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Mais on peut souligner aussi celle du climat à l’intérieur des établissements scolaires, mar- qué par une absence d’accord entre adultes et par des tensions interethniques entre les enseignants et les élèves auxquelles il est rarement fait allusion, ainsi, enfin, que celle plus distante, mais néanmoins déterminante, des régulations institutionnelles et politiques loca- les et nationales. Référence Willis, P., 1977. Learning to Labor, How Working-Class Kids Get Working-Class Jobs. Saxon House, Farn- borough. Agnès van Zanten Observatoire sociologique du changement, CNRS–FNSP, 11, rue de Grenelle, 75007 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] (A. van Zanten). 0038-0296/$ - see front matter © 2004 Publié par Elsevier SAS. doi:10.1016/j.soctra.2004.09.022 Danilo Martuccelli, Grammaires de l’individu, Gallimard, Folio-Essais, Paris, 2002 (712 p.) Après Sociologies de la modernité (Martuccelli, 1999) et Dominations ordinaires (Mar- tuccelli, 2001), Danilo Martuccelli nous propose Grammaires de l’individu, dont le seul thème apparaît comme un défi à la sociologie, réputée ennemie de toute perspective indi- vidualiste. Ce premier paradoxe se double d’une approche originale, découpant l’objet en cinq chapitres, par ordre d’extériorité et de matérialité décroissantes : « support » (ce qui « tient » les individus, dans une perspective proche de la problématique de Norbert Elias), « rôle » (dans une optique plus familière à la tradition interactionniste américaine), « res- pect » (mixant la sociologie politique et la psychologie sociale), « identité » (où sont pré- sentées différentes théories récentes de l’identité) et « subjectivité » (abordant des thèmes aussi divers que l’amour, la réflexivité ou la morale). Bien que l’auteur affirme dresser un état actuel de la question et non une généalogie de la notion d’individu, il n’en dégage pas moins des évolutions historiques, mettant en évidence quatre étapes, correspondant aux principaux aspects de la « modernité » : l’autonomie, l’indépendance, l’autocontrôle et l’expressivité. L’ouvrage témoigne d’une remarquable qualité d’information : son auteur nous y avait déjà habitués, mais il est rare de voir ainsi réunies et, pour l’essentiel, assimilées autant de lectures, englobant aussi bien les auteurs canoniques que des textes récents, dans une pers- pective élargie qui nous amène en permanence — sujet oblige — aux frontières de la socio- logie classique, avec notamment une remarquable ouverture à la philosophie morale. En cela déjà, ce livre est utile, et rendra bien des services, notamment par ses notes souvent remarquablement synthétiques. Mais ses qualités ne s’arrêtent pas à cette présentation originale d’une quantité de théo- ries hétérogènes, car s’y ajoutent des propositions suggestives, témoignant d’une pensée 562 Comptes rendus / Sociologie du travail 46 (2004) 529–573

Danilo Martuccelli, ,Grammaires de l’individu (2002) Gallimard, Folio-Essais,Paris (712 p.)

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Page 1: Danilo Martuccelli, ,Grammaires de l’individu (2002) Gallimard, Folio-Essais,Paris (712 p.)

Mais on peut souligner aussi celle du climat à l’intérieur des établissements scolaires, mar-qué par une absence d’accord entre adultes et par des tensions interethniques entre lesenseignants et les élèves auxquelles il est rarement fait allusion, ainsi, enfin, que celle plusdistante, mais néanmoins déterminante, des régulations institutionnelles et politiques loca-les et nationales.

Référence

Willis, P., 1977. Learning to Labor, How Working-Class Kids Get Working-Class Jobs. Saxon House, Farn-borough.

Agnès van ZantenObservatoire sociologique du changement, CNRS–FNSP,

11, rue de Grenelle, 75007 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected] (A. van Zanten).

0038-0296/$ - see front matter © 2004 Publié par Elsevier SAS.doi:10.1016/j.soctra.2004.09.022

Danilo Martuccelli, Grammaires de l’individu, Gallimard, Folio-Essais, Paris, 2002(712 p.)

Après Sociologies de la modernité (Martuccelli, 1999) et Dominations ordinaires (Mar-tuccelli, 2001), Danilo Martuccelli nous propose Grammaires de l’individu, dont le seulthème apparaît comme un défi à la sociologie, réputée ennemie de toute perspective indi-vidualiste. Ce premier paradoxe se double d’une approche originale, découpant l’objet encinq chapitres, par ordre d’extériorité et de matérialité décroissantes : « support » (ce qui« tient » les individus, dans une perspective proche de la problématique de Norbert Elias),« rôle » (dans une optique plus familière à la tradition interactionniste américaine), « res-pect » (mixant la sociologie politique et la psychologie sociale), « identité » (où sont pré-sentées différentes théories récentes de l’identité) et « subjectivité » (abordant des thèmesaussi divers que l’amour, la réflexivité ou la morale). Bien que l’auteur affirme dresser unétat actuel de la question et non une généalogie de la notion d’individu, il n’en dégage pasmoins des évolutions historiques, mettant en évidence quatre étapes, correspondant auxprincipaux aspects de la « modernité » : l’autonomie, l’indépendance, l’autocontrôle etl’expressivité.

L’ouvrage témoigne d’une remarquable qualité d’information : son auteur nous y avaitdéjà habitués, mais il est rare de voir ainsi réunies et, pour l’essentiel, assimilées autant delectures, englobant aussi bien les auteurs canoniques que des textes récents, dans une pers-pective élargie qui nous amène en permanence — sujet oblige — aux frontières de la socio-logie classique, avec notamment une remarquable ouverture à la philosophie morale. Encela déjà, ce livre est utile, et rendra bien des services, notamment par ses notes souventremarquablement synthétiques.

Mais ses qualités ne s’arrêtent pas à cette présentation originale d’une quantité de théo-ries hétérogènes, car s’y ajoutent des propositions suggestives, témoignant d’une pensée

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personnelle et non pas seulement d’une capacité de lecture : telles sa sociologie de l’agendaet de la hiérarchisation par la disponibilité temporelle, ou ses remarques sur l’absence deprescription de rôle du divorcé, sur l’addiction alcoolique des SDF comme façon revendi-quée de « se tenir de l’intérieur », sur le glissement d’une problématique de l’âme à uneproblématique de la subjectivité, ou encore sur l’affinité entre modernité et voyage.

Plus fondamentalement, sa notion d’« individu tenu de l’intérieur » mérite d’être saluée,même si elle n’est, souligne-t-il, qu’une « chimère », car « l’individu ne croit se tenir del’intérieur que parce qu’il est, de fait, tenu de l’extérieur » (p. 82). On peut toutefois objec-ter qu’elle n’est qu’une reformulation du concept eliasien d’autocontrôle : ce qui nousamène à évoquer (pour ouvrir le dossier des critiques qu’appelle aussi cet ouvrage) quel-ques problèmes d’intégration de la tradition sociologique, dont N. Elias me paraît être laprincipale victime. Certes, D. Martuccelli n’ignore pas cet auteur majeur pour son sujet, etnous offre même un excellent résumé de sa leçon paradoxale : « Sur ce point, l’œuvred’Elias est centrale. En fait, il défend l’idée d’un individu conçu au travers d’un autocon-trôle qui ne suppose ni autonomie ni surtout indépendance. [...] Elias, à l’encontre d’unecertaine tradition plus ou moins canonique de l’individu en Occident, va associer, de façonsurprenante, les notions d’autocontrôle, de conformisme et de dépendance » (pp. 61–62).Mais il oublie de mentionner la critique par N. Elias de l’homo clausus, alors même qu’ilnous propose des formulations qui n’en sont qu’une déclinaison ; et surtout, il ne cite jamaisLa société des individus (Elias, 1987), chose étrange puisque cet ouvrage — fondamentalpour la sociologie — est au cœur de sa problématique ; cela est évident notamment lorsqu’ilreprend ce concept eliasien par excellence qu’est l’« interdépendance » (pp. 16–17).

Cela n’entame en rien toutefois le fond du raisonnement. Plus gênants sont les problè-mes sémantiques, avec des flottements sur certains concepts-clés qui entravent parfois leurdéveloppement. Je ne mentionne que pour mémoire la classique confusion entre singularitéet particularité ou spécificité, qui interdit de penser la question du rapport à la norme poséepar le « singulier » en son sens plein de « bizarre », « anormal », « hors du commun ». Il estégalement dommage de voir utiliser « fiction » (notamment à propos de la « fiction démo-cratique » ou de la « fiction égalitaire ») comme synonyme soit de « convention » (opposéà nature), soit d’arbitraire (opposé à motivé) soit de « représentation » ou de « valeur »(opposé à fait). Est-ce pour éviter, justement, d’avoir à parler de « valeurs » — terme jamaisutilisé, alors qu’il n’est question que de cela dès lors qu’on traite de l’individu ? Réduirel’égalité démocratique à une « fiction à la fois puissante et faible » revient à en faire d’embléeune analyse critique, qui ne permet pas d’en comprendre les ressorts. Par ailleurs, l’auteurignore systématiquement la différence entre jalousie et envie dans la longue analyse qu’ilpropose de la « jalousie », terme la plupart du temps impropre car il traite en fait de l’envie :ce qui est d’autant plus gênant que sa problématique est celle de la tension hiérarchie/égalité,qui est précisément au cœur de la différence entre envie et jalousie. Il est dommage enfinqu’à propos de l’identité l’auteur semble tenir pour acquise la validité du modèle binaire(« dans l’étude de l’individu moderne, l’espace spécifique de l’identité consiste en un agen-cement d’appartenances situé très précisément entre les dimensions « sociales » et les dimen-sions « personnelles » », p. 354), qui n’est pourtant qu’une reformulation pseudo-savantede l’opposition de sens commun, fondamentalement normative, entre une intériorité authen-tique et une extériorité artificielle (Heinich, 1996).

On touche là un problème fondamental dans la conception de l’ouvrage. Alors mêmeque son thème est profondément empreint de normativité, la question des valeurs — posi-

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tives ou négatives — attachées à l’individualisme n’est jamais traitée frontalement parl’auteur. Certes, il n’ignore pas que cette question est tout sauf neutre pour la sociologie ;mais au lieu de prendre cette normativité de la sociologie elle-même pour objet de sonanalyse (comme l’a fait Tzvetan Todorov dans son magnifique La vie commune (Todorov,1995), il ne la mentionne que pour mieux la contourner, de sorte qu’elle devient un impenséqui hante l’analyse. C’est pourquoi celle-ci dérape à plusieurs reprises vers une sociologiecritique de « l’illusion » individualiste, laquelle n’a certes pas besoin d’un tel déploiementde ressources théoriques pour déployer ses lieux communs.

On sent qu’à travers le dévoilement (« en réalité ») du « privilège social » que consti-tuerait, dans la modernité, le fait d’« être reconnu comme individu ou de s’autopercevoircomme tel » (p. 84), l’auteur vise surtout certaines contrevérités émanant des spécialistesdu travail social : « il s’agit moins sur le fond d’éduquer le peuple que de parvenir à per-mettre aux individus, sous couvert d’un langage poussant à se tenir de l’intérieur, à lestenir, en fait, de l’extérieur » (p. 101). On rejoint là une problématique critique de la domi-nation, qui peut avoir sa légitimité, certes, dans une logique d’intervention sociale, maisqui limite considérablement l’analyse, en interdisant de comprendre les fondements nor-matifs de la position des acteurs à l’égard de la problématique individualiste. C’est pour-quoi la phrase finale du livre, qui résume et revendique « un savant mélange d’inquiétudepolitique, de jugement moral et d’aventure existentielle » (p. 569), n’emporte pas forcé-ment l’adhésion : il existe d’autres conceptions du travail sociologique qui font du juge-ment moral l’objet et non pas l’objectif de l’analyse ; mais il faut pour cela avoir identifiéles charges de normativité incluses dans l’objet de recherche, et avoir renoncé à la posturehéroïque du « sport de combat » au profit d’une visée — moins agonistique et moins immé-diatement accessible à la reconnaissance des acteurs — d’explicitation des règles du jeu.

Références

Elias, N., 1987. La société des individus. Fayard, Paris (1990).Heinich, N., 1996. États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale. Gallimard, Paris.Martuccelli, D., 1999. Sociologies de la modernité. Gallimard, Folio-Essais, Paris.Martuccelli, D., 2001. Dominations ordinaires. Balland, Paris.Todorov, T., 1995. La vie commune. Essai d’anthropologie générale. Seuil, Paris.

Nathalie HeinichCral (CNRS-EHESS), 105, boulevard Raspail, 75006 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected] (N. Heinich).

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Jean-Claude Kaufmann, L’invention de soi. Une théorie de l’identité, ArmandColin, Paris, 2004 (352 p.)

Qui lave le linge domestique ? Pourquoi les femmes montrent-elles leurs seins à la plage ?À quoi rêvent les femmes seules ? Que se passe-t-il au premier matin d’une rencontre

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