DAniel Menager - Montaigne [Diplomatie et théologie à la Renaissance]

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  • 7/22/2019 DAniel Menager - Montaigne [Diplomatie et thologie la Renaissance]

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    PERSPECTIVES LITTRAIRES

    Collection dirige parMichel Delon et Michel Zink

    D A N I E L M N A G E R

    Diplomatie et thologie la Renaissance

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    sans doute choisir. Par ailleurs, cette neutralit du pape n'tait pas enelle-mme une notion bien stimulante. Elle n'avait d'intrt que dansl'ordre politique. Mais les chrtiens pouvaient-ils beaucoup esprer d'unpape qui se contentait de dire qu'il serait neutre dans le dbat ? La

    vrit religieuse ne mritait-elle pas un peu plus d'enthousiasme ? Oncomprend dans cette perspective que les plus fervents, aussi bien duct catholique que du ct protestant, aient cru davantage aux col-loques entre thologiens savants et pieux, que visite l'Esprit-Saint. JeanDu Bellay n'tait pas charg d'une mdiation religieuse. Il ne pouvait auplus que la faciliter. Mais l'histoire politique comme l'histoire religieusemontrent que les meilleurs ambassadeurs doivent avant tout capter laconfiance de leurs interlocuteurs. ce jeu, Montaigne fut sans doute lemeilleur.

    Montaigne n'a jamais t ambassadeur en titre. Il a t plus que cela :

    mdiateur officieux entre les princes en conflit1. Sur ces missions, lesEssais se montrent d'une extrme discrtion. Et pour cause : ils nedoivent pas bruiter ce qui doit encore rester secret2. Pour suivre Mon-taigne dans des dmarches aussi subtiles que parfois dangereuses, il fautdonc recourir au tmoignage des contemporains : celui de De Thou, parexemple, qui Montaigne aurait dit aire tats de Blois, qu'il avait jou lerle de mdiateur entre Henri de Navarre et Henri de Guise, le chef de laLigue : Se medium inteiposuerat>?. On a beaucoup discut pour savoir quel moment cette mdiation avait eu lieu, mais ce qui compte, c'est bience rle endoss pisodiquement par l'auteur des Essais. Son ambas-sade la plus importante reste sans doute le voyage de fvrier 1588 Paris, o Henri de Navarre l'envoie pour proposer, semble-t-il, HenriIII son abjuration en change du titre d'hritier du trne4. Il a eu sansdoute d'autres occasions d'exercer ses talents de diplomate, talents qu'ilprend un malin plaisir diminuer. l'entendre, il aurait t bien tendre

    1. Sur ces missions, voir D. Frame, Montaigne. Une vie, une aime, 1533-1592, trad, fran., Paris, Champion, 1994, p. 293-298. Du mme auteur, Du nouveau sur le voyage de Montaigne Parisen 1588 ,Bulletin de a Socit des amis de Montaigne, avril-juin 1962, p. 3-22 ; G. Nakam, Montaigne etson temps. Ijsvnements et les Essais. L'histoire, la vie, le livre, Paris, Nizet, 1982 ; et M. Lazard,Michel de

    Montaigne, Paris, Fayard, 1992.2. En particulier le voyage de 1588, remarquablement tudi par D. Frame (voir la note prc-

    dente), et qui intrigua les ambassadeurs d'Angleterre (Stafford) et d'Espagne (Mendoza).3. Voir D. Maskell, Montaigne mdiateur entre Navarre et Guise ,BHR,41, 3 (1979), p. 541-555.

    L'auteur cite le tmoignage de De Thou,Historiarum stti teviporis tibri,Londres, 1733, t VII, p. 88.4 Telle est du moins l'interprtation de D. Frame, art. cit, p. 21-22.

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    et novice ' dans ce peu qu'il eut ngocier entre les princes 2. Nousconnaissons trop bien les modesties feintes de 1' escuyer de trefles 3pour nous laisser prendre ce petit jeu.

    Montaigne possdait en fait les dons inns du diplomate. Il les

    devait d'abord la composition de sa famille o se trouvaient la foisdes catholiques et des protestants. Il a un frre et une sur acquis laRforme, son jeune frre Bertrand, catholique ardent, combat dansl'arme de Navarre, il a de nombreux amis protestants, Turenne,Duplessis-Mornay. 4 La diplomatie a d'abord t pour lui un exercicefamilial. On sait par ailleurs qu'il connat bien, et personnellement, lesprotagonistes du conflit, commencer par le roi lgitime, Henri III.Montaigne est souvent la cour. Il prsente au roi, en 1580, un exem-plaire de la premire dition des Essais et reoit avec plaisir les flicita-tions du souverain. Pour D. Frame, cette conversation aurait eu lieusans doute vers la fin de juin 5, alors que Montaigne rejoignait l'armeroyale commande par Matignon pour le sige de La Fre. C'est avec

    l'accord du roi qu'il est choisi comme maire de Bordeaux. Non moinsimportante est la confiance que lui accorde Catherine de Mdicis, qui leconvoque pendant l'hiver 1586-1587 ses entretiens avec Henri deNavarre6, et, surtout, le fait librer de la Bastille o les Ligueurs l'avaientincarcr (10 juillet 1588) en reprsailles de la capture d'un des leurs".S'il a pu jouer le rle de mdiateur entre le roi de Navarre et le duc deGuise, c'est qu'il connat bien galement le chef de la Ligue. Ille connat, et mme il l'admire, comme il l'avoue dans le passagedes Essais o il revendique le droit d'estimer les qualits de l'adver-saire : J'ac cuse merveilleusement cette faon d'opiner : il est de laLigue car il admire la grce de Monsieur de Guise. 8 Quant au roi deNavarre, c'est peu de dire que son activit estonne '. est subju-

    gu par son courage, son nergie, son panache. On sait quelle fiert ilprouva quand il le reut dans son chteau avec une grande suite de

    1. Essais,III, 1, dition Villey-Saulnier, Paris, PUF, 1965, p. 791. Toutes les rfrences auxEssaisren-verro nt cette ditio n.

    2. Ibid., p. 791.3. Ibid., , 12, p. 1063.S4. M. Lazard, op. cit.,p. 312.5. Art cit, p. 4.6. Ibid, p. 5.7. Voir M. Lazard, op. cit., p. 326-327. L'aventure est raconte par Montaigne non dans les Essais,

    mais dans son Beuther , c'est--dire son livre de raison (d. J. Marchand, Compagnie franaisedes arts graphiques, 1948, p. 264-265).

    8. Essais, , 10, p. 1013.9. Ibid

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    gentilshommes1. Montaigne disposait ainsi d'atouts personnels pourmener bien les ngociations qu'on lui confiait: il connaissait lesacteurs de la pice.

    Ses lectures montrent par ailleurs l'intrt constant et ancien qu'il

    porte l'uvre des ambassadeurs. Commynes, Guichardin et les frresDu Bellay ne quittent pas sa table de chevet2 : tous historiens, mais aussiambassadeurs. On a montr depuis longtemps ce que devaient les cha-pitres du livre I des Essais, notamment le XVII' ( Un traict de quelquesambassadeurs ) la lecture de Martin et Guillaume Du Bellay. Autantou plus que les actions guerrires, ce sont les pratiques et ngociationsconduites par le Seigneur de Langey qui le retiennent3. Et la rflexiondes grands chapitres du livre III s'exerce aussi sur sa propre exprienced'ambassadeur, de mdiateur, de messager.

    Une ancienne image de Montaigne peut encore nous abuser et nousmasquer cet intrt trs vif : celle du sceptique. Elle a une incidence surl'ide que l'on se fait de ses talents diplomatiques. Montaigne les poss-

    derait parce qu'il ne serait pas un homme de conviction. Nous savonsmaintenant qu'il n'est rien de plus faux. Montaigne a su prendre parti etse tenir au parti qu'il avait pris : celui du roi lgitime, Henri III, et de lareligion traditionnelle de la France : le catholicisme4. Il le dit en bien desendroits de son livre, et le montre pendant les quatre annes o il futmaire de Bordeaux. Rien de moins louvoyant que sa gestion munici-pale5. On la lui avait confie pour que la ville demeure dans l'obissanceau roi de France. Il s'emploie donc cette tche, qui est loin d'tre facilecar Navarre, Cond et leurs troupes occupent le Sud-Ouest. Ferme,Montaigne l'a t lorsque les protestants s'emparrent de Mont-de-Mar-san comme place de sret. Il sut adresser au roi de Navarre les remon-trances qui s'imposaient. Croit-on vraiment qu'il et t choisi par

    Catherine pour cette fonction de maire si l'on n'avait pas t sr de safidlit ? Les Essais sont aussi un plaidoyer en faveur de l'thique duchoix. De se tenir chancelant et mestis, de tenir son affection immo-bile et sans inclination aus troubles de son pays et en une divisionpublique, je ne le trouve ni beau, ni honneste. '' Ceci encore : Je me

    1. Voir M. Lazard, op. cit.,p. 298.2. Voir la fin du chapitre Des livres (II, 10), p. 418-420.3. Essais, II, 10, p. 420.4. Nous ne posons pas ici la question de sa ferveur religieuse, qui, dans lesEssais,nous semble assez

    modre.5. Voir M. Lazard, op. cit.,p. 281-310.6. Essais, III, 1, p. 792.

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    prens fermement au plus sain des partis. ' Qu'est devenu, dira-t-on, lepyrrhonien qui ne choisissait pas ? Distinguons peut-tre les problmesde la connaissance et ceux de l'action : les seconds, la diffrence despremiers, imposent le choix. D'autant que Montaigne essaie de trouver

    l'thique qui lui convient. Bien conscient de sa volubilit ', il saitqu'elle peut le faire rouler, sans fin, d'une opinion l'autre. Laconstance est donc un choix ncessaire, ou, au pis-aller, une acceptationde la tradition : Et puis que je ne suis pas capable de choisir, je pren lechoix d'autruy et me tien en l'assiette o Dieu m'a mis. 3 faut doncchoisir pour parvenir une vie vraiment morale, une stabilit del'homme intrieur. Il faut aussi choisir si l'on veut tre un hommed'action. Montaigne cloue au pilori les mestis , c'est--dire leshommes incapables de choisir. L'esthtique aussi bien que la morale lescondamnent. Comment peut-on agir si l'on ne professe pas publique-ment des opinions bien arrtes ? La pointe de l'ide est que le choix,loin de la gner, favorise l'action : J'ay veu de mon temps mill'hommes

    soupples, mestis, ambigus, et que nul ne doubtoit plus prudans mondainsque moy, se perdre o je me suis sauv. 4 Admirable ironie, et admi-rable paradoxe de l'histoire ! Retenons surtout la manire dont estcondamn un opportunisme de bas tage, un machiavlisme la petitesemaine, une prudence qui se croit bien maligne mais qui, finalement, neporte pas de fruits.

    La condition est donc claire : pour agir, il faut choisir, et la rgle vau-dra pour l'ambassadeur, qui ne devra jamais tre ambigu , mestis ouneutre. se pourrait bien que cettehostilit de Montaigne l'gard de laneutralit s'explique par les checs des moyenneurs lors des tentativesde conciliation des guerres de religion5. Le champ d'action n'est sans

    doute plus le mme. Une chose est de chercher un accord thologiqueentre deux confessions, une autre de rconcilier des princes qui s'oppo-sent. Mais le vocabulaire desEssaisest significatif. Les termes stigmatisspar Montaigne sont ceux-l mme qui servaient critiquer les partisansde la conciliation religieuse dans la dcennie 1560-1570. C'est Clauded'Espence, l'un des acteurs du colloque de Poissy, qui nous en donne laliste. Ses amis et lui ont t appels neutraux, communs, moyenneurs,

    1. Ibid., , 10, p. 1013.2. Bid., , 12, p. 509.3. Ibid.,III, 12, p. 569. Telle est l'une des sources du fameux conservatisme de Montaigne.4. Ibtd., II, 16, p. 624-625.5. Voir M. Turchetti, Concordia o tolleran^a ? Storia poltica e retigione ml pensiero d i Franois Bauduin

    (1520-1573) eti i Moyenneurs , Genve, Droz, 1984.

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    temporiseurs '. Bien entendu, l'intress affirme qu'il n'est pas neutrepuisqu'il appartient l'glise catholique. Un peu plus tt, Cassander refu-sait lui aussi qu'on le considrt comme neutre 2. Le terme, il faut ledire, avait mauvaise presse depuis les attaques de Calvin et de Viret. Il

    pouvait avoir en effet deux significations, comme l'explique fort bienRabelais dans un chapitre duTiers Livre: on pouvait tre appel neutre par participation de l'une et de l'autre extrmit ou par abngation de l'une comme de l'autre3. Ainsi le voulaient la scolastique et l'enseigne-ment d'Aristote. Dans le contexte des guerres de religion, cela veut direqu'un neutre peut se sentir un peu catholique et un peu protestant :neutralit par participation. Ou bien, il ne se sentira ni catholique ni pro-testant : neutralit par abngation . Des deux significations, c'est bienentendu la seconde qui l'emporte dans la polmique religieuse, alors queD'Espence et Cassander ne refuseraient peut-tre pas d'tre neutres dansl'autre sens. Le terme de neutre ne figure pas dans lesEssais,mais c'est la neutralit ngative que songe Montaigne quand il critique les hommes

    trop soupples, mestis [et] ambigus. La neutralit lui rpugne parcequ'il est l'homme des opinions vives, ce qui n'exclut pas l'adressediplomatique.

    Bodin ne porte pas non plus un jugement favorable sur la neutralit.Les rflexions du livre V de la Rpubliqueconcernent sans doute les tats,et non les individus. Mais elles s'emploient dtruire les avantages illu-soires que l'on peut trouver dans celle-ci : Celuy qui demeure neutre,trouvera bien souvent le moyen d'appaiser les ennemis : et se maintenanten l'amiti de tous, emportera grace et honneur des uns et des autres. Sitous les princes sont ligus les uns contre les autres, qui sera moyenneurde la paix ? . ces arguments et quelques autres qui plaident en faveur

    de la neutralit des tats, Bodin oppose une ide qui lui semble prva-loir : Il est certain en matiere d'estat, qu'il faut estre le plus fort ou desplus forts. Et on n'en prend pas le chemin en tant neutre. Il faut parncessit pour se maintenir, estre ami ou ennemi. 4

    Un autre terme a fait l'objet de vives discussions : celui de moyen-neur , utilis aussi contre D'Espence et Cassander. Moyenneur ?

    1.Apologie,Paris, M. Sonnius, 1569, p. 32 33. Rappelons que ce sont surtout les protestants qui s'ensont pris aux moyenneurs , dont Calvin fournit le portrait ds 1549 (donc bien avant le colloquede Poissy) dans son opuscule :La vrayefaon de reformertEglise. Il le complte, en 1561, en attaquantF. Bauduin. Viret lui embote le pas dans le premier dialogue de l'Intrim(Lyon, 1565).

    2. Dans son De officio pli ac publicae Iranquilhtatis vere amantis viri (1561).3. Rabelais,Tiers Livre, chap. 35, uvres compltes, d. cite, p. 463.4. Ces diffrentes citations sont empruntes auxSix Livres de La Ripublique, V, 6, Corpus des uvres de

    philosophie en langue franaise, Paris, Favard, 1986, p. 178-179.

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    s'crie le premier dans un beau mouvement d'loquence, injure honori-fique, tiltre d'honneur et non d'outrage , car celui qui est ainsi appelne fait qu'imiter le souverain moyenneur, c'est--dire le Christlui-mme1. Le thologien de Poissy affirme pourtant que le Christ est le

    seul mdiateur et que personne parmi les hommes ne peut revendiquer cetitre : Il n'y a qu'un seul Dieu, qu'un seul mdiateur entre Dieu et leshommes : voil ce qu'il crit en 1561 dans ses Commentaires sur les ptresde Paul Timothi. Il ajoute toutefois : Rien n'empche cependant queles anges et les hommes soient aussi des mdiateurs, chacun sa manire,dans la mesure o ils contribuent au salut de l'homme, c'est--dire l'union avec Dieu, en cooprant avec celui-ci et avec Jsus Christ. 3Pro-pos qui aurait d rassurer les censeurs de D'Espence car il est trs loignde la pense de la Rforme4.

    Montaigne est galement fort loign de la thologie protestante. ne croit pourtant pas que l'homme puissecooprer l'action de Dieu. S 'ilne parle jamais de moyenneur, il emploie quelquefois le terme de

    mdiateur . Par exemple, dans ce passage de l'Apo logi e de RaymondSebond(II, 12), trs svre pour les dieux du paganisme : Il en est de physiciens,de potiques, de civils ; aucuns moyens entre les dieux et l'humainenature,mdiateurs, entremetteurs de nous Dieu. 5Voil un beau scan-dale pour quelqu'un qui est intimement persuad du foss qui existe entreDieu et l'homme ; tel point mme que l'ide d'Incarnation reste pour luiincomprhensible, peut-tre meme scandaleuse''. Pour Montaigne, on nepasse pas progressivement de l'homme Dieu. Ce que Ficin et le nopla-tonisme tentaient de mettre en place avec leur grande chelle des tres estfrapp de nullit par la sparation ontologique entre Dieu et sa crature .Le paganisme lui aussi s'est tromp sur ce point. S'il existe une philo-sophie montaignienne de la mdiation, elle devra se passer des services de

    1. Apologie, op. cit., p. 7.2. De metfiatore ac redemptore ; ad 1 T im, 2 , Opera,p. 267.3. Nihil tarnen prohibet mediat ores, tum angel os, tum homines, suoqu oque modo et esse et diel,

    quatcnus ad hominum salutem, hoc est cum Deo unionem, Deo et mediaton cooperantur etministrant ( De mediatore ac redemptore , Opera,p. 267).

    4 Ce qui peut paratre galement ambigu, dans la position de D'Espence, c'est le rapprochementqu'il effectue entre le rle du mediateur et celui de l'arbitre : Qu'est ce qu'un arbitre ? Quelqu'unqui se trouve au milieu (mdius) pour juger entre nous (Opera, p. 267). La christologie deD'Espence ne peut gure se servir de cette notion-l.

    5. Essais, , 12, p. 534.6. Ce qu'une partie de la critique montaignienne s'obstine nier. Montaigne n'est certes pas un

    achriste , mais il bute sur le mystre de l'Incarnation.7. Sparation bien visible dansApo log ie dr Raymond Sebond(II, 12), qui, sur ce point et sur d'autres, ne

    sera jamais dpasse .

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    la mtaphysique. En cela, Montaigne est bien diffrent de Rabelais,comme on peut s'en rendre compte en voquant le clbre hommage querend leQuart Livreau seigneur de Langey. Ce qui reste dire au sujet deces pages tellement commentes, c'est que l'loge de Langey est d'abordcelui d'un diplomate, c'est--dire d'un mdiateur. On comprend pour-quoi, sa mort, les anges, les hros, et les dmons manifestent leurmotion : ils ont perdu l'un des leurs. Rabelais magnifie dans le mmechapitre les mdiations humaines et les mdiations clestes1. Et Mon-taigne disjoint ce que Rabelais avait conjoint. Autant que l'auteur du

    Quart Livre, il est passionn par les ngociations politiques. Mais celles-cine reposent pas sur un systme de pense faisant une place la notion de moyen et toutes les formes de passage entre les ralits distinctes. Leplus thologien des deux est sans aucun doute Rabelais. Quant Mon-taigne, il fonde autrement l'action de l'ambassadeur. Il ne demande paspour lui l'assistance du Saint-Esprit, auquel pensait Holbein. Il ne fait pasde lui un homme venu d'ailleurs et disposant par l mme d'une libert

    d'action lui premettant de rconcilier les princes. Mieux encore : sonambassadeur est un modle de fidlit au prince qui l'envoie. O setrouve alors le secret de sa russite ? Dans sa franchise 2 et dans l'usagetrs baroque de la sduction.

    Les engagements trs fermes de Montaigne ne provoquent pas uneclipse de sa lucidit. Aux presens brouillis de cet estt, mon interest nem'a faict mesconnoistre ny les qualitez louables en nos adversaires, nycelles qui sont reprochables en ceux que j'ay servy. 3 Cette lucidit luidonne un avantage sur ceux qui ne voient que les grces d'un seul camp.On connat la contrepartie : J e fus pelaud toutes mains : au Gibelin,j'estois Guelfe, au Guelfe Gibelin.4 Montaigne a voulu simplementconcilier la fermet de l'engagement et la modration du jugement. Il tirelui-mme les bnfices de cette philosophie dans la conduite d'une ngo-ciation : Rien n'empesche qu'on se puisse comporter commodmententre des hommes qui sont ennemis, et loyalement: conduisez-vous yd'une, sinon par tout esgale affection (car elle peut souffrir diffrentes

    1. Rappelons que le chapitre XXVI du Quart Um est consacr une longue mditation sur les Daemons et les Heroes , ames nobles et insignes (p. 600), situes entre la divinit etl'humanit. Le chapitre XXVII les dsigne comme des semidieux (p. 603).

    2. Sur l'importance de la vrit dans la ngociation, voir T. Hampton, "Tendre ngociateur" : larhtorique diplomatique dans les Essais, Montaigne et la rhtorique, Paris, Champion, 1995,p. 189-200.

    3. Essais, III, 10, p. 1072.4. Ibid., , 12, p. 1044.

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    mesures), mais au moins tempere, et qui ne vous engage tant l'un qu'ilpuisse tout requerir de vous. ' Voil pourquoi Montaigne peut ngocierun rapprochement entre le roi de Navarre et le roi de France. Le premiersait bien qu'il s'adresse au loyal serviteur d'Henri III, et, de son ct,celui-ci a compris que le loyalisme du maire de Bordeaux n'est jamaissynonyme d'aveuglement.

    H s'agit bien d'une thique, mais aussi d'une pragmatique de la diplo-matie. Les rflexions les plus aigus de Montaigne concernent les avan-tages et les inconvnients de la passion politique. Ce qu'il invente, c'estune manire de concilier l'action et une certaine forme de dtachement.Si Henri de Navarre le fascine2, c'est parce qu'il a trouv le secret deconduire ses affaires en gardant de la distance par rapport elles, distancequi est d'ailleurs la condition du succs : Nous empeschons au demeu-rant la prise et la serre de l'ame luy donner tant de choses saisir. 3IIdoit en aller de mme pour les ambassadeurs : Cette pointue vivacitd'ame, et cette volubilit soupple et inquite trouble nos negotiations. "

    Grand thme de rflexion desEssaisqu'illustrent les figures bien connuesde Csar et d'Alcibiade, ces dandys qui masquent ou matrisent l'inten-sit de leur passion et qui, de ce fait, russissent mieux que d'autres.L'ambassadeur, qui n'est pas un grand capitaine, mditera avec profit cesexemples, s'il veut tre, comme le souhaite Montaigne, la fois engag etdtach.

    Montaigne innove encore sur un autre point: la manire dont unambassadeur doit rapporter la vrit. En lisant lesMmoiresdes frres DuBellay, il a t choqu par le comportement de deux ambassadeurs du roilors d'un grave incident diplomatique qui dfraya la chronique pendant uncertain temps5. En avril 1536, Rome, lors d'un consistoire, auquel partici-paient l'vque de Mcon et le Seigneur de Velly , Charles Quint, dans

    un accs de fureur, avait dfi le Roy [de France] de le combatte en che-mise avec l'espe et le poignard 6. Effars, nos ambassadeurs dissimu-lrent Franois Ierla plus grande partie des propos de l'empereur. Leurhabilet alla mme plus loin que ne le dit Montaigne^, car l'vque de

    1. IbuL.Vl, l, p. 794. ^ .2. Je l'ay veu mesme [- au fait], maintenant une grande nonchalance et liberte d action et de

    visag e au traver s de bien gr ans a ffair es et espi neu x (Ess ais , III, 10, p. 1008).3. Ibid., p. 1019.4. II, 20, p. 675.5. Voir J. Jacquart,Franois, Paris, Fayard, 1981, p. 240.6. Mmoires,dition Bourrilly-Vindry, Paris, 1910, t. , p. 366-368.7. Essais, I, 17, p. 73.

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    Mcon s'excusa de ne pouvoir rpondre Charles Quint parce que celui-cis'tait exprim en allemand, langue inconnue de l'ambassadeur1. Onapprend aussi en lisant les dpches qu'en cette occasion le pape joua unrle modrateur en demandant aux deux diplomates de ne pas adresser auroi un rapport immdiat2. Quand ils le rdigrent, ce fut, nous expli-

    quent-ils, en usant de la plus grande doulceur possible, sans toutefoisparvenir cacher un incident aussi grave et des propos tenus publique-ment. Ils ne se contentent d'ailleurs pas de rdiger vin rapport dulcor : ilsdemandent audience l'empereur qui s'entretient avec eux en italien ettente d'expliquer que ses propos ont t mal compris et qu'il n'a jamaissouhait que la paix3. Le fameux rapport incrimin par Montaigne a-t-ilprcd ou suivi l'entretien avec Charles Quint ? Nous ne le savons pas4.

    Au reste, pour Montaigne, peu importe. Les reprsentants du roi ont eutort. Il trouve bien estrange qu'il fut en la puissance d'un Ambassadeurde dispenser [de se donner des dispenses] sur les advertissements qu'il doitfaire son maistre , surtout quand les paroles sont de telle consequence,

    venant de telle personne, et dites en si grande assemble \ Il n'y a pas

    d'accommodement avec la vrit des faits. Voil une thse d'une bellerigueur mais qui n'a rien d'tonnant sous la plume de Montaigne.

    L'incident dont nous venons de parler est devenu un classique de larflexion diplomatique. Vera le connaissait sans doute quand, son tour,il rflchit sur les rapports qu'un ambassadeur doit adresser son prince.Son point de dpart est peu prs celui de Montaigne dont il reprend lespropres termes : On corrompt l'office du commander quand on y obitpar discretion, et non par sujtion : et n'appartient pas au ministre d'inter-prter un commandement, mais il y doit obeyr simplement. 6 Com-mence sous le signe de l'absolu, la rflexion de Vera se poursuit cepen-dant sous celui du relatif et avec l'aide de la casuistique espagnole. Une

    1. Voir la longue lettre de Dodieu de Vely, ambassadeur auprs de Charles Quint, et de Hmard deDenonville, ambassadeur i Rome, dans les Negotiations de a France dans le Levant, op. cit., t. I,p. 301 307.

    2. Ibid., p. 303.3. Ibid., p. 306.4. On voit bien, en lisant la lettre des deux ambassadeurs, qu'ils ont tout de suite t accuss d'avoir

    diminu la gravit de l'vnement : Ce sont, Sire, en substance, les propoz qui ont est tenuz etlesquels nous avons prins peine de reciter entirement la vrit. Nous povons bien avoir obmysquelque chose, mais elle ne sera pas d'importance ; vous advisant, Sire, que, quoi qu'on mus dye, ouannonce autrement,nous vous avons compt en substance tout ce qui a est faict et tout ce qui a estdiet {ibid.,p. 307).

    5. Essais, 1,17, p. 73.6. Le Parfait Ambassadeur, op. cit.,p. 180. C'est le traducteur qui emploie les mots de Montaigne (1,17,

    p. 74) pour rendre la pense de l'auteur espagnol.

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    multitude de distinctions apparaissent dans le chapitre concernant lemensonge et l'altration des faits. Il faut sans doute adresser son princedes rapports complets et vridiques, mais il peut y avoir des exceptions.y en a encore bien davantage quand il s'agit de ceux qui sont adresss auprince tranger. En apparence, la rflexion de Vera est plus adapte la

    ralit diplomatique, tandis que le kantisme avant la lettre de Montaignerisque d'entraver son action. C'est peut-tre bien le contraire qui se pro-duit, comme il le dmontre brillamment. Ce sont les ambassadeurs trophabiles qui sont viss quand il critique les gens de mestier qui se tien-nent les plus couverts et se prsentent et contrefont les plus moyens et lesplus voisins qu'ils peuvent '. L'habilet qui essaie de rhabiller les inci-dents diplomatiques n'est pas du got de Montaigne, pas plus que celledont usent certains ngociateurs pour mieux se faire accepter de la partieadverse. L'ambassadeur n'est pas un moyen terme entre deux princes. Ilappartient celui qui l'envoie, et doit lui transmettre tout ce qu'il sait sansrien dguiser, ce qui ne l'empche pas de faire prvaloir - mais seulementdans les lettres qu'il adresse son prince un avis personnel. Ce qui estexclu dans tous les cas, c'est la rhtorique de la litote et de l'euphmisme. Moy, je m'offre par mes opinions les plus vives et par la forme la plusmienne. 2Le chapitre auquel cette phrase est emprunte et qui passe par-fois pour un hommage plus ou moins dissimul la pense de Machiavel,est au contraire un plaidoyer pour la vrit pure ', juge finalement plusefficace que les petites dissimulations. Nous sommes ici au cur de larflexion de l'auteur desEssais. n'a pasoubli, loin de l, les exigenceset mme les contingences de l'action diplomatique. Son pari, c'est de nerien dire l'un qu'il ne puisse dire l'autre. est surtoutpersuad desavantages de la parole franche : Un parler ouvert ouvre un autre parleret le tire hors comme faict le vin et l'amour. 4Dans cette remarquable

    addition de l'exemplaire de Bordeaux se trouve le dernier tat de larflexion de Montaigne. Une rfrence dissimule un adage d'rasme(in vino veritas)lui donne toute sa porte. Montaigne recommande la fran-chise non seulement parce qu'elle est belle moralement, mais aussi parcequ'elle suscite une autre franchise et dvoile ce que l'autre voulaitpeut-tre cacher. Elle agit la manire du vin qui dlie les langues. Onpeut enivrer l'autre en cultivant la franchise.

    1. Essais, , 1, p. 791.2. Ibid.3. Ibid.,p. 792 ( De l'utile et de lTionneste ).4. Ibid., p. 794.

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    Le chapitre explicitement consacr aux ambassadeurs est lui aussienrichi d'une longue addition de l'exemplaire de Bordeaux. Elle fait plusque nuancer la pense de l'auteur : elle lui donne une orientation nou-

    velle. pousant l'volution de son temps, Montaigne accorde maintenantaux ambassadeurs une certaine libert. Ils n'executent pas simplement

    mais forment aussi et dressent par leur conseil la volont du maistre. 'Sans rien retrancher de sa critique des deux ambassadeurs de Franois I",Montaigne dveloppe une conception plus souple de l'obissance, seulecapable de saisir occasion des affaires 2. Nousvoil alors reconduitsdu ct de lapraxis et de Machiavel3. Les hommes d'entendement ,c'est--dire les auteurs des traits qu'il a sans doute lus, insistent sur lesinconvnients d'une obissance trop rigide.

    Plus qu'aux limites de l'obissance, Montaigne s'intresse aux ressortsde la sduction. Et son ide majeure est qu'on peut tre tout la fois vri-dique et sduisant, sduisant parce que vridique. Sur ce point comme surd'autres, il refuse les contradictions toutes faites. Il y a beaucoup d'ironiedans sa faon de dire qu'il russit mieux dans ses ngociations que les

    fourbes et les russ : Tendre negotiateur et novice ! [...]. C'a est pour-tant jusques cette heure avec tel heur [...] que peu ont pass de main autre avec moins de soubon, plus de faveur et de privaut. " La rhto-rique, que l'on croyait absente de cette philosophie de la franchise, fait iciun trs joli retour : J'ay une faon ouverte, aise s'insinuer et se don-ner credit aux premieres accointances. 5L'insinuation, comme ailleurs ladiversion", appartiennent l'art de plaire et de persuader. Cette faonouverte de l'auteur desEssais, don de la nature, il la cultive aussi afind'tre plus efficace dans ses activits occasionnelles de diplomate. Il estdifficile d'tre plus sensible que lui la science de l'entregent , clbredans une addition tardive, comme conciliatrice des premiers abords, dela socit et familiarit 7. On ne dira jamais assez, dans cette perspective,l'importance accorde par Montaigne la beaut et la grce, ce qui lerend trs proche des auteurs qui, la mme poque, rflchissent sur lesavantages physiques de l'ambassadeur". Le modeste escuyer de trefles

    1. Essais, I,17, n. 74.2. Ibid.3. Voir supra, p. 144.4. Essais, III, 1, p. 792.5. Ibid6.Titre du chapitre III, 4, qui contient un bel exemple emprunt Commynes (p. 831-832).7. Essais,1,13, p. 49 ( Crmonie de l'entreveu des Rovs ).8. Voir supra, p. 108.

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    est un expert dans l'art de la sduction. Il en a us avec les princes commeavec les femmes qu'ils aimaient et dont il savait trs bien que sans elles, iln'y aurait pas d'accs au prince. C'est ainsi qu'il est entr dans les bonnesgrces de la grande Corisande, matresse du roi de Navarre1. S'il y aune modernit de Montaigne dans sa rflexion sur l'ambassadeur, ellerside dans la conscience trs vive des petits riens qui assurent le succsd'une dmarche diplomatique : un sourire, un mot d'esprit, une confi-dence. L'art de l'ambassadeur n'est pas objet de science : c'est une affaired'instinct.

    Montaigne incarne donc bien l'ambassadeur que recherchent LeTasse et Vera. Us lui demandent en effe t, et de la manire la plus explicite,d'tre un mdiateur entre les princes. Tout l'effort de leur discoursconsiste dmontrer que les deux rles d'ambassadeur et de mdiateurne s'opposent pas. Chez Le Tasse, cette dmonstration passe par une dis-tinction entre la mdiation naturelle (celle qui existe dans les choses) et lamdiation volontaire, apanage de l'ambassadeur2. Les tenants de sa thse

    concilient la fidlit au prince et la recherche d'un bien (qui est souvent lapaix), suprieur aux intrts particuliers. Mais cela suppose une petitervolution. Jusqu'alors, la comptence mdiatrice appartenait d'abordaux figures universelles, c'est--dire, au pape et l'empereur. Elles nesont plus maintenant reconnues en tant que telles. On va donc confier lepouvoir mdiateur aux reprsentants de ces figures singulires que sontles princes de ce monde. Les meilleurs des ambassadeurs regardent plusloin que l'horizon de leur patrie. Machiavel a vcu une poque ant-rieure ce transfert de conptences. Jean Du Bellay et surtout Langey,son frre, recherchent encore des secours thologiques capables de sup-pler des dfaillances humaines. Montaigne accepte, quand l'occasions'en prsente, de jouer les mdiateurs, confiant dans les ressources de la

    rhtorique, infiniment lucide et, pour cela, d'autant plus efficace.

    L'exercice n'est pas sans risque. Bien avant que ne se dveloppe dansles traits l'ide de mdiation, les auteurs s'inquitaient des dfaillances de

    1. Voir D. Frame, art. cit, p. 89.2. Celui qui est [un] mdiateur volontaire peut pencher plus d'un ct que de l'autre, encore qu'il

    doive toujours pencher du ct o se trouve le plus d'honntet. Mais peut-tre est il honntequ'il obisse son seigneur. Mais s'il n'avait pa s galement quelque gard la satisfaction de celuiauprs duquel il rside, il s'carterait par trop de l'humanit et de la courtoisie (IlMessagiero, Prose,d. cite, p. 65-66, trad, indite de P. Larivaille. Celle-ci est difficile en raison des glissements de

    vocabul aire de l'aute ur).

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    l'ambassadeur, c'est--dire, pour tre clair, de son infidlit toujours pos-sible. Le spectre de la trahison plane sur tous les traits. Tous lui consa-crent un chapitre, nourri de rfrences antiques et modernes1. Ils n'ontd'ailleurs que l'embarras du choix. L'un des exemples les plus souventcits est celui d'Eschine, envoy par Athnes auprs de Philippe de Mac-

    doine, et accus son retour par Dmosthne, son collgue d'ambassade,d'avoir trahi les intrts de sa cit2. On est d'autant plus svre vis--visdes tratres que l'ambassadeur est souvent assimil un soldat. Une per-fidie (c'est--dire un manque de fidlit) est aussi grave qu'une dsertion.

    O commence la trahison ? Les partisans les plus convaincus de lafidlit observent par exemple, l'instar de Dolet, qu'elle ne doit pasdgnrer en hostilit l'gard du prince tranger, qu'il faut toujoursessayer de comprendre3. Autre question : un transfiige est-il un tratre ?On peut se le demander depuis la tragdie de Rincn et Fregoso4. Vera,qui est espagnol, approuve sans rserve leur arrestation sur ordre deCharles Quint, puis leur excution5. Mais leur seul tort est d'tre passsdu service de l'empereur celui du roi de France. Ce genre de passage

    avait t, si l'on peut dire, inaugur par Commynes qui se considraitlui-mme comme un tratre6. Ne soyons donc pas, son gard, plusindulgent qu'il ne l'tait lui-mme. La trahison est d'autant plus gravequ'elle n'est pas dclare au grand jour. H semble bien que, pendant uncertain temps, Commynes joua double jeu et que sa dfection propre-ment dite ne fut que le terme d'une action secrte au bnfice deLouis X I. Pa r ailleurs, certains thoriciens vont jusqu' dire que la trahi-son commence partir du moment o l'ambassadeur se permet d'avoirdes avis personnels. Montaigne a repris Henri Estienne l'anecdote del'ambassadeur de Julesauprs du roi d'Angleterre, qui le cuisine afinde savoir si son opinion est bien la mme que celle du pape. Press dequestions, l'ambassadeur finit par avouer qu'il avait dconseill Jules IId'exhorter Henri VIII dclarer la guerre Franois I er. Cet ambassa-

    1. Voir, en particulier, E. Dolet, De officio legati, p. 27 et s. ; H. Kirchner, Legatos, , 6, p. 241 251 ;A. Gentile, De Legationibus, III, 11, p. 114-116; A. de Vera, Le Parfait Ambassadeur, p. 106 et s.

    2. On serfre aussi Cicron (Pro Rosno Amt rio,XXXVIII) et Plutarque (Vie de LucuUus 30 1)3. De Officio legati, op. cit., p. 30.4. Voir J. Zeller,La Diplomahe franaise vers le milieu du xvf sicle, op. cit., p. 247-266 ; et V.-L Bourtilly,

    A. Rincn et la politique onentale de Franois ,Rtvue historique, t. CXIII, 1913.5. Lt Parfait Ambassadeur, liv. I, p. 130 131. J. Bodin est d'un avis diffrent: voirLis Six livres de la

    Rpublique,V, 6. Sur l'assassinat de Rincn et Fregse, voir J. Jacquart, Franois, op. cit., p. 339.6. La Destruction des mythes dans les Mmoires de Philippe de Communes, Genve, Droz, 1966, p. 35.7. Ibid.,p. 27.

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    deur, de son attitude particulire, pendoit du cost de France, ce quifaillit lui coter la vie. Mais ce compte-l, Machiavel, qui ne se gne paspour avoir des avis personnels, serait un tratre Florence !

    Guichardin, auteur trs pris par Montaigne, fut pour sa part accusde rbellion par Florence pour avoir soutenu le gouvernement des Mdi-

    as alors qu'il tait, Rome, au service de Clment VII2. L'auteur deY His-toire d'Italieplaida sa cause, assez diffrente de celle d'un ambassadeur qui,consciemment, trahit son prince. Au moment o il rdigeait sonApologie,Guichardin se souvenait peut-tre de son exprience d'ambassadeur dontl'un des derniersRicordiporte la trace. Les phrases qui suivent constituentsans doute la rflexion la plus pntrante sur la trahison : Il semble queles ambassadeurs prennent souvent le parti du prince auprs duquel ils setrouvent ; ce qui fait souponner qu'ils agissent par corruption, ou parquelque espoir d'une rcompense [...]. Mais cela peut procder aussid'une autre raison : comme ils ont sans cesse sous les yeux les affaires duprince chez qui ils demeurent et qu'ils ne voient plus le dtail des autres,il leur semble devoir en tenir plus grand compte qu'elles ne le mritent

    vraiment. 3 Belle lucidit que celle-ci ! Elle donne ce qu'on nommecommunment trahison un visage tout diffrent. Si l'on adopte lepoint de vue de Guichardin, il faut reconnatre qu'un tratre sommeilledans un grand nombre d'ambassadeurs. Machiavel, qui n'en est pas un,fut sduit l'vidence par le cur grand et l'intention haute de Borgia ,bloui par la chance inoue4 qui accompagna, un temps, toutes sesentreprisesset par son projet mme : constituer en Italie centrale un Etatfort, dlivr de la tyrannie des prtres et capable de tenir tte l'tranger.Et cela, Borgia le sait. Il sait que l'envoy de Florence prouve soncorps dfendant une admiration secrte pour sa manire forte et sansscrupule de faire de la politique. Voil pourquoi il le reoit si souvent, entte tte : pas moins de dix entretiens de ce genre en une priode dequatre mois. Si lucide qu'il soit, Machiavel ne voit pas que dans ce jeu dela confiance, c'est Borgia qui a l'initiative : Je m'efforce par tous lesmoyens, crit-il, d'entrer le plus avant dans sa confiance et de pouvoir luiparler familirement. ' La Correspondance rvle que, de ces entretiens

    1. Montaigne, Essais, I, 9, p. 38.2. Histoire d'Italie,trad, fran., Paris, R. Laffont, 1996, introduction, p. XIII.3. Avertissements politiques(Ricordi), trad, fran., Paris, Editions du Cerf, 1988, fragment CLIII, p. 109.4. Le Prince, chap. VII, uvres compltes,Paris, Gallimard, La Pliade , 1952, p. 312.5. Toutes les Lettres, 1.1, p. 291. En ce qui concerne le jugement port par Machiavel sur Borgia, voir

    G. Sasso, Macchiavelli e Cesare Borgia, stona d'un giudivjo, Rome, 1966.6. Toutes les Lettres, 1.1, p. 213.

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    qu'il rapporte au style direct, le secrtaire florentin sort trs souvent fas-cin. Machiavel a sans doute prouv ce qu'ont prouv d'autres ambas-sadeurs, dcouvrant un prince qu'on leur avait prsent sous un autrejour.

    La tentation de Commynes fut d'un autre ordre. conut le projet

    tmraire d'influencer deux politiques la fois : celle du duc de Bour-gogne et celle du roi de France. Jean Dufournet a trs bien rendu comptede ce jeu dangereux et trop subtil auquel Louis XI mit fin brutalement1. Ille continua pourtant, mais avec d'autres partenaires. Au moment del'expdition italienne de Charles VIII, il tente dsesprment de servirdeux matres 2, de concilier son patriotisme et son intrt pour Florence.Soderini, ambassadeur florentin Venise, expdie ses mandants unedpche chiffre o il explique qu'ils peuvent avoir toute confiance enCommynes, ce qui est quand mme surprenant. Plus tonnante encore lamanire dont, aprs avoir chou dans cette conciliation, il invite Pierrede Mdicis fortifier ses places pour arrter l'avance franaise ' : voilqui sent la trahison pure et simple. J. Dufournet explique ainsi le chemi-

    nement de Commynes : il fallait que le souverain rencontrt des rsis-tances4 pour que, l'affaire tranant en longueur, il et l'occasion des'entremettre nouveau. Jeu dangereux, jeu inutile : Commynes choua.Ses msaventures illustrent bien une tentation secrte de bien des ambas-sadeurs : matriser le jeu politique et guerrier des grands de ce monde surun vaste thtre. Ce sont peut-tre les dangers de cette diplomatie-l quiconduisirent Montaigne, grand lecteur de Commynes, sa conceptionintransigeante de la loyaut diplomatique.

    L'ambassadeur est donc expos tous les risques. C'est un homme

    seul, mme si des secrtaires l'accompagnent, soumis aux tentatives desduction venant du prince et de son entourage. Il ressemble au voyageurparti dans un pays lointain et qui s'prend des hommes et des lieux qu'ildcouvre. D'o l'importance de laCorrespondancecharge de maintenir lelien et de faire en sorte qu'en tant Venise ou Rome, l'ambassadeur aitencore l'impression de se trouver non loin de son prince, et aussi, sil'on peut dire, non loin de lui-mme. Il peut commettre deux erreurs

    1. Vie de Philippt de Commynes, op. cit., p. 33.2. Ibid., p. 208.3. Ibid., p. 209.4. Ibid.

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    symtriques l'une de l'autre et qui se trouvent dans une obissanceaveugle et dans une trop grande indpendance. S'il suit pas pas lesInstructions de son prince, on lui reprochera de manquer d'initiative ; s'ils'mancipe, on lui rappellera que, par lui-mme, il n'est rien. Trop obis-sant, il sera fidle la Lettre qui tue et non l'Intention qui vivifie. Trop

    indpendant, il oubliera qu'il doit toujours rendre compte et attendre desordres, qui, parfois, ne viennent pas. On attend tellement de lui, qu'il peutse sentir gris par le pouvoir qu'il possde et par la confiance qu'on luitmoigne. Ce n'est pas une petite tche que de rconcilier Henri deNavarre et Henri III. Elle est mme si importante qu'elle doit restersecrte. Ce n'est pas une petite tche que de runir autour d'une table,comme l'espre Guillaume de Langey, des thologiens catholiques et pro-testants qui tiendront dans leurs mains l'avenir de l'glise. Quand la diffi-cult excde le courage et le talent des ambassadeurs, ils s'en remettent l'Esprit, comme on le voit encore chez Holbein ou chez Le Tasse. Dansce monde bris qui leur choit en raison de la double chute du Sacerdoce

    et de l'Empire, les ambassadeurs deviennent des figures hroques qui,tout la fois, reprsentent leur prince et cherchent comprendre ceuxqu'ils visitent. Ils atteignent alors une lucidit singulire qui leur donne lesentiment de comprendre la marche de l'histoire mieux que les princes etleurs ministres. D'o une volont de matrise l'origine de certainesdfaillances. Si les ambassadeurs dcident eux-mmes de la politique qu'ilfaut mener, ils ne sont plus dignes de leur titre, ils ne sont plus des mdia-teurs, dans tous les sens que l'on peut donner ce mot.

    Opration de rapprochement, la mdiation n'opre pas seulement surla scne politique. Et sur la scne religieuse, la mdiaon n'est pas lemonopole de ces figures splendides que sont les anges. Des visages et des

    voix plus anonymes s'associent leur mission. Nous devons maintenant

    nous tourner vers tous ceux qui collaborent l'uvre des anges, moinessilencieux de la peinture, fidles de l'angelus et de la posie dvote. Ilsprolongent infiniment, dans la peinture et dans la posie, les mots deGabriel.