inclinera.Ilsortdel’histoiredelamaçonneriemaisluilaisseunmonumentlittérairedontlesuccèsnesedémentirapas toutau longdusiècle,etdont le souvenirnes’estpas

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effacéjusqu’ànosjours.

Onluiattribueramême,sansfondementréelpourtant,lapaternitéd’unphénomènequi va très tôt s’emparer de lamaçonnerie parisiennemais aussi bordelaise : leshautsgrades.

9.Naissancedeshautsgrades

LamaçonneriepratiquéeenÉcosseàlafinduxviiesièclenecomportaitquedeuxgrades :apprenti entré (enteredapprentice) etcompagnon dumétier (fellowcraft).Vers1725,dansdescirconstancesencorepartiellementobscures,unnouveaugradeestintroduitàLondres,celuidemaîtremaçon(mastermason).Nulnesaitquandcenouveau grade fut connu en France puisqu’aucun document rituel ne nous estparvenupourlapériode1725-1737.Toutporteàcroirequ’àlafindecettepériodelesmaçonsparisienspratiquaient habituellement le troisièmegrade.Lanouveautéfutcependantqu’ilsnes’entinrentpaslà.

La question de l’origine des hauts grades est assurément complexe et demeurecontroversée.Onpeut toutefois considérer que ce phénomène prit réellement sonessorenFrancequi fut,pendantune trentained’annéesaumoins, lecreusetoùseforgèrent la plupart d’entre eux. Les plus anciens sont attestés dès le début desannées 1740 à Paris :maître élu,maître parfait, maître écossais. D’autres gradesécossais viendront deBordeaux.La liste s’allongera tout au longdu siècle et desdizainesdenouveauxgradesserontcréés.

Le mot écossais doit retenir l’attention car il est à l’origine du mot écossisme,promis à un avenir sans égal dans la maçonnerie universelle. Lui aussi designificationdiscutée,ilsemblesimplementtraduirelefaitqueparmilespremiersmaçons, enFranceautantqu’enAngleterre, le souvenirdemeuraitdu rôlemajeurjouéparl’Écossedanslamaturationfinaledusystèmemaçonniquespéculatif.Lesmots écossais, écossisme, en vinrent alors à désigner tout ce que la maçonnerieconsidéraitcommeéminent,choisi,particulièrementdignederespectetd’honneur,sansqu’ilfailleyvoiruneorigineproprementliéeàl’Écosseelle-même.

Invention apparemment française, les hauts grades prospéreront dans toutel’Europe. Les raisons premières de ces innovations demeurentmalaisées à saisir,mais le succès de ces grades fut considérable. Leur développement explique engrandepartielesquerellesautantquelesprogrèsdelamaçonnerietoutaulongduxviiiesiècle.S’agissait-ildereconstituerl’élitismedontlapremièreGrandeLoge,créée à l’ombre de la Royal Society, avait tenté l’expérience – sans lendemain

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semble-t-il–ouplusprosaïquementdeflatterl’orgueiletlavanitédesfrères?EnFrance, dans une tout autre perspective, ils permirent bientôt à des bourgeois,portant l’épée en loge, d’accéder à la chevalerie maçonnique, succédané denoblesse. Ainsi, le Chevalier d’Orient ou de l’épée fut un grade majeur de lamaçonneriefrançaiseentre1745et1760environ.

En1744,unedivulgationnousapprendeneffet:

«Que l’on soitGentilhommeounon,onest toujours annoncépour telparmi lesFrancs-Mâçons : la qualité de Freres qu’ils se donnent entr ’eux les met tous deniveaupourlacondition.»

Sansdonneràcesmotsplusd’importancequ’ilsn’enontetyvoirlepremieracted’une révolution politique qu’ils n’annonçaient pas, observons néanmoins qu’ilstémoignaient d’une attitude sociale et morale d’un type nouveau. Conforme àl’esprit du temps, auquel lamaçonnerie sera toujours perméable, cette sensibilitépouvaits’affirmerdansuneinstitutionmêlant,enFrance,latoléranceanglaiseetla«nouvellearistocratie»deshautsgrades.

III. La France, Fille aînée de lamaçonnerie(1738-1771)1.LecomtedeClermont:ungrandmaîtreauSiècledeslumières

Le24 juin1738,LouisdePardaillandeGondrin (1707-1743), ducd’Antin, jeunearistocrate très prochedeLouisXV, accède à la grandemaîtrise.Un an après lespremièresincursionspolicières,untelparrainagepouvaitassureràlamaçonneriefrançaiseuneréelleprotection.

Àcetteoccasion, laquestionde l’initiationdeLouisXVs’estposée :A-t-ilexistéuneLogeroyaledespetitsappartementsàVersailles?Rienn’estmoinssûr,maisilrestevraiquelevaletdechambreduroi,Bontemps,avaitétéinitiéen1737àlalogeCoustos-Villeroy:l’eût-ilacceptésansl’aveudesonmaître?LouisXVavaitdoncdes liens personnels avec la Fraternité, mais rien ne prouve qu’il s’y soit plusintéressé.

Leducd’Antinmeurten1743,aprèsunegrandemaîtrisesansrelief.Unautrehaut

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aristocrate allait lui succéder et marquer par un règne de près de trente ans lamaçonneriefrançaisequi,soussagrandemaîtrise,parviendraaufaîtedesagloire,faisant de la France la « Fille aînée de la maçonnerie » presque autant que del’Église.

Le11décembre1743,LouisdeBourbonCondé,comtedeClermont (1709-1771),princedusang,abbédeSaint-Germain-des-Prés,plus tardmembrede l’Académiefrançaise,estélugrandmaître.Onnepeutqueremarquerlefaitqu’unprinced’unetelleextractionsesoitsoumisauvoted’uneassembléedontlatrèsgrandemajoritéétaitconstituéederoturiersetdepetitsbourgeoisdeParis.

Louis de Clermont a été diversement jugé. Grand maître négligent, libertin etjouisseur passant son temps auprès des danseuses, général malheureux –piteusement vaincu à Krefeld (1758) –, il annonce pour certains la décadence del’aristocratie française. Pour d’autres, la correspondance privée de ce princeintelligentetcultivémontresonintérêtpourlamaçonnerie,sesmystèresetseshautsgrades.Auvrai,d’abordmodérémentphilosophepuisvaguementdévotàlafindesavie,Clermontportaenluitouteslescontradictionsdesonmilieuetdesonsiècle:cefurentaussicellesd’unepartiedelamaçonnerie.

Ilnefutpasseulementlegrandmaîtreemblématiquedeslogesfrançaises,maisunesorte de référence européenne pour toute la maçonnerie, et nombre de loges sediront«fillesdeClermont».Onluiprêtaaussilavolontédedonner«denouvellesconstitutionstantpourlesfrèresquepourlesloges»,cequiseproduisiteneffet,etcelle–peusuivied’effet–d’en«éloignertoutcequi[n’était]pasgentilhommeoubon bourgeois » : sa haute quoique lointaine protection fut plutôt bénéfique auxpetitsroturiersquipeuplaientleslogeslorsdesultimesavaniesdelapoliceàParis,en1744et1745.

Son règne fut cependant marqué par le pouvoir souvent contesté de Substitutsparticuliers,hommesdeconfiancedugrandmaîtreagissantensonnom,commelemaître à danser Lacorne ou le banquier Baur, qui causèrent d’incessants conflitsjusqu’àlafondationduGrandOrientdeFrance.

2.Ladivulgationdesusagesmaçonniques(1744-1751)

Dès lors que s’apaisèrent les ardeurs des exempts de police, la maçonnerie putparaître définitivement au grand jour. L’initiative de René Hérault aidé de lademoiselleCarton, en 1737, fut dépassée en ampleur : de 1744 à 1751, plusieursdivulgationsimpriméesvontrévéleraupublictouslessecretsdesfrancs-maçonset

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le rituelde leurscérémonies :LeSecretdes francs-maçons (1744),LeCatéchismedesfrancs-maçons(1744),LeSceaurompu(1745),L’Ordredesfrancs-maçonstrahi(1745),LeMaçondémasqué(1751),etc.

Abondamment pourvus de gravures, agrémentés de chansons, ces petits ouvragesconnaîtront un succès prodigieux. Si cette première série de révélations neconcernaitque les troisgradesbleusousymboliques, c’est-à-dire ceuxd’apprenti,decompagnonetdemaître,ilsannonçaientdéjàl’existencedegradesécossais.En1766,unnouvelouvrageseraconsacréàcesnouveauxmystères:LesPlusSecretsMystèresdeshautsgradesdelamaçonneriedévoilés.

Sourceincomparablepourl’historien,cestextesillustrentlesinguliermélangequeconstitue la maçonnerie du xviiie siècle : remplis de thèmes hermétiques,chevaleresques,voiremystiques,surfonddelégendestiréesdelaBible,onytrouvetoutautantde longsdiscoursoùsontcélébrés,dans le style fleuridu temps, les«vertusmoralesetciviques»,«lescharmesdel’égalité»et«latendrefraternité».

3.«LaGrandeLogedeParis,ditedeFrance»

La maçonnerie française avait désormais un grand maître mais avait-elle uneGrande Loge, à l’image de celle de Londres ? Il faut observer que pendant denombreuses années la Grande Loge, en France, n’est guère que celle du grandmaître,ouplusprécisémentl’ensembledesOfficiers,descollaborateursimmédiats–aupremierrangdesquelslesfameuxSubstitutsparticuliers–qu’ilnommeàsongré.Cen’estpasencoreuneobédience,etl’absencedecentralisationquicaractériselaFranced’AncienRégimepermetdelecomprendre.

En 1755 seront publiés de nouveaux règlements, sans doute adoptés dès 1745 :«Statuts dressés par la Respectable Loge Saint-Jean de Jérusalem de l’Orient deParisgouvernéeparletrèshautettrèspuissantseigneurLouisdeBourbon,comtedeClermont,princedusang,Grand-MaîtredetoutesleslogesrégulièresdeFrance,pour servir de règlement à toutes les loges du Royaume. » On voit que ce queClermont fait chez luivautdepleindroitpour toutes lesautres loges : laGrandeLoge,àproprementparler,n’estalorspasautrechose.

À partir de 1756, l’expression apparaît plus souvent, mais si la Grande Logedistribuedespatentes et perçoit desdroits de chancellerie, elle est encore loindeformeruncorpscentral incontestéet sonpouvoirn’estpas reconnusans réserve.Ainsi,àLyon,en1760,lorsquedeuxlogesdécidentd’enconstituerunetroisième,elles déclarent le faire en vertu « de l’authorité et du pouvoir qui nous en a été

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donnépar laGrandeLogedesMaîtresRéguliersdeParis,ditte[sic]deFrance».L’expressionimpertinentechoisieparlesfrèreslyonnaisenditlong.

Cen’estqu’en1763quesontpubliéslesStatutsetRèglements«observésparlaG∴L∴deFranceetpartouteslesLL∴particulièresrépanduesdansleroyaume»avecpour la première fois un sceau de la Grande Loge.Mais, peinant à faire l’unitémaçonnique comme la France d’alors à réaliser son unité administrative etpolitique, la jeune Grande Loge de France était déjà déchirée par des querellesfratricides.

4.Rivalitésetquerellesdespuissancesmaçonniques

L’histoiredelamaçonneriefrançaise,àpartirde1760environ,futengrandepartiecelled’unschismequasipermanentetdurestechangeant.

Vers1758,LouisdeClermontavaitnomméenqualitédeSubstitutparticulier,pouradministrer en son nom la Grande Loge, un certain Lacorne, maître de danse.Intriguant pour asseoir son pouvoir sur les loges de Paris, il suscita une vivehostilité de lapart desplus anciensMaîtresdesLoges, dès lors connus comme«antilacornards»,emmenésparunplumassierdunomdePény.Lacorne,courtisanprochedesprinces, incarnait d’une certainemanièreunemaçonneried’obédiencearistocratique–bienqu’iln’enfûtquelevalet–opposéeàcelle,pluspopulaireetpetite-bourgeoise,quereprésentaitPény.

La mort de Lacorne, en 1762, réconcilia pour un temps les deux partis, sous lahouletted’unnouveauSubstitut,AugustinChaillondeJonville.Nantiedenouvellesinstitutions, la Grande Loge élut en 1765 ses Officiers, mais un conflit virulentréapparut.Iltraduisaitenfaituneoppositiond’uneautrenature,entreleConseildesChevaliers d’Orient et le Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident nés tousdeuxautourde1760.Cesdeuxcorps,regroupantrespectivementlespénitiensetleslacornards, prétendaient imposer leur propre système de hauts grades : le conflitsociologique se doublait ainsi d’un différend d’inspiration et de pratiquemaçonnique.

La tension atteignit son comble quand, en décembre 1766, 15 membresprécédemment exclus créèrent des incidents violents. En février 1767, oncommuniquaauxfrèresles«Ordresdugouvernement»selonlesquels«laT[rès]R[espectable]G[rande]L[oge]deFrancesuspendroit ses travaux jusqu’àdes temsplusheureux».

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IV. La fondation du Grand Orient deFranceetlagrandemaîtriseduducdeChartres(1773-1793)1.DelaGrandeLogeauGrandOrient

Louis de Clermont mourut en juin 1771, depuis quelques mois en froid avec laCour,etlarumeurprétenditquesursonlitdemortilavaitdésignésonsuccesseur:lejeuneducdeChartres,filsduducd’Orléans,premierprinceduSang.

Le21juin1771,aprèsunsilencedequatreans,uneassembléedeGrandeLogevitsedéroulerune«scènetouchante»:laréconciliationdesennemisd’hierqui,ayantprislangueavecunfrèreéminent,leducdeMontmorency-Luxembourg,procheduducdeChartres,procédèrentd’unevoixunanimeàl’électiondeleurnouveaugrandmaître.

Louis-Philipped’Orléans(1747-1793)susciteunjugementaussicontrastéqueceluiqu’on peut porter sur son illustre prédécesseur. Chef de la branche cadette de laMaisondeFrance,condamnépresqueparnaissanceàs’opposerauroi,ilcédaauxpassionslibertinescommeàcellesdulibéralismeparlementaire.Safaiblesseetsonambitionmaladroiteleconduirontàêtreleseulrégicideauquelonauraitpardonnésonabstention,cequineluiévitapasdefiniraussisurl’échafaud.

Comme grandmaître, il fut constamment absent, bien qu’il ait maçonné dans sapropre loge,Saint-JeandeChartres, et que son épouse ait été elle-mêmemembred’uneloged’adoption[1].

En somme, il ne reste de lui à lamaçonnerie que ces terriblesmots qu’il écrivitlorsqu’ilrenonçaàsesfonctions,en1793:

«Dansuntempsoùpersonneneprévoyaitnotrerévolution,jem’étaisattachéàlafranche-maçonnerie qui offrait une sorte d’image de l’égalité, comme jem’étaisattachéauxparlementsquim’offraientunesorted’imagedelaliberté;j’aidepuisquittélefantômepourlaréalité.»

FairedufuturPhilippe-Égalitéleporte-paroled’unprogrammepolitiquedeslogesavantlaRévolutionrelèveraitdoncclairementducontresens.

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Menéedemaindemaître,latransformationdelaGrandeLogeenGrandOrientdeFrancesefitenmoinsdedeuxans.LeducdeLuxembourg,s’étantassurédusoutiendeslogesdeprovincecontrel’hégémoniedecellesdeParis,convoqueraainsiuneGrandeLogenationale,quiadopteralesréformesfinales.

LeGrandOrientqui en résulte en juin1773,héritierde l’ancienneGrandeLoge,introduitdeuxnouveautésmajeuresdans laviemaçonniquefrançaise :d’unepart,l’élection périodique desVénérables des loges, jusqu’alors propriétaires à vie deleur patente, surtout àParis, et d’autre part une administration plus structurée quitenteradecontrôlerenfinsesquelque600loges.Dansl’immédiat,ildonneradeuxans à ces loges pour renouveler, contre espèces sonnantes et trébuchantes, leursconstitutionssymboliquesauprèsdelanouvellepuissancemaçonnique.

Ilseproduisitpourtantunedernièrescission:lesmécontentsdel’ancienneGrandeLoge tentèrent de « maintenir » cette dernière en formant une Grande Loge ouGrandOrientdit«deClermont»,quinaturellementprétendraagiraunomdesducsdeChartresetdeLuxembourg.EllerassemblerasoussabannièredeslogesàPariscommeenprovincemais,épuiséeaprèslaRévolution,ellefiniraparfusionneravecleGrandOrienten1799.

2.LaviemaçonniqueenFranceàlafinduxviiiesiècle

Verslafindusiècle,lamaçonneriepossédaitunbilanassezbrillant.Elleavaitattirédiversesclassesdelasociété,bénéficiédelaprotectiondesprinces,lassélapoliceetconvainculepouvoirroyaldelalaissersedévelopper.Onyparlaitdevertu,onycélébraitlesbeaux-artsetl’onypratiquaitlargementlabienfaisance.Cestyles’étaitdurestelargementimposécommeunmodèledanstoutel’Europemaçonnique,bienplussansdoutequeceluidel’Angleterrequidemeuraitpourtantla«mèrepatrie»delamaçonnerie.

À l’image de son siècle, la maçonnerie fit autant de place aux Lumières qu’auxIlluminés. Cette dualité est réelle et nullement surprenante. Sans doute quelquesencyclopédistessetrouvèrent-ilsdanssesrangsmaisfortpeu,etpaslesplusgrands(ni Diderot ni d’Alembert ne furent maçons). L’initiation de Voltaire, sur lesinstances de Benjamin Franklin, par la très atypique loge des Neuf Sœurs,événementmondainsouventévoquéquimitl’émoidansParisenavril1778,nedoitpas faire illusion : c’était le culte de Voltaire qu’on célébrait ainsi, mais lacérémoniepassablementécourtéequ’onluiavaitréservéenedoitpasfaireoublierl’ironie mordante qu’il avait déployée en maintes circonstances à propos de lamaçonnerie,dérivéeselonlui«descornardsdeNormandie».Dureste,ilmourut

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quelquessemainesplustardsansplusjamaiss’enêtresoucié.

À l’inverse, la maçonnerie, notamment dans ses hauts grades, a accueilli toutessortesdespéculations,tiréesd’unvieuxfondésotérique,hermétisteetmystiquequitrouvaitunterrainnouveaupours’épanouirsansrisque.C’estdanscecadrequelamultiplicitédesgradesmaçonniques,souventdéroutantepourlesprofanes,prenaittoutsonsens.Lescérémoniessymboliquesauxquellesilsdonnaientlieu,lestexteset les légendes qu’on lisait à cette occasion renforçaient pour les membresl’impression d’appartenir à un monde privilégié, libre et différent. Église sansdoctrine, liturgie sans sacrement, la maçonnerie a été l’un des lieux les plusrévélateurs de l’extraordinaire diversité des intérêts et des opinions à la fin del’AncienRégime.

3. Les rites maçonniques majeurs du xviiie sièclefrançais

Vers1760,àParis,Lyon,BordeauxouMetz,denombreuxgradesécossaiss’étaientmultipliés,sansaucunplanpréconçu.CertainsnefaisaientqueprolongerlalégendefondatricedugradedeMaître,lalégended’Hiram,reposantsurlemeurtrepartroismauvaiscompagnonsdel’architecteduTempledeSalomon,afindeluidéroberlessecrets et la « parole » de la maîtrise. On verra ainsi apparaître des grades demaîtresélus(desNeuf,desQuinze,dePérignan,etc.)–conférantauxrécipiendairesla mission de venger la mort injuste d’Hiram –, et différents grades de maîtreécossais (des 3 JJJ, de la Voûte sacrée, ou Trinitaire, etc.) ayant pour objet deremplacerHiramouderetrouverlessecretsqu’ilavaitemportésdanslamort.Vers1740sansdoute,lachevaleriefaitirruptionaveclegradedeChevalierd’Orientoudel’épée,reprenantunthèmeébauchédansleDiscoursdeRamsay.Ainsi,en1761,deux éminentsmaçons, l’un àLyon, J.-B.Willermoz (1730-1824), l’autre àMetz,Meunier de Précourt, dissertent entre eux sur une vingtaine de grades – auxprécédents s’ajoutent, par exemple, le Royal Arche, le Chevalier du Soleil et leChevalierdel’AigleetduPélican.

C’est de leurs regroupements successifs sous des autorités diverses et souventrivalesquesontnés lesRites qui désignent donc avant tout des systèmesdehautsgrades.

A)Le«Ritedeperfection»etlaPatenteMorin

C’estégalementen1761qu’ÉtienneMorinreçutd’uncorps,enfaitidentifiableàla

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premièreGrandeLogedeFrance,unepatente luidonnant ledroitderépandre lesgrades de la « perfection écossaise » dans les Antilles où le conduisaient sesaffaires.Ledocumentcomporteunelistede25grades,formantcequ’onacoutumedepuis d’appeler leRite de perfection. Agissant sous sa seule autorité,Morin lesrépandra auxAntilles d’où ils reviendront vers la France quarante ans plus tard,enrichis de nouveaux grades, pour constituer l’impressionnante armature duRiteécossaisancienetaccepté(reaa)en33grades.

B)LaStricteObservancetemplièreetleRégimeécossaisrectifié

Vers le milieu des années 1750, quelques maçons allemands groupés autour dubaron Gottfried von Hund (1722-1776) avaient propagé un système maçonnico-templier,laStricteObervancetemplière(sot*),peut-êtreàpartirdegradesprimitifsd’inspiration templièreobtenusenFrance.Vers1773, ilsentrèrentencontactavecdesmaçonsalsacienspourétablirenFranceuneProvincedel’Ordre(laIIIeditedeBourgogne). Un an plus tard, ils « réveillaient » à Lyon la IIe Province dited’Auvergne,dontWillermozallait être l’infatigableanimateur.Cedernier,maçonextraordinaire, initié en1750à l’âgedevingt ans et qui avait prispart de1763à1767à laGrandeLogedesmaîtres réguliersdeLyon,connaissait tous lesgradesalorspratiqués.Ilavaitaussiétél’undesdisciplesdeMartinèsdePasqually(1727-1774), thaumaturge singulier qui avait diffusé entre Lyon, Paris et Bordeaux, àpartirde1760etjusqu’en1772,unsystèmed’apparencemaçonniquemaisenréalitéthéurgique, c’est-à-dire visant à susciter des manifestations tangibles d’entitésspirituelles, l’Ordre des Chevaliers maçons élus Coens de l’Univers. L’Ordrereposaitsurunenseignementcomplexe,consignésousformed’uneglosebibliquedans leTraité de la réintégration.Willermoz, après la disparition de sonmaître,conjugualastructuretemplièredelasotetladoctrinemartinésiste:ilenrésultaleRégime (ouRite)écossais rectifié (rer*), fixé et codifié par les convents deLyon(1778)etdeWilhelmsbad(1782).Detonalitéchrétienneetmystiquecerite,liéparun accord avec le Grand Orient dès 1776, culminait avec le grade deChevalierbienfaisantdelacitésainte.IlnesurvécutpasàlaRévolution,malgréunbrefréveilsousl’Empire,maisconnaîtraunautredestinausièclesuivant.

C)LeRitefrançais(oumoderne)

Dèssaformation,leGrandOrientdeFrancesepréoccupademettreuntermeauxdésordres qu’avaient suscités, pour une large part, les querelles entre lesorganismes des hauts grades sous la grandemaîtrise de Clermont. En 1782, uneChambredesGradesestcrééeàcettefin,àlaquellesesubstitue,en1784,unGrandChapitregénéraldeFrance.Desontravaildesynthèsesortiraen1786unsystèmeen

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septgrades,soit,enplusdestroispremiersgradesbleus,quatre«OrdresdeRose-Croix»:Élusecret,GrandÉluécossais,Chevalierd’OrientetParfaitMaçon libreSouverainPrinceRose-Croix,cedernierétantconsidérécommelenecplusultradelamaçonnerie.

D)Maçonnerieetilluminisme

La maçonnerie française du Siècle des lumières fut également traversée pardiverses influencesoccultesoumystiques.Ondoitciter lapremièremaçonnerie«égyptienne » deCagliostro – alias Joseph Balsamo (1743-1795) –, en France de1783 à 1785, ou encore, àAvignon, le système d’inspiration alchimique deDomPernety (1716-1796) dont on retrouvera l’esprit à Paris dans le Rite écossaisphilosophique,promisàunmomentdesuccèssousl’Empire.Enmargedurer,trèsmarquépardes aspectsmystiques, lemagnétismeanimal deFranzAntonMesmer(1734-1814)quifitfureurdanslabonnesociétéentre1785et1789,quoiquedistinctde la maçonnerie, aboutit à la formation de Sociétés de l’harmonie, structuréescommedes logesetquicomptèrentdans leursrangsdenombreuxmaçons.Enfin,en1785et1787,autourdelalogeparisiennedesAmisréunis,souslaconduitedufrèreSavalètedeLanges(1746-1797),deuxconventsdesPhilalèthes(littéralement:« les amis de la vérité ») s’efforcèrent sans succès de parvenir à une synthèsethéosophiqueàlaquelleauraitpuseralliertoutelamaçonnerie.

E)Lamaçonneried’adoption

LesConstitutionsde1723écartaientlesfemmesdelamaçonnerieetcetterèglefutsuivieenFrance.Àcetteépoque,lestatutciviletsocialdelafemmeétaitceluid’unemineureperpétuelle: ledroitet ladécencenepermettaientpasqu’onl’admîtdansune société d’hommes se réunissant à huis clos. Inversement, on portera parfoiscontrelesfrères,danslespremierstempsdelamaçonneriefrançaise,l’accusationdeprésentercequ’onnommaitalorsle«petitdéfaut»etdenepasrechercherpourcetteraisonlacompagniedesfemmes…

Toutefois, lesFrançais, sensiblesauxattentesdu«beausexe», créèrentde toutespièces vers 1750 une maçonnerie différente et mixte, dite d’adoption, ou Rited’adoption.Lerituelévoquaitlamaçonneriemaisl’onyenseignaitauxfemmeslavertuetl’obéissance.LaduchessedeBourbon-Condé,sœurduducdeChartres,futgrandemaîtressedel’Adoption.PoursuiviesouslePremierEmpire,elleconnaîtraunecertainefaveurauxixesiècle,maisdisparaîtravers1860:l’heuredesfemmesenmaçonneriedevaitsonnerplustard,surunebasetrèsdifférente.

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4.LesmaçonsetlaRévolutionfrançaise

À la fin du xviiie siècle, l’Ordre est loyaliste, respectueux des pouvoirs, maistraversépartouteslesopinionsdesontemps.Danssesloges,réunissantplusde30000membres,sesontcôtoyésdesaristocratesetdesbourgeois,desabbésdecouretquelquesphilosophes,vivantensembleetproclamantsanscessedansleurstravaux,leurs chansons et leurs banquets, des principes d’égalité, de fraternité et detolérance.Sansdoute,endehorsdelaloge,chacunreste-t-il«àsaplace»,maisau-delà du formalisme des discours, rédigés dans le style sensible et volontierslarmoyant qui prévaut alors, transparaît bien le fait que cette sociabilité nouvelle,quis’exprimeaisémentdansuneinstitutionàdemifermée,estlesigneprécurseurd’unenouvellesociété.Ilestremarquable,parexemple,qu’unecirculaireduGrandOrient,endatedu19janvier1789,rappelleàsesloges:

«LaConstitutionduG[rand]O[rient],T[rès]C[hers]F[rères], est doncpurementdémocratique.Rien ne s’y décide que par le vœudes loges porté aux assembléesgénéralesparleursreprésentants.»

Decesconstatationsestnéeuneinterrogation:ladiffusiondelafranc-maçonneriene serait-elle pas l’une des causes de la Révolution française qui consacrera sesidéauxciviques?

L’accusation fut énoncée pour la première fois dans un livre publié en 1791 parl’abbéLefranc,LeVoilelevépourlescurieux,oulessecretsdelaRévolutionrévélésà l’aidede la franc-maçonnerie. Elle fut surtout répandue à partir de 1797 quandl’abbé Barruel, jésuite et ancien franc-maçon, publia sesMémoires pour servir àl’histoire du jacobinisme, ouvrage laborieux et confus, mêlant la maçonnerie etcertains cénacles politiques plus ou moins secrets ayant existé peu avant laRévolution. Ce livre, qui connaîtra une grande popularité, contribuera à fixerdurablement la thèsedu complot.Malgré les dénégations d’un Joseph deMaistre,chantre de la contre-révolution mais lui-même maçon zélé avant 1789, et laréfutation présentée par J.-J.Mounier dès 1795 dansDe l’influence attribuée auxphilosophes, aux francs-maçons et aux illuminés sur la Révolution de France, ladroite et l’extrême droite françaises accréditeront cette idée. Elle sera l’une dessources de l’antimaçonnisme virulent qui sévira, pour des raisons nouvelles, àpartirdelafinduxixesiècle.

Les faits semblent peumiliter en faveur de cette thèse : dès le courant de l’année1793, les loges sont pratiquement toutes fermées. La personnalité de leur grandmaître, Philippe-Égalité, personnage faible et changeant, ambitieux et finalement

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velléitaire, ne fait rien à l’affaire : lui-même, en 1793, reniera publiquement lamaçonnerie. Quant à son bras droit, le vrai chef du Grand Orient depuis 1773,Montmorency-Luxembourg,présidentdel’ordredelanoblesseauxÉtatsgénéraux,il émigrera dès le 15 juillet 1789 ! Dans les diverses assemblées où ils furentprésents, lesmaçons de tous les ordres s’opposèrent souvent et défendirent leursdroits et leursprivilègesde classe, bienplusqu’unprogrammepolitiquevisant àl’établissement de quelque démocratie universelle. Le « centre de l’union » étaitpeut-être dans leurs cœurs, mais pas encore dans leurs intérêts politiques etfinanciers.

Sil’oninvoqueunesimpleinfluenceintellectuelle[2],onpeutcompterassurémentde nombreux maçons dans les rangs des révolutionnaires, car ces derniersprovenaient souventdesmêmescouches sociales,de labourgeoisieetdunégoce,que celles largement représentées dans les loges. Cependant, si des maçonscontribuèrentàdiffuserlesidéesnouvelles,c’estsurtoutdanslesclubs,lessociétéslittéraireset lescabinetsde lecturequ’ils en trouvèrent lesmoyens,bienplusquedansleslogesaveclesquellesilnefautpaslesconfondre.Danscesdernières,ilyeutaussidesmodérés,desmonarchiens,etdesadversairesdelaRévolution.SousleConsulat,lebruitcourramêmequeleslogesétaientdesrepairesderoyalistes.

LemarquisdeLaFayette(1757-1834)n’est-ilpasàluiseulemblématiquedecettediversité – et de ces contradictions ? Tour à tour ami des philosophes et desInsurgentsaméricains,libéralpartisandelaConstitutionde1791,iln’échappeàlaTerreurqueparcequ’il est fait prisonnierpar lesAutrichienspuis, retirépendantl’Empire, sous la Restauration, il fréquente une société secrète politiqueantimonarchiste,laCharbonnerie.Prèsdequaranteansaprèssespremiersexploits,adulé par les loges, il détournera pourtant la révolution de 1830 en donnant à laFranceun«roicitoyen» :Louis-Philippe, filsdupremiergrandmaîtreduGrandOrient.

En 1794, l’Ordre maçonnique est en sommeil tandis que le pays ploie sous laTerreur :un tel climatnepouvait luiêtre favorable.Maisque l’ordrepolitiqueetsocial vienne à être rétabli, et la maçonnerie, à l’instar du Phénix évoqué dansplusieursdesesgrades,renaîtraitdesescendres,«nitoutàfaitlamêmenitoutàfaituneautre».

Notes

[1]Surlaplacedesfemmesdanslamaçonnerieduxviiiesiècleetlerited’adoption,

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voirp.75.[2] C’est la thèse, plus subtile mais peu argumentée, exposée par A. Cochin,notamment dans son livre Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne,Paris,1925.Ellefutreprise,sansplusdefondementdocumentaire,parB.Faÿ,–deplus tristemémoire–dansLaFranc-Maçonnerieet la révolution intellectuelleauxviiiesiècle,Paris,1935.Onenrapprocheral’excellentecritiquedeD.Mornet,LesOriginesintellectuellesdelaRévolutionfrançaise,Paris,1933.

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ChapitreIII

Letempsdesépigones(1796-1852)

I.Les chaînesdoréesde lamaçonnerieimpériale1.Leréveildelamaçonneriefrançaise

vec le Directoire, une relative paix civile s’établit à nouveau. Dès le printemps1796, une assemblée peu nombreuse réunie à Paris élit, en qualité de GrandVénérableduGrandOrient–lachargedegrandmaîtreprécédemmentdétenueparle duc d’Orléans, « passé à l’Orient éternel » en 1793, étant reconnue vacante –,Alexandre-LouisRoëttiersdeMontaleau(1748-1808).

Héritierd’unefamille jacobite,RoëttiersdeMontaleaudirigelaMonnaiedeParispendant la Révolution. Initié en 1774, il est Grand Officier du Grand Orient dès1780. C’est sur sa proposition qu’est créé le Grand Chapitre général, organismecentralchargéderégirleshautsgradesduRitefrançais.Passionnédemaçonnerie,onluidoitd’avoirmisenlieusûrlesarchivesduGrandOrientpendantlaTerreur.RalliéàNapoléon,ilseracombléd’honneursmaçonniquesjusqu’àlafindesavie.

Enfévrier1797,leGrandOrientpeutannoncersonréveil,etleslogesrouvrentlesunesaprèslesautres,partoutenFrance,suscitantçàetlàdesréactionsmitigées.En1800, on en compte environ 75 de nouveau en activité, dont un peu plus d’unevingtaineàParis,puisunetrentainedeplusdeuxansplustard:débutmodestequine présageait pas de l’incroyable croissance qui allait marquer les annéesimpériales,avecunapogéeàprèsde1200loges–maisauprix,nousleverrons,d’uneprofondedépendanceàl’égarddupouvoir.

Dèsquel’Empireestproclamé,lapriseenmaindel’institutions’opèrerapidement:ennovembre1804,lesfrèresapprennentqu’aprèsdixannéesdevacancelagrandemaîtrise sera de nouveau occupée : Joseph Bonaparte (1768-1844) doit devenir

A

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grandmaître,roideNaples,puisd’Espagne,entre1806et1813,ilseracommesesprédécesseursungrandmaîtrepresquetoujoursabsent.Unebrochettedemaréchauxfournit les Grands Officiers, et tandis que le « ministre de la Police générale »devient Grand Conservateur – les frères étaient désormais bien gardés –l’administrationeffectiveestbientôtconfiéeàl’archichancelierdel’Empire,Jean-Jacques Régis de Cambacérès (1753-1824) en qualité de grand maître adjointomniprésentettout-puissant.Conventionneletrégicide,cefutsurtoutunjuristehorspair et l’un des principaux rédacteurs du Code civil. Maçon zélé au demeurant,prenantsafonctiontrèsausérieux,ildirigeratouslesgrandscorpsmaçonniquesdehautsgradespendantl’Empire(SuprêmeConseilduRiteécossaisancienetaccepté,Rited’Hérédom,RiteécossaisphilosophiqueetRégimeécossaisrectifié).

LavieinternedelamaçonneriesouslePremierEmpireestd’unemorneplatitude,constamment observée par la police, bien plus que sous l’Ancien Régime.Aprèsavoir peut-être hésité à supprimer les loges pendant le Consulat, l’Empereur yrenonça,maisàconditiond’anesthésiertotalementl’institution.

On s’est interrogé sur l’appartenance personnelle de Napoléon à la maçonnerie.Malgré quelques légendes tenaces, il paraît à peu près certain qu’il ne fut jamaisinitié.L’eût-ilété,dureste,celan’auraiteuguèredeportéecar lespropostenusàSainte-Hélène,en1816,endisentlongsurcequ’ilpensaitdel’Ordre:

« C’est un tas d’imbéciles qui s’assemblent pour faire bonne chère et exécuterquelques folies ridicules. Néanmoins, dit-il, ils font de temps à autre quelquesbonnesactions. Ilsontaidédans la révolutionet récemmentencoreàdiminuer lapuissancedupapeetl’influenceduclergé.»

Lorsqu’en 1810 le tout nouveau Code pénal dispose, dans son article 291, que «nulleassociationdeplusde20personnes,dontlebutseraderéunirtouslesjoursouàcertainsjoursmarquéspours’occuperd’objetsreligieux,littéraires,politiquesou autres, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement et sous lesconditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer à la société », aucuneexceptionn’estfaitepourlamaçonneriedontlestatut,decefait,demeurainchangé:«Toléréeparlegouvernement.»

Sous de pareils auspices, la maçonnerie fit rapidement sa soumission. Lesnombreuxrapportspréfectorauxétablisàlademandedugouvernementimpérialen1811insistentsurlatranquillitédesloges,peupléesde«fonctionnairespublics,decitoyenspaisiblesetamisdel’ordre»selonlepréfetdelaGironde,tandisquesoncollègueduTarnyvoitsurtout«despropriétairesconnus,paisibles,incapablesderienfaireniconseillerdecontraireàl’ordreétabli».

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Lorsqu’ennovembre1804,l’obédienceinformeseslogesparunecirculairedesanouvelle organisation, elle leur adresse aussi le texte d’un discours récemmentprononcépar le tribunChallan, lorsd’une réunionduGrandOrient. Ily traceunrapideportraitdelamaçonnerie:

« L’institution est à la fois mythologique, parce qu’elle élève la pensée vers lasublimitéducréateurdes êtres ; naturelle, parceque son typeprincipal est figuréparl’astrequivivifiel’univers;civileenfin,parcequelefortetlefaible,lericheetlepauvreytrouventégalementunemoraleconsolanteetdesrèglesutiles.»

Discours postrévolutionnaire, politiquement très sage, philosophiquementsuffisammentfloupourtoutcomprendre,ilouvreaussilarouteàundéismevaguequi caractérise assez bien lamaçonnerie de ce temps – et constituera jusqu’à nosjours l’une de ses sensibilités. Dans la même veine, l’Ordre organisera pendantl’Empireunefêtedu«Réveildelanature»verslemoisdejuin,du«Reposdelanature» à la fin dumois de décembre : réinterprétations des traditionnelles fêtesmaçonniques de Saint-Jean, dans le sillage probable de la religion naturelle etrationnelledelathéophilanthropiequ’avaittentédepromouvoir,sousleDirectoire,lefuturfranc-maçonChemin-Dupontès(1767-1850).

Un point mérite cependant d’être souligné. En 1801, au terme d’une longuenégociation,leConcordatfutconcluavecl’Églisecatholique,mettantfinàprèsdedixannéesdeguerrereligieuselarvée.Unesituationnouvellesecréait:l’Église,enéchange d’un soutien sans faille à l’autorité du Premier Consul – et bientôt à ladignité de l’Empereur – devenait spirituellement libre. Pourvu que leCatéchismeimpérial recommandât aux fidèles le respect du gouvernement comme un devoirreligieux, l’Église pouvait, dans le domaine théologique etmoral, tout enseigner.Pour lapremière fois, les libertésde l’Églisegallicaneétant révolues, les francs-maçons catholiques pouvaient se considérer comme effectivement excommuniés,lesbullespapalespubliéesdepuis1738sevoyantdésormaisconférerenFranceuneautorité que les institutions de l’Ancien Régime, paradoxalement, leur avaienttoujoursrefusée.

Aucune conséquence sensible n’en résulta dans l’immédiat, et le gouvernementimpérialn’acceptajamaisd’instrumentercontreleslogesquandderaresévêqueslelui demandèrent. En revanche, on peut comprendre que l’anticléricalisme etl’éloignementàl’égarddel’Églisesesoientmanifestésdeplusenplusnettementauseindelamaçonneriefrançaisedèscetteépoque.Enoutre,lelibéralismepolitiqueallantleplussouventdepairaveclelibéralismereligieux–plusencoredufaitduralliement objectif de l’Église à l’Empire –, on peut aussi comprendre que latransformation intellectuelle de la maçonnerie vers l’hostilité déclarée au

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catholicisme autant qu’à l’État autoritaire, d’abord très discrète, ait commencé às’opérer,presquemécaniquement,souslapesantetutelledugouvernementimpérial.

2.LeGrandOrientetl’hégémoniemaçonnique

Bras«sociétal»–plusoumoinscontraintetforcé–delacentralisationimpériale,leGrandOrient,reprenantavecl’avaldupouvoirl’attitudequ’ilavaitdéjàadoptéeavantlaRévolution,seconsidéraplusquejamaiscommele«centredel’union»detoute la maçonnerie française. Le Premier Empire consacre en fait l’orientationhégémoniquedel’obédienceetsavolontédefédérertouslesritesautourd’uncorpsunique.

Complétant l’œuvre commencée,Cambacérès, en 1806, annexe définitivement, enqualitédegrandmaîtred’honneur,leRited’HérédomdeKilwinning,surgeonvenud’Écosse, volontiers confondu avec le grade de Rose-Croix qui constituaitdésormaisledernierOrdredesChapitresduGrandOrientdeFrance.D’autrepart,letraitépasséen1776aveclesDirectoiresécossaisestréactivéenmêmetempsqueseréveillentquelqueslogesrectifiées,dontleCentredesamisàParis.Cambacérèsensera legrandmaîtreàpartirde1808.En1807, ildevientgrandmaîtreduRiteécossais philosophique. Vers lamême époque, le quelque peu anecdotique Rite «primitif»deNarbonnesubitlemêmesort.

Unobstacleimprévuallaitcependantsurgirsurcetterouteapparemmentsansheurts:ilvintd’Amérique.

3. Le Suprême Conseil de France : naissance du Riteécossaisancienetaccepté

En1804, lecomteAlexandredeGrasse-Tilly (1765-1845),venantdesAntillesvial’AmériqueduNord,rentreenFrance,porteurdesplushautsgradesduRiteancienetaccepté–dérivéduRitedePerfectionjadisapportéparÉtienneMorin–,GrandCommandeurd’unSuprêmeConseildesîlesfrançaisesd’AmériqueduVentetsousleVentetnantidepouvoirsémanésdupremierSuprêmeConseildumonde,fondéàCharlestonen1802.IlétablitàcetitreunSuprêmeConseildeFranceet,reprenantcontact avec sa loge d’origine, Saint-Alexandre d’Écosse et du Contrat social àParis,devenueLogeMèreécossaise,laquelleprétendaitrégirdepuislafinduxviiiesiècledifférentsgrades« écossais»,dont ceuxduRite écossais philosophique, etavaitsignéunaccordadministratif–dénomméConcordat–avecleGrandOrienten1781, créeavec sonappuiuneGrandeLogegénérale écossaisedeFrance,placée

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souslaprotectiondeKellermann.

LeGrandOrientétantsoucieuxdenepasvoirsereconstitueruneobédiencerivale–les scissionnistesde l’ancienneGrandeLogedeClermont s’étaientdéfinitivementralliés en 1799 – Cambacérès exigea la fusion selon la volonté expresse del’Empereur,dit-on.Endécembre1804,unautreConcordatmaçonniqueestconclu,selon lequel le Grand Orient, intégrant en son sein le nouveau Rite en tous sesgrades,s’attribueenoutrelamaîtrisedirectedes18premiers,laissantauSuprêmeConseillesoinderégirlesgradessupérieurs.Toutefois,dèsjuillet1805,leGrandOrient créeunGrandDirectoiredes rites et confère à sesmembres le 33e grade.Prenant acte de ce qu’il considère comme une violation, le Suprême Conseil deFrance,dontGrasse-TillyestSouverainGrandCommandeur, romptenseptembre1805l’accordavecleGrandOrient:uneinterminable«querelleécossaise»venaitde commencer. Dans l’immédiat, cependant, unmodus vivendi fut établi. Grasse-Tilly démissionna et sa charge de Souverain Grand Commandeur fut exercée, àpartirdejuillet1806,parCambacérès.Enapparence,l’ordrerégnaitànouveau.

4.Despyramidesàlamaçonnerie:lesriteségyptiens

L’aventure impériale eut aussi une autre conséquence, plus pittoresque, sur la viemaçonnique:lanaissancedesriteségyptiens.

DèsavantlaRévolution,Cagliostroavaitexploitéle«rêveégyptien».Après1799,lacampagned’Égyptefondel’égyptologiecommeunesciencenouvelle:l’Europedécouvre les « quarante siècles » qui la contemplent du haut des pyramides. Dès1807,AlexandreLenoir,dansLaFranchemaçonnerierendueàsavéritableorigine,necraintpasd’expliquerlesseptgradesduRitefrançaisàlalumièredelareligionetdelasciencedel’ancienneÉgypte.

Apparuvers1810danslesmilieuxfrançaisinstallésenItalie,leRitedeMisraïm–qui signifieÉgypte en hébreu – s’installe en France en 1814 avec une étonnanteéchelle de 90 grades dont les dénominations évoquent les troublantsmystères del’Initiationantique.Malgrécetteapparenceésotérique, lespropagateursdece rite,parmi lesquels les frères Bédarride, seront très liés aux milieux libéraux etrépublicains,donnantàcettemouvancemaçonniqueuneidentitésingulière,àlafoismystiqueetlibertaire,etunehistoireconfuseetmouvementée.

II. Les mutations de la maçonnerie

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françaisesouslaRestauration1. Une maçonnerie spiritualiste, philanthropique etlibérale

Aprèslachutedel’Empire,l’instabilitépolitiqueextrêmequis’emparedelaFranceentre 1814 et 1816met à l’épreuve la fidélité des hommes et des institutions. Lamaçonnerienepouvaityéchapper.

LorsdelaRestauration,elleestdécapitée:JosephBonaparteetCambacérèssontenexil.Dèsle1erjuillet1814,leGrandOrientrétablitsahiérarchie–sansremplacerle grand maître qui mourra en 1844 – sous la houlette de trois GrandsConservateurs qui nomment unReprésentant :AlexandreRoëttiers deMontaleau,filsdel’ancienGrandVénérableduGrandOrientdeFrance.L’obédiencesouscritaurétablissementd’unestatueéquestredeHenriIVetlaSaint-Jeand’été1814voitcélébrerdanslesloges«leroilégitimeenvironnédesonaugustefamille».

S’il semble établi que le comte d’Artois, futur Charles X (1757-1836), fut initié,peut-être en 1777 par le duc de Chartres, le doute subsiste pour le comte deProvence,LouisXVIII(1755-1824).Àsamort,cependant,lesmaçonsorganiserontdes cérémonies à sa mémoire et le revendiqueront ouvertement comme l’un desleurs.IlrestevraiqueLouisXVIII,quiavaitpeut-être«reçulaLumière»avantlaRévolution,maisétaitsurtoutdotédebienplusd’espritpolitiquequesonfrère,nemanifesta aucune hostilité, bien au contraire : son favori, ministre tout-puissantjusqu’en 1820, Élie Decazes (1780-1860), fut même l’un des dignitairesmaçonniqueslespluséminentsdesonépoque.

Renouant plus que jamais avec un ton pacifique et « philadelphique », le GrandOrient déclarera encore, en 1826, que la maçonnerie est « une association debienfaisanceetdephilanthropiefondéesurlerespectdûauxlois,àlareligion,aumonarqueetàtoutcequiestl’objetdelavénérationpublique».

Enmargedecesproclamationsofficielles,lesintérêtsdesfrèresévoluenttoutefois,enmêmetempsquechangeaussileurdiscours.S’ilscontinuentàpromouvoirdesactions charitables, ils ne se contentent plus de distribuer des soupes chaudespendant l’hiver, mais soutiennent des idées nouvelles, évoquant dès cette époquedans les loges la question de l’enseignement élémentaire, et notamment de l’«enseignementmutuel»,c’est-à-dired’uneécolesoustraiteàl’autoritéduclergé.

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Cettetendance,déjàamorcéesousl’Empire,vas’accroîtreàmesurequelepouvoir,aprèslamortdeLouisXVIII,évolueraversunabsolutismearchaïquedoubléd’uncatholicisme intransigeant. Dans une France où désormais plus rien ne peut êtrecomme avant, la mutation libérale – et bientôt politique – de la maçonneries’annonceainsidèsledébutdelaRestauration.

2.L’irruptiondelapolitique:carbonarietrépublicains.LesTroisGlorieuses

Dès1815eneffet,etpendanttoutelaRestauration,deslibellesetdespamphletsvontparaître,reprenantlesthèmeslancésparLefrancetBarruelquelquesannéesplustôtet accusant la maçonnerie d’être un refuge de comploteurs. Dans le styleapproximatifcommunauxouvragesdecegenre–oùlegrotesquen’estpasabsent:onfaitainsiappelauparrainagedeSatanpourrendrecomptedel’actiondesloges–,onprêtaitauxfrèresleprojetd’abattre«ledespotisme,lepapisme,ladominationsacerdotale ». Pour s’y opposer, une société secrète antimaçonnique,Les Francs-Régénérés,séviramêmequelquetempspendantlaTerreurblanche.Silesdiscoursofficielsdel’Ordre,nousl’avonsvu,sontpeucompatiblesavecuntelétatd’esprit,lasituationdanslesloges,dontlenombreadécruauxalentoursde300vers1820,estcependantpluscomplexe.

L’apparition de la Charbonnerie en est une illustration : ce fut, en France, lapremièresociétésecrèteréellementpolitiqueayantdesliensincontestablesavecunepartiedelamaçonnerie.

D’origine italienne, laCharbonneriepolitique, sociétésecrèteempruntant les ritesdesanciensBonsCousinscharbonniers,compagnonnagetraditionnelducharbondebois,futintroduiteenFrancevers1821.JosephBriot,parailleursmembreduRitede Misraïm, put propager la Charbonnerie grâce à son affiliation à la logemaçonniqueLesamisdelavérité,àParis.Exclusivementpréoccupéedefomenterdes complots contre la Restauration expirante – actions militaires auxquelles LaFayette n’hésitera pas à s’associer –, la Charbonnerie s’apparente surtout auxIlluminés de Bavière connus avant la Révolution, mais dans ses cellules de base,dénommées«ventes»,ontrouveradenombreuxmaçonslibéraux.Ilfautévoquericiàl’affairedesQuatresergentsdeLaRochelle,exécutésenseptembre1822:troisdecescarbonariétaientaussimembresdesAmisdelavérité.

Ondoiten rapprocher l’attitudedesmaçonspendant la révolutiondeJuillet1830.Commetoujours, lamaçonnerienefutpasunanimeetn’eutpasàagirentantquecorps,toutefoisdenombreuxengagementsindividuelssontrévélateurs.

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AlorsquedèslepremierjourlesfrèresCadet-GassicourtouLaFayetteorganisentleurs groupes, le 29 juillet l’illustre Decazes déclare que les Bourbons « nepourraient régner à Paris que sur des cadavres ». Le 31, c’est le frèreDupin quiécritsousladictéeduducd’Orléanslaproclamationquivascellerledestindecedernier,etc’estsymboliquementl’accoladedeLaFayettesurlebalcondel’HôteldeVillequicréeLouis-Philippe.

3.Lesquerellesécossaises

Lavieinternedelamaçonnerie,pendanttoutescesannées,nefutguèreaniméequeparlessuitescompliquéesdelaquerelleopposantdepuis1805leSuprêmeConseilauGrandOrient.

Danslaconfusionquisuivitlachutedel’Empire,leGrandOrientrésolutd’abord,en septembre1815,d’intégrerpurement et simplement sonSuprêmeConseildansunGrandConsistoiredes rites.Après le retour sur la scène, en 1814, deGrasse-Tilly, qui réveilla le SuprêmeConseil ditd’Amérique, il y eut une scission entredeuxSuprêmesConseils,l’undit«duPrado»etl’autredit«dePompéi»,fidèleàGrasse-Tilly : laconfusionatteignaitsoncomble.Seule l’interventiondeDecazes,alorsintouchablefavorideLouisXVIII,ministredelaPoliceetmaçonactif,réglaleconflit.NomméprésidentduConseildesministresen1819,cegirondin libéraldevait voir sa carrière politique interrompue sous la pression des ultras aprèsl’assassinatduducdeBerryen1820.Ildevint,en1818,l’uniqueSouverainGrandCommandeur et le sera jusqu’en 1821, date d’unification effective des deuxSuprêmesConseils,puisdenouveauen1838etjusqu’àsamort.

Jusqu’à la fin du xixe siècle, toute la vie maçonnique française sera désormaisdéterminée par les relations fluctuantes entre les deux obédiences du pays,gouvernantl’uneetl’autreàlafoisdeslogesbleues,destroispremiersgrades,etdesateliersdehautsgrades : leGrandOrientdeFranceet leSuprêmeConseildeFrance.

III.Larévolutionde1848 :unsursautmaçonnique?1.Unemaçonnerie«progressive»

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Le10octobre1830,à l’initiativeduRiteécossais,une immense fêtemaçonnique,clôturéeparunbanquetrassemblantplusde300convives,célèbreàParislagloiredeLaFayette«hérosdesDeuxMondes,patriarchedelaliberté».LeGrandOrient,pourn’êtrepasenreste,fêteraaussilegrandhommequelquesjoursplustard.Unelogeestmêmecrééesousl’obédienceduSuprêmeConseil,dénommée«LesTroisJours » : son Vénérable d’honneur est l’inévitable marquis, tandis qu’elle estprésidéeparlefinancierJacquesLaffitte(1767-1844),gouverneurdelaBanquedeFrance.

Dès1832,lapolitiquerépressivedugouvernementdeLouis-Philippe,conduiteparThiers,ministredel’Intérieur,metfinauxambiguïtésetauxespérancesnéesdelarévolutiondeJuillet.Danslesloges,ànouveaudeplusenplussurveilléeslapolice,l’évolution décelée pendant la décennie précédente va nettement s’accentuer. Sansdoutelemouvementn’est-ilpasuniformeniégald’unerégionàl’autre,d’unelogeàl’autre,maisilestdésormaisirrésistible.

En 1845, présentant la maçonnerie, Bègue-Clavel la décrit comme libérale et «progressive ». Beaucoup d’encre a coulé sur le sens de ce vocable prudent –euphémismepournepasdire«progressiste»?–maisl’orientationqu’ilsuggèreest très claire. Du reste, le personnel des loges se renouvelle lui aussi : auxbourgeois viennent se joindre en plus grand nombre – et dans certaines loges sesubstituer – des hommes issus de couches plus populaires, d’humblesfonctionnaires,depetitsartisansetaussidesouvriers«éclairés».Dèsledébutdesannées 1840, les doctrines phalanstériennes deFourier et diverses expressions dusocialisme utopique – dans une inspiration plus ou moins saint-simonienne –retiennent l’attentiondequelques logesquiyvoient l’accomplissementd’un idéalmaçonnique.

Danscesconditions,iln’estguèreétonnantque,en1846,lorsqueJosephProudhon(1809-1865),théoricienlibertaireàquil’ondoitlaformule:«Lapropriétéc’estlevol»–qu’eneûtpensélefrèreLaffitte,banquierdurégimedeJuillet?–futinitiédans une loge du Grand Orient pratiquant pourtant le paisible et christique Riteécossais rectifié, à la question traditionnelle posée à l’impétrant sur ses devoirsenvers Dieu, il ait pu répondre : « La guerre ! » Nul ne s’en émut ce soir-là àBesançon, et le candidat fut reçu sans difficulté. Événement encore marginal àl’époquemaispourtanttrèsrévélateur.Nousverronsàceproposqu’unepartiedelamaçonnerie,dansunesynthèseunpeusurprenante,nevapastarderàfairedeJésusleprécurseurdesrévolutionnairesetdeslibérateursdespeuplesopprimés.

2.LamaçonneriedevantlaRépublique

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Aucoursdel’été1847,lacampagnedesbanquets,quivapréparerlesévénementsdefévrier1848,estaniméepardenombreuxmaçonsrépublicainsoulibéraux, telOdilonBarrot,chefde lagauchedynastique.Lorsquelegouvernementprovisoireestconstitué,ilcomprenddesmaçonsnotoirescommeFerdinandFlocon,Garnier-Pagès ou Crémieux. Dès le 4 mars, le Grand Orient se réunit pour célébrer lamémoiredesvictimesdesémeutesetdeuxjoursplustardunedélégationdefrèresendécorsmaçonniques est reçue à l’HôteldeVilledeParispar legouvernementprovisoire.Desinitiativesidentiquesseproduisentunpeupartoutdanslepays: lamaçonnerieapporteouvertementsonsoutienaunouveaupouvoir,sanspourautantavoir en rien préparé les événements de février 1848 ni contribué à leurdéclenchement.

UnClubmaçonniqueestmêmecréé,auxobjectifsclairementpolitiques,réclamantl’avènementd’une républiquedémocratique.Tandisque sepréparent les électionspour la Constituante, une Déclaration des principes de la franc-maçonnerie, detonalité nettement radicale, est adressée aux candidats. De nombreux frères seretrouvent enfin dans la nouvelle Assemblée, dans la Commission exécutiveprovisoireetauseindunouveaugouvernement.

Toutefois,après lesémeutesdejuin, larépressionopéréepar legouvernementdeCavaignac s’abat sur la presse et les clubs. Lamaçonnerie est d’abord épargnée,mais le Grand Orient, par des circulaires, appelle ses loges à la prudence : ilparviendraplusoumoinsàymaintenirl’ordre.

L’attitude de lamaçonnerie pendant la révolution de 1848 ne se comprend que sil’on restitue l’atmosphère de l’époque, « soixante-huitarde » avant la lettre, queFlaubert décrit si bien dans L’Éducation sentimentale. Ainsi du socialismespiritualistedontPierreLeroux(1797-1871),initiéàLimogesenavril1848,estunreprésentanttypique.Danslecombatdespeuplescontrel’oppressionetlatyrannie,la figure emblématique de Jésus, « divin charpentier », est présentée comme lemodèledetousleshumblesquiluttent,aupérildeleurvie,contrel’injusticeetpourlafraternité.Cechristianismelibertairevadepairavecuneoppositionvirulenteàl’Églisecatholiqueaccuséed’avoirdétournélacroix,«signedeladélivrancedespeuples»,etd’enavoirfait«l’étendarddel’absolutismelepluseffrayant».

Dans le même esprit, le Grand Orient de France, réformant sa Constitution,introduit pour la première fois, le 10 août 1849, dans son article Ier, la mentionsuivante:

«Lafranc-maçonnerie,institutionessentiellementphilosophique,philanthropiqueetprogressive,apourbasel’existencedeDieuetl’immortalitédel’âme.»

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Cette innovation, qui sera à l’origine d’un débat majeur trente ans plus tard,soulignebienquesilamaçonneriefrançaise,autournantdesannées1850,estpeuàpeuentraînéeversl’actionpolitique,elleconserve,comme«base»,desréférencesspirituellesetreligieusesalorsnullementcontradictoiresavecsonanticléricalismedésormaisclairementaffirmé.

Desoncôté,leSuprêmeConseilconnutunescissionquiaboutitàlacréationd’uneGrande Loge nationale, aux principes politiques démocratiques et radicaux trèsaffirmés–tandisquesurleplanmaçonniquesesfondateursnevoulaientpasmoinsque lasuppressiondeshautsgrades,duGrandOrientetduSuprêmeConseil.Sonactivisme qui, pour la première fois, impliquait clairement une institutionmaçonnique en tant que telle dans le jeu politique, entraînera en janvier 1851 sadissolution par les pouvoirs publicsmais également, en 1850 et 1851, lamise ensommeilautoritairedequelquesdizainesdelogesaussibienduGrandOrientqueduSuprêmeConseil,confondusdanscetteaventurepolitiqueetdenouveauenbutteàlaméfiancedugouvernementetdesespréfets.

Leseultitredegloiredel’éphémèreobédiencefutd’êtrereçueenmars1848,parlegouvernement provisoire. Jules Barbier, conduisant la délégation de la GrandeLogenationale,avaitnotammentdéclaré:

« […]nous saluons des acclamations les plus vives le gouvernement républicain,quiainscritsurlabannièredelaFrancecettetripledevisequifuttoujourscelledelamaçonnerie:Liberté,Égalité,Fraternité.»

C’esteneffet l’unedespremièresattestationsdecette légendequi sera longtempscolportée.Que lesprincipesde ladevisenesoientpasétrangersà lamaçonnerie,nuln’endoute,maisquecettedernièrelesaittoujoursproclaméssouscetteformeesttotalementfaux.Ilest,enrevanche,certainque,àpartirde1848,ladevisedelaRépubliquedeviendracelledetoutelamaçonnerie–etnonl’inverse.

Cefutaussil’occasiond’undialogueintéressantentreLamartine(1790-1869),alorsministre des Affaires étrangères, et la maçonnerie. Dans la réponse qu’il fit auxfrèresdelaGrandeLogenationale,Lamartineconfirma–desaseuleautorité,quin’étaitnullementcelled’unhistorien–l’originemaçonniquedeladevise.Dansunelonguelettreécriteenseptembre1848,iltraçaenoutredel’institutionmaçonnique– dont il ne fut jamais membre – un portrait, certes, idéalisé mais dans lequelbeaucoupdemaçons,sansdoute,voulurentsereconnaître:

« Vous n’êtes, selon moi, que les grands éclectiques du monde moderne ; vousprenezdans tous les temps,dans tous lespays,dans tous lessystèmes,dans toutes

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lesphilosophies,lesprincipesévidents,éternelsetimmuablesdelamoraleetvousen faites le dogme infaillible et unanimede la fraternité.Vous écartez tout ce quidivise les esprits, vous professez tout ce qui unit les cœurs, vous êtes lesfabricateursdelaconcorde.Vousjetezavecvostruelleslecimentdelavertudanslesfondementsdelasociété.»

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ChapitreIV

L’ÉglisedelaRépublique

I. La viemaçonnique française sous leSecondEmpire(1852-1870)1. L’avènement de Murat et les réformes du GrandOrient

e 2 décembre 1851, une assemblée duGrandOrient, prévue de longue date, futbrusquementdécommandée.Quelquesheuresplustard,Louis-NapoléonBonapartemettaitfinàlaIIeRépublique.Leprince-présidentqui,àdéfautd’êtremaçon,avaitétécarbonaro, n’inquiéta pas lamaçonnerie : à l’instar de son oncle, il lamit entutelle.Le9 janvier1852, lesénatmaçonniqueduGrandOrientdeFranceélutenqualité de grand maître – charge vacante depuis 1814 – le prince Lucien Murat(1803-1878),cousindufuturempereur.

Dès son installation, le 26 février, il précisa que, en sa personne, il offrait desgarantiesde sûreté« tant augouvernementqu’à l’Ordremaçonnique lui-même».Unefoisencore,lamaçonneriesesoumit.

Sesdixannéesdegrandemaîtrisefurentmarquéesparl’autoritarismeduPrince.En1852,cependant,ilfitjudicieusementacquérirparleGrandOrientunnouvelhôtelàParis, rue Cadet, où il siège toujours. En 1854, il entreprit une révision de laConstitution de l’obédience, réduisant notamment à sept ans le mandat du grandmaître–jusque-làadvitam–etinstituantunconventannuelnepouvantencorequeproposer des vœux et adopter des mesures budgétaires. Vers 1857, du reste, lesfinancesdel’obédienceétaientauplusbas.

Peu avant le convent de 1861 qui devait élire – ou réélire – le grand maître,l’initiativedeMurat, qui avait voté auSénat en faveurdu soutiende laFrance aupape,achevade luialiéner les loges,cequiest significatifde l’étatd’espritquiy

L

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régnait assez communément : on dénonce alors dans la presse maçonnique lesoutiendeMuratàunpouvoir–celuideRome–«quifaitmettrelesfrancs-maçonsaux galères », allusion probable auxmésaventures de JohnCoustos (1703-1746),victime passagère de l’Inquisition à Lisbonne en 1742. La candidature du PrinceJérôme (1822-1891), réputé libéral, fils de Jérôme Bonaparte, l’ancien roi deWestphalie (1784-1860), entraîna un conflit entre le Grand Orient et son grandmaître.LeconventayantfinalementéluJérôme,Muratn’hésitapasàfaireintervenirlesautoritésetlepréfetdepolicefitinterdictionauxmaçonsdeseréunir:unecrisesansprécédentavaitéclaté.Le30octobre1861,cependant,Muratfitsavoirqu’ilnesereprésenteraitpas.

2.LagrandemaîtrisedumaréchalMagnan

Le11janvier1862,pardécretpubliéauMoniteuruniversel,NapoléonIIIdécidaitdes’attribuerdésormais lanominationdu«GrandMaîtrede l’OrdremaçonniquedeFrance », et désignait dans l’immédiat et pour trois ans le maréchal BernardMagnan(1791-1865)commegrandmaîtreduGrandOrientdeFrance.L’événementétait singulier à deux titres : c’était la première fois dans l’histoire – et ce fut ladernière – que le chef de l’État nommait par un acte officiel un dignitaire de lamaçonnerie, et de plus Magnan, qui avait efficacement contribué, alors qu’ilcommandait l’armée de Paris, à « l’opération de police un peu rude » du 2décembre1851,n’étaitmêmepasmaçon.

Magnan reçut rituellement les 33 grades de l’écossisme et, le 1er février, 600maçons assistèrent à son installation et l’entendirent promettre qu’il serait « ungrandmaîtretrèsconstitutionnel».Quelquesvelléitésd’oppositionsemanifestèrentpassagèrementmais,unefoisencore,lamaçonnerien’avaitpaslechoix.

Se fondant sur l’ambiguïté de son décret de nomination, Magnan entraimmédiatement en conflit avec le Suprême Conseil. Il fit savoir au grandcommandeur du Rite écossais, Jean Viennet (1777-1868), successeur de Decazes,ancien militaire et académicien, qu’il devait désormais reconnaître l’autorité duGrandOrientets’uniràlui.LerefusdeViennetfutimmédiat:ilréponditqu’ilnesedémettraitquesurordreformeldel’Empereuret laissaentendreque,danscecas,les loges écossaises pourraient bien se dissoudre plutôt que de se soumettre.Magnan réitéra deux fois ses sommations. Viennet en appela à l’Empereur quidemeura silencieux : l’affaire en resta là, l’indépendance du Suprême Conseildemeuraitsauve,etlerêved’hégémonieduGrandOrients’éloignaitànouveau.

C’estcependantsouslagrandemaîtrisedeMagnanqueleGrandOrientputintégrer

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en son sein le deuxième rite égyptien, celui de Memphis, apparu en 1838 sousl’impulsionde Jacques-ÉtienneMarconis deNègre (1795 -1868).En1862, les 95grades de ce régime maçonnique, réduits pour des raisons diplomatiques en 33grades–différentsde ceuxde l’écossisme–, furent agrégés auGrandOrient.Ceritenesurvécutcependantpasauxannées1870etdevait renaîtrebienplus tardenFrance.

3.L’évolutiondeslogessousleSecondEmpire

En1864,MagnaninformaleGrandOrientquel’Empereurluiaccordaitànouveauledroitd’éliresongrandmaître.Lemaréchalfutdurestelui-mêmelibrementréélu.À sa mort, en 1865, Monseigneur Darboy, archevêque de Paris, ayant donnél’absoutedevantsoncercueilrevêtud’insignesmaçonniquesseleverrareprocherparPie IX.LegénéralMellinet (1798-1894) succédaàMagnanaprèsuneélectionsansdifficulté.En1871,pour segarantirde l’autoritarismeausommet, lagrandemaîtrise fut supprimée auGrandOrient et la fonction exercée, désormais, par unprésidentduConseilde l’Ordre.Au fil des ans, les logesn’avaientpas cessé leurévolutionsociologiqueetintellectuelle.

Aucrépusculedel’Empire,lamaçonneriefrançaiseétaitprêteàassumersonrôle«d’ÉglisedelaRépublique»[1]etàdescendrerésolumentdansl’arènepolitiqueetsociale.Elleallaityconnaître,d’uncertainpointdevue,sesplusgrandesheures;sesplusgrandesépreuvesaussi.

II.Lecombatrépublicainetlaïc(1870-1905)1.LesmaçonsetlaCommune

Dès la chute de l’Empire, en septembre 1870, les loges prennent positionpubliquementetle29octobreplusde1500maçonsreprésentantplusd’unecentainedelogesdénoncentlebellicismedessouverainsdePrusse.C’estcependantaprèsle18mars1871 et le déclenchementde laCommunedeParis que lesmaçonsde lacapitale s’impliquent définitivement.En signed’unionmaçonnique, le 26 avril, lalogeLesDisciplesduprogrès,duGrandOrient,ouvrelestravauxauRiteécossaistandisquelefrèreÉmileThirifocq(1814-1900)[2],dela logeécossaiseLeLibreExamen,demandequelesdrapeauxmaçonniquessoientplantéssurlesrempartset

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qu’onvengeleurprofanation«siunseulesttrouéparunbouletouuneballe».

Parmi les élus révolutionnaires, on trouve de nombreux maçons comme JulesVallèsouÉliséeReclus,maisilenestaussiparmilespartisansdela«conciliation»avec Versailles, comme Charles Floquet. Ils prennent finalement tous part à lagrande manifestation du 29 avril, où plusieurs milliers de maçons des deuxobédiences et des dizaines de bannières défilent pendant des heures devant lesgardesnationaux.

Thirifocqestl’undesdeuxémissairesdelaCommunereçusparThiersle29avrilausoir.Aprèsl’échecdecetteentrevue,le30avril,lesmaçonsetlesCompagnonsduDevoirrédigentencommununappel«àleursfrèresdeFranceetdumonde»danslequelilslesexhortent«àservirlacausedelaJusticeetduDroit».Tousvontdésormaisàl’ultimeaffrontement.

Lorsqueaprèslavictoireversaillaiselarépressions’abattra,denombreuxmaçonsfigureront parmi les victimes. Nombre d’entre eux prendront aussi le chemin del’exil,àBruxelles,LondresouNewYork,etlasolidaritémaçonniqueneleurferapasdéfaut.

Après cette révolution parisienne – les loges de province demeurèrent trèslargement « conciliatrices » –, lamaçonnerie allait, pour longtemps, occuper enFrance le premier rang du combat républicain. Sa mutation morale et politiques’étaitrésolumentaccomplie.

2.LaquerelleduGrandArchitecte(1877)

La proclamation spiritualiste et l’affirmation religieuse introduites dans laConstitution du Grand Orient, dans l’exaltation de 1848, vont susciter dans lesannées 1860 une opposition croissante de la part de nombreuses loges. En outre,lors de la révision du texte en 1865, une ambiguïté singulière avait été ajoutée.Maintenant le principe de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, lanouvellerédactioncomprenaitunalinéasupplémentaireetproblématique:

«[Lafranc-maçonnerie]regardelalibertédeconsciencecommeundroitpropreàchaquehommeetn’exclutpersonnepoursescroyances.»

Dès1867,undébateutlieuauconventduGrandOrientpoursupprimerlaréférenceobligatoire à l’existence de Dieu. Le statu quo fut cependant maintenu. Il fautreplacerdanscecontextel’initiationd’ÉmileLittréetdeJulesFerryparlalogeLaClémenteAmitié, le 8 juillet 1875 : ce fut un événementmondain etmaçonnique

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d’uneportéeconsidérable,quisoulignaitbien l’importancedésormaisacquiseparlapenséepositivisteetlecombatlaïcauseindelamaçonnerie.

UnvœuprésentélorsdesConventsde1875et1876vintfinalementendiscussionen1877.LerapportfutprésentéparlefrèreFrédéricDesmons(1832-1911),quidevaitmarquerleGrandOrientdesaforteempreintependanttroisdécennies.

Pasteurd’originecévenole,élevédansleprotestantismelibéral,ilestinitiéàNîmesen1861.Vénérablependantpresquevingt ans, ilprendpart à tous lesConventsàpartir de 1868, défendant notamment, sans succès, l’initiation des femmes oul’adoptiond’unvœudesoutienauxcommunards.IlprésideraleGrandOrientàdenombreusesreprisesentre1896et1911.Engagédanslaviepolitique,ilestdéputéduGarddès1871etachèverasacarrièrecommevice-présidentduSénat.

ProchedeLéonBourgeoisetdeCamillePelletan,Desmonsesttrèsreprésentatifdela maçonnerie du dernier quart du xixe siècle, qui se considère comme le «laboratoire d’idées » du parti radical, à l’avant-garde du combat républicain etpartisand’unehautemoralelaïque.

Le débat sur la suppression de la croyance obligatoire en l’existence deDieu futlong,prudentetargumenté.Ladécisions’imposasansdifficultéetlevœufutadoptéà une large majorité. Le Grand Orient ne réglait pas seulement une équivoquelittéraire,ilachevaituneévolutionamorcéeaumoinscinquanteansplustôt.Faisantdésormais profession d’agnosticisme strict, il ne condamnait en principe aucunecroyance. Le convent avait décidé de ne pas maintenir l’obligation de croire enDieu, mais leGrand Architecte de l’Univers, soumis à la libre interprétation dechacun,n’étaitnullementsupprimé.Enpratique,toutefois,touteréférenceexpliciteàce«symbole»futprogressivementévitée.Plusgénéralement,l’intricationétroite,à l’époque,du«partiprêtre»etdesennemisde laRépublique–évidente lorsdel’affaire Dreyfus – devait fatalement conduire, pour quelques décennies, à unaffrontementviolentavecl’Églisecatholique.

3.Puissanceetgloire:radicalismeetfranc-maçonnerie

Pendantaumoinstroisdécennies,jusqu’àlaloideséparationdel’Égliseetdel’Étatdont elle fut l’âmeavec leministèred’ÉmileCombes (1835-1921),maçondepuis1869,lamaçonnerievaapparaître–etseconsidérerelle-mêmeavanttoutechose–comme l’un des bastions avancés de la lutte républicaine et laïque. Ses liens trèsfortsavecleradicalismefrançaisferontdecedernierunesortedevitrinepolitiquede lamaçonnerie – environ un tiers des loges adhérera au congrès fondateur du

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partiradicalen1901.

Leschoses irontparfois très loin :en1896,parexemple, leGrandOrient tracerapratiquementtoutleprogrammedugouvernement.Ainsi,totalementidentifiéeàsoncombat séculier, la maçonnerie devait se retrouver au cœur des deux affairesretentissantesquiallaientmarquerlaFrance.

4.L’affaireDreyfus.L’affairedesfiches

La condamnation d’Alfred Dreyfus, en janvier 1895, n’émeut d’abord guère lesloges.Certainsmaçonsillustresaffirmentmêmequeladécisionn’estpasinjuste.Cen’est réellement qu’après la publication du fameux article deZola dansL’Aurore,intitulé « J’accuse », que beaucoup de frères s’engagent. Ils sont d’embléenombreux dans laLigue desDroits de l’homme, fondée à cette occasion, en juin1898.IlfautattendreleconventduGrandOrient,enseptembre1898,pourqu’unedéclarationtrèsfermedénonce« leséternelsennemisde la liberté»etréclamelarévisionduprocès.Dansl’annéequisuit,desdizainesdelogess’exprimentdanslemême sens et demandent aussi une réforme urgente de l’armée : quelques raresmaçons antidreyfusards les quitteront alors. Au tournant des années 1900, lamaçonnerie est devenue l’un des trois piliers de la « triplice dreyfusarde »stigmatisée par ses adversaires : « La Synagogue, le Temple et la Loge »,préfigurant les«quatreÉtats confédérésde l’anti-France»quedénoncerabientôtCharles Maurras dans l’Action française (« le juif, le protestant, le maçon et lemétèque»).Ainsis’annonce,pourlamaçonnerierépublicaineettoujourspatriote,une rupture idéologiquenonseulementavec le«cléricalisme»quiestdésormaissonprincipalennemi,maisaussiavecuncertainespritsévissantdansl’armée.

L’affaire des fiches va douloureusement l’illustrer. À partir de 1901, le généralAndré, maçon et nouveau ministre de la Guerre, met secrètement en fiches lesconvictionsphilosophiques et religieuses dequelque27000officiers, pour gérerleuravancement.CeuxquisontjugésbonsrépublicainssontclassésdansCorinthe,tandis que les autres – souvent suspects d’anti-dreyfusisme – sont envoyés àCarthage[3].Cesdossierss’appuientsurtoutsur lesrenseignementsspontanémentfournispardescentainesdemaçonssollicitésàceteffetdanstoutlepays.En1904,un frère nommé JosephBidegain,« sous-chef du secrétariat duGrandOrient deFrance », revenu à la foi catholique et instrumentalisé par certains milieuxantimaçonniques,révèletoutel’affaire.Lapresses’enempareetbientôtlescandaleestimmense.André,interpelléàlaChambre,estgifléetdoitdémissionner.CertainsparlementairesmembresduConseildel’OrdreduGrandOrientmenacentalorsdene plus soutenir le ministère Combes : le président du Conseil doit cependant

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officiellementdésavouerla«délation».L’affairefinitpars’apaiser,maiselleavaitrévélé lagravitédes tensionsexistant au seinde la société françaiseet ledivorceconsommé, aux yeux de lamaçonnerie, entre la République et une partie de sonarmée.Letempsdeslogesmilitairesétaitbienloin.

III. Rites et obédiences avant laPremièreGuerremondiale(1880-1913)1.Lacontestationdeshautsgradeset lacréationde laGrandeLogedeFrance

SileGrandOrientsemblaitoccuperledevantdelascènedepuis1870,leslogesduSuprême Conseil n’étaient pourtant pas restées à l’écart de l’évolution générale.Nousavonsvu le frèreThirifocqymeneruneactionpolitiqueradicale lorsde laCommune,maisdèslesannées1860laréférenceàDieuavaitégalementétédiscutéeau sein du Rite écossais. Des loges écossaises aux titres évocateurs, comme LeLibreExamenouLaLibreConscience,sontfondéesàcetteépoque.Si leConventinternationalduRitetenuàLausanneen1875avaitréaffirmé«unprincipecréateur»,enFrancelegrandcommandeurCrémieuxdutpourtantrappeleren1876quesonSuprêmeConseilnedonnait«aucuneformeauGrandArchitectedel’Univers».

À lamême époque, le pouvoir des hauts grades fut sérieusement contesté par leslogesbleues, regroupant lesmaçonsdes troispremiersgrades.En1880,12 logesquittèrent leSuprêmeConseilpour former laGrandeLogesymboliqueécossaise.Defonctionnementrésolumentdémocratiqueetd’espritlibertaire,hostileenversleshauts grades, attachée au féminisme, elle comptera dans ses rangs des maçonspromisàungranddestin,commeGustaveMesureur(1847-1925),membreéminentdu parti radical qui deviendra grand maître de la Grande Loge de France, ouOswald Wirth (1860-1943), qui sera à l’origine du renouveau des étudessymboliquesdanslamaçonnerie.

Souslapressionpersistantedesesquelque60logesbleues,leSuprêmeConseilfiniten 1894 par leur accorder l’autonomie.Deux ans plus tard, la fusion avec les 36loges que comptait alors la Grande Loge symbolique était acquise, créant ainsidéfinitivement la Grande Loge de France. De cette origine mouvementée, lanouvelle Grande Loge, désormais partenaire libre du Grand Orient dont ellepartagerapendantcinquanteanspresquetouslescombats,conserveratoujoursune

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relation ambiguë avec le Suprême Conseil, détenteur des hauts grades du Riteécossais ancien et accepté : ce n’est du reste qu’en 1904 que ce dernier, par unnouveaudécret,accorderaàlaGrandeLogedeFrancesapleineindépendance.

2.Lesfemmesetlafranc-maçonnerie:leDroithumain

Exclues de la maçonnerie dès le xviiie siècle et seulement admises dans cetteaimable parodie qu’était l’Adoption, les femmes revendiquèrent à la fin du xixesiècle leurs droits civils et politiques. La question de leur admission dans lamaçonnerienepouvaitmanquerdeseposerun jour.Nombredemaçonsyétaientalorshostilesenraison,seloneux,del’influencequ’exerçaientencoretropsouventlesprêtressurl’espritdesfemmes.

En 1882, la loge Les Libres-Penseurs du Pecq, de la Grande Loge symbolique,quitta l’obédience pour initier peu aprèsMariaDeraismes (1828-1894), « femmerépublicaine»,journalisteetsuffragette,maisréintégrasonlieud’originequelquesmoisplustardsansgarderMariaDeraismesdanssesrangs.

C’est en 1893 que Georges Martin (1844-1916), membre de la Grande Logesymbolique, aidé de Maria Deraismes, alors « maçonne sans loge », fonda uneobédiencemixtedénomméeGrandeLogesymboliqueécossaise–LeDroithumain.Dès1895,plusieurslogesexistaientetbientôtdesfilialesétrangèresfurentcréées.En1899,untitulairedu33egradedureaa–Souveraingrand inspecteurgénéral–reçutàcegradeplusieurssœurs,etunSuprêmeConseiluniverselmixtevitlejour,couronnantdésormaistoutl’édifice.

En1914,leDroithumaincomptaitplusde3000membreset150loges,enFrance,en Angleterre, en Italie et aux États-Unis. Des circonstances de sa fondation,l’obédienceconserveraunestructurepyramidalecaractéristique,donnantauxlogesdehautsgradesungrandpouvoir.L’ensembleétantprésidéparungrandmaîtredel’Ordre au niveau mondial, Souverain Grand Commandeur international. Cettequestiondeshautsgradessusciteradurestependantquelquesannées,entre1913et1922, une scission, avec la création d’une Grande Loge mixte symbolique deFrance.Trèsimpliquédanslecombatsocial,notammentpourledroitdesfemmes,leDroithumainformerajusqu’ànosjoursunecomposantefortedelamaçonneriefrançaise.

La Grande Loge de France, en 1901 d’abord, à l’initiative de la loge Le LibreExamen,no 217, loge avant-gardiste à laquelle avait appartenu le frèreThirifocq,puisàpartirde1907,reconstituadesoncôtéquelqueslogesd’adoption,travaillant

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avecunrituelinspirédeceluiduxviiieetduxixesiècle.Ellesconnaîtrontdanscetteobédienceundéveloppementlimitéjusqu’àlaveilledeSecondeGuerremondiale.Ilfaudraenfaitattendrel’après-guerrepourquelesfemmesprennentpeuàpeudanslamaçonneriefrançaiseuneplacesignificative.

3.Unerefondationanglaise:laGrandeLogenationaleindépendanteetrégulière

En 1910, plusieurs frères duGrandOrient, emmenés par Édouard deRibaucourt(1865-1936), soucieux de construire au sein de l’obédience un foyer d’activitémaçonniquesoustraitàlapolitique,conçurentleprojetd’yrétablirleRiteécossaisrectifiéquinesubsistaitplusalorsqu’enSuisse.ReçusàGenèveauplushautgradedurite (Chevalierbienfaisantde lacité sainte), ils réveillèrent àParis la logeLeCentredesamisquiavaitexistéaudébutduxixesiècle.Leritueld’origine,d’esprittrès chrétien, fut quelque peu édulcoré, en conservant toutefois une tonalité «spiritualiste».Lorsduconventde1913,desoppositionssemanifestèrentpourtantetilfutexigédesretranchementsimportantsautexteprécédemmentadmis.LesfrèresduCentredesamiss’yrefusèrent.

Peudetempsaprès,ilssemirentenrapportaveclaGrandeLogeunied’Angleterreet,enaccordavecelle,fondèrentuneobédience«régulière»,c’est-à-direreconnueparLondres.De cette époquedate la fracturede lamaçonnerie française endeuxblocstrèsinégaux.

En1929,laGrandeLogeunied’Angleterre,seproclamant«GrandeLogeMèreduMonde» formulerades«principesde reconnaissance»exigeantpourétablirdesliensavecellecertainesaffirmationsreligieuses(notammentlafoiexpliciteenunDieu révélé). À ce système, majoritaire dans le monde, s’opposera presqueunanimement jusqu’ànos jours lamaçonnerie« latine»,diteencore« libérale»,souvent impliquée, dans les pays catholiques comme la France, mais aussi enBelgiqueet en Italie, dansun longcombat contre l’Église,pour la toléranceet laliberté de conscience. Il existera en outre toujours, en France notamment, unemaçonnerie«spiritualiste»noninféodéeàlarégularitéanglo-saxonne.

En rupture avec lamaçonnerie française et longtemps dominée par sesmembresanglais ou américains, laGrandeLoge nationale indépendante et régulière [4] neconnaîtraque tardivement,àpartirdesannées1960,undéveloppementnumériqueimportant,maintenant son ostracisme à l’égard des autres obédiences et recrutantpréférentiellementdanslesmilieuxsocio-économiquesfavorisés.

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4. La maçonnerie de la marge : occultistes et francs-maçons

Quoique très marquée par le combat laïc et un fort engagement politique, lamaçonnerie française, au tournant du xxe siècle, n’avait nullement renoncé à sadiversité de nature.On verra ainsi naître et prospérer des loges,marginales sansdoute, mais bien vivantes, entretenant des relations étroites avec des groupesoccultistes, tels que ceux animés pendant une trentaine d’années par le célèbreDr

Gérard Encausse, dit « Papus » (1865-1916), fondateur du martinisme, ordreinitiatiqueparamaçonniqueinspirénotammentparlephilosopheetmystiqueLouis-ClaudedeSaint-Martin(1743-1803).

Sicettesensibilitépeutalorsparaîtreanecdotique,c’estnéanmoinsdanscesmilieuxquecertainsmaçonsd’influenceferontleurspremièresarmes.IlfautcitericiRenéGuénon(1886-1951)dontl’œuvrepuissante,fondéesurl’exégèsedela«Traditionprimordiale » et une théorie très aboutie de l’Initiation,marquera profondément,jusqu’ànosjours,diversmilieuxmaçonniques.

IV. Les problèmes de la maçonneriefrançaisedansl’entre-deux-guerres1. « La République à couvert » : la franc-maçonneriedanslaviepolitiqueetsociale

Aucoursdesannées1920et1930,lamaçonnerie,fortede50000membresenviron,occupedansl’appareilpolitiqueuneplacemajeure.Toutesonénergie,oupresque,estdirigéeversl’actionsociale.Contrelesliguesfascistes,contrelesennemisdelaRépublique, contre une Église catholique fortement liée, notamment par sa hautehiérarchie, aux diverses composantes de la droite et de l’extrême droite, lamaçonneriemènelecombat,jusqu’às’yenliserparfois.

À la fois connue et méconnue, la maçonnerie française ne pourra éviter que sediffused’elleuneimagedéformée,apparaissantauxyeuxdebeaucoupdecitoyenssans a priori comme une sorte de réseau secret, d’État dans l’État :l’antimaçonnisme le plus délirant – souvent fortement teinté d’antisémitisme – senourriradecetteéquivoque.

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En 1937, dans saLettre ouverte au souverain pontife, prêchant l’apaisement et laréconciliation, l’historien et maçon Albert Lantoine laissait entendre que si laRépubliquevenaitàs’écrouler,lamaçonnerieseraitdanssesdécombres.

2. L’effondrement de 1940 et la législationantimaçonniquedugouvernementdeVichy

En juin 1940, avec la défaite de la France, la prophétie deLantoine se réalise.ÀVichy et autour de Pétain, les milieux les plus virulents de l’antimaçonnismefrançaisparviennentaupouvoir.

Dèsle14août1940,plusieursloisetdécretsvontdissoudretouteslesobédiences.Leurslocauxsontoccupés,leursarchivesconfisquéesetnombredelogesmisesàsac. À partir d’octobre 1940, une exposition intitulée La Franc-Maçonneriedévoilée, destinée à donner de l’institution une image profondément négative etmême repoussante, est ouverte au Grand Palais. Après quelques semaines, ellecirculera à travers la France. Dans le même esprit, de nombreuses conférencesseront donnéesdans tout le pays et un film,Forcesoccultes, sera projeté à Paris,dansuncinémadesChamps-Élysées,en1943.

UnServicedessociétéssecrètesestorganisédanslecourantdel’année1941,aveclesoutienactifdesautoritésallemandes,souslahoulettedeBernardFaÿ,professeurau Collège de France et historien monarchiste nommé par le gouvernement deVichyadministrateurde laBibliothèquenationale.Sous sonégide,une revue,LesDocuments maçonniques, entreprend de publier chaque mois révélations etcalomnies visant à faire de la maçonnerie l’une des responsables de la défaitefrançaise.Sesrédacteursfontétatdel’approbationsansréservedumaréchalPétain,connupoursonhostilitéprofondeàl’égarddesfrèresqu’ilaccusaitd’avoir,jadis,retardésacarrière.

Envertud’une loi promulguée en août 1941 à l’initiativede l’amiralDarlan, deslistes de fonctionnaires francs-maçons, souvent erronées, seront publiées etquelquesmilliersd’entreeuxserontrévoqués.

Sous l’Occupation, des contacts maçonniques subsisteront cependant, notammentavecPatriamrecuperare,.véritableréseauderésistancemaçonnique,quicommenceàstructurerdèsl’automnede1940.LeComitéd’actionmaçonnique,définitivementorganiséàlafindel’année1943,s’attachera,quantàlui,àmaintenirdesliensentreles frères pourchassés, grâce à environ 250 groupes maçonniques clandestinsrépartissurl’ensembleduterritoireoccupé,etréfléchirasurlesmoyensd’assurer

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le rassemblement de lamaçonnerie lorsque l’heure de la victoire et de la libertésonneraitànouveau.

Autotal,lamaçonneriefourniraquelque2000à3000combattantsàlaRésistance.Unmillier de francs-maçons seront déportés et environ 600 connaîtront lamort,fusillés, tués au combat ou dans les camps. Abattue au faîte de sa puissance, lamaçonnerie française, tout au long de son histoire, n’avait jamais connu un teldéchaînementdehaineetdeviolence.

Endécembre1943,àAlger,legénéraldeGaulle,rejointparunanciengrandmaîtrede la Grande Loge de France, Michel Dumesnil de Gramont, prononça parordonnance lanullitédes lois antimaçonniquesdeVichypuisdéclaraunpeuplustardque«lafranc-maçonnerien’avaitjamaiscesséd’existerenFrance».

Pour l’heure, cependant, elle gémissait, en grande partie brisée. À l’heure de laLibération,lesfrèresetlessœurs,leursarchivesdétruites,leurscollectionspillées,leurstemplesdévastés,prirentconsciencequetout,oupresque,étaitàreconstruire.

Notes

[1] Nous empruntons cette expression très suggestive à l’historien P. Chevallier,(Histoiredelafranc-maçonneriefrançaise,t.III)[2]Socialistedéiste,trèsreprésentatifd’uneimportantetendancemaçonniquedesontemps. Initié en 1850 à La Jérusalem écossaise, du Suprême Conseil, il s’exile àBruxellesaprèslaCommune.Amnistié, ilrevienten1879etdevientVénérableduLibre Examen en 1884. Il milite alors dans les loges du Suprême Conseil pourl’extériorisationdelamaçonnerieetl’initiationdesfemmes.[3]Allusionprobableàlasentencelatine«NonlicetomnibusadireCorinthium»(«Iln’estpaspermisàtousd’alleràCorinthe»)etàlafameuseimprécationduvieuxCaton:«DelendaestCarthago»(«IlfautdétruireCarthage»).[4]En1948,elleadopteralenomdeGrandeLogenationalefrançaise(glnf),qu’elleporteencore.

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ChapitreV

Leiiiesiècledelamaçonneriefrançaise

I. La reconstruction du paysagemaçonniquefrançais(1945-1958)1.L’unionmanquéede1945

rappéedepleinfouet,lamaçonneriefrançaise,ausortirdelaguerre,estexsangue.Seseffectifsamputésdesdeux tiers,ellemettraplusde trenteansà retrouversonétiagedesannées1930.Poursereconstruire,toutefois,elledevraréfléchirsurelle-même.Alorsqu’elle travailleà reconstituerses loges, seséparantà l’occasiondequelques brebis galeuses, la maçonnerie, en 1945, songe pourtant un moment àrecouvrer son unité perdue. En septembre, le Grand Orient et la Grande Logetiennent simultanément leurs convents respectifs. Le projet, évoqué pendant lesheures sombres, d’un Ordre maçonnique de France, regroupant les deuxobédiences,cheminealorsdansquelquesesprits.Bienvite,cependant,lesappareilsobédientiels imposeront la séparation. Le rêve de l’unité se brisera ainsi dans leconfortdelapaixrevenue.

2.L’UnionmaçonniquefémininedeFrance(1945-1952)

Soucieuse à nouveau de se rapprocher de la « régularité », la Grande Loge deFrance résolut, en 1945, de se séparer de ses encombrantes loges d’Adoption, lamaçonnerie d’obédience anglo-saxonne n’acceptant pas la présence des femmesdanslesloges.LessœursseconstituèrentalorsenUnionmaçonniquefémininedeFrance.Toutefois,en1952,l’organisationpritlenomdeGrandeLogefémininedeFrance.(glff)et,en1959,lessœursrenoncèrentauRited’Adoptionpourpratiqueràleur tour le reaa, plus substantiel. Dès cette date, la maçonnerie féminine prit enFrance son essor véritable, pour compter environ 12 000membres en 2008.DesGrandesLoges féminines seront créées àpartir de laFrance, d’abord enEurope,

F

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notammentenBelgiqueetenSuisse.

Très attachées à une pratique exacte des cérémonies maçonniques, les maçonnesfrançaises se sont aussi beaucoup penchées sur les problèmes spécifiques de lacondition féminine et ont tenu à accompagner l’évolution des esprits dans desdomainescommeceluidel’égalitédesdroits,lacontraception,l’avortement.

Pleinement intégrées à la vie maçonnique française, elles y occupent une placechèrementpayée,àleursyeux,dufaitdelaméfiancepersistantedecertainsmilieuxmaçonniquesmasculins.

3. La viemaçonnique française dans les années 1950 :débatsetinfluences

Héritiers de lamaçonnerie de la IIIeRépublique,mais durement éprouvéspar lesblessures de la guerre, les maçons français adoptèrent dès les années 1950 uneattitude plus modeste. Toujours préoccupé par les questions sociales, le GrandOrient intervint dans différents débats publics, comme celui de l’école libre, àl’occasion de la loi Debré en 1958, et les gouvernements de la IVe Républiquecomptèrentencoredansleursrangsplusieursmaçonsnotoires.Quelquechoseavaitcependantchangéet,dèscetteépoque,ladiminutiondel’influencemaçonniquedanslaviepolitiqueetsocialedevintsensibleets’accentueranettementaufildesans.

Encontrepartie, onverra semanifester au seinde l’institutionun regaind’intérêtpour les sujets directement liés à l’histoire de la maçonnerie, au symbolisme, ets’exprimerdestendances«spiritualistes»,notamment–maispasexclusivement–auseindelaGrandeLogedeFrancequirétabliraainsien1953l’obligationdefairefigurerlaBiblesurl’auteldesesloges.

Dans un pays où la République était désormais bien établie et où l’influence ducatholicismedevaitamorcerunechuteirréversibledèsledébutdesannées1960,lafigureclassiquedumaçonradicaletanticléricalpouvaitapparaîtreunpeudésuète,sinon tout à fait décalée. Entre démarche initiatique personnelle et engagementcitoyen, la maçonnerie française pouvait travailler à se composer un nouveauvisage.Illuifallaittoutefoisréglerencorequelquesconflitsinternes.

II.Lescrisesdesannées1960

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1. La création de la Grande Loge nationale française(Opéra)

En 1958, les membres français de quelques loges de la Grande Loge nationalefrançaise–alorssurtoutpeupléed’Anglaisetd’Américainsdestroupesdel’otan–lassésd’êtrecoupésdetouterelationavecleurscompatriotes,décidèrentderentrerdanslemondemaçonniquefrançais.Prétendantemporteraveceuxlalégitimitédesfondateursde1913–lefilsdel’und’entreeux,PierredeRibaucourt,faisaitpartiedes scissionnistes –, ils adoptèrent la dénomination de Grande Loge nationalefrançaise(Opéra),cederniermotdésignantleursiègesocial,àParis[1].

Maintenantunemaçonnerie traditionnelleprincipalementaxéesur leRiteécossaisrectifié, cette obédience discrète et rigoureuse prit en 1984 la dénomination deGrande Loge traditionnelle et symbolique Opéra. (gltso). Elle a jusqu’à ce jourpoursuivi dans l’harmonie un développement régulier, comptant environ 3 500membresen2008.

2.LascissionduSuprêmeConseilen1965

Enseptembre1964,leconventdelaGrandeLogedeFranceayantratifiéuntraitéd’amitié avec le Grand Orient, cette décision suscita la réprobation du SuprêmeConseil de France. Devant la résistance de la Grande Loge, le Suprême Conseil,arguantdesesdécretsde1894et1904,prétenditretireràl’obédienceledroitdeseréclamer du reaa. Cependant, une majorité du Suprême Conseil désapprouval’action du Souverain Grand Commandeur, Charles Riandey. Celui-ci, avecquelquescentainesde frères, finit alorspar s’agrégerà laGrandeLogenationalefrançaise, après avoir reconstitué en lien avec elle un Suprême Conseil pour laFrance,. rival du premier, demeuré rue Puteaux, à Paris, dans les locaux de laGrandeLogedeFrance.

Cettecrisesanslendemain,quin’eutpoureffetdurablequed’introduireunnouveauRite au sein de la Grande Loge nationale française, avait à nouveau soulignél’équivoque persistante des relations entre la Grande Loge de France et sonSuprêmeConseil.LaculturefondatricedelaGrandeLoge–unerévoltecontreleshautsgrades–devaitencoretrouverd’autresoccasionsdes’exprimer.

III.Versl’unitémaçonniquefrançaise?

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1. La prolifération des obédiences depuis les années1970

Dans les années qui suivirent la grande effervescence de mai 1968, au cours delaquelle lamaçonnerie,étrangementabsente,neretrouvanullementlerôlequ’elleavait eu en 1848 ou en 1871, de profondes mutations de la société française seproduisirent. Parallèlement, dans le monde maçonnique, le mouvement dediversificationdesobédiencesvasepoursuivre.

OndoitciterlaLogenationalefrançaise(lnf),fondéepartroislogesayantquitté,enavril1968,laGrandeLogenationalefrançaise(Opéra)pourseconsacreràl’étudedes origines historiques et traditionnelles de la maçonnerie. Elle connaîtra undéveloppement numérique limité mais acquerra au fil des ans une très grandeautorité morale. En 1974, une dissidence mineure, mais qui persiste à ce jour,formeralaGrandeLogeIndépendanteetSouverainedesRitesUnis(glisru).Enfin,toujourssousl’inspirationindirectedelalnf,unprojetdereconstructiond’unRite« idéal » de la franc-maçonnerie, sous le nom de «RiteOpératif de Salomon »,aboutiradanslesannées1970également,àpartird’unelogeduGrandOrient–lalogeLesHommes–,àlanaissancel’OrdreInitiatiqueetTraditionneldel’ArtRoyal(oitar), obédiencemixte qui a depuis lors gagné ses lettres de respectabilité dansl’universmaçonniquehexagonal.

En 1973, une scission affecte le Droit humain, avec la constitution de la GrandeLogemixteuniverselle(glmu),initialementtrèshostileaupouvoirdeshautsgradessurleslogesbleues–particularitéstructurelleduDroithumain,defonctionnementpyramidal–,et renouantainsiavecundescourantscontestatairesclassiquesde lamaçonneriefrançaisedepuislafinduxixesiècle.

Dès1965,l’ésotéristeRobertAmbelain(1907-1997)avaitréorganiséledésormaistrès occultisant Rite de Memphis-Misraïm dont l’histoire, après lui, seraparticulièrementcomplexeetmouvementée.Ilenémergeranéanmoins,en1981,unpôle de stabilité relative avec la Grande Loge féminine de Memphis-Misraïm(glfmm), malgré quelques remous qui semblent s’attacher inexorablement à sastructureetàsonRite.Théoriquementhéritièredelamême«traditionAmbelain»,laGrandeLogeFrançaisedeMemphis-Misraïmn’échapperapasdesoncôtéàcesvicissitudes, tandis que, toujours dans la même filiation, la Grande LogeSymbolique de France (glsf) et la Grande Loge Mixte de Memphis-Misraïm(glmmm) s’efforceront de faire prévaloir une image plus raisonnable de lamaçonnerieégyptienne.

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En1982,uneautreorganisationmixtevoitlejour,laGrandeLogemixtedeFrance(glmf), marquée par une orientation résolument laïque, très attachée à laproclamationsansconcessiondelalibertédeconscienceet,parlà,trèsprochedelatendancedominanteduGrandOrientdeFrance.

La réalité est en fait encore plus complexe, car on ne compte plus les micro-obédiences et les loges qui se proclament « indépendantes » et que les grandesobédiences qualifient volontiers de « sauvages ». Cet émiettement, cettebalkanisationdupaysagemaçonnique français estune tendance lourdedesannéesrécentes.Lasituationquienrésulteaposéauxdiversesobédiencesdesproblèmesnombreux.L’und’entreeuxestnotamment ladifficulté,parfois,de reconnaître lecaractèreauthentiquementmaçonniquedegroupusculesauxoriginesmaldéfinies:lerisqued’infiltrationoudedérivesectairen’esteneffetpasabsent,enpareilcas.Plusfondamentalement,cetteévolutiondel’institutionmaçonniquereflèteaussilesconduitesd’unesociétéatomiséeoùlessolidaritéstraditionnellessedissolvent,oùprévalentl’individualismerevendiquéetle«bricolage»religieuxouintellectuel.Ilfaut y ajouter la déception de certains devant les querelles d’appareils et lesambitions carriéristes dont la maçonnerie ne sait pas toujours se protéger,notamment au sein des amicales de maçons dénommées « fraternelles »,aujourd’huideplusenpluscontestées.

Plusdiscrètequedanslesdécenniespassées,désormaisplussouventpréoccupéeparune démarche intérieure, si elle déplore d’être encore l’un des « marronniers »favorisdeshebdomadaires–l’undecessujetsrebattussurlesquelslemêmedossierde presse, souvent approximatif et lacunaire, est régulièrement publié –, lamaçonnerie n’a cependant pas renoncé, dans des circonstances choisies, àproclamersesvaleurs.Ainsi,danslecourantdesannées1980, les logesn’ontpashésité à s’associerdansdesdéclarationspubliques, parfois avec certaines églises,pourcondamnerl’intoléranceetlaxénophobieparexemple.Demêmeenmai2002,entre les deux tours de l’élection présidentielle, lorsque par une déclarationcommune la maçonnerie française unanime – à l’exception de la Grande Logenationale française – rappela la nécessité d’écarter le candidat dont les thèsess’opposaient aux valeurs fondamentales de la République. En d’autres cas, lesobédiences peuvent aussi assumer publiquement leur diversité. Les réactionssuscitées en 1984 par le projet de création d’un grand service public unifié del’éducation – élaboré par un gouvernement qui comptait plusieurs maçons –montrèrent que sur un tel sujet la maçonnerie, comme la société française, étaitdivisée:certainesobédiencesdirentleursoutientandisqued’autress’abstinrentouexprimèrentunepositionnuancée,voirecritique.

À la différence de la maçonnerie anglo-saxonne, en réel déclin aux États-Unis

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notamment,lamaçonneriefrançaisevoitaujourd’huiaffluerverselledesfemmeset des hommes jeunes et engagés dans la vie sociale, mais aussi des couchessocialesnouvelles,commecellesdesgénérationsrécentesissuesdel’immigration,auprèsdesquellesellepeutjouerunrôleprécieuxd’intégrationrépublicaine.Toutesettousluiapportentlesinterrogationsetlesattentesdeleurtemps:unespoiretuneexigence.

Un tel foisonnement est, certes, un témoignage de vigueur, de dynamisme etd’originalité. C’est aussi, très clairement, un ferment de désordre et un risqueévidentdeconfusionauseinde lamaçonnerie,degauchissementdeson imageetd’affaiblissementdesoninfluence.

Àlafinduxxesiècle, lamaçonneriefrançaise,dont leseffectifsavaientconnuentrente ans une croissance très importante, avec environ 140 000 maçons etmaçonnesen2008,devaittrouverenelle-mêmelesmoyensde«régulerlechaos»enassumantdansl’harmonieunediversitédésormaisincontournable.

2.Lamaçonneriefrançaise

En juin 2001, neuf obédiences françaises – la Grande Loge nationale françaisedemeurantpourl’instantàl’écartdecemouvement–ontdécidédeconstituerentreelles un espace commun de dialogue, de travail et d’expression dénommé LaMaçonneriefrançaise.C’estàcetitreque,quelquesmoisplustard,sesneufgrandsmaîtres et grandes maîtresses furent reçus ensemble par le président de laRépublique. Cette initiative marque à l’évidence une étape nouvelle des relationsmaçonniques françaises. Laisse-t-elle présager, après des décennies de querellesincessantes et de rivalités assez vaines, une organisation apaisée de la franc-maçonnerie en France ? Seul l’avenir le dira. La création conjointe de l’InstitutmaçonniquedeFrance(imf),ayantpourbutdepromouvoirl’imageculturelledelamaçonneriefrançaise,àtraverssonhistoireetsadiversitévécue,pourraittoutefoisenêtrelepremiersigne.C’estégalementdemanièreconsensuellequ’aétéfondé,àla finde l’année2002, l’OrdremaçonniquedeLaFayette,destinéàdistinguer,aunom de la maçonnerie française tout entière, les maçons étrangers ayantpersonnellement contribué, à travers le monde, à l’illustration des valeursfondamentalesdel’institution.C’estenfindansl’unionquelamaçonneriefrançaiseacélébré,en2003,son275eanniversaire.

Si les jeuxd’appareils et les petites querelles obédientielles n’ont pas pour autantdisparu–commeauGrandOrienten2004et2005,etàunbienmoindredegréàlaGrande Loge de France –, il est clair que pour l’essentiel la franc-maçonnerie

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française paraît avoir tourné une page. Ses responsables semblent en êtresuffisamment conscients pour privilégier désormais, malgré quelques difficultésépisodiqueset l’hostilitédequelques-uns, ledialogue, laconcertationet,àchaquefoisquecelaestpossible,l’actioncommune.

L’institutiondoitenfinredécouvrirsonhistoire,et,en2005,lecentenairedes«loislaïques » a pu être l’occasion pour elle de rechercher un sens nouveau à unengagement certes historique de la maçonnerie française, mais qu’il lui faut àprésentdéclinerdansunmondeauxenjeuxprofondémentdifférents.En2010,parailleurs, tandis que s’est déclarée une crise sans précédent au sein de la GrandeLoge nationale française, mettant gravement en cause son Grand maître, sesstructures et ses pratiques, l’ouverture longtemps attendue du Grand Orient deFrance aux sœurs – désormais « initiables » en son sein et acceptées commemembres de ses loges – a peut-être marqué un tournant historique dont lesconséquences sur le paysagemaçonnique français ne semesureront que dans lesannéesfutures.

Il reste qu’au moment où l’évolution de notre monde pose à la maçonnerie denombreuxproblèmeséthiques,alorsqu’elle-même,surleplaninternational,estenproieàdes révisionsprofondesetqu’à laconstructionde l’Europepolitiquepeutrépondre un authentique « espace maçonnique européen », nombre de maçonsfrançais mesurent l’importance des enjeux. Leur motivation semble réelle etsincère,maisc’estàeux-mêmesqu’ilappartiendrad’éloigner, s’ils leveulent, lesdémonsdeladiscordequi,danslepassé,ontsisouventhantéleurstemplesetfaitlesdélicesdeshistoriens.

Notes

[1] « L’autre glnf », demeurée dans l’orbe anglaise fut dès lors communémentappelée «Bineau » – son siège se situant alors boulevardBineau, àNeuilly-sur-Seine.

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Conclusion

ée d’une fondation anglaise dont elle s’est affranchie très vite, la maçonneriefrançaise a su développer une identité originale etmultiple. «Religion avortée »selon la formule deLagrange [1], attachée à des rites et des symboles plongeantdansunésotérismeparfoisdéroutant,elleaaussi,etdansunmêmemouvement,faitplace à l’esprit des Lumières en pratiquant les vertus du discours et de la raisoncritique. Elle s’est enfin voulue une puissance morale, ce qui l’a conduite àexprimerdesconceptionsciviquesetparfoispolitiques.

Forgéeenuntempsoùleparadigmenewtonien,dynamiqueetgouvernépardesloisuniverselles, se substituait à celui d’Aristote, statique et structuré par des causessubtiles et des forces impénétrables, elle s’insère d’une façon chronologiquementparfaitedanslacrisedelaconscienceeuropéenne[2]dontellefutpeut-êtrel’undessignesàdéfautd’enavoir été l’unedes causes.Elle ena aussi recueilli toutes lesintuitionsettouteslesambiguïtés.Silamaçonnerieanglaisesembles’êtreéloignéedès le tournant des années 1750 de cette inspiration première, la maçonneriefrançaise ena étéprofondément etdurablementmarquée,d’oùunecomplexitédenaturedontcertainsdisentqu’elleestsarichessequandd’autrespensentqu’elleestsonpointfaible.

Refusantd’êtreunidimensionnelle, lamaçonneriefrançaise,à traverslespuissantscontrastes de son histoire, ne se conforme à aucune des caricatures réductricesqu’onapuentracer,maiselleparaîtpourtantbiensuivreunelignedirectrice.S’ilfallait se résoudre à la qualifier d’unmot, on risquerait celui d’humanisme, sansdouteenraisonmêmedesesmultiplesrésonances.

Del’humanismed’Érasme,quin’estqueledésirderéintégrerlacultureetlaraisondanslafoi–maisquelaRenaissancenéoplatonicienneetésotérisantedeFlorencenerécusepas–,àl’humanismelaïcquiservirapresquedebannièreàlamaçonneriefrançaiseverslafinduxixesiècle,unespritlégerpourraitvoirdescontradictionsinsurmontables. L’historien observe, quant à lui, que le Discours de Ramsaypourrait, aux figures de style près, être sans doute contresigné par la plupart desmaçonsfrançaisd’aujourd’huietque,à leursyeux, lesObligations formuléesparAnderson,en1723,n’ontrienperdudeleuractualité.

Fidèle à elle-même, c’est avec ces singularités parfois obscures aux profanesqu’uneinstitutionàl’âgedéjàrespectables’engageaujourd’huihardiment,nonsans

N

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quelqueinsouciance,dansleIIIemillénaire.

Notes

[1]Mathématicienfrançais(1736-1813).Ilnefutpasmaçon.[2]P.Hazard,LaCrisedelaconscienceeuropéenne,1680-1715,Paris,1961.