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Presses Universitaires du Mirail De «nepantla »àIthaque : l'écriture sans limites de Tomás Segovia Author(s): Bernard SICOT Source: Caravelle (1988-), No. 74 (Juin 2000), pp. 211-226 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40854804 . Accessed: 14/06/2014 05:33 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.152 on Sat, 14 Jun 2014 05:33:14 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

De « nepantla » à Ithaque : l'écriture sans limites de Tomás Segovia

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Presses Universitaires du Mirail

De «nepantla »àIthaque : l'écriture sans limites de Tomás SegoviaAuthor(s): Bernard SICOTSource: Caravelle (1988-), No. 74 (Juin 2000), pp. 211-226Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40854804 .

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CM.H.LB. Caravelle n° 74, p. 21 1-226, Toulouse, 2000

De « nepantla » à Ithaque : Vécriture sans limites de Tomás Segovia

PAR

Bernard SICOT

CRIIAy Université de Paris X-Nanterre

Parce qu'il fait partie de la génération des « niños de la guerra » et d'un groupe d'écrivains nés en Espagne mais exilés et formés au Mexique, celui des « Hispano-mexicains », c'est volontiers qu'hispanistes et américanistes, français notamment, se laisseraient mutuellement le soin de lire et de donner à lire la poésie de Tomás Segovia. De fait, il convient de reconnaître qu'entre Espagnols et Mexicains l'embarras est assez semblable1. On ne sait trop où situer la belle pléiade de poètes dont il fait partie et qui sont une bonne douzaine pour ne compter que les plus importants 2. On ne sait trop, non plus, comment les appeler. Membre

1 Dès 1 965 les Espagnols les revendiquent et c'est bien compréhensible : José R. Marra- Lopez leur consacra un article dans ínsula (n° 222, mai 1965), intitulé « Jóvenes poetas españoles en Méjico (Una promoción desconocida) ». Aujourd'hui, le GEXEL de Barcelone leur réserve toujours une place de premier plan dans ses congrès et ses publications. De son côté, Octavio Paz écrivait en 1979 : « El grupo de poetas que encontró asilo entre nosotros fue numeroso y diverso. No me refiero a los poetas que llegaron a México cuando eran niños y que aquí se formaron, pues sus obras son parte de la literatura mexicana contemporánea. Siempre he visto a Ramón Xirau, Tomás Segovia, Manuel Duran, Gerardo Deniz, Luis Rius, Jomi García Ascot, José Pascual Buxó y Enrique de Rivas - para citar a los más conocidos - como poetas mexicanos. Mejor dicho, hispanomexicanos ». Cf. « México y los poetas del exilio español » [1979], Fundación y disidencia. Dominio hispánico, Mexico, FCE, O. C, t. 3, 1991 (réimp. 1995), p. 311. La correction de Paz, « mexicanos / hispanomexicanos », est d'autant plus nécessaire et bienvenue que l'on aurait du mal, sans elle, à imaginer un poète « mexicain » dont toute la poésie serait écrite et publiée en catalan, comme c'est le cas de Ramón Xirau, premier de la liste. 2 Sans oublier que, parmi les Hispano-mexicains, se trouvent aussi d'excellents prosateurs comme Carlos Blanco Aguinaga, Roberto Ruiz, Arturo Souto Alabarce, José de Ia Colina, Francisco González Aramburu, Pedro F. Miret et que certains membres du groupe des poètes sont aussi auteurs de contes ou / et de romans.

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de la même génération, Tun des représentants du groupe des prosateurs, Arturo Souto Alabarce, aurait lancé il y longtemps déjà et avec un certain bonheur, puisqu'elle a été reprise par Octavio Paz, l'appellation d'« Hispano-mexicains 3» qui semble maintenant s'imposer et en écarter d'autres, moins heureuses peut-être, telles que « generación nepantla^ », « generación fronteriza^ » ou encore « segunda generación de poetas españoles del exilio mexicano ». Mais c'est bien, semble-t-il, le fait de se trouver « au milieu » ( nepantla) qui explique cette non-appartenance ou cette double appartenance, parfois ce maintien dans un « no man's land» plus ou moins ignoré de l'histoire littéraire6. En conséquence de quoi, outre Tomás Segovia, on ignore aussi, généralement, les noms et les œuvres (diverses et d'inégale importance mais toutes dignes d'intérêt) de José Miguel (Jomi) Garcia Ascot (1927-1986), César Rodríguez Chicharro (1930-1984), Luis Rius (1930-1984), Ramón Xirau (1924), Manuel Duran (1925), Nuria Parés (1925), Enrique de Rivas (1931), José Pascual Buxó (1931), Gerardo Deniz (Juan Almela, 1934), Francisca Perujo (1934), Angelina Muñiz-Huberman (1936) et Federico Patán (1937). En Espagne et en France, les meilleures et les plus récentes des histoires de la littérature espagnole ne font, dans le meilleur des cas, qu'énumérer certains noms et le plus souvent les ignorent, comme on a l'habitude d'ignorer d'ailleurs la poésie de l'exil de 1939 dans son ensemble?.

3 Mais, dans « Nueva Poesía Española en México » (II), Ideas de México , n° 7-8, sept-déc. 1954, Arturo Souto Alabarce les appelle « nuevos poetas españoles trasterrados » et ce n'est qu'en 1981 que je trouve sous sa plume l'appellation « hispanomexicanos » (« Sobre una generación de poetas hispanomexicanos », Diálogos, Mexico, mars-avril 1981, p. 4). Il est vrai que je n'ai pas pu consulter la première partie de « Nueva Poesía Española en México », publiée dans le numéro précédent de la même revue 4 En náhuatl, nepantla signifie « tierra de en medio », comme le rappelle Eduardo Mateo Gambarte qui précise que c'est à Francisco de la Maza que l'on doit cette dénomination, cf. Los niños de la guerra. Literatura del exilio español en México, Lérida, Université de Lérida / Pages editors, 1996, p. 62. 5 Expression due à Nuria Pares et à Luis Rius, cf. Eduardo Mateo Gambarte, id., p. 62- 63. 6 Mais Tomás Segovia n'a pas été oublié dans X Anthologie bilingue de la poésie espagnole préparée et préfacée par Nadine Ly (Paris, Pléiade, 1995). Il s y trouve placé (p. 908-909) entre José Manuel Caballero Bonald et Carlos Barrai. Cf. également, p. 1 270, la notice de

présentation le concernant. Dans une entrevue récente, Tomás Segovia confiait à Miguel Ángel Quemain : « Me dices

que mi presencia en la cultura mexicana es extraña. Te diré que también en la española. [...] Lo que más he sentido es eso que dices: no tener ubicación, no saber dónde colocarme. Eso no sólo me pasa en México, me ha sucedido en España. [...] », Revista Mexicana de Cultura, supplément de El Nacional, 13 avril 1997, n° 63, s. p. ' Dans la Historia de la literatura española (Barcelone, Ariel, 1984, 6/2, « Literatura actual »), de Santos Sanz Villanueva, on peut lire, p. 386, les lignes suivantes, assez

significatives, et qui concernent les Hispano-mexicains : « me parece de necesaria justicia reivindicarlos, ya que forman no tanto un conjunto como un número importante de

singularidades, casi por completo desconocidos en España, pues a ellos no les ha

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À leur décharge, il faut reconnaître que la plupart des livres ou recueils des Hispano-mexicains, publiés principalement au Mexique, restent d'accès difficile. En 1980, cependant, la revue Peña Labra8 leur consacra un numéro spécial où figurent de nombreux textes choisis par Francisca Perujo. En 1990, une anthologie, préparée par Susana Rivera 9 et éditée à Madrid, proposa une deuxième livraison de textes encore plus abondante que la précédente. Et, depuis les années 80, certains d'entre eux ont été publiés chez Pre-Textos, à Valence (Francisca Perujo, Enrique de Rivas et Tomás Segovia10), ou par l'Université de Castilla-la Mancha (Luis Riusi 1) ou bien encore à Barcelone, comme c'est le cas pour toute l'œuvre poétique (en catalan) de Ramón Xirau 12.

*

S'agissant de Tomás Segovia, c'est tout récemment que le FCE a publié, à Madrid en 1998, la totalité de son œuvre poétique 13 et la critique madrilène a eu l'occasion de saluer « uno de los poetas vivos más considerables de la lengua1^». Ce que confirme le jury qui vient de lui attribuer, le 24 février 2000, le prix Octavio Paz de poésie et d'essai, « en reconocimiento a su obra poética y ensayística, la cual es una contribución excepcional a la literatura en lengua española 15 ». Éloges appuyés, donc, et mérités, notamment en ce qui concerne son œuvre poétique, constituée de dix-huit livres où se trouvent réunis, mais en un

alcanzado ni siquiera la parcial recuperación de sus progenitores. [...] La obra de estos poetas se ha publicado, habitualmente, en sus países de residencia y en España resulta difícil, incluso, tener noticia de ella. En consecuencia, no puedo osar referirme a ellos con un mínimo de seguridad y juzgo más oportuno hacer esta simple llamada de atención [...] » Les ouvrages, sensiblement antérieurs et de la même importance, coordonnés par J. M. Diez Borque et Francisco Rico, ne font que citer quelques noms (cf., respectivement, t. IV, p. 343-344 et t. 8, p. 1 10-1 1 1). En France, 1' Histoire de la littérature espagnole (Jean Canavaggio et al, Paris, Fayard, 1993) reste totalement muette en ce qui concerne l'ensemble de la poésie espagnole écrite dans l'exil après 1939. 8 Printemps-été 1980, n° 35-36. 9 Última voz del exilio (El grupo poético hispanomexicano), Madrid, Hiperión, 1990. 10 Francisca Perujo, Manuscrito en Milan, 1985. Enrique de Rivas, Como quien lava con luz las cosas, 1984 ; El espejo y su sombra, 1985 ; Cuando acabe la guerra (récit), 1992 ; Fastos romanos, 1994. Tomás Segovia, Partición (1976-1982), 1983 ; Lapso, 1986 ; Orden del día, 1988 ; Noticia natural, 1992 et Fiel imagen, 1996. À noter l'édition de Luz de aquí à Barcelone, Ocnos, 1982. H Luis Rius Azcoitia, Cuestión de amor y otros poemas, Cuenca, Université de Castilla- La Mancha, 1998,231 p. 12 Ramón Xirau, Poesia completa (1950-1994), Barcelone, Columna, 1995, 322 p. 13 Tomás Segovia, Poesía (1943-1997), Madrid, FCE, col. Tierra Firme, 1998, 771 p. 14 Miguel García- Posada, « Canto y meditación », El País, Babelia, Madrid, 12 sept. 1998, p. 10. 15 El País digital, « Cultura », 25 février 2000, n° 1393. Tomás Segovia a reçu le prix Villaurrutia en 1973.

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seul volume maintenant, des textes écrits tout au long de la deuxième moitié du siècle, entre 1943 et 1997. Forte invitation par conséquent à la découverte et à la lecture d'un poète pour lequel la nationalité, l'appartenance territoriale, finalement importent peu puisqu'il a fait de l'errance, du nomadisme, l'un des thèmes essentiels de sa poésie, l'une des réalités de sa vie, de son travail de traducteur passant d'une langue à l'autre, lui qui n'appartient sans doute qu'à la littérature - et peu importe qu'elle soit mexicaine ou espagnole, comme le lui écrivait déjà, dans une lettre ouverte, en 1984, Ramón Xirau : « [...] yo no creo en exceso en las literaturas divididas en regiones; pertenecemos cuando somos poetas -buenos, malos, regulares (¡ya estoy adjetivando!) - a eso, a la literatura, a los que nos leen y hacen con los poemas lo que ellos quieren. En un verso muy preciso dices: "Ceso de ser un extranjero.

" Y es verdad, no eres un extranjero en estas tierras de transtierra ni tampoco en otras. 16 » L'heure n'aurait-elle pas enfin sonné de faire sortir Tomás Segovia de l'exil littéraire où nous le maintenons et de le réintroduire dans ses pompes (verbales) et dans ses oeuvres ?

*

Né à Valence, en 1927, très jeune orphelin, il arrive à Mexico en 1940 avec un oncle, une tante et leurs enfants. Il raconte et résume :

Mi vida está plagada de exilios, por eso el político fue uno más. A los dos años perdí a mi padre y me mandaron a Madrid a casa de unos tíos. A los nueve años a mi madre. Después salí con mis tías y abuela a Burdeos, de allí pasamos a Casablanca y posteriormente a México. Sin hablar de mis tres divorcios que son otros tantos exilios, a lo que hay que añadir diferentes estancias en diversos países. El exilio no hizo en mí sino reforzar una soledad de origen. Reforzada aún más por el precio que hay que pagar por no ser partidario. 17

Le parcours d'enfance et de jeunesse de Tomás Segovia à Mexico est en grande partie comparable à ceux de la plupart des enfants républicains réfugiés. Une scolarité dans l'un des établissements scolaires créés par les exilés de 1939 (dans son cas « la Academia hispanomexicana ») puis, premier vrai contact avec le Mexique, des études de lettres à l'UNAM. Très tôt il écrit. Pour lui, comme pour d'autres à Mexico18, Emilio Prados, « [...] el maestro [...] el guía [...] el padre », prodigue ses conseils, oriente, protège et Segovia ajoute :

16 Ramón Xirau, « Correspondencia », Diálogos, Mexico, sept.-oct. 1984, p. 82. 17 Eduardo Mateo Gambarte, Diccionario del exilio español en México (de Carlos Blanco

Aguinagaa Ramón Xirau), Pampelune, Ediciones Eunate, 1997, p. 241. 18 Cf. le beau témoignage d' Enrique de Rivas dans Cuando acabe la guerra, op. cit.

p. 181-182.

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Yo era el discípulo, el seguidor, el hijo, y no tenía que salvarme de nada. [...] Yo había leído ya algún libro suyo y lo imitaba descaradamente cuando me dejé arrastrar, temblando de nervios, a conocerlo. Siempre le hablé de usted. Y desde el principio él asumió plenamente lo que su figura significaba para mí. Sabía bien quién era a mis ojos y no dejaba de ver la exigencia que con eso yo le imponía involuntariamente 19.

Il est aussi l'ami de Ramón Gaya, peintre et poète 20. Il lui arrive de croiser Cernuda, de tenter d'échanger avec lui quelques mots, sans grand succès. À contre-courant, il lit Juan Ramón Jiménez, puis en revendique l'influence, ainsi que celle de la tradition mexicaine et des « Contemporáneos ». De cette époque date peut-être son intérêt pour la philosophie (José Gaos expliquait Heidegger à l'UNAM et autour de lui ses meilleurs disciples constituaient le « Grupo Hiperión »21), pour le mouvement des idées (il lit, notamment, Camus et Sartre, s'intéresse à la phénoménologie), notable, plus tard, dans ses essais où apparaîtront également ses connaissances très approfondies des théories linguistiques. Après un bref passage par Presencia , la revue des plus anciens du groupe des Hispano-mexicains22, il fonde sa propre publication, Hojcfà, occupe divers postes à l'UNAM, à l'UAM, à la Casa del Lago, dirige, à la demande de Carlos Fuentes, la Revista Mexicana de Literatura (1959- 1963), obtient des bourses pour des voyages et des séjours aux Etats-

!9 Tomás Segovia, « Palabras para Emilio Prados », texte lu en mars 1999, à Málaga, à l'occasion du centenaire de la naissance d'Emilio Prados, p. 5. Ce texte paraîtra dans les actes du congrès, intitulés Emilio Prados, un hombre, un universo, actuellement sous presse. Tomás Segovia ajoute, p. 5-6 : « En su departamento ejemplarmente pobre de la calle de Lerma, en México, me dejaba leer ávidamente o llevarme a casa los pocos libros que poseía. Allí leí por primera vez a Novalis, a Hölderlin, a los poetas del 27 que no me habían leído en clase, a Meister Eckhart, a San Juan de la Cruz, a Verlaine y Rimbaud, autores de los que él hablaba siempre y casi exclusivamente. » 20 Cf. son intéressant article, « Ramón Gaya, poeta », in : Rose Corral, Arturo Souto Alabarce et James Valender (éds.), Poesía y exilio. Los poetas del exilio español en México , Mexico, El Colegio de México, 1995, p. 341-353. D'autres textes, aussi, dans ses essais. 2* Cf. Teresa Rodríguez de Lecea, « Los filósofos del exilio: José Gaos », in : James Valender et al, Los refugiados españoles y la cultura mexicana, Mexico, Residencia de Estudiantes / El Colegio de México, 1999, p. 159. 22 Presencia, huit numéros de 48 à 50, l'une des revues, avec Hoja, Segrelet Ideas de Mexico, fondées par des Hispano-mexicains. Le groupe fondateur de Presencia était composé d'Annie Alban, Carlos Blanco Aguinaga, Manuel Duran, Jomi Garcia Ascot, Francisco González Aramburu, Ángel Palerm, Roberto Ruiz, María Teresa Silva, Carmen et Jacinto Viqueira, Ramón Xirau : précisions fournies par Roberto Ruiz, correspondance du 24 février 2000. 2* Hoja se présentait elle-même comme une « publicación irregular » et annonçait trois directeurs : Manuel Duran, Michèle Alban et Tomás Segovia. Elle se compose d'une « feuille » double. Cinq numéros furent publiés d'août 1948 à décembre 1949. Chacun contient quelques poèmes d'un auteur : n° 1 Tomás Segovia, n° 2 Manuel Duran, n° 3 J. A. Gironella (Mexicain qui deviendra célèbre en tant que peintre, décédé en 1999), n° 4 Salvador Moreno (Mexicain, également musicien, ami de Cernuda et de Juan Gil-Albert), n° 5 Michèle Alban.

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Unis, en Italie, en France. Entre-temps il faut vivre, écrire, traduire, publier, enseigner, dans diverses universités, au Colegio de México, mais aussi, entre autres, à l'IFAL et même, quand les circonstances se font plus dures, accepter de diriger, un temps, l'Alliance française de Toluca. Il est secrétaire de rédaction de la revue Plural, puis membre du conseil de rédaction de Vuelta. D'autres voyages encore dans les années soixante : long séjour à Montevideo (1963-1966) puis, à nouveau, aux Etats-Unis où il enseigne (Princeton). Vers les années quatre-vingt, il fait une tentative, qui tournera court, d'installation à Rià près de Perpignan où ses amis Jean Meyer et Louis Panabière avaient créé, à l'Université, le Centre d'Études Mexicaines. Même tentative, assez brève, à Murcie, au début des années quatre-vingt-dix. Depuis quelques années Tomás Segovia et María Luisa Capella habitent Madrid H Au long de ce riche parcours vital, une œuvre abondante a vu le jour et se compose, pour l'instant, essentiellement de ses recueils poétiques 25, d'essais à dominante littéraire et critique26, de traductions2^ et de récits en prose28, sans

24 Tout en conservant des liens forts avec Mexico. 25 Poesía (1943-1997) comprend deux parties et dix-huit sections : « Primeros poemas », 1 País del cielo [1943-1946], 2 Fidelidad [1944-1946], 3 La voz turbada [1946-1948], 4 La triste primavera [1948-1950], 5 En el aire claro [1951-1953] ; « Poemas », 1 Luz de

aquí [1951-1955], 2 El sol y su eco [1955-1959], 3 Historias y poemas [1958-1967], 4

Anagnorisis [1964-1967], 5 Tercetos [1967-1971], 6 Figura y melodías [1973-1976], 7 Partición [1976-1982], 8 Cantata a solas [1983], 9 Lapso [1984-1985], 10 Orden del día [1986-1987], 1 1 Noticia natural (1992), 12 Fiel imagen (1996), 13 Lo inmortal y otros

poemas (1998). À partir de « Poemas » les titres des sections correspondent, en général, à ceux des recueils parus en leur temps. À noter que le FCE avait déjà publié, en 1982, à Mexico, Poesìa (1943-1976). 2& Poética y profética, Mexico, FCE / El Colegio Nacional, 1985 ; Cuaderno inoportuno, Mexico, FCE, 1987 ; Ensayos I (actitudes I contracorrientes) ', Mexico, UAM, 1988 ; Trilla de asuntos, 1990 ; Sextante. Ensayos III, Mexico, UAM, 1991 ; Páginas de ida y vuelta, Mexico, Ediciones del Equilibrista, 1993 ; Alegatorio, Mexico, Ediciones sin nombre, 1997. Cette liste est incomplète. Pour l'un des plus brillants intellectuels mexicains contemporains, Segovia « es uno de los ensayistas más lúcidos, penetrantes e ingeniosos que hay en México, y uno de los más abiertos y más sin miedo » ; déclaration d'Antonio Alatorre in : Luis Fernando Lara, « Poética y profética de Tomás Segovia », Vuelta, 1 14, mai 1986, p. 39. 27 « Resulta imposible hacer un recuento de su dilatada trayectoria como traductor: sus traducciones abarcan obras de ensayistas, historiadores y filósofos como Lucien Febvre, P.

Vignaux, Mircea Eliade, Roman Jakobson, Jacques Lacan, Jacques Derrida, Michel Foucault, Francis Yates, Albert Hirschman, Giorgio Agamben; de poetas como Ungaretti, Rilke, Nerval, André Breton, Victor Hugo, y otros escritores como Oscar Wilde o

Théophile Gautier » : présentation de Tomás Segovia figurant sur le rabat de couverture de Poesía (1943-1997). À souligner : sa traduction des Poemas franceses de Rilke (Valence, Pre-Textos), de Sentimiento del Tiempo (1919-1935) et La tierra prometida (1950) de

Giuseppe Ungaretti, Madrid, Galaxia Gutemberg / Círculo de Lectores, 1998. Segovia a reçu, en 1982 et 1984, en Espagne, le Prix National de Traduction « Alfonso X ». 28 Primavera muda, Mexico, col. Los presentes, 1954 ; Trizadero, Mexico, FCE, 1974 ; Personajes mirando una nube, Mexico, Mortiz, 1981. Également une pièce de théâtre : Zamora bajo los astros, Mexico, Imp. Universitaria, 1959.

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oublier les livres artisanaux sortis des « presses » du « Taller del poeta »29. Cependant, il semble clair que ce qui pèse le plus et continuera de peser dans l'œuvre abondante, déjà foisonnante, de Tomás Segovia, c'est cette somme poétique récemment éditée mais encore incomplète car, si le poète est « un pulmón sonoro » (570) 30j Sa voix continuera de se faire entendre au rythme de sa profonde respiration.

*

Et c'est peut-être précisément le souffle, la respiration qui, dans la poésie de Tomás Segovia, avec la permanence et l'importance de la poésie amoureuse et erotique 31, surprennent en premier le lecteur. Souffle et respiration qui sont d'abord faits d'abondance généreuse. Celle de l'œuvre déjà volumineuse mais aussi celle de textes où la parole, par grandes masses langagières, tend à couvrir le silence et la blancheur de la page dans une lutte répétée, et réussie, contre toute menace d'aphasie, de performance insuffisante ou de difficulté d'élocution. Non que le poète ne puisse ou ne sache exceller dans les formes brèves et les rythmes contenus, comme il le fait brillamment dans ses sonnets erotiques ou ailleurs. Mais, usant de l'hétérométrie sur des rythmes longs, renonçant à la ponctuation, souvent à la strophe, développant une syntaxe en cascades ou en vagues successives où vient prendre place le riche troupeau d'un lexique abondant, de figures scintillantes, il joue volontiers, entre vers et prose parfois, sur toutes les possibilités syntagmatiques et paradigmatiques, sans se refuser d'ailleurs le recours au poème en prose. Certains de ses critiques l'ont déjà souligné, comme José Hornero qui

29 Composés avec goût et beaucoup de savoir-faire (il évoque, dans « Palabras para Emilio Prados », art. cit., p. 7, « [su] amor por la tipografìa », son intérêt pour l'artisanat), sur traitement de textes, ils sont reliés (cousus) à la main, puis diffusés auprès de ses lecteurs les plus fidèles. L' « éditeur » y précise : « Este libro no se cobra, corno no se cobra una palabra dicha a alguien o a todos. Puede citarse, copiarse, usarse y prestarse libremente, siempre que no se cobre a su vez por ello, sin más limitación que el respeto a la dignidad del autor, de su nombre, de su personalidad y de sus ideas. /Derechos reivindicados/Copyright libre. » En dehors de quelques brèves plaquettes de poèmes inédits, trois volumes sont « publiés » : El tiempo en los brazos. Cuaderno de notas III. Montevideo-México-París-Estados Unidos. 1963-1984, (1996), Poesía, V : Cantata a solas, Lapso, Orden del día (recopilación, 1983-1988) et Bisutería (saldo total), 1999 (réimpression très enrichie : une première édition de Bisutería est parue à Mexico, UNAM, en 1981). Deux autres titres sont annoncés: El tiempo en los brazos, II, « cuadernos de notas 1956-1962 (inédito) » et Zamora bajo los astros, « drama en verso, 1953 (reimpresión) », cf. note 31. 30 À partir d'ici, les citations seront suivies directement de la page d'où elles sont extraites dans Poesía (1943-1997). 31 Cf. Bernard Sicot, « Tomás Segovia, el amante de las palabras », à paraître dans les actes du « II congreso internacional '60 años después'. Las literaturas del exilio republicano de 1 939 », qui s'est tenu à l'Université Autonome de Barcelone, à l'initiative du Gexel, en décembre 1999.

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parle, à son égard, d'une « escritura sin Iímites32» Ou, plus récemment, Pedro Provencio pour qui cet aspect de la poésie de Tomás Segovia en constitue le versant « discursivo y desbordante, basado en largas frases que se entrecortan y se reanudan fuera de los esquemas canónicos pero muy acordes con la aguda digresión coloquial y con el merodeo indagador. 33 » Extraits des deux pages et demie que comprend le poème intitulé « Me pregunto », mais il en est de beaucoup plus longs, ces vers pourraient être un exemple, parmi de nombreux autres, de cette respiration caractéristique :

Me pregunto y no entiendo tendrías que ser tú quien lo explicara me pregunto por qué a veces esta piedra en la dentadura que no deja salir a gusto mis palabras cuando se disponen a brotar confiadas hacia ti a correr más frescas que las cascadas de agua tan frescas como las cascadas de notas y a brincar joviales en tu turno como perros de aire por qué es difícil pues algunas veces decirte lo que tú y yo queremos que yo te diga lo que casi sabemos bien sabido tanto tú como yo como si estuviera dicho ya si no fuera porque es justamente lo que no puede saberse mientras no esté dicho lo que más importa saber y por eso tal vez tampoco tú podrías explicarlo y no sabremos tal vez nunca por qué me atollo me distraigo me atraso me pongo a hablar de otra cosa en lugar de decirte así sencillamente sin pensar en nada sin pensar siquiera en ti cómo pienso en ti y cuándo y dónde y con qué fin y por cuál falta de causa pienso en ti [...] (455-456)

Et, contredisant ce qu'ils disent, les vers continuent longuement de s'engendrer les uns les autres, la phrase de les déborder (hypotaxe, polysyndète, comparaisons, répétitions, successions adverbiales, parallé- lismes syntaxiques), sans que soit perceptible, sinon par la stratégie dilatoire choisie 34, la « pierre » qui en empêcherait renonciation en « cascades d'eau », en « cascades de notes ». Mais, échappant au caractère

32 José Hornero, « Casa del nómada de Tomás Segovia », Vuelta, n° 202, sept. 1993, p. 50. José Hornero qui ne m'en voudra pas de l'avoir plagié dans mon titre. 33 Pedro Provencio, « Todo el tiempo en un instante. Tomás Segovia, Poesía (1943- 1997) », ABC Cultural, 3 sept. 1998, p. 15. 34 Stratégie qui sera brillamment reprise dans un autre long poème de Fiel imagen, « Ceremonial del moroso » (670-684).

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peut-être trop démonstratif de ce texte avec ses vers libres, son absence de ponctuation et son caractère métalangagier, un sonnet erotique pourrait, tout aussi bien, illustrer cette écriture « avide d'un bonheur des mots 35» et exaltatrice de la « ramification 36», pour reprendre des termes que Barthes appliquait à d'autres :

Sean dadas las gracias al sofoco, al estertor, al hipo, a la ronquera, a los ojos en blanco, a la bizquera, a la turbia visión fuera de foco.

Con lealtad agradecido evoco esa carne que vi por vez primera retorcerse en su gloria, diosa y fiera, y húmeda de sudor y baba y moco.

Aprendí para siempre, esa hora ardiente, qué a gusto se revuelca el alma altiva entre la piel, los pelos, la saliva,

y abolida y violenta y dependiente, gime de gozo de acallar su empeño y no ser reina, y célibe, y sin dueño. (459-460)

Dans le cadre formel immuable du sonnet, de la strophe, de l'hendécasyllabe, entre la ponctuation retrouvée, semblent se presser, se pousser (belle promiscuité) la répétition, l'accumulation énumérative, substantifs et adjectifs scellés par le polysyndète copulatif.

*

Quelle que soit la forme poétique choisie, Tomás Segovia ne renonce donc pas à son impétueux désir de parole qui se manifeste par un écoulement, particulièrement fluide et abondant dans le dialogique, comme s'il lui fallait édifier un pont de parole contre le silence menaçant, frontière, écart ou distance séparant les amants (l'amour des mots est le même que l'amour des corps), silence qui le maintiendrait dans une solitude, un exil plus redoutable encore que tous les autres. Le langage, en effet, dans ses fonctions d'expression et de communication est peut- être pour lui - mais sans doute vaudrait-il mieux, dans son cas, parler de « communion » - le plus sûr rempart contre le sentiment d'étrangeté, le meilleur moyen certainement d'annuler bien des déchirures, celles de la vie ou de l'histoire dont déjà, orphelin, il a été la victime. Dans l'échange et le croisement, il est non seulement une arme efficace contre le silence, mais il est aussi un symptôme de santé et, respiration naturelle, il est la vie, car « [...] para el humano ese silencio es demencia. Es mutilación

35 Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture, Seuil, Paris, 1972, p. 64. 36 Ibid, p. 112.

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mortal. El hombre inevitablemente rebosa de palabras, y las palabras están hechas para cruzarse (literal y metafóricamente) 37 ». Et, contre ce silence, le poète déploie le spectacle de la « pleine page » où se « manifeste la prédominance du dire, [...] 38 ») l'abondance des mots dont il est riche, porteur, plus que tout autre, lui, le démuni, le nomade sans bagage, voué sans eux à la sécheresse et à la solitude du désert. Alors, conscient de cette richesse rafraîchissante - « sus claros tesoros enunciables » (680) -, tout au long des textes, dans un discours métalangagier qu'il affectionne particulièrement, il évoque son « locuaz deseo » (678) qui est aussi « hambre de decir » (680), « borbotón fresco » (682), « insaciable ardor » (725) dans la conduite et le maniement de ses « leves rebaños de palabras» (711): brebis rarement rebelles, parfois cruelles ou « intranquilas » (684), mais généralement parées de toutes les qualités, « ágiles » (559), « boquiabiertas » (745), « confiadas », « frescas » (456), « joviales » (id.), troupeau aimé dont il est le berger attentif. Chair de sa chair, ils gonflent, ces mots, le souffle de sa respiration, son « pulmón sonoro » (570) d'où, expulsés, il les donne à la vie,

no puedo reprimir la llenazón prolifero de mundos pululo en continentes estoy lleno habitado preñado emito más de la cuenta [...] (560),

en flot ininterrompu, en jaillissement intarissable - « y las palabras brotan siempre sin posible final» (316)-, non exempt de sacralité puisqu'il s'agit aussi d'une « celebración que llamamos nombrar » (317).

Cet ancrage convaincu dans les mots, cette fluidité de la parole revendiquée et soulignée avec insistance, ne sont menacés, on l'aura compris et quoique le poète puisse en dire parfois, par aucun défaut d'élocution, par aucune difficulté articulatoire d'une voix dont la victoire est permanente sur le silence. Et si silence il y a, ce ne sera pas le sien, bien entendu, puisqu'il parle littéralement comme il respire mais, peut- être, celui de lecteurs par trop hypothétiques (en Espagne notamment), ou plus encore celui de la critique, silences créateurs tous deux d'une absence redoutée que l'exil et la non-appartenance territoriale peuvent renforcer d'un côté ou de l'autre de la déchirure géographique, transformant en tumeur proliférante « [sus] propias palabras / dirigidas a nadie dichas en la mudez / proliferando absurdas como el cáncer » (259- 260). « El mar de la mudez » (678), ne peut, dans son cas, que référer au mutisme des autres, celui qui engendre les naissances monstrueuses de ces êtres incomplets, mutilés donc, que sont les textes sans lecteurs ou qui ne provoquent pas la parole de l'autre. Car il semble bien que, non content

37 Tomás Segovia, El tiempo en los brazos III, op. cit., p. 281. 38 Henri Meschonnic, Critique du rythme, Paris, Verdier, 1982, p. 303 et 304.

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d'écrire, Tomás Segovia veuille semer la parole, l'échanger, provoquer des croisements sans lesquels « [su] lengua sin destino engendra monstruos » (260), « el monstruo del silencio » (258)39. Silence qui rejette le poète séducteur, aux multiples exils, dans la solitude et le non-être. « Ser » et « estar » deviennent alors les instruments d'une figure caractéristique de la poésie de l'exiHO : « [...] hablo para nadie porque estoy solo / no soy nada estoy solo » (211, je souligne). La « fiesta de palabras » (435) qui n'est telle que partagée, à laquelle il consacre son « insaciable ardor » (725), s'interrompt alors dans l'inachevé, l'inaccompli, en des célébra- tions festives, ardentes mais tronquées et solitaires. Le sens lui-même peut se trouver amputé puisque les textes sont privés, dans ce cas, de l'apport du lecteur, de l'unité de sens conférée par deux désirs fusionnés 41. Et le « borbotón fresco » (682) de ses mots, amoureusement et avec plaisir sécrétés pour l'échange et la fusion, se réduit à un écoulement séminal inutile et improductif, comme dans ces vers où se mêlent - comme souvent chez Segovia - métalangage et, dans le discours érotico-amoureux, les champs linguistiques de l'absence et de l'impro- ductif:

cae en la árida arena derramado el fuego seminal de mi palabra el aire muerto seca mi palabra ya no siento en tu vientre mi palabra [...] mi poder sin empleo es doloroso célibe sexo erecto en noches sin pareja llevo con repugnancia este lenguaje que dejaste entre mis brazos mutilado (260)

39 Dans son entrevue avec Miguel Ángel Quemain, « Tomás Segovia: filosofía y poesía. Las dualidades enmascaradas », art. cit., p. 3 (cf. note 6), il semble s'ouvrir sur cette question. Après avoir évoqué le sort de son livre Poética y profética, il ajoute, dans son espagnol « métissé » : « [...] se agotan mis libros y se leen en fotocopia y jamás hay reseñas de nada. En España, poco a poco empieza a suceder lo mismo. En Mexico tengo un lugar anómalo, raro, descentrado pero sí, es un lugar. Pero en España no. Pero claro ese lugar lo va haciendo esta circunstancia de que cada vez hay más chavos que empiezan a entender: es que Segovia es un poeta de esos de los que no se habla, que no aparece su nombre, pero que todo el mundo lee. No digo que suceda todo el tiempo, empieza a haber un poco esa imagen. » 40 Cf. Claudio Guillen, El sol de los desterrados: literatura y exilio , Barcelone, Sirmio, p. 54 et Bernard Sicot, « Présence des poètes hispano-mexicains : 'ser' et 'estar' », Exils et migrations ibériques au XXe siècle, n° 6, 1999. 41 C'est du moins l'interprétation, partiale, que je ferais volontiers d'une phrase empruntée à un récent essai de Tomás Segovia (« De la misma lengua a la lengua misma », inédit, 1999, p. 6) : « [...] no hay unidad de sentido sin deseo ni deseo sin unidad de sentido. »

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Mutilation, stérilité, qui ne sont pas sans rappeller celles du coquillage vide de Pedro Salinas 42, d'autant plus douloureuses que le poète ne cesse de proclamer la force de sa vocation :

Soy de amor y coloquio hasta los huesos (559)

*

Si Ton devait rechercher les spécificités de l'écriture de l'exil dans la poésie de Tomás Segovia, peut-être s'agirait-il là du point le plus marquant. On ne trouvera dans l'œuvre et les déclarations du poète aucune revendication de l'Espagne, encore moins de la « patrie ». Le retour en Espagne, lorsqu'il se produisit, ne fut nullement synonyme de retrouvailles avec des racines oubliées ou perdues. Bien sûr il y eut la mer (« el mar de todos [sus] comienzos », 281), la neige, la végétation, les saisons, l'automne tellement aimé qu'il le voudrait féminin (« otoña » plutôt que « otoño », 613). Mais, comme souvent pour les exilés de la deuxième génération, le retour fut surtout l'occasion d'une prise de conscience relative à un autre déracinement qui commence par la constatation d'une non-attente. Le poète s'en explique à propos de la création du personnage du nomade présent dans « El cuaderno del nómada », recueil écrit lors d'un de ses premiers retours en Espagne :

¡Me sentía tan desarraigado! Como un nómada, que no es un vagabundo. Un nómada es un hombre que tiene muchos arraigos, que va cambiando de patria, pero que tiene varias patrias y varias casas. Eso es la poesía: hacer tu casa en todas partes.43

Peu importe donc le lieu, New York ou Mexico, Paris ou Madrid, Murcie ou Rià, pour le poète apatride, métèque, puisque tout est exil - « [...] de círculo en círculo todo fue exilio » (234) -, l'espace et le temps, l'air et la colère et que, même si « es dulce retornar » (287), « no hay donde desterrarse del exilio » (257). La multiplicité des lieux (le pluriel de « todas partes », dans la citation antérieure) ne se résout que dans le singulier de la maison métaphorique, doublé d'un possessif que la « patria variable » (309) de Segovia ne peut s'adjoindre. Et il va de soi que la métaphore concerne uniquement « la poésie » et non pas, comme chez d'autres, la poésie en espagnol. Il s'agit pour lui, plus que de la langue (il en maîtrise plusieurs et son espagnol est « métissé »44), de la

42 « Desnuda, sola, bellísima, / la venera, eco de mito, / de carne virgen, de diosa, / su

perfección sin amante / en la arena perpetua. », « La concha », Pedro Salinas, Seguro azar, Madrid, Aguilar, 1929. 43 Tulio H. Demicheli, « Entrevista con el poeta Tomás Segovia », ABC Cultural, 3 sept. 1998, p. 14. 44 Cf. son activité de traducteur, mais aussi les textes en français et en anglais de « La musa políglota », dans Bisutería, op. cit., p. 135-173, même s'il s'agit de divertissements.

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parole poétique dans ses fonctions de communication et d'échange. Et l'on retrouve là les remparts de l'œuvre langagière contre la solitude et l'exil, l'œuvre « construite », également comme un lien, depuis la jeunesse, offerte et accessible maintenant, dans sa totalité, pour tous les jeux de la lecture et du dialogue critico-amoureux.

C'est peut-être dans El tiempo en los brazos III que Tomás Segovia en parle le mieux. Il y confirme, notamment, l'équivalence de trois termes, « orfandad » / « silencio » / « exilio » : « El exilio y la orfandad son lo mismo » et, plus loin, « La orfandad es el Silencio 45 ». Le véritable retour d'exil ne sera donc ni spatial ni spécifiquement géographique, pas plus qu'il ne s'effectuera, dans le temps, par la mémoire (malgré la constante présence de Mnémosyne dans Anagnorisis) dont toute sa poésie tend à stigmatiser le caractère illusoire au moyen d'adjectifs ou de métaphores qui en disent la nullité ou l'inaccessible éparpillement et dont voici un échantillonnage : « blanca », « vaciada » « degollada », « torpe », « puñado de luciérnagas dispersas », « nebulosa remotísima », « recuerdos en girones ». Il ne pourra donc s'agir que d'un retour à l'œuvre, dans l'œuvre conçue comme le seul lieu où l'on puisse réellement entrer. C'est en sortir qui ferait retomber le poète dans l'exil du silence : « El lenguaje es sagrado porque es un lugar al que entramos 46 ». Plus réel que toutes les maisons à reconstruire où le poète, artisan-maçon, a pu tenter d'ancrer son nomadisme (Tepotztlán, Murcie, Rià), il est le lieu de l'être-là mais aussi celui de l'être. Et pour le dire réapparaît la figure combinatoire fondamentale de « ser » et de « estar » : « [...] el hombre está en el lenguaje, y no al revés -o más bien es en el lenguaje [...]47» Dans le langage plus que dans le poème^S, puisque, matière « première », c'est celui-là et non pas le second qui est créateur de beauté pour « el artista [...] albañil » qui ajoute : « Y en el fondo todo exilio es exilio de la belleza^». Et s'il est clair que certaines approches méthodologiques conviennent mieux que d'autres à certaines œuvres, il n'est pas moins vrai qu'il peut exister des affinités entre critiques et poètes. Et ici, c'est encore à Barthes que l'on pourra revenir lorsqu'à propos des mots il a recours, lui aussi, aux métaphores de la maison et de la construction :

Dans « De la misma lengua a la lengua misma », art. cit., p. 20-21, il fait remarquer : « Habrán notado que mi fonética es bastante peninsular, pero no del todo [...] Mi entonación, creo, es un poco más híbrida. Pero mi sintaxis en la lengua hablada es bastante mexicana, y algo también en la lengua escrita, [...] En cuanto al vocabulario, uso todos los vocablos que conozco en las diversas variedades del español [...]. Y quedan los modismos, dichos y locuciones, que naturalmente pesco en cualquier país donde los encuentre y atesoro como fuente de mucho regocijo. » 45 El tiempo en los brazos Ili ' op. cit., p. 70 et 89, respectivement. 46 Id, p. 94. 47 Id , p. 132. C'est l'auteur qui souligne. 48/¿,p.251. ^/¿,p. 193.

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[...] dans la poésie moderne, c'est le Mot qui est « la demeure » [...] c'est le Mot qui nourrit et comble comme le dévoilement soudain d'une vérité [...]. Les rapports fixes abolis, le mot n'a plus qu'un projet vertical, il est comme un bloc, un pilier qui plonge vers un total de sens, de réflexes, de rémanences [...] Ainsi sous chaque mot de la poésie moderne gît une sorte de logique existentielle [...]50

*

C'est ainsi que la métaphore de la maison, ou de l'espace protecteur, habitable, parcourt une bonne partie de l'oeuvre de Tomás Segovia. La poésie est protection (« [el] idioma en que me abrigo », 618), elle est objectif spatial et existentiel (« Escribo para estar desde mi sitio », 569) ou présence unique sur un lieu d'abordage où personne d'autre ne réside (« Habitamos también esa orilla irredenta / En la que vive a solas la palabra », 592). Le dialogue érotico-amoureux ou celui - mais n'est-ce pas le même, fait de désir ? - qui s'établit entre les mots des amants ou ceux des textes et ceux du lecteur-critique a des vertus édificatrices sans cesse renouvelées :

los amantes se miran en los ojos

salen al paso del amor y su lenguaje le abren su casa y le abren su silencio su palabra es de silencio inseminado su casa se cimenta en roca fogueada al áncora del mundo es un hogar de piedra donde la llama inscribe sus cambiantes e idénticas sentencias amorosas. (288-289)

De « casa » (et même « caza », dans « caza de palabras », 674) à « hogar », le champ métaphorique, par isotopie ou homonymie (« casa » / « caza » dans leur prononciation américaine), peut glisser naturellement à 1'« île » acceptée avec les mots qui y habitent ou dont est habité le robinson qui s'y est réfugié. C'est ce qui arrive à la fin d'un poème de Fiel imagen où « ellos » se réfère à la lune et à l'été :

Acepto el suelo de mi islote Y estoy con ellos taciturnamente En las palabras de aquí dentro Que no les doy. (708)

Acceptation paradoxalement négatrice d'exil, «suelo» d'enracinement, « estar » relayé par trois marques spatiales en un seul vers, « îlot » qui

50 Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture ' op. cit., p. 37, je souligne.

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n'est pas symbole d'éloignement mais de retour, à Ithaque, sa « sembrada ítaca de voces 51 » (678), après la traversée :

de nuevo estoy en tierra la travesía vuelve siempre a ítaca todo es ítaca todo es el presente (284)

*

Mais on aurait tort de croire, comme pourraient le laisser penser cette arrivée, ce retour à Ithaque, au moment où précisément doivent prendre fin ces quelques pages, sans autre ambition que d'inviter à la lecture d'une œuvre séduisante et méconnue, que tout se termine, chez Tomás Segovia, par l'enfermement final dans un îlot mythologique et lointain. D'abord, rien n'est terminé. Même s'il y a du renoncement dans le long et beau poème (« El viejo poeta », 744-748) qui clôt le volume dont nous disposons maintenant, on y trouve surtout l'affirmation d'une présence au monde doublée, avec lui, d'un échange dialogant :

t...] Llevo toda una vida recorriendo la vida Con todas mis palabras boquiabiertas Dispuestas a prestarse calladamente a todo Renunciando a ser habla para ser resonancia Atentas siempre a no decir lo suyo Cada vez que se topan en la puerta con algo Que pide la palabra Toda una vida llevo aprendiendo un lenguaje Vulnerable y sin párpados como una oreja Mil lugares así me confiaron su voz Y oigo ahora a la vida en todas partes Hablarme en mis palabras El mundo entero ahora es mío Como no lo es de nadie (745)

Y envuelto en mi lenguaje voy envuelto en el mundo (748)

Comment mieux dire que cet enveloppement protecteur est aussi celui qui permet toutes les communions ?

51 Retour qui peut être, aussi, comme souvent en littérature, produit par la mémoire sensorielle, celle de l'olfaction en particulier, comme dans ces deux vers, à la fin d'un sonnet erotique : « -y añorar todo el día de este modo / una perversa ítaca de olores. » (659).

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RÉSUMÉ- En deux ans, deux événements littéraires majeurs ont attiré l'attention du public sur Tomás Segovia. « Enfant de la guerre », hispano- mexicain, son œuvre poétique a été réunie en 1998 dans un volume intitulé Poesía (1943-1997) (Madrid, FCE, 771 p.) et il vient de se voir attribuer, le 24 février 2000, le prix Octavio Paz de poésie et d'essai : deux excellentes raisons pour découvrir l'une des voix poétiques les plus originales de l'exil de 1939.

RESUMEN- Estos dos últimos años, dos importantes eventos literarios han llevado la atención del público hacia Tomás Segovia. « Niño de la guerra », hispanomexicano, su obra poética fue reunida en 1998 en un solo volumen titulado Poesía (1943-1997) (Madrid, FCE, 771 p.) y se le acaba de otorgar, el 24 de febrero de este año, el premio Octavio Paz de poesía y ensayo: ambas excelentes razones para descubrir una de las voces poéticas más originales del exilio de 1939.

ABSTRACT- Within two years, two major literary events have drawn the public's attention to Tomás Segovia. A « Spanish and Mexican Child of the War », his poetry was collected in 1998 in Poesía (1943-1997) (Madrid, FCE, 771 p.); he was also awarded, on February 24th, 2000, the Octavio Paz Prize for his poetry and essays: that is why this poet, one of the most original of the 1 939 exiles, must be read.

MOTS-CLÉS : Tomás Segovia, hispano-mexicain, poésie, écriture, exil.

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