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© Revue Romane 40 · 1 2005 pp. 47-64 « De ce point de vue, c'est vrai que t'as carrément raison » : un cadre anaphorique de point de vue 1 par Anne Beaulieu-Masson Cet article examine le fonctionnement anaphorique du syntagme préposi- tionnel de ce point de vue, lorsqu'il fonctionne comme introducteur de cadre. Il en ressort que le « point de vue » auquel il renvoie doit être un jugement catégorique. De ce point de vue permet d'accorder crédit à ce jugement, et ceci afin d'en introduire un autre. Il induit de la sorte un type de relation causale tout à fait particulier. Ainsi l'on ne sait ce qu'on dit, mais il faut se faire honneur réciproquement et croire que chacun dit bien selon son point de vue, que si vous étiez ici, vous diriez comme nous, et que si nous étions là, nous aurions toutes vos pensées. (Mme De Sévigné, Correspondance) 1. Introduction Parmi les questions qui se posent au sein de notre projet sur les connec- teurs, celle que je vais aborder ici concerne la frontière entre anaphore proprement dite et connecteur inférentiel, car certains cadres anapho- riques semblent avoir un fonctionnement qui se situe parfois à la limite du connecteur : si les cadres sont caractérisés par une portée vers l'avant, puisqu'ils indexent une ou plusieurs propositions qu'ils introduisent, les anaphores regardent en général vers l'arrière, vu qu'elles renvoient à un élément du contexte précédent. Il est donc intéressant de se pencher sur des expressions qui partageraient les deux caractéristiques, afin de voir quels contenus sont ainsi liés : à quoi renvoient ces anaphoriques ? Im- posent-ils des contraintes sur le type de proposition qu'ils prennent comme antécédent ? Sur celles qu'ils introduisent ? S'ils fonctionnent comme connecteurs, quel type de lien induisent-ils ? Mon étude sera centrée sur de ce point de vue, pour distinguer ce que la langue code comme l'adoption d'un point de vue, et ce que cela implique quant aux contenus liés par une telle expression.

« De ce point de vue, c'est vrai que t'as carrément raison » : un cadre anaphorique de point de vue

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© Revue Romane 40 · 1 2005 pp. 47-64

« De ce point de vue, c'est vrai que t'as carrément raison » :un cadre anaphorique de point de vue1

par Anne Beaulieu-Masson

Cet article examine le fonctionnement anaphorique du syntagme préposi-tionnel de ce point de vue, lorsqu'il fonctionne comme introducteur de cadre.Il en ressort que le « point de vue » auquel il renvoie doit être un jugementcatégorique. De ce point de vue permet d'accorder crédit à ce jugement, et ceciafin d'en introduire un autre. Il induit de la sorte un type de relation causaletout à fait particulier.

Ainsi l'on ne sait ce qu'on dit, mais il fautse faire honneur réciproquement et croireque chacun dit bien selon son point devue, que si vous étiez ici, vous diriezcomme nous, et que si nous étions là,nous aurions toutes vos pensées. (MmeDe Sévigné, Correspondance)

1. IntroductionParmi les questions qui se posent au sein de notre projet sur les connec-teurs, celle que je vais aborder ici concerne la frontière entre anaphoreproprement dite et connecteur inférentiel, car certains cadres anapho-riques semblent avoir un fonctionnement qui se situe parfois à la limite duconnecteur : si les cadres sont caractérisés par une portée vers l'avant,puisqu'ils indexent une ou plusieurs propositions qu'ils introduisent, lesanaphores regardent en général vers l'arrière, vu qu'elles renvoient à unélément du contexte précédent. Il est donc intéressant de se pencher surdes expressions qui partageraient les deux caractéristiques, afin de voirquels contenus sont ainsi liés : à quoi renvoient ces anaphoriques ? Im-posent-ils des contraintes sur le type de proposition qu'ils prennentcomme antécédent ? Sur celles qu'ils introduisent ? S'ils fonctionnentcomme connecteurs, quel type de lien induisent-ils ? Mon étude seracentrée sur de ce point de vue, pour distinguer ce que la langue codecomme l'adoption d'un point de vue, et ce que cela implique quant auxcontenus liés par une telle expression.

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2. PréliminairesA première vue, de ce point de vue devrait se trouver classé parmi les ana-phores résomptives. Celles-ci constituent des phénomènes peu étudiés entant que tels, souvent inclus dans des études plus générales sur l'anaphore(par exemple, Apothéloz, 1995 ou Guillot, 2003). Elles peuvent être misesen parallèle avec certains faits que recouvrent les notions de deixis discur-sive et de nominalisation.

2.1. Deixis textuelle.2.1.1. Dans la mesure où les entités auxquelles se réfère tout cadre anapho-rique de point de vue ne se constituent, et n'ont d'existence, que dans undiscours donné, cela semble être un cas limite de « deixis textuelle ». Lyons(1990) définit la notion comme suit :

On peut employer les pronoms démonstratifs et les autres expressions déic-tiques pour référer à des entités linguistiques de divers types (formes, partiesde formes, lexèmes, expressions, phrases de texte, etc.) dans le co-texte del'énoncé (p. 289)

Il lui associe l'exemple donné sous (1) :

(1) (X says) It's a rhinoceros (and Y answers) A what ? Spell it to me.(X déclare) Ça, c'est un rhinocéros (et Y réplique) Un quoi ? Tu peux mel'épeler ?

Il est vrai que le terme point de vue n'est pas à proprement parler le nomd'une « entité linguistique », comme pourraient l'être mot ou phrase ;mais, à l'instar de question ou problème, lorsqu'il est utilisé au sein d'uneexpression anaphorique, il renvoie souvent à un segment textuel apparuantérieurement dans le contexte – cf. (2).

(2) « Bien sûr, nous voulons les diamants, a-t-il [Rabesca] déclaré, maisnous voulons aussi nos caribous. » Selon moi, ce point de vue résume ledéfi qui nous attend dans l'Arctique. L'équilibre que le chef Rabesca a sibien décrit est précisément ce que veulent tous les Canadiens (Internet)

Le procédé référentiel ainsi mis en jeu appartiendrait de ce fait plutôt à ceque Lyons (1990) mentionne sous le terme de deixis textuelle impure, etdont l'exemple figure sous (3) :

(3) (X says) I've never seen him (and Y responds) That's a lie.(X déclare) Je ne l'ai jamais vu (et Y répond) Ce n'est pas vrai.

En effet, en (1), ‘it’ désigne un « objet discursif » – il s'agit d'un objet enmention, en l'occurrence « rhinocéros », qui apparaissait en usage dans lepremier segment : « il réfère à une forme linguistique précédente sans luiêtre coréférentiel » (Lyons, 1990, p. 289). En (3), par contre, ‘that’ neréfère ni à l'énoncé X précédent ni à son contenu : « certains philosophes

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diraient que ce pronom réfère à la proposition qu'exprime la phrase énon-cée par X ; d'autres, qu'il réfère à l'acte d'énonciation ou acte de langage »(Lyons, 1990, p. 289). Sa fonction se situe donc entre anaphore et deixis.Ces expressions procèdent d'un double fonctionnement anaphorique, enrenvoyant à ce qui a été dit, assurant par là un lien cohésif entre des énon-cés successifs, et déictique, en instituant un nouveau référent.

2.1.2. Les cadres anaphoriques de point de vue, comme beaucoup de casde deixis textuelle, sont formés au moyen de démonstratifs. La présence deceux-ci implique que le moyen utilisé pour identifier le référent s'appuiesur les paramètres du lieu, du temps ou de la personne de la situationd'énonciation. Si l'on suit Kleiber (1986), on pourrait expliquer que beau-coup de ces phénomènes de deixis textuelle reposent sur des SN démons-tratifs par le fait que le démonstratif oblige d'une part à la prise en comptede son « contexte d'énonciation » – ce qui est évidemment nécessaire ici –,et rompt d'autre part les circonstances d'évaluation entre le contexte etl'énoncé où apparaît l'anaphorique – ce qui semble une fois encore incon-tournable dans la mesure où la deixis textuelle institue un nouveau ré-férent ; à l'inverse, le défini requiert la prise en compte des circonstancesdévaluation, qui justifient l'unicité du référent (ré)introduit. Ceci rejointd'ailleurs les observations de Marandin (1986), selon lequel l'anaphoredéfinie est proscrite lorsqu'il y a rupture du point de vue sur le procès, etl'usage du démonstratif est nécessaire pour pouvoir instaurer un point devue nouveau sur un objet. Pour lui, les SN démonstratifs sont des dénomi-nations d'objets construits à partir d'ingrédients préalablement introduits,et tout SN2 démonstratif anaphorique exige un SN1 antécédent avec lequelil puisse être mis en relation par une phrase copulative : un SN1 est un SN2.L'observation ne vaut évidemment pas telle quelle pour de ce point de vue,étant donné que son antécédent n'est pas nécessairement un SN :

(4) L'idée la plus naturelle à l'homme, celle qui lui vient naïvement, commedu fond de sa nature, est l'idée de son innocence. De ce point de vue, noussommes tous comme ce petit Français qui, à Buchenwald, s'obstinait àvouloir déposer une réclamation auprès du scribe lui-même prisonnier,et qui enregistrait son arrivée. (Camus, La chute)

En (4), de ce point de vue semble bien renvoyer à tout l'énoncé précédent.L'hypothèse de Marandin sur la prédication sous-jacente à l'emploi del'anaphorique reste néanmoins valable, si l'on prend l'antécédent commecitation : « l'idée la plus naturelle à l'homme, celle qui lui vient naïvement,comme du fond de sa nature, est l'idée de son innocence » est/constitue unpoint de vue.

2.2. Anaphores résomptives et nominalisations.2.2.1. L'anaphore résomptive introduite par de ce point de vue est à rappro-cher des phénomènes de nominalisation dans l'anaphore, étudiés en parti-

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culier par Apothéloz : « on appelle ordinairement nominalisation l'opéra-tion discursive consistant à référer, au moyen d'un syntagme nominal, àun procès ou à un état qui a été préalablement signifié par une proposi-tion » (Apothéloz, 1995, p. 144). Dans cet article, l'auteur évoque des casd'anaphores « atypiques » qui renvoient aux ingrédients des procès ouétats mentionnés et « sont donc des référents clandestinement importésdans l'univers du discours » (agent, objet, valeur de l'énonciation, statutlogique de l'énoncé…) – comme c'est le cas en (5) :

(5) … Mme Touvier (audience du 25 mars) : « En tout cas, on n'a jamaistenu de propos anti-racistes à la maison ». Sans ce lapsus, on l'auraitdeviné. (Le Monde, 27.04.1994 < Apothéloz)

Il montre que le démonstratif joue alors un rôle central et que c'est surtoutlui qui permet d'établir la référence atypique, parce que les SN démonstra-tifs « présentent la particularité de construire un fragment de représenta-tion dont les éléments constitutifs sont partiellement indifférenciés »(Apothéloz, 1995, p. 168). Ces référents sont donc ce que Berrendonner(1994) nomme des « objets indiscrets », c’est-à-dire une représentationréférentiellement confuse, qui permettrait d'amalgamer plusieurs élé-ments. C’est par exemple clair en (6), où la valeur de de ce point de vue nese dessine finalement qu'avec la précision historiquement ou architecturale-ment : sans les deux adverbes, il est difficile de comprendre à quoi renvoieeffectivement de ce point de vue.

(6) A propos de photos, il faut savoir que j'ai fait faire des tirages spéciauxpour le musée d'Harar ; il y a quatre ou cinq photos d'Henry. Ce sont detrès vieux clichés d'Harar, très beaux, en stéréo, qui datent de 1911. Ona fait cela avec Michel Perret. Donc ce fond photographique est intéres-sant aussi de ce point de vue, historiquement ou architecturalement, pourl'Ethiopie. (Internet)

En effet, ce n'est qu'avec les adverbes que l'on comprend que de ce point devue fait référence aux points de vue historique et architectural.

2.2.2. Il existe certes des cas où l'on pourrait avoir le sentiment que de cepoint de vue, contrairement à ce qui se passe en (4) ou (6), renvoie simple-ment à un SN précédemment introduit, comme en (7) – où le SP semblereprendre « l'hostilité des imbéciles » :

(7) Dans cette lutte contre l'oubli, l'hostilité des imbéciles la soutenait. De cepoint de vue-là, à La Commanderie, elle était servie ! (Chandernagor,L'enfant des Lumières)

Néanmoins, si on le compare à un SP relativement proche sémantique-ment comme sur ce point – cf. (8) – on peut percevoir une légère nuancedans l'interprétation à donner aux SP :

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(8) Dans cette lutte contre l'oubli, l'hostilité des imbéciles la soutenait. Sur cepoint, à La Commanderie, elle était servie (exemple modifié)

En effet, pour bien comprendre (7), contrairement à (8), il semble qu'onne peut guère se passer de la prédication associée à « l'hostilité des imbé-ciles », à savoir que celle-ci « la soutenait », ce qui laisse entendre quel'antécédent de de ce point de vue tient compte du prédicat. De fait, si l'onmodifie le prédicat associé au SN pour le remplacer par « lui pesait » – cf.(9) – on voit bien que l'argumentation liée à la séquence devient totale-ment différente.

(9) Dans cette lutte contre l'oubli, l'hostilité des imbéciles lui pesait. De cepoint de vue-là, à La Commanderie, elle était servie ! (exemple modifié)

Il semble de ce fait peut-être vain de chercher à circonscrire avec précisionl'antécédent d'une expression comme de ce point de vue, qui semble avoirun statut toujours un peu flou. Cela ne signifie pas pour autant que de cepoint de vue puisse prendre n'importe quoi comme antécédent, ce que jevais montrer.

3. Qu'est-ce qu'un « point de vue » ?

3.1. Statut de l'objet-de-discours.Même si de ce point de vue paraît toujours renvoyer, en un sens, à uneproposition, on peut distinguer deux grands cas selon la nature de lareprise ; la différence réside dans le fait que l'anaphore introduise ou nonun nouvel objet-de-discours.

Quand on compare (10) et (11), on peut en effet déceler quelques diffé-rences :

(10) Quelquefois, à la chambre, quand la discussion languit, je m'amuse àdresser une liste des partis classés d'après le nombre de mufles qu'ilsrenferment. De ce point de vue, le parti le plus riche, c'est l'anticlérical.(Barrès, Mes cahiers)

(11) Jusque (sinon surtout) dans les mathématiques, « trouver » ne fait-ilpas surgir de l'être nouveau ? De ce point de vue, découverte et synthèseintellectuelles ne sont plus seulement spéculation, mais création.(Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain)

En (10), de ce point de vue ne construit pas entièrement son référent,puisqu'on peut le comprendre comme déjà nommé dans l'antécédent ;c'est pourquoi de ce point de vue se paraphrase bien par du point de vue de+ SN : du point de vue du nombre de mufles qu'ils renferment. Evidemment,l'anaphore n'est pas strictement co-référentielle (§2.2.2), vu qu'entre l'an-técédent et l'anaphorique, il s'est produit ce que Grize (1984) appelle un« enrichissement » : le premier énoncé a injecté un nouvel aspect dans le

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faisceau d'objet attaché – ou aux propriétés « normalement » affectées –aux « partis » (politiques) évoqués par Barrès.

En (11), à l'inverse, l'objet-de-discours désigné par « point de vue »semble bien ne pas être enrichi, mais entièrement construit au momentmême de l'énonciation : il ne s'agit pas d'une re-détermination d'un objet-de-discours déjà existant. Pour Grize (1984, p. 89), il s'agit d'une opéra-tion « externe », qui ouvre une nouvelle classe-objet à partir d'un énoncédu discours, alors que l'enrichissement est une opération « interne ». Laparaphrase en du point de vue de + SN ne fonctionne donc pas, car on n'aplus la possibilité d'interpréter l'anaphore comme co-référentielle, quelquebiaisée que soit cette interprétation : l'objet-de-discours auquel renvoie« point de vue » nécessite de passer à un autre niveau d'abstraction.

3.2. Degré d'intégration du SP.

3.2.1. Par ailleurs, une autre voie de différenciation de plusieurs « usages »de de ce point de vue réside dans le degré d'intégration du SP à l'énoncéqu'il introduit : il en constitue un élément plus ou moins essentiel. Onpeut distinguer trois cas possibles :

i) Le premier cas, où de ce point de vue apparaît en tête de phrase, maisaccompagné d'un verbe du type voir, envisager, apercevoir, etc., qui lerégit. Dans ce cas, le SP est non supprimable, il constitue un argu-ment du verbe – cf. (12).

(12) Bien mieux : plus immense est cette sphère, plus riche aussi, plusprofond, et donc plus conscient s'annonce le point où se concentre le« volume d'être » qu'elle embrasse : – puisque l'esprit, vu de notre côté,est essentiellement puissance de synthèse et d'organisation. Envisagé dece point de vue, l'univers, sans rien perdre de son énormité, et doncsans s'anthropomorphiser, prend décidément figure : dès lors que pourle penser, le subir et l'agir, ce n'est pas en sens inverse, c'est au delà denos âmes qu'il nous faut regarder. (Teilhard de Chardin, Le phénomènehumain)

ii) de ce point de vue en position détachée à gauche, avec un élémentquelconque de la principale (nom, adjectif ou groupe verbal, sansqu'il soit d'ailleurs toujours évident de circonscrire précisémentl'élément recteur) auquel il peut se rattacher – cf. (13), où le SPsemble bien lié au verbe.

(13) Accoudé à la barre d'appui, il éprouve la solidité de ses cannes qui laminute précédente tremblaient sous lui. De ce point de vue les chosess'améliorent. (Simonin, Du mouron pour les petits oiseaux)

iii) de ce point de vue en position détachée à gauche, sans élément dans laprincipale auquel on puisse le rattacher – cf. (14), où le SP ne semblepas être régi par un quelconque élément de l'énoncé droit.

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(14) Si nous faisons ce journal, ce n'est pas en fonction de règles marketingplus ou moins avérées. De ce point de vue, nous ne sommes probable-ment pas des gens « sérieux » ! Nous sommes plutôt des passionnés.(Internet)

Les emplois ii) et iii) sont assez proches et les tests traditionnels ne four-nissent guère de pistes pour les différencier radicalement l'un de l'autre.En effet, on a souvent le sentiment que l'emploi iii) répond moins bienaux tests classiquement donnés pour déceler les compléments régis par leprédicat. Ainsi, le test de l'intégration en position post-verbale :

(15) les choses s'améliorent de ce point de vuenous ne sommes pas des gens sérieux de ce point de vue

ou celui de la focalisation dans une clivée :

(16) c'est de ce point de vue que les choses s'améliorent c'est de ce point de vue que nous ne sommes pas des gens sérieux

ou enfin ceux de la portée de la négation ou de l'interrogation – où l'em-ploi iii) semble plus extérieur à ces portées que l'emploi ii) :

(17) de ce point de vue, les choses ne s'améliorent pasde ce point de vue, nous ne sommes pas des gens sérieux

(18) de ce point de vue, les choses s'améliorent-elles ?de ce point de vue, ne sommes-nous pas des gens sérieux ?

Aucun de ces tests n'est tout à fait discriminant ; on peut néanmoinsconsidérer qu'ils constituent un faisceau d'indices pour distinguer les deuxemplois.

3.2.2. Ces remarques sont à mettre en rapport avec les propriétés discur-sives de de ce point de vue dans chacun des emplois ii) et iii).

En effet, dans l'emploi ii), de ce point de vue est en général supprimable :cette suppression entraîne nécessairement un changement de cadred'interprétation, mais le discours reste cohérent (cf. (19) où l'on interprèteque les choses s'améliorent de façon générale).

(19) Accoudé à la barre d'appui, il éprouve la solidité de ses cannes qui laminute précédente tremblaient sous lui. Les choses s'améliorent.

Dans l'emploi iii), en revanche, on ne voit plus guère la pertinence, encontexte, de l'énoncé introduit par de ce point de vue si on supprime l'ad-verbial – cf. (20), où il semble manquer un lien.

(20) Si nous faisons ce journal, ce n'est pas en fonction de règles marketingplus ou moins avérées. ??Nous ne sommes probablement pas des gens« sérieux » ! Nous sommes plutôt des passionnés.

On notera enfin qu'il existe néanmoins des emplois intermédiaires entreii) et iii), où la suppression reste possible, ce qui les apparenterait à l'em-

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ploi ii), quoique les rapports de rection soient parfois moins transparentsqu'ils ne le sont habituellement dans l'emploi ii), comme c'est le cas de(21).

(21) Je crois que ce texte général serait extrêmement dangereux et, de cepoint de vue, devrait être proscrit (Internet)Je crois que ce texte général serait extrêmement dangereux et devraitêtre proscrit

3.3. Excursion diachronique.

3.3.1. Les trois cas énumérés en 3.2.1. correspondent grosso modo àl'évolution diachronique que l'on peut reconstruire si l'on examine rapide-ment les contextes dans lesquels apparaît de ce point de vue dans Frantextet ABU.

Les relevés effectués sont à rapprocher de l'étude de Combettes & Pré-vost (2001) sur les marqueurs de topicalisation. Dans cet article, lesauteurs s'intéressent au processus de grammaticalisation, qui suit uneévolution par degrés. Ils se réfèrent à Traugott (1982) qui signale quecertaines expressions peuvent passer d'une étape propositionnelle à uneétape plus « énonciative », et y ajoutent une étape intermédiaire, « tex-tuelle », où les formes sont « utilisées avec des fonctions de connecteurs oud'éléments anaphoriques mettant en œuvre des énoncés successifs »(Combettes & Prévost 2001, p. 107). Pour ce qui est des marqueurs detopicalisation à proprement parler, ils particularisent ces trois étapes – quisuivent la chronologie générale, mais peuvent coexister dans le temps –comme suit :

1) les expressions apparaissent en position post-verbale liée, et revêtentune valeur positivement rhématique.

2) les expressions apparaissent ensuite en position préverbale. Cepen-dant, ce changement « n'affecte ni le statut ni la fonction du groupe »(Combettes & Prévost, 2001, p. 111). Il s'agit d'une étape où lesmarques étudiées assument une fonction de « thématisation ».

3) enfin, dans la dernière étape dénombrée par Combettes & Prévost(2001), les marqueurs topicaux apparaissent en position de « détache-ment », puisqu'ils apparaissent moins intégrés, et ne semblent plusdépendre d'un élément recteur. C'est l'étape de « topicalisation » àproprement parler.

Pour ce qui est de de ce point de vue, l'emploi du type 1) est bien sûr lepremier attesté. On trouve en effet des contextes où de ce point de vueapparaît, accompagné de son verbe recteur, à l'initiale d'un énoncé dès ledébut du XVIIIe s. – cf. (22). Il s'agit de l'emploi i) recensé en 3.2.1. Onremarquera cependant qu'à l'époque de ce point de vue se trouve en con-currence avec deux autres expressions qui ne connaîtront pas la même

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gloire : dans ce point de vue – cf. (24) – et sous ce point de vue – cf. (23).Qui plus est, à en croire le corpus, c'est cette dernière expression qui ap-paraît le plus tôt en position préverbale, et qui semble donc la meilleurecandidate à la grammaticalisation, tendance qui ne sera pas confirmée.

(22) Mais quelque supérieurs qu'aient été ces moralistes, il faut convenirqu'ils n'ont pas assez souvent regardé les différents vices des nationscomme des dépendances nécessaires de la différente forme de leurgouvernement : ce n'est cependant qu'en considérant la morale de cepoint de vue, qu'elle peut devenir réellement utile aux hommes. (Hel-vétius, De l'Esprit – 1758)

(23) Tu ne dois t'en faire aucun scrupule, reprit Gaspard ; c'est un vieilavare qui voudrait encore me mener par la lisière ; un vilain qui merefuse mon nécessaire, en refusant de fournir à mes plaisirs ; car lesplaisirs sont des besoins à vingt-cinq ans. C'est dans ce point de vuequ'il faut que tu regardes mon père. (Lesage, Gil Blas de Santillane –1735)

(24) Que fait-on pour le libraire qu'on ne fasse pour tout autre citoyen ? Jevous demande, monsieur, si celui qui a acheté une maison n'en a pasla propriété et la jouissance exclusive ; si, sous ce point de vue, tous lesactes qui assurent à un particulier la possession fixe et constante d'uneffet quel qu'il soit ne sont pas des privilèges exclusifs ; si, sous prétexteque le possesseur est suffisamment dédommagé du premier prix deson acquisition, il serait licite de l'en dépouiller. (Diderot, Lettre sur lecommerce des livres – 1763)

L'emploi ii) de de ce point de vue, qui correspondrait à la seconde étape deCombettes & Prévost (2001), apparaît dans le corpus environ un siècleaprès la première – cf. (25) :

(25) Il considérera ensuite, avec une vive satisfaction, en suivant de l'œilcette partie de la route jusqu'au point où il se trouvera placé, l'adoucis-sement de l'esclavage, le progrès des lumières, l'amélioration graduelledu sort de l'espèce humaine, et enfin, chez la nation française quiforme aujourd'hui son avant-garde, l'anéantissement complet de l'es-clavage et l'aptitude à recevoir une organisation sociale, ayant directe-ment le bien de la majorité pour objet. De ce point de vue, le philo-sophe, à chaque coup d'œil alternatif qu'il donnera sur le passé et surl'avenir, apercevra de plus en plus, des différences tranchées entrel'existence sociale de nos devanciers et celle de nos successeurs […].(Saint-Simon, De l'organisation sociale – 1825)

L'emploi iii) enfin, qui correspondrait à la troisième étape distinguée parCombettes et Prévost, est attesté, toujours selon le corpus choisi, demanière quasi simultanée à la précédente – cf. (26) – même si cet emploiest à l'époque rare, et qu'il faut attendre pour qu'il s'impose à proportionégale de l'emploi ii) :

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(26) Lorsque cette idée agit de toute sa puissance sur l'âme d'un homme, etlui fait sentir en lui je ne sais quoi d'immense qui le met en contactavec l'infini, les choses changent étrangement. De ce point de vue, la vieest bien grande et bien petite. (Balzac, Le médecin de campagne – 1833)

Cela dit, comme le notent Combettes et Prévost, ces étapes ne sont pas àprendre au sens strict, et plusieurs d'entre elles peuvent coexister, ce quiexplique des faits de « contamination » entre divers emplois : certainsexemples, comme on l'a vu avec (21), sont parfois difficiles à cataloguer etpeuvent se lire dans les deux interprétations. L'exemple (27) est particu-lièrement ambigu : il est impossible de décréter si l'on doit concevoir de cepoint de vue comme régi par « était une chanceuse » ou pas :

(27) Une chatte qui a toujours une oreille qui traîne pendant qu'une Monatéléphone, ça sait tout. Pas une Babeth. […] C'est affreux, de savoirpour de bon. De ce point de vue, comparée à moi [= la chatte], Babethétait une chanceuse. (Forlani, Gouttière)

En résumé, il ne faut donc pas comprendre ces deux emplois commestrictement déterminés : il existe de nombreux cas où de ce point de vuesemble plus ou moins intégré à la proposition qu'il introduit, et il fautalors concevoir ii) et iii) comme des « tendances » vers lesquelles le SPpeut tendre, et non comme une stricte dichotomie.

3.4. Quel type d'antécédent ?

3.4.1. Les trois étapes diachroniques ont permis à l'expression de se pré-senter dans des contextes de plus en plus variés, à mesure que le lien syn-taxique entre le SP et l'énoncé dans lequel il apparaît s'est amoindri. Onpeut supposer que l'emploi i) de ce point de vue est strictement régi par desrègles syntaxiques : il n'apparaît qu'avec une liste restreinte de verbesrecteurs (envisager, examiner, considérer, voir…). Avec la grammaticalisa-tion de de ce point de vue comme introducteur de cadre de point de vue(emploi iii) et le relâchement du lien syntaxique qu'il entretenait avecl'énoncé introduit, on assiste à une libéralisation des contextes dans les-quels il est susceptible d'apparaître. C'est à l'étude de ceux-ci que je vaismaintenant me consacrer, en me centrant sur de ce point de vue lorsqu'ilintroduit un nouvel objet-de-discours en recatégorisant la propositionprécédente comme « point de vue ».

3.4.2. De ce point de vue, on l'a noté (cf. §2.2.2.), semble toujours renvoyerà une proposition. La question reste de savoir selon quelle modalité. Si l'onprend un exemple comme (28), il semble qu'on pourrait paraphraser de cepoint de vue par « si l'on admet la vérité de l'énoncé précédent » : de cepoint de vue s'apparenterait alors à une conditionnelle, et X de ce point devue Y serait grosso modo paraphrasable par si X, Y.

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(28) Mais vous paraissez ignorer (une inflexion de voix d'Allan jouait sur lesens de l'anglais : to ignore) une objection possible : la mort peut deve-nir un acte délibéré. De ce point de vue, les perspectives changent.(Gracq, Un beau ténébreux)

(29) Si (vraiment) la mort peut devenir un acte délibéré, alors, les perspec-tives changent.

3.4.3. Encore semble-t-il exister des contraintes sur la proposition que dece point de vue prend dans sa portée. En effet, ce n'est pas à n'importe queltype d'énoncé que de ce point de vue est susceptible de renvoyer. Il sembleavoir une nette préférence pour les jugements catégoriques.

Je renvoie ici à Kuroda (1973), qui oppose deux types de jugements, qui,du moins en français, et contrairement au japonais, ne sont pas toujoursassimilables à des structures syntaxiques particulières : les jugementsthétique et catégorique. Le premier constitue une reconnaissance/un rejetde la matière du jugement, qui asserte l'existence de son sujet – cf. (30),qui est du type « dénué-de-sujet » au sens logique –, tandis que le juge-ment catégorique est de la forme sujet-prédicat, et consiste en fait en deuxactes : fixer et reconnaître le sujet (dont l'existence est présupposée), puisaffirmer/nier ce qui est exprimé par le prédicat – cf. (31).

(30) Inu ga neko o oikakete iru.Il y a un chien qui est en train de pourchasser un chat2. [thétique]

(31) Inu wa neko o oikakete iru.Le chien, il pourchasse les chats. [catégorique]

En japonais, où ces deux natures de jugements sont syntaxiquement co-dées (choix entre les particules ga/wa dans les exemples donnés), l'oppo-sition est peut-être plus claire ; elle est représentée par le couple genshôbun(« phrase-phénomène » = thétique) vs. handanbun (« phrase-jugement »= catégorique). En effet, la notion de handan renvoie à l'idée de jugement,décision, conclusion, et, en conséquence, de déduction. Un jugementcatégorique n'apparaîtrait donc jamais ex abrupto. Il est le fruit d'uneréflexion. Le jugement thétique, à l'inverse, se présente comme une des-cription, et correspondrait à la réponse à ce que Bally (1932) nomme« interrogation dictale totale » : que se passe-t-il ?

3.4.4. De ce point de vue, pour sa part, semble toujours renvoyer à unjugement catégorique, c'est-à-dire le produit d'une déduction, qui affirmequelque chose d'un sujet présupposé, et non la simple description d'unévénement – cf. (32) vs. (33) :

(32) Il y a un chien qui est en train de pourchasser un chat. ? ?De ce point devue, la nature est mal faite.

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(33) Le chien, il pourchasse les chats. De ce point de vue la nature est malfaite.

Dans le corpus, de ce point de vue se trouve ainsi majoritairement employéaprès des verbes du type être, se trouver, etc., qui dénotent clairement unjugement catégorique. Il serait toutefois faux d'en déduire qu'il ne peutjamais suivre un énoncé dont le verbe principal est un verbe d'action. C'estpossible, moyennant une relecture du premier énoncé, pour l'interprétercomme jugement catégorique, c'est-à-dire comme prédication sur un sujetdont l'existence a été pré-établie dans le discours. En effet, si l'on regarde(34), « la météo annonce du beau temps pour samedi » ne peut guère ap-paraître que comme un jugement thétique : il n'y a pas de sujet prédéfini,ou, en d'autres termes, de topique préétabli sur lequel l'énoncé viendraitprédiquer.

(34) La météo annonce du beau temps pour samedi. ? ?De ce point de vue, onpourra aller skier.

Mais il suffit qu'on intègre le même énoncé dans une suite pour qu'ilpuisse apparaître comme catégorique, dans la mesure où « le temps qu'ilfait » constitue déjà le topique du discours :

(35) Il a plu toute la semaine, mais la météo annonce du beau temps poursamedi. De ce point de vue, mes vacances n'auront pas été entièrementgâchées.

De ce point de vue semble donc apparaître toujours dans un contextedéductif. En outre, on notera que le contexte qui rend (35) vraimentnaturel est « polémique », l'énoncé introduit semblant venir répondre à undébat, en l'occurrence sur le plaisir tiré des vacances. Dans le corpus, ontrouve en effet une pléthore d'exemples où de ce point de vue se trouve encollocation avec des oui, c'est vrai, tu as raison, je suis d'accord, voire non,tu as tort ou je ne suis pas d'accord, qui témoignent du caractère « réactif »de Y – ainsi, par exemple, (36) :

(36) (Les participants énumèrent ceux d'entre eux qu'ils admirent)A : Pis ce crétin de Malkav aussi ... m'a toujours impressionné ce p'titcon, avec Malk ou Goum.B : De ce point de vue, c'est vrai que t'as carrément raison. (sic, Internet)

La question est maintenant de savoir si c'est une contrainte pesant sur dece point de vue.

4. Un avatar de la relation causale

4.1. De ce point de vue : un connecteur causal ?

4.1.1. Dans un premier temps, on peut s'interroger sur la nature du lieninduit entre les énoncés reliés par de ce point de vue. On a noté (§ 3.2.1.)

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qu'il était parfois difficile de supprimer l'expression. D'autres fois, lasuppression est possible, moyennant un changement de relation de dis-cours.

(37) « Ce serait bien d'en avoir quatre ou cinq [victoires] à la trêve de find'année, affirme Stéphane Noé. De ce point de vue, il ne faudra pasmanquer la rencontre, samedi, dans notre salle, contre Saint-Martin. »(Le Parisien, 10.11.2003)

(38) Ce serait bien d'en avoir quatre ou cinq [victoires] à la trêve de find'année, affirme Stéphane Noé. Il ne faudra pas manquer la rencontre,samedi, dans notre salle, contre Saint-Martin.

Si l'on compare (37) et (38), on a le sentiment que les deux suites ne sontpas équivalentes, et que la relation de discours entre X et Y a été modifiée :je l'avais noté au §3.4.2., de ce point de vue semble présupposer l'existenced'une proposition et d'un lien causal entre les propositions reliées. Enrevanche, en l'absence de de ce point de vue, la relation entre X et Y sembleêtre de l'ordre du commentaire.4.1.2. On peut donc se demander si de ce point de vue ne fonctionnerait pascomme une sorte d'euphémisme de donc ou de ce fait, ce qui a d'ailleursfait couler beaucoup d'encre dans le cas de (39) :

(39) « Le premier des droits de l'homme, c'est manger, être soigné, recevoirune éducation et avoir un habitat. De ce point de vue, il faut bienreconnaître que la Tunisie est très en avance sur beaucoup de pays.[…] Il faut le souligner, nous avons chacun nos critères d'apprécia-tion. » (J. Chirac, conférence de presse du 3 décembre 2003)

En effet, il semble bien marquer la relation causale : si je pars de X, je doisen conclure Y. Mais à la différence des connecteurs causaux ordinaires, laprémisse apparaît, après coup, comme un aspect particulier et de ce faitpartiel du problème. Cela amène donc à se poser la question de la com-paraison entre de ce point de vue et d'autres connecteurs du paradigmecausal.

4.1.3. Rossari (2000, 2004) a mis en avant certaines différences entre doncet de ce fait : ce dernier est plus contraint que ne l'est donc, à la fois quantau chemin inférentiel qu'il code – il n'est compatible qu'avec la déduction,comme on le voit avec le couple (40)-(41) – et quant aux contextes danslesquels il s'insère, puisqu'il n'est possible qu'avec les assertions.

(40) Henri n'avait pas son passeport. De ce fait, il a été arrêté à la frontière.(Rossari 2004)

(41) Henri a été arrêté à la frontière. ? ?De ce fait, il n'avait pas son passeport.(Rossari 2004)

(42) Essaie d'arriver à l'heure ! ? ?De ce fait, prends l'autoroute ! (Rossari2000)

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De ce point de vue partage cette dernière caractéristique avec de ce fait,puisqu'il ne semble guère se combiner qu'avec des assertions – cf. (43) vs.(44).

(43) Essaie d'arriver à l'heure ! ? ?De ce point de vue, prends l'autoroute !

(44) Tu dois arriver à l'heure. De ce point de vue, tu ferais mieux de prendrel'autoroute !

Cependant de ce point de vue n'est pas sensible au chemin inférentiel qu'ilcode : il accepte, a priori, aussi bien la déduction – cf. (45) – que l'abduc-tion – cf. (46).

(45) Trémeur a marché à 10 mois. De ce point de vue, c'était un enfantprécoce.

(46) La route est mouillée. De ce point de vue, il est possible qu'il ait plu.

Il faut toutefois nuancer l'affirmation : au regard de (47), qui semblemoins naturel que (46), on peut se demander si de ce point de vue n'établitpas, en fait, un raisonnement de type déductif entre jugements, et non,une inférence d'un quelconque type entre états de choses.

(47) La route est mouillée. ? ?De ce point de vue, il a plu.

De fait, lorsque le lien entre X et Y se présente comme de la factualité,l'enchaînement passe systématiquement moins bien que lorsqu'un juge-ment de valeur entre en jeu – cf. (48)-(50) vs. (51)-(53).

(48) Les chats sont des animaux affectueux. ? ?De ce point de vue, ils aimentse frotter aux jambes de leurs maîtres.

(49) On a martyrisé Ste Apolline en lui arrachant les dents. ? ?De ce point devue, on la prie lorsqu'on a une rage de dents.

(50) Conomor était un roi sanguinaire. ? ?De ce point de vue, il a égorgétoutes ses femmes.

(51) Les chats sont des animaux affectueux. De ce point de vue, je pensequ'ils aiment se frotter aux jambes de leurs maîtres.

(52) On a martyrisé Ste Apolline en lui arrachant les dents. De ce point devue, il est logique qu'on la prie lorsqu'on a une rage de dents.

(53) Conomor était un roi sanguinaire. De ce point de vue, il n'y a riend'étonnant à ce qu'il ait égorgé toutes ses femmes.

Là encore, de ce point de vue manifeste une certaine parenté avec de ce fait :les exemples (48) à (51) retrouvent un caractère naturel si on les litcomme – ou si on y ajoute – « je trouve/pense que » (cf. Rossari 2004).Ainsi, avec de ce point de vue, Y apparaît comme le fruit d'une appréciationde la part du locuteur, appréciation motivée par X.

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4.2. De la dichotomie au choix sur un paradigme.

4.2.1. Il semblerait donc que la prise en charge par le locuteur marquéedans l'emploi de de ce point de vue doive en quelque sorte laisser des tracesen Y. Elle peut essentiellement être codée de deux façons : soit via unjugement axiologique, soit via un jugement épistémique. Il semble d'ail-leurs que pour peu que Y ressortisse clairement de l'un ou l'autre cas, peuimporte la « trace » effective. Ainsi, les jugements axiologiques passentgénéralement – cf. (54). De même, il suffit que Y soit un jugement épisté-mique pour que l'enchaînement paraisse naturel – cf. (55). En revanche,sans aucune marque qui permettrait de classer Y comme un jugementépistémique ou axiologique, l'enchaînement semble moins bon – cf. (56).

(54) Trémeur adore danser la gavotte. De ce point de vue, c'est un vrai bre-ton / tu aurais tort de ne pas l'inviter / j'apprécie de danser avec lui.

(55) Trémeur adore danser la gavotte. De ce point de vue, il viendracertainement au fest-noz de demain / peut-être qu'il viendra au fest-noz de demain / il est probable qu'il vienne au fest-noz de demain.

(56) Trémeur adore danser la gavotte. ? ?De ce point de vue, il viendra au fest-noz de demain.

4.2.2. Cependant, la présence de la marque explicite d'une appréciation dela part du locuteur concernant la valeur ou la probabilité du fait exposén'est pas strictement obligatoire. On avait noté, en 3.4.4., que Y semblaitvenir répondre à un débat : il suffit en fait de convoquer cette lecture pourque nombre d'enchaînements deviennent tout à fait naturels, même enl'absence de trace explicite du locuteur – cf. (57).

(57) Elle [La gauche] veut donc favoriser les mutations liées à la mondiali-sation, tout en s'assurant que ceux qui en sont les victimes trouvent leplus vite possible une place dans la société en faisant porter le coût deces ajustements par l'ensemble du pays. De ce point de vue, il y a ungouffre avec le débat intellectuel qui sévit dans la gauche française.(Internet)

Cette dimension « polémique » n'est toutefois nullement obligatoire,puisqu'il existe des cas où le caractère contrastif de de ce point de vuesemble passer à l'arrière-plan – cf. (26) supra par exemple. Le contraste enquestion peut être lié à la fonction de cadre que de ce point de vue assumelorsqu'il est en tête de phrase : comme tout cadre (cf. Charolles 1997), ilprésente la possibilité d'être interprété comme l'ouverture d'un paradigmede ce point de vue / d'un autre point de vue. Partant, on peut facilementrécupérer la projection d'une opinion divergente à celle exprimée en Y.Reste qu'il existe des cas dans lesquels seule cette lecture contrastive, parcequ'elle permet d'interpréter la suite comme la réponse à une question enjeu dans le discours, permet de rendre la suite X de ce point de vue Y na-turelle, notamment les cas où Y prend la forme de ce qui serait, hors

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contexte, un jugement thétique – cf. (58). Cette observation est d'ailleursconforme à l'hypothèse émise précédemment selon laquelle de ce point devue doit apparaître comme une appréciation de la part du locuteur : lejugement thétique, qui est censé être la simple description d'un événe-ment, bloque ce type de lecture.

(58) Les blablas invérifiables sur le vote ou le lobby gay sont derrière nous ;tout change, en revanche, s'il devient possible de s'engager en politiquetout en restant soi-même. De ce point de vue, il y a déjà un avant et unaprès Delanoë 2001. (Internet)

Ainsi, (58) vient répondre à un débat sur le fait que l'élection de Delanoëait ou non changé quelque chose pour les homosexuels : le locuteur, enaffirmant qu'« il y a déjà un avant et un après Delanoë 2001 », présentedonc son appréciation personnelle de la situation (l'énoncé pourrait êtreintroduit par d'après moi) comme le fruit d'une réflexion : si l'élection dumaire de Paris change quelque chose, c'est parce qu'« il devient possible des'engager en politique tout en restant soi-même ».

4.2.3. Reste à expliquer pourquoi de ce point de vue semble ainsi spécialisédans un type d'inférence très particulier : non seulement Y doit consisteren un jugement, mais en outre il doit porter sur un X qui serait un juge-ment catégorique ; ceci semble étonnant dans la mesure où rien n'interditd'émettre une appréciation sur un événement et que certains connecteurs,quoique permettant l'introduction d'un jugement de valeur en Y, ac-ceptent parfaitement un jugement thétique en X – cf. (59).

(59) Il pleuvait des cordes. De ce fait, nous avons préféré plier bagage.

Or de ce point de vue, on l'a noté au §3.4.4., semble hermétique à ce genrede contextes :

(60) Il pleuvait des cordes. ? ?De ce point de vue, nous avons préféré plierbagage.

Cela est dû au fait qu'il met en fait en jeu – ou permet du moins de le faire– deux chemins inférentiels concurrents : non seulement p6q, mais enoutre, on aurait pu trouver une prémisse p différente de p, telle que p'6¬q.En effet, si X est un jugement catégorique, p s'inscrit ipso facto dans unparadigme, constitué minimalement de p et ¬p mais possiblement d'autrespropositions (c'est là le sens de la « catégoricité »). Mais cette lecturecatégorique est intimement liée au caractère contrastif de de ce point devue : c'est parce que q est dichotomique, alors même que X motive lasélection de q plutôt que celle de ¬q, qu'il nous oblige à lire rétroactive-ment p comme s'inscrivant dans un paradigme de possibilités dont cer-taines auraient pu mener à la conclusion inverse de celle énoncée.

Donc et de ce fait, comme les connecteurs causaux ordinaires, ne dé-clenchent pas de lecture complémentaire : ces connecteurs présentent Y

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1. Cette étude se situe dans le cadre du projet FNRS nE610-062821, dirigé parC. Rossari. Je remercie mes collègues pour leurs remarques tout au long de cetravail.

2. Les traductions ne sont pas nécessairement celles données par le traducteurde Kuroda, mais j'ai choisi celles qui me semblaient dénoter le plusclairement l'opposition thétique/catégorique en français.

comme la seule conclusion possible du raisonnement qu'ils sélectionnent,au contraire de de ce point de vue. C'est ainsi qu'ils s'insèrent parfaitementdans des raisonnements analytiques, alors que de ce point de vue y paraîtaberrant – cf. (61) vs. (62).

(61) La baleine est un mammifère. Donc elle allaite ces petits.

(62) La baleine est un mammifère. ?De ce point de vue, elle allaite ces petits.

De ce point de vue met donc une relation causale particulière en jeu : c'estparce que l'énoncé qu'il introduit est dichotomique qu'il oblige à lirerétro-activement X comme s'inscrivant dans un paradigme de possibilitésdont certaines auraient pu mener à la conclusion inverse.

5. ConclusionIl resterait, ce que je réserve à une étude ultérieure, à se poser la questiondes généralisations possibles de ces observations à d'autres éléments duparadigme des « cadres de point de vue », comme à cet égard et sous cetangle, afin de déterminer dans quelle mesure elles pourraient participer dela définition d'une telle notion : vu que ces locutions semblent souventinterchangeables, il serait légitime de se demander si elles mettent toutesen cause le même type de raisonnement.

Il faudrait donc comparer ces expressions au profil de de ce point de vue,qui au sortir de cette étude, semble reposer sur deux aspects fondamen-taux : premièrement, ce que la langue semble coder comme « point devue », c'est une attitude, à savoir le fait de considérer un certain jugementcatégorique comme vrai ; deuxièmement, cette attitude ne semble pouvoirêtre adoptée que dans un raisonnement particulier, visant à produire unnouveau jugement de valeur déductible du point de vue évoqué.

Anne Beaulieu-MassonUniversité de Fribourg

[email protected]

Notes

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