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Marc RENAUD Sociologue, département de sociologie, Université de Montréal (1985) “De la sociologie médicale à la sociologie de la santé; trente ans de recherche sur le malade et la maladie” Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,

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Marc RENAUDSociologue, département de sociologie, Université de Montréal

(1985)

“De la sociologie médicaleà la sociologie de la santé;

trente ans de recherchesur le malade et la maladie”

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,Professeur sociologie au Cégep de Chicoutimi

Courriel: [email protected]

Dans le cadre de "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une bibliothèque fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, sociologue

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Marc Renaud, “Da la sociologie médicale à la sociologie de la santé…” (1985) 2

Cette édition électronique a été réalisée Jean-Marie Tremblay, bénévole, pro-fesseur de soins infirmiers retraitée de l’enseignement au Cégep de Chicoutimi

Courriel: [email protected]

à partir du livre de :

Marc Renaud, “De la sociologie médicale à la sociologie de la santé; trente ans de recherche sur le malade et la maladie”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Jacques Dufresne, Fernand Dumont et Yves Martin, Traité d'anthropologie médicale. L'Institution de la santé et de la maladie. Chapitre 13, pp. 281-291. Québec: Les Presses de l'Université du Québec, l'Institut québé-cois de recherche sur la culture (IQRC), Presses de l'Université de Lyon, 1985, 1245 pp.

M. Marc Renaud est sociologue au département de sociologie de l’Université de Montréal.

[Autorisation formelle de l’auteur accordée le 7 mai 2006.]

Courriel : [email protected]

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les citations : Times New Roman 12 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition numérique réalisée le 10 mai 2006 à Chicoutimi, Ville de Sague-nay, province de Québec, Canada.

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Marc RenaudSociologue, département de sociologie, Université de Montréal

“De la sociologie médicale à la sociologie de la santé; trente ans de recherche sur le malade et la maladie”.

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Jacques Dufresne, Fer-nand Dumont et Yves Martin, Traité d'anthropologie médicale. L'Institution de la santé et de la maladie. Chapitre 13, pp. 281-291. Québec: Les Presses de l'Université du Québec, l'Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), Presses de l'Université de Lyon, 1985, 1245 pp.

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Table des matières

Introduction

La maladie comme conduite socialeLe malade comme produit social

Conclusion

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Marc RENAUD,“De la sociologie médicale à la sociologie de la santé;

trente ans de recherche sur le malade et la maladie” *.

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Jacques Dufresne, Fer-nand Dumont et Yves Martin, Traité d'anthropologie médicale. L'Institution de la santé et de la maladie. Chapitre 13, pp. 281-291. Québec: Les Presses de l'Uni-versité du Québec, l'Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), Presses de l'Université de Lyon, 1985, 1245 pp.

Introduction

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Les sociologues intéressés par les questions de santé se sont pen-chés longuement sur le malade et la maladie comme tels, un peu à la manière des médecins. Si l'on examine les cinq principales revues 1

auxquelles ils ont contribué, on constate que la moitié des articles portent sur l'organisation et l'évolution de la division médicale du tra-vail, sur l'organisation des hôpitaux et des établissements de soins et sur les politiques de santé. L'autre moitié traite du malade et de la ma-ladie : c'est ce dont nous allons parler ici.

Alors que ces recherches étaient centrées, depuis le début des an-nées 50, sur le thème de la maladie comme conduite sociale 2, depuis dix ans, une autre façon de voir est apparue, parfois en s'opposant à la

* Cette recherche documentaire a bénéficié de l'appui du Programme de re-cherche et de développement en matière de santé du ministère de la Santé et du Bien-Etre social Canada.

1 Health and Society (anciennement: Milbank Memorial Fund Quarterly) ; The Journal of Health and Social Behavior ; Social Science and Medicine; In-ternational Journal of Health Services ; Sociology of Health and Illness.

2 On regroupe souvent ces articles sous les thèmes : « études d'utilisation », « facteurs sociaux et culturels dans la conduite de malades », « étapes de la vie » et plusieurs autres.

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première 3, pour mettre l'accent sur le malade comme produit social. 4

Aujourd'hui, l'analyse de la maladie comme conduite sociale occupe environ le tiers de la production sociologique dans le domaine de la santé alors que la seconde perspective en regroupe un peu moins du quart.

Il est impossible de dresser en quelques pages un bilan exhaustif de cette production sociologique. Toutefois, il n'est pas inutile de faire état, au risque d'être superficiel, des principales questions qui y sont abordées et de certains des résultats de recherche les plus saillants.

La maladie comme conduite sociale

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C'est en 1951 que Talcott Parsons, sociologue aujourd'hui fort contesté pour le conservatisme de ses thèses, publia un texte 5 qui don-na le coup d'envoi à la réflexion sociologique sur la maladie. Avant lui, on ne faisait guère plus que des corrélations entre des variables so-ciales et des variables biologiques, en se basant uniquement sur ce que les médecins en disaient et sans tenir compte de ce qui est au fond une évidence: quelqu'un est perçu comme malade uniquement quand il se dit malade ou se comporte à la façon d'un malade (selon les normes sociales).

Un des défis lancés à la sociologie était donc de comprendre les raisons de ce hiatus potentiel entre l'« être » et le « faire », entre l'ex-périence de la maladie et la conduite de malade. Pourquoi certains groupes se comportent-ils différemment devant les mêmes symp-

3 Voir Claudine HERZLICH, « Médecine moderne et quête de sens: la ma-ladie comme signifiant social », dans : M. AUGÉ et C. HERLICH (sous la di-rection de), Le sens du mal: anthropologie, histoire et sociologie de la mala-die, Archives universitaires européennes, 1983, à paraître.

4 Ces écrits sont souvent regroupés sous des thèmes comme « médicalisa-tion », « efficacité/efficience », « professionnalisation ».

5 Talcott PARSONS, The Social System. Glencoe, Ill., Free Press, 1951, chapitre 8.

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tômes ? Pourquoi certains individus se déclarent-ils malades et d'autres pas ? Pourquoi l'un consulte et non pas l'autre ? Comment les gens s'y prennent-ils, et avec l'aide de qui, pour choisir (ou pour refu-ser de voir) un thérapeute ? Comment réagissent-ils à ses ordres ? Etc.

Parsons eut cette intuition que le rapport d'un individu à sa maladie est, d'une certaine manière, la manifestation du rapport que cet indivi-du entretient avec les valeurs de sa société. Pour la société, par ailleurs, la maladie contient en germes des menaces pour la stabilité de l'ordre social, menaces que la société doit arriver à contrôler par l'intermédiaire de la médecine. Dans ce contexte, la maladie est défi-nie comme une déviance par rapport aux normes sociales suivant les-quelles les individus doivent remplir leurs fonctions et leurs devoirs dans la société, au même titre d'ailleurs qu'elle est déviance par rap-port à une norme biologique. Toutefois, cette déviance a une forme toute particulière en ce sens que, contrairement à la criminalité ou à la délinquance par exemple, l'individu n'en est pas tenu responsable. De plus, dès lors qu'il cherche à se rétablir et qu'il n'abuse pas des « béné-fices secondaires » associés à la maladie (congé de maladie, etc.), il est exempté de ses obligations quotidiennes normales, qu'elles soient instrumentales ou affectives.

Le concept-clé ici est celui de « rôle de malade ». C'est cet en-semble d'attentes et de normes socio-culturelles qui se sont dévelop-pées afin de prévenir les séquences potentiellement désintégratrices de la maladie pour un groupe ou con

pour la société. Le « rôle de malade » rend légitimes les déviations causées par la maladie et conduit le malade à la réintégration sociale grâce à la relation patient-médecin. Ce rôle comporte des droits : au-cune responsabilité personnelle dans la maladie, exemption des res-ponsabilités quotidiennes normales; et des devoirs: obligation d'es-sayer de se rétablir, obligation de consulter l'aide technique compé-tente et de s'y soumettre. L'existence d'un tel « rôle de malade » per-met donc à une forme de déviance sociale de se manifester. Alors même que la maladie est socialement explosive parce qu'elle est une des seules formes de déviance légitime, le « rôle de malade » permet à la société de le contrôler et d'en limiter l'impact grâce à la supervision médicale.

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Des centaines d'articles et de livres ont été écrits depuis trente ans afin de valider ce concept, de l'illustrer, de le critiquer ou encore de l'enrichir par des concepts-annexes - comportement de malade (illness behavior), carrière de malade (illness career), mécanismes d'accom-modation (coping behavior), recours aux soins (help-seeking beha-vior), etc. L'abondance des recherches qui ont été entreprises sur ce thème et le caractère relativement cumulatif des résultats permettent, d'ailleurs, de voir dans cette piste de recherche un véritable paradigme scientifique. 6 Dans ce cadre, voyons maintenant brièvement les prin-cipales conclusions auxquelles ces études ont donné lieu:

a) Nous savons, d'abord, que ce rôle de malade ne se retrouve pas dans la réalité de manière aussi uniforme que ce que Parsons laissait sous-entendre. Par exemple, dans une étude sur des couples mariés d'âge moyen dans le Rhode Island aux États-Unis, on s'est aperçu que les Juifs s'y conforment plus que les Protestants - plus réticents à voir un médecin - et les Italiens moins coopératifs dans le traitement médi-cal. 7 On sait, également, que les femmes ont beaucoup plus tendance que les hommes à consulter un médecin et à se porter malades, mais on n'arrive pas à savoir si cela est attribuable à des taux de morbidité différents ou à une socialisation différente par rapport aux symptômes et à la douleur. 8 Le niveau socio-économique et le niveau d'éducation ont également une influence sur la propension à recourir aux soins

6 Au sens de Thomas KURN, La structure des révolutions scientifiques (1962), Paris, Flammarion, 1972.

7 Andrew TWADDLE, « Health decisions and sick role variations: an ex-ploration », Journal of Health and Social Behavior, 10, June 1969, pp. 105-114.

8 Il y a de nombreux articles récents à ce sujet. Voir par exemple: C. NA-THANSON, « Sex, illness and medical care: a review of data, theory and me-thod », Social Science and Medicine, 11, 1977, pp. 13-25 ; L. VERBRUGGE, Marital Status and Health, Journal of Marriage and Family, May 1979, pp. 267-285 ; W. GOVE and M. HUGHES, « Possible causes of the apparent sex differences in physical health: an empirical investigation », American Sociolo-gical Review, 44, 1979, pp. 126-146 ; I. WALDRON, « Why do women live longer than men ? », Social Science and Medicine, 10, 1976; P.D. CLEARY, D. MECHANIC and J.R. GREENLEY, « Sex differences in medical care uti-lization: an empirical investigation », Journal of Health and Social Behavior, 23. June 1982, pp. 106-118.

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médicaux. 9 Le degré de sévérité des symptômes ressentis, la gravité et le caractère ambigu du pronostic contribuent également à renforcer la conformité au rôle de malade. 10 Bref, sans remettre fondamentalement en cause l'existence d'un tel rôle de malade, ces études montrent qu'en réalité les gens ne réagissent pas tous de la même manière devant les mêmes symptômes et, dès lors, qu'il faut nuancer ce concept de rôle.

b) On a également découvert que ce concept s'applique mieux aux cas de maladie aiguë et qu'il permet mal de comprendre les affligés de maladies chroniques (cancers, maladies cardiaques, diabète, etc.), qui sont en nombre croissant. Ici, en effet, la maladie n'est pas temporaire et on ne peut s'attendre à ce que le malade retrouve totalement la santé et reprenne complètement ses fonctions normales. Le malade doit donc s'ajuster à une condition plus ou moins permanente. 11 Dans le même ordre d'idées, on a soutenu que ce concept n'était pas valide pour la maladie mentale car le psychiatre ne s'attend pas à une sou-mission aussi grande de son patient que ce qui est le cas pour les ma-ladies physiques ; de plus, il est souvent préférable de ne pas sous-traire ces individus à leurs obligations quotidiennes. 12

9 Par exemple : L. BLACKWELL, « Upper middle class adult expectations about entering the sick role for physical and psychiatric institutions », Journal of Health and Social Behavior, 8, June 1967, pp. 83-95 ; E. BERKANOVIC, « Lay conceptions of the sick role », Social Forces, 51, Septembre 1972, pp. 53-63 ; E. KOOS, The Health of Regionsville, New York, Columbia Universi-ty Press, 1954. En français, les travaux suivants, sur le même thème, sont re-marquables: L. BOLTANSKI, « Les usages sociaux du corps », Annales, 1, janvier-février 1971 ; C. DEJOURS, Travail : usure mentale, Paris, Le Centu-rion, 1980.

10 Par exemple: G. GORDON, Role Theory and Illness, New Haven, College and University Press, 1966.

11 Voir, par exemple, E.M. CALLAHAN, et al., « The sick role in chronic illness : some reactions », Journal of Chronic Diseases, 19, 1966, pp. 883-897 ; G.G. KASSEBAUM and B.O. BAUMANN, « Dimensions of the sick role in chronic illness », Journal of Health and Human Behavior, 6, 1965, pp. 16-27 ; A. LIPMAN and R.S. STERNE, « Aging in the United States : des-cription of a terminal sick role », Sociology and Social Research, 53, 1969, pp. 194-203 ; A. SEGALL, « The sick role concept ; understanding illness be-havior », Journal of Health and Social Behavior, 17, 1976, pp. 163-170.

12 Voir, par exemple, N.K. DENZIN and S.S. SPITZER, « Paths to mental hospitals and staff predictions of patient role behavior-, Journal of Health and Human Behavior, 17, 1976, pp. 265-271; K.T. ERIKSON, « Patient role and

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c) D'autres études se sont attachées à identifier les facteurs socio-affectifs qui font qu'une personne accepte de se convertir en patient et, ainsi, de se soumettre à ce qui n'est pas toujours agréable, ni toujours utile, et encore moins valorisant : le traitement médical. Par exemple, on sait que des gens de groupes ethniques différents ne se comportent pas de la même manière devant la douleur et ainsi ne rentrent pas de la même manière en relation avec le personnel soignant. L'attitude sur-protectrice de la mère durant l'enfance serait une explication plausible de niveaux différents d'anxiété. 13 Plus les gens ressentent de difficul-tés dans la vie (sentiment d'isolement, stress, etc.), plus ils ont ten-dance à consulter et à être coopératifs. Toutefois, si les symptômes sont atypiques et peu familiers, les facteurs socio-affectifs ont moins d'importance. 14

d) Enfin, quelques études ont examiné les mécanismes macroso-ciologiques d'inclusion/exclusion dans le « rôle de malade ». On y étudie comment la société manipule l'attribution de ce rôle afin de ren-forcer l'ordre social et comment certains groupes l'utilisent comme moyen de légitimation et/ou de négociation avec d'autres groupes. Par exemple, dans une étude sur la manière dont les travailleurs sociaux perçoivent les alcooliques dans la ville de New York, on s'est aperçu que les travailleurs sociaux refusent à ces derniers - reflétant en cela l'ambiguïté des valeurs sociales - le droit de se définir comme malades et de se comporter suivant le rôle de malade. C'est, disent-ils, l'alcoo-lique qui est responsable de sa condition, il peut donc s'en sortir, s'il le désire, sans être exempté de ses responsabilités quotidiennes nor-

social uncertainty: a dilemna of the mentally ill », Psychiatry, 20, 1957, pp. 262-272; R. SOBEL and A. INGALLS, « Resistance to treatment: explora-tions of the patient's sick role », American Journal of Psychotherapy, 18, 1964, pp. 562-573.

13 Mark ZBOROWSKI, « Cultural components in responses to pain », Jour-nal of Social Issues, 8, 1952, pp. 16-30.

14 Voir, par exemple, M. BALINT, The Doctor, His Patient and the Illness, New York, International Universities Press, 1957; E.G. JACO (éd.), Patients, Physicians and Illness, New York, The Free Press, 2e édition, 1972 ; I. K. ZOLA, « Pathways to the doctor: from person to patient », Social Science and Medicine, 7, 1973, pp. 677-689; T.J. SCHEFF and A. SILVERMAN, « Users and non-users of a student psychiatric clinic », Journal of Health and Social Behavior, 7, 1966, pp. 114-121.

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males. 15 Au cours d'une autre recherche sur les mères de famille qui bénéficient de l'aide sociale dans la même ville, on a découvert que celles-ci ont tendance à accepter l'idée suivant laquelle être inscrites au bien-être social représente un échec personnel. Parmi elles, celles qui ne voyaient pas comment elles pourraient s'en sortir un jour, adoptent toutes le rôle de malade pour rendre cet échec légitime aux yeux d'autrui. 16 Dans une autre étude qui voulait expliquer « l'épidé-mie » de crises hystériques de femmes américaines au tournant du siècle, on a proposé que cette utilisation du rôle de malade par les femmes représentait pour elles un moyen de se soustraire à leurs obli-gations reproductives et domestiques et, ainsi, d'imposer une nouvelle vision du rapport homme-femme. À la même époque, par ailleurs, on refusait le rôle de malade aux femmes migrantes afin de les discipliner et de les forcer à se conformer à la culture dominante. 17

Quand on fait le bilan de ces recherches, ce qui saute aux yeux, c'est qu'on y a surtout raffiné une observation somme toute assez ba-nale: la maladie est le plus souvent accompagnée de certains compor-tements qui sont, fonction de facteurs objectifs et subjectifs (voir la troisième partie de ce texte), par nature sociologiques et psycholo-giques et non pas biologiques. La maladie est une conduite sociale. Il faut donc comprendre en quoi le statut social, le sexe, l'ethnie, le type de morbidité, etc. la déterminent. Il faut clarifier les normes qui lui donnent forme et essayer de comprendre ce que cela implique pour l'institution médicale.

De plus, ces études soulèvent une question normative tout à fait fondamentale: qui, dans quelles circonstances, va se voir attribuer le « rôle de malade » et, ainsi, se voit légitimé dans son comportement déviant et confié au contrôle de la profession médicale ? Doit-on em-prisonner, rééduquer ou traiter psychiatriquement les gens qui battent

15 H.P. CHALFANT and R. KURTZ, « Alcoolics and the sick role: assess-ments by social workers ? », Journal of Health and Social Behavior, 12, 1971, pp. 66-72.

16 S. COLE and R. LEJEUNE, « Illness and the legitimation of failure », American Sociological Review, 37, 1972, pp. 347-356.

17 B. EHERENREICH and D. ENGLISH, For Her Own Good, Anchor Press, 1978.

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leurs enfants ? Qui doit s'occuper de ceux qui s'injectent des sub-stances hallucinogènes dans les veines ? Les médecins ? Les avocats ? Les travailleurs sociaux ? Que doit-on faire des gens qui boivent de l'alcool ou fument au point d'en raccourcir leurs jours ? Les laisser tranquilles ? Les déclarer malades et, dès lors, les forcer à se traiter et les exempter temporairement de leurs obligations ? Les enfermer dans un hôpital ? Les forcer à joindre un groupe d'Alcooliques Anonymes ou un groupe de soutien dans la désintoxication tabagique ? Etc. Toutes ces questions posent le problème du contrôle social exercé sur le malade par la société à travers l'appareil médico-social. C'est là que débouche ultimement ce paradigme de recherche.

Le malade comme produit social

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Au tournant des années 70, une nouvelle façon de voir la maladie et le malade apparaît, ouvrant ainsi de nouvelles pistes de recherche et de réflexion. Sous l'impulsion des mouvements sociaux (féministes 18

et groupes populaires), des travaux d'Eliot Freidson sur l'étiquetage social et la profession médicale 19, de Michel Foucault, Erving Goff-man, R.D. Laing et Thomas Szasz sur la psychiatrie et sous l'influence des écrits de René Dubos sur la nécessité de réintroduire en médecine une pensée plus écologique 20, on assiste à une remise en question de certains des postulats sur lesquels s'était édifié le paradigme précé-dent.

Dans toutes les recherches sur le « rôle de malade » et les concepts connexes, on accepte d'entrée de jeu la façon dont la médecine définit

18 D. GAUCHER, F. LAURENDEAU et L.H. TROTTIER, « Parler de la vie : l'apport des femmes à la sociologie de la santé », Sociologie et Sociétés, XIII, 2, octobre 1981.

19 E. FREIDSON, Profession of Medicine, New York, Dodd, Mead, 1970 ; et Professional Dominance, Chicago, Aldine, 1970.

20 En particulier : R. DUBOS, Mirage of Health, New York, Doubleday, 1959.

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et prend en charge la maladie et son traitement, La médecine est le seul recours possible en cas de maladie et son approche est scientifi-quement et éthiquement indiscutable. Non seulement elle est un méca-nisme de contrôle social, mais elle se doit de l'être. Ce qui est donc problématique pour ce paradigme, c'est la conduite d'une personne quand elle expérimente des symptômes morbides et non pas les méca-nismes mis en place pour s'occuper de la maladie et du malade.

C'est ce à quoi vont s'opposer les travaux dont nous allons mainte-nant faire état. Pour marquer symboliquement leurs distances, les au-teurs diront ici qu'ils font de la sociologie de la santé plutôt que de la sociologie médicale, comme dans le cas précédent. La problématique centrale de cette nouvelle façon de voir les choses, ce n'est pas tant la conduite de malade mais plutôt le malade et la maladie comme pro-duits sociaux. Alors que le paradigme précédent prend pour acquis que la médecine et le corps médical ne font que refléter les valeurs so-ciales fondamentales, on s'interroge ici sur les stratégies par lesquelles la médecine s'est acquis le monopole de définir la maladie et son trai-tement et de créer socialement le malade, avec les conséquences stig-matisantes que cela peut entraîner pour l'individu. En d'autres mots, la médecine produit des schèmes de pensée par lesquels nous évaluons ce qu'est la santé et la maladie. Certains ont essayé de comprendre pourquoi la médecine a obtenu un tel monopole, ce que nous n'abor-derons pas ici 21 ; d'autres ont tenté d'analyser l'impact social de ce mo-nopole dans des recherches que nous pouvons regrouper sous trois thèses.

Première thèse. L'acquisition par la médecine moderne d'une posi-tion de dominance pratiquement incontestée a entraîné une occultation de la fraction de l'étiologie des maladies qui est sociale. Cette question

21 Par exemple: E. FREIDSON, op. cit. ; Richard E. BROWN, The Rockefel-ler Medicine Man: Medicine and Capitalism in America, Berkeley, University of California Press, 1979 ; R. STEVENS, American Medicine and the Public Interest, New Haven and London, Yale University Press, 1971 ; M. SARFA-TI-LARSON, The Rise of Professionalism: A Sociological Analysis, Berkeley, University of California Press, 1977. Certains de ces écrits ont été traduits dans : L. BOZZINI, M. RENAUD, D. GAUCHER et J. LLAMBIAS, Méde-cine et société : les années '80, Montréal, Les Éditions coopératives Albert St-Martin, 1981.

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est discutée par Jean-François Chanlat dans le chapitre qui suit. Qu'il suffise, pour le moment, de rappeler que bon nombre d'études 22 ont montré que, jusqu'à tout récemment, la médecine, comme corps scien-tifique, ne raisonnait qu'en fonction de cette logique de l'étiologie spé-cifique (une maladie, une cause précise) qui a assuré ses triomphes dans la lutte contre les maladies infectieuses. Cela lui a fait complète-ment oublier que le milieu social est ferment de maladies diverses. En oubliant le caractère plurilinéaire et multifactoriel de l'étiologie de la maladie, on en est venu à voir la maladie comme un processus naturel à traiter indépendamment de ses causes plus largement sociales, grâce à des experts utilisant les technologies les plus complexes. Comme on le verra dans le texte de Jean-François Chanlat, c'est la persistance d'inégalités sociales en matière de santé, dénoncées par des groupes de pression et documentées depuis le XVIle siècle, qui a récemment rap-pelé la médecine à l'ordre.

Différents facteurs ont été évoqués pour expliquer ces inégalités: la qualité de l'habitat, les niveaux de revenu et d'éducation et les mau-vaises conditions d'emploi, ces facteurs résultant pour les milieux dé-favorisés en une mauvaise alimentation, des difficultés d'accès aux services de santé, un travail épuisant dans un contexte malsain et l'ex-position à divers agresseurs physiques ou chimiques. Une sorte de cercle vicieux se crée d'où les couches les plus défavorisées n'arrivent plus à sortir. Bien qu'importantes, ces études, comme on l'a récem-ment soutenu 23 restent toutefois insuffisantes. Il nous reste à com-prendre les facteurs médiateurs qui expliquent pourquoi, dans une même couche sociale, certains individus sont beaucoup plus vulné-rables que d'autres dans leur santé. Comme on a maintes fois observé que la vie en milieu défavorisé était associée à de plus hauts niveaux d'anxiété, à de plus grandes dépressions, à un moins grand espoir dans le futur, à de plus hauts taux de schizophrénie, etc., on se dit que ces facteurs médiateurs ont quelque chose à voir avec le stress ressenti

22 Dont les plus connus sont: R. DUBOS, L'homme et l'adaptation au milieu, Paris, Payot, 1973 ; T.A. McKEOWN (éd.), Medical History and Medical Cure, New York, Oxford University Press, 1971.

23 Voir J.M. NAJMAN, « Theories of disease causation and the concept of general susceptibility », Social Science and Medicine, 14, 1980, pp. 231-237 ; S.L. SYME and L.F. BERKMAN, « Social class, susceptibility and sick-ness », The American Journal of Epidemiology, 104, 1976, pp. 1-8.

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dans les sociétés industrielles avancées et les habitudes de vie qui l'ac-compagnent. Le stress agirait en diminuant les mécanismes de défense contre la maladie et créerait une « susceptibilité générale » à la mala-die. Comme le montre Jean-François Chanlat, de nouvelles traditions de recherche se sont développées pour essayer de vérifier cette hypo-thèse (life events as stressors, social support, etc.).

Deuxième thèse. La médecine moderne s'est construite sur un mythe, celui de son efficacité à guérir. Cela ne signifie pas que la mé-decine soit inutile, bien au contraire. Cela signifie seulement qu'elle est beaucoup moins utile par rapport à son objectif ultime - guérir - que ce qu'on est spontanément porté à croire. En conséquence, il est nécessaire de sortir de l'hospitalo-centrisme qui caractérise l'organisa-tion actuelle des soins curatifs pour investir davantage dans la préven-tion, médicale ou non. Il faut également être beaucoup plus prudent dans l'introduction de nouvelles techniques médicales que ce qui a été le cas dans le passé où les médecins avaient carte blanche quant aux décisions à prendre. Cela est maintenant connu comme la thèse des « limites de la médecine moderne ». 24

On a étudié l'évolution des taux de mortalité en Angleterre depuis le milieu du XIXe siècle et aux États-Unis depuis 1900. La conclusion est unanime. La médecine a acquis sa dominance en laissant se déve-lopper la croyance suivant laquelle c'est grâce à elle que s'est réalisé l'anéantissement de la mortalité par maladies infectieuses et le déclin de la mortalité infantile dans les pays développés. La médecine n'est en fait intervenue efficacement qu'une fois l'incidence de la plupart des maladies déjà considérablement diminuée, en raison de l'améliora-

24 Parmi les auteurs les plus connus: R.J. CARLSON, The End of Medicine, New York, John Wiley & Sons, 1975 ; A.L. COCHRANE, Effectiveness and Efficiency, The Nuffields Provincial Hospitals Trust, 1972 ; V. FUCHS, Who Shall Live ?, New York, Basic Books, 1974; R. DUBOS, op. cit. ; I. ILLICH, Medical Nemesis, New York, Pantheon, 1976; J.B. McKINLAY and S.M. McKINLAY, « The questionable contribution of medical measures to the de-cline of mortality in the United States in the twentieth century », Milbank Me-morial Fund Quaterly, 1977, pp. 405-428.

Cette thèse est également reproduite dans des écrits gouvernementaux: M. LALONDE, Nouvelle perspective de la santé des Canadiens, Ottawa, 1974 ; HEW, Healthy People, The surgeon general's report on health promotion and disease prevention, Washington, D.C. 1979.

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tion des conditions de vie : développement de l'hygiène publique, amélioration de l'habitat et de l'alimentation, augmentation générale du niveau de vie. Quant aux maladies les plus importantes aujourd'hui - cancers, maladies cardiaques -l'impact de la médecine reste désespé-rément faible : au plus 3,5% du déclin des taux de mortalité depuis 1900 seraient attribuables à des mesures médicales. 25

Même si la médecine a, par ailleurs, développé des techniques in-contestablement efficaces (développement de la vaccination et des an-tibiotiques, traitement des désordres digestifs, de certaines maladies du rein, de l'hypertension, des brûlures, progrès en chirurgie, etc.), son impact sur les données nationales de mortalité est demeuré relative-ment faible jusqu'ici. 26 C'est dans ce contexte que l'on commence à se dire qu'il faudrait raffiner les mesures d'efficacité, en étudiant non plus les taux de mortalité mais les taux de morbidité. 27 Il est, en effet, évident qu'en dépit des problèmes réels d'iatrogenèse clinique et en dépit des effets des conditions et des habitudes de vie sur la longévité, la médecine a, sans aucun doute, amélioré la qualité de nos vies. Mc-Dermott en donne des exemples qui illustrent bien l'esprit dans lequel les recherches doivent maintenant être entreprises :

(Que l'on songe) à cet homme de 50 ans, affligé d'arthrite rhumatoïde, à qui on évite douleur et incapacité ; à cet homme de 60 ans qui, malgré ses problèmes cardiaques, peut encore avoir une vie productive pour quelques années ; à cette femme de 70 ans, opérée pour les cataractes et qui voit mieux ; à ce vendeur, de 40 ans qui ne souffre plus et n'est plus perturbé par une infection des yeux et des sinus ; à cette femme de 60 ans qui peut encore avoir une vie productive, sans trop d'inconfort, malgré son cancer des ovaires ; et à cette femme de 45 ans qui retrouve la paix de l'esprit parce qu'elle apprend que sa tumeur au sein est seulement bénigne. 28

25 John McKINLAY and S.M. McKINLAY, op. cit.26 Ceci semble moins vrai depuis 1970 où on observe aux États-Unis une dé-

croissance substantielle de la mortalité par embolie cérébrale et par infarctus du myocarde. Il est plausible que ceci soit directement attribuable au dévelop-pement de traitements anti-hypertensifs efficaces.

27 Pour une revue de la littérature à ce sujet, voir Sol LEVINE et al., « Does medical care do any good ? », dans : D. MECHANIC, The Handbook of Health Cure and the Health Professions, New York, The Free Press, 1982.

28 W. McDERMOTT, « Medicine: the public good and one's own », Pers-pectives in Biology and Medicine (University of Chicago), 1978, 21, 2, cité par S. LEVINE et al., op. cit.

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Troisième thèse. La soi-disant neutralité éthique du modèle. médi-cal est une apparence qui occulte la composante morale et normative dans la définition de la maladie, qui est présente dès qu'on s'éloigne des pathologies physiques les plus évidentes. Pour toute une série de raisons, dont certaines lui échappent complètement, la médecine a pris en charge une série de problèmes sociaux et d'états psycho-sociaux par rapport auxquels elle n'a pas d'expertise technique. Au cours de ce siècle, la médecine a, en effet, considérablement élargi son domaine : la sexualité, la reproduction, la naissance, la mort comme le vieillisse-ment, l'anxiété, l'obésité, l'éducation des enfants, l'alcoolisme, l'homo-sexualité, entre autres problèmes humains, en font maintenant partie. En élargissant ainsi son champ d'intervention, la médecine est deve-nue un mécanisme de contrôle social beaucoup plus important que la religion et le droit. On a dépossédé les gens de leur autonomie et de leur liberté en les livrant aux mains d'experts que l'on appelle des « professionnels de la relation d'aide », mais qu'il faudrait peut-être voir comme des « professionnels qui rendent incapables » (disabling professionals). Du même coup, on a fait de la médecine un métier hu-mainement très difficile à exercer concrètement. Alors que le méde-cin-type se croit capable de pratiquer de manière beaucoup plus effi-cace que dans le passé -en raison du développement technologique -, il est soumis à une demande de prise en charge à laquelle la réponse technologique, qu'il est en mesure de donner, est absolument inadap-tée et inefficace. D'où trouble d'identité : il n'a plus les épaules assez larges pour faire face à la demande. C'est tout ce développement qu'on appelle la thèse de la « médicalisation de la société ». France Lauren-deau l'examine plus en détail dans ce traité, au sujet de l'éducation des enfants.

Cette thèse apparaît à la fois dans les écrits de sociologues 29 et dans ceux qu'ont engendrés le mouvement féministe et le mouvement

29 Les textes les plus connus sont : E. FREIDSON, op. cit.; I.K. ZOLA, « Healthism and disabling medicalization », dans: I. ILLICH et al., Disabling Professions, Londres, Marion Boyars Publ., 1977, pp. 41-67 ; P. CONRAD and J.W. SCHNEIDER, Deviance and Medicalization: From Badness to Sick-ness, St. Louis, C.V. Mosby. Voir aussi les textes publiés en français dans L. BOZZINI et al. (Éds), op. cit.

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des Noirs aux États-Unis. 30 Cela a donné lieu à de très vives polé-miques sur l'interprétation de certains actes médicaux. 31 Cela a stimu-lé une réflexion critique sur les biais présents dans la pensée et dans l'attitude du corps médical. Et cela a provoqué des changements con-crets : par exemple, la déclassification de l'homosexualité comme ma-ladie mentale par l'Association psychiatrique américaine et la détech-nicisation de l'obstétrique. Cela a encouragé le mouvement autour des « droits des patients » (droits au dossier, à l'information, à la confiden-tialité, à la mort) de même que les mouvements d'entraide (self-help) et d'auto-thérapie (v.g., dialyse rénale à domicile). Mais, cela a finale-ment produit très peu de recherches circonstanciées sur le processus contemporain de médicalisation de la société. 32 Cette thèse identifie, en fait, un phénomène tellement général et évident que les chercheurs n'ont pas ressenti le besoin, contrairement à la thèse précédente par exemple, d'en faire une preuve minutieuse.

Nous vivons dans une société où la médecine a un pouvoir moral extraordinaire, qui n'est pas sans rappeler celui de l'Église, il y a quelques siècles. La santé, ce n'est plus seulement la capacité de fonc-tionner, de « vivre sa vie ». Définie par l'O.M.S. comme un état com-plet de bien-être physique, mental et social, la santé est devenue le bonheur, la vie elle-même. Un nombre de plus en plus grand de pro-blèmes humains sont maintenant expliqués en termes de santé et de maladie. Ils sont soumis à l'examen apparemment neutre et bien-veillant d'un appareil médical dont les frontières deviennent indéfinis-sables, mais qui, toutes choses étant égales par ailleurs, commence à menacer la liberté et la dignité humaine.

30 Voir John EHRENREICH (Ed.), The Cultural Crisis of Modern Medicine, New York, Monthly Review Press, 1978.

31 Par exemple, sur l'utilisation d'amphétamines dans le traitement de l'hyper-kynésisme, voir les points de vue opposés de P. CONRAD, « The discovery of hyperkinesis : notes on the medicalization of deviance », Social Problems, 23, 1975, pp. 12-21 et de W.R. ROSENGREN, Sociology of Medicine, Harper and Row, 1980, pp. 322-332.

32 Du type de celle effectuée à l'Université Columbia sur l'hypertension. Voir S. GUTTMACHER et al., « Ethics and preventive medicine : the case of bor-derline hypertension », The Hastings Center Report, February 1981, pp. 12-20.

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Conclusion

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Voilà donc les trois principales thèses soutenues par cette tradition de recherches qui a commencé à émerger au début des années 70 dans les pays anglo-saxons. En réhabilitant la notion d'étiologie sociale des maladies, en examinant les limites de la médecine moderne et en indi-quant la manière insidieuse par laquelle les problèmes humains sont médicalisés, elle remet en cause les prémisses sur lesquelles s'est édi-fié le paradigme de la « maladie comme conduite sociale », sans pour autant remettre en cause les connaissances que ce paradigme a géné-rées. Alors que, dans le premier cas, on se préoccupait pour caricatu-rer un peu du « bon » et du « mauvais » malade aux yeux de la méde-cine et de la société, dans le second cas, on se préoccupe de la « bonne » et de la « mauvaise » médecine aux yeux du malade ; deux points de vue qui peuvent être complémentaires pour fonder une ap-proche du malade et de la maladie comme phénomène social.

Fin du texte