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« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. » (Lénine, 1902, Que faire ?) LES DOSSIERS DU PCF(MLM) > Apparition de la France en tant que nation < De la servitude volontaire novembre 2016 (1 re édition) Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste)

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« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. »(Lénine, 1902, Que faire ?)

LES DOSSIERS DU PCF(MLM)> Apparition de la France en tant que nation <

De la servitude volontaire

novembre 2016 (1re édition)Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste)

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Sommaire

1. La notion de tyran au XVIe siècle.....................................................................................................32. La nature de l’œuvre.........................................................................................................................53. Ce que prétend Montaigne................................................................................................................74. Au croisement des factions catholique, protestante, royaliste...........................................................85. Contre le tyran, mais aussi contre le pape......................................................................................116. L'averroïsme politique.....................................................................................................................127. L'esprit propre aux Politiques.........................................................................................................138. Le rationalisme contre les superstitions..........................................................................................159. l’esprit droit rectifié par l’étude et le savoir....................................................................................1610. Les aides du tyran.........................................................................................................................1811. Contre le machiavélisme................................................................................................................2012. La force de l'habitude....................................................................................................................21

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De la servitude volontaire

1. La notion de tyranau XVIe siècle

Nous sommes au XVIe siècle et en août 1572,le massacre de la Saint-Barthélemy propage uneviolente onde de choc anti-protestante. Laterreur catholique s'instaure, sanglante.

Voici comment l'un des plus grands juristesde l'époque, François Hotman, témoigne de sonémotion dans une lettre du 30 octobre 1572,alors qu'il se réfugie à Genève :

« Hier soir, je suis arrivé ici, sauvé par laProvidence, la clémence et la miséricordede Dieu, échappé au massacre, œuvre dePharaon…Je ne puis dans ma tristesse écriredavantage. Tout ce que je puis dire c'estque 50,000 personnes viennent d'êtreégorgées en France, dans l'espace de huitou dix jours.Ce qui reste de chrétiens erre la nuit dansles bois : les bêtes sauvages seront plusclémentes pour eux, je l'espère, que lemonstre à forme humaine… Les larmesm'empêchent d'écrire davantage. »

Dans une autre lettre, datée du 10 janvier1573, François Hotman écrit aussi :

« Le tyran devient de jour en jour plusfurieux depuis qu'il a goûté le sangchrétien, il est devenu plus cruelqu'auparavant.Il faut renier Dieu ou mourir… Tels sontles édits de ce Phalaris ! [Phalaris fut untyran sicilien du 6e siècle avant notre ère,connu pour avoir mis en place un taureaude bronze à l'intérieur duquel cuisait sesvictimes, les cris sortant du nez dutaureau]Comme s'il pouvait y avoir une majestédans un pareil monstre... »

Le tyran, ennemi du peuple : voici le grandthème de la littérature protestante à la suite dela Saint-Barthélemy. Le Discours de la servitudevolontaire d’Étienne de La Boétie en est unecomposante importante, une tentative de donnercorps à ce qui sera appelé le courant« monarchomaque ».

Le terme vient du grec, monarchos lemonarque et makhomai combattre, et a été forgé

en Angleterre par les partisans du Roi pourdénoncer les opposants.

Cependant, et c'est l'erreur à ne surtout pascommettre en interprétant de manière erronée leDiscours de la servitude volontaire, lesmonarchomaques ne sont pas du tout anti-royalistes : ils s'opposent uniquement à latyrannie.

Il s'agit ici de ne pas interpréter le XVIe

siècle avec le regard du XXIe siècle, ni mêmecelui du XVIIIe siècle. Au XVIe siècle, onn'envisage pas la possibilité de former unnouveau régime politique, le concept derévolution n'existe pas.

Pareillement, la notion d'individu égal à unautre n'existe pas en tant que tel : leprotestantisme assume cette idée, mais encorefaut-il pour la réaliser, le développement réel ducapitalisme, avec ses bourgeois et ses prolétaires,c'est-à-dire ses travailleurs libres.

Les grandes masses sont paysannes, ce sont àl'époque des serfs. Même libérées du servage, cesmasses sont incapables de réelle organisation –les révoltes hussites témoignent d'une tendancecontraire –, mais le principe semble absurde auxdirigeants protestants issus de la noblesse et dela bourgeoisie.

C'est également exactement ce que dit leDiscours de la servitude volontaire.

C'est également exactement ce que dit JeanCalvin, qui veut faire triompher leprotestantisme, mais ne sait pas comment. Ilétait de ce fait sceptique devant la conjurationd'Amboise de 1560, visant à enlever François IIà son entourage catholique.

De fait, à l'époque, personne n'a de théoriede l’État. Nicolas Machiavel, avec Le Princepublié en 1532, marque le simple début dessciences politiques. Toutefois, une justecompréhension de l’État n'apparaît pas et mêmela bourgeoisie ne sait pas ce qu'est un État, ellene l'a jamais su : seul le prolétariat aura unevision complète, et encore uniquement avec la

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Grande Révolution Culturelle Prolétariennechinoise.

La bourgeoisie, faut-il le rappeler, n'a pasdétruit l’État en Angleterre, partageant lepouvoir avec l'aristocratie ; la révolutionfrançaise est le fruit d'une situation historiqueparticulière, alors que les auteurs des Lumièresqui ont pavé sa voie visaient principalement unemonarchie parlementaire sur le modèle anglais.

On comprend la difficulté pour lesprotestants, au XVIe siècle, de savoir quoi faire.Il y a alors toute une réflexion à ce sujet et cequi fait la force du Discours de la servitudevolontaire, c'est qu'il s'agit précisément d'unetentative d'aller dans le sens d'unecompréhension de ce qu'est l’État, son rapportau peuple, ainsi que, comme chez NicolasMachiavel, la notion d'opinion publique.

Jean Calvin ne déroge donc pas à la règle etil n'envisage pas l’État autrement que de lamanière qu'il existe. Il reconnaît qu'il peut yavoir une monarchie, une oligarchie, unerépublique des grandes familles, mais il ne pensepas qu'on puisse choisir : ce sont les faits quidécident, ou plus exactement Dieu.

La Providence décide et de fait,historiquement, la royauté est considérée enFrance comme relevant de Dieu. Cela ne signifienullement, comme on peut le penser, que lamonarchie de droit divin fait du roi unreprésentant de Dieu sur Terre : au contraire,cela encadre de manière complète ce que le roipeut ou ne peut pas faire.

Voici comment le poète Pierre de Ronsard,partisan résolu du Roi et du catholicisme,dénonce lui-même la tyrannie, avertissant dudanger le futur Roi dans son Institution pourl’Adolescence du Roy tres-chrestien Charles IXde ce nom.

Des lignes sont sautées pour faciliter lalecture.

« SIRE, ce n’est pas tout que d’être Roide France,Il faut que la vertu honore votre enfance:

Un Roi sans la vertu porte le sceptre envain,Qui ne lui est sinon un fardeau dans lamain […].Si un Pilote faute tant soit peu sur la merIl fera dessous l’eau le navire abîmer.Si un Monarque faute tant soit peu, laprovinceSe perd: car volontiers le peuple suit lePrince.Aussi pour être Roi vous ne devez penserVouloir comme un tyran vos sujetsoffenser.De même notre corps votre corps est deboue.Des petits et des grands la Fortune sejoue:Tous les règnes mondains se font et sedéfont,Et au gré de Fortune ils viennent et s’envont,Et ne durent non-plus qu’une flammeallumée,Qui soudain est éprise [enflammée], etsoudain consumée.Or, Sire, imitez Dieu, lequel vous a donnéLe sceptre, et vous a fait un grand Roicouronné,Faites miséricorde à celui qui supplie,Punissez l’orgueilleux qui s’arme en safolie »

Les règnes ne durent pas, seul Dieu estéternel et donc le roi n'est que transitoire dansune forme monarchique qui, elle, doit seprolonger. Hors de question de menacer l'édificeen devenant un tyran : il faut respecter lescoutumes, les traditions, les rapports de forceavec l'aristocratie, etc.

Jean Calvin est tout à fait d'accord aveccela ; il ne conçoit pas de « révolution », car ilne le peut pas pour des raisons historiques.

Il est toujours nécessaire de s'assujettir àceux qui sont supérieurs, car c'est la Providencequi l'a voulu ainsi. C'est une thèse stoïcienneclassique, qui forme le cœur même du noyauidéologique royal au XVIe siècle.

Toutefois, Jean Calvin veut faire triompher le

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protestantisme et il doit bien trouver une voie.Aussi explique-t-il que, comme justement lamonarchie est de droit divin, le monarque doitse comporter de manière adéquate au sujet de lareligion.

S'il ne le fait pas, alors la justification de lamonarchie tombe. Jean Calvin dit ainsi que :

« Vrai est qu'il nous faut avoir ici unedistinction, c'est que si nous sommesmolestés en nos corps, que nous devonsporter patiemment cela.Mais ce n'est pas à dire qu'il nous faillecependant déroger au souverain empire deDieu pour complaire à ceux qui ontprééminence dessus nous.Comme si les rois veulent contraindreleurs sujets à suivre leurs superstitions etidolâtries : O là ils ne sont plus rois, carDieu n'a pas résigné ni quitté son droit,quand il a établi les principautés etseigneuries en ce monde.Et quand il a fait cet honneur à descréatures mortelles qu'ils soient pères,qu'ils aient le droit de paternité sur leursenfants, ce n'est pas qu'il ne demeuretoujours père unique en son entier et descorps et des âmes.Mais encore quand il adviendra que lesrois voudront pervertir la vraie religion,que les pères aussi voudront traîner leursenfants ça et là, et les ôter de lasubjection de Dieu, que les enfantsdistinguent ici ; pareillement les serviteurset chambrières, et puis tous les sujets desprinces et magistrats, en général que touss'humilient en telle sorte qu'ils portentpatiemment toutes injures qu'on leur fera.Mais ce pendant qu'ils avisent qu'il leurvaudrait mieux mourir cent fois que dedécliner du vrai service de Dieu.Qu'ils rendent donc à Dieu ce qui luiappartient, et qu'ils méprisent tous lesédits et toutes les menaces, et tous lescommandements et toutes les traditions,qu'ils tiennent cela comme fiente etordure, quand des vers de terre seviendront ainsi adresser à l'encontre decelui auquel seul appartient obéissance. »

Le Roi devient un tyran lorsqu'il abandonneDieu et comme le protestantisme est la vraieadoration de Dieu, dans le cas où le Roi interditle protestantisme par la violence, il devient untyran.

C'est ce tyran là que dénonce le Discours dela servitude volontaire d’Étienne de La Boétie.

2. La nature de l’œuvre

Le thème du Discours de la servitudevolontaire est simple : le peuple accepte unrégime en lequel il ne croit pas ou ne devraitplus croire, par la force de l'habitude. NicolasMachiavel en Italie à la même époque avaitraisonné au sujet de cette question de l'opinionpublique, tout comme Kautilya en Inde au IVe

siècle avant Jésus-Christ. Cependant, Machiavelet Kautilya s'adressaient au Roi, tout au moinsle prétendaient-il.

Or, le Discours de la servitude volontaireparle du peuple, en espérant faire réagir lescouches intellectualisées non liées au « tyran ».C'est précisément la position de Jean Calvin,qui ne dit pas autre chose que le Discours de laservitude volontaire dans ce prêche de novembre1599 :

« Il n'y a roi au monde qui ne soit sujet àtous ceux qui discernent entre le bien et lemal, pour être condamné de ses vices.Si un roi est dissolu et efféminé, on diraqu'il n'est pas digne d'un tel lieu.S'il est un ivrogne ou un gourmand, il seracondamné aussi bien.S'il est cruel et qu'il tourmente son pauvrepeuple par tributs, par tailles, onl'accusera de tyrannie.Mais cependant le jugement des hommess'évanouit tantôt, en sorte que cettemajesté éblouit les yeux, et c'est comme sion donnait un coup de marteau sur la têtede chacun, qu'on n'ose pas juger ceux quisont élevés si haut. »

Ces dernières lignes expriment parfaitementles concepts de « servitude volontaire » (c'est-à-dire d'opinion publique) et de « tyran » , quirépond aux besoins protestants de dénoncer leRoi, sans être capable d'en appeler au peuple,de proposer une révolution.

Pour cette raison, la littérature« monarchomaque » tourne précisément autourde ces concepts. On trouve ainsi une telledémarche dans les œuvres principales que sont

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la Francogallia (1573) de François Hotman, deDu droit des magistrats sur leurs sujets (1574)de Théodore de Bèze, de Vindiciae contraTyrannos (1579) écrit sans doute par PhilippeDuplessis-Mornay, de Résolution claire et faciled'Odet de La Noue, du Réveille-Matin desFrançois et de leurs voisins ainsi que d'unemultitude de pamphlets.

Parmi ceux-ci, on a justement le Discours dela servitude volontaire est un documenthistorique d'une très grande valeur ; on y trouveune dénonciation de la passivité de lapopulation devant une tyrannie. Sans cetteservitude intégrée psychologiquement, le régimetyrannique ne pourrait se maintenir, la forcemilitaire ne suffisant pas face à des millions depersonnes.

On fait alors face à un problème de taille : legenre monarchomaque fut développé à partir de1572, à la suite de la Saint-Barthélémy, lefameux massacre anti-protestants. Or, leDiscours de la servitude volontaire date d'avant1572, tout au moins en théorie. Car en réalité,on n'en sait strictement rien et même le nom deson auteur doit être mis en doute.

La raison de cela est que les seulesinformations au sujet de la Discours de laservitude volontaire nous sont fournies,formulées de manière très étrange, par Michel deMontaigne dans ses fameux Essais.

Comprenons ici ce qui s'est dérouléhistoriquement. Au départ, on a un large extraitdu Discours de la servitude volontaire qui futpublié en latin, en 1574 (donc après 1572), dansdes Dialogi ab Eusebio Philadelpho cosmopoliti,puis dans la foulée dans une version françaiseintitulée Le Réveille-matin des Français et deleurs voisins, composé par Eusèbe Philadelphe,cosmopolite, en forme de Dialogues.

Cette décision de publier le Discours vient dela plus haute direction politique protestante etrelève donc résolument de l'idéologiemonarchomaque.

Puis, on retrouve le Discours de la servitude

volontaire dans un ouvrage compilant plusieursdocuments et intitulé Mémoires de l'Estat deFrance sous Charles neufiesme, contenant leschoses plus notables, faites et publiées tant parles catholiques que par ceux de la religiondepuis le troisième édit de pacification fait aumois d’août 1570 jusqu'au règne de Henritroisiesme (dans le tome 3).

La date est on ne peut plus clair : l'ouvragefut publié en 1576, en 1577 et une nouvelle foisen 1578 ; c'est cette dernière édition,rassemblant des écrits allant dans le sens de larévolte protestante, qui a été brûlé en placepublique à Bordeaux, sur ordre du Parlement,en mai 1579.

Une version intégrale, la même que dans lesMémoires de l'Estat de France sous Charlesneufiesme, mais donc cette fois de manièreautonome, fut ensuite publiée en 1577, aveccomme auteur Odet de La Noue, sous le titre deVive description de la Tyranie et des Tyrans,avec les moyens de se garantire de leur joug.

Jusque-là, aucun doute ne peut subsister surle caractère du Discours de la servitudevolontaire, qui est un pamphlet particulièrementréussi, présentant certaines caractéristiquesparticulières par rapport à la littératuremonarchomaque, notamment le fait de puisernon pas tant dans l'histoire du droit françaisque dans l'antiquité gréco-romaine.

Puis, lorsque Michel de Montaigne publie sesEssais, il place en 1580 un long chapitre intituléDe l'amitié. Il y parle d'une amitié extrêmementprofonde avec Étienne de la Boétie, né le 1ernovembre 1530 et est décédé jeune, le 18 août1563.

Il y fait l'éloge de celui qu'il présente commeson ami, parti trop tôt ; de manière lyrique, ilécrit notamment ces lignes très connues :

« Au demeurant, ce que nous appelonsordinairement amis et amitiés, ce ne sontqu'accointances et familiarités nouées parquelque occasion ou commodité, par lemoyen de laquelle nos âmess’entretiennent.

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De la servitude volontaire

En l'amitié de quoi je parle, elles semêlent et confondent l'une en l'autre, d'unmélange si universel qu'elles effacent et neretrouvent plus la couture qui les ajointes.Si on me presse de dire pourquoi jel'aimais, je sens que cela ne se peutexprimer, qu'en répondant : « Parce quec'était lui, parce que c'était moi. »Il y a, au-delà de tout mon discours, et dece que j'en puis dire particulièrement, nesais quelle force inexplicable et fatale,médiatrice de cette union. Nous nouscherchions avant que de nous être vus, etpar des rapports que nous oyions l'un del'autre, qui faisaient en notre affectionplus d'effort que ne porte la raison desrapports, je crois par quelque ordonnancedu ciel ; nous nous embrassions par nosnoms.Et à notre première rencontre, qui fut parhasard en une grande fête et compagnie deville, nous nous trouvâmes si pris, siconnus, si obligés entre nous, que rien dèslors ne nous fut si proche que l'un àl'autre. Il écrivit une satire latineexcellente, qui est publiée, par laquelle ilexcuse et explique la précipitation denotre intelligence, si promptementparvenue à sa perfection.Ayant si peu à durer, et ayant si tardcommencé, car nous étions tous deuxhommes faits, et lui plus de quelquesannées, elle n'avait point à perdre detemps et à se régler au patron des amitiésmolles et régulières, auxquelles il faut tantde précautions de longue et préalableconversation.Celle-ci n'a point d'autre idée que d'elle-même, et ne se peut rapporter qu'à soi. Cen'est pas une spéciale considération, nideux, ni trois, ni quatre, ni mille : c'est jene sais quelle quintessence de tout cemélange, qui ayant saisi toute ma volonté,l'amena se plonger et se perdre dans lasienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté,l'amena se plonger et se perdre en lamienne, d'une faim, d'une concurrencepareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nousréservant rien qui nous fût propre, ni quifût ou sien, ou mien. »

Ce n'est pas tout, Michel de Montaigneajoute des précisions de grande importance,révélant alors que c'est Étienne de la Boétie quiaurait, selon lui, écrit Le Discours de la

servitude volontaire.

3. Ce que prétend Montaigne

Toute l'interprétation bourgeoise du Discoursde la servitude volontaire s'appuie sur ce queprétend Michel de Montaigne dans ses Essais.Or, on va vite comprendre qu'il serait très naïfde le faire.

Il dit au chapitre 25, au détour d'un passagen'ayant rien à voir :

« Ainsi ce mot de lui [c'est-à-direPlutarque], selon lequel les habitantsd’Asie étaient esclaves d’un seul hommeparce que la seule syllabe qu’ils nesavaient pas prononcer était « non », etqui a peut-être donné la matière etl’occasion à La Boétie d’écrire sa« Servitude volontaire ». »

Et, surtout, il dit au chapitre 28, quelquechose qu'on n'est absolument pas obligé decroire :

« Je suis volontiers mon peintre jusquelà ; mais je m’arrête avant l’étapesuivante, qui est la meilleure partie dutravail, car ma compétence ne va pasjusqu’à me permettre d’entreprendre untableau riche, soigné, et disposé selon lesrègles de l’art. Je me suis donc permisd’en emprunter un à Étienne de la Boétie,qui honorera ainsi tout le reste de montravail.C’est un traité auquel il donna le nom deDiscours de la servitude volontaire ; maisceux qui ignoraient ce nom-là l’ont depuis,et judicieusement, appelé Le Contre Un. Ill’écrivit comme un essai, dans sa primejeunesse, en l’honneur de la liberté etcontre les tyrans.Il circule depuis longtemps dans les mainsde gens cultivés, et y est à juste titrel’objet d’une grande estime, car il estgénéreux, et aussi parfait qu’il estpossible.Il s’en faut pourtant de beaucoup que cesoit le meilleur qu’il aurait pu écrire : si àl’âge plus avancé qu’il avait quand je leconnus, il avait formé un dessein du mêmegenre que le mien, et mis par écrit sesidées, nous pourrions lire aujourd’huibeaucoup de choses précieuses, et qui nousferaient approcher de près ce qui fait lagloire de l’antiquité. Car notamment, ence qui concerne les dons naturels, je ne

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connais personne qui lui soit comparable.Mais il n’est demeuré de lui que ce traité,et d’ailleurs par hasard – car je crois qu’ilne le revit jamais depuis qu’il lui échappa– et quelques mémoires sur cet édit deJanvier célèbre à cause de nos guerresciviles, et qui trouveront peut-être ailleursleur place.C’est tout ce que j’ai pu retrouver de cequi reste de lui, moi qu’il a fait partestament, avec une si affectueuse estime,alors qu’il était déjà mourant, héritier desa bibliothèque et de ses papiers, outre lepetit livre de ses œuvres que j’ai faitpublier déjà.Et je suis particulièrement attaché auContre Un car c’est ce texte qui m’aconduit à nouer des relations avec sonauteur : il me fut montré en effet bienlongtemps avant que je le connaisse enpersonne, et me fit connaître son nom,donnant ainsi naissance à cette amitié quenous avons nourrie, tant que Dieu l’avoulu, si entière et si parfaite, quecertainement on n’en lit guère desemblable dans les livres, et qu’on n’entrouve guère chez nos contemporains.Il faut un tel concours de circonstancespour la bâtir, que c’est beaucoup si le sorty parvient une fois en trois siècles […].Mais écoutons un peu ce garçon de seizeans [initialement il était inscrit dix-huitans, avant que Montaigne ne corrige].Parce que j’ai trouvé que cet ouvrage aété depuis mis sur le devant de la scène, età des fins détestables, par ceux quicherchent à troubler et changer l’état denotre ordre politique, sans même sedemander s’ils vont l’améliorer, et qu’ilsl’ont mêlé à des écrits de leur proprefarine, j’ai renoncé à le placer ici.Et afin que la mémoire de l’auteur n’ensoit pas altérée auprès de ceux qui n’ontpu connaître de près ses opinions et sesactes, je les informe que c’est dans sonadolescence qu’il traita ce sujet,simplement comme une sorte d’exercice,comme un sujet ordinaire et ressassé millefois dans les livres.Je ne doute pas un instant qu’il ait cru cequ’il a écrit, car il était assez scrupuleuxpour ne pas mentir, même en s’amusant.Et je sais aussi que s’il avait eu à choisir,il eût préféré être né à Venise qu’à Sarlat,et avec quelque raison. Mais une autremaxime était souverainement empreinte enson âme : c’était d’obéir et de sesoumettre très scrupuleusement aux lois

sous lesquelles il était né. Il n’y eut jamaismeilleur citoyen, ni plus soucieux de latranquillité de son pays, ni plus ennemides agitations et des innovations de sontemps : il aurait plutôt employé sescapacités à les éteindre qu’à leur fournirde quoi les exciter davantage. Son espritavait été formé sur le patron d’autressiècles que celui-ci.En échange de cet ouvrage sérieux, je vaisdonc un substituer un autre, composédurant la même période de sa vie, maisplus gai et plus enjoué. [Suivent Vingt-neuf sonnets d’Étienne de la Boétie]. »

Montaigne prétend ainsi que l'ouvrage diffuséde manière anonyme par les protestants françaisaurait été écrit par Étienne de La Boétie. Cedernier est mort il y a bien longtemps, mais ilfaudrait faire confiance à Montaigne.

D'ailleurs, celui-ci aurait été son meilleurami, ils auraient été comme deux frères : ceserait là bien la preuve qu'il ne ment pas...

Montaigne aurait même connu une versionmanuscrite du Discours de la servitudevolontaire avant de connaître Étienne de LaBoétie : ce serait une autre preuve.

Enfin, Montaigne aurait voulu publier leDiscours de la servitude volontaire dans sesEssais, mais il ne le pourrait pas en raison d'une« récupération » scandaleuse par lesprotestants.

Quant à l'œuvre elle-même, elle ne seraitqu'un exercice de références gréco-romaines parun jeune adolescent.

Que tous les commentateurs bourgeois aientpu croire une fable pareille laisse sans voix !

4. Au croisement des factionscatholique, protestante, royaliste

Lorsque dans les Essais, Michel de Montaigneannonce que c'est Étienne de La Boétie qui aécrit le Discours de la servitude volontaire, ilfait une révélation à laquelle personne nes'attendait. En feignant d'avoir voulu le publier,mais de ne plus le pouvoir, il attire l'attentionde manière précise dessus.

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De la servitude volontaire

En plaçant 29 poèmes à la place du Discours,il souligne bien l'importance de ce dernier, parson absence dont il est pourtant parlé, et qu'ilfaut même combler. En en parlant au sein d'unvaste discours philosophique sur l'amitié, il secouvre : s'il parle du Discours de la servitudevolontaire, ce n'est qu'en référence à son ami…qui fut comme une partie de lui-même... Michelde Montaigne a de plus bien souligné parailleurs qu'il a connu Étienne de La Boétieparce qu'il avait connu son Discours…

On a là une savante construction, qui estrésolument politique, savamment calculée.L'arrière-plan le montre aisément.

Rappelons ici, en effet, que Michel deMontaigne était l'une des figures les plusproches, les plus intimes de Henri de Navarre, lefutur Henri IV. Dans les Essais, il revendiqueun important rôle de négociateur entre factionsdes guerres de religion, qu'il ne raconte pas pourdes raisons impérieuses de secret.

Un proche de Montaigne fut d'ailleurs Henride Mesmes (1532-1596), seigneur de Roissy etprovenant d'une grande famille aristocratiquedu Béarn. En août 1570, Henri de Mesmes futresponsable des négociations avec les chefshuguenots, dirigés par le maréchal de Biron ; ilsigna alors au nom du Roi la troisième paix dereligion, appelé paix de Saint-Germain.

Or, ce qu'il y a d'intéressant ici, c'estqu'aucun manuscrit original du Discours de laservitude volontaire ne nous est parvenu… Ilreste par contre trois copies, possédées par laBibliothèque Nationale, dont l'une appartenaitjustement à Henri de Mesmes. Ce qu'on voitalors, c'est que ce dernier a, justement, écrit uneréfutation du Discours.

On y trouve un résumé des positions de sonauteur :

« Il déteste la Tyrannie et blâme notreservage. Ne sait quel nom lui donner. Il nela met pas entre les états publics.Montre la facilité de le défaire. Publie lesvictoires que la liberté a eues contre lesTyrans.

Puis il se repent de penser [à] un maladequi ne veut pas guérir et cherche la causequi rend la tyrannie tolérable auxhommes.La liberté est le droit de nature. Les bêtesle montrent.Il y a trois sortes de tyrans. Tous nevalent rien.On s'y assujettit par force ou partromperie. Après la force, l'accoutumancenous y retient. C'est son proprefondement. »

La chose est entendue : Henri de Mesmes aconsidéré l'œuvre comme relevant de lalittérature protestante dite monarchomaque.C'est bien la monarchie qui est visée. Celarentre en contradiction absolue avec ce queprétend Montaigne – ou feint de prétendre –dans les Essais, arguant qu'il s'agirait d'uneœuvre d'un adolescent l'ayant écrit simplementpour s'amuser.

Sachant que Henri de Mesmes était proche deMontaigne, que tous deux sont des diplomatesde factions lors d'une guerre civile, qu'ils seconnaissaient, on voit mal comment l'un peutprétendre que le texte est un jeu intellectuel,l'autre que c'est un texte relevant de lacontestation monarchomaque !

Portons d'ailleurs un regard sur Étienne deLa Boétie lui-même. Né à Sarlat, il est orphelintrès tôt ; son père était un officier royal duPérigord, sa mère était la sœur du président duParlement de Bordeaux.

Étienne de La Boétie fit ses études àl'Université d'Orléans et se situe dans laperspective française mêlant humanisme etRenaissance ; lui-même a traduit Plutarque etXénophon. Écrivant des poèmes, il futégalement proche des poètes de la Pléiade,notamment Pierre de Ronsard, Jean Dorat,Jean-Antoine de Baif.

Lors de ses études, l'un de ses principauxprofesseurs fut pas moins qu'Anne du Bourg,magistrat calviniste dénonçant l'offensive royaleanti-protestante et condamné à ce titre, étantpendu, puis brûlé en 1559. Anne du Bourg

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devint alors un martyr, la principale figure derésistance à la répression royale anti-protestante.

Le meilleur ami d'Étienne de La Boétie àl'université était également Lambert Daneau,l'élève préféré d'Anne du Bourg, qui devint unegrande figure de la théologie calviniste.

Cet environnement ne doit laisser aucundoute au fait que le Discours de la servitudevolontaire correspond bien à la dynamiquemonarchomaque.

Étienne de La Boétie l'a-t-il cependantvraiment écrit ? Doit-on se fier à Michel deMontaigne ? L'œuvre n'est-elle pourtant pasapparue après tout qu'après la Saint-Barthélémy, alors qu'Étienne de La Boétie étaitdéjà décédé ? Michel Montaigne n'a-t-il pas écritqu'Étienne de La Boétie l'aurait écrit à 18 ans,puis à 16 ans, ce qui met sa réalisation en 1548ou en 1546, bien loin des affrontements dumoments, les massacres de la Saint-Barthélémyayant eu lieu en 1572 ?

Cela ne change pas fondamentalement laquestion de l'œuvre et l'une des interrogationsreste tout de même de savoir pourquoiMontaigne a mis en valeur l'œuvre au sein desEssais, la confiant ainsi à l'attention de lapostérité.

Ce qu'on va voir, c'est que le Discours de laservitude volontaire correspond à une tentativede théorie politique générale, dans l'esprit d'uncompromis pro-monarchie des ailes modérées desfactions catholique et protestante, sous l'égidedes politiques, partisans d'une monarchie stablecoûte que coûte, dont Montaigne est la grandefigure intellectuelle avec ses Essais.

Le rapport direct entre Étienne de La Boétie,Michel de Montaigne et le Discours reste, parmanque de documents, problématique;néanmoins, cela a son importance, mêmesecondaire, et il est intéressant de connaître lathèse d'Arthur Armaingaud, publié dans unarticle intitulé Montaigne et La Boétie, paru enmars et en mai 1906 dans la Revue politique et

parlementaire.

Celle-ci consiste en deux aspects : toutd'abord, que l'œuvre fait des allusions politiquesà des faits datant d'après la mort d'Étienne deLa Boétie, ensuite, que Montaigne serait le co-auteur de l'œuvre.

Il est indéniable que, quand on lit leDiscours, on est amené à établir unrapprochement avec le style de Montaigne. Onpourrait l'insérer dans les Essais sans réellementremarquer de différence. On a le même principede références antiques à foison, avec uneréflexion utilisant des digressions.

De plus, les critiques ont été obligés dereconnaître que, de par les allusions aux poésiesde Pierre Ronsard, Joachim du Bellay et Jean-Antoine de Baïf, l'œuvre n'avait pas pu êtreécrite avant 1551. Cela remet en cause ladatation donnée par Montaigne.

Arthur Armaingaud souligne de plus unpassage qui, à ses yeux, ne pouvait viser que leroi Henri III et ses mignons, dans la tradition dela dénonciation protestation des mœursdécadentes de la cour, et spécifiquement deHenri III :

« Mais ô bon Dieu, que peut être cela ?Comment dirons-nous que cela s’appelle ?Quel malheur est celui la ?Quel vice ou plutôt quel malheureux vicevoir un nombre infini de personnes, nonpas obéir, mais servir ; non pas êtregouvernés, mais tyrannisés, n’ayant nibien, ni parents, femmes ni enfants ni leurvie même qui soit a eux, souffrir lespilleries, les paillardises, les cruautés, nonpas d’une armée non pas d’un campbarbare contre lequel il faudrait dépendreson sang et sa vie devant, mais d’un seul ;non pas d’un Hercule ni d’un Samson,mais d’un seul hommeau, et le plussouvent le plus lâche et femelin de lanation ; non pas accoutumé à la poudredes batailles, mais encore a grand peineau sable des tournois, non pas qui puissepar force commander aux hommes, maistout empêché de servir vilement à lamoindre femmelette ; appellerons nouscela lâcheté ? »

Est explicitement visé ici un tyran aux

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De la servitude volontaire

mœurs homosexuelles de type efféminé, n'ayantaucune connaissance des valeurs chevaleresquespropres à l'aristocratie. On a ici d'une certainemanière une référence à l'Antiquité, où ladécadence était propre à la caste dominante, parexemple avec César, que Suétone décrit comme« le mari de toutes les femmes et la femme detous les maris ».

Toutefois, la question des combats, destournois, fait de ce passage indubitablement uneallusion possible, voire franchement probable, àHenri III et ses mignons.

On notera que le passage « tout empêché deservir vilement à la moindre femmelette »signifie vraisemblablement « tout occupé àservir vilement à la moindre femmelette » ; c'estun argument contre Arthur Armaingaud utilisédans la Revue d'histoire littéraire de la France,mais par femmelette on peut très bienconsidérer qu'il est parlé des mignons.

Quant au fait que Montaigne cite les vers etles auteurs en latin et que le Discours de laservitude volontaire les traduise, cela ne veutrien dire non plus : cela peut être pour donnerle change. Tout cela est cependant biensecondaire et d'ailleurs fort discutable, alors quele contenu de l'œuvre en elle-même est porteurd'un message limpide, conforme à larevendication anti-tyrannique des protestants,au souci de stabilité des politiques, àl'inquiétude légitimiste catholique.

5. Contre le tyran,mais aussi contre le pape

Dans le Discours de la servitude volontaire,on trouve cet appel pathétique :

« Chose vraiment surprenante (etpourtant si commune, qu’il faut plutôt engémir que s’en étonner) ! c’est de voir desmillions de millions d’hommes,misérablement asservis, et soumis têtebaissée, à un joug déplorable, non qu’ils ysoient contraints par une force majeure,mais parce qu’ils sont fascinés et, pourainsi dire, ensorcelés par le seul nom d’unqu’ils ne devraient redouter, puisqu’il estseul, ni chérir puisqu’il est, envers eux

tous, inhumain et cruel.Telle est pourtant la faiblesse deshommes ! Contraints à l’obéissance,obligés de temporiser, divisés entre eux, ilsne peuvent pas toujours être les plusforts. »

On a ici une expression réellementdémocratique, dont la base ne peut pas êtreautre que protestante.

En effet, seul le protestantisme propose uneidéologie contenant à l'époque une chargedémocratique, de par son opposition au clergé età l'Église centralisée suivant le modèle papal.

La bourgeoisie est encore embryonnaire etn'envisage pas la démocratie ; même un auteurprogressiste, comme Molière un siècle plus tard,ne sera pas en mesure de proposer une tellealternative. Il faudra attendre les Lumières pourcela.

Aussi, ce passage du début du Discours de laservitude volontaire a posé problèmehistoriquement aux commentateurs bourgeois,de par l'ampleur de sa dénonciation de lamonarchie :

« En conscience n’est-ce pas un extrêmemalheur que d’être assujetti à un maîtrede la bonté duquel on ne peut jamais êtreassuré et qui a toujours le pou-voir d’êtreméchant quand il le voudra ?Et obéir à plusieurs maîtres, n’est-ce pasêtre autant de fois extrêmementmalheureux ?Je n’aborderai pas ici cette question tantde fois agitée ! « si la république est ounon préférable à la monarchie ».Si j’avais à la débattre, avant même derechercher quel rang la monarchie doitoccuper parmi les divers modes degouverner la chose publique, je voudraissavoir si l’on doit même lui en accorderun, attendu qu’il est bien difficile decroire qu’il y ait vraiment rien de publicdans cette espèce de gouvernement oùtout est à un seul.Mais réservons pour un autre temps cettequestion, qui mériterait bien son traité àpart et amènerait d’elle-même toutes lesdisputes politiques. »

L'auteur du Discours de la servitudevolontaire – Étienne de La Boétie ou Michel de

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Montaigne, donc – prétend à la fois ne pasparler de la monarchie, pour la rejeter dans lemême passage, tout en disant qu'il faudrait untraité à part !

Cela signifie deux choses. Tout d'abord, quel'auteur traite de la tyrannie et non pas de lamonarchie. Les commentateurs sérieux l'ont toutà fait noté et les interprétations de typeanarchisantes ont tout faux.

Le Discours de la servitude volontaire n'estabsolument pas un manifeste de négation dupouvoir en général.

Ensuite, si l'auteur du Discours attaque latyrannie, alors il est résolument nécessaire decomprendre qu'il vise aussi le Pape. Car, auxyeux des huguenots, le Pape est un tyran.

Il ne s'agit pas ici de l'infaillibilité papale,concept de la fin du XIXe siècle, mais de laprimauté pontificale, où le pape est considérécomme le successeur de Saint-Pierre.

Rappelons ici que l'objectif des huguenots estde faire décrocher du pape les croyants deFrance. C'est un processus de rupture qui estproposé et qui exige du courage, mais uncourage qui n'est pas militaire, qui reposeseulement sur la volonté.

Se soumettre au tyran est mal, mais sesoumettre à un tyran spirituel est tout aussimal. Si l'on regarde par exemple ce passage duDiscours, on voit très bien qu'il peut très bien,en plus de dénoncer le tyran, dénoncer le Pape :

« Deux hommes et même dix peuvent bienen craindre un, mais que mille, un million,mille villes ne se défendent pas contre unseul homme !Oh ! Ce n’est pas seulement couardise, ellene va pas jusque-là ; de même que lavaillance n’exige pas qu’un seul hommeescalade une forteresse, attaque unearmée, conquière un royaume !Quel monstrueux vice est donc celui-làque le mot de couardise ne peut rendre,pour lequel toute expression manque, quela nature désavoue et la langue refuse denommer ?... »

C'est la raison pour laquelle l'auteur du

Discours peut dire qu'il suffit de ne pas croirepour que le tyran tombe. La thèse esttotalement vraie pour le Pape : si on cesse decroire en lui, son Église s'effondre.

On lit ainsi dans le Discours :

« Soyez donc résolus à ne plus servir etvous serez libres.Je ne veux pas que vous le heurtiez, nique vous l’ébranliez, mais seulement ne lesoutenez plus, et vous le verrez, comme ungrand colosse dont on dérobe la base,tomber de son propre poids et se brise. »

C'est là tout à fait la position du calvinisme,qui ne veut pas tant détruire l’Église que laruiner en faisant en sorte que sa base s'évapore.

Cependant, il n'y a pas que le calvinisme quipeut accepter cela : la faction monarchiste atout intérêt également à ce que l’Église décrochede Rome, pour rentrer dans l'orbite nationaleseulement.

Il y a là une convergence, un esprit générald'union entre les calvinistes et la faction despolitiques, dont Michel de Montaigne est sansdoute le plus éminent représentant.

6. L'averroïsme politique

On se souvient que Michel de Montaigneavait prétendu dans les Essais que le Discoursde la servitude volontaire était une sorte d'écritde jeunesse d'Étienne de La Boétie, qui seraitsans prétention, juste un exercice de style ayantcomme but de témoigner de la connaissance del'histoire de la Grèce et de la Rome antiques.

C'est clairement un masque pour unetentative d'analyse du principe d'opinionpublique. L'auteur du Discours fait exactementcomme l'auteur des Essais : il propose, soupèse,fait des digressions… Il n'y aucune rupture entrele Discours et les Essais à ce niveau.

On se souvient également que, dans lesEssais, Montaigne fait l'éloge du droit naturel,avec le fameux passage sur les « cannibales ».Dénoncer les sauvages au nom de la civilisationserait, selon lui, prétentieux et vain, car lacivilisation a apporté l'artificiel.

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De la servitude volontaire

Or, telle est précisément l'approche duDiscours. On y lit, de fait :

« Cherchons cependant à découvrir, s’ilest possible, comment s’est enracinée siprofondément cette opiniâtre volonté deservir qui ferait croire qu’en effet l’amourmême de la liberté n’est pas si naturel. »

La liberté comme relevant de la nature est unconcept clef de l'œuvre. Il n'y a pas decontradiction entre la Nature et la raisonrefusant l'esclavage.

L'auteur du Discours dit ainsi :

« Premièrement, il est, je crois, hors dedoute que si nous vivions avec les droitsque nous tenons de la nature et d’après lespréceptes qu’elle enseigne, nous serionsnaturellement soumis à nos parents, sujetsde la raison, mais non esclaves depersonne. »

Voici également un long passage du Discoursoù cette thèse est longuement expliquée :

« Ce qu’il y a de clair et d’évident pourtous, et que personne ne saurait nier, c’estque la nature, premier agent de Dieu,bienfaitrice des hommes, nous a tous créésde même et coulés, en quelque sorte aumême moule, pour nous montrer que noussommes tous égaux, ou plutôt tous frères.[Cette explication d'un « premier agent »ayant formé les êtres humains selon une« forme » unique est un résumé de laphilosophie d'Aristote à ce sujet.]Et si, dans le partage qu’elle nous a faitde ses dons, elle a prodigué quelquesavantages de corps ou d’esprit, aux unsplus qu’aux autres, toutefois elle n’ajamais pu vouloir nous mettre en cemonde comme en un champ clos, et n’apas envoyé ici bas les plus forts et les plusadroits comme des brigands armés dansune forêt pour y traquer les plus faibles.Il faut croire plutôt, que faisant ainsi lesparts, aux uns plus grandes, aux autresplus petites, elle a voulu faire naître eneux l’affection fraternelle et les mettre àmême de la pratiquer ;[Cette explication est unapprofondissement de la thèsearistotélicienne de l'être humain comme« animal politique ».]les uns ayant puissance de porter dessecours et les autres besoin d’en recevoir :ainsi donc, puisque cette bonne mère nous

a donné à tous, toute la terre pourdemeure, nous a tous logés sous le mêmegrand toit, et nous a tous pétris de mêmepâte, afin que, comme en un miroir,chacun put se reconnaître dans sonvoisin ;si elle nous a fait, à tous, ce beau présentde la voix et de la parole pour nousaborder et fraterniser ensemble, et par lacommunication et l’échange de nospensées nous ramener à la communautéd’idées et de volontés ;[Ce passage ramenant la multiplicitéhumaine à une communauté uniqued'idées et de volonté est une sorte deparaphrase de la thèse d'Aristote commequoi la pensée n'est qu'une réception d'unintellect unique, à laquelle chaque espritprend part.]si elle a cherché, par toutes sortes demoyens à former et resserrer le nœud denotre alliance, les liens de notre société ;si enfin, elle a montré en toutes choses ledésir que nous fussions, non seulementunis, mais qu’ensemble nous ne fissions,pour ainsi dire, qu’un seul être, dès lors,peut-on mettre un seul instant en douteque nous avons tous naturellement libres,puisque nous sommes tous égaux, et peut-il entrer dans l’esprit de personne quenous ayant mis tous en même compagnie,elle ait voulu que quelques-uns y fussenten esclavage. »

Cette affirmation raisonnée de l'égalitécomplète entre les êtres humains relève ici nonpas tant du calvinisme que de l'averroïsmepolitique, c'est-à-dire de la philosophie issued'Aristote, portée par Avicenne et Averroès,prolongée par l'averroïsme latin.

L'averroïsme politique combat les religionscomme étant des superstitions ; devant lafaiblesse de la situation des intellectuels, ceux-cise tournent vers le pouvoir royal qui a besoin demodernisation et est entré en conflit avec lareligion.

7. L'esprit propre aux Politiques

Comme on le sait, la monarchie françaises'est fondée en lien étroit avec la religion. C'estun processus qui prolonge les périodes romaneet gothique.

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Ainsi, la légende catholique veut que Clotildela femme de Clovis, alla prier avec un ermite,dans la forêt de Cruye (désormais forêt deMarly), lorsqu'un ange apparut et lui demandade remplacer les trois crapauds de l'écussonroyal par trois fleurs de lys en or.

On retrouve par la suite la fleur de Lys àl'époque de la dynaste carolingienne (à la suitede Charlemagne), avant d'être officialisé en tantque tel par Louis VII le Jeune au XIIe siècle. Ilsemble bien cependant que le nombre de troisfleurs de lys fut décidé par Charles V le Sage auXIVe siècle, en référence à la « Sainte Trinité ».

On attribue également à Clovis l'apparitionde la « Sainte Ampoule », qui aurait étéapportée par un ange sous la forme d'unecolombe à Remi de Reims pour qu'il oint de soncontenu le front de Clovis lors de son baptême.

Si le baptême a lieu au Ve siècle, cettehistoire n'apparaît qu'au IXe siècle, raconté parHincmar de Reims, archevêque de Reims :

« Le chrême [onguent pour le baptême]vint à manquer et, à cause de la foule dupeuple, on ne pouvait aller en chercher.Alors, le saint prélat, levant les yeux et lesmains au ciel, commença à prier ensilence, et voici qu’une colombe, plusblanche que la neige, apporta dans sonbec une petite ampoule pleine de saintchrême. Tous ceux qui étaient présentsfurent remplis de cette suavitéinexprimable, le saint pontife prit la petiteampoule, la colombe disparut et Rémirépandit de ce chrême dans les fontsbaptismaux…»

A cela s'ajoute l'oriflamme, présenté dans laChanson de Roland comme l'étendard deCharlemagne. Par la suite, il désigna unétendard cherché par Louis VI à l'abbaye deSaint-Denis, ce dernier étant le « protecteur »du royaume.

Le Discours de la servitude volontaire abordetous ces éléments, qui relèvent de la superstitionla plus folle. Or, que dit l'auteur du Discours ?

Qu'effectivement, il ne faut pas y rechercherde la vérité, mais que cependant, tout cela estbien utile et a une certaine vérité dans la

mesure où les Rois se sont maintenus et onttriomphé. C'est donc une idéologie de sourcebancale, mais qui a sa dignité, sa valeur et qu'ils'agit de reconnaître.

C'est une position résolument représentativedu courant pragmatique de l'averroïsmepolitique, de la fraction des Politiques.

Voici le passage à ce sujet :

« Nos tyrans à nous, semèrent aussi enFrance je ne sais trop quoi : des crapauds,des fleurs de lys, l’ampoule, l’oriflamme.Toutes choses que, pour ma part, etcomme qu’il en soit, je ne veux pas encorecroire n’être que de véritables balivernes,puisque nos ancêtres les croyaient et quede notre temps nous n’avons eu aucuneoccasion de les soupçonner telles, ayant euquelques rois, si bons en la paix, sivaillants en la guerre, que, bien qu’ilssoient nés rois, il semble que la nature neles aient pas faits comme les autres et queDieu les ait choisis avant même leurnaissance pour leur confier legouvernement et la garde de ce royaume.Encore quand ces exceptions ne seraientpas, je ne voudrais pas entrer endiscussion pour débattre la vérité de noshistoires, ni les éplucher trop librementpour ne point ravir ce beau thème, oùpourront si bien s’escrimer ceux de nosauteurs qui s’occupent de notre poésiefrançaise, non seulement améliorée, mais,pour ainsi dire, refaite à neuf par nospoètes Ronsard, Baïf et du Bellay, qui encela font tellement progresser notre langueque bientôt, j’ose espérer, nous n’auronsrien à envier aux Grecs et aux Latins,sinon le droit d’aînesse.Et certes, je ferais grand tort à notrerythme (j’use volontiers de ce mot qui meplaît) car bien que plusieurs l’aient rendupurement mécanique, je vois toutefoisassez d’auteurs capables de l’anoblir et delui rendre son premier lustre : je lui ferais,dis-je, grand tort, de lui ravir ces beauxcontes du roi Clovis, dans lesquels avectant de charmes et d’aisance s’exerce ceme semble, la verve de notre Ronsard ensa Franciade.Je pressens sa portée, je connais son espritfin et la grâce de son style.Il fera son affaire de l’oriflamme, aussibien que les Romains de leurs ancilles etdes boucliers précités du ciel dont parleVirgile. Il tirera de notre ampoule un

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aussi bon parti que les Athéniens firent deleur corbeille d’Erisicthone.On parlera encore de nos armoiries dans latour de Minerve. Et certes, je serais bientéméraire de démentir nos livres fabuleuxet dessécher ainsi le terrain de nospoètes. »

On notera qu'il est parlé de la Franciade. Ils'agit d'une œuvre de poésie, non terminée,écrite par Pierre de Ronsard ; ce dernierexplique le royaume de France proviendrait deFrancion, un prince de Troie rescapé…

Il s'agit d'une version française de l'Enéidede Virgile (1er siècle avant notre ère), qui donneà Rome une origine troyenne mythique.

Le problème est ici que Michel de Montaigneprétend qu'Étienne de La Boétie aurait écrit leDiscours de la servitude volontaire dans laseconde partie des années 1540, alors que ledébut de la Franciade, œuvre non terminée, futpubliée en 1572…

Il fut expliqué alors par les commentateursbourgeois que le projet de Franciade datait debien avant, avec un prologue lu devant Henri II,par exemple, en 1550 ou 1551. Le problème estici que l'œuvre était effectivement connue, maisdans la mesure où elle était attendue.

Le Discours va trop loin dans l'élogepolitique d'une œuvre pro-monarchie, avec destermes forts comme charme, aisance, verve, etc.pour ne l'avoir connu hypothétiquement quecomme projet.

Il y a ici une contradiction formelle, quimontre que l'auteur du Discours de la servitudevolontaire maîtrise parfaitement son sujet etreflète l'opinion des politiques, de la fractionpro-monarchie, qui est tout à fait ouvert àcertaines thèses calvinistes, mais tente d'allerdans le sens d'un maintien général de l'équilibrepolitique afin de ne pas risquer l'effondrementgénéral.

8. Le rationalisme contre lessuperstitions

Nous avons donc une œuvre, le Discours de

la servitude volontaire, qui dénonce non pas uneforme générale de pouvoir comme la monarchie,mais bien spécifiquement la tyrannie. Il est parlédu pouvoir et ce sont des exemples historiquesqui sont donnés, mais on peut très bienappliquer ce qui est expliqué à l’Églisecatholique et dénoncer le Pape, pour aboutir àune forme d'organisation comme celle desprotestants.

Cet appel à rejeter la tyrannie s'appuie, parailleurs, sur un principe d'autonomieindividuelle propre au protestantisme et àl'humanisme. Donnons un exemple éloquent etsynthétique de cette approche du Discours de laservitude volontaire :

« Mais ô grand Dieu ! qu’est donc cela ?Comment appellerons-nous ce vice, cethorrible vice ? N’est-ce pas honteux, devoir un nombre infini d’hommes, nonseulement obéir, mais ramper, non pasêtre gouvernés, mais tyrannisés, n’ayant nibiens, ni parents, ni enfants, ni leur viemême qui soient à eux ? »

Ici, il est parlé du tyran qui peut enlever toutà tout moment ; toutefois, dans l’Églisecatholique romaine, le clergé n'a lui non plus nibiens, ni parents, ni enfants, ni vie…

Cette manière d'interpréter le Discours estd'autant plus valable que le tyrans s'effondrentune fois qu'on ne les soutient plus :

« si on ne leur donne rien, si on ne leurobéit point ; sans les combattre, sans lesfrapper, ils demeurent nus et défaits :semblables à cet arbre qui ne recevantplus de suc et d’aliment à sa racine, n’estbientôt qu’une branche sèche et morte. »

Dans cette perspective, il est tout à faitcohérent que l'auteur du Discours de laservitude volontaire aille dans le sens dedénoncer les superstitions, qui permettent auxtyrans de se justifier. Ici encore, en pleincontexte d'affrontement entre catholicisme etprotestantisme, le rapport du Discours auprotestantisme est évident.

Le protestantisme est une rationalisme,rejetant le culte des saints et l'ensemble dessuperstitions catholiques, ainsi que les

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interprétations mystiques diffusées par l’Églisecatholique romaine.

Dans le Discours, on retrouve des exemplesde manipulations par les tyrans qui pourraienttout à fait être mises en parallèle avec ce quefait l’Église catholique avec ses « miracles », sesprocessions, etc.

Voici un exemple où l'auteur formule demanière très concrète sa théorie d'une « opinionpublique » manipulable par la corruptionmorale :

« Les tyrans faisaient ample largesse duquart de blé, du septier de vin, du sesterce[une monnaie romaine] ; et alors c’étaitvraiment pitié d’entendre crier vive le roi !Les lourdauds ne s’apercevaient pas qu’enrecevant toutes ces choses [du blé, du vin,de l'argent], ils ne faisaient que recouvrerune part de leur propre bien ; et que cetteportion même qu’ils en recouvraient, letyran n’aurait pu la leur donner, si,auparavant, il ne l’eût enlevée à eux-mêmes.Tel ramassait aujourd’hui le sesterce, telse gorgeait, au festin public, en bénissantet Tibère et Néron de leur libéralité qui,le lendemain, était contraint d’abandonnerses biens à l’avarice, ses enfants à laluxure, son rang même à la cruauté de cesmagnifiques empereurs, ne disait mot, pasplus qu’une pierre et ne se remuait pasplus qu’une souche.Le peuple ignorant et abruti a toujoursété de même. Il est, au plaisir qu’il nepeut honnêtement recevoir, tout dispos etdissolu ; au tort et à la douleur qu’il nepeut raisonnablement supporter, tout àfait insensible. »

La critique ne doit pas surprendre : leprotestantisme va avec l'émergence de labourgeoisie. Or, la bourgeoisie sait précisémentce que représente le blé, le vin et l'argent, dansla mesure où pour elle ce sont des marchandiseset un moyen d'échange.

Le peuple ne connaît pas la valeur de cela,mais la bourgeoisie si : c'est pour cela qu'elle nese laisse pas corrompre matériellement,connaissant la valeur des choses.

On a ici clairement un révélateur de laposition sociale de l'auteur : il se situe dans la

perspective de la bourgeoisie.

Mais ce n'est pas tout : le protestantisme estné avec le hussitisme en Bohème, appelant à lacommunion sous deux espèces, c'est-à-dire à lafois avec le pain et avec le vin, au lieu que le vinsoit réservé au clergé.

Le peuple entier pouvait ainsi communieravec le Christ, le clergé passant entièrement ausecond plan.

On peut donc considérer que de parler dupain et du vin, mais aussi de l'argent puisqu'il ya à l'époque un impôt général en faveur del’Église, qui par la suite prétend parfois faireœuvre de charité, ramène à l'arrière-plan généralde l'affrontement entre catholicisme etprotestantisme.

Dénoncer les superstitions du tyran, c'estdénoncer les superstitions du catholicisme : c'esttout à fait flagrant dans le Discours de laservitude volontaire quand on a les clefsculturelles et idéologiques.

9. L’esprit droit rectifiépar l’étude et le savoir

Le Discours de la servitude volontairedénonce les superstitions, tout le folklore utilisépar le puissants pour justifier leur parasitismegénéral. Redonnons un exemple parlant :

« Le premiers rois d’Égypte ne semontraient guère sans porter, tantôt unebranche, tantôt du feu sur la tête : ils semasquaient ainsi et se transformaient enbateleurs.Et pour cela pour inspirer, par ces formesétranges, respect et admiration à leurssujets, qui, s’ils n’eussent pas été sistupide ou si avilis, n’auraient dû que s’enmoquer et en rire. »

A cela s'ajoute que l'auteur du Discourss'attaque aussi à l'arbitraire. Les tyranspratiquent l'arbitraire, mais ils cherchentégalement toujours à le justifieridéologiquement.

On n'est donc pas ici dans le rejet d'unedémarche barbare, avec un tyran sanguinaire se

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moquant de l'opinion publique, mais bien dansl'offensive contre le tyran ayant élaboré unsystème moral, idéologique et culturel pour semaintenir au pouvoir.

Voici un passage où l'auteur du Discours dela servitude volontaire dresse un parallèle avecson époque. Faut-il y voir une dénonciation dela violence religieuse organisée par l’Églisecatholique, ou simplement une attaque del'arbitraire royal ?

Dans tous les cas, c'est la question de l'ordremoral et social qui est abordé :

« Mais ils ne font guère mieux ceuxd’aujourd’hui, qui avant de commettreleurs crimes, même les plus révoltants, lesfont toujours précéder de quelques jolisdiscours sur le bien général, l’ordre publicet le soulagement des malheureux. »

Ce qui fait la spécificité du Discours de laservitude volontaire, c'est que la faiblesse moraleet culturelle des larges masses amène celle-ci àprendre au pied de la lettre les justifications despuissants et même à les faire vivre en y plaçantleurs émotions, leurs idées.

Voici ce qu'on lit, dans une remarque tout àfait matérialiste quant aux faiblesses de l'espritne s'appuyant pas sur une base réaliste solide :

« Que dirai-je d’une autre sornette que lespeuples anciens prirent pour une véritéavérée. Ils crurent fermement que l’orteilde Pyrrhus, roi d’Epire, faisait desmiracles et guérissait des maladies de larate.Ils enjolivèrent encore mieux ce conte, enajoutant : que lorsqu’on eût brûlé lecadavre de ce roi, cet orteil se trouva dansles cendres, intact et non atteint par lefeu.Le peuple a toujours ainsi sottementfabriqué lui-même des contes mensongers,pour y ajouter ensuite une foi incroyable,bon nombre d’auteurs les ont écrits etrépétés, mais de telle façon qu’il est aiséde voir qu’ils les ont ramassés dans lesrues et carrefours. Vespasien, revenantd’Assyrie, et passant par Alexandrie pouraller à Rome s’emparer de l’empire, fit,disent-ils, des choses miraculeuses.Il redressait les boiteux, rendaitclairvoyants les aveugles, et mille autres

choses qui ne pouvaient être crues, à monavis, que par des imbéciles plus aveuglesque ceux qu’on prétendait guérir. »

Là où l'auteur du Discours de la servitudevolontaire montre qu'il relève de l'averroïsmepolitique, c'est quand il souligne, dans latradition allant d'Avicenne à Spinoza en passantpar Averroès, la nature du sage, du« philosophe ».

On lit ainsi cet éloge de « l'esprit droit » quia de plus été « rectifié par l'étude et lesavoir » :

« Ceux-là ayant l’entendement net etl’esprit clairvoyant, ne se contentent pas,comme les ignorants encroûtés, de voir cequi est à leurs pieds, sans regarder niderrière, ni devant ; ils rappellent aucontraire les choses passées pour jugerplus sainement le présent et prévoirl’avenir.Ce sont ceux qui ayant d’eux-mêmesl’esprit droit, l’ont encore rectifié parl’étude et le savoir.Ceux-là, quand la liberté seraitentièrement perdue et bannie de cemonde, l’y ramènerait ; car la sentantvivement, l’ayant savourée et conservantson germe en leur esprit, la servitude nepourrait jamais les séduire, pour si bienqu’on l’accoutrât.Le grand Turc s’est bien aperçu que leslivres et la saine doctrine inspirent plusque tout autre chose, aux hommes, lesentiment de leur dignité et la haine de latyrannie.Aussi, ai-je lu que, dans le pays qu’ilgouverne, il n’est guère plus de savantsqu’il n’en veut.Et partout ailleurs, pour si grand que soitle nombre des fidèles à la liberté, leur zèleet l’affection qu’ils lui portent restent sanseffet, parce qu’ils ne savent s’entendre. Lestyrans leur enlèvent toute liberté de faire,de parler et quasi de penser, et ilsdemeurent totalement isolés dans leurvolonté pour le bien. »

Tout cela est absolument la position del'averroïsme politique, depuis Avicenne jusqu'àSpinoza en passant par Averroès : lesmatérialistes sont isolés et les masses arriérées,voire fanatisées, il faut se positionner à l'écart,dans une sorte de retraite stratégique, afin de

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maintenir les fondamentaux et d'essayer degagner des points dans la bataille des idées.

Le Discours lui-même s'insère dans cetteperspective politique, relevant de l'averroïsmepolitique ; naturellement, il en va de même pourles Essais de Michel de Montaigne.

10. Les aides du tyran

Dans le Discours de la servitude volontaire,on trouve une grande réflexion sur les aidesadministratives et techniques dont dispose letyran. Ce dernier profite du soutien d'unepoignée de gens, qui sont au cœur de ce quenous devons désormais appeler l'appareil d’État.

Voici comme est présenté le « secret » del'existence même de la domination du tyran :déjà, il ne s'agit pas du pouvoir armé.

« J’arrive maintenant à un point qui est,selon moi, le secret et le ressort de ladomination, le soutien et le fondement detoute tyrannie.Celui qui penserait que les Hallebardes desgardes et l’établissement du guetgarantissent les tyrans, se tromperait fort.Ils s’en servent plutôt, je crois, par formeet pour épouvantail, qu’ils ne s’y fient.Les archers barrent bien l’entrée des palaisaux moins habiles, à ceux qui n’ont aucunmoyen de nuire ; mais non aux audacieuxet bien armés qui peuvent tenter quelqueentreprise. »

Ce qui fait la force du tyran, c'est l'appareild’État et sa capacité à agir. Voilà une réflexionqui ne peut venir que de deux camps : celui desprotestants qui veulent comprendre comment sedébarrasser du catholicisme au niveau national,celui des Politiques qui défendentl'administration royale et entendent leperfectionner.

On lit, ainsi, dans le Discours :

« Ce ne sont pas les bandes de gens àcheval, les compagnies de gens à pied, enun mot ce ne sont pas les armes quidéfendent un tyran, mais bien toujours(on aura quelque peine à le croire d’abord,quoique ce soit exactement vrai) quatre oucinq hommes qui le soutiennent et qui luiassujettissent tout le pays.

Il en a toujours été ainsi que cinq à sixont eu l’oreille du tyran et s’y sontapprochés d’eux-mêmes ou bien y ont étéappelés par lui pour être les complices deses cruautés, les compagnons de sesplaisirs, les complaisants de ses salesvoluptés et les co-partageants de sesrapines.Ces six dressent si bien leur chef, qu’ildevient, envers la société, méchant, nonseulement de ses propres méchancetésmais, encore des leurs. Ces six, entiennent sous leur dépendance six millequ’ils élèvent en dignité, auxquels ils fontdonner, ou le gouvernement des provinces,ou le maniement des deniers publics, afinqu’ils favorisent leur avarice ou leurcruauté, qu’ils les entretiennent ou lesexécutent à point nommé et fassentd’ailleurs tant de mal, qu’ils ne puisent semaintenir que par leur propre tutelle, nid’exempter des lois et de leurs peines quepar leur protection.Grande est la série de ceux qui viennentaprès ceux- là. Et qui voudra en suivre latrace verra que non pas six mille, maiscent mille, des millions tiennent au tyranpar cette filière et forment entre eux unechaîne non interrompue qui remontejusqu’à lui. »

On a ici une problématique maintes foissoulignée à l'époque : le Roi est sous ladomination d'une petite clique, soit les mignons,soit le duc de Guise qui tente de prendrel'ascendant, soit encore Catherine de Médicis etde ses soutiens, etc.

Ce qu'on découvre ici, c'est une réflexiontechnique, proche de celle de Nicolas Machiaveldans Le prince. On voit que le pouvoir, bien quetyrannique, s'appuie sur une administration. Sefocaliser sur la simple figure du roi est erroné,car c'est oublier qu'il y a une administrationfaisant tourner les rouages de la domination.

D'une certaine manière, c'est à ses rouagesqu'il faut davantage s'intéresser. C'est ici uneapproche commune tant aux protestants, quitentèrent d'arracher le jeune roi Henri II àl'entourage de la famille des Guise, lors de laconjuration d'Amboise en 1560, qu'auxaverroïstes politiques qui se rapprochenttoujours du roi pour contrer la religion.

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De la servitude volontaire

Dans un tel contexte, le Discours de laservitude montre bien l'importance del'entourage du Roi, des principaux cadresl'entourant. Le tyran a besoin d'un appareilpuissant, qu'il construit lui-même :

« De là venait l’accroissent du pouvoir dusénat sous Jules César ; l’établissement denouvelles fonctions, l’élection à des offices,non certes et à bien prendre, pourréorganiser la justice, mais bien pourdonner de nouveaux soutiens à latyrannie.En somme, par les gains et parts de gainsque l’on fait avec les tyrans, on arrive à cepoint qu’enfin il se trouve presque unaussi grand nombre de ceux auxquels latyrannie est profitable, que de ceuxauxquels la liberté serait utile. »

La position du Discours quant aux membresde cet appareil d’État est tout à fait significatif.On y retrouve, de manière tout à fait limpide, laphilosophie exprimée par Michel de Montaignedans ses Essais.

Les aides du tyran profitent du pouvoir, maisleur position est d'une grande précarité : leurvie entière doit correspondre aux satisfactionsdu tyran, qui à tout moment peut les liquider,les remplacer.

De plus, le tyran suivant aura besoin d'aidesqui lui sont redevables, ils seront alorsinévitablement mis de côté.

Tout ce panorama correspond trèsprécisément à ce qu'on savait alors en Francesur l'Empire ottoman ; l'empire Moghol seformant alors parallèlement fonctionnera selon lemême principe.

On retrouve par conséquent la grandecritique protestante : la France est en passe dedevenir un pays gouverné à la turque, avec untyran exerçant un pouvoir barbare, sur la based'un État monté artificiellement.

Voici ce qu'on lit dans le Discours :

« Car, à vrai dire, s’approcher du tyran,est-ce autre chose que s’éloigner de laliberté et, pour ainsi dire, embrasser etserrer à deux mains la servitude ?Qu’ils mettent un moment à part leur

ambition, qu’ils se dégagent un peu deleur sordide avarice, et puis, qu’ils seregardent, qu’ils se considèrent en eux-mêmes : ils verront clairement que cesvillageois, ces paysans qu’ils foulent auxpieds et qu’ils traitent comme des forçatsou des esclaves, ils verront, dis-je, queceux-là, ainsi malmenés, sont plus heureuxet en quelque sorte plus libres qu’eux.Le laboureur et l’artisan, pour tantasservis qu’ils soient, en sont quittes enobéissant ; mais le tyran voit ceux quil’entourent, coquinant et mendiant safaveur. Il ne faut pas seulement qu’ilsfassent ce qu’il ordonne, mais aussi qu’ilspensent ce qu’il veut, et souvent même,pour le satisfaire, qu’ils préviennent aussises propres désirs.Ce n’est pas tout de lui obéir, il faut luicomplaire, il faut qu’ils se rompent, setourmentent, se tuent à traiter ses affaireset puisqu’ils ne se plaisent que de sonplaisir, qu’ils sacrifient leur goût au sien,forcent leur tempérament et ledépouillement de leur naturel.Il faut qu’ils soient continuellementattentifs à ses paroles, à sa voix, à sesregards, à ses moindres gestes : que leursyeux, leurs pieds, leurs mains soientcontinuellement occupés à suivre ou imitertous ses mouvements, épier et deviner sesvolontés et découvrir ses plus secrètespensées.Est-ce là vivre heureusement ? Est-cemême vivre ? Est-il rien au monde de plusinsupportable que cet état, je ne dis paspour tout homme bien né, mais encorepour celui qui n’a que le gros bon sens, oumême figure d’homme ? Quelle conditionest plus misérable que celle de vivre ainsin’ayant rien à soi et tenant d’un autre sonaise, sa liberté, son corps et sa vie !! »

On a un autre passage lyrique tout aussiremarquable, exprimant la même idée :

« Ces misérables voient reluire les trésorsdu tyran ; ils admirent tout étonnés l’éclatde sa magnificence, et, alléchés par cettesplendeur, ils s’approchent, sanss’apercevoir qu’ils se jettent dans laflamme, qui ne peut manquer de lesdévorer.Ainsi l’indiscret satyre, comme le dit lafable, voyant briller le feu ravi par le sageProméthée, le trouva si beau qu’il alla lebaiser et se brûla.Ainsi le papillon qui, espérant jouir dequelque plaisir se jette sur la lumière

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parce qu’il la voit briller, éprouve bientôt,comme dit Lucain, qu’elle a aussi la vertude brûler.Mais supposons encore que ces mignonséchappent des mains de celui qu’ilsservent, ils ne se sauvent jamais de cellesdu roi qui lui succède.S’il est bon, il faut rendre compte et sesoumettre à la raison ; s’il est mauvais etpareil à leur ancien maître, il ne peutmanquer d’avoir aussi des favoris, quid’ordinaire, non contents d’enlever laplace des autres, leur arrachent encore etleurs biens et leur vie.Comment se peut-il donc qu’il se trouvequelqu’un qui, à l’aspect de si grandsdangers et avec si peu de garantie, veuilleprendre une position si difficile, simalheureuse et servir avec tant de périlsun si dangereux maître ?Quelle peine, quel martyre, est-ce grandDieu ! être nuit et jour occupé de plaire àun homme, et néanmoins se méfier de luiplus que de tout autre au monde : avoirtoujours l’œil au guet, l’oreille auxécoutes, pour épier d’où viendra le coup,pour découvrir les embûches, pour éventerla mine de ses concurrents, pour dénoncerqui trahit le maître ; rire à chacun, d’entrecraindre toujours, n’avoir ni ennemireconnu, ni ami assuré ; montrer toujoursun visage riant et avoir le cœur transi : nepouvoir être joyeux et ne pas oser êtretriste. »

C'est là un élément central du Discours :l'appareil d’État est vital pour le tyran. Dans lecontexte, c'est la transformation de l’État ensimple appareil d’État au service du tyran quiest dénoncé, le Discours ayant ici résolument lepoint de vue des monarchomaques refusant latransformation par en haut de l’État.

11. Contre le machiavélisme

Dans le Discours de la servitude volontaire, ilest expliqué que les aides les plus proches dutyran sont aisément sacrifiables et sacrifiés :

« Qu’on parcoure toutes les ancienneshistoires, que l’on considère et l’on verraparfaitement combien est grand le nombrede ceux qui, étant arrivés par d’indignesmoyens jusqu’à l’oreille des princes, soiten flattant leurs mauvais penchants, soiten abusant de leur simplicité, ont fini parêtre écrasés par ces mêmes princes qui

avaient mis autant de facilité à les éleverqu’ils ont eu d’inconstance à lesconserver. »

Cela tient à la nature même du tyran, quipar définition pratique la terreur permanentepour s'imposer toujours de nouveau, cherchant àapparaître comme incontournable :

« Les tyrans bêtes, sont toujours bêtesquand il s’agit de faire le bien, mais je nesais comment, à la fin, pour si peu qu’ilsaient d’esprit, il se réveille en eux pouruser de cruauté, même envers ceux quileur tiennent de près. »

Ce qui fait qu'il n'est guère intéressant d'êtretyran. Ici, le Discours de la servitude volontairepropose à celui qui dirige de prendre une autreforme, car le pouvoir total est nécessairementinstable, intenable :

« Certainement le tyran n’aime jamais etjamais n’est aimé.L’amitié, c’est un nom sacré, c’est unechose sainte : elle ne peut exister qu’entregens de bien, elle naît d’une mutuelleestime, et s’entretient non tant par lesbienfaits que par bonne vie et mœurs.Ce qui rend un ami assuré de l’autre, c’estla connaissance de son intégrité. Il a, pourgarants, son bon naturel, sa foi, saconstance ; il ne peut y avoir d’amitié oùse trouvent la cruauté, la déloyauté,l’injustice. Entre méchants, lorsqu’ilss’assemblent, c’est un complot et non unesociété.Ils ne s’entretiennent pas, maiss’entrecraignent. Ils ne sont pas amis,mais complices. »

Quelle solution se pose alors commenécessaire, selon le Discours de la servitudevolontaire ? S'il ne le dit pas tel quel, on a lasolution très simplement, en regardant du côtédes monarchomaques. En effet, le Discours de laservitude volontaire donne trois définitions dutyran, selon la source du pouvoir.

Quand on la lit, il est alors évident que cequi est nécessaire, c'est d'avoir un roi élu parses pairs, ce qui est précisément la conceptionmonarchomaque.

On lit ainsi :

« Il y a trois sortes de tyrans. Je parle des

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De la servitude volontaire

mauvais Princes. Les uns possèdent leRoyaume par l’élection du peuple, lesautres par la force des armes, et les autrespar succession de race.Ceux qui l’ont acquis par le droit de laguerre, s’y comportent, on le sait tropbien et on le dit avec raison, comme enpays conquis.Ceux qui naissent rois, ne sont pasordinairement meilleurs ; nés et nourris ausein de la tyrannie, ils sucent avec le laitnaturel du tyran, ils regardent les peuplesqui leur sont soumis comme leurs serfshéréditaires ; et, selon le penchant auquelils sont le plus enclins, avares ouprodigues, ils usent du Royaume commede leur propre héritage.Quant à celui qui tient son pouvoir dupeuple, il semble qu’il devrait être plussupportable, et il serait, je crois, si dèsqu’il se voit élevé en si haut lieu, au-dessus de tous les autres, flatté par je nesais quoi, qu’on appelle grandeur, il neprenait la ferme résolution de n’en plusdescendre.Il considère presque toujours la puissancequi lui a été confiée par le peuple commedevant être transmise à ses enfants.Or, dès qu’eux et lui ont conçu cettefuneste idée, il est vraiment étrange devoir de combien ils surpassent en toutessortes de vices, et même en cruautés, tousles autres tyrans.Ils ne trouvent pas de meilleur moyenpour consolider leur nouvelle tyrannie qued’accroître la servitude et d’écartertellement les idées de liberté de l’esprit deleurs sujets, que, pour si récent qu’en soitle souvenir, bientôt il s’efface entièrementde leur mémoire.Ainsi, pour dire vrai, je vois bien entre cestyrans quelque différence, mais pas unchoix à faire : car s’ils arrivent au trônepar des routes diverses, leur manière derégner est toujours à peu près la même.Les élus du peuple, le traitent comme untaureau à dompter : les conquérants,comme une proie sur laquelle ils ont tousles droits : les successeurs, comme toutnaturellement. »

Ce que l'auteur du Discours de la servitudevolontaire dénonce ici, c'est ce qui a étéconsidéré en France comme du machiavélisme.La conquête du pouvoir porterait selon cemachiavélisme forcément la stabilité et l'ordre :

l'auteur du Discours de la servitude volontaireconsidère que cela est faux, que cela ne prendpas en compte ni l'opinion publique ni lesintérêts de la société prise comme un ensemble.

L'arbitraire n'apporte jamais rien de bon, caril ne reflète pas la base.

12. La force de l'habitude

Le Discours de la servitude volontaire estincompréhensible sans saisir la définition de lanature humaine qu'on y trouve. S'il est parlé deservitude volontaire, c'est qu'à la suited'Aristote et de l'averroïsme, la pensée estconsidérée comme une page blanche.

On est ici très proche de la théoriematérialiste dialectique du reflet ; voici ce qu'onlit :

« On ne regrette jamais ce qu’on n’ajamais eu ; le chagrin ne vient qu’après leplaisir et toujours, à la connaissance dubien, se joint le souvenir de quelque joiepassée.Il est dans la nature de l’homme d’êtrelibre et de vouloir l’être ; mais il prendtrès facilement un autre pli, lorsquel’éducation le lui donne.Disons donc que, si toutes les chosesauxquelles l’homme se fait et se façonnelui deviennent naturelles, cependant celui-là seul reste dans sa nature qui nes’habitue qu’aux choses simples et nonaltérées : ainsi la première raison de laservitude volontaire, c’est l’habitude ;comme il arrive aux plus braves courtauds[cheval court et fort servant de montureauxiliaire de voyage aux chevaliers] quid’abord mordent leur frein et puis aprèss’en jouent ; qui, regimbent naguère sousla selle, se présentent maintenant d’eux-mêmes, sous le brillant harnais, et, toutfiers, se rengorgent et se pavanent sousl’armure qui les couvre.Ils disent qu’ils ont toujours été sujets,que leurs pères ont ainsi vécu. »

On a ici la clef : la force de l'habitude.L'environnement matériel se reflète dans lesmentalités, dira-t-on de manière moderne, munidu matérialisme dialectique.

Préfigurant même le rejet de la théorieabsurde du « totalitarisme » et annonçant

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pratiquement la sentence de Mao Zedong selonlaquelle « là où il y a oppression, il y arésistance », l'auteur du Discours de laservitude volontaire présente l'autonomie del'individu comme base générale du système.

On ne peut jamais vraiment « domestiquer »l'individu pour ainsi dire, car sa base estnaturelle :

« Mais en vérité est-ce bien la peine dediscuter pour savoir si la liberté estnaturelle, puisque nul être, sans qu’il enressente un tort grave, ne peut être retenuen servitude et que rien au monde n’estplus contraire à la nature (pleine deraison) que l’injustice.Que dire encore ? Que la liberté estnaturelle, et, qu’à mon avis, nonseulement nous naissons avec notreliberté, mais aussi avec la volonté de ladéfendre. »

La position de l'auteur du Discours de laservitude volontaire est celle de l'ordre naturel :c'est très clairement un matérialiste. Les lignessuivantes sont un strict équivalent de ce que ditMontaigne dans les Essais et cela en dit long surqui on doit considérer comme le véritable auteurdu Discours :

« Pour si bon que soit la naturel, il seperd s’il n’est entretenu ; tandis quel’habitude nous façonne toujours à samanière en dépit de nos penchantsnaturels.Les semences de bien que la nature met ennous sont si frêles et si minces, qu’elles nepeuvent résister au moindre choc despassions ni à l’influence d’une éducationqui les contrarie.Elles ne se conservent pas mieux,s’abâtardissent aussi facilement et mêmedégénèrent ; comme il arrive à ces arbresfruitiers qui ayant tous leur propre, laconservent tant qu’on les laisse venirnaturellement ; mais la perdent, pourporter des fruits tout à fait différents, dèsqu’on les a greffés.Les herbes ont aussi chacune leurpropriété, leur naturel, leur singularité :mais cependant, le froid, le temps, leterrain ou la main du jardinier,détériorent ou améliorent toujours leurqualité ; la plante qu’on a vu dans unpays n’est souvent plus reconnaissabledans un autre. »

Le Discours parle des animaux, avec uneapproche exactement similaire aux Essais deMontaigne :

« Et s’il s’en trouve par hasard qui endoute encore et soient tellement abâtardisqu’ils méconnaissent les biens et lesaffections innées qui leur sont propres, ilfaut que je leur fasse l’honneur qu’ilsméritent et que je hisse, pour ainsi dire,les bêtes brutes en chaire pour leurenseigner et leur nature et leur condition.Les bêtes (Dieu me soit en aide !) si leshommes veulent les comprendre, leurcrient : Vive la liberté ! plusieurs d’entreelles meurent sitôt qu’elles sont prises.Telles que le poisson qui perd la vie dèsqu’on le retire de l’eau, elles se laissentmourir pour ne point survivre à leurliberté naturelle. (Si les animaux avaiententre eux des rangs et des prééminences,ils feraient, à mon avis, de la liberté leurnoblesse.)D’autres, des plus grandes jusqu’aux pluspetites, lorsqu’on les prend, font une sigrande résistance des ongles, des cornes,des pieds et du bec qu’elles démontrentassez, par là, quel prix elles attachent aubien qu’on leur ravit.Puis, une fois prises, elles donnent tant designes apparents du sentiment de leurmalheur, qu’il est beau de les voir, dèslors, languir plutôt que vivre, ne pouvantjamais se plaire dans la servitude etgémissant continuellement de laprivatisation de leur liberté.Que signifie, en effet, l’action del’éléphant, qui, s’étant défendu jusqu’à ladernière extrémité, n’ayant plus d’espoir,sur le point d’être pris, heurte sa mâchoireet casse ses dents contre les arbres, si non,qu’inspiré par le grand désir de resterlibre, comme il l’est par nature, il conçoitl’idée de marchander avec les chasseurs, devoir si, pour le prix de ses dents, il pourrase délivrer, et si, son ivoire, laissé pourrançon, rachètera sa liberté.Et le cheval ! dès qu’il est né, nous ledressons à l’obéissance ; et cependant, nossoins et nos caresses n’empêchent pas que,lorsqu’on veut le dompter, il ne morde sonfrein, qu’il ne rue quand on l’éperonne ;voulant naturellement indiquer par là (ceme semble) que s’il sert, ce n’est pas debon gré, mais bien par contrainte.Que dirons-nous encore ?... Les bœufseux-mêmes gémissent sous le joug, lesoiseaux pleurent en cage. Comme je l’ai

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De la servitude volontaire

dit autrefois en rimant, dans mes instantsde loisir. »

Ces dernières lignes peuvent tout à fait êtreconsidérés comme une manière de Montaigned'écrire tout en se cachant derrière Étienne deLa Boétie, prétendant être ce dernier.

Car la vigueur du propos, la défense desanimaux, la mise en valeur de l'ordre naturel,

l'éloge de la liberté, tout cela est on ne peutplus conforme à l'approche des Essais, quiaccordent également une place très importanteaux animaux.

Pour comprendre le Discours de la servitudevolontaire, il faut se tourner vers lesmonarchomaques pour saisir ce qui est dénoncé,vers les Essais de Montaigne pour comprendrece qui est mis en avant.

Première édition : novembre 2016Il lustration couverture : Le massacre de la Saint-Barthélemy, François DUBOIS (1572)

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