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Les tâches et leurs entours en classe de français, Dolz. J. et al.. Neuchâtel (2001) copyright © Marie-Christine Paret 2001 1 DES OUTILS POUR LES TACHES EN DIDACTIQUE DE LA GRAMMAIRE Marie-Christine Paret Université de Montréal La tâche peut se définir comme la somme des activités entreprises pour atteindre un objectif ou un sous-objectif d'apprentissage ; une tâche de grammaire en classe s’inscrit dans l’organisation d’ensemble qui constitue la séquence didactique, dont la forme varie significativement selon les objectifs et le modèle d'enseignement retenus, mais aussi selon les moyens « pratiques » dont peut s’emparer la classe pour travailler la langue. Nous allons discuter de quelques ressources dont dispose le didacticien dans la conception de tâches pour l'apprentissage de la grammaire. Il s’agit essentiellement de quatre notions, qui deviennent des outils pour la classe, mais qui n’ont pas le même statut et n’interviennent pas de la même façon. Elles sont issues de transpositions didactiques qui sont actuellement en débat. Les enjeux sont importants car ces notions sont à la base même des rénovations récentes dans l’enseignement de la grammaire, qui sont encore très fragiles ; or on sait à quel point le milieu scolaire a du mal à faire évoluer ses conceptions en ce qui concerne la langue et son enseignement. Ce sont les notions de grammaticalité, manipulations linguistiques et transformations et la notion de phrase de base. Les jugements de grammaticalité Pour aborder les questions de grammaticalité, on est obligé d’entrer dans la discussion des objectifs et donc des objets. Même si on ne rejette pas l’objectif d’intéresser l’élève à l’objet langue et de le lui faire connaître, un consensus assez général reconnaît à l’école un objectif global prioritaire : favoriser l’expression. La question qui se pose alors, et qui n'est pas nouvelle, est celle de la ou des langues pour permettre cette expression. On reconnaît que l’objectif de l’école est une langue de registre assez soutenue, que ce soit pour l’écrit ou pour l’oral. Cependant, plusieurs didacticiens (chercheurs ou praticiens) mettent

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Les tâches et leurs entours en classe de français, Dolz. J. et al.. Neuchâtel (2001)

copyright © Marie-Christine Paret 2001

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DES OUTILS POUR LES TACHES EN DIDACTIQUE DE LA GRAMMAIRE

Marie-Christine Paret

Université de Montréal

La tâche peut se définir comme la somme des activités entreprises pour atteindre un objectif ou un sous-objectif d'apprentissage ; une tâche de grammaire en classe s’inscrit dans l’organisation d’ensemble qui constitue la séquence didactique, dont la forme varie significativement selon les objectifs et le modèle d'enseignement retenus, mais aussi selon les moyens « pratiques » dont peut s’emparer la classe pour travailler la langue.

Nous allons discuter de quelques ressources dont dispose le didacticien dans la conception

de tâches pour l'apprentissage de la grammaire. Il s’agit essentiellement de quatre notions, qui deviennent des outils pour la classe, mais qui n’ont pas le même statut et n’interviennent pas de la même façon. Elles sont issues de transpositions didactiques qui sont actuellement en débat. Les enjeux sont importants car ces notions sont à la base même des rénovations récentes dans l’enseignement de la grammaire, qui sont encore très fragiles ; or on sait à quel point le milieu scolaire a du mal à faire évoluer ses conceptions en ce qui concerne la langue et son enseignement. Ce sont les notions de grammaticalité, manipulations linguistiques et transformations et la notion de phrase de base.

Les jugements de grammaticalité

Pour aborder les questions de grammaticalité, on est obligé d’entrer dans la discussion des objectifs et donc des objets. Même si on ne rejette pas l’objectif d’intéresser l’élève à l’objet langue et de le lui faire connaître, un consensus assez général reconnaît à l’école un objectif global prioritaire : favoriser l’expression. La question qui se pose alors, et qui n'est pas nouvelle, est celle de la ou des langues pour permettre cette expression.

On reconnaît que l’objectif de l’école est une langue de registre assez soutenue, que ce soit pour l’écrit ou pour l’oral. Cependant, plusieurs didacticiens (chercheurs ou praticiens) mettent

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en relief que se limiter à la langue normée scolaire serait non seulement insuffisant mais finalement négatif pour plusieurs raisons : si on ne part pas de la langue que l’élève connaît parce qu’il l’utilise, on se prive de moyens non seulement sur le plan cognitif (connaître la langue dans plusieurs de ses registres), mais également sur le plan affectif (motivation) (Vargas, 1996 : 95-96 ; Martinie, 1996). Haas et Lorrot, remarquent que, dès lors qu’on se limite à la « grammaticalité écrite », la langue de l’élève est frappée de nullité, ce qui a pour effet de « faire du domaine grammatical un domaine coupé pour la plupart des élèves de leur pratique langagière » (1996 : 164); Béguelin et son équipe vont dans le même sens (2000 : 78, 96). Martinie ajoute qu’il ne devrait pas être question de « mettre à l’index » en classe les formes spontanées de « l’oral attesté » (1996 : 116).

Cependant, l’objectif de la classe de français reste d’une part la langue de genres écrits et oraux spécifiques c'est-à-dire une langue écrite, avec ses caractéristiques de décontextualisation et de normes, et d’autre part la langue orale mais pas toute : celle qui correspond à des « genres formels publics » (Dolz et Schneuwly, 1998). En effet, l’école s’intéresse (quand elle le fait) à une langue orale standard, courante ou soignée. Cette langue orale est souvent relativement décontextualisée et normée, se rapprochant donc de l’écrit. Ce qui ne l’empêche pas, pour être vivante, de posséder certaines caractéristiques, d'ailleurs peu abordées dans le matériel didactique et qui mériteraient d’être explicitées (par exemple, proportion importante de phrases transformées du type emphases, exclamations, interrogations rhétoriques, dislocations ; des présentatifs, formules de contact, etc., marques suprasegmentales, et bien entendu des erreurs de performance).

La langue orale est première en acquisition mais les premiers échantillons de langue observés par les élèves sont écrits (ce sont les premières phrases lues ou écrites en classe). Dans le contexte scolaire, on peut considérer que l’oral est second, plus complexe (et aussi moins étudié, cela va de pair ; Vargas, 1994). Les transpositions didactiques sont plus difficiles. L’objet premier (chronologiquement et en importance) est la langue écrite, c’est-à-dire automatiquement une langue « spéciale » pour l’élève.

Or on constate parfois chez les didacticiens un certain malaise à propos du statut, à l’école,

de la langue « correcte », c’est-à-dire normée, par réaction peut-être avec les attitudes très normatives du passé. Cette réticence à en faire un objectif prioritaire ne nous paraît pas justifiée, si on évite toutefois de rejeter l’oral spontané « attesté », selon la proposition de Haas et Lorrot (1996 : 116), car il ne s’agit pas d’ignorer la langue orale mais de la situer à sa juste place dans

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l’ensemble des tâches de la classe. La langue orale spontanée, c'est-à-dire plus familière, devrait non pas strictement être prise comme objet d’étude, mais être prise en considération comme point de départ de l’étude de toute question de langue, et surtout dans la perspective de ses relations avec les variétés soutenues ; notre position ici n’est pas une question de principe mais très pragmatique : elle tient compte du temps dont dispose l’enseignant en classe. La langue de registre soigné (écrite et orale) est l’objet principal, elle ne peut être le seul. On observe l’oral pour dégager ses spécificités et ainsi mieux comprendre les différences de moyens et de contraintes caractéristiques des deux modes. Il n’y a en effet aucune raison de « simplifier » à l’excès les données de langue en éliminant celles qui sont gênantes (Haas et Lorrot, 1996 : 165). On permet ainsi à l’élève d’installer progressivement la coexistence de plusieurs codes et de leurs particularités.

Pour cela, il faut qu’il soit bien clair dans l’esprit des enseignants que les formes de l’oral sont régulières, grammaticales, même si elles relèvent de grammaires différentes de celle de l’écrit, chaque individu disposant généralement de plusieurs grammaires qui correspondent à son acquisition de plusieurs variétés de langues.

Tout cela a directement à voir avec la notion de grammaticalité, qui est un des piliers de

l’édifice du nouvel enseignement grammatical, transposition issue en l’occurrence de la grammaire générative, qui consiste à faire l’hypothèse, et c’est fondamental dans la conception générativiste, des compétences grammaticales intériorisées du sujet et en évolution avec lui (produit en partie de l’acquisition et en partie innée). Mais comment traiter l’oral dont des formes, souvent jugées agrammaticales comme le rappelle justement Martinie (1996 :116), semblent contredire les assertions des nouvelles grammaires et mettre à rude épreuve l’exercice de l’intuition linguistique qui évalue la grammaticalité des constructions syntaxiques ? Un exemple en est la place théoriquement obligatoire du complément de verbe après le verbe : Mais le temps on n’a pas, dit un chanteur français, ou À Saint-Tropez je vais, relève Béguelin (2000 : 96). Puisque l’élève connaît surtout les formes de l’oral plus ou moins familier, son évaluation de la grammaticalité va se faire à partir de ces formes et non pas des formes de la langue écrite, qui est l’objectif de l’apprentissage.

On peut regretter la non prise en compte par l’école de formes comme ces inversions, mais sans aller jusqu’à dire qu’elles sont « parfaitement banales en français ». En effet, elles font partie d’une compétence exclusivement orale (on ne les trouve à l’écrit que comme des transcriptions explicites de l’oral), ce qu’il est relativement facile de faire observer aux élèves à partir de la

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comparaison de corpus oraux et écrits. On prend alors en compte la langue des élèves tout en leur faisant prendre conscience d’une variation oral/ écrit et en leur permettant de construire cette intuition grammaticale pour la langue scolaire normée, qui n’est pas un point de départ mais un objectif (Grossmann, 1998 : 95 ; Paret, 2000 : 55). De plus, il nous semble obligatoire de voir dans des constructions comme celles-ci des formes emphatiques, car elles se trouvent dans des contextes qui supposent un déplacement de focalisation (du rhème) qui correspond à une volonté d’énonciation particulière.

Cela met en lumière la nécessité de recourir parfois à DEUX cadres théoriques différents

qui se superposent, deux points de vue différents, donc deux ensembles de transpositions, comme d’autres l’ont déjà souligné ou comme du matériel didactique tente déjà de le faire (plus ou moins bien) : la grammaire phrastique ET la perspective fonctionnelle, la phrase comme unité grammaticale et la phrase comme unité de communication (organisation thème/rhème). La classe devrait pouvoir le faire sans grand problème, à condition de distinguer clairement pour l’élève ces deux dimensions qui se combinent dans la réalité de la langue.

Il n’est pas pertinent de continuer à ignorer le rôle du contexte, puisque l’observation de ce dernier permet de comprendre des variations qui resteraient obscures pour l’élève, ce qui va dans le sens de ce que l’équipe de Béguelin (2000 : 144) soutient par ailleurs. Ainsi, une construction comme : À sa mère, elle a offert un collier, où les élèves hésiteraient à juste titre dans une phrase hors contexte, n’est possible qu’en rapport avec une autre séquence de même type (opposition/comparaison): À sa sœur, une… , ou en réponse à une question (Qu’a-t-elle offert à sa mère ? « À sa mère, elle » fait partie du thème).

Les manipulations linguistiques et les transformations

Les manipulations linguistiques sont des transpositions didactiques relativement récentes ; on commence à connaître un peu mieux leurs limites, mais la question de fond à se poser est : peut-on s’en passer ? Si l’on doit répondre non, alors il reste à déterminer comment s’en servir au mieux. On les définit comme des opérations formelles simples utilisées comme des tests dont le but est de faire apparaître des propriétés syntaxiques des unités linguistiques (morphèmes ou syntagmes), de permettre ainsi des classements qui deviennent plus transparents, et introduire alors le métalangage en ayant mis en évidence sa pertinence.

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Si les manipulations proprement dites, au nombre de quatre, étaient les outils essentiels des

grammaires structurales depuis les débuts pour observer les structures des langues, leur transposition didactique leur donne clairement le statut de simples outils heuristiques, il y a consensus sur ce point.

Le statut des transformations était au départ bien différent dans la théorie générative à son étape transformationnelle d’Aspects puisqu’elles faisaient partie intégrante des règles de génération des structures de surface, c'est-à-dire des phrases réalisées d’un sujet parlant. Les règles de passage d’un indicateur syntagmatique à un autre devaient être strictement décrites par la grammaire dans le cadre de certaines conditions universelles ou particulières à une langue. Autrement dit, la transformation Vous dormez/ Dormez-vous ? spécifie les règles de passage d’une phrase abstraite sous-jacente qu’on postule être de type déclaratif à une phrase interrogative (Ruwet, 1972 :16). Mais ce n'est pas le concept chomskien de transformation qui intéresse le didacticien, comme le rappelle Grossmann (1998 :94), mais sa transposition didactique qui, à un moment donné du développement d’une théorie, ne se justifie que par sa « rentabilité » sur le plan de l’apprentissage (Vargas 1998 :77),et bien sûr par les possibilités de cohérence avec les autres transpositions. Il semble qu’il y a un avantage sur le plan didactique à transposer sans mauvaise conscience les deux concepts de manipulation et de transformation, autrement dit à conserver la distinction, parce que le premier réfère à des opérations simples sur la langue qui servent de tests dans des contextes variés, alors que les transformations permettent de décrire de façon précise les caractéristiques d’une construction syntaxique spécifique. Comme la manipulation, la transformation devient un outil heuristique.

Toutefois, et ceci n’est pas nouveau mais il faut le rappeler, Hélène Huot montrait déjà il y

a vingt ans les insuffisances dans le matériel didactique sur cette question : « la plupart des exercices transformationnels des grammaires traditionnelles ne sont pas satisfaisants : ils n’obligent pas les élèves à prendre conscience des opérations syntaxiques qui permettent de passer d’une phrase à une autre, ils ne font pas découvrir les contraintes liées à une transformation précise. » (1981 : 58). On pourrait dire à peu près la même chose aujourd’hui, sauf exception .

Mais là comme ailleurs, la prudence s’impose dans l’utilisation des transformations ; les

recherches devraient s’attacher à montrer plus précisément les secteurs de la grammaire où elles

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sont bénéfiques et ceux où elles le sont moins ou pas du tout, en relation avec les objectifs poursuivis et l’âge des élèves. Par exemple, il est selon nous souvent approprié de travailler l’enchâssement de phrases sur la base de comparaisons avec les phrases « de départ », c'est-à-dire avant l’opération d’enchâssement. Par exemple, dans le cas des relatives, l’explicitation précise de la transformation et de ses contraintes permet de se doter d’outils efficaces pour résoudre des problèmes d’écriture et de mieux comprendre l’organisation d’un sous-système de la langue ; il en est de même dans le cas des enchâssées dites « corrélatives », à valeurs comparative ou consécutive, où les proportions d'erreurs chez les élèves par rapport au nombre d’occurrences sont très élevées (Paret, 1991), à condition que ce travail ne soit pas mené avec des élèves trop jeunes. Le problème est bien différent en ce qui concerne une transposition didactique parfois retenue qui regroupe sous l'appellation de réductions de phrases enchâssées des formes pour lesquelles connaître en détail la mécanique syntaxique de la réduction n’apparaît pas pertinent : elles sont très variées et pas toujours bien décrites (Le problème réglé, on continue. Maria trouva l'endroit où placer son ordinateur. Frank, épuisé, marchait lentement. Etc.). Le matériel didactique fixe l'attention sur des caractéristiques syntaxiques, souvent même travaillées hors contexte, alors que des considérations sémantiques, textuelles ou stylistiques devraient primer. Il est douteux que cela puisse conduire à un apprentissage significatif, même si on reporte l’étude de ces questions assez tard dans la scolarité étant donné les difficultés évidentes qu’elles présentent.

Ce peu d'attention aux aspects sémantiques nous conduit à la question de la place du sens

dans la didactique de la grammaire. Nous voudrions discuter d’une double tendance actuelle, quelque peu problématique, à propos des relations syntaxe/sémantique : l’évacuation du sens d’une part, et d'autre part, peut-être en réaction, la tentation inverse pour les enseignants : la réintroduction des approches sémantiques traditionnelles (Haas et Lorrot, 1996 :163). Parmi les didacticiens travaillant sur les transpositions didactiques, la crainte, justifiée dans un premier temps au nom de la rigueur méthodologique, de ce qui touche au sens des énoncés a conduit à une certaine hypertrophie des considérations syntaxiques, une sorte de « syntaxisme » qui néglige une facette importante de la langue et qu’on remarque même dans du « bon » matériel didactique.

Cette question du statut du sens dans la didactique de la grammaire nouvelle est souvent mal comprise. Même si strictement parlant on peut être d'accord que les grammaires de référence entendaient fonder leurs analyses en « renonçant à mélanger les critères sémantiques, logiques et syntaxiques » (Béguelin, 2000), il y a une certaine naïveté à croire, pour la grammaire générative

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transformationnelle notamment, qu’elle pratiquait « une analyse fondée sur les seuls critères formels » (p.78). Glatigny souligne bien que « la pire illusion serait de considérer la « grammaire » comme un domaine étanche, implicitement assimilé à la syntaxe. » (1998 : 52) La GGT ne mélange certes pas les critères sur le plan purement théorique, mais considère la syntaxe et la sémantique comme parties intégrantes de la grammaire, puisqu’une phrase est toujours interprétable. Le sens est dérivé des unités lexicales d’une part, et des structures syntaxiques qui les englobent d'autre part. Autrement dit, il est le résultat d’une certaine organisation au niveau de la phrase. On sait aussi que le choix des constructions syntaxiques est indissociable de l’orientation du discours tout entier : tel déplacement, tel type de phrase, tel enchâssement, ne s’explique que pas son rôle dans le contexte (textuel ou situationnel) : c’est cette articulation qu’il ne faut jamais perdre de vue sous peine de rendre stérile le travail de la grammaire.

Mais porter plus d’attention au sens ne signifie pas l’utiliser comme moyen de description

des régularités syntaxiques, car on ne sait pas le définir avec assez de précision pour qu’il constitue un outil décisif. C’est donc, en classe, l’observation de la forme qui permet d’arriver au sens, les variations de la forme sont testées à la lumière des variations de sens qui en résultent. Il est donc tout à fait intéressant de faire observer systématiquement les effets de sens produits par la variété des constructions syntaxiques, elles-mêmes considérées par rapport à l’unité englobante qu’est le texte.

Il semble absolument nécessaire de réintroduire les dimensions sémantiques de la langue

laissées pour compte, mais avec la plus grande prudence pour ne pas risquer les retours en arrière qui commencent à se produire par manque de transpositions didactiques suffisantes. Il s’agit de ne pas réintroduire le sens à des niveaux où il ne peut que brouiller les pistes, celui des définitions, des critères heuristiques.

S’il y a d’un côté tendance au syntaxisme dans les moyens d'enseignement, d’un autre côté

on constate le retour des approches sémantiques traditionnelles. Vargas (1995 : 44), qui a analysé une trentaine de manuels pour la période 1971-1993, conclut à une réapparition de définitions de nature sémantique après une période plus orientée vers la syntaxe (le tournant se situant vers 1983). Une hypothèse d’explication souvent avancée est la difficulté chez les jeunes élèves d’établir un rapport formel au langage. Il existe des fondements à ce point de vue (pensons à diverses études sur l’interprétation des passifs en français ou d'autres constructions en anglais ; C.

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Chomsky, 1969) ; il est évident que nous avons besoin d’études pour préciser comment se fait l'acquisition des structures syntaxiques et décider à quel moment introduire une réflexion formelle sur tel phénomène de langue particulier.

Ce retour en arrière peut s’expliquer aussi par la formation des enseignants, tout à fait

insuffisante la plupart du temps en didactique de la grammaire (en formation initiale et continue). Notre expérience montre clairement que ce sont les enseignants qui sont les premiers à avoir des difficultés à adopter ces nouveaux points de vue. On sait à quel point il est difficile de faire évoluer des conceptions bien ancrées, même des chercheurs expérimentés parviennent mal à contrôler cette variable. L’équipe suisse qui s’est interrogée sur le savoir grammatical des élèves (Kilcher-Hagedorn et al., 1987) fait l’hypothèse d’un retour à des définitions sémantiques traditionnelles chez des enseignants pourtant entraînés pour leur expérimentation. Il se peut, disent-elles, « que les enseignants - chez lesquels les conceptualisations traditionnelles sont certainement restées bien ancrées - aient tendance à faire appel à des définitions sémantiques lorsque le travail de substitution et de classification des éléments en paradigmes leur semble trop aride. » (p.59).

Pour revenir aux manipulations dont nous sommes partie, il est clair que ce n’est que

progressivement que les élèves apprendront à décider de manière autonome lesquelles effectuer dans tel cas particulier, l’aide de l'enseignant étant modulé selon les besoins des groupes. Au primaire et au secondaire, selon nous, les manipulations sont utilisées pour mieux observer la langue (faire des tentatives et voir les résultats) et non pas d'abord pour tester des hypothèses comme semble le penser et le déplorer Grossmann (1998 : 96). Il est souvent au-dessus de la force des élèves (notamment des plus jeunes), de poser véritablement des hypothèses AVANT d’utiliser les outils heuristiques, ce qui ne cause pas vraiment de problème étant donné le nombre limité de manipulations, même si on utilise souvent quelques transformations comme manipulations (pronominalisation, emphase en c’est…que par exemple). Les hypothèses de règles ou de régularités interviennent APRÈS, comme résultats des observations (Paret, 2000).

Il demeure vrai que les manipulations ne donnent pas toujours des résultats faciles à

interpréter, surtout pour les jeunes élèves, dont le sentiment linguistique est peu assuré en ce qui concerne la langue écrite. Cependant, c’est un objectif de l’école de développer la capacité de distinguer ce qui appartient à langue écrite ou à l’oral, à la langue littéraire ou à celle qui ne l’est

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pas. Comme Gobbe (1980) le mentionnait il y a plus de vingt ans, une seule manipulation n’est souvent pas suffisante pour préciser certains cas, il faut plutôt s’appuyer sur un « faisceau de propriétés » dégagées par les tests (1980 :122) ou des « conjonctions de propriétés discriminatoires » (Riegel et al, 1994 :141) ; cela devrait permettre de mettre en évidence, du moins au secondaire, le « relativisme des fonctions [grammaticales], […] un complément peut être plus ou moins d’ « objet » selon l’énoncé dans lequel il apparaît » (Gobbe, 1980 :123). L’auteur ajoute : « le sens du relatif nous paraît être une valeur importante dans l’éducation ». Le but du travail de grammaire est en effet de développer une réflexion sur la langue et non pas d’en décrire précisément tous les aspects, résultat que les linguistes eux-mêmes n’atteignent pas..

Pour finir à propos des manipulations et transformations : il est clair qu’aucun outil n’est

parfait ; mais on se doit d’examiner à quel point il est utile et quelles sont ses limites. Il n’est peut-être pas très productif, didactiquement parlant, d'attribuer à la nature même des manipulations les limites qui ne proviennent que de la manière dont on les exploite en classe. Il reste là un champ d’étude largement ouvert.

La phrase et la phrase de base

Une autre ressource disponible en didactique de la grammaire est la notion de phrase de

base. Elle fait couler beaucoup d'encre parmi les didacticiens bien que son utilisation en classe ne soit pas largement passée dans les mœurs. La phrase de base1, peu importe de quelle théorie – ou d’état d’une théorie – elle est issue, se définit comme un modèle ou forme abstraite prototypique constitué de deux groupes syntaxiques obligatoires, GN en position sujet et GV de prédicat, ainsi que de groupes facultatifs (la phrase étant de type déclaratif). L’avantage attendu d’un tel outil serait qu’il offre à l’élève une ressource importante pour l’observation de la langue puisqu’il fournit une forme à laquelle se référer, ce qui permet, par contraste, de dégager les caractéristiques de la forme étudiée.

Certains chercheurs remettent en question l’intérêt de passer par ce modèle en montrant à quel point il est inadapté pour analyser les énoncés de l’oral et souhaitent l’avènement d’outils mieux à même de décrire « l’ensemble des phénomènes observés » (Béguelin, 2000 : 64). Nous

1 L'expression semble être de Peytard et Genouvrier (1970), mais la transposition de l’époque permettait de concevoir plusieurs modèles de phrases de base (de kernel sentences, Syntactic Structures, 1957).

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les attendons également, ces outils, avec impatience, mais à l’heure actuelle, et sans doute pour un certain nombre d’années, la transposition didactique qui atteindra cet objectif ne semble pas disponible.

Mais ce modèle est-il vraiment si inadapté, si peu utilisable ? Il est clair que la phrase est

une entité aux mille visages, mais il y a au moins un secteur, et pas le moindre, dans lequel l'existence d’un modèle comme la phrase de base est pertinent, c’est celui de la langue écrite et des registres oraux apparentés. C’est là qu’il peut être un outil efficace et rigoureux, quand il s’agit d'analyser pour comprendre de manière un peu « concrète », la structure de la plupart des phrases auxquelles les élèves ont affaire en lecture et en écriture. Il faut être conscient que c’est l'existence d’un tel modèle qui rend possible l’emploi des autres outils d'exploration que sont les manipulations linguistiques et les transformations. On peut regretter en effet, comme Béguelin et son équipe (2000 : 103) que l’intérêt d’une ressource comme la phrase de base n’ait pas encore été évalué de manière rigoureuse. Mais peut-on s’interdire ce type de ressource avant, d’une part, de l’avoir évalué et d'avoir testé les limites de son application, et d’autre part, d’avoir pris les moyens de former les enseignants ?

L'argument parfois avancé selon lequel l’application est difficile car le poids du passé est

tel que l'enseignant – et l’élève - seront tentés de revenir aux vieilles pratiques ne nous semble pas de nature à invalider la tentative. Il est vrai que les innovations pédagogiques ou didactiques demandent efforts, concertation, temps et patience ; elles n’en sont pas moins parfois nécessaires. Il est d’usage de déplorer le peu de moyens concrets que la tradition scolaire proposait à la classe de grammaire. Il est peut-être prématuré de rejeter dès maintenant celui-là, ainsi que ceux dont on a parlé plus tôt, issue à laquelle les âpres critiques dont ils sont l’objet pourraient bien conduire.

Mais cet outil a des limites. Il paraît justifié alors de combiner des points de vue théoriques

différents, d'avoir recours à des transpositions didactiques complémentaires, comme nous le disions plus haut, en distinguant soigneusement les niveaux. Celle de l’organisation thème-rhème de l'information par exemple peut déjà être vue comme un point de vue englobant qui permet d'appréhender les aspects communs de réalisations linguistiques différentes quand elles se manifestent dans le cadre phrastique de la langue standard ou dans celui de la situation d’énonciation orale.

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Pour conclure, on peut souligner qu’il est important que, même s’ils ne conduisent pas toujours à des résultats fiables à 100%, la classe dispose des meilleurs outils possibles pour observer la langue, tout en rappelant ce qui est tout aussi important, l'attitude de recherche et d’exploration qu’on peut développer chez l’élève, son réflexe de s’interroger, et finalement sa prise de conscience des grands mécanismes en jeu ainsi que des complexités de la langue.

Références bibliographiques

Béguelin, M.-J. (2000) De la phrase aux énoncés : grammaire scolaire et descriptions linguistiques. Bruxelles : De Boeck - Duculot

Chomsky, C. (1969) The Acquisition of Syntax in Children from 5 to 10. Cambridge, Mass. : MIT Press.

Dolz, J. et Schneuwly, B. (1998) Pour un enseignement de l’oral. Initiation aux genres formels à l’école. Paris : ESF.

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