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pp. 383-390 383 Des oscillateurs & I'espace des modules des courbes Pierre LOCHAK * R~sum~ Dans cet article, un panorama informel d' une partie de la thgorie des systdmes dynamiques est prdsentg et plus spgcifiquement vers les systdmes hyperboliques, les tots g~odgsiques sur les surfaces de Riemann, et cet objet universel qu'est l'espace des modules des courbes de type hyperbolique. Mots elks : Syst~me dynamique, Equation hyperbolique, Surface courbe, Topologie, Th6orie probabilitY, Math6matiques. FROM OSCILLATORS TO THE MODULI SPACE OF CURVES Abstract We first outline an informal survey of part of the the- ory of dynamical systems, before focussing on hyperbolic systems, geodesic flows on Riemann surfaces, and the associated "universal" object, namely the moduli space of Riemann surfaces of hyperbolic type. Key words : Dynamic system, Hyperbolic equation, Curved surface, Topology, Probability theory, Mathematic. Sommaire I. Elliptique, hyperbolique, parabolique. II. Surfaces de Riemann et espaces de modules. III. Petite bibliographie comment~e (9 rgf.). I. ELLIPTIQUE, HYPERBOLIQUE, PARABOLIQUE Partons de quelques gestes simples : tourner, 6tirer, contracter, d6chirer, froisser, plier, p6trir... Ces gestes, qui sont aussi ceux de vieux m6tiers, pour certains en voie d'extinction - boulanger, r6mouleur ou lavandi~re... - ont beaucoup h voir avec les systdmes dynamiques. On peut commencer par la classification des matrices r6elles de dimension 2 et de d6terminant 1 (c'est-~t-dire qui conservent l'aire). Et d'abord rcos0 -sin01 E= [sin0 cos0 J' qui tourne d'un angle/9, et donne un syst6me elliptique particuli~rement simple. Puis ensuite : [0 0] H = 1/A ' avec A > 1, qui 6tire d'un facteur A dans une direction et comprime d'un facteur 1/A dans l'autre. Et voilh le syst~me hyperbolique de base. Enfin, toutes les matrices ne sont pas diagonalisables sur C, et il nous reste donc consid6rer (h part l'identit6 bien stir), qui offre le prototype du syst~me parabolique, par bien des aspects le plus myst6rieux et qui fait un lien subtil entre les deux autres. C'est 1~ qu'on trouve le frois- sement, le d6chirement (ou plut6t le shearing qui a si peu d'6quivalent fran~ais que les ing~nieurs se r~solvent souvent ~ employer le mot anglais), et ce qui tient du * URA762 du CNRS, D6partement de math6matiques, Ecole normale sup~rieure, 45, rue d'Ulm, F-75230 Paris Cedex 05, France. 1/8 ANN. TI~LI~COMMUN,, 51, n~ 7-8, 1996

Des oscillateurs à l’espace des modules des courbes

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pp. 383-390 383

Des oscillateurs & I'espace des modules des courbes Pierre L O C H A K *

R~sum~

Dans cet article, un panorama informel d' une partie de la thgorie des systdmes dynamiques est prdsentg et plus spgcifiquement vers les systdmes hyperboliques, les tots g~odgsiques sur les surfaces de Riemann, et cet objet universel qu'est l'espace des modules des courbes de type hyperbolique.

Mots elks : Syst~me dynamique, Equation hyperbolique, Surface courbe, Topologie, Th6orie probabilitY, Math6matiques.

FROM OSCILLATORS TO THE MODULI SPACE OF CURVES

Abstract

We first outline an informal survey of part of the the- ory of dynamical systems, before focussing on hyperbolic systems, geodesic flows on Riemann surfaces, and the associated "universal" object, namely the moduli space of Riemann surfaces of hyperbolic type.

Key words : Dynamic system, Hyperbolic equation, Curved surface, Topology, Probability theory, Mathematic.

Sommaire

I. Elliptique, hyperbolique, parabolique. II. Surfaces de Riemann et espaces de modules.

III. Petite bibliographie comment~e (9 rgf.).

I. ELLIPTIQUE, HYPERBOLIQUE, PARABOLIQUE

Partons de quelques gestes simples : tourner, 6tirer, contracter, d6chirer, froisser, plier, p6trir...

Ces gestes, qui sont aussi ceux de vieux m6tiers, pour certains en voie d'extinction - boulanger, r6mouleur ou lavandi~re... - ont beaucoup h voir avec les systdmes dynamiques. On peut commencer par la classification des matrices r6elles de dimension 2 et de d6terminant 1 (c'est-~t-dire qui conservent l 'aire). Et d 'abord

rcos0 -sin01 E = [ s i n 0 cos0 J '

qui tourne d 'un angle/9, et donne un syst6me elliptique particuli~rement simple. Puis ensuite :

[0 0] H = 1/A '

avec A > 1, qui 6tire d 'un facteur A dans une direction et comprime d 'un facteur 1/A dans l 'autre. Et voilh le syst~me hyperbolique de base. Enfin, toutes les matrices ne sont pas diagonalisables sur C, et il nous reste donc

consid6rer (h part l'identit6 bien stir),

qui offre le prototype du syst~me parabolique, par bien des aspects le plus myst6rieux et qui fait un lien subtil entre les deux autres. C'est 1~ qu 'on trouve le frois- sement, le d6chirement (ou plut6t le shearing qui a si peu d'6quivalent fran~ais que les ing~nieurs se r~solvent souvent ~ employer le mot anglais), et ce qui tient du

* URA 762 du CNRS, D6partement de math6matiques, Ecole normale sup~rieure, 45, rue d'Ulm, F-75230 Paris Cedex 05, France.

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p6trissage et du pliage. De celui-ci, nous ne dirons que quelques mots, au fil du texte, et il reste peut-~tre le plus mal compris.

Cet article s 'occupe en principe de ce qui tourne, et qui fait les horloges, comme les ph6nom6nes p6riodiques ondulatoires. Mais ce qui tourne ne tourue jamais tout fait rond, et les horloges sont toujours en avance ou en retard. Qu'est-ce ~ dire ? Que si l 'on regarde un simple mouvement uniforme de fr6quence w sur le cercle, soit q(t) = qo + wt (q p6riodique de p6riode 270 et que l 'on fait une erreur sur la fr6quence w, en mesurant par exemple w + Aw, on obtient 6videmment une erreur sur la position q(t) qui cro~t lindairement (comme Aw t). Et si l 'on fait une erreur sur la position initiale q0, on obtient tout simplement une erreur constante sur la position au temps t. On pourrait en rester 1~ et il n ' y aurait gu6re lieu de se passionner pour ces consid6rations enfantines si... si justement elle n 'avaient men6 bien plus avant. Reprenons un mouvement p6riodique sur le cercle, et prenons-le discret cette fois, par commodit6; c'est-~t- dire que l 'on considbre l 'application qui a q associe q~ = q+w. On sait alors que deux cas profond6ment diff6rents sont ~ envisager : si w = a/b est rationnel, l 'application est p6riodique de p6riode b, et si w est irrationnel, elle est ergodique, ce qui veut simplement dire ici que pour une condition initiale q0 (toutes en fait ici), la suite (qn)n~N obtenue en it6rant est dense sur le cercle. Le fait que la d6viation obtenue en faisant une erreur sur la fr6quence w soit lindaire et pas davantage est cons6quence du fait que le mouvement est ergodique mais pas m61angeant (au contraire des syst~mes hyperboliques).

Faisons brutalement pour l 'instant un 6norme pas partir de cet exemple presque trop simple. Les syst~mes elliptiques, hamiltoniens en particulier, sont model6s en partie sur ce syst6me de la rotation ~t vitesse constante (de m~me que l 'analyse de Fourier). D6j~ en dimension 1, les probl6mes peuvent ~tre extr~mement compliqu6s, comme l 'avait compris Poincar6, en inventant notam- ment le concept de nombre de rotation, qui donne, pour

tout mouvement sur le cercle, une sorte de frdquence moyenne - notons qu' i l n 'es t nullement 6vident qu 'une telle quantit6 existe, et de fait elle n 'existe pas en g6n6ral d~s la dimension 2, c'est-~-dire pour un mouvement sur un tore. Le th6or~me de type KAM en dimension 1, qui est alors un 6nonc6 global (et non perturbatif), conjectur6 par V. Arnold et d6montr6 par M. Herman (il y a une vingtaine d'ann6es) affirme que tout syst6me qui a un nombre de rotation suffisamment irrationnel se ram~ne par chm~gement de coordonn6e sur le cercle h une sim- ple rotation (dont la fr6quence est donn6e par le nombre de rotation du syst~me initial - il n 'y a gu~re le choix). C 'es t donc dire que pour les mouvements ergodiques sur un cercle, le mouvement ~t vitesse constante est un mod61e presque universel; presque seulement, puisqu'il peut se produire beaucoup de choses marginales qui occupent encore activement les math6maticiens.

Tout ceci, qui a n6cessit6 presque un si6cle d 'ana- lyse pour ~tre - g peu pr6s - compris, pourra sem- bier modeste au physicien, et avec raison dans une cer-

taine mesure. D~s la dimension 2, on ne sait analyser les choses que localement dans l 'espace de t o u s l e s syst6mes possibles, c'est-h-dire que l 'on ne comprend

peu pros que la th6orie perturbative, pour les syst~mes de type elliptiques. On dispose alors de la th6orie clas- sique des perturbations, qui commence avec Laplace au moins, et de la th6orie g6om6trique, qui elle com- mence plut6t avec Poincar6 et comprend en particulier le complexe de r6sultats connu sous le nom de th6orie KAM (Kolmogorov-Amold-Moser) . Encore tout ceci ne permet-il d 'analyser par exemple que certains mouve- ments extr~mement particuliers du syst~me solaire par exemple - ou d 'un syst~me id6al du m~me type. Id6a- lement, les syst~mes d'oscillateurs faiblement coupl6s ressortissent h ce type de syst~mes qui n 'engendrent pas de chaos au sens off ce terme a 6t6 popularis6. De nou- veau, cela a ~t voir avec le fait not6 ci-dessus que les erreurs s 'amplifient lin6airement, et que les syst~mes sont 6ventuellement ergodiques, mais pas m61angeants. I1 y a donc une - relativement - faible instabilit6 des trajectoires, prises individuellement, mais on ne saurait trop insister sur le fait qu' i l y a par contre une tr~s forte instabilit6 globale g6om6trique dans l 'espace des phases. On veut dire par 1~ que le paysage global est infiniment compliqu6; et infiniment est bien le mot qui convient, puisque se cr6ent en particulier des structures fractales (ou en fait bien plus complexes dans la mesure o?a il n ' y a pas en g6n6ral d'auto-similarit6 bien d6finie), qui pr6sentent de la complexit6 h toutes les 6chelles. Enfin, il faut noter, et lh aussi c 'es t important, qu' i l n 'existe pas en fait dans la nature - ou tr~s peu - de syst~mes purement elliptiques. Presque tousles systbmes que l 'on rencontre effectivement, et en premier lieu ceux qui sont d6tennin~s par une 6nergie cin6tique (quadratique dans les vitesses par exemple) et une 6nergie potentielle, pr6sentent un m61ange inextricable de traits elliptiques et hyperboliques, li6s par des domaines qui ne sont ni Fun ni l 'autre, mais un peu tout (y compris parabolique)

la fois (il suffit d'ailleurs d6j~t de songer h de sire- pies matrices en grandes dimensions). C 'est pourquoi mSme l 'addition de perturbations relativement faibles un systbme initial raisonnablement elliptique (domin6 par la rotation) va faire na~tre en particulier des traits hyperboliques; nous sommes 1~ en plein dans le sujet de cette conf6rence. Notons que nous nous en tenons ~t de simples syst6mes classiques de dimension finie, i.e. ni quantiques, ni m~mes continus (champs classiques).

D 'une certaine mani6re, les syst6mes hyperboliques, m~me s'ils sont plus chaotiques, sont mieux compris que les syst6mes elliptiques. C'est ce que nous essayerons d'esquisser ici, en laissant les syst6mes paraboliques de c6t6, comme essentiellement trop compliquds. Poincar6 d6j~ l 'avait bien compris, avec une intuition qu'il n 'est pas exag6r6 de qualifier de g6niale. En ce temps, Hada- mard s'int6ressait - d6j~ - au flot g6od6sique, c'est-?~- dire au mouvement fibre d'un point sur une une sur- face. A une telle surface est attach6e en chaque point sa courbure totale (invariant d6couvert par Gauss), qui peut ~tre positive, n6gative ou nulle; si l 'on considbre le riot g6od6sique associ6, on retrouve les trois cas,

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elliptique, hyperbolique et parabolique. Bien 6videm- ment, les surfaces de la nature ont tendance ~ n 'avoir pas une courbure qui a partout le m~me signe, et le riot g6od6sique n 'est donc ni purement elliptique, ni purement hyperbolique. Pire, si l 'on prend une surface convexe, i.e. de courbure partout positive, et dont le riot g6od6sique est donc elliptique, il est clair qu 'en la per- turbant - par exemple en la touchant d61icatement du doigt s ' i l s 'agit d 'un ballon gonfl6 - on fera appara~tre en g6n6ral de la courbure n6gative, et l 'on obtiendra ainsi un riot extr~mement compliqu6 de type mixte. Mais sans m~me aller jusque 1~, ce que Poincar6 avait d6j~ compris, c 'es t que le riot g6od6sique sur une surface convexe, objet pourtant bien familier, est en fait plus compliqu6 que sur une surface ?~ courbure n6gative, c'est-~-dire of a tous les points sont des points selles, et qui pour cela se plonge difficilement dans notre espace (plus pr6cis6ment, on ne peut plonger une telle surface compacte dans R3). Et en effet, m~me la th6ofie locale, autour des points of a la courbure est extr6male, est tr~s complexe et l 'on est ramen6 par exemple au m~me genre de probl~mes qu 'en m6canique c61este, autour des points fixes elliptiques (o~ certains ast6ro'/des aiment h se nicher, ces points 6tant tout de mSme tr~s stables). L'intuition de Poincar6 6tait 6videmment guid6e en l 'occurrence par la belle 6tude d 'Hadamard du riot g6od6sique en courbure n6gative, qui donnait ainsi le coup d 'envoi d 'une s6fie de travaux qui ont permis de d6gager l 'essence du comportement des syst~mes purement hyperboliques, histoire qui est jalonn6e par les noms de Morse, Krylov (trop t6t dis- paru), Anosov, Sinai, Bowen (lui aussi pr6matur6ment disparu), Ruelle etc. Que retenir de tout cela en peu de mots ? puisqu'il s 'agit bien de quelques mots, donnons- en quelques-uns : dynamique symbolique, probabilit6s, instabilit6 locale et stabilit6 locale. A charge maintenant de les expliciter peu ou prou...

Les syst~mes dynamiques hyperboliques sont au fond proches de syst~mes al6atoires simples, et vu le d6velop- pement dans le m~me temps de de la th6orie des probabi- lit6s, c 'es t finalement ce qui les rend assez compr6hen- sibles. Plus pr6cis6ment, par syst~me al6atoire simple, on entend markovien, autrement dit ~ m6moire finie

- ou sans m6moire du tout, ce qui revient au m~me, apr~s quelques changements de d6finition. Le modble est bien stir le jeu de pile ou face. I1 y a une forte analogie, qui est finalement devenue au fil du temps et de l ' invention des math6maticiens une identit6, entre jouer dt pile ou face, compter en base 2 et un syst~me hyperbolique qui est le prototype de ceux-ci, h s avo r l 'application multiplica- tion par 2 sur le cercle. Autrement dit, en se plaqant cette fois sur l ' intervalle unit6 [0, 1) on associe ~t x le nombre x I = 2x modulo 1 (on note x ' = {2x} o~ {a} d6signe la partie fractionnaire d 'un nombre a). Cette applica- tion remplace la rotation sur le cercle qui nous a servi de module pour les syst~mes elliptiques. De nouveau nous sommes revenus en dimension 1... Mais ici, malgr6 sa simplicit6 apparente presque insolente ou d6cevante, le module est bien plus fid61e, plus universel, plus robuste aussi par rapport aux perturbations, comme on va l'esquisser. Un mot peut-~tre d 'abord pour raccrocher

ceci aux matrices du d6but. Dans le cas elliptique, et la matrice de rotation, on peut consid6rer qu' i l s 'agit d 'une rotation dans le plan, qui conserve les cercles concentri- ques autour de l 'origine, et on se restreint donc h l '6tude de l 'un de ces cercles, m~me si bien stir cette sym6trie est bfis6e par perturbation, et donc la th6orie de per- turbation en tant qu'objet planaire bien plus complexe que si l 'on s 'en tient au cercle. Dans le cas hyperbo- lique, on peut consid6rer la matfice diagonale H avec

= 2, i.e. avec 2 et 1/2 sur la diagonale, et on se place sur un tore, c'est-~-dire que l 'on consid~re les co- ordonn6es x et y modulo 1. Ces syst~mes - de nouveau apparemment tr~s simples - ont 6t6 tr~s 6tudi6s, et de nouveau ces riots lin6aires sur le tore fournissent des prototypes des syst~mes hyperboliques, comme les rota- tions (multidimensionnelles) des exemples - on l 'a dit, moins universels - de syst~mes elliptiques.

Mais revenons h nos moutons de dimension 1, en changeant 2 en un nombre entier p quelconque, ce qui ne complique pas vraiment. L'application S : x --+ {px } est hyperbolique parce que simplement p > 1 (6videm- ment s i p = 1 il ne se passe fien). Consid6rons le seg- ment [0, 1) ; on peut le diviser en p intervalles de lon- gueurs 1/p, commenqant en i / p , i = 0 , . . . , p - 1, et on peut tracer les segments qui joignent dans le plan (x, y) les points (0, i /p) et ((i + 1)/p, 1). On obtient ainsi un graphe C (p segments de pente p) et chaque x est envoy6 par l 'application S sur le point y = S x tel que (x, y) C C. Maintenant chaque nombre x E [0, 1) a un d6veloppement en base p, x = 0, X l X 2 . . . Xn . . . . avec Xn E { 0 , . . . , p - 1}. Le graphe C explicite cette repr6sentation graphiquement : le premier chif- fre xl du nombre x est 6gal ~ i pr6cis6ment lorsque x est darts l 'intervalle [i/p, (i + 1)/p). I1 est maintenant facile de se convaincre que s i x = 0, x l x 2 . . . Xn . . . . alors S x = 0, x2x3 .. �9 x ,~. . . ; autrement dit S n 'est rien d'autre que le d6calage (shift) qui ~pluche le d6veloppe- ment en base p de x. Le premier chiffre de S n x (it6r6e n-i~me de S) n 'est autre que le n-i~me chiffre de la condition initiale x. I1 y a une profonde analogie, qui est m~me en fait une identit6, entre cette situation et le fait de tirer au hasard entre p objets (tirer h pile ou face lorsque p = 2) avec 6quiprobabilit6 des tirages. C'est essentiellement d'ailleurs Kolmogorov qui nous a appris cela, en montrant que le calcul des probabilit6s convenablement axiomatis6 est identique ~ la th6orie de la mesure. Ici, en faisant cette fois p = 2 pour simpli- fier l'6criture, on consid~re l 'espace des suites sur deux objets {0, 1}, c'est-~-dire l 'espace {0, 1} N, et on met la topologie produit sur cet espace fonctionnel tr~s fiche, qui donne ~ toutes les suites qui ont les m~mes n pre- miers chiffres (fix6s) la mesure 2 - n (on peut remplacer partout 2 par p 6videmment). Moyennant ces construc- tions, on est alors en position d'identifier la situation de systdme dynamique hyperbolique et celle de processus aldatoire. Par exemple, on peut d6duire facilement de la th~orie ergodique des 6nonc6s tels que : pour pres- que tout nombre x C (0, 1), la fr~quence du chiffre 0 (resp. 1) dans le d6veloppement en base 2 de x est 6gal ~t 1/2. Cet 6nonc6 contient en fait un passage subtil

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entre proprirt6 probabiliste, ici le fait que dans un tirage h pile ou face, pile et face soient 6quiprobables, ce qui est vrai par drfinition (on ne consid~re que des tirages honndtes) et proprirt6 drterministe ou en mesure. Dans cette veine, on obtient toutes sortes d'rnoncrs du m~me type, comme par exemple : pour tout entier p, pour pres- que tout nombre x E (0, 1), la frrquence d'apparition de la suite ordonnre de 2 chiffres (i j),O < i , j < p, dans le drveloppement en base p de x est 6gale ~ 1/p 2. On peut aussi traduire des 6noncrs probabilistes simples ou moins simples sur les 6carts types etc. Signalons aussi qu'il est drsagrrable d'avoir des proprirtrs qui drpen- dent de p (le drveloppement en base p d'un nombre n'est pas une notion tr~s intfins~que), ce qui amine h s'interroger sur les proprirtrs du drveloppement en fraction continue des nombres. Et pour ce faire, il faut 6tudier, comme Gauss l 'a fait le premier, le syst~me dynamique sur l'intervalle (0, 1) donn6 par l'applica- tion F(x) = { l /x} (de nouveau, {a} drsigne la partie fractionnaire de a).

Aussi simple soit-il apparemment, ce syst~me de d~veloppement en base p prrsente la plupart des carac- trristiques importantes des syst~mes hyperboliques, ou plutrt, pour le dire h l'envers ce qui serait plus correct, ces syst~mes ressemblent ~ cet exemple, qui lui-m~me s'apparente, on l 'a vu, au jeu de pile ou face. Rrsumons quelques-unes de ces caractrristiques, sans donner des drfinitions en forme, qu'il serait trop long d'introduire, et en en appelant donc ~ l'imagination du lecteur pour y supplrer en partie. Tout d'abord, le systrme est bien hyberbolique; ici, cela revient simplement au fait que la drrivre de la fonction x ~ px est > 1 (et pour cause, 6tant 6gale h p). Lorsque ce n'est pas le cas, c'est-h- dire par exemple lorsqu'on 6tudie l'itrration de fonc- tions possrdant un point critique (un point off la drrivre s'annule), la situation est beaucoup plus complexe, et c'est ce qui a suscit6 les drcouvertes de phrnom~nes de type doublement de pdriode et le drmarrage de la dynamique holomorphe. Autrement dit, on 6tudie alors l'itrration, toujours sur l'intervalle unitr, de la transfor- mation xl = f(xo), oh f va de l'intervalle units dans lui-m~me; pour peu que f(0) = f(1) = 0 et que f ait un point critique de valeur critique 1 (i.e. un point a avec f '(a) --- 0, f(a) -- 1), on voit que le syst~me mime le pliage de l'intervalle sur lui-m~me, et l 'on re- trouve les images du drbut de ce texte - avec le fait que la situation parabolique est trds complexe... Mais revenons donc au cas hyperbolique du drveloppement en base p. Ce systrme possbde une dynamique symbo- lique, drterminre par une partition de Markov. Ici, la partition de Markov est donnre par la division de l'inter- valle en p intervalles 6gaux, comme ci-dessus (regarder les prrimages de ces intervalles, i.e. leur itrration vers le passd); la dynamique symbolique est donnre par le drca- lage (shift) sur les symboles. A vrai dire, ici le syst~me s'identifie tout simplement ~t sa dynamique symbolique, et il n 'y a donc gu~re ~t travailler pour construire celle-ci. La grande drcouverte d'Hadamard et de Morse est que le flot grodrsique sur une surface h courbure nrgative poss~de lui aussi le m~me genre de dynamique sym-

bolique (comme tout syst~me hyperbolique, ainsi qu'on l 'a formalis6 plus tard). Maintenant le syst~me prrsente bien le phrnomrne d'instabilitd exponentielle par rap- port aux conditions initiales, qui se traduit ici sous la forme 6vidente suivante : prenons deux nombres x et y de l'intervalle unit6 dont les n premiers chiffres en base p coincident et les n + 1-i~mes different. Ils se trou- vent donc sur l'intervalle h une distance de l'ordre de A ~ p-n. Maintenant, leurs images itrrres n fois Snx et Shy se trouvent ~ une distance d'ordre 1 (puisque leurs premiers chiffres different), et donc dans un temps de l'ordre de l'ordre de log( l /A) (h savoir n), deux conditions initiales srparres de A se sont retrouvres srparres d'une distance d'ordre 1. De nouveau c'est lh le phrnomrne grnrral pour les syst~mes hyperboliques, qui est souvent pris pour un indice de chaos. On peut continuer, et compter les orbites prriodiques du syst~me, pour constater qu'elles sont en nombre exponentielle par rapport h la prriode. En effet, une orbite pdriodique n'est rien d'autre ici qu'un nombre dont le drveloppe- ment en base p e s t prriodique (il s'agit donc de nom- bres rationnels); s i x est pdriodique de pdriode n pour S, son drveloppement est drtermin6 par la srquence de ses n premiers chiffres, srquence qui se rrprte en- suite h l'identique dans le drveloppement. Le nombre de telles srquences est 6videmment 6gal h pn : il y a donc pn orbites de longueur n. Lh encore, cette crois- sance exponentielle du nombre d'orbites par rapport ~ la prriode est grnrrale pour les syst~mes hyperbolique (et vient de nouveau du fait qu'ils ressemblent beaucoup notre syst~me module). Elle contraste avec ce qui se passe pour des syst~mes elliptiques, pour lesquels la dis- tribution des orbites prriodiques est bien plus complexe. On voit par exemple que pour la rotation d'angle ~ sur le cercle, ou bien il n'y a aucune orbite prriodique (~ irrationnel), ou bien elles le sont toutes (~ rationnel). Pour le coup, cet exemple elliptique est cette fois trop simple pour reprrsenter le cas gdndral, qui n'est pas en fait compris; ou disons qu'il n'y a pas de module univer- sel et que les syst~mes elliptiques sont plus complexes sous ce rapport aussi que les syst~mes hyperboliques; c'est une raison de se mrfier un peu des discours sur la complexitd du chaos h moins de mettre dessous des 6noncrs bien prrcis. Et au demeurant, en revenant au cas hyperbolique, la prolifrration des orbites prriodiques est effectivement un indice de complexitd au sens technique du terme. Elle montre par exemple que l'entropie du syst~me est non nulle, et m~me en l'occurrence 6gale h logp.

Nous allons maintenant abandonner - ~ regret - ce syst~me module, sans en avoir pourtant 6puis6 la richesse, et de loin : nous esprrons m~me que le lecteur pourra le garder en mrmoire et s'y reporter comme ~ un guide stir pour comprendre les proprirtrs des syst~mes hyperboliques. Par exemple, et ?apropos d'orbites prrio- diques, on peut calculer la fonction z~ta du syst~me et constater qu'elle est rationnelle, et l 'on peut 6noncer et vrrifier dessus le lemme de l'ombre (shadowing lemma), qui est une proprirt6 essentielle et qui peut presque servir de drfinition pour les systrmes hyperboliques. Ce lemme

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de l'ombre a 6t6 6nonc6 duns des cas particuliers par Hadamard et Morse (toujours pour les flots g6od6siques), d6gag6 par l'6cole russe duns sa g6n6ralit6, et utilis6 de mani~re impressionnante par R. Bowen, qui en a fait un outil de d6monstration presque universel pour les syst~mes hyperboliques. De nouveau, il est instructif de le v6rifier pour le syst~me module, et de constater ainsi qu'on 6change en quelque sorte duns les syst~mes hyper- bolique une grande instabilitd locale contre une grande stabilit~ globale. Ceci est illustr6 de faqon probante par le lemme de l'ombre et d'une certaine maniSre aussi par l'identification hun syst~me probabiliste markovien : le jeu de pile ou face est certes en un sens chaotique, mais ce chaos - si l 'on tient au mot - est en m~me temps globalement trSs ordonn6, h cause pr6cis6ment du carac- t~re markovien, c'est-h-dire du manque de mdmoire du syst$me; autrement dit, on a une loi des grands nombres, un th6or~me limite centrale etc. De nouveau ces traits se retrouvent dans la plupart des systSmes hyperboliques. Encore une fois ceux-ci bien que plus chaotiques loca- lement, sont aussi plus simples que les systSmes ellip- tiques du fait de cette stabilit6 globale, qui comprend ce qu'on nomme stabilitd structurelle, autrement dit le fait que deux systSmes hyperboliques voisins - dan s un espace fonctionnel appropri6 muni d'une topologie appropri6e - se ressemblent, ce qui est dramatique- ment faux pour les syst$mes elliptiques : lorsqu'on passe d'une valeur rationnelle h une valeur irrationnelle pour l'angle a; d'une rotation sur le cercle, on fait du m~me coup disparaltre toutes les orbites p6riodiques - on ne peut pas faire moins structurellement stable...

La diff6rence dans la traduction probabiliste est bien mis en lumiSre 6galement par les hypothSses de phase aldatoire, couramment utilis6es par les physiciens, et trSs difficiles - pour ne pas dire impossibles - h justifier pour les math6maticiens. Lorsqu'on regarde une roue qui tourne rapidement de maniSre stroboscopique, on peut faire semblant qu'il s'agit d'un ph6nomSne al6atoire, alors qu'il est en fait parfaitement d6terministe, et cette fiction permet souvent d'excellentes pr6dictions. Mais ces pr6dictions confirm6es par l'exp6rience (physique ou num6rique), restent en g6n6ral inaccessibles h la d6monstration math6matique. I1 est plus difficile de comprendre un syst$me profond6ment d6terministe et qui mime l'al6atoire par certains c6t6, qu'un systSme hyperbolique effectivement chaotique et effectivement essentiellement 6quivalent ~un vrai processus al6atoire.

Toujours h propos de syst~mes hyperboliques, fai- sons une petite incursion en dimension 2, avant d'en venir aux surfaces de Riemann. On a d6jh 6voqu6 les transformations hyperboliques lin6aires sur le tore, qui g6n6ralisent de maniSre relativement directe le systSme de d6veloppement en base p. Et l'on a aussi not6 le fait que l'it6ration de fonctions poss6dant des points cri- tiques (quadratiques par exemple), donnait lieu h des ph6nomSnes tr~s complexes et partiellement compris seulement (doublement de p6riodes, dynamique holo- morphe...). Une variante de la transformation lin6aire sur le tore est donn6e par la transformation du boulan- ger d6finie ainsi : on considSre cette fois le carr6 unit6

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Q = {(x,y) I x , y E (0,1)}, et on d6finit la transforma- tion B de Q dans lui-m~me de la mani~re suivante; on envoie la moiti6 gauche du carr6 sur la moiti6 inf6rieure, en envoyant le point (x, y) avec x _< 1/2 sur (2x, y/2), et on envoie la moiti6 droite sur la moiti6 sup6rieum par B((x, y)) = (2x - 1, 1/2(y + 1)). En d'autre terme, on 6tend la pate, on coupe la moiti6 qui d6passe, et on remet celle-ci par dessus la premiSre. Cette transformation est hyperbolique et joue aussi un grand rSle comme systSme modSle; son importance a 6t6 mise en lumiSre, sous une forme un peu diff6rente, et h propos du mouvement au voisinage des s6paratrices, par G.D. Birkhoff et S. Smale (prolongeant l'6tude magistrale de Poincar6), deux autres grands noms du domaine qui auraient gagn6 h apparaitre plus tSt dans ce texte, ce que le lecteur nous pardonnera. Ce systSme est certes plus fiche encore, mais pas beau- coup plus compliqu6 dans sa structure, que le ddvelop- pement en base p. Seulement ce n'est pas ainsi que les boulangers p6trissent la pate : ils ne la coupent pas, ils la plient.., on en revient aux gestes 6voqu6s au d6but de ce texte, et au fait que du point de vue dynamique le pliage est beaucoup plus complexe que le fait d'6tirer, corn- primer et couper, geste typiquement hyperbolique. La m~me transformation du boulanger off, au lieu de cou- per la pate, on la replie, est infiniment plus complexe h 6tudier. On y reconnalt une version en deux dimensions des it6rations sur l'intervalle de fonctions avec valeurs critiques, ou de la dynamique holomorphe (en passant au plan complexe, mais la dimension - complexe cette fois - est tout de m~me 6gale h 1). Nous en sommes seulement au d6but de l'6tude des transformations pres- que hyperboliques mais pas vraiment du plan (transfor- mation de H6non en particulier). Venons-en maintenant aux surfaces de Riemann, et aux systSmes dynamiques (hyperboliques pr6cis6ment) associ6s.

II. SURFACES DE RIEMANN ET ESPACES DE MODULES

Nous ne pouvons r6sumer ici, pus plus que duns la pattie pr6c6dente, les notions techniques indispensables pour produire au moins des 6nonc6s pr6cis (afortiori pour les d6montrer). Contentons-nous donc d'indiquer au lecteur un certain chemin qu'il pourra reparcourir l'aide des textes disponibles, qui ne manquent certes pus.

Les surfaces de Riemann sont des objets ~ l'ubiquit6 presque effrayante, et qui jouent - sous des noms un peu divers - un r61e de tout premier plan dans de nombreuses branches des math6matiques. Rappelons qu'il existe une et une seule surface topologique de genre g avec n trous, off un trou est ici r6duit hun point enlev6 de la surface - autrement dit celle-ci est sans bord. On a donc une surface Sg,r~ topologique standard de type (g, n), qui est un bretzel h g trous et n piqfires d'6pingles. Une surface de Riemann de type (g,n) est donn6e par cet objet,

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muni d'une structure complexe, ou structure conforme, c'est-5-dire un moyen de mesurer les angles. Ou, pris autrement, c'est une varidt6 complexe de dimension 1 (autrement dit le voisinage de tout point ressemble hun petit disque dans le plan complexe) qui topologiquement n'est autre que notre surface Sg,n. I1 y a trois sortes de surfaces de Riemann, elliptiques, hyperboliques, et paraboliques; le lecteur dira peut-~tre encore !, d'un ton las ou au contraire passionn6; il faut toutefois noter que cette classification ne recouvre que partiellement celle de la premibre partie, et la contredit m~me d'un certain point de vue. Disons simplement que le type d'une surface de Riemann ddpend seulement de son rev~tement universel, ou encore de sa caractdristique d'Euler X = 2 - 29 - r~. Nous ne nous occuperons ici que des surfaces hyperboliques (les plus nombreuses, et les plus intdressantes), c'est-h-dire celles telles que X < 0 (i.e. 29 + n > 2). Toute surface hyperbolique est munie naturellement d'une mdtrique hyperbolique canonique de courbure constante -1 , appelde mdtrique de Poincard. Ici les classifications des surfaces et des systbmes dynamiques se rejoignent assur6ment et c'est ce qui nous importent ici. Le fait pr6cddent est dfi au fait - d6j~t connu de Riemann - que le rev&ement universel d'une telle surface est (isomorphe au) demi- plan de Poincard 7-( (le demi-plan ouvert supdrieur du plan complexe), et que 7-/ lui-mame est muni d'une telle mdtrique (d6fini par l'dldment de longueur ds ~ = y - l (d z2 + dy2)). Autrement dit encore, toute surface de Riemann hyperbolique est un quotient de 7-[ par un groupe discret d'isomdtries, qui agit librement sur 7-[ et est isomorphe au groupe fondamental de la surface. De tels groupes ont 6td nommds (par Poincar6) groupes Fuchsiens, et reprdsentent une autre porte d'entr6e dans la thdorie.

Les systbmes dynamiques pointent leur nez dbs que l'on a fait les constatations (gdniales en leur temps) pr6cddentes, ~ savoir donc que toute surface de carac- tdristique ndgative est naturellement munie d'une m&ri- que h courbure ndgative constante (qu'on peut toujours normaliser ~t la valeur -1) , et que donc il est bien natu- rel de s'intdresser au riot gdod6sique sur ces surfaces. Revenons un instant sur la gdndralit6 de ce problbme en ddroulant un autre fil : la mdcanique classique d6jh nous a appris (en la personne de Jacobi en fait), dbs la fin du sibcle dernier, qu'on peut en fait presque toujours r~sor- ber les forces dans la g~om~trie, autrement dit, dtant donnd un systbme mdcanique (en un sens trbs large; disons un systbme hamiltonien) ddfini sur un espace plat (i.e. sans courbure, i.e. par exemple tout simple- ment euclidien), on peut trouver une gdomdtrie, i.e. une mdtrique, telle que le systbme se r66crive comme un syst6me libre dans cet espace, autrement dit reprdsente le ttot gdod6sique de l'espace (notons entre parenthbses que la plus belle et gdniale application de cette idde n'est autre que la relativitd gdndrale). C'est lh sans doute ce qui justifie - et au-delh - l'attention port6e aux riots gdod6siques. On a notd dans la premibre partie le fait que les rots gdod6siques les plus accessibles sont les riots hyperboliques (h part peut-Stre les riots parabo-

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liques, en courbure nulle, comme par exemple darts notre espace euclidien, qui pour le coup prOsente peu d'intdrOt gOomdtrique - mais beaucoup d'intdr~t arithmdtique). Parmi les rots gdoddsiques, ceux qui sont en courbure constante sont, sinon plus simples, au moins plus dtu- diables, car on peut leur appliquer des techniques algd- briques - en plus de l'arsenal des techniques gdomd- triques. Enfin, ceux de dimension minimale, 7t savoir de dimension 2 rdelle (ceux de dimension 1 ne sont dvidemment gu6re passionnants) mdritent bien stir une attention particulibre : et nous voici pr6cisdment revenu au rot gdoddsique sur les surfaces de Riemann hyperbo- liques, vu le fait que toute surface h courbure constante est donnde par une telle surface, i.e. est munie d'une structure conforme (complexe) naturelle.

La premibre chose ~ faire est bien stir de com- prendre le rot gdoddsique sur le demi-plan de Poincar6. Notons bien qu'il s'agit ici de systbmes de dimen- sion trois rdelle : en effet, l'espace des phases est donnde par les points de la surface (ou du demi plan 7-/) muni d'une direction (un vecteur de lon- gueur unitd), ce qui repr6sente bien 3 param&res r6els. L'dtude du riot g~od~sique sur le demi-plan de Poincar~ est isomorphe ?t l'dtude de la gdomdtrie hyperbolique ~l~mentaire, qui est elle-m~me essentiellement la mOme chose que la gdomdtrie projective plane, enseignde jadis - sinon nagubre -dans les classes de Terminale, ~ coup d'inversions etc. En effet, le groupe d'isomdtries est donn6 par PSL(2 , R) qui est engendr6 par les affinit~s (z ~ az + b) et l'inversion (z ~ l / z ) . Au demeurant, l'dtude (trbs int6ressante et m~me amusante en soi) de cette gdomdtrie h l'origine de la gdomdtrie non eucli- dienne (Bolyai, Lobatchevski, puis Klein et Poincard) reste la source d'inspiration principale de la gdomdtrie hyperbolique plus rdcente. On conseille au lecteur de se convaincre au moins du phdnombne de divergence expo- nentielle des trajectoires, par exemple en consid6rant le demi axe vertical issu du point i qui constitue une gdoddsique (le point it, t > 1 se trouvant h la distance log t du point i), et une autre gdod6sique proche : on peut soit consid6rer une autre droite verticale passant par un point proche de i (du type i + e avec e C R), soit, ce qui est un peu plus compliqu6, une autre gdod6sique passant par i (autrement dit un cercle orthogonal ~t l'axe rdel et de grand rayon, passant par i). C'est dire que l'on peut faire varier ou le point sur le plan ou la direction (les trois parambtres du riot, qui vit sur le fibrd tangent au plan). On notera aussi ce qu'on disait plus haut, ~t sa- voir que l'on peut essentiellement algdbriser entibrement cette dtude, parce que la courbure est constante, autre- ment dit tout traduire en termes du groupe d'isomdtrie PSL(2 , R); l'idde d'exploiter ~ fond cette possibilit6 pour en ddduire des propridt6s globales du riot est due

I.M. Gelfand (au milieu des anndes 50). Revenons au rot gdod6sique sur une surface de type

(9, n). Le ca sn = 0 a dt6 davantage dtudid, et est sub- stantiellement plus simple par certains aspects, dans la mesure off la surface est alors compacte, ce qui n'est pas le cas pour r~ > 0. On peut alors construire gdomdtrique- ment des partitions de Markov qui donnent une dyna-

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mique symbolique (tout ceci est l'oeuvre de Y. Sinai en particulier, au d6but des ann6es 60) relativement expli- cite, et permettent de d6montrer explicitement nombre de propfi6t6s d'ergodicit6. La plupart de ces propri6t6s ont ensuite 6t6 abstraites ~ des classes bien plus larges : riots g6od6siques hyperboliques en courbure quelconque, syst~mes d'Anosov, axiome A, dans l'ordre de g6n6ralit6 croissante. On retrouve le lemme de l'ombre, le caract~re m61angeant et m~me Bernouilli du syst~me, la stabilit6 structurelle; en bref, nous avons h faire h u n syst~me hyperbolique, qui comme tel poss~de 6videmment toutes les propri6t6s de ceux-ci. N6anmoins ces syst~mes parti- culiers restent importants en eux-m~mes pour plusieurs raisons. D'une part, on l 'a dit, les surfaces de Riemann sont un objet tellement central en math6matiques qu'il est important de les conna~tre le mieux possible; en par- ticulier on peut d6montrer directement pour ces rots des propriftfs statistiques (dfcroissance de corrflations) qui ne sont pas consfquences des thfor~mes gfnfraux sur les syst~mes hyperboliques. Ensuite comme on l'a dit on peut largement algfbfiser la situation h l'aide de la thfofie des groupes et donc calculer effectivement (ce qui n'est pas courant et toujours instructif), moins expli- citement certes que pour le syst~me de dfveloppement en base p (ou en fraction continue) ou pour l'application du boulanger, mais tout de m~me. Autrement dit ce sont en gros les seuls exemples (non triviaux !) de flots (i.e. syst~mes continus) desquels on a une certaine connais- sance explicite. Par ailleurs, on peut vouloir 6tudier leur quantification et la situation est lh aussi paradigmati- que. Ce n'est bien stir pas le lieu de s'ftendre lh dessus, sinon pour dire que le syst~me quantifi6 naturel est donn6 pour une surface X fixfe est donn6 par l'opfra- teur de Laplace sur X (attention : il s'agit d'un opfra- teur elliptique sur une surface hyperbolique...), et que le probl~me consiste h comparer toute sortes de quan- titfs asymptotiques lifes ~i cet opfrateur (et d'abord h la distribution de ses valeurs propres) avec des caractffisti- ques du riot gfodfsique (et d'abord avec la distribution asymptotique des longueurs des gfodfsiques fermfes). C'est lh le plus bel exemple de chaos quantique, et de nouveau le fait que la situation soit autant algfbrique que gfomftrique permet toutes sortes d'approches qui rfv~lent chacune un pan de la rfalit6 (laquelle est pour le coup loin d'etre totalement comprise dans le cas quan- tique).

Tout ce qui prfc~de a plut6t trait aux surfaces com- pactes (surfaces de genre g, i.e. de type (g,0)); du moins certaines propfiftfs fines ne sont dfmontrfes que dans ce cas. Bien entendu les autres sont tout aussi intfressantes; y compris celles de genre 0 d'ailleurs. Ou par exemple celles de type (1, 1) (autrement dit des tores ponctu~s, tores complexes ~t un point enlevf), qui reprfsentent exactement des courbes elliptiques (tores complexes avec un point distinguf, 616ment neutre de la loi de multiplication). Mais il nous reste h explorer bfi~vement un autre trait universel des surfaces de Rie- mann (toujours ici de type (g, n) avec 2g + n > 2),

savoir le fait qu'elles se mettent ensemble pour for- mer un espace de modules. C'est lh une proprift6 beau-

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coup plus rare - et m~me extraordinaire - qu'il n'y para3t peut-&re au premier abord. Autrement dit, pour tout couple (g, n) hyperbolique (ou pas d'ailleurs, mais tenons-nous en ~ ceux-ci), on dispose d'un espace Mg,n qui paramftrise toutes les surfaces de ce type; Riemann connaissait d'ailleurs dfjh la dimension de cet espace, savoir d = 3g - 3 + n (dimension sur C ; la dimension rfelle est bien stir le double de ce nombre), sans l'avoir vfritablement construit pourtant. Autrement dit encore, on peut a priori 6tudier ce qui se passe lorsque l'on fait vafier le systfme que l'on observe (par exemple le riot gfodfsique, ou les valeurs propres de l'opfrateur de Laplace) continfiment ~ l'intfrieur d'une famille qui est qui plus est par certains c6tfs universelle. C'est lh une situation d'une richesse assez exceptionnelle et qui ne se prfsente pas si souvent avec les objets mathfmatiques. Nous nous emploierons pour terminer ~t dfcfire quelques traits de ces espaces de modules A49,n.

Comme not6 plus haut, la proprift6 la plus remar- quable des espaces de modules, est sans doute.., leur existence, laquelle n'a rien d'fvident. I1 est courant que la variation de structures mathfmatiques (ici des courbes) implique des phfnom~nes sauvages qui 6tent l'espoir de paramftrer ces variations par des espaces raisonnables. Ici, dans le cas des courbes, la structure est juste assez fiche pour admettre beaucoup de variations non triviales, et juste assez rigide pour que celles-ci puissent &re dfcrites par un espace raisonnable, et m~me de dimension finie : l'espace des modules A4g,n est presque une varift6 algfbrique de dimension complexe 3 g - 3 § n; presque, du fait que certaines courbes poss~dent des automorphismes, ce qui rend la structure plus compliqufe - mais aussi plus fiche.

Les espaces de modules les mieux connus sont ceux de genre 0 (i.e. de type (g, n) avec g = 0), qui sont pour- tant 6tonnamment riches. En particulier leurs groupes fondamentaux sont des groupes de tresses, groupes qui tendent ~ jouer un rfle croissant en physique mathfma- tique ces derni~res annfes, via les groupes quanti- ques, theories conformes, etc. Et il ne s'agit nullement d'une coincidence : disons que la gfomftrie des espaces de modules en genre 0, qui paramftrisent des classes conformes de spheres avec des points marqufs a beau- coup ~t voir prfcisfment avec les groupes quantiques, qui foumissent prfcis6ment de nombreuses reprfsenta- tions des groupes de tresses.

Un autre espace des modules bien connu est l'espace .A//1,1, qui paramftfise les courbes elliptiques. I1 est de dimension 1 (= 3g - 3 § n) complexe et isomorphe au domaine modulaire. On reprfsente classiquement celui- ci dans le plan complexe (avec z = x + iy) comme le triangle hyperbolique limit6 par les verticales x = 4-1/2 et l'arc de cercle centr6 ~ l'origine et de rayon 1. I1 s'agit en fait d'un espace sans bord, qu'on obtient en recollant les deux verticales par la translation T (z ~ z + 1), et les deux moitifs de l'arc de cercle par la symftrie S (z ~ - 1 / z ) . Les deux transformations S et T engendrent le groupe PSL(2 , Z) des matrices 2 x 2

coefficients entiers et de d&erminant 1, modulo le centre (qui a deux 616ments, +id). On remarquera que

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topologiquement, cet espace n'est autre qu'une sphere privre d'un point (situ6 ici ~t l'infini), c'est-a-dire un plan, qui est contractile. Mais il faut tenir compte d'une structure supplrmentaire (c'est pour cela qu'on ne doit pas voir les espaces de modules comme des varidtds) savoir le fait que le groupe PSL(2, Z) engendr6 par S et T agit avec des points fixes. En effet, i e s t fix6 par S, qui est d'ordre 2, et 3" (la racine cubique de 1) est fix6 par ST, qui est d'ordre 3 ; on peut d'ailleurs ajouter que le point ~ l'infini est fix6 par T. Et l 'on doit alors considrrer que le groupe fondamental de cet espace .A41,1 est bel et bien PSL(2, Z) et non pas trivial, comme on pourrait l'attendre topologiquement (puisqu'il s'agit d'un plan). C'est 1~ un tout petit aper~u, en dimension 1, de ce qui peut se passer ensuite, qui est d'une richesse inou'ie, et bien loin d'etre enti~rement compris.

Toujours est-il que chaque point de l'espace des modules .Mg,n reprrsente par drfinition m~me une sur- face de Riemann (hyperbolique puisque nous supposons que 29 + n > 2) que l 'on peut 6tudier du point de vue classique (le riot grodrsique essentiellement) ou bien quantique (les valeurs propres de l 'oprrateur de Laplace en particulier), et m~me, sous certaines condi- tions arithmdtique. Nous ne nous engagerons pas dans la discussion de ce dernier point de vue, malgr6 - ou

cause de - sa richesse infinie. D'autant que son lien avec les deux autres est pour l'heure des plus 61usif en grnrral. Une fois comprise une proprirt6 classique, quantique ou arithmrtique, pour une surface (en un point de l 'espace des modules), on est bien stir tent6 d'aller voir ce qui se passe dans un voisinage, ce qui revient par drfinition ~ faire varier la surface. Sans doute reste-t-il ici de quoi faire pour des grnrrations...

Manuscrit re~u le 2 mai 1995.

III. P E T I T E B I B L I O G R A P H I E COMMENTI~E

Plutrt que d'allonger 6ventuellement h l'infini une liste de rrfrrences qu'on trouvera aisrment, nous avons prrfrr6 nous borner h commenter quelques titres, dont certains relativement peu connus; il est 6vident qu'il ne s'agit 1~ que de quelques-unes des nombreuses portes - parfois drrobres - qui donnent acc~s au sujet. Libre au lecteur d'emprunter celle qui le tente...

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B I B L I O G R A P H I E

[GH] GUCKErCHEIMER (J.), HOLMES (P.). Non linear oscillations, dyna- mical systems and bifurcations of vector fields. Applied Math. Science, Series 42, Springer Verlag (1983). Une introduction drj~t classique aux syst~mes dynamiques en grnrral. On y trouvera de nombreuses et utiles "case studies", avec peu de choses cependant sur les problrmes elliptiques (de petits diviseurs notamment).

[A] ARNOLD (V. I.). Les mrthodes mathrmatiques de la mrcanique classique. Mir, Moscou-Paris (1976). Encore un classique; un peu trompeur dans sa simplicit6 appa- rente - ~ lire et relire...

[H] HALMOS (R. P.). Lectures on ergodic theory. Chelsea Publ., New- York (1956). Un petit chef d'oeuvre (100 petites pages) monographique qui demeure une des introductions les plus profondes ~t la throrie ergodique dans sa version abstraite.

[K] KAC (M.). Statistical independence in probability theory and number theory. The Carus Math. Monographs, AMS Publ., 12, (1959). Encore un chef d'ceuvre (toujours 100 petites pages) o/1 l 'on drcouvre ou redrcouvre comment la throrie des probabilitrs s'applique ~t des syst~mes on ne peut plus drterministes. La suite des nombres entiers est donnre une fois pour toutes (!); le syst~me solaire (le nrtre au moins) aussi.., et pourtant les pro- babilitrs peuvent nous apprendre bien des choses ~ leur sujet. Et si ces deux syst~mes 6taient vraiment chaotiques (hyperboliques), nous en saurions plus ~t leur sujet. Mais bien stir, le Crrateur s'est montr6 plus raffinr...

[Kh] KHn~CHIN (A.Ya). Continued fractions. The University of Chicago Press (1964) (premiere 6dition russe, 1935). Un troisi~me chef d'oeuvre de poche (et encore 100 petites pages). Les fractions continues, depuis les formules "indispensables" et classiques jusqu'~ la throrie de la mesure et la throrie ergodique. O~ l'on voit que certaines formules connues de Gauss n'ont 6t6 publires que dans les annres trentes de ce si~cle (peut-~tre parce qu'en ces temps et lieu, elles constituaient les seules publications vraiment sfires...). La fin du livre rejoint le prrcrdent ([K]).

[CD] Chaos et drterminisme. Recueil dirig6 par A. Dahan Dalmedico et al., Point Sciences, Seud (1992). Un joli recueil d'articles, qui constitue une introduction semi technique ~ la plupart des grandes problrmatiques lires aux systdmes dynamiques. On y retrouvera beaucoup des th~mes qu'on n'a fait ici qu'rvoquer ou illustrer sommairement.

[ET] Ergodic theory, symbolic dynamics and hyperbolic spaces. T. Bedford et al. eds., Oxford University Press (1991). Le titre dit bien ce qu'il vent dire.., et tient ses promesses. Ce recueil (nettement plus technique que le prrcrdent mais agrrable ~ lire) permet de se familiariser en profondeur avec l'hyperbolicitr, la dynamique symbolique etc. Beaucoup de jolis exemples, tirrs de la gromdtrie comme de la throrie des nombres.

[IT] IMAu (Y.), TANIGUCm (M.). An introduction to Teichmtiller spaces. Springer Verlag (1992). Ce qu'il "faut" savoir sur les surfaces de Riemann, les espaces de Teichmiiller, espaces des modules, etc. Le tout rruni en un volume, lisible mais sans concessions. Avec en prime pros de 400 rrfrrences.

[PS] Triangulations, courbes arithmrtiques et throries des champs. Recueil dirig6 par L. Schneps, dans la srrie << Panoramas et Synthrses >>, SMF Publ. (1997). On trouvera dans ce volume une introduction aux espaces de modules, certains liens avec la throrie des nombres et les groupes quantiques, en bref ce qui ici n'a pu ~tre mSme abordr, faute de temps et de place.

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