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DE LA THÉMATIQUE DU « LIEN SOCIAL » À L'EXPÉRIENCE DE LA COMPASSION Variété des liaisons et des déliaisons sociales Philippe Corcuff De Boeck Supérieur | Pensée plurielle 2005/1 - no 9 pages 119 à 129 ISSN 1376-0963 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2005-1-page-119.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Corcuff Philippe, « De la thématique du « lien social » à l'expérience de la compassion » Variété des liaisons et des déliaisons sociales, Pensée plurielle, 2005/1 no 9, p. 119-129. DOI : 10.3917/pp.009.0119 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - McMaster University - - 130.113.111.210 - 12/05/2013 23h31. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - McMaster University - - 130.113.111.210 - 12/05/2013 23h31. © De Boeck Supérieur

De la thématique du « lien social » à l'expérience de la compassion

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DE LA THÉMATIQUE DU « LIEN SOCIAL » À L'EXPÉRIENCE DE LACOMPASSIONVariété des liaisons et des déliaisons socialesPhilippe Corcuff De Boeck Supérieur | Pensée plurielle 2005/1 - no 9pages 119 à 129

ISSN 1376-0963

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Corcuff Philippe, « De la thématique du « lien social » à l'expérience de la compassion » Variété des liaisons et des

déliaisons sociales,

Pensée plurielle, 2005/1 no 9, p. 119-129. DOI : 10.3917/pp.009.0119

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De la thématique du « lien social »à l'expérience de la compassion

Variété des liaisons et des déliaisons sociales

PHILIPPE CORCUFF 1

Mots clés : compassion, conflictualité, démocratie, dissensus, domination,éthique, lien social, liens sociaux, logiques d'action, pluralité.

Introduction

La thématique du « lien social » a eu de nouveau un succès relatif en Francedans le cours des années 1980, alors que l'accent était mis de plus en plus surles processus de déliaison sociale. La littérature sociologique comme les caté-gories administratives, politiques et médiatiques, avec des effets particulièrementnets sur le secteur du travail social, ont été particulièrement sensibles à cethème. Elles ont peu à peu participé à la stabilisation d'un champ lexical etsémantique autour du « lien », de l'«intégration », de sa « crise », interprétéecomme « exclusion », et des impératifs de « réinsertion ». Dans le même temps,s'effaçaient des thèmes prégnants dans les années 1970, mettant l'accent sur la« domination » (ou « le contrôle social ») et sur la conflictualité sociale (commedans la perspective marxiste de la « lutte des classes »).

Problématiser sociologiquement ces questions aujourd'hui suppose de nepas se laisser aller aux évidences du temps présent. Il nous faut prendre nosdistances avec la manière dont progressivement une façon d'appréhender lesquestions pertinentes - celle du « lien social » - s'est imposée à nous, s'est natu-ralisée, au point de faire apparaître comme « naturel » quelque chose qui a ré-émergé assez récemment et de stigmatiser comme « archaïques » des notionsplus « évidentes » dans les années 1970 (les thèmes de « la domination » et du« conflit social »).

L'article interroge de manière critique la thématique en vogue du « liensocial ». Après un passage par la philosophie politique, il nous pousse àcomplexifier et à pluraliser notre analyse sociologique de la diversité desliens sociaux en intégrant les modes de domination comme les liaisons etdéliaisons sociales plus mobiles en situation. Il débouche sur une approchede l'expérience de la compassion dans les services publics.

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________1 Maître de conférences de science politique à l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon, membre duCentre de Recherche sur les Liens Sociaux (CERLIS/Université de Paris V/CNRS). Pour labibliographie scientifique complète, voir : <http://www.cerlis.fr/pagesperso/permanents/corcuff-philippe.htm > ; enseignant bénévole à l'Université Populaire de Lyon (voir : <http://uplyon.free.fr/>.

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Le thème réactivé du « lien social » inclut quelques présupposés, qui ne sontpas sans connexions avec des considérations philosophiques implicites. Or cesprésupposés ont des effets sur ce que les problématiques du « lien social »permettent d'éclairer dans la réalité sociale. Ces présupposés pré-structurent lesfiltres conceptuels et méthodologiques qui sont posés sur la diversité du réelempiriquement observable ; filtres conceptuels et méthodologiques dont laportée scientifique garde nécessairement (quels que soient les filtres utilisés) desattaches éthiques et politiques 2.

On peut commencer à cerner ici quelques-uns de ces présupposés princi-paux. Tout d'abord, les problématiques sociologiques qui font de la question du« lien social » leur centre s'inscrivent souvent dans des visions « intégra-tionnistes » des rapports sociaux, et non pas « oppressives » ou « conflictua-listes ». A la manière d'un des fondateurs de la sociologie française, EmileDurkheim (1858-1917), jusqu'aux travaux contemporains de Robert Castel 3,elles se préoccupent surtout de ce qui fait « tenir » ensemble les humains dansune société, de ce qui « fait société ». Et puis elles tendent à attribuer une valeurpositive à ce qui renforce « le lien social » et une valeur négative à ce qui le fra-gilise ou s'en détache. D'autres perspectives en sciences sociales, que l'on pour-rait faire remonter à Karl Marx (1818-1883) jusqu'à la sociologie de PierreBourdieu 4, vont insister tout à la fois sur les modes d'exploitation et de domina-tion qui travaillent le monde social (vision « oppressive ») et sur les luttes collec-tives qui en découlent légitimement (vision « conflictualiste »).

Un deuxième présupposé des approches en termes de « lien social »implique une double homogénéité et durabilité de ce qui relie les acteurs entreeux dans une société donnée : « le lien social ». Cette représentation s'inscritplutôt dans une vue macro-sociologique, c'est-à-dire à partir d'un point de vueglobal sur les rapports sociaux, dans des tonalités qui peuvent être qualifiées de« structurelles » (avec la notion de « structures sociales »), de « systémiques »(avec la notion de « système social ») et/ou de « fonctionnalistes » (avec lesnotions de « fonctionnement social » et de « fonctions sociales » qui lui sontattachées). Ces lunettes conceptuelles se révèlent alors moins attentives à lafaçon dont des acteurs s'accrochent, avec des ressources disparates, les unsaux autres dans des situations diverses, et « tiennent » ensemble avec desdurées et selon des modalités variables. Elles tendent aussi à mettre de côté ladiversité des logiques qui amènent ces acteurs à se délier les uns des autres, etce au profit d'une déliaison elle aussi homogène : « l'exclusion ».

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______ 2 Sur les composantes éthiques et politiques du regard scientifique propre aux sciences sociales, etsur le fait que ces composantes ne mettent pas nécessairement en cause la visée de scientificitémais appellent une réflexivité sociologique pour consolider celle-ci, voir mon texte Sociologie etengagement : nouvelles pistes épistémologiques dans l'après-1995, dans A quoi sert la sociologie ?,sous la direction de Bernard Lahire, Paris, La Découverte, 2002.3 Sur les apports et les limites de la tradition sociologique qui va de Durkheim à Castel, voir mon livreLa question individualiste : Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon, Latresne, Le Bord de l'Eau, 2003.4 Sur la sociologie de Bourdieu, voir mon livre Bourdieu autrement. Fragilités d'un sociologue decombat, Paris, Textuel, 2003.

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Dans cet article5, je ne souhaite pas invalider le thème du « lien social », mais

introduire des ressources de distanciation, à la fois sur le plan de la philosophiepolitique et sur le plan des sociologies contemporaines, afin de complexifier leproblème. Ces ressources venant de la philosophie politique et de la sociologienourriront mes deux premières parties. C'est alors, dans un cadre généralcomplexe que j'introduirai le cas de l'expérience de la compassion, telle qu'ellepeut être analysée sociologiquement. Cette troisième et dernière partie renverraà des enquêtes empiriques dans des services publics centrés sur les rapportsinfirmières/malades, agents de l'ANPE/chômeurs et agents des caisses d'alloca-tions familiales/usagers.

Lien social et conflictualité : questions de philosophie politique

Pour prendre de la distance avec certaines adhérences de la problématiquedu « lien social », il peut être utile de partir de cadres théoriques éloignés, afinde dénaturaliser ce qui a fini par nous apparaître « naturel ». Alors que le thèmedu « lien social » a des accointances analogiques avec les approches « consen-sualistes » de la politique, des philosophies politiques du « dissensus » appa-raissent ici particulièrement bienvenues. A l'écart des philosophies politiques qui,depuis les années 1980 en France, ont mis l'accent sur « l'accord » dans lessociétés démocratiques (qu'il s'agisse des théories de la justice, dans le sillagede l'Américain John Rawls, ou des discussions sur la démocratie et la communi-cation, autour de l'Allemand Jürgen Habermas), j'ai retenu des visions plus« hétérodoxes » qui accordent une place importante aux désaccords 6.

Jacques Rancière et la mésentente

Jacques Rancière est un des rares à avoir mis, dans les années 1990 enFrance, le conflit au cœur de la philosophie politique, avec son livre sur Lamésentente 7. Cet ouvrage est peu en phase avec un certain « retour » dans lesannées 1980, sur la scène intellectuelle française, d'une philosophie politiqueconsensualiste associée, par exemple, aux noms de Luc Ferry et de BlandineKriegel. Rancière note ainsi : « La philosophie politique restaurée ne semble

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________5 La réflexion qui est au cœur de cet article a été amorcée lors d'un colloque organisé par le CRESALà l'Université Jean Monnet de Saint-Etienne, les 26 et 27 novembre 1998, sur le thème de « Lasociété défaite ? Resémantisation du lien et nouveaux cadres d'action ». Ma communication avaitpour titre : « Du lien social au liant en situation. La sociologie des régimes d'action et l'expérience dela compassion ».6 Sur le cadre de la philosophie politique, ses traditions et ses débats contemporains, voir mon intro-duction : Philosophie politique, Paris, Nathan, 2000.Voir Jacques RANCIERE, La Mésentente : politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.

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guère pousser sa réflexion au-delà de ce que les gestionnaires de l'Etat peuventarguer sur la démocratie et la loi, le droit et l'Etat de droit 8. »

Or, Rancière s'intéresse justement à ce que les philosophies consensua-listes tendent à refouler : « Il n'y a de politique que par l'interruption, la torsionpremière qui institue la politique comme le déploiement d'un tort ou d'un litigefondamental »

9. En quoi consiste ce litige ? « Le litige politique se différencie de

tout conflit d'intérêts entre parties constituées de la population puisqu'il est unconflit sur le compte même des parties »10. Ce serait donc la définition même du« lien social » qui serait en jeu, et non une simple division secondaire au seind'un « lien social » stabilisé. L'existence de la politique, et partant de la forme laplus dynamique pour Rancière de la politique, la politique démocratique,supposerait la réouverture périodique d'un espace de controverse autour del'identification d'un cadre commun. Et Rancière de préciser : « La politique existelà où le compte des parts et des parties de la société est dérangé par l'inscriptiondes sans-parts 11. » La mésentente propre à la constitution d'un espace démo-cratique fragile et réversible aurait pour objet la question de l'égalité dans lesurgissement d'un tort incommensurable fait aux sans-parts réclamant leur part.La mésentente nourrirait ainsi les litiges autour de la vérification infinie de lapossibilité de l'égalité contre ses impossibilités pratiques et institutionnelles.

Dans la tension entre égalité et inégalité, le monde commun, le « lien social»,n'est pas donné une fois pour toutes, mais est justement objet de litige. C'est cequi distingue Rancière de la dynamique communicationnelle chez Habermas :« La querelle porte toujours sur la question préjudicielle : le monde commund'une interlocution sur ce sujet a-t-il lieu d'être constitué ? 12 ». D'où les situations-limites où le sens de la commune humanité est susceptible de vaciller : « La situ-ation extrême de mésentente est celle où X ne voit pas l'objet commun que luiprésente Y parce qu'il n'entend pas que les sons émis par Y composent des motset des agencements de mots semblables aux siens 13. » Historiquement, lemouvement ouvrier, le mouvement anticolonial ou le mouvement des femmes ontpu constituer de tels dispositifs de mésentente. Plus récemment, les mouve-ments des « sans » (chômeurs, sans-logis, sans-papiers) ont pu dessiner sur lascène publique française et européenne des dispositifs analogues.

C'est dans cette perspective théorique que Rancière critique la thématique del'«exclusion », et de son vis-à-vis positif implicite le « lien social » : « Elle mani-feste négativement le fanatisme du lien qui met individus et groupes dans untissu sans trous, sans écart des noms aux choses, des droits aux faits, des indi-vidus aux sujets, sans intervalles où puissent se construire des formes de

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8 Ibid., p. 10.9 Ibid., p. 33.

10 Ibid., p. 141.11 Ibid., p. 169.12 Ibid., p. 81.13 Ibid., p. 14.

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communauté de litige 14. » Si une telle problématisation échoue à prendre encompte la dynamique du conflit, c'est aussi parce qu'elle a perdu de vue l'objetdu litige pour les « sans parts », non pas seulement un processus de déliaisonsociale, mais un rapport inégal, une exploitation, une domination. Dans un cadrecette fois sociologique, Luc Boltanski et Eve Chiapello ont bien mis en évidencele décrochage de la notion contemporaine d'« exclusion » de celle d'« exploita-tion » 15. Dans nombre de discours « l'« exclusion », même ceux qui s'appuientsur des intentions sociales louables, « l'exclusion se présente donc comme undestin (contre lequel il faut lutter), non comme le résultat d'une asymétrie socialedont certains hommes tireraient profit au détriment d'autres hommes » 16, notentles deux chercheurs. A la différence de la notion d' « exploitation », qui a l'intérêtde systématiser « l'intuition qu'il existe une relation entre la misère des pauvreset l'égoïsme des riches » 17. Même si, ajoutent-ils, il faudrait réélaborer un conceptd'« exploitation » tenant compte des situations contemporaines visées par lanotion d'« exclusion ». Mais tant Rancière que Boltanski et Chiapello nousmontrent qu'il y a un lien entre le double oubli des thématiques du « lien social » :la domination et la conflictualité.

D'Emerson à Cavell : la possibilité de voix discordantes

Dans une filiation intellectuelle distincte de Rancière, Sandra Laugier arécemment mis l'accent sur une autre philosophie « dissensualiste » : celleinscrite dans une tradition américaine ignorée en Europe, qui va de Ralph WaldoEmerson (1803-1882) au philosophe contemporain Stanley Cavell 18. Emerson 19

est un des classiques, avec le théoricien de « la désobéissance civile » HenryThoreau (1817-1862), de la philosophie américaine. Il y a quelques années,Cavell a ré-exhumé des vapeurs consensualistes américaines cette traditioncritique 20.

Laugier voit dans Emerson « une position politique revendiquant la voix dusujet contre le conformisme, contre les usages acceptés de façon non critique, etcontre les institutions mortes ou devenues non représentatives, confisquées » 21.Il s'agit d'une visée démocratique radicale qui « revendique le droit de retirer sa

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_______14 Ibid., p. 158.15 Luc BOLTANSKI et Eve CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, pp.425-465.16 Ibid., p. 436. 17 Ibid., p. 437.18 Sandra LAUGIER, Une autre pensée politique américaine. La démocratie radicale d'Emerson àStanley Cavell, Paris, Michel Houdiard, 2004.19 Voir notamment Ralph Waldo EMERSON, Essais, Paris, Michel Houdiard, 1997.20 Voir Stanley CAVELL, Une nouvelle Amérique encore inapprochable. De Wittgenstein à Emerson(1re éd. : 1989), trad. franç., Combas, L'Eclat, 1991.21 « Une autre pensée politique américaine », op. cit.

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voix à la société, la désobéissance civile » 22. Dans cette philosophie politique, le« lien social » est tout à la fois préalable à mon intervention et enjeu de mon inter-vention. Le « lien social » est déjà là, car je parle à l'intérieur d'un langage ordi-naire, qui est un langage partagé et commun, qui me précède historiquement.Mais ce langage ordinaire partagé, si familier, ménage des espaces de doutes etde questionnements, ce que Cavell appelle « l'inquiétante étrangeté de l'ordi-naire ». Est-ce que j'arrive bien à trouver ma voix ? Est-ce que ma voix indivi-duelle se reconnaît dans la voix collective de la « communauté » ? Est-ce que jesuis bien représenté ? Le commun - le « lien social » - apparaît tout à fois commeun point de départ et comme un point d'interrogation : « Le commun est toujoursobjet d'enquête et d'interrogation, il n'est jamais donné 23. Une forme paradoxaleémerge alors : « Le dissentiment n'est pas dissolution du consentement, maisconflit sur son contenu » 24. C'est pourquoi je peux retirer ma voix au consensus,je dois même retirer ma voix au conformisme, quand je ne reconnais plus lesvaleurs de la collectivité dans sa voix collective. On a là une figure individualistenon pas égoïste, mais qui s'efforce d'articuler autrement le je et le nous.

Ce que mettent en évidence tant Rancière que Laugier, avec des ressourcesintellectuelles différentes, c'est qu'une pensée du « lien social », si elle demeurecritique, en s'émancipant des conformismes, n'est pas condamnée à exclure laconflictualité sociale, mais peut en faire le moteur de la dynamique du « liensocial ». L'interrogation radicale sur la possibilité même du « lien social » et surses modalités participerait de l'existence fragile du « lien social ».

2 - Lien social et pluralité : ressources sociologiquesLa sociologie contemporaine nous offre d'autres ressources nous aidant à

nous écarter des visions consensualistes du « lien social ». Avec PierreBourdieu, elle mettra l'accent sur la pluralité des dominations, avec Luc Boltanskiet Laurent Thévenot sur la diversité des rapports ordinaires à l'action.

Pierre Bourdieu et la pluralité des dominationsLa société est constituée chez Bourdieu par une variété de champs sociaux

autonomes : champ économique, mais aussi champ politique, champ technocra-tique, champ journalistique, champ intellectuel, champ religieux, etc.25 Un champ,c'est une sphère de la vie sociale qui s'est progressivement autonomisée àtravers l'histoire autour de relations sociales, d'enjeux, de ressources et derythmes temporels propres, distincts de ceux des autres champs. Les gens necourent ainsi pas pour les mêmes raisons dans le champ économique, dans le

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________22 Ibid.23 Ibid., p.81.24 Ibid., p.51.25 Voir mon livre Bourdieu autrement, op. cit., ainsi que mon article, « De quelques aspects marquantsde la sociologie de Pierre Bourdieu » (octobre 2004), mis en ligne sur le site de Calle luna :<http://calle-luna.org/article.php3?id_article=136>.

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champ politique, dans le champ artistique, dans le champ sportif ou dans lechamp religieux. Chaque champ est structuré par des rapports de domination,des luttes entre dominants et dominés. Cette pluralité de formes de dominationrenvoie à des mécanismes spécifiques de capitalisation inégale de ressourcespropres aux différents champs : pas seulement le capital économique, mais aussile capital culturel, le capital politique, etc. On n'a pas chez Bourdieu unereprésentation unidimensionnelle de l'espace social - comme tendanciellementchez nombre de « marxistes », autour d'une « infrastructure » (économiquedéterminante) et d'une « superstructure » (idéologique, politique et juridiquedéterminée). Mais on a plutôt une représentation pluridimensionnelle - le mondesocial est constitué d'une pluralité de champs autonomes. Des capitalisationss'articuleraient de manière complexe au sein d'une formation sociale. La domi-nation masculine révèle une spécificité dans sa généralité : elle traverse laplupart des champs sociaux, au sein desquels elle vient ajouter son poids auxmécanismes de domination propres au champ concerné 26.

Quelles sont les relations complexes entre cette pluralité de capitalisations etde dominations au sein d'une formation sociale ? Ce point est simplementsuggéré chez Bourdieu. Elles apparaissent tout à la fois autonomes les unes parrapport aux autres, parfois en concurrence (comme le conflit classique entredétenteurs du capital économique et détenteurs du capital culturel, hommes d'af-faires et intellectuels) et elles sont aussi reliées par divers modes d'intrication(par exemple, certains cumulent capitaux économiques, culturels et politiqueslégitimes, tandis que d'autres sont « exclus » de la plupart de ces capitauxlégitimes). Tous les champs n'ont pas le même poids dans une formation sociale,et Bourdieu rappelle souvent l'importance du champ économique. Mais la notiond'autonomie indique que ce qui se passe dans le champ politique (ou dans lechamp religieux) n'est pas nécessairement, même « en dernière instance »,commandé par ce qui se passe dans le champ économique ou que la domina-tion culturelle (ou la domination masculine) ne dépend pas nécessairement,même « en dernière instance », de la domination économique.

Dans la sociologie, de Bourdieu, ce qui « tient ensemble » - le « lien social »- c'est aussi ce qui opprime et reproduit les inégalités. Mais ce « lien social »oppresseur n'est pas unique ou unifié : il y a des dominations, donc des lienssociaux. Cet effort de pluralisation reste toutefois enfermé dans une visiondomino-centrée, les liens sociaux étant trop exclusivement appréhendés commemarqués par une dissymétrie oppressive. Ces lunettes sociologiques se révèlentpeu attentives à une partie de notre expérience ordinaire, à certains liens sociauxquotidiens mal thématisables à partir de la notion de domination, comme lacoopération, la civilité, le sens de la justice, l'amour, les passions, etc. Pourgagner en acuité visuelle sur ces terrains, il faudrait aller chercher du côté desnouveaux développements de la sociologie des régimes d'action initiée par LucBoltanski et Laurent Thévenot.

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________26 Voir Pierre BOURDIEU, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998.

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La pluralité des logiques d'action chez Luc Boltanski et LaurentThévenot

La sociologie des régimes d'action initiée par Luc Boltanski et LaurentThévenot explore la pluralité des façons dont les acteurs s'ajustent et se désajus-tent entre eux, s'associent et se désassocient, se lient et se délient, dansdifférents contextes d'action 27. On peut caractériser de manière générale lasociologie des régimes d'action : l'action y est appréhendée à traversl'équipement mental et gestuel des personnes, dans la dynamique d'ajustementdes personnes entre elles et avec des choses. Le découpage que cette so-ciologie opère sur l'action tente donc de suivre le découpage opéré par lesacteurs sociaux en situation. Il s'agit d'un découpage savant à partir desdécoupages ordinaires des acteurs sociaux. Les objets, les institutions, lescontraintes extérieures aux personnes sont pris en compte, mais tels qu'ils sontidentifiés et/ou engagés dans l'action, dans la façon dont les acteurs repèrent,ont recours à, s'approprient, prennent appui sur ou se heurtent à eux. Parexemple, on ne va pas, dans cette perspective, parler a priori de « pouvoir » pourrendre compte de l'activité des individus, mais on va s'intéresser à la manièredont les acteurs en situation identifient, nomment, utilisent, se cognent à du« pouvoir ». Ce n'est pas ce qu'est le monde « objectivement » qui est visé, maisle monde à travers les sens ordinaires de ce qu'est le monde, mobilisés par lesacteurs en situation, dans des cours d'action (par exemple, à travers les sensordinaires de la justice, de l'amour, mais aussi du pouvoir, de la violence, etc.)et le travail réalisé en situation par les personnes pour s'ajuster à ce monde oule mettre en cause. A partir de cette posture générale, elle développe un outillagepluraliste pour appréhender l'action en situation. Elle ne part pas d'un modèlegénéral, mais de modèles régionaux d'action : un modèle de justice, un modèlede compassion, un modèle de stratégie, etc.

Le premier régime d'action construit a été celui de la justice 28. Le modèleanalyse les sens ordinaires de la justice mobilisés, dans une société comme lanôtre, par les personnes dans certaines situations. Il s'agit du travail effectué parles acteurs pour critiquer d'autres acteurs ou pour se justifier face à leurscritiques, et cela dans des situations de débat public, caractérisées par unecertaine publicité, c'est-à-dire potentiellement visibles par l'ensemble desmembres d'une collectivité. Dans ces situations, les deux sociologues font l'hy-pothèse que les acteurs ne peuvent pas se contenter d'arguments particuliers

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________27 Pour une présentation de cette sociologie des régimes d'action, voir notamment Luc BOLTANSKI,L'amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l'action, Paris, Métailié,1990 ; Laurent THÉVENOT, Pragmatiques de la connaissance, dans Anni Borzeix et al. éds.,Sociologie et connaissance, Paris, Editions du CNRS, 1998 et mon texte « Usage sociologique deressources phénoménologiques : un programme de recherche au carrefour de la sociologie et de laphilosophie », dans Jocelyn BENOIST et Bruno KARSENTI, Phénoménologie et sociologie, Paris,PUF, 2001.28 Dans Luc BOLTANSKI et Laurent THÉVENOT, De la justification, 1re éd. : 1987, Paris, Gallimard,1991.

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(du type « Je prends la parole, parce que j'en ai envie »), mais doivent mobiliserdes argumentations générales qui dépassent leur personne et la situationsingulière où ils se trouvent (du type de cette argumentation civique : « J'ai ledroit de parler, parce qu'on est en République »). Pour Boltanski et Thévenot, ilexiste dans notre société différents modèles d'argumentations généralesappuyées sur des conceptions différentes de la justice dans la cité. Il y auraitdonc un lien entre justification publique et justice. Du fait de ce lien, ils vontrecourir à des auteurs classiques de philosophie politique qui ont développé desconceptions différentes de la cité juste. Ces auteurs classiques vont êtreappréhendés comme des grammairiens du lien politique, c'est-à-dire qu'à lamanière des grammairiens qui codifient les règles du langage, on va les envi-sager comme des codificateurs de conceptions de la justice dont on fait l'hy-pothèse qu'elles sont aujourd'hui en usage dans des situations de la vie quoti-dienne. Mais bien sûr, un grammairien systématise et explicite ce qui apparaîtplus implicite dans la vie ordinaire, mais ne le crée pas. Il se prête donc plusfacilement à une modélisation. Six modes de justifications publiques ou concep-tions de la cité juste ont été identifiés : la justification civique (Rousseau), la justi-fication industrielle (Saint-Simon), la justification domestique (Bossuet), la justifi-cation par l'opinion (Hobbes), la justification marchande (Smith) et la justificationinspirée (saint Augustin). Ces sens ordinaires de la justice ont été testés surdifférents terrains de la vie quotidienne en France : conflits du travail, syndica-lisme, institutions municipales, vie associative, etc.

Tant la sociologie de Bourdieu que celle de Boltanski et Thévenot nousconduisent à passer du thème du « lien social » à celui des « liens sociaux ». Lestravaux de Boltanski et Thévenot éclairent des aspects distincts, mais qui pour-raient se révéler complémentaires, de ceux éclairés par Bourdieu, et ce au moinssur deux plans : 1e) non pas des liens structurels stabilisés, mais des liens plusmobiles, activables en situation, et 2e) non pas nécessairement des liens inéga-litaires, mais des liens qui se faufilent plus ou moins à l'abri des structures dedomination.

La figure de la compassionPenser la façon dont des relations de domination se consolident structurelle-

ment n'implique donc pas d'envisager l'ensemble de la vie sociale à partir d'unecatégorie homogène de domination s'imposant nécessairement. La sociologiedes régimes d'action permet d'envisager une pluralité de modalités d'engage-ment dans l'action, qui ne peuvent pas toutes se connecter à la notion de domi-nation. Le régime de compassion (ou régime d'interpellation éthique dans le face-à-face) constitue un de ces modes quotidiens d'action. Ce régime a été modéliséen collaboration avec la philosophe Natalie Depraz à partir de l'éthique du visageet de la responsabilité pour autrui du philosophe Emmanuel Lévinas 29. Ce régimea été exploré dans la confrontation avec une enquête sur les relations infir-mières/malades et agents de l'ANPE/chômeurs, à base principalement d'entre-

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________29 Pour une présentation théorique de ce régime, en lien avec des observations empiriques, voir montexte déjà cité, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme derecherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie ». Ce travail de recherche n'a toutefoispas fait l'objet d'une publication systématique.

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tiens semi-directifs 30, complétés par des observations directes 31. Des analysesont été également esquissées en ce sens à propos d'une enquête menée sousma direction scientifique par Vincent Dubois 32, de mars à août 1995, sur les inter-actions entre agents et usagers dans deux caisses d'allocations familiales 33.

Lévinas a alors été considéré comme une sorte de « grammairien »philosophique de ce type de rapport ordinaire à l'action. On peut identifier glo-balement le régime de compassion ainsi : le fait d'être « pris », en pratique et demanière non nécessairement réfléchie, par un sentiment de responsabilité vis-à-vis de la détresse d'autrui, dans le face-à-face et la proximité des corps. Il s'agitd'un mode d'engagement dans l'action tendu entre mesure et dé-mesure. Ilprésuppose d'abord une mesure minimale, dans la reconnaissance de ladétresse d'autrui, en entraînant au-delà de la mesure vers le don total à l'autre,alors que les mesures communes de la justice sont là pour tempérer la dé-mesure de la relation singulière (pourquoi privilégier l'autrui singulier au détrimentde tous les autres?). On a pu observer, sur les terrains de l'hôpital, de l'ANPE etdes caisses d'allocations familiales, que la compassion ainsi envisagée était loind'être absente des relations entre agents des services publics et usagers, etqu'elle participait donc à la mise en oeuvre de l'action publique au quotidien.

Cette ligne de recherche nous a permis de réinterpréter une part de ce qui estidentifié, dans un registre psycho-pathologique, comme le « stress » des agentsdes services publics confrontés à des situations sociales difficiles. Avec le régimede compassion, on entre aussi dans une modalité d'engagement dans l'action,où le vocabulaire de l'« intérêt », du « calcul » et du « choix rationnel », si présenten économie comme en sociologie, rencontre tout particulièrement les bornes deson champ de vision. Car une pente de ce comportement est bien la dé-mesure :« La dette s'accroît dans la mesure où elle s'acquitte », écrit Lévinas 34. Cette dé-mesure est tempérée par le recours à des normes communes de justice. Onserait justement là au cœur d'une tension entre du calcul (en fonction de critèrescommuns) et du hors-calcul (propre à une relation singulière, donc incommen-surable). « Il faut par conséquent peser, penser, juger, en comparant l'incompa-rable. La relation interpersonnelle que j'établis avec autrui, je dois aussi l'établiravec d'autres; il y a donc nécessité de modérer ce privilège d'autrui; d'où la

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________30 Seize entretiens ont été menés avec des infirmiers et infirmières (P. Corcuff), complétés par l'étudede sept ouvrages de témoignages d'infirmières (parus entre 1973 et 1996), et dix entretiens ont étémenés avec des agents de l'ANPE.

31 Une semaine d'observation a été organisée dans le service de médecine interne d'un hôpital deprovince, en passant pour un interne aux yeux des malades (P. Corcuff, avril 1994) et deux semainesdans deux ANPE de Paris et de la région parisienne (N. Depraz, janvier 1994 et novembre 1995).32 Voir Vincent DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris,Economica, 1999.33 Voir mon article, « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion. Les interactions auguichet de deux caisses d'allocations familiales », Recherches et Prévisions (CNAF), n° 45,septembre 1996.34 Dans Emmanuel LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence (1re éd. : 1974), Paris, LGF-Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 1990, p. 27.

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justice », avance Lévinas 35. Enfin, l'expérience de la compassion peut bousculerun moment les places structurelles du dominant et du dominé, par exemple entrecelui qui, doté de ressources économiques et culturelles, est interpellé dans larue et le SDF, démuni, qui interpelle. Le premier peut ainsi voir naître en lui unsentiment de culpabilité et de responsabilité. Le « dominant » tend alors à y êtreappelé au service du « dominé ». Et la dette du « dominant » à l'égard du« dominé » semble, pendant un moment, s'ouvrir de manière infinie.

A l'hôpital également, la question de la compassion peut être replacée aucentre des antinomies de la gestion du temps infirmier, dans la tension entre l'at-tention exclusive à la singularité d'un individu et des exigences communes dejustice. « Parce que si tu veux, même en étant dans une relation singulière avecune personne, tu as pas que cette personne à t'occuper. Oui, il faut aller voir tousles autres. Même si j'essaie de faire une approche singulière, particulière dechacun, malgré tout, tu sais que les autres attendent et que j'ai des trucs à faire,des injections ; les journées sont quand même rythmées par des gestes tech-niques », nous dit Christine (entretien, 16 juin 1993). Ce qui est dû à un autruisingulier/ce qui est dû à tous les autres : le travail infirmier est traversé à certainsde ses moments clés par « la comparaison de l'incomparable ».

Le parcours philosophique et sociologique que nous avons opéré pour nousdéprendre des évidences actuelles des thématiques du « lien social » ne nous apas fait abandonner l'analyse des façons dont les personnes « tiennent » lesunes avec les autres « en société ». Mais il nous a mené à une complexificationdu problème, en nous aidant à pluraliser les modes de liaisons et de déliaisonssociales. On est alors mieux armé, dans le recours à une variété de lunettes so-ciologiques, pour prendre aussi en compte les relations structurelles de domina-tion et la conflictualité qu'elles contribuent à générer. Nous serons égalementplus attentifs à ce qui échappe à des dominations stabilisées, dans la mobilité deliens sociaux en situation, dans la fragilité de sociabilités quotidiennes.

Philippe CORCUFFIEP de Lyon14, avenue BerthelotF-69365 Lyon Cedex 07Courriel : [email protected]

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________35 Dans Emmanuel LEVINAS, Éthique et infini (1re éd. : 1982), Paris, LGF-Le Livre de Poche, coll.«Biblio essais », 1990, p.84.

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