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FABRICE JAMBOIS DELEUZE ET LA PULSION DE MORT 1 Abréviations Capitalisme et schizophrénie, t1 : L’Anti-Œdipe (écrit avec Félix Guattari), Minuit, 1972. B Le bergsonisme, PUF, 1966. CC Critique et clinique, Minuit, 1993. D Dialogues avec Claire Parnet, Flammarion, 1977. DR Différence et répétition, P.U.F., 1968. E L’épuisé, in Samuel Beckett, Quad, Minuit, 1992. ES Empirisme et subjectivité, P.U.F., 1953. F Foucault, Minuit, 1986. FB-LS Francis Bacon. Logique de la sensation, La Différence, 1984. ID L’île déserte, Minuit, 2002. IM Cinéma 1. L’image-mouvement, Minuit, 1983. IT Cinéma 2. L’image-temps, Minuit, 1985. K Kafka. Pour une littérature mineure (écrit avec Félix Guattari), Minuit, 1975. LS Logique du sens, Minuit, 1969.

"Deleuze Et La Pulsion de Mort"

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Commentaire de l'oeuvre "L'Anti-Oedipe" de Deleuze par F. JAMBOIS

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    Abrviations A Capitalisme et schizophrnie, t1 : LAnti-dipe (crit avec Flix Guattari), Minuit, 1972.

    B Le bergsonisme, PUF, 1966. CC Critique et clinique, Minuit, 1993.

    D Dialogues avec Claire Parnet, Flammarion, 1977.

    DR Diffrence et rptition, P.U.F., 1968. E Lpuis, in Samuel Beckett, Quad, Minuit, 1992.

    ES Empirisme et subjectivit, P.U.F., 1953.

    F Foucault, Minuit, 1986.

    FB-LS Francis Bacon. Logique de la sensation, La Diffrence, 1984.

    ID Lle dserte, Minuit, 2002.

    IM Cinma 1. Limage-mouvement, Minuit, 1983.

    IT Cinma 2. Limage-temps, Minuit, 1985.

    K Kafka. Pour une littrature mineure (crit avec Flix Guattari), Minuit, 1975.

    LS Logique du sens, Minuit, 1969.

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    MP Capitalisme et schizophrnie, t. 2 : Mille plateaux (crit avec Flix Guattari), Minuit, 1980.

    N Nietzsche, P.U.F., 1965.

    NPh Nietzsche et la philosophie, P.U.F., 1962.

    P Pourparlers, Minuit, 1990.

    PCK La philosophie critique de Kant, 1963. Pli Le Pli. Leibniz et le Baroque, 1988.

    PS Proust et les signes, P.U.F., 1964 (nous citons ldition augmente de 1970).

    PSM Prsentation de Sacher-Masoch, Minuit, 1967.

    PV Pricls et Verdi. La philosophie de Franois Chtelet, Minuit, 1988.

    QPh ? Quest-ce que la philosophie ? (crit avec Flix Guattari), Minuit, 1991.

    RS Deux rgimes de fous, Minuit, 2003.

    S Superpositions (avec Carmelo Bene), Minuit, 1979.

    SPE Spinoza et le problme de lexpression, Minuit, 1968.

    SPP Spinoza. Philosophie pratique, Minuit, 1981.

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    Introduction Incorporer son ennemi

    La reprsentation de notre propre mort a quelque chose d impntrable et Freud situe cette caractristique parmi celles qui concernent le souhait inconscient de la mort ladresse de ltranger et lambivalence lgard de la personne aime. Accueillir la mort dans notre reprsentation, cest pouvoir en faire un objet dinclination une certaine tendresse vis--vis de soi-mme -, cest garantir quelle reste pour nous en tous cas une pense objet et quelle constitue une modalit dfinitive de la seule figuration possible de soi au regard dun Autre tel que nous en signifions le dsir primitif dans le narcissisme dtre aim .

    Pierre Fdida, Lhypocondrie du rve (Nouvelle revue de psychanalyse, n5, p. 229).

    A. La dsignation de lennemi

    1. La question prjudicielle de la schizo-analyse

    Cet essai dinterprtation de LAnti-dipe se prsente comme une introduction gnrale la lecture de cet ouvrage et en rorchestre les thmes principaux. Le questionnement qui sy dploie a pour foyer dorigine trois motifs dtonnement. En premier lieu, dans le premier tome de Capitalisme et schizophrnie , paru en 1972, Gilles Deleuze et Flix Guattari se proposent de substituer la discipline quils inventent la

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    schizo-analyse la psychanalyse, ou du moins de transformer de lintrieur celle-ci par celle-l. Juge impropre donner accs la racine de lexprience vitale, cest--dire la fabrication du processus dsirant dans les rgions les plus profondes de linconscient, la psychanalyse, saisie sur un plan thorique du point de vue de la philosophie spontane quelle contient, sinscrit selon eux dans le prolongement dune tradition philosophique idaliste et nihiliste qui dvalorise le dsir en lassignant au manque et amenuise notre exprience vitale en la polarisant sur une forme personnelle. Le chapitre IV de LAnti-dipe esquisse le programme propre la schizo-analyse sous la forme de tches quil lui reviendra daccomplir. Pourtant, en 1980, dans Mille plateaux, second tome de Capitalisme et schizophrnie , la schizo-analyse se dilue et passe au second plan ; son programme est apparemment abandonn1. Abandon qui entrane une cascade de questions : quel sens faut-il accorder cet inaboutissement ? Ne contamine-t-il pas en retour le projet mme qunonce LAnti-dipe et ne repousse-t-il pas la schizo-analyse dans lobscurit dun imaginaire thorique vague celui dune discipline qui, virtuelle sans tre relle, nest quune ombre porte fantaisiste de la psychanalyse ? Et quel contenu 1 Deleuze apporte une rponse cette question ds 1973, affichant une

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    conceptuel la schizo-analyse abrite-t-elle ? Quels effets pratiques est-elle susceptible de produire, notamment lintrieur de la psychanalyse ?

    Le second motif dtonnement concerne la prsence sous-jacente et ambigu du thme de la mort dans LAnti-dipe. Dans son cours du 27 mai 1980, consacr LAnti-dipe et autres rflexion , Deleuze revient longuement lidentit entre le principe vital et le processus ou voyage schizophrnique, dans lequel se comprime le processus primaire de linconscient : processus et vie ne font quun, et aucun prparatif de mort ne trouve place au sein du processus. Deleuze y exprime lhorreur que lui inspire lide de concevoir la mort comme une composante interne du processus et formule, de manire minimaliste, ce que signifie, selon lui, le spinozisme : tre spinoziste se ramne concevoir la mort comme ce qui vient du dehors, comme ce qui abolit du dehors le processus. Ce qui quivaut refuser aussi bien de concevoir la mort comme le processus luvre que comme luvre dun processus interne : le rapport logique entre vie et processus est celui de deux lments contradictoires. Dans cette rsistance face lide dinclure la mort dans le processus de la vie inconsciente senracine le principe dune

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    condamnation totale et sans appel des positions philosophiques qui placent la mort lintrieur du processus ou, pire, font delle le moteur de celui-ci. Deleuze y voit une offense la pense, la vie, tout vcu 2. Do la conviction que celui qui se dit ami de la mort doit tre regard comme une erreur de la nature , comme un monstre . La position philosophique que cette hostilit commande se dploie aussi sur un versant esthtique qui, de faon encore plus troublante, laisse apparatre une forme refus incapable de transiger avec la position qui sy objecte : malgr la beaut des pages qui clbrent la mort, nulle beaut ne peut passer par ce chemin-l 3 ; Le culte de la mort, cest a lennemi , conclut Deleuze. Prcisment, la condamnation de linstinct de mort

    2 Franois Dosse rapporte lanecdote suivante : Au dire de ses tudiants de Paris-VIII, Deleuze ne se dpartait pas dune attitude courtoise, malgr les interruptions intempestives des partisans de Badiou, mais aussi des nombreux schizophrnes venus assister son cours. Pourtant, il se met une fois en colre lorsquil trouve sur son bureau un tract dun commando de la mort appelant au suicide. Dans son cours du 27 mai 1980, il affirme que la mort ne peut venir que de lextrieur et ne peut en aucun cas tre pense comme un processus : Quand jentends lide que la mort puisse tre un processus, cest tout mon cur, tous mes affects qui saignent . .(Gilles Deleuze, Flix Guattari. Biographie croise, Paris, La Dcouverte, 2007, p. 437). 3 Jen dnie la beaut ! , insiste Deleuze, dans ce mme cours du 27 mai 1980. Avant dajouter : La mort na pas de philosophie (et je ne devrais pas dire a) .

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    constitue le cur de LAnti-dipe, dont les plus belles pages, que tout, dans lHistoire, a confirm dans leur vrit depuis 1972 et qui suffisent prouver que cet ouvrage est tout autre chose quun pamphlet de circonstance soud au contexte de laprs Mai 68, sont certainement celles que Deleuze et Guattari consacrent la description dune axiomatique mortuaire qui sous-tend le mode de production capitaliste et propage une pulsion de mort dans lensemble de lappareil productif, de ses agents et emporte lhumanit dans un mouvement dabstraction que plus rien narrime laffirmation dune puissance vitale. La gigantomachie qui oppose le dispositif de la production inconsciente du dsir et son vis--vis, la pulsion de mort manant de lappareil danti-production capitaliste devenu immanent la production sociale, se comprime dans les orientations de la thorie et de la cure psychanalytique : lun des enjeux de LAnti-dipe consiste bien faire passer la psychanalyse au service du dsir pour la soustraire lappareil de rpression de la formation de pouvoir capitaliste qui se prolonge en elle et en fait son instrument. La schizo-analyse dsigne de ce point de vue le discours critique ncessaire la rforme de la psychanalyse. Sa vise se rapporte une lutte effective entre puissances de vie et forces de mort pour semparer de la psychanalyse, et le moyen dun rquilibrage

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    des forces en prsence dans cette lutte rside notamment dans lesquisse dune nouvelle mtapsychologie, adquate au fonctionnement rel de linconscient, laffirmation du dsir et au dploiement dune puissance vitale accrue. Do la cration philosophique dun rseau conceptuel indit ordonn cette exigence vitale et aux stations ou positions quelle implique. Or, parmi les concepts nouveaux que propose LAnti-dipe, le concept de corps sans organes , dont nous allons voir quil commande plusieurs formes de station vitale, est ambivalent : Deleuze et Guattari ne le dfinissent-ils pas comme le modle de la mort ? Et si la marche force et frntique du capitalisme vers la mort se traduit, en chacun de ses agents, par un narcissisme renforc, un engoncement de chacun dans son quant--soi, corrlatif dune dralisation de la mort et dune illusion diffuse dimmortalit, ne peut-on dceler, dans la hantise deleuzienne de la mort, peut-tre clame trop fort pour ne pas tre suspecte, une dngation de la mort transporte sur le plan de la thorie ? Pour le dire autrement, de mme que Lacan parle dun manque de manque, ny a-t-il pas chez Deleuze une perte de la perte ?

    Dans ce mme cours du 27 mai 1980, en une formule aux accents clausewitziens, Deleuze prcise que la question

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    prjudicielle de la schizo-analyse consiste dterminer quelle est la rpartition de nos allis et de nos ennemis . De fait, la dsignation du culte de la mort comme ennemi absolu traverse dj la premire philosophie de Gilles Deleuze et se cristallise dans une position anti-hglienne ouvertement affirme. Dans un passage remarquable de son Introduction la lecture de Hegel, Kojve ressaisit la philosophie hglienne en la rapportant la pense de la mort comme sa dtermination fondamentale :

    Lacceptation sans rserves du fait de la mort, ou de la finitude humaine consciente delle-mme, est la source dernire de toute la pense hglienne, qui ne fait que tirer toutes les consquences, mme les plus lointaines, de lexistence de ce fait. Daprs cette pense, cest en acceptant volontairement le danger de mort dans une Lutte de pur prestige que lHomme apparat pour la premire fois dans le Monde naturel ; et cest en se rsignant la mort, en la rvlant par son discours, que lHomme parvient finalement au Savoir absolu ou la Sagesse, en achevant ainsi lHistoire. Car cest en partant de lide de la mort que Hegel labore sa Science ou la philosophie absolue , qui est seule capable de rendre philosophiquement compte du fait de lexistence dans le monde dun tre fini conscient de sa finitude et disposant parfois delle sa guise.4

    4 A. KOJVE, Introduction la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, p. 540.

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    La racine de lanti-hglianisme de Deleuze se noue cette intrication dune acceptation sans rserve du fait de la mort au processus de pense de Hegel. La critique de la dialectique, de la ngativit et donc dune inclusion de la mort dans le processus de dploiement du rel apprhend philosophiquement lie souterrainement les interprtations deleuziennes de Nietzsche et de Spinoza. Ce motif anti-hglien napparat pas dans LAnti-dipe. Du moins, il napparat pas pour lui-mme, mais seulement de faon mdiate, travers certaines rfrences Lacan et au rapport entre signifiant, structure et sujet. Or, et cest l un troisime motif dtonnement, dans le processus dexposition de la production dsirante qui articule les trois synthses inconscientes dans le chapitre premier de LAnti-dipe, et notamment dans la position du corps sans organes et dans la production de la subjectivit schizophrnique, nous dcelons la prsence de schmes dialectiques qui, de faon sous-jacente, forment la logique du discours deleuzo-guattarien ; tantt les ellipses, ruptures ou brisures dans les squences argumentatives qui supportent lexposition des synthses invitent le lecteur des sauts dune synthse lautre ou lintrieur dune mme synthse dont plusieurs moments sont disjoints, tantt les forages thoriques sont dissimuls par des

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    exemples ou parallles en lesquels la procdure dmonstrative se dporte vers un raisonnement par analogie. Il sagira donc pour nous de mettre en vidence ce que Deleuze et Guattari font sans le dire et de mettre nu la logique inapparente du processus quils formalisent, le bnfice hermneutique tant de rendre plus intelligible la rigueur souterraine de largumentation deleuzo-guattarienne. On vrifiera cet effet lhypothse dune dialectique luvre dans la logique du processus dexposition de la vie pulsionnelle, cest--dire lhypothse de la prsence dune forme dhglianisme ramen ses plus lmentaires coordonnes conceptuelles5. Nous montrerons que LAnti-dipe, loin davoir le moindre rapport avec un quelconque livre noir de la psychanalyse, constitue bien plutt une version sombre du Malaise dans la civilisation

    5 Nous ne nous proposons donc pas, dans la prsente tude, de mener une analyse dhistoire de la philosophie ou de philosophie compare entre Deleuze et Hegel. Les ouvrages de Juliette Simont (Essai sur la quantit, la qualit, la relation chez Kant, Hegel, Deleuze. Les fleurs noires de la logique philosophique), de Jrme Lbre (Hegel lpreuve de la philosophie contemporaine. Deleuze. Lyotard. Derrida), dHenry Somers-Hall (Hegel, Deleuze, and the Critique of Representation), de Karen Houle et Jim Vernon (Hegel and Deleuze. Together Again for the First Time), de Bruce Baugh (French Hegel. From Surrealism to Postmodernism), de Slavoj Zizek (Organes sans Corps), ou encore de Judith Butler (Sujets du dsir. Rflexions hgliennes en France au XXme sicle), auxquels nous serons parfois amens nous rfrer, sont consacrs, partiellement ou entirement, cette question de la rception de Hegel dans luvre de Deleuze.

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    qui, rebtie sur un autre fondement mtapsychologique, radicalise philosophiquement le pessimisme de lessai de Freud en ddoublant la figure de Thanatos pour mettre en scne la lutte dune pulsion de mort machinique immanente au dsir et dun instinct de mort manant de la formation de souverainet capitaliste.

    Les trois problmes que nous venons dvoquer et qui innervent LAnti-dipe communiquent et ragissent entre eux. La dtermination conjointe du contenu de la schizo-analyse, du statut de la pulsion de mort et de l(anti-)hglianisme dans LAnti-dipe constitue ainsi lenjeu gnral de cet essai. Avant de prciser quelques principes de mthode, rappelons sommairement les lments qui forment le sol conceptuel depuis lequel Deleuze aborde la question de la mort en amont de LAnti-dipe et adopte une position philosophique anti-hglienne tourne contre la dialectique.

    2. Extriorit de la mort ou maladie originaire

    La hantise dune inclusion de la mort dans le processus a pour contrepartie la thse dune extriorit de la mort que Deleuze trouve chez Spinoza. La mise lpreuve de lide dun anti-hglianisme de Deleuze, par laquelle nous initierons notre

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    tude, implique donc la mise en scne dune opposition entre spinozisme et hglianisme. Laffiliation spinoziste de Deleuze trouve sa justification la plus vidente dans la rcusation par Spinoza dune conception de la mort comme mort intrieure ou venant du dedans :

    Son biographe Colerus rapporte quil aimait les combats daraigne : il cherchait des araignes quil faisait battre ensemble, ou des mouches quil jetait dans la toile daraigne, et regardait ensuite cette bataille avec tant de plaisir quil clatait quelquefois de rire. Cest que les animaux nous apprennent au moins le caractre irrductiblement extrieur de la mort. Ils ne la portent pas en eux, bien quils se la donnent ncessairement les uns aux autres : la mort comme mauvaise rencontre invitable dans lordre des existences naturelles. Mais ils nont pas encore invent cette mort intrieure, ce sado-masochisme universel de lesclave-tyran. Le reproche que Hegel fera Spinoza, davoir ignor le ngatif et sa puissance, cest la gloire et linnocence de Spinoza, sa dcouverte propre. Dans un monde rong par le ngatif, il a assez confiance dans la vie, dans la puissance de la vie, pour mettre en question la mort, lapptit meurtrier des hommes, les rgles du bien et du mal, du juste et de linjuste. Assez de confiance dans la vie pour dnoncer tous les fantmes du ngatif.6

    Rduire la mort une mauvaise rencontre dans lextriorit a pour corrlat une thique pense sur le modle de lthologie et

    6 SPP, p. 21-22.

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    de la composition des rapports7. Spinoza, prince des philosophes , a le mrite dignorer le ngatif et sa puissance, de fonder la puissance sur autre chose, de rvler que le ngatif est perte de puissance. En ce sens, sa philosophie est un culte de la vie : mme les cas o la mort semble monter du dedans se laissent reconduire, selon Spinoza, une forme de rencontre extrieure8. Le modle de lintoxication permet de ramener les phnomnes apparents dauto-destruction lactivit occulte dune cause extrieure9. lautre ple, le culte

    7 SPP, p. 33 : Lobjet qui convient avec ma nature me dtermine former une totalit suprieure qui nous comprend, lui-mme et moi. Celui qui ne me convient pas compromet ma cohsion, et tend me diviser en sous-ensembles qui, la limite, entrent sous des rapports inconciliables avec mon rapport constitutif (mort) . 8 De ce point de vue, le suicide ou les maladies auto-immunes renvoient encore une modification due des circonstances extrieures du rapport caractristique qui nous constitue. SPP, p. 49 : [] chacun de nos rapports jouit lui-mme dune certaine latitude, au point quil varie considrablement de lenfance la vieillesse et la mort. Dautre part encore, la maladie ou dautres circonstances peuvent si bien modifier ces rapports quon se demande si cest le mme individu qui subsiste : en ce sens, il y a des morts qui nattendent pas la transformation du corps en cadavre. Enfin, la modification peut tre telle que la partie modifie de nous-mmes se comporte comme un poison qui dissout les autres parties et se retourne contre elles (certaines maladies, et, la limite, le suicide) . Sur ce point, voir aussi F. Zourabichvili, Spinoza. Une physique de la pense, Paris, P.U.F., 2002, chapitre IV et pilogue. 9 SPP, p. 60 : La mort est dautant plus ncessaire quelle vient toujours du dehors. Dabord il y a une dure moyenne de lexistence : un rapport tant donn, il a une dure moyenne deffectuation. Mais, plus encore, des accidents et des affections externes peuvent chaque moment en interrompre leffectuation. Cest la ncessit de la mort qui fait croire quelle

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    de la mort, dsign comme l ennemi , est labor philosophiquement au moyen du concept de ngativit : le ngatif implique une inclusion de la mort dans le principe vital, se confond avec une mort intrieure en acte et conduit mme renverser la vie en une maladie originaire . La dtermination hglienne de la vie organique prsente dabord celle-ci comme ce qui, tant expos la contingence menaante du monde extrieur, remdie sa propre vulnrabilit par son organisation intrieure, marque de sa libert et de sa sit. Pourtant, mme si de prime abord, la rflexion hglienne sur lorganisme marque surtout une victoire sur la contingence naturelle

    est inhrente nous-mmes. Mais, en fait, les destructions et dcompositions ne concernent ni nos rapports en eux-mmes ni notre essence. Ils concernent seulement nos parties extensives qui nous appartenaient provisoirement, et qui sont dtermines maintenant entrer sous dautres rapports que les ntres. Cest pourquoi lEthique, dans le livre IV, attache beaucoup dimportance aux phnomnes apparents de destruction de soi : en fait, il sagit toujours dun groupe de parties qui sont dtermines entrer sous dautres rapports et se comportent ds lors en nous comme des corps trangers. Cest le cas de ce quon appelle maladies auto-immunes : un groupe de cellules dont le rapport est perturb par un agent extrieur du type virus sera ds lors dtruit par notre systme caractristique (immunitaire). Ou, inversement, dans le suicide : cette fois, cest le groupe perturb qui prend le dessus, et qui, sous son nouveau rapport, induit nos autres parties dserter notre systme caractristique ( des causes extrieures ignores de nous affectent le corps de telle sorte quon revt une autre nature contraire la premire ). Do le modle universel de lempoisonnement, de lintoxication, cher Spinoza .

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    entendue comme extriorit 10 car lorganisme rvle une vie qui sentretient de lintrieur en plaant les organes sous la dpendance dun principe dorganisation hirarchis, elle inscrit le manque et la contradiction dans cet organisme11. La contradiction pose dans le vivant le constitue en sujet et le distingue de linorganique. Elle reoit la valeur de principe vital. Mais ce principe est aussi bien principe de mort : le vivant porte en lui le germe de sa propre mort. Le caractre ncessaire de la mort ne se dduit plus ici des circonstances extrieures qui altrent les parties extensives du rapport caractristique constitutif de lorganisme : si la vie peut encore tre dfinie comme une rsistance la mort chez Hegel, il ne sagit plus, comme chez Spinoza, de rsistance une mort accidentelle qui vient du dehors, mais bien plutt de la lutte contre la pousse

    10 B. MABILLE, Hegel. Lpreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999, p. 57. 11 G.W.F. HEGEL, Encyclopdie des sciences philosophiques. II. Philosophie de la nature, traduction de B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2004, p. 313 : Seul un vivant ressent un manque ; car seul il est, dans la nature, le concept, lequel est lunit de lui-mme et de son oppos dtermin. L o il y a une borne, elle nest une ngation que pour un tiers, pour une comparaison extrieure. Mais manque, elle lest pour autant que, dans un tre un, est prsent aussi bien le fait dtre au-del, [et] que la contradiction comme telle est immanente et pose en lui. Un tre qui est capable davoir et de supporter dans lui-mme la contradiction de lui-mme est le sujet ; cest l ce qui constitue son infinit .

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    intrieure dune maladie originaire, comme lexplique Bernard Mabille :

    La mort elle-mme [] nest pas simplement rencontre. Elle apparat en fait au plus intime du vivant. Pour le comprendre, partons de lanalyse de la maladie quoffre le 371 : Il se trouve dans ltat de maladie pour autant que lun de ses systmes ou de ses organes, stimul (erregt) dans son conflit avec la puissance inorganique, se pose solidement pour lui-mme et se fixe dans son activit particulire face lactivit du tout dont se trouvent ainsi inhibs la fluidit et le processus qui parcourt tous les moments. Nous avons vu comment lorganisme vivant dpasse la contingence-extriorit des corps naturels inorganiques en rflchissant en un systme les organes qui ne sont plus de simples parties (Glieder). La maladie marque le repli dun lment de lorganisme, son abstraction par rapport la totalit organique. La douleur est symptme de cette scession dans ma chair. Se repliant sur lui-mme, lorgane rgresse au rang de simple partie parce quil nest plus travers par la Flssigkeit cette fluidit qui signe laisance et la souplesse dun organisme sain. Il y a ds lors, en toute douleur, une raideur qui est comme la prfiguration de la cessation de la vie. La maladie nest pas un accident extrieur, mais une sorte de paralysie qui nat au fond du corps et se propage jusqu menacer sa cohrence. La maladie, dit Hegel, emptre lhomme dans les liens avec une puissance inorganique (E, 374). Il y a dans toute maladie la rsurgence menaante du poids de linorganique, de cette matire inerte que le corps conservait tout en se faisant systme. Certes, toute maladie nest pas mortelle et dans la gurison (E, 372), la totalit organique reprend possession de sa part dissidente. Pourtant,

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    comme lannonce Hegel, le fait de surmonter une inadquation singulire et de la laisser derrire soi ne supprime pas linadquation universelle (E, 374). [] La vie apparat donc comme une chute sans cesse conjure par le vivant mais inluctable. [] La maladie nest pas un accident qui survient inexplicablement chez le vivant, mais est bien essentielle . Elle nest donc pas une contingence extrieure, un hasard. Elle ne survient pas mais habite le vivant. En ce sens, on peut dire que le vivant est foncirement malade parce que, en tant que naturel, il est radicalement inadquat luniversalit de la vie. Cest pourquoi Hegel parle de la maladie originaire (ursprnglische Krankheit) de lindividu vivant (E, 375) et du germe (Keim des Todes) de mort quil porte essentiellement en lui.12

    Lanti-hglianisme de Deleuze, en sa dtermination la plus immdiate, est hostilit une identification de la vie la maladie et de la mort au processus moteur du vivant. Nous verrons que la thse hglienne dune vie essentiellement malade ou de la vie comme preuve douloureuse du maintien dune fluidit vitale par le corps trouve pourtant dans LAnti-dipe une trange rsonance dans la description de lexprience vitale problmatique dun corps sans organes. La corporit, insparable dun critre dvaluation des manires dtre et des affects, est le lieu dans lequel prend place le conflit entre Deleuze et Hegel.

    12 B. MABILLE, Hegel. Lpreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999, p.61-62.

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    3. Le corps comme fil conducteur

    Une lecture nietzschenne de Spinoza permet Deleuze darticuler sa critique de la dialectique et du ngatif la thorie du corps comme modle physique et dynamique13. Sa hantise dune mort qui monte du dedans et senracine dans llment vital prend la forme de la critique du ressentiment et de la mauvaise conscience14. Si les passions tristes sont combattre et vaincre, cest parce quelles sparent les hommes de leur essence et les rduisent ltat dabstraction. Inversement, les passions joyeuses sont une part dternit conquise, si bien que la perte dune vie domine par la joie nest perte de rien et que, dans ces conditions, nous ne perdons que des parties

    13 Ibid., p. 28 : Spinoza propose aux philosophes un nouveau modle : le corps. Il leur propose dinstituer le corps en modle : On ne sait pas ce que peut le corps Cette dclaration dignorance est une provocation : nous parlons de la conscience et de ses dcrets, de la volont et de ses effets, des mille moyens de mouvoir le corps, de dominer le corps et les passions mais nous ne savons mme pas ce que peut un corps. Nous bavardons, faute de savoir. Comme dira Nietzsche, on stonne devant la conscience, mais, ce qui est surprenant, cest bien plutt le corps . 14 SPP, p. 22 : Toutes les manires dhumilier et de briser la vie, tout le ngatif ont pour lui deux sources, lune tourne vers le dehors et lautre vers le dedans, ressentiment et mauvaise conscience, haine et culpabilit. La haine et le remords, les deux ennemis fondamentaux du genre humain. Ces sources, il ne cesse de les dnoncer comme lies la conscience de lhomme et ne devant tarir quavec une nouvelle conscience, sous une nouvelle vision, dans un nouvel apptit de vivre. Spinoza sent, exprimente quil est ternel .

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    extensives 15. La perte est comme efface, dralise et lexistence comme preuve (au sens physique ou chimique) consiste ainsi organiser les rencontres favorables, composer les puissances qui concourent produire des affects de joie. La question de la mort ne se pose donc pas ; seules les passions tristes et le culte de la mort quelles alimentent rigent la mort en modle, lui confrent une existence autonome et la laisse imprgner un climat vital affaibli16.

    Ces positions, construites dans linterprtation deleuzienne des philosophies de Nietzsche et de Spinoza, soutiennent la thorie de linconscient machinique et structurent la critique de la psychanalyse et des formations sociales dans LAnti-dipe, mais elles sont inflchies, voire renverses, par la nature de la 15 SPE, p. 279 : Que se passe-t-il quand nous mourons ? La mort est une soustraction, un retranchement. Nous perdons toutes les parties extensives qui nous appartenaient sous un certain rapport ; notre me perd toutes les facults quelle ne possdait quen tant quelle exprimait lexistence dun corps lui-mme dou de parties extensives. Mais ces parties et ces facults avaient beau appartenir notre essence, elles ne constituaient rien de cette essence : notre essence en tant que telle ne perd rien en perfection quand nous perdons en extension les parties qui composaient notre existence . 16 SPP, p. 40 : Spinoza nest pas de ceux qui pensent quune passion triste ait quelque chose de bon. Avant Nietzsche, il dnonce toutes les falsifications de la vie, toutes les valeurs au nom desquelles nous dprcions la vie : nous ne vivons pas, nous ne menons quun semblant de vie, nous ne songeons qu viter de mourir, et toute notre vie est un culte de la mort .

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    conceptualit que Deleuze et Guattari inventent en 1972 et par le mode dexposition dans lequel celle-ci se dploie. Dans le cours sur LAnti-dipe que nous avons cit, Deleuze prcise que Le tyran na quune possibilit : riger un culte de la mort, faire communier [les hommes] dans les passions tristes . La thorie spinoziste des passions tristes, superpose la critique nietzschenne du ressentiment et de la culpabilit, se rapporte finalement encore la conjuration du modle de la mort que condense philosophiquement lhglianisme. Dans un texte clbre de la Phnomnologie de lEsprit, Hegel dfinit en effet la vie de lesprit comme une vie qui ne se crispe pas sur sa conservation de soi mais slance vers le risque de sa perte et sy maintient17. Deleuze choisit de penser la vie du corps et de faire de la vie du corps un principe pour la pense. Le projet deleuzien pourrait se rsumer prendre position en faveur de la vie du corps contre cette vie de lesprit qui, selon Hegel, porte la mort, et se maintient dans la mort mme .

    17 G.W.F. HEGEL, Phnomnologie de lEsprit, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, p. 29 : La mort, si nous voulons nommer ainsi cette irralit, est la chose la plus redoutable, et tenir fermement ce qui est mort, est ce qui exige la plus grande force. La beaut sans force hait lentendement, parce que lentendement attend delle ce quelle nest pas en mesure daccomplir. Ce nest pas cette vie qui recule dhorreur devant la mort et se prserve pure de la destruction, mais la vie qui porte la mort, et se maintient dans la mort mme, qui est la vie de lesprit .

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    B. La vie du corps et lincorporation

    1. Artaud et la vie du corps

    Dans son exploration dune vie du corps libre de la charge de la ngativit, Deleuze a un guide : Artaud le schizophrne. Le corps que Deleuze choisit, titre de fil conducteur, pour mener sa critique de lhglianisme ou penser en marge de lhglianisme, nest en effet pas le corps au sens ordinaire du terme, celui quapprhende par exemple le phnomnologue. Il sagit dun corps trs particulier quil revient lcrivain Antonin Artaud davoir dcouvert : Artaud est le seul avoir t profondeur absolue dans la littrature, et dcouvert un corps vital et le langage prodigieux de ce corps, force de souffrance, comme il dit. Il explorait linfra-sens, aujourdhui encore inconnu 18. Fait dos et de sang, selon la description quen donne Artaud, le corps sans organes est un corps glorieux et fluidique vcu dans lordre primaire, cest--dire dans la dimension de la profondeur, sous la surface ventre de lorganisation secondaire o se distribue et sordonne le sens. La treizime srie de Logique du sens nonce la gnralisation du cas

    18 LS, p. 114.

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    Artaud au vcu du schizophrne19. Elle anticipe les dveloppements de LAnti-dipe qui thmatiseront la relation entre corps sans organes et processus schizophrnique et justifie, par avance, le choix de placer la production primaire de linconscient au cur de la thorie mtapsychologique que construiront Deleuze et Guattari en 1972 :

    La rvlation qui va animer le gnie dArtaud, le moindre schizophrne la connat, la vit sa manire aussi : pour lui il ny a pas, il ny a plus de surface. [] Le premier aspect du corps schizophrnique, cest une sorte de corps-passoire : Freud soulignait cette aptitude du schizophrne saisir la surface et la peau comme perce dune infinit de petits trous. La consquence en est que le corps tout entier nest plus que profondeur, et emporte, happe toutes choses dans cette profondeur bante qui reprsente une involution fondamentale.20

    La vie du corps nexclut pas la contradiction. Il y a bien, en effet, une contradiction propre au schizophrne, incarne, corporelle, une manire schizophrnique de vivre la contradiction : soit dans la fente profonde qui traverse le corps,

    19 Et inversement, dans LAnti-dipe, Deleuze subsume le cas Artaud sous la catgorie de schizophrne pour expliquer sa singularit en littrature : Artaud est la mise en pice de la psychiatrie, prcisment parce quil est schizophrne, et non parce quil ne lest pas. Artaud est laccomplissement de la littrature, prcisment parce quil est schizophrne, et non parce quil ne lest pas. Il y a longtemps quil a crev le mur du signifiant : Artaud le Schizo (A, p. 160). 20 LS, p. 106-107.

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    soit dans les parties morceles qui sembotent et tournoient. Corps-passoire, corps-morcel et corps-dissoci forment les trois premires dimensions du corps schizophrnique 21. Laventure singulire que mne Artaud, dans les dbats dune vie convulsive, dans la nuit dune cration pathologique concernant les corps , diffre en nature de lentreprise de cration de Carroll, celle-ci sopposant celle-l point par point comme lorganisation secondaire soppose lordre primaire : Les sries de surface du type manger-parler nont rellement rien de commun avec les ples en profondeur apparemment semblables. Les deux figures du non-sens la surface, qui distribuent le sens entre les sries, nont rien voir avec les deux plonges de non-sens qui lentranent, lengloutissent et le rsorbent 22. Ce choix de la vie du corps est corrlatif dune stratgie de contestation de la vie de lesprit par les moyens qui lui sont propres : la dvoration et lincorporation.

    2. La dvoration du sens par le non-sens :

    Deleuze caractrise les proprits de la dimension du corps en faisant appel au modle oral de lacte de dvoration : Le

    21 Ibid., p. 107. 22 Ibid., p. 112.

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    non-sens ne donne plus le sens, il a tout mang 23. Deleuze se rfre ici la nature du langage schizophrnique, associ aux profondeurs de ltre et au non-sens. Le langage schizophrnique, en lequel parat ltre des profondeurs, est cannibale : Artaud dit que ltre, qui est non-sens, a des dents 24. Nous devons rapprocher ce modle de la dvoration dans Logique du sens dune remarque de Zizek propos de LAnti-dipe25. Le premier chapitre de ce livre, Les machines dsirantes , souvre sur une longue numration des oprations varies des machines dsirantes-objets partiels :

    a fonctionne partout, tantt sans arrt, tantt discontinu. a respire, a chauffe, a mange. a chie, a baise. Quelle erreur davoir dit le a. Partout ce sont des machines, pas du tout mtaphoriquement : des machines de machines, avec leurs couplages, leurs connexions. Une machine-organe est branche sur une machine-

    23 Ibid., p. 101. 24 Ibid., p. 111. 25 S. ZIZEK, Less than nothing, London/New York, Verso, 2012, p. 757-758 : The famous first paragraph of Deleuze and Guattari Anti-dipus contains another unexpected example of universality grounded in an exception : it begins with a long list of what the unconscious (it, not the substantialized Id, of course) does : It is at work everywhere, functioning smoothly at times, at other times in fits and starts. It breathes, it heats, it eats. It shits and fucks. Talking is conspicuously missing from this series : for Deleuze and Guattari, there is no a parle, the unconscious does not talk. The plethora of functions is in place to cover up this absence as was clear already to Freud, multiplicity (of phalluses in a dream, of the wolves the Wolf-man sees through the window in his famous dream) is the very image of castration. Multiplicity signals that the One is lacking .

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    source : lune met un flux, que lautre coupe. Le sein est une machine qui produit du lait, et la bouche, une machine couple sur celle-l.26

    Labsence dun a parle dans la multiplicit bruyante des activits machiniques indique, selon Zizek, labsentement de lUn. Le dbut de LAnti-dipe plonge le lecteur dans linconscient ciel ouvert 27 du schizophrne. Artaud nest plus le guide des profondeurs du corps ; cest le fonctionnement de son inconscient mis nu quil sagit de dcrire. Labsence dun a parle dans lnumration liminaire exprime, plus que labsence de lUn, la prvalence de lacte de dvorer sur lacte de parler. Dans un article intitul Introjecter-incorporer. Deuil ou mlancolie , Nicolas Abraham et Maria Torok montrent que lincorporation correspond un fantasme 28 qui est le substitut rgressif et rflexif de lidentification introjective et renvoie un refus du deuil, une ngation de la perte. Ngation telle que lexpression de cette perte est interdite. Les auteurs distinguent lacte dintrojecter (jeter dedans), associ une communication des bouches vides et capables de parler,

    26 A, p. 7. 27 J. LACAN, Sminaire III. Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 71. 28 N. ABRAHAM et M. TOROK, Introjecter incorporer. Deuil ou mlancolie , in Destins du cannibalisme, Nouvelle revue de psychanalyse, numro 6, Paris, Gallimard, Automne 1972, p. 111.

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    de lacte dincorporer, o le vide de la bouche devient bouche avide :

    [] dfaut de pouvoir se nourrir des mots qui schangent avec autrui, elle va sintroduire, fantasmatiquement, tout ou partie dune personne, seule dpositaire de ce qui na pas de nom. Depuis lintrojection, avre impossible, le passage dcisif lincorporation seffectue donc au moment o, les mots de la bouche ne venant pas combler le vide du sujet, celui-ci y introduit une chose imaginaire.29

    Lincorporation cannibalique a pour objet les pertes qui, ne pouvant pas savouer en tant que pertes, sont absorbes, mures dans un caveau intra-psychique, autrement dit dans une crypte, suivant une topique inclusion30. Lopration

    29 Ibid., p. 114. 30 Ibid., p. 112 : Introduire dans le corps, y dtenir ou en expulser un objet tout ou partie ou une chose, acqurir, garder, perdre, autant de variantes fantasmatiques, portant en elles, sous la forme exemplaire de lappropriation (ou de la dsappropriation feinte) la marque dune situation intra-psychique fondamentale : celle qua cre la ralit dune perte subie par le psychisme. Cette perte, si elle tait entrine, imposerait un remaniement profond. Le fantasme dincorporation prtend raliser cela de faon magique, en accomplissant au propre ce qui na de sens quau figur. Cest pour ne pas avaler la perte, quon imagine davaler, davoir aval, ce qui est perdu, sous la forme dun objet. Dans la magie incorporante on relve ainsi deux procds conjugus : la dmtaphorisation (la prise au pied de la lettre de ce qui sentend au figur) et lobjectivation (ce qui est subi nest pas une blessure du sujet mais la perte dun objet). La gurison magique par incorporation dispense du travail douloureux du remaniement. Absorber ce qui vient manquer sous forme de nourriture, imaginaire ou relle, alors que le psychisme est endeuill, cest refuser dintroduire en soi la partie de soi-mme dpose dans ce qui est perdu, cest refuser de savoir le vrai sens de

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    dincorporation a pour enjeu dexclure ce qui ne se laisse pas expulser au dehors en lemmurant dans une crypte en manire d exclusion intestine 31. Dans LAnti-dipe, le processus dexposition d-mtaphoris (les auteurs soulignent la littralit de leur discours) de la pense deleuzo-guattarienne se situe du point de vue du psychotique, celui dArtaud, de Schreber, mais aussi celui de lHomme aux loups, cas clinique qui conduit Abraham et Torok introduire la notion de crypte en psychanalyse. Cette exclusion vise lautre de la vie du corps.

    3. Dans la crypte hglienne

    Notre hypothse de lecture de LAnti-dipe consiste supposer que la stratgie anti-hglienne de Deleuze et Guattari rside dans le cryptage de certaines squences dialectiques. La mtapsychologie fonde partir de la catgorie de schizophrnie peut ainsi recevoir son explication de cette topique de linclusion qui arrime lexposition du processus de la vie inconsciente des schmes dialectiques sous-jacents. Lhypothse dune crypte hglienne dans LAnti-dipe, ou dun hglianisme crypt, a pour finalit de restituer au texte la perte, celui qui fait quen le sachant on serait autre, bref, cest refuser son introjection . 31 J. DERRIDA, Fors in ABRAHAM et TOROK, Le Verbier de lHomme aux loups, Paris, Flammarion, 1976, p. 13.

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    deleuzo-guattarien une cohrence en certaines articulations de lexposition des principes dun inconscient productif et machinique. Elle a donc valeur de mthode. Il sagit pour nous de mettre en vidence, par cette hypothse, certains nuds dans largumentation de Deleuze et Guattari, nuds qui apparaissent ds lors que lon fait le choix de lire LAnti-dipe en accordant au procd dexposition quils construisent toute sa valeur, cest--dire comme on lit un livre de philosophie classique o ltude du contenu conceptuel nest pas sparable de lappareil dmonstratif.

    Cette hypothse de lecture nexclut pas une tude des sources de la pense deleuzo-guattarienne, seule capable de remdier lopacit de certains concepts de LAnti-dipe et de comprendre les effets thoriques produits par lenchssement des rfrences et la superposition de concepts emprunts dautres philosophes ou au champ des sciences humaines. Elle est en revanche incompatible avec une approche des textes de Deleuze et Guattari fonde sur la mtaphore deleuzienne de la boite outils , insuffisante pour rendre compte de cette construction thorique singulire quest LAnti-dipe32. Le

    32 Dans un entretien avec Foucault, Les intellectuels et le pouvoir , Deleuze dclare : Cest a, une thorie, cest exactement comme une bote outils. Rien voir avec le signifiant Il faut que a serve, il faut que

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    projet de ses auteurs donner voir linconscient comme par un phnomne dautoscopie et donner une reprsentation de la vie autonome du sub-reprsentatif est pour le moins paradoxal et dune originalit radicale. Car comment donner voir linconscient en soi ? En lisant LAnti-dipe, la question suivante simpose et se rappelle priodiquement nous : de quoi Deleuze et Guattari parlent-ils au juste ? 1) De linconscient comme principe mtaphysique qui, la manire de la raison hglienne dans lHistoire, structure le rel politico-social par la mdiation dindividus ports leur insu par le processus ? ; 2) de lexistence du champ politico-social du point de vue, en grande partie inconscient, de chacun ? 3) dun inconscient collectif produisant des effets dans le rel ? ; 4) de linconscient comme volume ontologique total substantialis, lieu de circulation de flux ? ; 5) de larticulation de chacun au monde commun du point de vue de conditions donnes dans linconscient ? ; 6) dune thorie de linconscient sur lui-mme (ce quindique la premire page de LAnti-dipe : le prsident Schreber sent quelque chose, produit quelque chose, et peut en faire la thorie ) ? Il nous appartiendra de dmler les

    a fonctionne. [] La thorie, a ne se totalise pas, a se multiplie et a multiplie. Cest le pouvoir qui par nature opre des totalisations [] (ID, p. 290-291).

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    registres (pistmologiques, sociologiques et politiques, ontologiques, ) enchsss dans lesquels se dveloppe la pense deleuzo-guattarienne. La singularit du rgime discursif de LAnti-dipe est peut-tre ce que commente implicitement le premier chapitre de Mille plateaux en dcrivant ce quest un livre33 : nous trouvons en effet dans LAnti-dipe une teneur polmique qui induit parfois des effets de disruption dans largumentation, mais aussi une cohrence remarquable et une qualit authentiquement philosophique du discours (organisation-organisme) ; un excs et une prolifration des rfrences brasses et de leurs connexions (CsO de lorganisme) ; un livre qui fonctionne avec dautres champs (ceux de la psychanalyse, de lconomie politique, de lethnologie, etc.). Dans un entretien avec les auteurs de LAnti-dipe, en 1972, Serge Leclaire confie son sentiment sur leur livre :

    Je crois que votre intention, ici avoue, dun livre o toute dualit possible serait supprime , est une intention qui a t atteinte au-del mme de vos esprances. a met vos interlocuteurs, dans une situation qui leur laisse, pour peu quils soient un tout petit peu clairvoyants, la seule et unique perspective dtre absorbs, digrs, ligots, bref

    33 MP, p. 8-9.

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    annuls comme tels par ladmirable fonctionnement de la dite machine !34

    Livre jug totalisant, absorbant, de nature intgrer, absorber toutes les questions quon pourrait tenter douvrir [et] collant un suppos rel [,] texte sans signifiant qui dirait le vrai sur le vrai 35, LAnti-dipe rclame une stratgie de lecture qui tienne compte des diffrents niveaux et registres danalyse. La fonction de lhypothse dune prsence de schmes dialectiques structurant le discours deleuzo-guattarien se ramne finalement la ncessit de trouver un point dappui hors de la logique de celui-ci pour mieux lapprhender sans tomber dans lornire dun mimtisme aveugle trs largement rpandu dans les tudes deleuziennes.

    C. Mouvement

    Nous procderons en cinq parties. Notre point de dpart consistera examiner, dans une premire partie, la notion de corps sans organes et apprhender le fonctionnement immanent de linconscient machinique. Nous serons ainsi amens suivre lordre dexposition des trois synthses passives de linconscient en nous situant sur le plan danalyse des machines dsirantes et du sub-reprsentatif. La deuxime 34 ID, p. 308. 35 Loc. cit.

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    partie analysera un passage clef du premier chapitre de LAnti-dipe en se concentrant sur la notion de processus schizophrnique. Dans une troisime partie, nous dgagerons les principes dune mtapsychologie adquate au projet dune schizo-analyse, principes noncs dans LAnti-dipe, mais expliciter, ordonner et reconstruire. Une telle reconstruction implique une valuation des dplacements oprs par rapport aux concepts psychanalytiques. La reconstruction dune mtapsychologie en fonction de la fiction dun pur tre de dsir , emprunte Serge Leclaire, est loccasion de cerner les points de rencontre et darticulation du discours philosophique et du discours psychanalytique. Nous dvelopperons lintuition de Robert Castel, qui observait en 1973 dans Le psychanalysme que le livre de Deleuze et Guattari se situait la pointe extrme dun mouvement de fuite en avant explicable partir dun malaise interne la psychanalyse et suggrerait que la schizo-analyse, cest la psychanalyse gnralise, rassemblant toutes les puissances de linconscient 36. Dans la quatrime partie, nous nous efforcerons de mettre en vidence laxe principal qui soutient ldifice thorique deleuzo-guattarien de 1972 et conduit du ple dune exprience ordinaire et intensive de la mort celui dun 36 R. CASTEL, Le psychanalysme, Flammarion, Paris, 1973, p. 273.

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    instinct de mort en acte dans le mode de production capitaliste. Ltude des causes et des modalits de linvitable refoulement de la production dsirante sur le plan danalyse de lexistence molaire invite cet gard questionner la psychanalyse en tant quelle se fait le relai des puissances rpressives des formations sociales contemporaines. La cinquime partie reviendra sur les attendus de la critique deleuzo-guattarienne de la psychanalyse et dduira de la mtapsychologie schizo-analytique et de la critique de la psychanalyse lesquisse des principes pratiques dune cure ordonne au fonctionnement dun inconscient machinique.

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    Premire partie Le modle de la mort : la construction du corps sans organes et la logique de la rpulsion

    Chapitre premier La station vitale hypocondriaque et la vie dtache

    Dans Sois mon corps, Judith Butler crit qu il existe une zone de rencontre et de rpulsion, que lon pourrait mme appeler la vie du corps, qui consiste dans le mouvement contraire dune propulsion vers et loin de la conservation de soi comme telle. Ceci permettrait quelque chose comme la pulsion de mort dentrer dans notre conception de la vie chez Hegel ; elle distinguerait Hegel de Spinoza et de ses lecteurs les plus spinozistes (nous soulignons), elle placerait la tension irrductible entre ces deux mouvements (attachement et dtachement) au centre dune conception renouvele de la

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    vie elle-mme 37. laune de ce critre de dmarcation, la mise lpreuve simultane du spinozisme et de lanti-hglianisme que lon attribue Gilles Deleuze invite questionner une notion centrale de son systme dans laquelle se dcide le sens donner cette vie du corps , que la vie de lorganisme npuise pas mais appauvrit : la notion de Corps sans Organes ou CsO .

    Il est remarquable que Deleuze reconnaisse dans lEthique de Spinoza le grand livre sur le CsO et que la substance spinoziste constitue, selon lui, le modle pertinent de ce quest un corps sans organes38. La pluralit des types dexpriences vises sous lactivit pratique de construction dun corps sans organes et leur possible articulation justifient un recours au modle de lintgration des attributs dans une substance 37 J. BUTLER, C. MALABOU, Sois mon corps, Montrouge, Bayard, 2010, p. 101-102. Judith Butler et Catherine Malabou proposent une lecture de Hegel qui prend en compte une htro-affection solidaire de la notion de vie dans la Phnomnologie de lEsprit, proposition qui constitue une alternative une lecture spinoziste de luvre hglienne. Cf. p. 100 : Je pense quil existe des manires de lire Hegel qui le rapprochent de Spinoza, de Freud mme, des lectures qui voient luvre dans sa pense un conatus, un dsir li lexistence, que tous les actes du sujet prsupposent. Ce conatus, attachement la conservation et la dure, permettrait de dceler chez Hegel une pulsion de vie , peut-tre aussi une sorte dauto-affection, celle que Freud a en vue dans les premiers paragraphes de son essai Pour introduire le narcissisme. 38 A, p. 390 : Le corps sans organes est la substance immanente, au sens le plus spinoziste du terme .

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    unitaire suivant lopration philosophique luvre dans la construction du concept de Dieu dans la premire partie de lEthique : Les attributs, note Deleuze, ce sont les types ou les genres de CsO, substances, puissances, intensits Zro comme matrices productives. Les modes sont tout ce qui se passe : les ondes et vibrations, les migrations, seuils et gradients, les intensits produites sous tel ou tel type substantiel, partir de telle matrice 39. Le sixime chapitre de Mille plateaux rpertorie, en une liste ouverte, les formes varies de CsO : corps hypocondriaque, corps paranoaque, corps du schizo, corps du drogu, corps masochiste, corps de lamant40. Chacun de ces types de CsO, limage des genres de la substance spinoziste, se prsente comme un continuum dintensits se raccordant aux autres types de CsO en une multiplicit de fusion. Chacun exprime une mme puissance dtre dans chacune des intensits qui le peuplent et le saturent. A cet gard, comme le fait observer Pierre Macherey, il faut prendre au srieux lide que linfinit de la substance passe, intensivement, dans tous ses modes sans se partager : toute ltendue, indivisiblement, est dans une goutte deau, comme toute la pense est prsente en acte dans chaque ide,

    39 MP, p. 190. 40 Ibid., p. 186-187.

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    et la dtermine ncessairement 41. Chez Spinoza, ce rapport immanent et intensif entre la substance et ses modes exclut demble que la connaissance qui mne de ceux-ci celle-l procde de manire rgressive sous leffet dune ngativit interne, comme le veut Hegel dans son interprtation de la formule omnis determinatio est negatio 42. Le spinozisme de Deleuze savre plus particulirement dans une philosophie pratique o lexprimentation de soi ou sur soi est directement lpreuve, dans les intensits vcues, dun corps plein qui ne manque de rien. Pourtant, dans LAnti-dipe, le corps sans organes est aussi dcrit comme le modle de la mort : Le modle de la mort apparat quand le corps sans organes repousse et dpose les organes 43. Identifiant le corps sans organes un mouvement de rpulsion lgard de lquilibre de la vie de lorganisme, Deleuze ne se trouve-t-il pas alors de lautre ct de la ligne de dmarcation trace par Butler, en territoire hglien ? Le problme de la rpulsion inaugurale des objets partiels domine la question de lattachement et du 41 P. MACHEREY, Hegel ou Spinoza, Paris, Editions La dcouverte, 1990, p. 173. 42 Loc. cit. 43 A, p. 393 : Le modle de la mort apparat quand le corps sans organes repousse et dpose les organes pas de bouche, pas de langue, pas de dents jusqu lauto-mutilation, jusquau suicide. La mort nest pas dsire, il y a seulement la mort qui dsire, au titre du corps sans organes ou du moteur immobile [...] .

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    dtachement lgard de la vie et laisse entrevoir une opration dincorporation de lhglianisme qui se joue, avant tout, dans la mise en place de la notion de corps sans organes et, plus gnralement, dans le statut de lanti-production .

    A. Corps sans organes et saturation

    Dans le contexte argumentatif du chapitre 6 de Mille plateaux, Deleuze prsente le corps sans organes comme le rsultat dune pratique ou dun ensemble de pratiques. Dfinition essentiellement ngative : Ce nest pas du tout une notion, un concept 44. Ni concept dune limite extrieure de lexprimentable, ni notion abstraite dun indiffrenci fondamental, le CsO renvoie plutt une exprience qui rsiste toute conceptualisation et en marque le dehors : il est certes une limite, mais une limite actuellement vcue qui porte, repousse et dplace le sujet qui se constitue dans sa singularit par cette exprience mme ( Comment se faire un corps sans organes ? )45. La nature non-conceptuelle ou extra-conceptuelle du corps sans organes soustrait celui-ci lemprise de toute activit de symbolisation ou de dfinition : 44 MP, p. 186. 45 Ibid., p. 200 : [] il ny a pas mon corps sans organes, mais moi sur lui, ce qui reste de moi, inaltrable et changeant de forme, franchissant des seuils .

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    On dit : quest-ce que cest, le CsO mais on est dj sur lui, se tranant comme une vermine, ttonnant comme un aveugle ou courant comme un fou, voyageur du dsert et nomade de la steppe 46. Le CsO ne se laisse pas davantage reprsenter dans une forme imaginaire ou spculaire ; il chappe radicalement lordre de la reprsentation. Tel est le principe de la critique que Deleuze adresse la psychanalyse dans les tentatives quelle mne pour rendre compte des phnomnes de corps sans organes47. Si le concept de genre substantiel dvelopp dans lEthique de Spinoza constitue le modle philosophique dont se rapprocherait le plus le CsO, on ne peut pas considrer que cette assimilation, force et prsente sur un mode hypothtique, suffise tenir lieu de conceptualisation adquate du CsO. Sappuyant sur les analyses de Dalcq dans le champ de la biologie et de lembryologie, Deleuze complte la dtermination du CsO en tablissant une analogie entre celui-ci et luf : Le CsO, cest luf 48. Cette analogie entre

    46Ibid., p. 186. 47 Ibid., p. 203 : Le tort de la psychanalyse est davoir compris les phnomnes de corps sans organes comme des rgressions, des projections, des fantasmes, en fonction dune image du corps . 48 Ibid., p. 202. Et p. 190 : [] nous traiterons le CsO comme luf plein avant lextension de lorganisme et lorganisation des organes, avant la formation des strates, luf intense qui se dfinit par des axes et des vecteurs, des gradients et des seuils, des tendances dynamiques avec mutation dnergie, des mouvements cinmatiques avec dplacement de

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    luf (biologique, psychique ou cosmique) et le corps sans organes est doublement dirige contre la psychanalyse : dune part, elle invite dsamorcer toute interprtation psychanalytique du CsO en terme de fantasme, de reprsentation ou de scne thtrale. Dautre part, elle donne au CsO un sens nergtique, celui dune instance intendue (spatium contre extensio) de production dintensits, cest--dire de ralit. Elle en fait une instance contemporaine et non, comme le voudrait la psychanalyse, un rsultat obtenu par voie de rgression de ladulte lenfant49.

    Il nous faut faire un pas de plus dans la dtermination de ce quest un corps sans organes en prenant pour fil directeur cette analogie entre uf et CsO, de faon mettre nu la racine du spinozisme deleuzien et frayer un accs vers lattachement la vie quelle renferme. Le procd de dtermination conceptuelle que nous adoptons ici consiste, comme le fait par exemple Deleuze pour construire le concept de visage dans le septime chapitre de Mille plateaux partir des thses

    groupes, des migrations, tout cela indpendamment des formes accessoires, puisque les organes napparaissent et ne fonctionnent ici que comme des intensits pures. Lorgane change en franchissant un seuil, en changeant de gradient . 49 Elle ne comprenait rien luf , crit Deleuze, propos de la psychanalyse, dans Mille plateaux, p. 203.

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    dIsakower, Lewin et Spitz, enrichir le concept de corps sans organes en empruntant la perspective psychogntique de Freud les lments dune gnalogie du corps sans organes pour en cerner les composantes principales. Dans un article paru dans le n44 de la revue Champ psychosomatique et intitul Le corps sans organe et lorgane hypocondriaque , le psychanalyste Franois Villa se propose de comprendre ce quAntonin Artaud appelle corps sans organes et position de la chair - cette chair mtaphysique ou matire intense vers laquelle tend le corps comme vers sa limite propre en une tension qui, parce quelle porte sur un objet non spcularisable, prend la forme dun acte de connaissance, dexploration de soi dans lpreuve appropriante dune douleur. Villa choisit pour point de dpart de sa mditation lanalogie deleuzienne entre luf et le corps sans organes et cite Francis Bacon, Logique de la sensation : [] luf prsente justement cet tat du corps avant la reprsentation organique : des axes et des vecteurs, des gradients, des zones, des mouvements cinmatiques et des tendances dynamiques, par rapports auxquels les formes sont contingentes et accessoires 50. Dans ce passage, situ au

    50 FB-LS, p.33

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    dbut du chapitre VII de Francis Bacon, Deleuze reprend les analyses du sixime chapitre de Mille plateaux, mais il en vacue la critique de lapproche psychanalytique, juge rgressive et projective, des phnomnes de corps sans organes. Il concentre son analyse sur la notion donde qui parcourt la chair et les nerfs du corps sans organes, sur les variations damplitude de cette onde de vie non organique et sur la pertinence de la catgorie nosographique dhystrie pour rendre compte de la ralit vcue du corps quaniment ces variations. Tout lintrt de larticle de Franois Villa est de mettre en vidence la possibilit dune interprtation gntique et psychanalytique du phnomne de corps sans organes partir du modle de luf intense. Villa dcle une concordance entre le texte de Deleuze et le texte freudien, dans lequel on trouve galement le recours au modle de luf et lune de ses variantes qui est lanimalcule protoplasmique : Lune et lautre de ses formes sont susceptibles de connatre des variations allotropiques et cest particulirement plus net dans le cas de lanimalcule dont la plasticit est conserve dans le temps 51.

    51 F.VILLA, Le corps sans organes et lorgane hypocondriaque in Champ psychosomatique n44, Paris, Lesprit du temps, 2006, p. 36. Notons qu aucun moment dans son article Franois Villa ne mentionne LAnti-dipe ni

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    L animalcule protoplasmique permet Freud de figurer linvestissement libidinal originel du moi caractristique du narcissisme primaire et son articulation au stade du choix dobjet, o le moi concde des portions de la libido aux investissements dobjet, travers limage de lmission de pseudopodes par cet animalcule. Le modle de luf, ou de lanimalcule qui na pas encore consenti des ramifications pseudopodiques , dfinit en propre le narcissisme primaire, que Freud introduit entre lauto-rotisme et le choix dobjet52. Lun des motifs qui, aux yeux de Freud, justifie la construction dune thorie du narcissisme primaire est rechercher dans la ncessit dintgrer la comprhension des troubles pathologiques rpertoris sous le nom de paraphrnie ou de schizophrnie la prsupposition dune thorie de la libido : dans le narcissisme primaire comme dans la schizophrnie qui marque un retour ce stade, la libido est soustraite aux objets, retire du monde et des personnes. La caractrisation de ce dtournement lgard du monde extrieur, qui se signale par un dlire des grandeurs, une conduite histrionique et, dans les

    Mille plateaux, o la notion de corps sans organes est pourtant omniprsente. 52 Cest dans Totem et tabou que Freud scinde lauto-rotisme en deux squences, rservant le nom dauto-rotisme la premire, nommant narcissisme primaire la seconde.

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    pisodes psychotiques majeurs, un sentiment de fin du monde 53, impose de retracer le destin de la libido retire des objets. Guid par une perspective psychogntique, Freud estime que :

    [] le dlire des grandeurs lui-mme nest pas une no-cration, il est lagrandissement et la manifestation plus claire dun tat qui avait dj exist auparavant. Nous sommes ainsi amens concevoir le narcissisme qui apparat par inclusion des investissements dobjet comme un narcissisme secondaire qui sdifie par-dessus un narcissisme primaire obscurci par de multiples influences.54

    Lauto-rotisme, stade dans lequel les composantes pulsionnelles partielles de la sexualit ne sont pas unifies et travaillent chacune pour elle-mme pour prlever sur le corps propre des gains de plaisir , sans effectuer de dtour par limage dun corps unifi, renvoie au modle de luf qui fait 53 Freud prsente la fantaisie (ou lauto-perception) de la fin du monde chez les paranoaques comme lexact oppos de ltat amoureux o le sujet abandonne sa personnalit propre en change dun investissement dobjet, la libido du moi et la libido dobjet renvoyant chacune lun des ples de la double existence que mne chaque individu en tant quil a ses vises propres mais aussi en tant que simple appendice de son plasma germinal , suivant le concept form par Weismann en biologie. Lun des enjeux de Pour introduire le narcissisme est de mettre en accord la versatilit de cette rpartition des charges libidinales avec la thse dun dualisme des pulsions et de rendre inutile lhypothse que des nergies psychiques, tout dabord indiffrencies lorigine, ne deviennent libido que dans leur investissement dans un objet. 54 S. FREUD, Pour introduire le narcissisme, in uvres compltes, XII, Paris, P.U.F., 2005, p. 219.

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    ici office de modle psychique lmentaire selon Freud, modle caractris par lautosuffisance et la centration sur soi : luf renvoie lanimalcule protoplasmique ferm aux stimuli du monde extrieur qui peut mme satisfaire ses besoins de nourriture de faon autistique55. Dans lauto-rotisme, le corps demeure indiffrenci du monde extrieur ; on ny discerne lbauche daucune constitution du moi propre. Au contraire, ce qui merge, dans le passage vers le narcissisme primaire, cest un moi propre, corporel et unifi, qui va amener les pulsions isoles se composer en une libido. Pour le dire autrement : le corps de lauto-rotisme est physiologique, ensemble somatique indiffrenci . Il prcde la distinction de zones rognes et correspond au corps sans organes comme norme objet non diffrenci 56, comme uf ou animalcule protoplasmique . Le corps du narcissisme primaire est au contraire psychiquement constitu ; il porte lbauche dune structure moque et dun schma corporel. Dans le narcissisme primaire, le corps reoit pour modle adquat lanimalcule qui mis des pseudopodes pour obtenir, lextrieur, la satisfaction impossible obtenir lintrieur du corps propre. Des zones rognes sy sont diffrencies comme autant de surfaces

    55 F. VILLA, op. cit, p. 36. 56 A, p.13.

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    partielles psychiquement organises de sorte que, comme lcrit Freud, les pulsions sexuelles jusque l isoles se sont dj composes en une unit et ont aussi dj trouv un objet, mais cet objet nest pas un objet externe, tranger lindividu, cest le moi propre, constitu cette poque . Le problme revient comprendre le passage du corps physiologique monadique de lauto-rotisme au corps psychiquement constitu acquis dans le narcissisme primaire, cest--dire le passage qui va mener le psychique dun tat o il nexiste quen puissance un tat o il existera en acte. Le passage du narcissisme primaire, annonciateur dun lan progressif vers lobjet, la relation dobjet proprement dite ne fait que rpter la sortie de lauto-rotisme en direction du narcissisme primaire ; il marque un nouvel chec dune tentative de maintenir la vie de lme sous la modalit de lactivit auto-rotique et autarcique.

    Pour clairer la ncessit dune sortie hors du stade auto-rotique, Franois Villa avance lhypothse dun moment hypocondriaque entre auto-rotisme et narcissisme primaire, moment o le corps, gagn par une extrme tension, entre dans un processus dexpulsion des composantes pulsionnelles qui le saturent. Lchec de la tentative de projeter lextrieur le foyer central de lexcitation pulsionnelle se solde par une

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    projection de celle-ci sur la bordure du corps o vont se former les zones rognes psychiquement qualifies. A la stase de lauto-rotisme succde la stase du narcissisme. On observera ici que, dun point de vue clinique, de mme que la stase de la libido dobjet dtermine, dans les nvroses de transfert, la formation de symptmes et lentre en maladie, la stase de la libido du moi est, selon Freud, mettre en relation avec les phnomnes dhypocondrie et de paraphrnie57. Dans la reconfiguration de la mtapsychologie freudienne accomplie dans LAnti-dipe, limmobilisation et la stase de la production dsirante marque bien, pour Deleuze, le point dmergence du corps sans organes58. Or, la stase de la libido ne va jamais sans la qualit psychique du dplaisir, qui exprime une lvation de la tension59. Do une ncessit, pour la vie animique, de sortir des limites du narcissisme : cette obligation apparat lorsque linvestissement du moi en libido a

    57 Prcisons que, pour Freud, lhypocondrie est dans un rapport la paraphrnie semblable celui des autres nvroses actuelles lhystrie et la nvrose de contrainte, quelle dpendrait donc de la libido du moi, de mme que les autres dpendent de la libido dobjet ; langoisse hypocondriaque serait, en provenance de la libido du moi, le pendant de langoisse nvrotique (Pour introduire le narcissisme, p. 228). 58 A, p. 14. 59 S. FREUD, Pour introduire le narcissisme, op. cit., p. 228.

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    dpass une certaine mesure 60. Lexcitation expulser, lorsquelle dpasse la valeur-seuil, scinde de lintrieur le systme-uf et, comme le note Franois Villa, lorganisme :

    [] est alors le lieu dune exprience qui le confronte une excitation dont, premirement, la libre circulation en tant quonde nest plus possible et qui, secondairement, savre ne disposer ni dune voie de dcharge prdtermine, ni dun appareil apte la dvelopper comme fonction. Lexcitation est alors dcouverte comme pulsion qui, pour atteindre son but, met le corps en mouvement jusqu en faire, comme dit Artaud, une multitude affole do prolifrent les pseudopodes comme autant de tentatives de crer sur le corps propre une voie de dcharge et un organe apte laction sexuelle spcifique.61

    Lintensit de la dcharge expulser se condense douloureusement lintrieur du pseudopode et perce en lui un orifice comme voie de dcharge (en investissant un orifice qui prexiste bien en tant que tel la pousse libidinale, mais qui nacquiert sa valeur psychique que sous leffet de celle-ci : orifice sexuel, mais aussi nez, yeux, oreilles, pores de la peau 60 Ibid., p. 229. Cette question de la mesure ou de la valeur-seuil renvoie indirectement celle de la prudence conue sur le modle immanent du bon dosage : Non pas la sagesse, mais la prudence comme dose, comme rgle immanente lexprimentation : injections de prudence (Mille plateaux, p. 187). Se faire un corps sans organes, le construire et en faire lpreuve dans une exprimentation vcue consistera cerner cette mesure en effectuant le parcours inverse de celui quexpose ce schma psychogntique du passage dun corps intgral non subordonn la reprsentation organique celui du corps ordonn lorganisme. 61 F.VILLA, op. cit., p. 41.

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    dans certaines psychoses, comme Deleuze et Guattari le soulignent dans le second chapitre de Mille plateaux, pour marquer la diffrence entre nvrose et psychose)62. Le pseudopode devient le lieu o la rsistance de la pulsion expulser se manifeste et provoque le surgissement dune significativit psychique, dun dcoupage du corps en zones rognes spcialises et hirarchises, l o rgnait auparavant une rognit gnrale. Mais il est important de noter que la spcialisation et la hirarchisation, cest--dire lorganisation du corps physiologique et la mise en pice du corps sans organes ne sont acquises que lorsque la communication de lintrieur et de lextrieur dans lorifice perc 62 MP, p. 39-40 : Car lHomme aux loups, cest aussi celui qui, dans son deuxime pisode dit psychotique, surveillera constamment les variations ou le trajet mouvant des petits trous ou petites cicatrices sur la peau de son nez . On trouverait, par exemple, dans luvre cinmatographique de Cronenberg, une exploration de la relation entre la sexualit et la violence qui sorganise autour du motif des pseudopodes tratologiques (Dead ringers, Rage et Chromosome 3), prothtiques (Crash), artificiels (les podes en mta-chair et leur orifice de connexion dans Existenz), ou encore lis des pratiques de modification corporelle (tatouages dans Les promesses de lombre) ou dtermins par une approche mdicale (examen proctologique quotidien du protagoniste de Cosmopolis). Lorgane pseudopodique matrialise cet organe essentiel et irrel quest, selon Lacan, la libido : Une des formes les plus antiques incarner, dans le corps, cet organe irrel, cest le tatouage, la scarification. Lentaille a bel et bien la fonction dtre pour lAutre, dy situer le sujet, marquant sa place dans le champ des relations du groupe, entre chacun et tous les autres. Et, en mme temps, elle a de faon vidente une fonction rotique, que tous ceux qui en ont approch la ralit ont perue (Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 230).

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    dans le pseudopode rencontre une aide extrieure qui apporte une satisfaction et abaisse le seuil de tension, provocant une rtractation du pseudopode dont la surface reoit une qualification psychique : lorgane pseudopodique tend alors remplacer lorgane gnital et devient son reprsentant psychique 63.

    Lorgane hypocondriaque, en lequel se condensent des sensations intenses, maintient, la charnire entre auto-rotisme et narcissisme primaire, un tat dautarcie o une voie de dcharge est recherche non pas hors du corps mais la surface du corps somatique intgralement rogne, avant le morcellement de celui-ci en zones rognes. Il reprsente, avant toute manifestation dune aide extrieure, le moyen pour le corps physiologique de lauto-rotisme de retarder par lui-mme lmergence dun corps dot psychiquement de ses

    63 F.VILLA, op. cit., p. 40. Ainsi, lexemple de la bouche qui, la premire, reoit la qualification de zone rogne : Lexcitation est projete vers le pseudopode que constitue la bouche o la tension se coagule jusqu se former en cri, en hurlement jet au loin. Dans la bouche, remplie de libido, saccomplit en raison de lchec de lexpulsion, un retournement du mouvement de projection en une opration dincorporation qui est le premier investissement libidinal dune partie du corps. Celle-ci deviendra par la suite une zone psychiquement qualifie dont le primat, du point de vue de lorganisation libidinale, sera psychiquement impos toutes les autres parties . Lincorporation est ici la rponse limpossibilit de se maintenir dans lrognit totale et auto-suffisante du corps sans organes de ltat auto-rotique.

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    organes , cest--dire dsintgr, morcel, distribu en un dcoupage dtermin insparable de linvention dun appareil psychique : lorgane hypocondriaque est lultime essai fait par le moi-corps pour auto-engendrer un appareil sexuel qui le dispenserait davoir recourir autrui et devoir inventer lappareil psychique 64. La possibilit de dceler une concordance entre les phnomnes de corps sans organes et le comportement de lorgane hypocondriaque est en vrit fonde dans luvre de Deleuze elle-mme : dune part, le corps sans organes est demi-mots prsent selon le modle de lorgane hypocondriaque dans Francis Bacon. Logique de la sensation, et cest aussi ce modle qui informe de manire sous-jacente certains textes littraires - ceux de Burroughs, par exemple - convoqus par Deleuze dans son effort de conceptualisation du corps sans organes. Dautre part, on sait que Deleuze a pris connaissance de textes psychanalytiques consacrs la question de lhypocondrie comme le prouve La plainte et le corps , sa recension du livre de Pierre Fdida, Labsence, lequel contient un article, initialement paru dans le numro 5 de La nouvelle revue de psychanalyse, sur lhypocondrie65. Ce que nous pouvons convenir de nommer

    64 F. VILLA, op.cit., p. 42. 65 RS, p. 150-151. Cf. P. Fdida, Labsence, Paris, Gallimard, 1978.

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    station hypocondriaque dsigne le sjour dans ce moment mtamorphique et autarcique o les charges dintensits en excs sur la valeur-seuil se concentrent sur un organe, le saturent, le dforment et le dfont si bien que se trouve contr le surgissement de lorganisation qui impose aux organes un rgime de totalisation, de collaboration, de synergie, dintgration, dinhibition et de disjonction 66.

    B. Lorgane quelconque

    Lorgane hypocondriaque est, en effet, un organe soustrait au rgime de lorganisation propre lorganisme, un organe quelconque, qui tient lieu dappareil psychique dans le temps mme o il en anticipe et en conjure la formation. Deleuze dfinit prcisment le corps sans organes par la prsence provisoire dun organe indtermin ou quelconque : Le corps sans organes se dfinit donc par un organe indtermin, tandis que lorganisme se dfinit par des organes dtermins 67. Indtermin, prcisons-le, du point de vue de la forme, seulement accessoire, mais parfaitement dtermin du point de

    66 Ibid., p. 20. 67 FB-LS, p. 33-34.

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    vue de la force ou de lintensit68. La circulation du dsir seffectue la manire dune onde parcourant la surface tale du corps somatique, mais elle se concentre et se prcipite aux abords de lorgane hypocondriaque qui, parce quil possde les caractristiques de lorgane gnital en tat dexcitation sans pour autant prsenter les caractres fonctionnels de celui-ci, manifeste lrognit de lensemble du corps. Deleuze radicalise ici lhypothse freudienne. La psychanalyse suppose bien la transgression des limites anatomiques et physiologiques des organes gnitaux quelle transforme en modle de tout organe corporel : Freud observe, dans Pour introduire le narcissisme, que nous connaissons le modle dun organe douloureusement sensible, modifi en quelque faon sans tre malade au sens habituel : cest lorgane gnital dans ses tats dexcitations , avant den tirer lide que certains autres lieux du corps les zones rognes pourraient reprsenter les organes gnitaux et se comporter de faon analogue eux et que, par voie de gnralisation nous pouvons nous dcider 68 MP, p. 203 : Les organes se distribuent sur le CsO ; mais, justement, ils sy distribuent indpendamment de la forme dorganisme, les formes deviennent contingentes, les organes ne sont que des intensits produites, des flux, des seuils et des gradients. Un ventre, un il, une bouche : larticle indfini ne manque de rien, il nest pas indtermin ou indiffrenci, mais exprime la pure dtermination dintensit, la diffrence intensive. Larticle indfini est le conducteur du dsir .

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    tenir lrognit pour une proprit gnrale de tous les organes, ce qui nous autorise parler de laccroissement ou de labaissement de celle-ci dans une partie dtermine du corps 69. Lopration qui consiste extraire de lorgane gnital sa proprit rogne pour lappliquer tous les organes dissocie rognit et dsir de la fonction sexuelle physiologiquement dtermine. Le texte freudien suggre clairement que lrognit de lorgane gnital, modifi [par lexcitation] sans tre malade au sens habituel et qui donne son modle au somatique, mime la maladie et jouxte le pathologique. Lrognit emprunte la maladie certains traits qui renvoient la mise entre parenthses des fonctions propres aux organes auxquels il revient de reprsenter le modle de lorgane gnital. Le geste de radicalisation quaccomplit Deleuze tient labolition de lide mme de reprsentation de lorgane originairement rogne par dautres organes. Lorgane hypocondriaque nest pas le tenant lieu de lorgane sexuel, mais un organe mtamorphique et multiple. Aussi faut-il comprendre le corps sans organes non pas comme un corps dont on aurait retranch les organes, mais comme un corps total et plnier dont les organes cessent dtre spcifis et ordonns une anatomie ( lil droit , la bouche , etc.) 69 S. FREUD, op. cit., p. 227-228.

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    et entrent dans un tat dindtermination formelle ( un il , une bouche , etc.). Les mtamorphoses de lorgane hypocondriaque marquent la fois la prsence dune pluralit dorganes dans un mme organe polyvalent, et leur instabilit, comme le suggre le texte de Burroughs que cite Deleuze70 : Les organes perdent toute constance, quil sagisse de leur emplacement ou de leur fonction, [] des organes sexuels apparaissent un peu partout, [] des anus jaillissent, souvrent pour dfquer, [] lorganisme tout entier change de texture et 70 FB-LS, p. 34 : [] au lieu dune bouche et dun anus qui risquent tous deux de se dtraquer, pourquoi naurait-on pas un seul orifice polyvalent pour lalimentation et la dfcation ? On pourrait murer la bouche et le nez, combler lestomac et creuser un trou daration directement dans les poumons ce qui aurait d tre fait ds lorigine . Pierre Fdida montre, dans Par o commence le corps humain, que la modification est le vritable aspect de lrognit . En se fondant sur les recherches de Rosalind Krauss propos de la possibilit de rintgrer, dans une perspective freudienne, lil, organe de la vision, sa nature gnitale, il dveloppe une analyse de luvre de Duchamp comme exemple dune transposition, dans le domaine artistique, des proprits dun organe hypocondriaque emport dans la srie de modifications mtamorphiques (mme si Fdida prfre parler damorphie) il-sein-pnis-organe gnital fminin : Le disque tournant de Duchamp (dans Anemic cinema et dans les Rotoreliefs) produit sur un mode non analogique une optique de la copulation : le disque est un il, mais en tournant il sinforme/dforme/transforme en un sein excit tel un gonflement de pnis, et dans sa rotation il sinvagine en organe gnital fminin. Lamorphie plutt que la mtamorphose est leffet produit sur la vue qui regarde, cette vue tant ainsi modifie par lappareil de lorgane. Il sagit bien, en effet, dun appareil optique qui rvle la vue ltranget de la vision. Une telle tranget survient comme la dcouverte de la plasticit tissulaire de lorgane qui restitue celui-ci dans sa vritable fonction drognit (Par o commence le corps humain, Paris, P.U.F., 2012 (2000), p. 67).

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    de couleur, variations allotropiques rgles au dixime de seconde 71. La variabilit de lorgane qui prend en charge et polarise lnergie non lie ( londe ) tient son absence de fonction propre : mouvement de formation sans fonction et sans finalit, lorgane hypocondriaque anticipe et conjure la mise en place dun appareil psychique capable dintgrer et dlaborer les excitations pulsionnelles en ne tirant ses formes successives que des forces extrieures quil rencontre, dans limmanence du corps somatique indiffrenci et des excitations qui glissent sa surface72. De ce point de vue, Deleuze semble maintenir une corrlation entre le corps sans organes comme organe indtermin et la sollicitation dune force extrieure en rponse laquelle lorgane hypocondriaque subit une mutation. Autrement dit, le caractre allotropique du corps sans organes, que dfinit la prsence temporaire et provisoire des organes dtermins, suivant une srie qui comporte trois moments : sans organes organe indtermin polyvalent organes temporaires et provisoires , dcoule des variations que lui

    71 MP, p. 190. 72 FB-LS, p. 35 : Voil ce quil faut comprendre : londe parcourt le corps ; tel niveau un organe se dterminera, suivant la force rencontre ; et cet organe changera, si la force elle-mme change, ou si lon passe un autre niveau .

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    imposent les forces extrieures73. Lextriorit des forces reste le dterminant qui singularise le corps sans organes en tant que corps plastique aussi bien irrductible un corps biologique qu lobjet unitaire dune approche phnomnologique74. Le type de corporit en question sous le philosophme corps sans organes , que la rfrence freudienne lrognit totale du somatique retrouve dans la station hypocondriaque claire, nexclut pas un rapport la vie, mme sil se conquiert dans la mise distance dune comprhension biologique du corps. N