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Culture Générale Descartes et les limites de l’amour Christophe Cervellon Ancien élève de l’École Normale Supérieure, agrégé de Philosophie, en poste à l’École pratique des Hautes Études Numéro 36 • Janvier 2005 La passion Q u’est-ce que l’amour, pour Descartes ? L’amour est une passion, c’est dire qu’avec l’amour quelque chose de nouveau arrive à l’âme : “tout ce qui se fait ou qui arrive de nouveau est généralement ap- pelé par les philosophes une pas- sion (nous soulignons)”. Qu’est-ce qu’une passion ? Dans la passion, il y a, comme on vient de le relever, un rapport à la nou- veauté : soudain quelque chose ar- rive qui pouvait ne pas arriver et, en l’espèce, quelque chose est cau- sée dans l’âme, qu’elle ne cause pas : ce qui est causé dans l’âme est causé par le corps, ou avec le corps, et il n’y aurait pas nouveauté dans l’âme, s’il n’y avait pas d’abord rapport de l’âme au corps. Le corps est ce qui agit l’âme, non pas en ce sens qu’il agit immédiatement sur l’âme, comme une boule de billard en pousse une autre, mais en ce sens que, dans la passion, l’âme et le corps “agissent l’un contre l’autre”, pour reprendre les propres mots de Descartes, et qu’ils se ressentent tous deux de cette interaction. Il n’est pas besoin d’entrer ici dans le problème de cette “union”, qu’af- fronte le paragraphe 34 du Traité des Passions. Comment penser l’ajustement des mouvements du corps aux mouvements de l’esprit, lors même que pour Descartes corps et esprit sont à ce point différents, qu’il ne saurait y avoir entre eux rien de commun : comment ce qui est divisible et composé – le corps – pourrait-il agir sur ce qui est in- divisible et simple – l’âme ? Que serait une réalité à la fois étendue et inétendue, pour mettre en rapport deux réalités inassignables ? Mais ce qu’il est important de voir, c’est que les troubles du corps ne lais- sent pas d’avoir des effets sur l’âme, et qu’en un sens les troubles du corps troublent l’âme. Le mouve- ment qui part dans la nature du corps poursuit son cours (mais aussi n’est-ce plus le même mouvement) dans l’esprit. Le corps entre dans la passion, et il continue, nous dit Descartes, à l’en- tretenir par le mouvement des es- prits animaux, c’est-à-dire, pour aller vite, et pour ne pas rentrer dans le détail de la médecine cartésienne, par le mouvement des parties les plus subtiles du sang qui, produites dans le cerveau, circulent à travers les nerfs et les muscles pour assu- rer les mouvements internes et ex- ternes du corps. Car, selon Descar- tes, tout peut se faire dans l’orga- nisme – les réactions de peur comme de colère, courir ou frap- per – sans qu’il faille pour cela sup- poser à la nature une intention cons- ciente : le corps est une mécanique. Aussi “tous les mouvements que nous faisons sans que notre volonté y contribue... ne dépendent que de la conformation de nos membres et du cours que les esprits, excités par la chaleur du coeur, suivent naturellement dans le cerveau, dans les nerfs et dans les muscles, en même façon que le mouvement d’une montre est produit par la seule force de son ressort, de la fi- gure de ses roues” Même si notre volonté peut agir sur notre corps, parce qu’elle meut une partie du cerveau (la glande pinéale) qui, en réglant le mouvement et la direction des esprits animaux, dé- termine le choix de nos mouve- ments, les esprits animaux ont sans initiative aucune de notre part un cours mécanique, qui dispose le corps à de certaines conduites : la

Descartes et leslimites de l’amour Culture Générale · Culture Générale Descartes et leslimites de l’amour ... volonté n’est pas voulante mais voulue, à tout le moins

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ale Descartes et les

limites de l’amourChristophe CervellonAncien élève de l’École Normale Supérieure, agrégé de Philosophie,en poste à l’École pratique des Hautes Études

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La passion ■

Qu’est-ce que l’amour, pourDescartes ? L’amour est une

passion, c’est dire qu’avec l’amourquelque chose de nouveau arrive àl’âme :“tout ce qui se fait ou qui arrivede nouveau est généralement ap-pelé par les philosophes une pas-sion (nous soulignons)”.Qu’est-ce qu’une passion ? Dansla passion, il y a, comme on vientde le relever, un rapport à la nou-veauté : soudain quelque chose ar-rive qui pouvait ne pas arriver et,en l’espèce, quelque chose est cau-sée dans l’âme, qu’elle ne causepas : ce qui est causé dans l’âme estcausé par le corps, ou avec le corps,et il n’y aurait pas nouveauté dansl’âme, s’il n’y avait pas d’abordrapport de l’âme au corps. Le corpsest ce qui agit l’âme, non pas en cesens qu’il agit immédiatement surl’âme, comme une boule de billarden pousse une autre, mais en ce sensque, dans la passion, l’âme et lecorps “agissent l’un contre l’autre”,pour reprendre les propres mots deDescartes, et qu’ils se ressententtous deux de cette interaction. Il

n’est pas besoin d’entrer ici dans leproblème de cette “union”, qu’af-fronte le paragraphe 34 du Traitédes Passions. Comment penserl’ajustement des mouvements ducorps aux mouvements de l’esprit,lors même que pour Descartes corpset esprit sont à ce point différents,qu’il ne saurait y avoir entre euxrien de commun : comment ce quiest divisible et composé – le corps– pourrait-il agir sur ce qui est in-divisible et simple – l’âme ? Queserait une réalité à la fois étendueet inétendue, pour mettre en rapportdeux réalités inassignables ? Maisce qu’il est important de voir, c’estque les troubles du corps ne lais-sent pas d’avoir des effets sur l’âme,et qu’en un sens les troubles ducorps troublent l’âme. Le mouve-ment qui part dans la nature ducorps poursuit son cours (mais aussin’est-ce plus le même mouvement)dans l’esprit.Le corps entre dans la passion, et ilcontinue, nous dit Descartes, à l’en-tretenir par le mouvement des es-prits animaux, c’est-à-dire, pouraller vite, et pour ne pas rentrer dansle détail de la médecine cartésienne,par le mouvement des parties lesplus subtiles du sang qui, produites

dans le cerveau, circulent à traversles nerfs et les muscles pour assu-rer les mouvements internes et ex-ternes du corps. Car, selon Descar-tes, tout peut se faire dans l’orga-nisme – les réactions de peurcomme de colère, courir ou frap-per – sans qu’il faille pour cela sup-poser à la nature une intention cons-ciente : le corps est une mécanique.Aussi“tous les mouvements que nousfaisons sans que notre volonté ycontribue... ne dépendent que dela conformation de nos membreset du cours que les esprits, excitéspar la chaleur du coeur, suiventnaturellement dans le cerveau,dans les nerfs et dans les muscles,en même façon que le mouvementd’une montre est produit par laseule force de son ressort, de la fi-gure de ses roues”Même si notre volonté peut agir surnotre corps, parce qu’elle meut unepartie du cerveau (la glande pinéale)qui, en réglant le mouvement et ladirection des esprits animaux, dé-termine le choix de nos mouve-ments, les esprits animaux ont sansinitiative aucune de notre part uncours mécanique, qui dispose lecorps à de certaines conduites : la

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volonté est ainsi inclinée à vouloirce que le corps prépare et, dans lapassion où, d’une certaine façon, lavolonté n’est pas voulante maisvoulue, à tout le moins encouragéeà aller dans une certaine voie, nousne sommes guère dans le premiermoment qu’à la traîne du corps. Lesesprits animaux, qui agissent (dans)les nerfs et les muscles, et qui sontcomme le ressort naturel de notreorganisme (le principe de mouve-ment des mouvements de notrecorps, ou encore le mouvement dumouvement) préparent en nous sansnous toutes nos réactions physio-logiques et motrices : en face dudanger, mon corps a déjà “décidé”de fuir, sans que nous le décidions.Avoir peur, c’est constater que soncorps fuit, ou vivre un corps qui,mécaniquement, c’est-à-dire par lecours mécanique des esprits ani-maux qui commandent à la fois lemouvement des muscles et desnerfs, a adopté des conduites defuite. Semblablement, si est inter-rompu le mouvement des espritsanimaux qui l’occasionnait, unepassion s’affaiblit ou disparaît pourêtre remplacée par une autre : lecalme se substitue par exemple à lapeur, dès lors que s’éteint le mou-vement des esprits animaux qui dis-posaient naturellement mon corpsà fuir le danger. Le corps peut ainsiaffaiblir ou renforcer une passion,la révéler ou l’effacer. Mais dans lamachine ou dans la mécanique ducorps, tout est déjà préparé, pré-tracé, favorisé et motivé : le coléri-que a un corps qui non seulementlui permet d’être coléreux (com-ment élever la voix et “s’échauffer”sans le corps ?), mais qui le metpositivement aussi en colère lors-que se présente à lui une caused’échauffement. Mais allons-nousnous abandonner aux conduites defuite que notre corps dessine, et versquoi, en somme, tend le ressort denotre machine – de sorte que si leressort était lâché par notre volonté– immanquablement nous fuirions ?

Car si la passion ne provient pas del’âme seule, en ce sens que nous neserions pas une conscience passion-

nelle si nous n’avions un corps, ilest vrai aussi que la passion se rap-porte essentiellement (c’est-à-direque c’est cela même qui la définitdans son essence) à l’âme. Descar-tes distingue ainsi les perceptionsde l’âme que nous rapportons auxobjets qui sont hors de nous (les per-ceptions extérieures), les percep-tions de l’âme que nous rapportonsà notre corps (les sentiments defaim, de froid, etc), des perceptionsde l’âme que nous lui rapportons,pour ainsi dire, inclusivement. Lesperceptions de l’ âme sont causéesdans les trois cas : mais dans lespassions, dans les perceptions quenous rapportons à notre âme, nousen sentons les effets comme enl’âme même. Le problème de ladéfinition et de la caractérisation dela passion, par rapport aux autresmodes du sentir, n’est donc pas desavoir par quoi la perception quenous avons est causée (ce qui est leproblème de l’histoire naturelle dela passion), mais à quoi nous rap-portons cette perception : non paspar quoi ma perception est causée,mais où je la sens : est-ce que noussentons ces affections “comme dansles objets qui sont hors de nous”,ou bien comme dans notre corps,ou bien “comme en l’âme même” ?La réponse de Descartes est trèsclaire : les passions, qui sont pourl’âme quelque chose de nouveau –en quoi elles sont passions – sontdes perceptions de l’âme qui se rap-portent à l’âme – en quoi elles sontvéritablement de l’âme, en un sensbien différent que ne le sont nosautres sensations. Aussi Descartesécrit-il un Traité des passions del’Âme et non point un traité des pas-sions ou des actions du corps,même si l’âme et le corps, dansl’expérience affective, ne cessentd’inter-agir. La généalogie ou l’his-toire de la passion serait ici moinsimportante que le rapport de l’âmeà elle-même qui définit chez Des-cartes la conscience passionnée :“les perceptions qu’on rapporteseulement à l’âme sont celles donton sent les effets, comme en l’âmemême (nous soulignons), et des-quelles on ne connaît communé-

ment aucune cause prochaine àlaquelle on les puisse rapporter :tels sont les sentiments de joie, decolère et autres semblables, quisont quelquefois excités en nouspar les objets qui meuvent nosnerfs, et quelquefois aussi pard’autres causes”.Même cause de la passion – ce qu’iln’est pas toujours, comme on le vé-rifie sur la dernière citation – lecorps n’est jamais cause de la rela-tion particulière de l’âme à l’âmece en quoi consiste précisément lapassion, et qui fait que l’âme sentdans l’âme même ce qui l’agite etla trouble. Cette relation de l’âme àelle même peut être causée par lecorps, en tant qu’elle existe, maisle corps n’intervient pas dans cetterelation, en tant précisément que lapassion est de l’âme.Car le corps n’explique pas le rap-port de l’âme à elle-même, le sen-timent intérieur où l’âme se sentsentir, qu’est la passion. Les mou-vements animaux sont la cause dela peur, mais non pas du rapport del’âme à elle-même lorsque l’âmesent la peur en elle ; car c’est parceque ce rapport existe que l’âme peutagir sur ses sentiments (essayer, parexemple, de devenir courageuse),puisqu’elle en a connaissance. Nousserions peureux, parce que notrecorps en face du danger nous incli-nerait et nous disposerait naturel-lement à fuir, et que les signes de lapeur – dans le corps – prouverait ànos yeux l’existence de la peur –dans l’âme. Mais nous aurions uneconnaissance (intellectuelle) denotre fuite, mais non pas une cons-cience (affective) de notre peur.Nous serions affectés sans avoird’affections ; et nous serions affec-tés comme le corps serait affecté,troublé comme le corps serait trou-blé, sans avoir cependant aucuneconscience intime de ce trouble.Nous n’en aurions qu’une connais-sance par signes, comme les autresdisent de nous-mêmes parfois, ennous voyant pâlir et trembler, quenous avons peur. Mais si un corpsbouleversé est la cause d’une émo-tion de l’âme, et qu’un corps bou-

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leversé est le signe – pour l’autrequi me voit – d’une âme boulever-sée, reste que je vis ma peur autre-ment que l’autre ne la voit, et autre-ment que ne le fait mon corps. Des-cartes semble ainsi exclure l’idéeque nous puissions être affecté sansavoir d’affection, avoir des senti-ments dont nous n’aurions aucuneconscience, sentiments pour ainsidire purs et immédiats, causés parle corps, que l’autre verrait ou quenous verrions comme l’autre, maisque nous ne vivrions pas. Que lespassions soient de l’âme, signifiequ’il s’y trouve une relation cons-ciente, et privilégiée, de l’âme àelle-même, même si la connais-sance que l’âme prend ainsid’elle-même est une connaissanceconfuse. S’il y a peut-être (mais onpeut en douter) des orgueilleux quiignoreront toujours leur orgueil, etdes avares qui ignoreront toujoursleur avarice, on peut certes accor-der à Descartes que sont rares lespeureux qui ignorent leur peur, oules amoureux qui ignorent leuramour. N’a-t-on pas dit pourtant dela Princesse de Clèves, qu’elleaimait plus qu’elle ne croyait, etmoins qu’elle ne pensait ?

Les passions de l’âme sont dépen-dantes du corps, en tant qu’ellesexistent comme passions, mais ellereste des passions de l’âme, en tantqu’elles sont un rapport privilégiéde l’âme à elle même. Ainsi pou-vons-nous définir ce qu’est la pas-sion chez Descartes :

“des perceptions, ou des senti-ments, ou des émotions de l’âme(1), qu’on rapporte particulière-ment à elle (1), et qui sont causées,entretenues, et fortifiés par quel-que mouvement des esprits (2)”.Notre avons commenté la premièreet la seconde partie de cette défi-nition : le corps détermine l’exis-tence effective et l’intensité de tellepassion, à proportion même des es-prits animaux qui la causent et lafortifient, mais non pas la qualitépsychique singulière selon laquelleje la vis. On peut aimer intensé-

ment, et mécaniquement – parceque le corps le commande – enmême temps que l’on peut aimertrès mal. Le mouvement des espritsanimaux peut occasionner unepeur très intense, parce que lecours des esprits animaux de moncorps, ou le ressort de mon orga-nisme, est ainsi disposé qu’en facedu danger j’ai naturellement et mé-caniquement envie de courir, resteque je vis cette peur non pas dansmon corps, avec la fatalité de sesmécanismes, et des signes (pâleur,froideur,...) qui accompagnent iné-vitablement cette émotion parcequ’ils signalent l’existence d’unecause physiologique à mon vécupsychique, mais dans mon âme,selon l’étoffe singulière d’un vécuaffectif. Et il est vrai que la cons-cience affective est ainsi préré-flexive, en ce sens qu’elle précèdetout retour intellectuel sur soi(toute réflexion sur nous-mêmecomme sur un objet passionné, etsur la cause qui le passionne ouagit réellement sur lui) ; mais ellene laisse pas de manifester un re-doublement du rapport à soi quidéfinit précisément le sentimentintérieur, puisque dans la passionl’âme se rapporte à elle-même etse sent comme en elle-même, pourreprendre les mots de Descartes.Avant de m’ouvrir à l’autre, lapassion me rapporte d’abord àmoi.Une fois élucidée ce qu’est une pas-sion, et comment elle est en géné-ral vécue, reste à savoir ce qu’est lapassion amoureuse. Et derechef laquestion se pose : qu’est-ce quel’amour, qui est une passion ?

L’amour ■

Pour Descartes, l’amour, quiest l’une des six passions pri-mitives, est :

“une émotion de l’âme causée parle mouvement des esprits qui l’in-citent à se joindre de volonté auxobjets qui paraissent lui être con-venables”.

Nous avons vu ce qu’il fallait en-tendre par une “émotion de l’âmecausée par le mouvement des es-prits”. Descartes insiste sur le faitque l’amour dont il parle est celuidont l’existence dépend ou est unesuite du corps – l’amour-passion,et qu’il ne parle pas, en revanche,de ces “jugements qui portent l’âmeà se joindre de volonté avec les cho-ses qu’elle estime bonne”. C’estqu’il faut bien distinguer l’amourqui dépend du corps, d’un amourplus intellectuel, qui pourrait ne pasen dépendre. En ce sens, il y a ef-fectivement des actions qui sontproduites par l’âme seule, et dontcertaines passions de l’âme sontcomme les purs effets :“nos perceptions sont aussi dedeux sortes car les unes ont l’âmepour cause et les autres le corps.Celles qui ont l’âme pour causesont les perceptions de nos volon-tés... Derechef nos volontés sont dedeux sortes ; car les unes sont desactions de l’âme qui se terminenten l’âme même, comme lorsquenous voulons aimer Dieu, lesautres sont des actions qui se ter-minent en notre corps”L’amour de Dieu, en ce sens, est unepassion de l’âme, mais elle ne dé-pend pas du corps, puisque l’originede l’amour est la volonté mêmed’aimer ce qui est jugé parfaitementaimable. En l’espèce, la passion –l’amour de Dieu – n’est que l’aversd’un acte de volonté, et n’est autrechose que la perception d’une ac-tion, voire que l’autre nom donnéeà cette action :“Et bien qu’au regard de notreâme, ce soit une action de vouloirquelque chose, on peut dire quec’est aussi une passion d’aperce-voir qu’elle veut ; toutefois, et àcause que cette perception et cettevolonté ne sont en effet qu’unemême chose, la dénomination sefait toujours par ce qui est le plusnoble, et ainsi on n’a point cou-tume de les nommer une passionmais seulement une action”.

On ne parle pas ainsi d’un amour-passion pour Dieu, sinon lorsque

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cet amour a une origine corporelle,comme peut l’avoir l’enthousiasmepathologique de certains religieuxtrop zélés, c’est-à-dire lorsquel’âme est agie par le corps, originecorporelle qu’ a effectivement, nousle verrons plus loin, ce que Descar-tes appelle l’amour de dévotionlorsque cet amour est rapporté àDieu. De manière très générale,d’ailleurs, et non simplement pource qui est de l’amour de Dieu, Des-cartes paraît quelquefois ménagerla possibilité de deux types de sen-timents : des sentiments qui ne re-garderaient qu’à l’esprit et des af-fections qui supposeraient le corps,puisque les passions peuvent “êtrecausées par l’action de l’âme, quise détermine à concevoir tel ou telobjet, et aussi par le seul tempéra-ment du corps...”, comme s’il yavait deux formes de passions :l’une emportant la seule partie spi-rituelle, et l’autre emportant aussila partie corporelle de notre être.L’amour que nous étudions est lapassion de l’âme qui suppose lecorps : elle entre dans une anthro-pologie des passions, au sens oùl’anthropologie est l’étude del’homme tout-entier – corps et âmeunis. Comme l’indique d’ailleurs letitre de la première partie du Traitédes Passions : il s’agit de parler“Des passions en général, et paroccasion de la nature de l’homme(nous soulignons)”.Reste à comprendre la deuxièmepartie de la définition : l’amour estune“(émotion) qui l’incite à se join-dre de volonté aux objets qui pa-raissent lui être convenables”.Descartes précise que par l’expres-sion “se joindre de volonté”, il en-tend “un consentement par lequelon se considère dès à présentcomme joint avec ce qu’on aime,en sorte qu’on imagine un tout du-quel on pense être seulement unepartie, et que la chose aimée en estune autre”.Et Descartes distingue ici fonda-mentalement, pour comprendre lanature de ce consentement, la vo-lonté du désir :

“Au reste, par le mot de volonté,je n’entends pas ici parler du dé-sir, qui est une passion à part etqui se rapporte à l’avenir”.Pour Descartes, le désir est une pas-sion, qui, comme telle, dépend ducorps :“la passion du désir est une agita-tion de l’âme qui la dispose à vou-loir pour l’avenir les choses qu’ellese représente être convenables”.Mais il est étrange que le désir n’in-tervienne pas dans la définition del’amour, si l’on se souvient que lacause, comme l’occasion, del’amour (cause et occasion expri-mées synchroniquement par la con-jonction lorsque) sont ainsi expli-quées par Descartes (§56) : “lors-qu’une chose nous est présentéecomme bonne à notre égard, c’est-à-dire comme nous étant convena-ble, cela nous fait avoir pour ellede l’amour”.Puisque l’amour et le désir suppo-sent tous deux une relation à unobjet jugé convenable, l’un sur lemode du présent (aux“objets quiparaissent lui être convenables),l’autre sur le mode du futur (aux“choses qu’elles se représententêtre convenables”) aimer pourl’âme, ne serait-ce pas désirer, c’est-à-dire être disposée à vouloir dansl’avenir l’autre homme ou l’autreobjet qu’elle a jugé lui être conve-nable – ce qui est la raison del’amour – ?Mais loin que ce soit l’amour quisuppose le désir, c’est en fait le dé-sir (comme ce qui regarde l’avenir)qui suppose l’amour (comme ce quiregarde le présent), puisque dansl’amour nous imaginons commedéjà réalisé – c’est-à-dire au présent– ce qui peut-être ne se réalisera ja-mais (c’est-à-dire, nous le verrons,le fait de former avec autrui untout). Je peux désirer (pour l’ave-nir) que ce qui est imaginé (pour leprésent) dans l’amour se réalise :mais ce désir n’est pas l’amour, etpas même un amour pensé au fu-tur : le désir et l’amour sont deuxpassions primitives qui, comme tel-les, peuvent se composer, ou semêler, mais non point se réduire

l’une à l’autre. Plus précisémentencore : je peux aimer et désirer enmême temps, mais non point sousle même rapport, puisque je peuxdésirer ce que j’aime lorsque jeveux lui être associé “d’autre façonque de volonté”, l’amour supposantun rapport à l’objet convenable parla volonté, que le désir ne supposepas.Mais le désir n’est-il pas tout sim-plement la tendance qui nouspousse à rejoindre ce qui nous faitdéfaut, et non pas, comme le défi-nit en terme moderne Descartes,“une agitation de l’âme causée parles esprits (rapport au corps) qui ladisposent à vouloir pour l’avenir(rapport au temps : le désir étant lamanière avec laquelle je visaffectivement le futur) les chosesqu’elles se représentent lui être con-venables”, définition cartésienne,où apparaît, moins peut-être quedans celle de l’amour, l’expressiond’un manque ?On se souvient en effet du mytheque propose Aristophane dans leBanquet : dans l’amour, chaque êtrecherche à retrouver naturellementla partie qui lui manque pour refor-mer le tout primitif qui a été origi-nellement scindé. C’est parce quetout agent est naturellement impar-fait, qu’il recherche naturellementà se parfaire, c’est-à-dire qu’il re-cherche et qu’il aime son proprebien. Comme le disait Platon1, lapauvreté est à l’origine de toutamour, puisque le manque de lacréature pousse celle-ci à vouloir(désirer) la perfection qui ressortità son essence. Ainsi conçu, l’ amourn’est donc pas tant un amour égo-centrique, qu’un amour naturelle-ment ego-centré, puisque son prin-cipe est la nature déficiente et sonterme, la nature véritable del’amant : il est une inclinatioappetitus naturalis, ou une affectiocommodi, comme aurait dit lesMédiévaux : aimer l’autre pour soi-même, par ce désir naturel qui estun mouvement vers l’aimé, et aussibien un mouvement vers nous.

(1) Le Banquet, 203.

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Mais en regard de l’inclination na-turelle suivant laquelle nous voulonsce qui est, réellement ou fictivement,de notre avantage, les penseurs mé-diévaux placent parfois une affectiojusticiae, littéralement – mais est-ceseulement traduisible ? – une pas-sion de justice, qui nous incline aucontraire à reconnaître la valeur in-trinsèque d’une réalité, et à l’aimerpour ce qu’elle est en elle-même, in-dépendamment de l’intérêt que nouspourrions prendre à son existence,ou de celui que nous aurions àl’aimer ou à en être aimé. On com-prend bien le problème que devai-ent résoudre les théologiens : est-cequ’il fallait aimer Dieu dans la suitenaturelle de l’amour que nécessai-rement et naturellement nous nousportions ; ou ne fallait-il nous aimer,au contraire, qu’en conséquence del’amour que nous aurions porté aupremier aimable – c’est-à-dire àDieu. Un tel amour, qui aurait sup-posé une absolue dépossession desoi, ou à tout le moins un renverse-ment de l’ordre naturel, où le moiest toujours le premier aimé, sinonle premier aimable, était-il seule-ment possible ? Si l’homme se réa-lisait dans l’amour qu’il portait àDieu, n’aimait-il pas Dieu d’abordpour cette réalisation, selon le mo-dèle aristophanique de l’amour quiest que la fusion ou l’abandon – lepur amour heureux – est encore ànotre avantage ? Est-ce que nouspouvions aimer Dieu plus que tout,et donc en faire le centre de notreamour, au lieu d’occuper nous-même, et comme structurellement,le centre de tout amour ?Pour Thomas d’Aquin, la volontéétait encore définie comme un dé-sir rationnel – appetitus rationalis –ou comme la forme rationnelle dudésir. Mais certains médiévaux, etle premier d’entre eux Saint An-selme, avaient supposé qu’il y avaitautre chose en l’homme que l’ex-pression naturelle d’un manque quiaurait cherché à se combler ; qu’ilfallait en somme, outre le désir, pla-cer dans la volonté (en ce sens ra-dicalement distinguée du désir) uneaffectio justiciae, une passion de la

justice, disions-nous, ou bien en-core un pouvoir de renverser l’in-justice qui aurait consister à aimerDieu par nous, et à nous faire ainsile principe de l’amour, quand mêmeDieu en eût constitué la fin. Et ence sens, la volonté comme désir(même rationnel) était formelle-ment distinguée de la volontécomme (pouvoir positif de rendre)justice (à autrui en l’aimant commeil faut), ce qui libérait la volonté del’ordre naturel du désir, fût-il guidépar la raison et en prise sur l’infini-ment désirable.Il est vrai que Descartes ne parlepas ici en théologien ; il fait unemorale et une physique des passionshumaines. Mais en opposant dansl’amour le désir et la volonté, Des-cartes est-il l’héritier de ce passéphilosophique, et voit-il dans leconsentement volontaire une ma-nière de faire justice à autrui ? Leconsentement cartésien, doit-il êtrecompris en terme de tendance na-turelle à aimer ce à quoi nous som-mes intéressés (aimer pour soi), cequi peut ne pas être injuste, ou aucontraire comme l’abandon libre àl’intérêt plus juste encore d’autrui(aimer pour l’autre) ?En fait, si la volonté s’oppose audésir dans l’amour cartésien, c’esten un sens radicalement différentque dans l’opposition désir/volontéque nous examinions plus haut.Descartes voit dans le consente-ment la volonté de se joindre, parimagination, à ce qui nous manquepour composer le tout dont nous nesommes qu’une partie ; et c’est direcombien il est proche, en dépit deson vocabulaire, de la conceptionaristophanique de l’amour-désir :“Au reste, nous dit Descartes, parle mot de volonté, je n’entends pasici parler du désir, qui est une pas-sion à part et se rapporte à l’ave-nir ; mais du consentement parlequel on se considère dès à pré-sent comme joint à ce qu’on aime,en sorte qu’on imagine un tout du-quel on pense être seulement unepartie, et que la chose aimée en estune autre”.

Plus précisément, aimer, c’ests’imaginer avec l’autre, sinon sousla forme d’une totalité véritable, àtout le moins d’un rapport étroit, oùune chose est recherchée à propor-tion du bien qu’elle nous apporte(“bonne à notre égard”, “objets quiparaissent lui être convenables”,etc), ou que nous imaginons qu’ellenous apporte. Aussi l’amour peut-il porter sur des êtres aussi bienanimés qu’inanimés, car l’amourd’un être comme l’amour d’unechose, l’amour d’une femmecomme “l’amour de la bouteille”(exemple, nous le verrons, queprend Descartes), sont comparablessous le rapport de l’amour et illus-trent une même définition : vouloirle lien qui me lie à ce que je jugeêtre – mais peut-être à tort – un bienpour moi. On aura du reste com-pris que la totalité que j’imagine estmoins le signe d’un manque qued’une dépendance à l’égard d’unbien apparent (ce que je juge êtreconvenable), dépendance toute re-lative, d’ailleurs, puisqu’elle estvoulue ou consentie. La volontén’est-elle pas en effet introduite parDescartes autant pour affaiblir unrapport de dépendance, que pour sedonner à l’autre ?

Descartes ne refuse pas tant,d’ailleurs, la distinction entre unamour pour soi et un amour pourl’autre, qu’il ne la réinterprète sousles espèces de l’opposition amourde concupiscence/amour de bien-veillance, ou entre “vouloir du bienà ce qu’on aime” et “désirer lachose qu’on aime” : mais pour lui,cette distinction ne concerne pasl’essence de l’amour, mais ses ef-fets. L’amour peut prendre des for-mes (des apparences) différentes,mais il n’y a pas deux manièresd’aimer :

“ Or, on distingue communémentdeux sortes d’amour, l’une des-quelles est nommé amour de bien-veillance, c’est-à-dire qui incite àvouloir du bien à ce qu’on aime ;l’autre est nommé amour de con-cupiscence, c’est-à-dire qui faitdésirer la chose qu’on aime. Mais

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il me semble que cette distinctionregarde seulement les effets del’amour et non point son essence.Car sitôt qu’on s’est joint de vo-lonté à quelque objet... on a pourlui de la bienveillance, c’est-à-direon joint aussi à lui de volonté leschoses qu’on croit lui être conve-nables : ce qui est un des princi-paux effets de l’amour” .Mais n’y a-t-il pas une grande dif-férence entre vouloir le bien dequelqu’un parce qu’on l’aime – etparce qu’on s’imagine joint à lui devolonté – et vouloir l’intérêtd’autrui, comme son intérêt propre,jusque là qu’on se décentre enfinen lui comme dans un premieraimable ?De même, si l’amour de bien-veillance et de concupiscence nesont jamais pour Descartes que deseffets de l’amour, les objets del’amour, où l’amour se termine, nemodifient pas son essence. Si l’onpeut parler de l’amour d’un ambi-tieux pour la gloire, de l’amour d’univrogne pour le vin, de l’amourd’un brutal pour la femme qu’ilveut violer, de l’amour d’un hommed’honneur pour sa maîtresse, c’estque l’amour ne se dit pas en plu-sieurs sens, et qu’il y une univocitéde l’amour (une manière une deparler de l’amour) fondée sur unemanière identique (au brutal, aubuveur, à l’homme de bien) de levivre :“Il n’est pas besoin aussi de dis-tinguer autant d’espèce d’amourqu’il y a de divers objets qu’on peutaimer ; car par exemple, encoreque les passions qu’un ambitieuxa pour la gloire, un avaricieuxpour l’argent, un ivrogne pour levin, un brutal pour une femmequ’il veut violer, un homme d’hon-neur pour son ami ou sa maîtresse,et un bon père pour ses enfants,soient bien différents entre elles,toutefois en ce qu’elles participentde l’amour elles sont semblables.Mais les quatre premiers n’ont del’amour que pour la possession desobjets auxquels se rapportent leurpassion, et n’en ont point pour les

objets mêmes... au lieu quel’amour qu’un bon père a pour sesenfants est si pur qu’il ne désirerien avoir d’eux, et ne veut pointles posséder autrement qu’il fait,ni être joint à eux plus étroitementqu’il n’est déjà ; mais les considé-rant comme d’autres soi-mêmes,il recherche leur bien comme lesien propre, ou même avec plus desoin, parce que se représentant quelui et eux font un tout dont il n’estpas la meilleure partie, il préfèresouvent leur intérêt au sien, et necraint pas de se perdre pour lessauver.”

Si j’aime parce que je m’imaginefaire partie d’un tout, c’est, aumieux, dans le cas du bon père defamille, mon intérêt que j’aime àtravers autrui (ne serait-ce quemaintenir l’existence, même fictive,de ce tout qu’est ma famille) ; c’est,au pire, dans le cas du brutal, dubuveur, ou de l’ambitieux, la pos-session d’autrui ou de l’objet aimé,réel ou imaginaire, qui est en réa-lité recherchée dans l’amour. Maisl’autre ne risque-t-il pas ainsi d’êtreimaginée tout d’une pièce et réduitaux formules simples d’un amour-prédation, dont l’amour de la bou-teille serait autant ce l’on appellait,dans l’ancienne rhétorique, la con-crétisation (expression d’une idéetrop rude remplacée subrepticementpar un exemple concret) quel’épichérème (exemple qui non seu-lement illustre mais fait preuve) ?

Descartes pense cependant avecl’exemple de l’amour (si) pur dupère pour ses enfants que le sacri-fice peut être une forme, ou un ef-fet, de l’amour, même s’ il ne pensepas que le sacrifice soit la forme,ou la vérité, de l’amour, c’est-à-direqu’il n’ y ait d’amour véritable quelorsqu’autrui devient le premieraimable et, dans une relation, le pre-mier aimé. Mais si aimer, ce n’estautre chose que vouloir le lien quime lie à un bien apparent, commentle bon père de famille, dans son“amour si pur” (Descartes veut-ilparler d’une forme pure del’amour ?), peut-il considérer ses

enfants comme d’autres soi-mê-mes, rechercher leurs biens commele sien propre” et, comme si lui-même occupait injustement la pre-mière place dans l’amour qu’il leurporte, ne pas craindre de se perdrepour les sauver ? On remarqueraégalement que dans cette énumé-ration d’amours variés, aux objetsles plus hétérogènes (vin, gloire,enfants, femmes, argent), manquesingulièrement l’amour pour la pa-trie. Etrange oubli, dans la mesureoù, depuis Aristote, la question dusacrifice de soi pour la cité (et doncéventuellement par amour de lacité) est philosophiquement posée.Or n’est-ce pas un problème com-parable à celui que pose à Descar-tes le bon père de famille, avec son“amour si pur” : comment, en ef-fet, peut-on à la fois vouloir un tout– une famille ou une cité – et enmême temps ne pas le vouloir, puis-qu’on décide de mourir pour sau-vegarder ce tout ? Puis donc qu’ilsn’ont aucun intérêt à maintenirl’existence d’un tout – la cité – dontla mort, précisément, les écarte,pourquoi certains, comme ceDécius dont parle ailleurs Descar-tes, se sacrifient-ils ? Comment,dans la théorie de Descartes, peut-on expliquer l’altruisme, sinon parla volonté contradictoire d’un hé-ros, soldat ou bon père de famille,qui veut à la fois et dans le mêmeinstant se joindre et se disjoindred’un tout qu’il maintient par samort ? Comment peut-on à la foisse joindre à ses enfants en lesaimant, et se disjoindre d’eux enmourant pour eux ? Mais pas plusqu’il ne s’interroge sur le lieu obligéde toute réflexion morale surl’amour de la cité jusqu’au sacri-fice de soi, Descartes ne s’interrogeici sur la possibilité que l’on a d’ex-pliquer le sacrifice du père de fa-mille en fonction de sa propre théo-rie – celle de l’amour comme inté-rêt pris à l’intérêt commun d’untout. En fait, nous verrons que Des-cartes expliquera le sacrifice de soipar une autre théorie que celle del’amour, celle de la générosité, quila complète.

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Reste l’essentiel : pour Descartes,le moi, comme l’a montré Jean-LucMarion dans son article fondamen-tal sur la “solitude de l’ego”, est lepremier aimable : la forme del’amour n’est pas la dépossessionde soi en autrui ou le décentrement.Il est vrai que la passion manifesteune nouveauté, et qu’en consé-quence, l’autre a dans l’amour uneinitiative empirique : il faut bienqu’il soit là, et qu’ il exerce une cau-salité. Mais dans l’amour, je suisavec l’autre comme l’ivrogne estavec son vin.

La générosité,la clef de

toutes les vertus ■

A partir de l’analyse de cesdifférents textes, doit-on in-duire, avec d’autres, que

Descartes a décidément manquéAutrui, y compris dans son anthro-pologie et sa théorie des passions ?Rien n’est moins sûr. Car je ne dé-sire pas autrui, mais je l’aime et ily a dans l’amour un rapport de vo-lonté qui fait, du consentement demoi à l’autre, autre chose que lapossession d’une chose. Et de fait,la liberté fonde chez Descartes unrapport à autrui, à l’altérité del’autre homme, où l’autre est re-connu pour tel, comme mon alter-ego, et même comme celui pour quije dois, en certaines occasions, sa-voir me sacrifier. C’est la théoriede la générosité.La générosité est chez Descartes “laclef de toutes les vertus” (§161).Dans sa forme, la générosité est unepassion, et comme passion, elle estune affection qui nous rapporte ànous-mêmes, et qui suppose unmouvement des esprits animaux.Plus encore, de même que la pas-sion supposait un redoublement durapport à soi, puisque dans la pas-sion l’âme sent comme en elle-même, la générosité est de surcroîtune passion de soi, ou une manière

qu’a le sujet d’être passionné parlui-même, et plus précisément, parsa propre valeur.En effet, qu’est-ce que la généro-sité, qui est une passion ? Elle estune suite de l’admiration, passionelle-même primitive et première quiconsiste en une“subite surprise de l’âme, qui faitqu’elle se porte à considérer avecattention les objets qui lui semblentrares et extraordinaires”.Encore faut-il souligner qu’ “admi-ration” a chez Descartes le sensmoderne de surprise, et non pascelui d’affection respectueuse,comme il a aujourd’hui. Mais si lagénérosité est une suite de l’admi-ration, elle est plus précisémentencore une suite de l’estime, qui estl’admiration spécifiée par l’imagi-nation d’une valeur :“l’estime, en tant qu’elle est unepassion, est une inclination qu’al’âme à se représenter la valeur dela chose estimée”.

En quoi l’estime est-elle une espècede l’admiration ? Descartes nous ledit : l’estime imagine une valeur quin’est pas tant objective que subjec-tive : l’estime est une valorisationpassionnelle d’une chose, sous l’ac-tion de la surprise que cause ennous sa grandeur ou sa petitesse, etnon pas l’enregistrement de la “rai-son” que nous aurions à priser ou àmépriser cette chose. Elle est ainsiune espèce de l’admiration, “carlorsque nous n’admirons point lagrandeur ni la petitesse d’un ob-jet, nous n’en faisons ni plus nimoins d’état que la raison nousdicte que nous en devons faire, defaçon que nous l’estimons ou leméprisons alors sans passions”.Ainsi trouve-t-on une estime dépas-sionnée, et une estime passionnée,qui suppose un mouvement des es-prits – un effet et une cause dans lecorps – ainsi que la considérationde quelque chose que nous admi-rons, parce que cela nous parait“rare et extraordinaire”. Or cetteestime passionnée peut se rappor-ter à nous-mêmes, lorsque c’est

notre propre mérite que nous esti-mons. Et il s’agit bien alors d’unepassion, c’est-à-dire d’un processuspsycho-physiologique, qui engagel’âme et le corps, puisque lorsquenous nous estimons ainsi,

“le mouvement des esprits... estalors si manifeste qu’il changemême la mine, les gestes, la démar-che, et généralement toutes les ac-tions de ceux qui conçoivent unemeilleure ou une plus mauvaiseopinion d’eux mêmes qu’à l’ordi-naire”.

Certes, cette estime passionné denous-mêmes est pervertie dans lapassion de soi qu’ est l’orgueil – etqui consiste à ne pas admirer ce quiest en nous véritablement admira-ble, et à admirer ce qui est fausse-ment rare et extraordinaire, le mé-rite social, par exemple, la sagacitéde l’esprit ou les beautés du corps.Toutefois, l’estime de nous-mêmespeut également être droite lors-qu’elle repose sur notre véritablemérite. Mais qu’est-ce qui est véri-tablement admirable en nous, dèslors qu’il ne s’agit plus de considé-rer les biens de l’esprit, de l’argentou du corps, que nous ne trouvonsjamais assez rares en autrui – ce quinourrit tous les dénigrements –, etque nous ne trouvons jamais assezremarqués, admirés par autrui, lors-que nous les possédons : ce qui nelaisse pas de nourrir notre orgueil.Et à vrai dire, Descartes voit dansl’orgueil différents degrés, à pro-portion de l’injustice plus ou moinsgrande de la cause pour laquelle ons’estime, le dernier degré de l’or-gueil étant que l’on ne s’estime pourrien – pas même pour un bien rele-vant du mérite “social” ou “person-nel” –, sinon parce qu’on écoute lesflatteries des autres, ou les siennes,à son endroit.

La générosité est une passion, quiest une espèce de l’estime (l’estimerapportée à soi), et qui est par con-séquent une sous-espèce de la pas-sion primitive qu’est l’admiration.Mais qu’est-ce qui différencie lagénérosité de l’orgueil, dès lors que

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cette dernière passion est aussi uneespèce de l’estime de soi, et unesous-espèce de l’admiration, oùl’on admire en nous-mêmes, aumieux, ce qu’il n’est pas juste d’ad-mirer, et où, au pire, on garde laseule forme de l’admiration à notreendroit (la flatterie) sans que rienne soit effectivement admiré (nousjouons certes ici avec le sens carté-sien et le sens moderne du mot ad-miration : chez Descartes, rappe-lons-le, l’admiration est une sur-prise qui incline à l’âme à considé-rer attentivement la chose qui l’asurprise) ?C’est que la générosité se fonde surle véritable mérite, qui repose lui-même – en tant qu’il n’est pas lesimple mérite “personnel” du gen-tilhomme de cours – sur ce qui estvéritablement digne d’intérêt ou d’attention en nous. Or seul le libre-arbitre est véritablement admirableen nous, “qui nous rend en quelquefaçon semblables à Dieu en nousfaisant maîtres de nous-mêmes,pourvu que nous ne perdions pointpar lâcheté les droits qu’ils nousdonnent”. Non seulement le librearbitre est une “merveille”, nous ditDescartes, comparable à la mer-veille du Dieu-Homme ou de lacréation ex nihilo ; mais il est laseule chose qui introduise en cemonde une nouveauté radicale. Jepeux toujours être étonné par la pré-sence d’une chose ; mais cet éton-nement n’est que provisoire dans lamesure même où je suis en droitcapable d’expliquer la présence decette chose : je peux m’étonner desmarées, tant que je ne connais pasles mécanismes qui les génèrent.Mais l’acte libre étant inexplicablepar les seules lois du mécanismescorporels, il est ce qui ne peut pascesser essentiellement de m’éton-ner, et sa possibilité, dans l’être, estce que je ne peux pas cesser d’ “ad-mirer”. Si l’admiration est une “su-bite surprise de l’âme”, accompa-gnée d’un mouvement d’attentionpour considérer le caractère extra-ordinaire de ce qui la cause, ce mou-vement d’attention ne peut être

épuisé dans la considération de monlibre-arbitre, car le libre-arbitrereste à l’examen extraordinaire, lorsmême que la marée est comprise,et doit être comprise, comme en-trant dans le cours ordinaire et mé-canique, de la nature. Il y a des ap-parences qui surprennent mon âmepar accident, et qui m’étonnent aupoint qu’a sans doute trop de force“l’arrivement subit et inopiné del’impression qui change le mouve-ment des esprits” : aussi faut-il queje me dés-étonne pour comprendrepar cause et raison la nature deschoses ; et il y a des choses qui nepeuvent cesser de me surprendre,comme est la liberté en nous.Mais si la liberté est la cause dumérite, pour la raison qu’elle est cetadmirable qui permet de fonderl’estime passionnée que nous pou-vons avoir de nous-mêmes, (et ence sens, l’orgueil n’est pas tant uneforme de l’estime de soi, puisqu’ ilne s’appuie aucunement sur la li-berté, qu’une estime de soiinfondée, et donc, à prendre les cho-ses strictement, une absence radi-cale et honteuse d’estime de soi),elle n’explique pas ce qu’est lemérite qui permet de régler l’estimede soi pour faire en sorte qu’à nosyeux, à tout le moins, nous ne pa-raissions pas orgueilleux.Il est vrai que Descartes n’ajouterien véritablement en définissant cequ’est la générosité après avoir ex-pliqué comment nous pouvionsnous estimer nous-même passion-nément, mais il ne fait que tirer ana-lytiquement du concept de libre-ar-bitre toutes ses conséquences. Si lagénérosité est en effet inféréemédiatement de la considération del’admiration et de l’estime de soi,qui sont des passions, elle estimmédiatemement et analytique-ment déduite, nous semble-t-il, duconcept de liberté. Et commentpourrait-il en être autrement, dèslors qu’elle est à la fois une pas-sion (qui en tant que passion gardeun rapport au corps) et une vertumorale (qui en tant que vertu mo-rale relève d’une âme, ou d’un su-

jet qui, comme on le sait depuis laquatrième des Méditations Méta-physiques, est essentiellement li-bre) ? Ce qui paraît une passion trèsdérivée, ou très “particulière”comme le dit Descartes dans la troi-sième partie du Traité des passions,est en réalité la “clef de toutes lesvertus” ; et c’est pourquoi la géné-rosité, dans le célèbre paragraphe153 du Traité des Passions (“Enqoui consiste la générosité”) peutêtre comprise indépendamment detoute généalogie passionnelle (ad-miration / estime/ estime de soi/générosité).Derechef, la question se pose :qu’est-ce que la générosité, quin’est pas qu’une passion, mais quiest aussi une vertu ? Descartes ladéfinit ainsi :“je crois que la vraie générosité,qui fait qu’un homme s’estime auplus haut point qu’il se peut légi-timement estimer, consiste seule-ment partie en ce qu’il connaîtqu’il n’y a rien qui véritablementlui appartiennent que cette libredisposition de ces volontés... et par-tie en ce qu’il sent en soi-mêmeune ferme et constante résolutiond’en bien user, c’est-à-dire de nemanquer jamais de volonté pourentreprendre et exécuter toutes leschoses qu’il jugera être lesmeilleures...”.Le généreux est celui qui d’une partse sait libre, et qui sait d’une autrepart qu’il fera un bon usage de cetteliberté. Dans l’ignorance même dece que j’ai à faire, ma volonté debien faire, et ma ferme résolutionde suivre ce que je juge être lemeilleur, à défaut de connaître cer-tainement le parti que j’ai à pren-dre, fonde mon mérite personnel,c’est-à-dire la valeur que j’ai à mespropres yeux – ma valorisation,mais ma valorisation bien fondée.Le généreux est celui qui sait qu’ilpeut bien agir, parce qu’il a un li-bre-arbitre qui le lui permet, et quiagira bien, s’il le peut, parce qu’ilsait d’avance qu’il fera ce qu’il ju-gera être bon. Là est précisémentla vertu.

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Descartes se rappelle ici deux maxi-mes, peut-être les plus importantes,de sa morale par provision, tellequ’il la propose dans la troisièmepartie du Discours de la Méthode .Avec la générosité, qui est le der-nier mot de la morale cartésienne,la seconde maxime (celle de réso-lution :“être le plus ferme et le plusrésolu en mes actions que je pour-rais”) et la troisième (se demandertoujours ce qui dépend de nous, et“s’accoutumer à croire qu’il n’y arien qui soit entièrement en notrepouvoir que nos pensées” et nosdésirs) se trouvent ici reformulées,mais autrement formulées, puisquela cohérence et la précision qui sontdonnées à des thèmes apparemmentidentiques en changent quasi lesens : la générosité n’est pas unemorale par provision réinterprétée,ou la formulation de consignes deprudence, mais, en l’absence de sa-gesse ou de morale définitive –théorique –, elle est bien en prati-que “la clef de toutes les vertus”.Le généreux, parce qu’il est unhomme libre, peut donc être ver-tueux ou ne pas l’être ; mais parcequ’il respecte la liberté en lui – puis-qu’il est décidé à en faire un bonusage et non point à en mésuser –,le généreux sera vertueux toutes lesfois que l’occasion de l’être se pré-sentera – et il le sait –, comme siune intention subjectivement droiteétait déjà spontanément accordéeaux normes objectives du bien.Or le rapport à autrui est doubledans la générosité : d’une part, loinde s’estimer plus qu’il ne faut, etde rabaisser les autres, le généreuxsait bien que “les autres ayant leurlibre arbitre aussi bien que nous,ils en peuvent aussi bien user”, cequi fonde selon Descartes, son hu-milité vertueuse. Le généreux estcelui qui respecte en autrui l’alter-ego qu’autrui peut être, puisque parla générosité, passion qui peut s’ac-quérir (comme le précise l’article161 des Passions de l’Ame), leshommes partagent une égale dignitédans l’intention de faire le meilleur.Car, comme le dit Descartes, le pre-mier effet de la générosité est que

“ceux qui ont cette connaissanceet sentiment d’eux-mêmes se per-suadent facilement que chacundes autres hommes les peut aussiavoir de soi, parce qu’il n’y a rienen cela qui dépendent d’autrui.C’est pourquoi ils ne méprisentjamais personne... [et tous lesbiens] leur semblent être fort peuconsidérables, à comparaison dela bonne volonté, pour laquelleseule ils s’estiment, et laquelle ilssupposent aussi être ou du moinspouvoir être en chacun des autreshommes ”.La générosité est donc immédia-tement une reconnaissanced’autrui, sous les espèces del’homme libre.Il y a d’autre part un second rap-port du généreux à autrui, non plussous les espèces de la reconnais-sance, mais sous celles du don desoi, car“ceux qui sont généreux sont na-turellement portés à faire de gran-des choses, et toutefois à ne rienentreprendre dont ils ne sententcapables. Et pour ce qu’ils n’esti-ment rien de plus grand que defaire du bien aux autres hommes,et de mépriser son propre intérêt,pour ce sujet ils sont toujours par-faitement courtois, affables et of-ficieux envers les autres”.Descartes nous le dit explicite-ment : le généreux est celui qui faitpasser l’intérêt d’autrui avant sonintérêt propre. La générosité portestructurellement le sacrifice quel’amour ne suppose pas. Pour Des-cartes, le sacrifice, le fait de préfé-rer autre chose (en l’espèce, la li-berté) à l’amour de soi, n’est pas laforme de l’amour, mais la forme dela morale, car dans la générosité jesacrifie toutes mes passions, tousmes appétits, tous mes intérêts –tous ces biens au nom desquels l’or-gueilleux s’estime – aux intérêts,c’est-à-dire, pour reprendre l’ex-pression même de Descartes, aux“droits” de la liberté. Je préfère lagénérosité à toute autre passion,même si je ne renonce pas à toutepassion.

Générositéet amour ■

Mais est-il vrai que le gé-néreux se sacrifie, c’est-à-dire préfère, en tant

que généreux, les droits que nousdonne le libre-arbitre, à l’amour desoi ? Oui. Car il y une chose quel’on n’ a pas assez remarqué, c’estque le généreux, à strictement par-ler, ne s’aime pas, ou en tous cas, ilne s’aime pas comme généreux,même s’il éprouve “une espèce dejoie fondée sur l’amour qu’on apour soi-même et qui vient de l’opi-nion ou de l’espérance qu’on ad’être loué par plusieurs autres”.Mais cet amour de soi est commeajouté à la générosité : il n’en estpas le principe. Le généreux n’a pasun amour passionnel de soi, puis-que la générosité est dérivée del’admiration, qui est la première despassions primitives, et non point del’amour qui est une autre passionprimitive, et qui n’est pas une com-posante de la générosité. En ce sens,le généreux ne possède pas sa gé-nérosité, comme l’amoureux pos-sède son amour, et Descartes n’apas pensé la générosité comme unamour de soi, comme une émotionde l’âme causée par le mouvementdes esprits qui l’aurait incitée à sejoindre de volonté à un objet qui luiaurait semblé convenable, et aveclequel elle aurait voulu faire un tout.Le généreux ne se joint pas de vo-lonté à une image de lui-même qu’iltrouverait avantageuse, il ne veutpas réaliser un idéal de grandeur,ou une projection imaginaire et hé-roïque de lui-même : il n’est pasgénéreux pour s’aimer.Il est vrai qu’en un sens la généro-sité et l’amour sont liés dans l’ad-miration, car l’amour, passion pri-mitive, suppose l’admirationcomme passion absolument pre-mière, sans laquelle aucune autrepassion ne pourrait exister, ni mêmel’amour, puisque l’admiration est lamarque en nous de la considérationd’une nouveauté, et que toute pas-

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sion suppose un rapport à la nou-veauté :“lorsque la première rencontred’un objet nous surprend, et quenous le jugeons être nouveau...cela fait que nous l’admirons... Etparce que cela peut arriver avantque nous connaissions si cet objetnous est convenable ou s’il ne l’estpas [c’est-à-dire avant que nous nel’aimions ou le détestions, si l’onse reporte à la définition del’amour], il me semble que l’admi-ration est la première de toute lespassions”.En ce sens, l’amour procède del’admiration, car si l’amour estl’une des six passions primitives,elle est un mode de la passion quiest la condition de toute passion :l’ouverture à l’autre, à l’autre choseou à l’autre homme, en ce qu’il re-présente de nouveau, nouveauté quipourra nous convenir ou nous dis-convenir, et que nous allons aimerou haïr. Mais si la générosité etl’amour s’enracinent dans l’admi-ration, c’est-à-dire dans la surprise,l’estime, dont la générosité dérive,se distingue de l’amour, comme laconsidération de la grandeur ou dela petitesse d’un objet que nous ad-mirons se distingue de son carac-tère bon ou mauvais à notre endroit.Il y a dans l’amour un rapport à soi– savoir si la “chose nous est pré-sentée comme bonne à notreégard”, qui n’existe pas dans l’es-time qui considère seulement lapetitesse ou la grandeur d’unechose – indépendamment du fait desavoir en quoi cette petitesse oucette grandeur nous concerne. Dansle généreux, nous admirons unegrandeur qui, si elle est bonne pournous, n’est pas présentée commebonne pour nous. Il n’est pas del’essence de la générosité que nousadmirions une grandeur qui soitbonne pour nous – il n’est pas del’essence de la générosité que nousaimions la générosité –, car à la gé-nérosité s’ajoute alors l’amour dela générosité – qui est autre chose ;mais il est de l’essence de la géné-rosité que nous admirions notregrandeur – ce qui fait partie de lagénérosité elle-même.

Mais si la générosité n’est passtructurellement liée à l’amour de soi,ni même à l’amour de la générosité,cela ne veut pas dire que le généreuxn’aime pas. Au contraire, le généreuxaime : il s’aime, il aime la généro-sité, et il aime les autres.Et force estde demander quelle forme prendradès lors l’amour du généreux.

Descartes signale lui-même lechangement que fait subir la géné-rosité, exposée dans la troisièmepartie du Traité des Passions, à laquestion de l’amour qui est traitéedans la seconde partie. En effet, s’ilrefuse de différencier les différen-tes espèces d’amour par leurs ob-jets (ce qui met sur un même planle brutal, l’alcoolique, et l’amou-reux sincère), Descartes distingue,mais avec beaucoup de réserve(“On peut, ce me semble, avecmeilleure raison”, écrit-il ainsi : cequi est la marque de quelque pré-caution...) les genres de l’amour parl’estime de leurs objets – ce quiconduit immédiatement Descartesà parler par anticipation, pour ce quiest de l’estime que nous pouvonsfaire des autres que nous aimons,de la générosité, comme fondantune estime véritable de l’un àl’autre des amis, et la reconnais-sance de leur égale dignité. C’estainsi que se croisent autour del’amitié, selon un nexus rationumque nous n’avons cherché ici qu’àdémêler, la logique de l’amour (lo-gique de l’objet convenable) et lalogique de la générosité (logique del’objet estimable).

Affection, amitié,dévotion ■

Descartes distingue ainsi au§ 83 l’affection (qui regardeune réalité que nous ju-

geons inférieure à nous), l’amitié(qui regarde une réalité que nousjugeons égale à nous-même) et ladévotion (qui regarde une réalitéque nous jugeons supérieure ànous). Or, faisant explicitement ré-férence à des analyses qu’il déve-

loppera plus loin, Descartes écrit :“ à moins que d’avoir l’esprit fortdéréglé, on ne peut avoir d’amitiéque pour les hommes. Et ils sonttellement l’objet de cette passion,qu’il n’y point d’homme si impar-fait qu’on ne puisse avoir pour luiune amitié très parfaite lorsqu’onpense qu’on en est aimé, et qu’ona l’âme véritablement noble et gé-néreuse, suivant ce qui sera expli-qué ci-après en l’article 154 et156”L’amitié a donc un statut à part,puisque sous-genre de l’amour quiregarde l’égal, elle ne s’éclairequ’une fois réalisée l’analyse de lagénérosité qui m’explique en quoil’autre jouit avec moi, et véritable-ment, d’une égale dignité. Seulel’analyse de la générosité nous faitcomprendre en quoi les hommespeuvent s’estimer à bon droitégaux, ou peuvent être égaux – àdéfaut de l’être effectivement – ; etdonc seule l’analyse de la généro-sité nous fait comprendre en quoiune vraie amitié est possible entreeux (et non point une fausse amitiéfondée sur une estime fausse del’égalité des amis : comme deux“amis” peuvent être “égaux” pource qui est de leur rang social, deleurs goûts, etc). L’amitié est ainsià la fois chez Descartes une formeconcrète de l’amour (qui, en tantque tel, ne me décentre pas), et uneforme idéale de relation où la gé-nérosité s’exprime (ce qui m’amèneà reconnaître l’égale dignitéd’autrui, et à ne pas me préférer àlui). Aussi Descartes peut-il écrire :“Quand deux hommes s’entr’aiment, la charité veut que chacund’eux estime son ami plus que lui-même”. Car dans l’amitié, il nes’agit pas simplement d’aimerl’autre, mais aussi bien de l’estimerégal à soi (et en ce sens de le re-connaître). Alors que sous le rap-port de l’amour, l’amitié de l’hom-me d’honneur était comparable à lavolonté du brutal de violer lafemme aimée, et à ce point compa-rable que Descartes juxtaposait im-médiatement ces deux exemples,dans l’amitié, l’homme généreux nese contente pas de voir en l’autre

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un alter-ego, mais fait de lui le pre-mier aimable, ou, pour éviter levocabulaire de l’amour, le premierestimable. Et Descartes peut ainsiécrire ;“J’estime si fort l’amitié que jecrois que tout ce que l’on souffreà son occasion est agréable, ensorte que ceux-mêmes qui vont àla mort pour le bien des person-nes qu’ils affectionnent, me sem-blent heureux jusqu’aux derniersmoments de leur vie”.Le sacrifice que l’amour à lui seulne peut justifier, redevient intelli-gible si on le pense aux croisementde deux logiques (logique de l’ob-jet convenable et logique de l’objetestimable) : ce n’est pas à propor-tion de l’amour que nous avonspour l’autre, fût-il le plus fort (etl’amour de la bouteille est parfoistrès forte...), que nous nous sacri-fions à lui, mais à proportion del’estime, ou de l’amitié, que nousavons pour lui.Descartes du reste continue sonanalyse, puisque dans l’amour dedévotion (où autrui est estimé plusque nous), nous pouvons aussi al-ler jusqu’au sacrifice. Mais se sa-crifier à un objet que l’on estimeplus que soi, change-t-il quoi quece soit à l’essence de l’amour, quiest un rapport à soi, une émotionde l’âme qui l’incline à se joindrede volonté aux objets qui paraissentlui être convenables ? Descartesnous dit explicitement que non. Car,à l’image de l’amour de bien-veillance et de concupiscence, quitouchent aux effets de l’amour etnon pas à ce qu’est l’amour, tel qu’ila été défini, l’affection, l’amitié etla dévotion se distinguent essentiel-lement par leurs effets :“Or la différence qui est entre cestrois sortes d’amour paraît princi-palement dans leur effets”.Le sacrifice, dans l’amour de dé-votion, est un effet de l’amour, iln’est pas dans son essence. Et Des-cartes peut donc à la fois traiter dusacrifice du bon père de famillepour ses enfants et du sacrifice dusujet pour son Prince à deux en-

droits différents : lorsqu’il s’agit demontrer que le sacrifice du bon pèreest comparable, sous le rapport del’amour, à l’amour du brutal pourla femme qu’il veut violer (et mêmesi Descartes fait un tel rapproche-ment avec quelque gêne...), et lors-qu’il s’agit de montrer que l’amourpeut conduire au sacrifice de soilorsque nous ne prenons plus seu-lement en compte le caractère bonou mauvais pour nous (son rapportde convenance à nous) de l’objet,mais lorsque nous faisons la part del’estime que nous faisons de lui (lavalorisation, plus ou moins grande,dont il est l’objet). En ce sens,l’amour de dévotion (qui regarde unobjet que nous estimons plus quenous) n’est pas que de l’amour.Or l’amour de dévotion peut tou-cher différents objets, selon quenous les valorisons, et donc indé-pendamment de leur valeur intrin-sèque. Il faut bien distinguerd’ailleurs l’ amour intellectuel deDieu, qui appréhende combienDieu est aimable en soi, amour quiest en son ordre sui generis, et quine suppose pas le corps passionné(puisqu’on peut le supposer enl’ange) d’un amour (passion) dedévotion pour Dieu, qui supposeque nous valorisions Dieu à nosyeux, quand même on ne sauraitpenser Dieu, sinon comme grand,dès lors qu’ “on le connaît commeil faut”. Certes, cet amour-passionde dévotion pour Dieu est le para-digme de tout amour de dévotion,mais l’amour de dévotion est aussibien, nous dit Descartes, l’amourd’un homme pour “on prince”, “sonpays”, “sa ville” et même pour “unhomme particulier lorsqu’on l’es-time beaucoup plus que soi”. Autre-ment dit, tombe sous l’amour dedévotion bien autre chose quel’amour de Dieu, qui en est à la foisl’exemple et le schème, puisquec’est à l’exemple de l’amour dedévotion pour Dieu que nous pen-sons l’amour de dévotion pour no-tre prince, (même si dans l’amourde dévotion Dieu est peut-être da-vantage comme un Prince, que lePrince n’est comme un Dieu).

Comme on l’aura remarqué, sil’amour de Dieu en est le para-digme, l’amour de dévotion peutaussi coiffer logiquement l’idolâ-trie, puisqu’il est vrai que c’estbien souvent à des idoles que leshommes sacrifient leur vie. Car sil’amour de dévotion suit à la foisune logique de l’amour (celle del’objet convenable) et une logiquede l’estime (où l’on peut toujoursse tromper sur l’importance del’objet que nous aimons), il per-met de penser les sacrifices les plusaberrants, faits “par amour”, et enréalité par mauvaise valorisationde l’objet auquel on se sacrifie.Descartes sait que le sacrifice peutêtre notamment justifié par l’or-gueil (estimer plus que soi la ré-putation de son courage) ou par la“stupidité”, comme il l’écrit dansune lettre :“ceux qui s’exposent à la mort parvanité, parce qu’ils espèrent enêtre loués, ou par stupidité parcequ’ils n’appréhendent pas le dan-ger,... sont plus à plaindre qu’à pri-ser”.

Tout amour n’est pas dévotion, etla dévotion est autre chose quel’amour en tant qu’elle impliqueune estime de l’objet, et non pas unsimple rapport de convenance, quipeut être trompeuse. Si l’amournous égare parfois, il ne nous égarepas tant en ce qu’il est amour – ence sens, l’amour est un fait, et nousne pouvons pas nier que l’objet nesous soit un bien, si tel est le cas,même s’il s’agit du vin pour l’ivro-gne – qu’en tant qu’il est estime. Alire attentivement le texte de Des-cartes, l’idée de sacrifice, présentedans l’amour de dévotion, est doncextrêmement ambiguë. On ne sacri-fie jamais par amour, on est éven-tuellement détruit par l’amourcomme l’ivrogne par le vin, maison se sacrifie selon un mixted’amour et d’autre chose (selon unmixte d’amour et d’orgueil, pourreprendre un exemple cartésien)mais également, nous allons le voir,selon un mixte d’amour et de gé-nérosité.

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Car l’amour de dévotion est aussila forme idéale de l’amour dès lorsque l’on sait ce qui doit vraimentêtre estimé plus que nous. Or quisait ce qui peut être estimé plus quelui, sinon le généreux, qui “s’estimeau plus haut point qu’il se peut lé-gitimement estimer”? Ainsi, s’il n’ypas que le généreux qui se sacrifie,puisque l’imbécile et l’orgueilleuxle font tout autant, seul le généreuxse sacrifie à juste titre : seul il saitce qui vaut davantage que lui, puis-qu’il est le seul à savoir ce qu’ilvaut vraiment. Mais si la généro-sité justifie le sacrifice qui est l’ef-fet de l’amour de dévotion, c’estparce qu’elle est elle-même le sa-crifice de toutes les fausses valeursau profit des seules vraies valeurs,sacrifice qui permet précisément devaloriser ou d’estimer comme il sedoit les objets de l’amour.On pourrait multiplier les citationsqui illustre ainsi la générosité car-tésienne comme don de soi auxautres :“en se considérant comme unepartie du public, on prend plaisirà faire du bien à tout le monde, etmême on ne craint pas d’exposersa vie pour le service d’autrui, lors-que l’occasion s’en présente ; voireon voudrait perdre son âme, s’il sepouvait, pour sauver les autres”.Ou bien encore :“comme c’est une chose plushaute et plus glorieuse de faire dubien aux autres hommes que des’en procurer à soi-même, aussisont-ce les plus grandes âmes quiy ont le plus d’inclination, et fontle moins état des biens qu’ellespossèdent”.Mais s’il y a certaines communau-tés pour qui c’est un bonheur de

mourir, l’amour que nous avonspour un groupe d’hommes ne jus-tifie pas toujours le sacrifice ultimede notre vie, lorsque ce grouped’hommes ne nous vaut pas. Des-cartes écrit ainsi dans une lettre :“Il faut toujours préférer les inté-rêts du tout dont on est partie àceux de sa personne en particulier,toutefois avec mesure et discrétion,car on aurait tort de s’exposer àun grand mal pour procurer seu-lement un petit bien à ses parentsou à son pays”.Mais il écrit ailleurs :“en se considérant comme unepartie du public, on prend plaisirà faire du bien à tout le monde, etmême on ne craint pas d’exposersa vie pour le service d’autrui, lors-que l’occasion s’en présente; voireon voudrait perdre son âme, s’il sepouvait, pour sauver les autres”Ce n’est pas l’amour de la cité quijustifie le sacrifice, car autrementtous les sacrifices auraient unemême valeur, quelle que soit la villepour laquelle on meurt, mais le gé-néreux sait sacrifier sa vie à l’inté-rêt d’autrui, lorsque cet autrui vautcomme lui. Inversement, si touteune ville ne vaut pas un homme, ilne sert de rien qu’il se sacrifie.Comme le dit très clairement Des-cartes :“si l’homme vaut plus lui seul quetout le reste de la ville, il n’auraitpas de raison de se vouloir perdrepour la sauver”.

Nous conclurons en deuxpoints. Premièrement : ilest singulier que ce soit

dans la générosité où nous nouspassionnons pour notre libre-arbi-tre que nous parvenions à nous dé-centrer en autrui, puisqu’autrui va-

lant tout comme moi, je ne vaux pasplus que lui, et que l’injustice quime place au centre perceptif et af-fectif du monde est brisée. Mais leparadoxe n’est qu’apparent : c’esten étant soi-même – c’est-à-dire enétant généreux – qu’on cesse d’oc-cuper le centre de tout, et qu’onaccède aux autres, parce que lesautres accèdent à nous sur un vraipied d’égalité. Mais encore faut-ilque je veuille être généreux, c’est-à-dire que je veuille reconnaître quema volonté est libre, et qu’ellem’oblige dans son usage. Si je nefais pas ce choix, je suis “lâche”comme dirait Descartes, puisquej’abdique les droits de ma liberté,et dans l’amour le plus fou, ou leplus dévoué, je ne laisse pas de toutramener à moi. L’homme a tou-jours, même dans l’amour et peut-être surtout dans l’amour, “cet ins-tinct qui le porte à se faire Dieu”.L’égoïsme, le moi au centre de tout,disait Lagneau reprenant les analy-ses cartésiennes, n’est rien d’autreque cette lâcheté originelle qui enrenonçant à la liberté, en nous, s’in-terdit de voir, en l’autre, un égal.Secondement : le généreux, puis-qu’il est celui qui s’estime aussihaut qu’il est légitime de s’estimer,est celui qui fixe des limites idéa-les mais vraies entre l’affection,l’amitié, et la dévotion : lui seul peutbien estimer les objets de l’amouret savoir ce qui vaut vraimentmoins, autant, et plus que lui. Maislui seul aussi peut sortir justementdes limites de l’amour, qui sontchez Descartes celle de l’égocen-trisme, pour préférer autrui, ouautre chose, à soi. Ainsi la théoriede la générosité amène-t-elle clartéet distinction dans celle de l’amour.

C. C.

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L A R E V U E D E S P R É P A S