Deleuze Lucrèce Et Le Naturalisme 1961

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  • 7/26/2019 Deleuze Lucrce Et Le Naturalisme 1961

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    LUCRCE ET LE NATURALISMEAuthor(s): Gilles DeleuzeSource: Les tudes philosophiques, Nouvelle Srie, 16e Anne, No. 1 (JANVIER MARS1961), pp. 19-29

    Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/20843535Accessed: 22-05-2016 21:26 UTC

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    LUCRECE ET LE NATURALISMS

    A la suite d'fipicure, Lucrfece a su determiner Tobjet speculatif et

    pratique de la philosophic comme ? naturalisme ?. L'importance de

    Lucrece en philosophie est liee a cette double determination.

    Les produits de la Nature ne sont pas separables d'une diversite

    qui leur est essentielle. Mais penser le divers comme divers est une

    tache difficile oil, selon Lucrece, toutes les philosophies precedentes

    ont echoue (i). Dans notre monde, la diversite naturelle apparait sous

    trois aspects qui se recoupent: la diversite des especes, la diversite des

    individus qui sont membres d'une meme espece, la diversite des par

    ties qui composent un individu. La specificite, l'individualite et l'he

    terogeneite. Pas de monde qui ne se manifeste dans la variete de ses

    parties, de ses lieux, de ses rivages et des especes dont il les peuple.

    Pas d'individu qui soit absolument identique a un autre individu;

    pas de veau qui ne soit reconnaissable pour sa mere, pas de coquil

    lages ou de grains de froment qui soient indiscernables. Pas de corps

    qui soit compose de parties homogenes; pas une herbe ni un cours

    d'eau qui n'implique une diversite de matiere, une heterogeneite d'ele

    ments, ou chaque espfece animale, a son tour, ne puise la nourriture

    qui lui convient. On en inf&re la diversite des mondes eux-memes sous

    ces trois points de vue : les mondes sont innombrables, souvent d'es

    peces differentes, parfois semblables, toujours composes d'elements he

    terog&nes (2).

    De quel droit cette inference? La Nature doit etre pensee comme

    le principe du divers et de sa production. Mais un principe de produc

    tion du divers n'a de sens que s'il ne reunit pas ses propres elements

    dans un tout. On ne verra pas dans cette exigence un cercle, comme

    si itpicure et Lucrfece voulaient dire seulement que le principe du

    divers dut etre divers lui-meme. La thfese ^picurienne est tout autre :

    la Nature comme production du divers ne peut 6tre qu'une somme

    (1) Dans toute la partie critique du livre I, Lucrece ne cesse de re*clamer une raison

    du divers.

    (2) Sur tous ces aspects de la diversity cf. II, 342 376, 58i 588> 661-681, 1052

    1066 (cf. texte et traduction Ernout, Bude*).

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    les Etudes philosophiques

    infinie, c'est-a-dire une somme qui ne totalise pas ses propres elements.

    II n'y a pas de combinaison capable d'embrasser tous les elements de

    la nature a la fois, pas de monde unique ou d'univers total. Phusis

    n'est pas une determination de FUn, de F?tre ou du Tout. La Nature

    n'est pas collective, mais distributive ; les lois de la nature ( ? foedera

    naturai ?, par opposition aux pretendus ? foedera fati ?) distribuent

    des parts qui ne se totalisent pas. La Nature n'est pas attributive,

    mais conjonctive : elle s'exprime dans ? et ?, non pas dans ? est ?.

    Ceci et cela : des alternances et des entrelacements, des ressemblances

    et des differences, des attractions et des distractions, des nuances et

    des brusqueries. La Nature est manteau d'Arlequin tout fait de pleins

    et de vides; des pleins et du vide, des etres et du non-etre, chacun des

    deux se posant comme illimite tout en limitant Fautre. Addition d'in

    divisibles tantot semblables et tantot differents, la Nature est bien

    une somme, mais non pas un tout. Avec fipicure et Lucrece com

    mencent les vrais actes de noblesse du pluralisme en philosophie. Nous

    ne verrons pas de contradiction entre Fhymne a la Nature-Venus et

    le pluralisme essentiel de cette philosophie de la Nature. La Nature

    est precisement la puissance, mais puissance au nom de laquelle les

    choses existent une a une, sans possibility de se rassembler toutes a la

    fois, ni de s'unifier dans une combinaison qui lui serait adequate ou

    Fexprimerait tout entiere en une fois. Ce que Lucrece reproche aux

    predecesseurs d'fipicure, c'est d'avoir cru a Ffitre, a FUn et au Tout.

    Ces concepts sont les manies de Fesprit, les formes speculatives de la

    croyance au fatum, les formes theologiques d'une fausse philosophie.

    La philosophie de la Nature est Fantispiritualisme; et le pluralisme,

    pensee libre ou pensee de la liberte.

    Les predecesseurs d'fipicure ont identifie le principe a FUn ou au

    Tout. Mais qu'est-ce qui est un, sinon tel objet perissable et corrup

    tible que Fon considere arbitrairement isole de tout autre? Et qu'est-ce

    qui forme un tout, sinon telle combinaison finie, pleine de trous, dont

    on croit arbitrairement qu'elle reunit tous les elements de la somme?

    Dans les deux cas, on ne comprend pas le divers et sa production.

    On n'engendre le divers a partir de Fun qu'en supposant que n'im

    porte quoi puisse naitre de n'importe quoi, done quelque chose du

    neant. On n'engendre le divers a partir du tout qu'en supposant que

    les elements qui forment ce tout sont des contraires capables de se

    transformer les uns dans les autres : autre maniere de dire qu'une

    chose produit une autre en changeant de nature, et que quelque chose

    nait de rien (i). Parce que les philosophes antinaturalistes n'ont pas

    (i) Cf. livre I, la critique d'Heraclite, d'Empedocle et d'Anaxagore.

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    voulu faire la part du vide, le vide a tout pris. Leur ?tre, leur Un,

    leur Tout sont toujours artificiels et non naturels, toujours corrup

    tibles, 6vapores, poreux, friables ou cassants. Ils prefereraient dire

    ? l'etre est neant ?, plutot que de reconnaitre : il y a les etres et il y

    a le vide, des etres simples dans le vide et du vide dans les etres com

    poses (i). A la diversite du divers les philosophes ont substitue l'iden

    tique ou le contradictoire, souvent les deux a la fois. Ni identite ni

    contradiction, mais des ressemblances et des differences, des compo

    sitions et des decompositions, ? des connexions, des densites, des chocs,

    des rencontres, des mouvements gr&ce auxquels se forme toute

    chose (2) ?. Des coordinations et des disjonctions, telle est la Nature

    des choses.

    Le naturalisme a besoin d'un principe de causalite fortement struc

    ture qui rende compte de la production du divers, mais en rende

    compte comme de compositions, de combinaisons diverses et non tota

    lisables entre elements de la Nature.

    i? L'atome est ce qui doit etre pense, ce qui ne peut etre que pense.

    L'atome est a la pensee ce que l'objet sensible est aux sens : l'objet

    qui s'adresse essentiellement & elle, l'objet qui donne a penser, comme

    Fobjet sensible est celui qui se donne aux sens. Que l'atome ne soit

    pas sensible et ne puisse pas l'etre, qu'il soit essentiellement cache,

    c'est l'effet de sa propre nature et non de l'imperfection de notre sen

    sibilite. En premier lieu, la methode epicurienne est une methode

    d'analogie : Tobjet sensible est doue de parties sensibles, mais il y a

    un minimum sensible qui represente la plus petite partie de Tobjet;

    de meme, Tatome est doue de parties pensees, mais il y a un mini

    mum pense qui represente la plus petite partie de l'atome. L'atome

    indivisible est compose de minima penses, comme l'objet divisible est

    compose de minima sensibles, si bien qu'on peut ecrire :

    objet sensible atome

    minimum sensible ~~ minimum pense (3).

    En second lieu, la methode epicurienne est une methode de passage

    ou de transition : guide par l'analogie, on passera du sensible au pense

    et du pense au sensible par transitions, ? paulatim ?, au fur et a mesure

    (1) Sur le n?ant qui ronge les conceptions pre^picuriennes, I, 657-669, 753-762.

    (2) I, 633-634.

    (3) I> 749-752 (cf. Epicure, lettre a Herodote, 58).

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    les Etudes philosophiques

    que le sensible se decompose et se compose (i). Et par la on renonce

    aux ambitions d'une fausse philosophic, qui tantot veut penser sen

    sible et tantot donner une revelation sensible de la pensee elle-meme.

    L'objet sensible est l'objet absolu des sens, la realite du reel en tant

    que tel, comme Fatome est l'objet absolu de la pensee, la verite de ce

    qui est pense comme tel.

    2? La somme des atomes est infinie, precisement parce qu'ils sont

    des elements qui ne se totalisent pas. Mais cette somme ne serait pas

    infinie si le vide aussi n'etait pas infini. Le vide et le plein s'entre

    lacent et se distribuent de telle maniere que la somme du vide et des

    atomes, a son tour, est elle-meme infinie. Ce troisieme infini exprime

    la correlation fondamentale entre les atomes et le vide. Le haut et le

    bas dans le vide resultent de la correlation du vide lui-meme avec les

    atomes; la pesanteur des atomes (mouvement de haut en bas) resulte

    de la correlation des atomes avec le vide.

    3? Les atomes se rencontrent dans la chute, non pas en raison de

    leur difference de poids, mais en raison du clinamen. Car, dans le vide,

    tous les atomes tombent a egale vitesse : un atome n'est plus ou moins

    rapide en fonction de son poids que par rapport a d'autres atomes

    qui retardent sa chute. Dans le vide, la vitesse de Fatome est egale

    a son mouvement vers une direction unique dans le minimum de temps

    continu. Le minimum de temps continu renvoie lui-meme a F apprehen

    sion de la pensee pure : Fatome se meut ? aussi vite que la pensee (2) ?.

    Quand nous pensons a la declinaison de Fatome, il faut done la con

    cevoir comme un mouvement qui se fait dans un temps plus petit que

    le minimum de temps continu. Le clinamen ou declinaison n'a rien a

    voir avec un mouvement oblique qui viendrait par hasard modifier

    une chute verticale (3). II est present de tous temps : il n'est pas un

    mouvement second, ni meme une seconde determination du mouve

    ment de Fatome, qui se produirait a un moment quelconque, en un

    endroit quelconque. Le clinamen est la determination originelle de la

    direction du mouvement de Fatome, la synthese du mouvement et de

    sa direction. ? Incertus ? ne signifie pas indetermine, mais inassignable.

    ? Paulum ?, ? incerto tempore ?, ? intervallo minimo ? signifient : en

    un temps plus petit que le minimum de temps continu pensable (4). C'est

    pourquoi le clinamen ne manifeste aucune contingence, aucune inde

    termination. II manifeste tout autre chose : la lex atomi, e'est-a-dire

    (1) III, 138-141 et 826-833.

    (2) epicure, lettre a Herodote, 61-62.

    (3) H, 243-250.

    (4) ? Intervallo minimo ? se trouve dans Ciceron, De Fato 10.

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    G. DELEUZE ? LUCRECE ET LE NATURALISME

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    la pluralite irreductible des causes ou des series causales, Timpossibi

    lite de reunir les causes en un tout. En effet, le clinamen est la deter

    mination de la rencontre entre series causales, chaque serie causale

    etant constituee par le mouvement d'un atome et conservant dans la

    rencontre sa pleine independance. Dans les fameuses discussions qui

    opposent les itpicuriens et les Stoiciens, le probl&me ne porte pas

    directement sur contingence et necessity, mais sur causalite et destin.

    Les fipicuriens comme les Stoiciens affirment la causalite (pas de mou

    vement sans cause); mais les Stoiciens veulent en plus affirmer le

    destin, c'est-a-dire Tunite des causes ? entre elles ?. A quoi les fipicu

    riens objectent qu'on n'affirme pas le destin sans introduire la neces

    sity, c'est-a-dire renchainement absolu des effets les uns avec les autres.

    II est vrai que les Stoiciens retorquent qu'ils n'introduisent nullement

    la necessity, mais que les Itpicuriens pour leur compte ne peuvent

    refuser Tunite des causes sans tomber dans la contingence et le ha

    sard (1). Le vrai probleme est : y a-t-il une unite des causes entre

    elles} la pensee de la nature doit-elle reunir les causes en un tout?

    Le clinamen n'est hasard qu'en un sens ; il est Taffirmation de Finde

    pendance et de la multiplicity des series causales en tant que telles.

    40 Les atomes ont des grandeurs et des figures diverses. Mais Tatome

    ne peut avoir une grandeur quelconque, puisqu'il atteindrait et depas

    serait le minimum sensible. Les atomes ne peuvent pas davantage

    avoir une infinite de figures, puisque toute diversity de figure implique

    soit une permutation des minima d'atomes, soit une multiplication de

    ces minima qui ne pourrait pas se poursuivre a Tinfini sans que Tatome,

    encore, ne devienne lui-meme sensible (2). Les tallies et figures d'atomes

    n'etant pas en nombre infini, il y a done une infinite d'atomes de meme

    taille et de meme figure.

    50 N'importe quel atome rencontrant n'importe quel autre ne se

    combine pas avec lui: les atomes, sinon, formeraient une combinaison

    infinie. Le choc, en verite, est aussi bien repulsif que combinatoire.

    Les atomes se combinent pour autant que leurs figures le permettent.

    Leurs combinaisons se defont, battues par d' autres atomes qui en

    brisent Tetreinte, perdant leurs elements qui rejoignent d'autres com

    poses. Si les atomes sont dits des ? germes specifiques ? ou des ? se

    ntences ?, e'est d'abord parce que n'importe quel atome n'entre pas

    avec n'importe quel autre en composition.

    6? Toute combinaison etant finie, il y a une infinite de combinai

    (1) Cf. Cic?ron, De Fato.

    2) II, 483-49 9.

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    LES ETUDES PHILOSOPHIQUES

    sons. Mais aucune combinaison n'est formee (Tune seule espece

    d'atomes. Les atomes sont done des germes specifiques en un second

    sens : ils constituent l'heterogeneite du divers avec soi dans un meme

    corps. Ce qui n'empeche pas que, dans un corps, les differents atomes

    tendent en vertu de leur poids a se distribuer d'apres leur figure : dans

    notre monde, les atomes de m&me figure se groupent en formant de

    vastes composes. Notre monde distribue ses elements de telle maniere

    que ceux de la terre occupent le centre, ? exprimant ? hors d'eux ceux

    qui vont former la mer, 1'air, Tether (magnae res) (i). La philosophie

    de la nature nous dit : heterogeneite du divers avec soi, et aussi res

    semblance du divers avec soi.

    7? Puissance du divers et de sa production, mais aussi puissance de

    reproduction du divers. II est important de voir comment cette seconde

    puissance decoule de la premiere. La ressemblance decoule du divers

    en tant que tel et de sa diversite. Pas de monde ni de corps qui ne

    perdent a chaque instant des elements et n'en retrouvent de meme

    figure. Pas de monde ni de corps qui n'aient eux-memes leurs sem

    blables dans l'espace et dans le temps. C'est que la production d'un

    compose quelconque suppose que les differents elements capables de

    le former soient eux-memes en nombre infini; ils n'auraient aucune

    chance de se rencontrer si chacun d'eux, dans le vide, etait seul de

    son espece ou limite en nombre. Mais, puisque chacun d'eux a une

    infinite de pareils, ils ne produisent pas un compose sans que leurs

    pareils n'aient la meme chance d'en renouveler les parties et meme de

    reproduire un compose semblable (2). Cet argument des chances vaut

    surtout pour les mondes. A plus forte raison, les corps intra-mondains

    disposent d'un principe de reproduction. Ils naissent, en effet, dans

    des milieux deja composes, dont chacun groupe un maximum d'ele

    ments de meme figure : la terre, la mer, Fair, Tether, les magnae res,

    les grandes assises qui constituent notre monde et se rattachent les

    unes aux autres par transitions insensibles. Un corps determine a son

    lieu dans un de ces ensembles (3). Ce corps ne cessant pas de perdre

    des elements de sa composition, l'ensemble dans lequel il baigne lui

    en procure de nouveaux, soit qu'il les lui fournisse directement, soit

    qu'il les lui transmette dans un ordre determine a partir des autres

    ensembles avec lesquels il communique. Bien plus : un corps aura lui

    meme ses semblables en d'autres lieux, dans Telement qui le produit

    1) V, 449-454

    2) II, 541-56 8.

    (3) V, 128-131.

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    G DELEUZE ? LUCRECE ET LE NATURALISME

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    et le nourrit (1). C'est pourquoi Lucrece reconnait un dernier aspect

    du principe de causalite : un corps ne nait pas seulement d'elements

    determines, qui sont comme des sentences qui le produisent, mais aussi

    dans un milieu determine, qui est comme une mere apte a le repro

    duce. L'heterogeneite du divers forme une sorte de vitalisme des

    germes, mais la ressemblance du divers lui-meme, une sorte de pan

    theisms des meres (2).

    La physique est le Naturalisme du point de vue speculatif. Or, dans

    toutes les theses precedentes apparait l'objet fondamental de la phy

    sique epicurienne : determiner ce qui est vraiment infini dans la nature,

    distinguer le vrai infini et le faux. Les deux premiers livres de Lucrece

    sont consacres a cette recherche ; et a ce niveau la physique perd toute

    relativite. II est vrai qu'elle multiplie les hypotheses et les explica

    tions, mais tant qu'il s'agit d'un phenomene fini. La determination de

    rinfini, au contraire, est l'objet d'une recherche apodictique. Et, bi

    zarrement, c'est sous cette forme que la physique temoigne de sa

    dependance a l'egard de l'ethique ou de la pratique (3). Tout se passe

    comme si la physique etait un moyen subordonne a la pratique, mais

    la pratique, impuissante a realiser sa fin sans ce moyen qu'elle n'au

    rait pas trouve toute seule. La pratique ne realise sa propre fin que

    par la denonciation du faux infini.

    La fin ou l'objet de la pratique est le plaisir. Mais la pratique, en

    ce sens, nous recommande seulement tous les moyens de supprimer

    et d'eviter la douleur. Or, nos plaisirs ont des obstacles plus forts

    que les douleurs elles-memes : les fant6mes, les superstitions, les ter

    reurs, la peur de mourir, tout ce qui forme le trouble de Tame (4).

    Le tableau de l'humanite est un tableau de Thumanite troublee, ter

    rifiee plus encore que douloureuse. C'est le trouble de l'&me qui mul

    tiplie la douleur; c'est lui qui la rend invincible, mais son origine est

    autre et plus profonde. II est compose de deux elements : une illusion

    venue du corps, illusion d'une capacite infinie de plaisirs, qui projette

    dans notre ame l'idee d'une duree elle-meme infinie; puis cette illu

    (1) II, 1068 : ? cum locus est praesto ?.

    (2) I, 168; II, 708 : ? Seminibus certis certa genetrice. ?

    (3) En effet, tant que la physique traite d'un ph^nomene rini pour lequel elle

    multiplie les explications, l'ethique a peu de profit a en attendre; cf. fipicure, lettre a

    Herodote, 79.

    (4) Le debut du livre II est construit sur cette opposition : Pour eViter la douleur

    autant qu'il est en nous, il suffit de peu de choses... mats, pour vaincre le trouble de

    Tame, il faut un art plus profond.

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    les Etudes philosophiques

    sion (Tune duree infinie de Tame, qui nous livre sans defense a Tidee

    d'une infinite de douleurs possibles apres la mort (i). Les deux illu

    sions s'enchainent: la peur des cMtiments infinis est la sanction toute

    naturelle des desks illimites . C'est sur cette terre qu'il faut chercher

    Sisyphe et Tityos; ? c'est ici-bas que la vie des sots devient un veri

    table enfer (2) ?. fipicure va jusqu'a dire que, si l'injustice est un mal,

    si la cupidite, Tambition, meme la debauche sont des maux, c'est

    parce qu'elles nous livrent a l'idee d'une punition qui peut survenir a

    chaque instant (3). ?tre livre sans defense au trouble de Vame est pre

    cisement la condition de rhomme ou le produit de la double illusion :

    ? Aujourd'hui, il n'y a nul moyen, nulle faculte de resister, puisque

    ce sont des peines eternelles qu'il faut craindre dans la mort (4). ?

    C'est pourquoi l'homme religieux a deux aspects : avidite et angoisse,

    complexe etrange generateur de crimes. Le trouble de Tame est done

    fait de la peur de mourir quand nous ne sommes pas encore morts,

    mais aussi de la peur de ne pas etre encore mort une fois que nous

    le serons deja.

    Quel est le principe de ce trouble, de cette illusion? Lucrece lui

    meme semble suggerer une explication qui repose sur les simulacres

    ou, plus generalement, sur les emanations et emissions. De la surface

    ou de la profondeur des objets ne cessent de se detacher des groupe

    ments d'atomes qui reproduisent la forme exterieure du compose, ou

    en transportent une qualite intime. Ces emissions ne sont pas des ob

    jets reels, bien qu'elles aient une realite. Ce sont des enveloppes vides

    et tenues qui ne retiennent qu'une forme, des depouilles flottantes

    qui se transportent en ligne droite, ou bien des eclats qui ne retiennent

    qu'une sorte d'atomes et se dispersent en tous sens. Bien plus, ces

    enveloppes, peut-etre meme ces eclats, peuvent se former spontane

    ment dans Tair et dans le ciel. Nous baignons dans les simulacres ;

    e'est par eux que nous percevons, que nous revons, que nous desirons,

    que nous agissons. Ces fantomes ne sont pas des objets reels et phy

    siques, mais il y a une realite physique de ces fantomes. Ils nous font

    percevoir ce qui doit etre pergu, tel qu'il doit etre pergu, en fonction

    de leur etat, de la distance qu'ils ont a franchir et des deformations

    qu'ils subissent. Car ils se transforment suivant les obstacles qu'ils

    (1) Ces deux aspects sont bien marques par Lucrece, qui insiste tantot sur Tun,

    tantot sur l'autre : I, 110-119; III, 41-73; III, 978-1023; VI, 12-16. ? Sur la capa

    city infinie de plaisirs du corps, cf. Epicure, Pensies, 20.

    (2) III, 1023.

    (3) Epicure, Pensees, 7, 10, 34, 35.

    (4) I, iio-iii.

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    G. DELEUZE ? LUCR1ECE ET LE NATURALISME

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    rencontrent en ligne droite ou selon les eclatements dont ils sont con

    tinuellement le sifege : a Tissue d'un long parcours, les enveloppes vi

    suelles ne nous frappent plus avec la meme vigueur, les eclats de voix

    perdent leur distinction. L'erreur n'est done jamais dans les simulacres

    eux-memes, mais dans notre reaction qui prete a l'objet sensible ab

    solu les caracteres relatifs propres aux simulacres. De meme, l'illusion

    n'est jamais dans les simulacres eux-memes, mais dans notre reaction,

    par laquelle nous nous pretons a nous-memes des envies et des craintes

    toutes fantomatiques. A cet egard, le caractere principal des simu

    lacres est l'extreme rapidite de leur emission ou de leur formation :

    ils se succedent si vite qu'on dirait qu'ils dansent, qu'ils forment tel

    ou tel etre actif et puissant, capable a 1'infini de modifier son geste.

    Leur emission se fait en un temps plus petit que le minimum de temps

    pergu (1). Telle serait la source du faux infini; e'est par la que nous

    mettons une image d'infini dans nos desirs et nos images de crainte

    ou de punition dans Tinfini lui-meme. Lucrfece montre le desir amou

    reux, qui, incapable de posseder ou d'absorber son objet reel, ne peut

    jouir que de simulacres et connait Tamertume et le tourment j usque

    dans son plaisir qu'il souhaite infini (2). Et notre croyance aux dieux,

    notre tourment des dieux, repose sur des simulacres qui nous pa

    raissent danser, parler, se renouveler sans cesse et representer T in

    fini : jusqu'a leur voix qui nous parait promettre des peines eter

    nelles (3).

    Le faux infini est principe du trouble de Tame. L'objet speculatif

    et Tobjet pratique de la philosophic comme naturalisme, la science et

    le plaisir coincident sur ce point : il s'agit toujours de denoncer le

    faux infini, Finfini de la religion et tous les mythes dans lesquels il

    s'exprime. A qui demande : ? a quoi sert la philosophie? ?, il faut

    repondre : Qui d'autre a interet ne serait-ce qu'a dresser Timage

    d'un homme libre, a denoncer toutes les forces qui ont besoin du

    mythe et du trouble de Tame pour asseoir leur puissance? Nature

    ne s'oppose pas a coutume, car il y a des coutumes naturelles. Nature

    ne s'oppose pas a convention : que le droit depende de conventions

    n'exclut pas Texistence d'un droit naturel, e'est-a-dire d'une fonction

    naturelle du droit qui mesure l'illegitimite des desirs au trouble de

    Fame dont ils s'accompagnent. Nature ne s'oppose pas a invention,

    les inventions n'etant que des decouvertes de la Nature elle-meme.

    (1) IV, 768-776 et 795 sq.

    (2) IV, 1084-1102.

    (3) V, 1169-1197.

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    LES ETUDES PHILOSOPHIQUES

    Mais Nature s'oppose a mythe. Decrivant Thistoire de Thumanite,

    Lucrece nous presente une sorte de loi de compensation : le malheur

    de Thomme ne vient pas de ses coutumes, de ses conventions, de ses

    inventions ni de son industrie, mais de la part de mythe qui s'y me

    lange et du faux infini qu'il introduit dans ses pensees comme dans

    ses ceuvres. Aux origines du langage, a la decouverte du feu et des

    premiers metaux se joignent la royaute, la richesse et la propriete,

    mythiques dans leur principe; aux conventions du droit et de la jus

    tice, la croyance aux dieux; a 1'usage du bronze et du fer, le develop

    pement des guerres; aux inventions de Tart et de Tindustrie, le luxe

    et la frenesie (i). Distinguer dans Thomme ce qui revient au mythe

    et ce qui revient a la nature, et, dans la nature elle-meme, distinguer

    ce qui est vraiment infini et ce qui ne Test pas : tel est Tobjet pratique

    et speculatif du naturalisme. Le premier philosophe est naturaliste :

    il discourt sur la nature, au lieu de discourir sur les dieux (2). A

    charge pour lui de ne pas introduire en philosophie de nouveaux

    mythes qui retireraient k la nature toute sa positivite. Les dieux actifs

    sont le mythe de la religion, comme le destin le mythe d'une fausse

    physique, et l'fitre, TUn, le Tout, le mythe d'une fausse philosophie

    tout impregnee de theologie.

    Jamais on ne poussa si loin Tentreprise de ? demystifier ?. Le mythe

    est toujours Fexpression du faux infini et du trouble de Tame. Une

    des constantes les plus profondes du naturalisme est de denoncer

    tout ce qui est tristesse, tout ce qui est cause de tristesse, tout ce

    qui a besoin de la tristesse pour exercer son pouvoir. De Lucrece a

    Nietzsche, le meme but est poursuivi et atteint. Le naturalisme fait de

    de la pensee une affirmation, de la sensibilite une affirmation. II s'at

    taque aux prestiges du negatif, il destitue le negatif de toute puis

    sance, il denie a Tesprit du negatif le droit de parler en philosophe.

    C'est Tesprit du negatif qui faisait du sensible une apparence, c'est

    encore lui qui reunissait Tintelligible en un ou en un tout. Mais ce

    tout, cet un, n'etait qu'un neant de pensee, comme cette apparence,

    un neant de sensation. Le naturalisme, selon Lucrece, est la pensee

    d'une somme infinie dont tous les elements ne se composent pas a la

    fois, mais, inversement aussi, la sensation de composes finis qui ne

    s'additionnent pas comme tels les uns avec les autres. De ces deux

    manieres, le multiple est affirme. Le multiple en tant que multiple

    est objet d'affirmation, comme le divers en tant que divers objet de

    (1) Livre V.

    (2) Cf. Aristote, Metaphysique, 981 b sq.

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    G. DELEUZE ? LUCRECE ET LE NATURALISME 29

    joie. L'infini est la determination intelligible absolue (perfection) d'une

    somme qui ne compose pas ses elements en un tout; mais le fini lui

    meme est la determination sensible absolue (perfection) de tout ce

    qui se compose. La pure positivite du fini est l'objet des sens; la

    positivite du veritable infini, Tobjet de la pensee. Aucune opposition

    entre ces deux points de vue, mais une correlation. Lucrece a fixe pour

    longtemps les implications du naturalisme : la positivite de la Nature,

    le naturalisme comme philosophie de Fafiirmation, le pluralisme lie a

    1*affirmation multiple, le sensualisme lie a la joie du divers, la critique

    pratique de toutes les mystifications.

    Gilles Deleuze.