172
Avec la collaboration d’Ariane Gagnon-Légaré François Anctil Liliana Diaz DÉVELOPPEMENT DURABLE Enjeux et trajectoires

Développement Durable- Enjeux Et Trajectoires

Embed Size (px)

DESCRIPTION

un livre trés interessant sur le Développement durable

Citation preview

  • Avec la collaboration dAriane Gagnon-Lgar

    Franois Anctil Liliana Diaz

    DVELOPPEMENT DURABLE

    Enjeux et trajectoires

  • DVELOPPEMENT DURABLEEnjeux et trajectoires

  • Franois Anctil Liliana Diaz

    DVELOPPEMENT DURABLEEnjeux et trajectoires

    Avec la collaboration dAriane Gagnon-Lgar

  • Les Presses de lUniversit Laval reoivent chaque anne du Conseil des Arts du Canada et de la Socit de dveloppement des entreprises cultu-relles du Qubec une aide financire pour lensemble de leur programme de publication.Nous reconnaissons laide financire du gouvernement du Canada par len-tremise du Fonds du livre du Canada pour nos activits ddition.

    Mise en pages :

    Maquette de couverture : Laurie Patry

    ISBN : 978-2-7637-2418-8PDF : 9782763724195 Presses de lUniversit Laval. Tous droits rservs.Dpt lgal 1er trimestre 2015www.pulaval.com

    Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans lautorisation crite des Presses de lUniversit Laval.

  • Table des matires

    Avant-propos IX

    Partie 1Notre prise de conscienceChapitre 1Grandeur et misre du dveloppement au XXe sicle 5

    Les annes industrieuses 7Stockholm, une confrence noye dans la crise 13Le rapport Brundtland, plus quune dfinition 20Rio 92, leuphorie de laprs-guerre froide 26

    Chapitre 2thique, dveloppement et environnement 31

    Lessor de lOccident 34thique du dveloppement durable 39Limites et prcaution 43thiques cocentres 47

    Partie 2Neuf limites fonctionnelles au systme TerreChapitre 3Une atmosphre poubelle 55

    Pollution de basse altitude 56Appauvrissement de lozonosphre 61Changements climatiques 63

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    VIII

    Chapitre 4Une hydrosphre dtourne 75

    Capacit dautopuration 78Cycles biogochimiques 83Volume des prlvements 87

    Chapitre 5Une biosphre humanise 93

    Acidification des ocans 96Expansion des terres agricoles 100Perte de biodiversit 104

    Partie 3Notre avenir tousChapitre 6Empreintes et trajectoires 115

    Population 118Consommation 121Technologie 126Fin de lconomie linaire 128

    Chapitre 7Complexit, vision et engagement 133

    Complexit 136Le pragmatisme des cibles 139Les mesures du bonheur 142Les actions collectives 146Modes de pense, modes de vie 151

    Rfrences bibliographiques 155

  • IX

    Avant-propos

    Nous ne pouvons pas chapper la complexit. Prenons la biosphre, ce tissu dorganismes vivants qui recouvre la Terre. La plupart de ces innombrables plantes et animaux mnent une existence relativement simple, pensons au lombric qui tra-vaille le sol dans un champ du Nebraska ou la diatome mue par des courants ocaniques prs du Cap-Vert. La complexit merge des interactions entre les organismes, de leur interd-pendance et de leur diversit. Chaque maille du tissu contribue lensemble, sans pour autant que chaque individu en ait n-cessairement conscience, ni mme quil soit strictement essen-tiel. La biosphre que lon tudie en dtail aujourdhui nest pas statique, elle volue depuis quelque 3,5 milliards danne. Le systme sociopolitique construit par les hommes et les femmes nest pas si diffrent. Nos gestes quotidiens sont pour la plu-part simples, mais de leur cumul merge un systme complexe, en constante volution, que lon peine souvent piloter. Or les preuves saccumulent : nos actions ne sont pas sans cons-quences pour la nature ni pour nous-mmes. De cette prise de conscience a merg le concept de dveloppement durable, comme piste de solution.

    Le dveloppement durable est galement un sujet com-plexe, ne serait-ce que parce quil fait appel la concertation des intervenants sociaux, politiques, conomiques et scienti-fiques, le long de trajectoires quil faut incurver au bnfice de tous, incluant les gnrations futures.

    Quels sont les lments que chacun de nous devrait connatre et comprendre afin de participer activement aux d-bats et aux actions pour une transition vers le dveloppement

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    X

    durable ? Guids par cette question, nous avons rdig cet ou-vrage en reprenant un un les concepts de base des problmes environnementaux, sociaux et conomiques lis au dveloppe-ment, sans vacuer la diversit des discours et la complexit des enjeux. Par exemple, la question des limites au dveloppement a refait surface sous la forme des rsultats scientifiques qui ont permis dtablir neuf limites fonctionnelles au systme ter-restre, dont la transgression entrane des dysfonctionnements marqus, possiblement irrversibles. En mme temps, la com-munaut internationale se penche sur de nouveaux objectifs pour intgrer ces contraintes indites dans des actions com-munes et surmonter la pauvret et les ingalits dans le monde. Tous ces dfis ne peuvent pas tre laisss uniquement aux ex-perts. Nous esprons que ce texte sera une source supplmen-taire de motivation de votre engagement pour la durabilit.

  • Partie 1

    Notre prise de conscience

  • 3Il y a peu de chances, si vous tenez ce livre entre vos mains, que le concept de dveloppement durable vous soit totalement tranger. Ce concept est promu par de trs nombreuses orga-nisations et a fait lobjet de lois et dinstitutions gouvernemen-tales dans plusieurs pays. Vous savez aussi fort probablement que Gro Harlem Brundtland y est largement associe. Cest la prsidente de la Commission mondiale sur lenvironnement et le dveloppement qui en 1987 dfinissait ainsi le dveloppe-ment durable :

    Un dveloppement qui rpond aux besoins du prsent sans compromettre la capacit des gnrations futures de rpondre aux leurs. Deux concepts sont inhrents cette notion :

    le concept de besoins, et plus particulirement des besoins essentiels des plus dmunis, qui il convient daccorder la plus grande priorit,

    et lide des limitations que ltat de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacit de lenvironnement rpondre aux besoins actuels et venir1.

    Cette dfinition, aussi lgante soit-elle, nest pas appa-rue par magie. Elle reprsente le fruit dun long cheminement pragmatique, certains diraient dune incessante suite de com-promis, qui caractrisa la seconde moiti du XXe sicle. Ce nest pas non plus la fin de la prise de conscience de lhuma-nit sur les enjeux socioenvironnementaux de notre poque, puisque cette notion doit encore se traduire par des actions tangibles, porte concrte pour lenvironnement et les soci-ts au XXIe sicle.

    1. CMED, 1987, p.40.

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    4

    Ce que nous appelons dveloppement durable est un pro-jet qui concerne lensemble des habitants de notre plante. Ce projet comprend trois lments : une prise de conscience des rpercussions de nos actions et des risques quelles impliquent, la formulation dune vision de ce que nous souhaitons pour le futur de la socit plantaire et les choix qui conduisent au but souhait. Nous avons commenc ragir. Nous comprenons mieux certaines rpercussions, mais nous devons prendre des risques qui ne sont pas facilement mesurables. De plus, cela ne fait pas longtemps que nous laborons des moyens pour orien-ter nos actions collectives. Depuis au moins un demi-sicle, de nombreuses tentatives de rponse existent sous la forme dorganisations et dententes internationales, de projets de col-laboration scientifique et dinitiatives citoyennes.

    Cependant, nous pouvons difficilement affirmer que nous disposons aujourdhui dune vision commune qui oriente nos actions, mme si de nombreuses actions sont entreprises un peu partout au nom du dveloppement durable. Ce que nous appelons ici nous rfre un sujet idal, une volont de faire converger de nombreuses actions vers un objectif commun. Des tensions politiques historiquement ancres font que cette volont, mme motive par un grand sentiment durgence, ne suffit pas mobiliser les moyens ncessaires une action concerte. Une meilleure comprhension de ces tensions ainsi quune analyse critique des solutions rpertories jusqu pr-sent peuvent nous aider surmonter les obstacles et mieux orienter les actions futures.

    Nous vous proposons dans cette premire partie un som-maire de notre progressive prise de conscience au cours du XXe sicle, dabord sur la scne internationale, lieu dchanges et daccords multilatraux, puis sur la scne thique, lieu de rflexion sur la relation complexe entre ltre humain et le ter-ritoire quil habite et exploite.

  • 5Chapitre 1

    Grandeur et misre du dveloppement au XXe sicle

    ObjectifComprendre la trame historique des convergences, tensions et compromis lorigine du concept de dveloppement durable

    Questionnements Notions associes

    Quels sont les faits marquants des annes 1950 ?

    Institutions environnementalesInstitutions internationalesModle de dveloppement

    Quels sont les faits marquants des annes 1960 ?

    Sciences de lenvironnementNgociations Nord-SudFin de lpoque coloniale

    Quels sont les faits marquants des annes 1970 ?

    Dbat sur les limites au dveloppementCrise socialeConfrence de Stockholm

    Quels sont les faits marquants des annes 1980 ?

    Conflits internes et crise de la dette au SudCrise conomique au Nordchec de la Confrence de Nairobi

    Quels sont les concepts mis de lavant par le rapport Brundtland pour rconcilier dveloppement et environnement ?

    Dveloppement durableBesoinsLimites

    Quels sont les principales retombes du Sommet de Rio en 1992 ?

    Dclaration (non contraignante)Trois conventionsAgenda 21

    Quels sont les faits marquants au dbut des annes 1990 ?

    Fin de la guerre froideMondialisationmergence de nouveaux acteurs

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    6

    On dit que le XXe sicle commence en 1914 avec la Pre-mire Guerre mondiale et se termine en mme temps que la guerre froide (1989). Ce sicle aura t ponctu par les plus grands conflits de lhistoire, dont lampleur nest pas marque seulement par la couverture gographique, mais aussi par la terreur des technologies utilises. Cette puissance destructrice sans prcdent a fait planer ds le milieu du sicle le risque dextinction de lespce humaine sous la menace nuclaire. Afin dviter de nouveaux conflits mondiaux, les dirigeants de lpoque ont choisi lOrganisation des Nations unies (ONU) comme plateforme de dialogue. En 1955, la menace de des-truction stant ractive avec la guerre froide, un groupe din-tellectuels, dont Albert Einstein et Bertrand Russell, publie un manifeste et prend la parole en tant qutres humains, membres de lespce humaine, dont lexistence est mise en doute et fait appel tous les dirigeants, scientifiques et citoyens de la plante dans ces termes : Nous souhaitons que vous, si cest possible, laissiez de ct dautres sentiments [...] pour vous considrer vous-mmes uniquement en tant que membres dune espce biologique qui a une histoire remarquable et dont la disparition nest souhaite par aucun de nous2.

    Le manifeste reconnaissait que chacun, avant de siden-tifier lespce humaine, sidentifie dabord sa nation, son continent ou une croyance, et que de trop nombreux conflits ont marqu lhistoire de lhumanit. Les auteurs savaient que la guerre ne serait peut-tre pas vite et ils avaient bien peru lorigine du risque : la bombe H. Ils savaient aussi que seuls les gouvernements qui la possdaient pouvaient contrler ce risque. Ils demandaient donc ces dirigeants de canaliser les diffrends et les conflits entre pays par tous les moyens pos-sibles afin dviter une attaque nuclaire. Pour les convaincre, ils dcrivirent les consquences que la bombe pourrait entra-ner. Cette exprience nous apprend quil nest pas ncessaire que le risque se matrialise pour commencer agir3.

    2. Manifeste Russell-Einstein, 9 juillet 1955.3. La fondation Pugwash, issue de ce manifeste, a reu le prix Nobel de la paix

    en 1995.

  • 7Grandeur et misre du dveloppement au XXe sicle

    Aujourdhui, ce nest plus la menace dautodestruction qui inquite, mais leffet ngatif grandissant de nos activits sur le fonctionnement naturel de notre plante et sur le devenir de notre civilisation. Nous sommes soumis de nouveaux risques, plus imprvisibles et diversifis, et dont la source et la matrise des causes ne concernent pas uniquement les gouvernements, mais aussi chacun dentre nous, diffrents degrs. Les preuves scientifiques des rpercussions dj prsentes et les scnarios labors pour prdire les consquences futures sont de plus en plus prcis. Dornavant, il ne sagit plus, comme pour la bombe H, dviter dutiliser une technologie destructrice et nuisible, mais bien de modifier des comportements et des tech-niques que lon a longtemps considrs comme bnfiques et porteurs de progrs. Il ne suffit donc pas dinterpeller les chefs dtat pour leur demander dagir. Il devient indispensable de comprendre leur rle par rapport aux acteurs et aux forces qui influencent lavenir.

    Pour ce faire, nous retracerons ici les profondes transfor-mations qui ont marqu la deuxime moiti du XXe sicle et qui ont men la cristallisation du concept de dveloppement durable. Nous verrons que celui-ci reprsente le fruit de nom-breux compromis qui font autant la grandeur que la misre de son processus de construction, partir de la notion de dvelop-pement, formule dans les annes 1950, passant par les Trente Glorieuses et les crises des annes 1970 jusquaux recomman-dations de la Commission mondiale sur lenvironnement et le dveloppement (commission Brundtland) et le premier Som-met de Rio en 1992.

    Les annes industrieuses

    la sortie de la Seconde Guerre mondiale, les pays contraints reconstruire leur conomie, notamment ceux dEurope occidentale et le Japon, vcurent une industrialisa-tion fulgurante. La nouvelle paix favorisait la collaboration entre les pays et la cration dinstitutions internationales en-cadrant la reprise conomique. Le constat des rpercussions

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    8

    environnementales de cette industrialisation fut suivi des pre-mires mesures locales de contrle de la pollution, tandis qu lchelle internationale se tenaient les premiers tats des lieux sur la gestion des ressources naturelles. Cest dans la conver-gence de ces deux processus de dveloppement et denvi-ronnement , issus de laprs-guerre, quont pris forme les dfis actuels du dveloppement durable.

    Le cas du dichlorodiphnyltrichlorthane, ou DDT, il-lustre bien les problmes lis lindustrialisation, ainsi que les dfis associs aux rponses qui ont commenc tre mises en place partir des annes 1950. Aprs avoir t abondamment utilis pour combattre le paludisme (ou malaria) pendant la guerre, il fut pandu maintes reprises lors de campagnes dradication de ce flau, menes un peu partout par lOrga-nisation mondiale de la sant (OMS) ds 1955, et son usage sest ensuite gnralis dans lagriculture en Angleterre et aux tats-Unis. Aprs quelques annes dutilisation rgulire, des scientifiques et des citoyens de ce pays ont dnonc sa toxi-cit pour les animaux en gnral et les humains. La question prit de lampleur grce lengagement de Rachel Carson, une biologiste, zoologiste et crivaine, qui alerta la population par son livre Printemps silencieux. Fort dun succs populaire, ce livre amena les autorits agricoles, lindustrie chimique, les scientifiques, la communaut universitaire, les lus de toutes allgeances, les journalistes et les groupes citoyens critiquer le recours au DDT. Cette controverse, porte ultimement de-vant les tribunaux, est lorigine de trois dimensions qui de-viendront cruciales dans les dbats autour du dveloppement durable quelques annes plus tard. Il sagit de limpratif de faire des recherches scientifiques sur les effets long terme sur lenvironnement et la sant humaine de nouvelles substances chimiques conues par lindustrie, du besoin pour les citoyens de connatre et de comprendre le rsultat de ces recherches afin de modifier leurs comportements ou de manifester leurs proccupations, et finalement de la ncessit de se doter des moyens dtablir et de faire respecter des limites lutilisation de telles substances. On attribue ce dbat la cration en 1970 de lAgence tatsunienne de protection de lenvironnement

  • 9Grandeur et misre du dveloppement au XXe sicle

    (Environmental Protection Agency), linterdiction progressive du DDT partir de 1972, ainsi que la naissance du mouve-ment cologiste aux tats-Unis.

    Au cours de lhiver 1952 Londres, un nuage de smog sans prcdent treignit la ville et causa des milliers de dcs. La pollution issue des automobiles et des centrales lectriques au charbon avait alors t aggrave par la fume produite par le chauffage domestique au charbon pendant une vague de froid, la faveur dun phnomne mtorologique dfavorisant la cir-culation de lair. Cette catastrophe mit en vidence les risques de la pollution et fora la mise en place de mesures de contrle ds lanne suivante.

    La fin de la Seconde Guerre mondiale amena aussi rfl-chir la surexploitation des ressources naturelles. Deux ini-tiatives parallles en tmoignent. Premirement, en 1948, une confrence internationale tenue Fontainebleau sous lgide de lOrganisation des Nations unies pour lducation, la science et la culture (UNESCO) et du gouvernement franais mena la cration de lUnion internationale pour la conservation de la nature (UICN). Fdrant des reprsentants dagences gouver-nementales environnementales naissantes, ainsi que dorgani-sations citoyennes et scientifiques, lUICN devint la principale organisation mondiale de protection de la nature elle publia notamment louvrage tat de la protection de la nature dans le monde en 1950, qui puise dans des rapports issus de soixante-dix pays. La stratgie de cration daires protges, lance la mme poque dans plusieurs pays, rpondit ce souci de conservation des ressources renouvelables en dlimitant des territoires dans lesquels les activits humaines sont contrles et limites selon le modle du parc Yellowstone cr en 1872 aux tats-Unis. Laugmentation de lindustrialisation et de lurbanisation contrecarra toutefois rapidement cette initiative, menaant mme des endroits reculs.

    La Tennessee Valley Authority proposait, ds les annes 1930, un autre modle original de gestion de ressources natu-relles, favorisant le dveloppement conomique rgional par la construction de barrages hydrolectriques, qui fut repris par

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    10

    plusieurs pays. Dans ce mme esprit de rationaliser lexploita-tion conomique de la nature, eut lieu la deuxime initiative marquante, la Confrence scientifique sur la conservation et lutilisation des ressources organise New York en 1949 par lONU, concrtisant lide de Gifford Pinchot, ancien direc-teur des forts des tats-Unis. Des reprsentants de 49 pays se runirent alors pendant trois semaines pour changer sur la gestion du btail, des eaux, des forts, de la faune, de la flore, des poissons, des minraux, des combustibles et de lnergie. la suite de leurs recommandations, les premires instances charges de la gestion des ressources naturelles furent cres, et rattaches en gnral des ministres de lAgriculture.

    Au-del de ces moments initiaux didentification de pro-blmes environnementaux qui menrent ventuellement des mesures correctives, les annes 1950 furent marques par le succs de la reconstruction de lconomie mondiale. Dans un contexte de forte industrialisation, durbanisation et de grands bouleversements sociaux et politiques, les questions environne-mentales nattirrent pas lattention de lensemble des gouver-nements ni de la population en gnral. Ltat des communica-tions, amliores dans la foule de la Seconde Guerre, permit toutefois une lite dexperts et de dlgus officiels daccu-muler des donnes et de rflchir des actions communes. Ces travaux restrent cependant mconnus du grand public. La gnration corche par la guerre bnficiait dj, moins de dix ans plus tard, demplois pour tous et dune vie domestique relativement confortable. Elle ne pouvait que difficilement se soucier du revers de tous ces bienfaits.

    Cet esprit de victoire militaire et conomique transparat en 1949 dans le discours de ltat de lUnion du prsident tat-sunien, Henry Truman. Il vanta alors les efforts collectifs de maintien de la paix, notamment lappui lONU qui comptait dj 51 tats membres. Il avana ensuite lide dappliquer le modle daide financire et technique adopt avec succs en Europe, le plan Marshall, aux pays dont la population repr-sentait la moiti de la population vivant dans la misre . Il souhaitait plus de nourriture, de vtements et de logements

  • 11

    Grandeur et misre du dveloppement au XXe sicle

    pour les pays quil appela sous-dvelopps, opposant ce modle celui de la colonisation quil qualifia dancien. Le modle Truman, qui popularise le terme dveloppement, fut ds lors appliqu aux pays sortant de la colonisation, dabord en Asie dans les annes 1950, puis en Afrique, la dcennie suivante. Laide aux pays rcemment dcoloniss devint rapidement un instrument de la guerre froide. Les fonds daide au dveloppe-ment devinrent des leviers permettant aux pays riches, autant les tats-Unis, lUnion des rpubliques socialistes sovitiques (URSS) que lEurope, de maintenir des zones dinfluence parmi ces jeunes nations. Les tats-Unis transformrent par exemple leurs surplus agricoles en aide alimentaire, ce qui per-mit dabord de stabiliser leurs prix internes.

    Pourtant, en 1955, lors de la Confrence de Bandoeng en Indonsie, vingt-neuf pays africains et asiatiques manifestrent clairement leur volont de sinsrer dans le systme mondial en dehors des deux blocs naissants. Ce fut la naissance du tiers-monde .

    Dix-sept nouveaux tats devinrent membres de lONU en 1960. Les pays nouvellement indpendants et qualifis de sous-dvelopps rclamrent des conditions adquates pour leur insertion dans le systme mondial. Mais la notion du dve-loppement ntait pas interprte de la mme manire par tous les pays : les dbats sur des questions comme la souverainet sur les ressources, le contrle du commerce international et le transfert technologique animaient les pourparlers onusiens autour du droit au dveloppement. De plus, la vision du dve-loppement prsente par les gouvernements dans les forums internationaux tait loin dtre consensuelle au sein mme de chacun des pays. Des dictatures en Asie et en Amrique latine restreignaient fortement les droits dassociation et faisaient face des courants contestataires qui proposaient souvent leur propre vision du dveloppement. Ce double clivage autour du dveloppement fut longtemps ignor dans les ngociations in-ternationales. Lobjectif gnral du dveloppement, interprt principalement comme une croissance conomique qui per-mettrait tous les pays datteindre le niveau dindustrialisation

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    12

    des pays du Nord, ntait pas remis en question malgr le nombre grandissant dchecs de projets daide Nord-Sud qui mirent en vidence les limites du modle du plan Marshall.

    Le concept de dveloppement possde un ancrage histo-rique, cohrent avec les objectifs et les intrts des organisa-tions qui lont faonn : gouvernements du Nord et du Sud, Banque mondiale, Fonds montaire international et ONU. Dun point de vue thorique, ce concept sinspire de la vision conomique des annes 1960, notamment celle de Walt W. Rostow qui considre que toutes les socits franchissent des tapes conomiques similaires avant datteindre lre de la consommation de masse. Lessor de cette notion a accompagn une priode de croissance de lconomie et de la population qualifie des Trente Glorieuses, appuye par laccroissement du pouvoir dachat et lintervention de ltat. Les dbats autour de ce concept refltrent les tensions politiques de la guerre froide et le clivage Nord-Sud qui dominaient la scne interna-tionale de la fin du colonialisme.

    Entretemps, alors que la population mondiale surbani-sait et sindustrialisait, la recherche scientifique sur les cons-quences environnementales des activits humaines se poursui-vit. En 1964, le colloque de lEcological Society of America discuta de pollution industrielle et plus particulirement de la nocivit des pesticides de synthse, ainsi que de la rsistance des ravageurs aux insecticides. Ce colloque ouvrit la voie une prise de conscience sociale des risques associs lutilisation de telles substances.

    La problmatique environnementale fut souleve pour la premire fois devant lONU en 1968, au cours de la Conf-rence intergouvernementale dexperts sur les bases scientifiques de lutilisation rationnelle et de la conservation des ressources de la biosphre, organise Paris par lUNESCO en colla-boration avec lOMS, lOrganisation pour lalimentation et lagriculture (FAO), lUICN et le Conseil international des unions scientifiques. En prsence de reprsentants de 63 tats membres sur 126, les confrenciers critiqurent les pratiques dexploitation des ressources renouvelables. Cest alors quon

  • 13

    Grandeur et misre du dveloppement au XXe sicle

    utilisa pour la premire fois les expressions cosystme mon-dial et vaisseau spatial Terre (Spaceship Earth) qui furent frquemment reprises par la suite. En 1969, la vision dune ap-partenance globale, formule par des scientifiques, commena tre vhicule plus largement grce limage de la Terre vue par les premiers tres humains approchant la Lune et relaye par les tlviseurs qui trnaient dj dans la plupart des foyers grce au dveloppement . Ce fut un moment fort dans la construction de lide de globalit marque par la domination des technosciences.

    la fin des annes 1960, dans la ligne de la reconstruc-tion de laprs-guerre, prvaut une vision du dveloppement qui sappuie sur lextraction des ressources naturelles, la pro-duction industrielle et la consommation de masse, avec le souci naissant de prserver et de bien grer les ressources. Ce modle est somme toute partag lchelle plantaire, bien que les blocs capitaliste et communiste divisent le monde politique. travers cette uniformit pointaient tout de mme dj des signes des limites de ce modle de dveloppement.

    Stockholm, une confrence noye dans la crise

    Les annes 1970 arrivrent sur un fond de grogne envers la guerre du Vietnam. La gnration qui avait grandi dans le confort et avec laccs lducation contestait certaines valeurs de laprs-guerre. Des scientifiques, tels Paul Ehrlich, Barry Commoner et Garrett Hardin, rflchissaient au devenir de lhumanit et lanaient des dbats publics sur les choix qui soffraient la socit de leur poque. Analysant les humains en tant quespce habitant un cosystme limit et reprenant les analyses de lconomiste Thomas Malthus (1766-1834), Ehrlich tablit un lien entre la croissance dmographique, laugmentation de la qualit de vie et les rpercussions sur les ressources pour tayer limpossibilit de nourrir une popu-lation mondiale en expansion fulgurante avec des ressources limites. M par les mmes proccupations, Hardin dfia la thse de lconomiste Adam Smith, selon laquelle la somme

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    14

    des dcisions rationnelles des individus mne au plus grand bien-tre collectif. Commoner sonna lalerte, observant que la socit ne constatait les effets nocifs des substances ou des technologies quune fois quelle les avait adoptes et en dpen-dait, comme le montraient ses propres tudes sur lutilisation du DDT. Son engagement pour la recherche de solutions lamena mme poser sa candidature llection prsidentielle amricaine de 1980.

    Lmergence de disciplines adoptant une perspective holis-tique telle que lcologie favorisa une meilleure comprhen-sion des cosystmes. De jeunes universitaires firent cho ces dbats scientifiques dans leurs revendications politiques. Le passage des constats scientifiques vers la prise de dcisions politiques nest cependant pas automatique, comme nous le montre le cas dun autre rapport scientifique. En 1970, un groupe de rflexion cr par un scientifique cossais et un in-dustriel italien, nomm le Club de Rome, commanda des scientifiques du Massachusetts Institute of Technology une analyse de la relation entre conomie et ressources, recourant une approche mise au point par le professeur Jay Forrester : lanalyse des systmes complexes. Lquipe compose entre autres par Denis Meadows, ingnieur et physicien, et Don-nella Meadows, chimiste, biophysicienne et cologue, tablit des projections partir de modles mathmatiques simulant les tendances de lindustrialisation, de la dmographie, de la pollution et de lpuisement des ressources naturelles. Leurs conclusions furent publies par le Club de Rome en 1972 dans un rapport intitul The Limits to Growth, et diffus en France sous le titre de Halte la croissance ? Ce rapport montre que la croissance, la fois conomique et dmographique, pourrait causer des problmes cologiques graves et insurmontables ds laube du XXIe sicle, si des mesures radicales ntaient pas prises de manire immdiate. Au moment de sa publication, ltude attira de nombreuses critiques portant notamment sur les insuffisances du modle. Ces dernires ont particulirement retenu lattention de Wassily Leontief, Prix Nobel dconomie, qui en a fait une analyse en 1977 la demande des Nations

  • 15

    Grandeur et misre du dveloppement au XXe sicle

    unies4. Les critiques furent si virulentes que le rapport eut peu deffet sur la premire confrence des Nations unies portant sur lenvironnement et le dveloppement humain qui fut tenue quelques mois plus tard, en juin 1972, Stockholm.

    Le processus qui mena la prparation de la Confrence de Stockholm visait avant tout trouver des compromis entre les pays du Nord et du Sud, dj trs polariss. Maurice Strong, de lAgence canadienne de dveloppement international, avait organis avec Marc Nerfin, son chef de cabinet pour la Conf-rence, le sminaire Environment and Development Founex en juin 1971. Ce sminaire visait trouver, avec des repr-sentants de pays moins avancs, un compromis entre la pro-tection de lenvironnement et limpratif de dveloppement. Maurice Strong avait aussi fait appel Barbara Ward et Ren Dubos pour prparer le rapport non officiel de la Confrence des Nations unies sur lenvironnement humain. Ce rapport, rdig en 1972, dcrivait comment les problmes de lenviron-nement global sont inextricablement lis ceux du dveloppe-ment international. Cest alors que Ren Dubos rsuma leur vision dans la phrase bien connue : penser globalement, agir localement.

    Lors de cette confrence, la premire ministre de lInde, Indira Gandhi, rappelant lhritage de protection de la nature de lempereur Ashoka (IIIe sicle av. J.-C.), affirma que la Terre unique (la biosphre) ne pouvait tre considre troitement pour son intrt en elle-mme, mais devait ltre en tant que foyer adquat pour ltre humain. Soulignant les liens entre les aspects conomiques et technologiques et la conservation de la nature, elle considrait les proccupations environnemen-tales, telles quelles avaient t formules dans les politiques internationales de lenvironnement, comme des priorits des pays du Nord prenant la forme de mesures protectionnistes. Sa position, qui refltait celle de lensemble des pays du Sud, sarticulait en six points5 :

    4. B. De Jouvenel, 1977.5. M. Williams, 1993.

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    16

    Les pays en dveloppement ont le droit souverain dex-ploiter leurs ressources naturelles afin dacclrer leur processus de dveloppement ;

    Les pays industrialiss doivent assumer la majorit des cots des politiques internationales de lenviron-nement comme une responsabilit historique face aux problmes environnementaux actuels ;

    Les mesures environnementales ne doivent pas entra-ver le dveloppement du Sud ;

    Les pays en dveloppement doivent avoir un accs libre la technologie moderne et respectueuse de lenviron-nement ;

    Laide au dveloppement rgulire ne doit tre lie aucune condition environnementale ;

    Des ressources additionnelles devront tre transmises du Nord vers le Sud pour y renforcer la protection en-vironnementale.

    Autour de ces discussions, la Confrence runit des repr-sentants officiels de 113 des 139 tats membres de lONU, dont uniquement deux chefs dtat (Inde et Norvge), et prs de 1400 dlgus gouvernementaux, non gouvernementaux et des mdias. Le succs de participation fut assombri par lab-sence de lURSS, qui avait pourtant particip aux runions de prparation, et leffacement des tats-Unis, davantage proc-cups par le conflit au Vietnam.

    Le rle de cette confrence comme un moment charnire dans une prise de conscience globale des enjeux environne-mentaux est cependant incontestable. La Dclaration de la Confrence des Nations unies sur lenvironnement reflta la comprhension commune des problmes, sans toutefois y attacher des engagements juridiquement contraignants. Son prambule annonce que la dfense et lamlioration de lenvi-ronnement pour les gnrations prsentes et venir sont deve-nues un objectif primordial pour lhumanit , tandis que son article 1 proclame que lhomme a un droit fondamental la

  • 17

    Grandeur et misre du dveloppement au XXe sicle

    libert, lgalit et des conditions de vie satisfaisantes, dans un environnement dont la qualit lui permette de vivre dans la dignit et le bien-tre . La Dclaration reconnat limportance des problmatiques lies la conservation des ressources natu-relles (renouvelables), la croissance des villes, la pollution de lair, leau et la terre et au rle de lducation dans la transfor-mation des comportements. Le principe 21 de la Dclaration, qui contient une clause prvoyant que les tats ont la respon-sabilit de veiller ce que les activits sous leur juridiction ou sous leur contrle ne dgradent pas lenvironnement des pays voisins, est lorigine du droit international de lenvironne-ment. Un rsultat important de Stockholm fut la cration du Programme des Nations unies pour lenvironnement (PNUE), bas Nairobi. Dans la foule, dans plus de cent pays, on as-sista la cration de nouvelles institutions tatiques et prives voues la protection de lenvironnement.

    Dautres sujets plus polmiques furent laisss de ct, dont la question dmographique, les modes de consommation, la dsertification et le dboisement, ainsi que la question des res-sources non renouvelables, notamment dorigine fossile. Cette dernire question explosa sous une autre forme en octobre 1973, alors que la guerre du Kippour marqua le dbut de ce quon appelle depuis la premire crise du ptrole. Lors de cette quatrime guerre isralo-arabe, les membres de lOrganisation des pays exportateurs de ptrole (OPEP) quadruplrent le prix du brut pour forcer lOccident rduire son soutien Isral.

    Cet vnement mit fin trois dcennies de croissance conomique en Occident et amena plusieurs changements notables. Le dficit de la balance des paiements des pays dve-lopps ralentit de manire substantielle la forte croissance co-nomique des annes 1950 et 1960. Lquilibre des forces dans le monde volua vers un monde quadripolaire : URSS, tats-Unis, pays exportateurs de ptrole et pays du Sud. Les pays ex-portateurs de ptrole simposrent sur la scne internationale, alors que les tats-Unis perdirent de linfluence. Les pays du Sud saisirent loccasion offerte par cette crise pour reprendre le contrle sur leurs matires premires.

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    18

    Ce nouvel quilibre influena les rgimes daide interna-tionale, objet de discours opposs tout au long de la dcennie. Dune part, le Sud souhaitait des rgles plus justes afin que chaque pays puisse prendre part au commerce international. Dautre part, les pays industrialiss appuyaient la vision pro-mue par Robert McNamara alors prsident de la Banque mon-diale, mettant de lavant la ncessit de rpondre aux besoins fondamentaux et dliminer la pauvret absolue comme objec-tif principal de laide. Dans cette vision, les problmes dinga-lits lintrieur des pays taient prioritaires.

    Un autre grand changement de cette dcennie concernait les transformations dans le domaine politique et social. La crise du ptrole contribua rendre plus concrets les risques de la dpendance conomique aux ressources fossiles, et favorisa lcoute des critiques du modle conomique en faveur dune nouvelle relation entre la socit et la nature. Un exemple de cela est le succs du livre de lconomiste britannique Ernst F. Schumacher intitul Small is beautiful. Il proposa, en op-position la bureaucratie et linterventionnisme tatique, une nouvelle vie plus conome et une dcentralisation de la production vers de petites entits rgionales. Lquivalent en France vint du livre La Convivialit dIvan Illich, qui prna une socit fonde sur la tolrance et les changes rciproques entre les personnes et les groupes. Ce ne fut dailleurs qu la suite du choc ptrolier que le rapport Meadows du Club de Rome obtint lattention dun public plus large.

    Cest aussi cette poque quIgnacy Sachs, qui avait t conseiller spcial du secrtaire de lONU en 1972, reprit le terme codveloppement lanc par Maurice Strong lors de la Confrence de Stockholm. Visant rpondre des objectifs sociaux et thiques, tenant compte des contraintes environ-nementales et avec lconomie comme instrument, il travailla sur ce concept au sein du Centre international de recherche sur lenvironnement et le dveloppement quil fonda en 19736. On retrouve un cho de ces rflexions dans le rapport Dag Hammarskjld sur le dveloppement et la coopration interna-

    6. J.-C. Van Duysen et S. Jumel, 2008.

  • 19

    Grandeur et misre du dveloppement au XXe sicle

    tionale (1975) command par lAssemble gnrale de lONU et rdig en cinq mois par des experts qui connaissaient bien les rouages de la politique internationale, dont Ignacy Sachs.

    Ce rapport proposa entre autres de considrer le dvelop-pement comme un processus intgr, pas seulement cono-mique, et ancr dans des facteurs internes propres chaque socit. Le dveloppement devait prioriser la satisfaction des besoins essentiels des populations, en sappuyant dabord sur leurs propres forces, tout en reconnaissant que lorigine des ingalits actuelles est le rsultat des relations entre le Sud et le Nord, mais galement des structures internes de chaque pays. Le document suggra daccorder laide internationale en prio-rit aux tats qui sengagent corriger les ingalits internes et de la refuser ceux qui ne respectent pas les droits humains. Ce dveloppement devait galement tenir compte des limites cologiques, ce qui impliquait une transformation des styles de vie afin de rformer les conomies, notamment pour des relations commerciales internationales plus justes. LONU de-vait finalement sadapter aux transformations gopolitiques des vingt dernires annes, en dcentralisant son fonctionnement et en diversifiant ses revenus partir de taxes sur les revenus provenant de lexploitation du patrimoine de lhumanit, dont font partie les fonds marins. Le rapport reconnut que la via-bilit de ces changements dpendait dun consensus politique loin dtre acquis7.

    Les dbats sur la manire de surmonter les tensions entre conservation et dveloppement occuprent aussi les experts runis au sein de lUICN. Cet organisme, qui accueillait de plus en plus de scientifiques provenant de pays du Sud, concilia les divers points de vue dans louvrage Ecological Principles for Economic Development8, qui conduisit la Stratgie mondiale

    7. G. Rist, 2013, p.275 et suiv.

    8. R.F. Dasmann, J.P. Milton et P.H. Freeman, 1973.

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    20

    de la conservation9. Cette dernire employa pour la premire fois le terme sustainable development (dveloppement durable dans la version franaise).

    La dcennie 1970-1980 voit natre une conscience sociale des enjeux globaux, quil sagisse de justice ou de paix inter-nationale ou de ltat de la plante. Cette conscience se trans-forme en un mouvement social, en une force politique. Cest aussi lpoque o les pays en dveloppement nouvellement indpendants mergent en tant quacteurs internationaux et o leur discours se structure.

    Arrivrent ainsi les annes 1980, marques par des conflits rgionaux en Amrique latine, par les programmes dajustement structurel et par la crise de la dette extrieure, notamment en Afrique. La Confrence de Nairobi (1982) fut convoque pour marquer le 10e anniversaire de celle de Stoc-kholm. Les institutions qui avaient vu le jour pour mettre en uvre les changements prconiss Stockholm sessoufflaient en labsence de comptences et de ressources la hauteur des dfis. Dite caractre spcial , la Confrence de Nairobi eut pour seul rsultat de raffirmer la Dclaration et le Plan dac-tion de Stockholm. La considrant comme un chec, symbo-lis par labsence du prsident Reagan qui sy fit reprsenter par sa fille, lONU opta pour la cration dune commission spciale pour faire avancer les discussions sur lenvironnement et le dveloppement.

    Le rapport Brundtland, plus quune dfinition

    Cre par lAssemble gnrale des Nations unies en d-cembre 1983, la Commission mondiale sur lenvironnement et le dveloppement (CMED), prside par MmeGro Harlem Brundtland, alors ministre dtat de la Norvge, runit vingt-trois experts reconnus pour leur engagement environnemental, dont Maurice Strong. Le mandat de la commission, dont les travaux se droulrent de 1984 1987, consistait :

    9. UICN, PNUE, WWF, 1980.

  • 21

    Grandeur et misre du dveloppement au XXe sicle

    proposer des stratgies long terme en matire denvi-ronnement pour assurer un dveloppement durable dici lan 2000 et au-del ;

    recommander des mthodes pour faire en sorte que lintrt port lenvironnement se traduise par une coopration plus troite entre les pays en dvelop-pement et entre les pays ayant diffrents niveaux de dveloppement conomique et social, et dbouche sur latteinte dobjectifs communs sappuyant mutuelle-ment et tenant compte des relations rciproques entre la population, les ressources, lenvironnement et le dveloppement ;

    envisager des moyens permettant la communaut internationale de faire plus efficacement face aux pro-blmes de lenvironnement ;

    contribuer dfinir les points de vue communs sur les problmes long terme de lenvironnement et les efforts quil conviendrait de dployer pour surmon-ter les obstacles la protection et lamlioration de lenvironnement, ainsi quadopter un programme dac-tion long terme pour les prochaines dcennies et des objectifs auxquels la communaut mondiale devrait tendre10.

    Cest sans surprise que lexpression dveloppement du-rable figurait dans le mandat de la CMED puisquil faisait dj consensus lAssemble gnrale de lONU. Il revint tou-tefois ses membres de rconcilier dveloppement et environ-nement, non pas en tant que concepts thoriques, mais plutt comme un ensemble de problmes complexes dbattus depuis des dcennies dans le cadre onusien. La dmarche recomman-de la CMED tait celle qui avait t propose quelques annes plus tt par la Commission indpendante sur les pro-blmes de dveloppement international. La CMED refltait

    10. CMED, op. cit., p.1.

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    22

    par ailleurs le multilatralisme ouvert, dmocratique et prag-matique dfendu par le secrtaire gnral de lpoque, le Pru-vien Javier Perez de Cuellar. La CMED devait ainsi :

    dialoguer avec la communaut scientifique, les colo-gistes ainsi que lensemble des parties prenantes sou-cieuses de lenvironnement et des relations entre le dveloppement et lenvironnement, en particulier les jeunes ;

    recevoir les positions des gouvernements, principale-ment par lentremise du Conseil conomique et social, et grce des contacts avec les dirigeants nationaux et les personnalits internationales concernes ;

    maintenir des liens avec dautres organismes intergou-vernementaux, tant lintrieur qu lextrieur du sys-tme des Nations unies [...] ;

    tenir compte de la porte des questions environne-mentales telles quelles avaient t dfinies par le Pro-gramme des Nations unies sur lenvironnement ;

    tirer pleinement parti des rapports pertinents et du matriel existant.

    La rsolution mandatant la CMED signala galement que le fruit de son travail ne serait pas contraignant pour les gouverne-ments. Les tragdies de Bhopal (1984) et de Tchernobyl (1986), mentionnes dans le rapport, confirmrent toutefois lampleur et la certitude des risques auxquels on devait faire face.

    Fort de plus de 2000 mmoires et de 75 tudes comman-des, le rapport de la CMED, intitul Notre avenir tous, mais plus connu comme le rapport Brundtland, fut publi en 1987. Il proposa une synthse des enjeux qui constituent encore au-jourdhui la colonne vertbrale des liens entre environnement et dveloppement : dmographie, scurit alimentaire, conser-vation des espces et des cosystmes, choix nergtiques, croissance urbaine, gestion des ressources communes dont les ocans, lespace et lAntarctique, ainsi que liens entre paix, scurit, dveloppement et environnement.

  • 23

    Grandeur et misre du dveloppement au XXe sicle

    Le rapport, finalement, recommanda des gestes faire sur les plans juridique et institutionnel. Destines une assemble constitue de gouvernements, ces recommandations concer-nrent principalement le niveau national et particulirement laction des tats. Ainsi, lobjectif souvent voqu dquilibrer les sphres conomique, sociale et environnementale constitua dans ce document un objectif atteindre principalement par des politiques publiques et des instruments conomiques pro-mus par les tats.

    Les lments centraux au concept de dveloppement du-rable sont synthtiss dans la dfinition retranscrite au dbut de ce livre, dans laquelle on affirme que la rponse aux besoins du prsent est soumise une responsabilit face aux gnra-tions futures. Cet nonc fait cho un consensus dj prsent dans la Dclaration de Stockholm qui affirmait que la proc-cupation pour les gnrations futures devait tre un objectif de lhumanit. Pour dfinir lobjet de cette responsabilit, le rapport rfra aux notions de besoins et de limites, des notions qui se trouvaient au cur des polmiques opposant alors le Sud et le Nord.

    La prise de position de la CMED savra ncessaire pour rappeler lexistence dune limite inhrente (inner limits) au d-veloppement durable : la satisfaction des besoins lmentaires de toutes et tous. Ce concept volue toujours, depuis quen 1990 le PNUD formula des indicateurs de dveloppement hu-main qui mesurent le bien-tre des individus de manire plus large que le seul produit intrieur brut (PIB). Ces indicateurs combinent le revenu national, sa rpartition, lesprance de vie, lducation et, depuis 1991, la libert individuelle.

    Or, la CMED rappelle que la notion de dveloppement durable voque aussi dautres limites : les limitations que ltat de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacit de lenvironnement rpondre aux besoins actuels et venir11 . Cette phrase, qui fait partie de la dfinition la plus rpandue du dveloppement durable, laisse supposer que la

    11. CMED, op. cit., p.40.

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    24

    capacit de charge des cosystmes peut tre modifie par nos techniques, alors que dans le corps du rapport deux types de limites furent distingues : celles qui dcoulent de ltat de nos techniques et de notre organisation, et celles qui dpendent de la capacit de la biosphre supporter les effets de nos activits. Le rapport donne des exemples dans lesquels lamlioration des techniques utilises pour exploiter les ressources, accompagne dune meilleure gestion des ressources, diminue le rythme de leur puisement. Cela nvacue toutefois pas lexistence de limites au fonctionnement de la Terre. Plusieurs passages du rapport constituent dailleurs de vritables mises en garde ce sujet : Les risques augmentent plus rapidement que [...] notre capacit de les matriser12. Et plus loin : Dans certains cas, nous sommes dj trs prs de transgresser des limites cri-tiques. [...] Cela est vrai, lchelle locale ou rgionale, de cer-tains dangers tels la dsertification, la dforestation, les dchets toxiques et lacidification ; cela est vrai lchelle mondiale des changements climatiques, de lappauvrissement de la couche dozone et de la perte despces13.

    Ainsi, la question pose par lAssemble gnrale de lONU la CMED Comment concilier dveloppement et environnement ? , celle-ci rpond quil faut trouver un qui-libre entre besoins et limites. Le but de la croissance co-nomique nest donc pas remis en question, pour autant que celle-ci puisse amliorer les conditions de vie des plus pauvres. Pour satisfaire les besoins essentiels, il faut non seulement assurer la croissance conomique dans les pays o la majorit des habitants vivent dans la misre, mais encore faire en sorte que les plus dmunis puissent bnficier de leur juste part des ressources qui permettent cette croissance. Lexistence de sys-tmes politiques garantissant la participation populaire la prise de dcisions et une dmocratie plus efficace dans la prise de dcisions internationales permettraient cette justice de natre. En contrepartie et tant donn les limites cologiques non ngociables, le rapport continue en affirmant : Pour que

    12. CMED, op. cit., p.34.

    13. CMED, op. cit., p.52.

  • 25

    Grandeur et misre du dveloppement au XXe sicle

    le dveloppement durable puisse advenir dans le monde entier, les nantis doivent adopter un mode de vie qui respecte les li-mites cologiques de la plante. Cela vaut pour la consomma-tion dnergie, par exemple14.

    Malgr les constats sur ltat et les limites concrtes des types de ressources que lon retrouve dans plusieurs passages du rapport, dautres affirmations enthousiastes concernant la capacit de nos socits relancer la croissance conomique par la technologie refltent les nombreuses tractations qui ont certainement eu lieu au sein de la commission.

    Les deux seuils qui doivent donc guider la prise de dci-sion des tats pour orienter les changements souhaits sont les besoins des plus dmunis et les limites des ressources et des cosystmes. Cela dit, le dveloppement durable nest pas un tat dquilibre, mais plutt un processus de changement dans lequel lexploitation des ressources, les investissements, lorientation du dveloppement technique ainsi que le chan-gement institutionnel sont dtermins en fonction des besoins tant actuels qu venir. Nous ne prtendons certainement pas quil sagit l dun processus simple. Des choix douloureux simposent. En dernire analyse, le dveloppement durable est bien une affaire de volont politique15.

    Cest ainsi quau fil des annes 1980, et sur une toile de fond de morosit conomique, la rflexion sur un dveloppe-ment durable a t mene. Au-del du phras diplomatique, le constat tait sans quivoque : les populations dfavorises doivent bnficier dune redistribution de la richesse et avoir accs aux moyens de rpondre leurs besoins, les populations favorises doivent limiter leur consommation pour laisser des ressources la disposition des populations dfavorises et futures, et le fonctionnement conomique doit respecter les limites des systmes naturels et humains.

    14. CMED, op. cit., p.14.

    15. CMED, op. cit., p.14.

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    26

    Afin de donner suite aux recommandations formules, la CMED suggra lAssemble gnrale de lONU de crer un programme daction en dveloppement durable et de lancer des confrences de suivi et de mise en uvre au niveau rgio-nal. Une confrence internationale devait tre convoque par la suite pour valuer les progrs, soit celle qui fut tenue en 1992 Rio de Janeiro au Brsil.

    Rio 92, leuphorie de laprs-guerre froide

    La fin des annes 1980 apporta de nouveaux boule-versements qui firent que les recommandations du rapport Brundtland restrent largement ignores au-del des cercles diplomatiques. La fin de la guerre froide se traduisit par larri-ve dune nouvelle catgorie de pays sur la scne internationale, dite conomies en transition . La fin du monde bipolaire rvla lhtrognit des pays en dveloppement. Des probl-matiques comme la pauvret et la crise conomique affectaient de plus en plus les pays industrialiss, lesquels exprimentrent une nouvelle baisse de la croissance, une augmentation du ch-mage et des modifications dans les secteurs agricole et indus-triel. Le plus grand dfi de la coopration internationale devint alors la gestion des problmes globaux lorigine du concept des biens communs mondiaux , un type de biens mergents pour lesquels le rapport Brundtland formulait des recomman-dations.

    La mondialisation saccompagna alors dune acclration des changes entre les pays, non seulement commerciaux, mais aussi culturels, scientifiques et sociaux. Avec les projets de coo-pration scientifique internationale dbuta une re nouvelle de renforcement des capacits scientifiques, de recherche sur la di-versit biologique et les processus cologiques, et de promotion du rseau mondial de rserves de la biosphre. La participation des organisations citoyennes fut sollicite pour apporter leurs ides sur les rformes institutionnelles en cours, surtout dans les Amriques et en Europe de lEst. Les cultures tradition-nelles, au-del des identits nationales et du folklore, furent

  • 27

    Grandeur et misre du dveloppement au XXe sicle

    dfendues comme sources dune nouvelle vision pour le monde reconstruire aprs la guerre froide. Des dirigeants dentre-prise sintressrent alors aux problmes environnementaux.

    Pour marquer les 20ans de la Confrence de Stockholm, lONU organisa la Confrence des Nations unies sur lenviron-nement et le dveloppement (CNUED, Rio de Janeiro, Brsil, 1992). Avec la participation officielle de 172 gouvernements, dont 108 chefs dtat, parmi les 179 membres de lONU, prs de 2400 reprsentants dorganisations non gouvernementales (citoyennes, scientifiques et entrepreneuriales) et 17000 par-ticipants de la socit civile dans un sommet parallle, cette confrence constitua un nouveau moment fort des ngocia-tions multilatrales. Ayant de nouveau comme secrtaire gn-ral Maurice Strong, elle donna lieu trois conventions, une dclaration et un plan daction.

    Les trois conventions internationales ciblrent les do-maines pour lesquels les tats avaient accept dentamer des ngociations sur des mesures supranationales : la diversit bio-logique, les changements climatiques et la dsertification. Un quatrime trait sur les forts ne fit toutefois pas consensus. La dclaration finale, exempte de mesures contraignantes, prsen-ta 27 principes qui devaient orienter la gestion des ressources et les activits conomiques lintrieur des pays, dont la raf-firmation des droits des tres humains une vie saine et celui des tats lexercice dune souverainet responsable sur leurs ressources. On souligne qu tant donn la diversit des rles jous dans la dgradation de lenvironnement mondial, les tats ont des responsabilits communes, mais diffrencies (principe7)16.

    Le programme Action 21, plus connu sous son appellation anglaise Agenda 21 et bti en grande partie selon les recom-mandations du rapport Brundtland, fut propos comme plan daction pour le XXIe sicle. Il dcrivait un ensemble de pro-blmatiques socio-conomiques comme la coopration inter-nationale, la lutte la pauvret, la dmographie, la sant et les

    16. CNUED, 1992 (1).

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    28

    tablissements humains, ainsi que des problmatiques lies la gestion des ressources naturelles. Il nona finalement une s-rie de moyens pour rsoudre ces problmatiques en rclamant laction de tous les secteurs de la socit. En effet, dans son prambule, ce programme affirma qu aucun pays ne saurait raliser tout cela lui seul, mais la tche est possible si nous uvrons tous ensemble en vertu dun partenariat mondial pour le dveloppement durable. La coopration internationale doit venir appuyer et complter les efforts nationaux17 .

    Neuf secteurs de la socit (ou grands groupes) concerns par la question du dveloppement durable furent cibls par lAgenda 21 : les femmes, les enfants et les jeunes, les popula-tions autochtones, les organisations non gouvernementales, les collectivits locales, les travailleurs et leurs syndicats, le com-merce et lindustrie, la communaut scientifique et technique et les agriculteurs. Au sommet parallle, 33 traits furent adop-ts et touchrent des questions laisses de ct dans lordre du jour officiel, comme la dette extrieure, le militarisme, les entreprises multinationales et lnergie nuclaire18.

    Afin dvaluer les progrs dans la ralisation des recom-mandations et des engagements de lAgenda 21 et des autres documents issus de Rio 92, aux chelles internationale, rgio-nale et nationale, lONU cra la Commission du dveloppe-ment durable. Le Fonds pour lenvironnement mondial, des-tin financer les projets de dveloppement durable, fut aussi mis sur pied. De nouvelles lois et agences se multiplirent alors dans les pays en dveloppement et plusieurs localits adop-trent des Agendas 21 locaux.

    Le nouveau contexte de mondialisation prit alors la place des dbats sur le dveloppement, comme celui-ci tait venu remplacer les enjeux du colonialisme, sans pour autant faire disparatre les tensions entre le Nord et le Sud. Lapproche de lcologie globale des annes 1990 se retrouva devant plusieurs dilemmes : rsoudre la crise environnementale tout en favori-

    17. CNUED, 1992 (2).

    18. Global Forum, 1992.

  • 29

    Grandeur et misre du dveloppement au XXe sicle

    sant le dveloppement, promouvoir des actions au niveau glo-bal tout en admettant limportance des autres niveaux daction et leurs interrelations et utiliser la science sans imposer sa lo-gique aux communauts locales19. Dans ces nouveaux rapports de force, faonns en parallle aux tractations pour mettre en uvre les recommandations de la CNUED, le rle de ltat et sa relation avec les autres acteurs constituent de grands dfis de laction internationale du sicle qui commence. Marques par la fin de la guerre froide, la mondialisation, lmergence des conomies en transition et lentre dans les pays industrialiss de la baisse de la croissance, laugmentation du chmage et des rformes dans les secteurs agricole et industriel, les annes 1990 rythment la transition vers le XXIe sicle.

    Nous avons prsent dans ce chapitre des lments pour mieux comprendre le contexte dans lequel sest forg le dve-loppement durable. Ce processus de confrontation de diff-rentes visions se prolongea tout au long du XXe sicle pour arriver un consensus, encore incomplet et provisoire, autour des lments qui en font partie. Plus que de la dfinition dun concept, il sagit de la formulation dun programme daction collectif plantaire. Ces dbats sont encore en cours dans de multiples arnes et leur suite pourrait dpendre de chacun de nous.

    19. W. Sachs, 1993.

  • 31

    Chapitre 2

    thique, dveloppement et environnement

    ObjectifDcrire les fondements thiques du dveloppement durable par

    rapport aux principaux courants anthropocentres et cocentresQuestionnements Notions associes

    Quelles sont les balises et les informations qui guident laction des individus par rapport la nature ?

    thiqueFaits scientifiques

    Quelles sont les principales valeurs qui ont t vhicules universellement par lessor de lOccident ?

    Domination technoscientifiqueUtilitarismeIndividualismeAction stratgique

    Quelles institutions arbitrent les tensions entre les intrts individuels et le bien commun ?

    tatMarch

    Quelles sont les assises du dveloppement durable ?

    Approche anthropocentreLimites infrieures aux besoins humainsLimites biogochimiques terrestresPrincipe de prcaution

    Quelles solutions thiques promeut une communaut naturelle qui inclut lespce humaine ?

    Approches cocentresthique de la terrecologie profonde

    Quelles valeurs favorisent une sortie de crise malgr la multiplicit des thiques de lenvironnement ?

    ResponsabilitRespect de la diversit culturelle et naturelleDurabilit

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    32

    Lhumanit naura jamais dispos dune connaissance aussi dtaille et prcise du fonctionnement biogochimique de la Terre quau moment o vous lisez ces lignes. Le terme biogochimique rend compte du lien fort entre le vivant et le minral, qui sera explicit dans la seconde partie. Le nombre de scientifiques actifs autour des questions denvironnement et de dveloppement est sans prcdent et leurs avances sont ininterrompues. Lenseignement de la science sest galement dmocratis, et on ne compte plus le nombre de reportages caractre scientifique. Nest-ce pas paradoxal que nous fassions tout de mme chaque jour des gestes qui favorisent un peu plus le dysfonctionnement de notre environnement ?

    La complexit des problmes environnementaux explique en partie cette situation, dautant plus quil nous est difficile dapprcier les consquences de notre contribution indivi-duelle, somme toute minime, la dtrioration que lon inflige collectivement latmosphre, lhydrosphre et la bios-phre. Cest que nous sommes aux prises avec de nombreux dysfonctionnements qui ne nous affectent souvent quindirec-tement ou de loin. Consommer chaque jour du carburant pour se rendre au travail semble un geste inoffensif et banal, plus forte raison parce que lon est incapable de percevoir le dioxyde de carbone libr, un gaz incolore et inodore qui saccumule tout de mme progressivement dans latmosphre et qui ali-mente leffet de serre.

    Puisque la plupart des dfis environnementaux chappent ainsi notre perception sensorielle, la science joue et jouera un rle prpondrant dans le ncessaire dnouement de la crise environnementale plantaire. Pour connatre certains effets de nos gestes, nous devons obligatoirement nous en remettre des tiers, les scientifiques et les rsultats de leurs recherches. Par exemple, le Groupe dexperts intergouvernemental sur lvo-lution du climat labore de nombreux outils diagnostiques utiles des prises de dcision individuelles et collectives plus claires sur les changements climatiques. Mais, si la science est en effet ncessaire la perception des problmes environne-mentaux et llaboration de solutions, elle nen est pas moins

  • 33

    thique, dveloppement et environnement

    sujette des incertitudes. Ces dernires lempchent de reven-diquer une autorit incontestable lheure de dterminer ce quil faudrait faire1 . Cest que les faits scientifiques nont pas pour objet de dicter la conduite des femmes et des hommes ni de se substituer la dmocratie, mais de raffiner notre compr-hension du monde. Il faut donc chercher ailleurs des repres quant la valeur de nos gestes quotidiens.

    Nous rfrons ici lensemble des ides morales qui orientent et encadrent laction des individus par rapport la socit et la nature. Comme nous lavons voqu au cha-pitre prcdent, les problmes environnementaux actuels sont la consquence dun ensemble de comportements longtemps considrs par notre socit moderne occidentale comme as-socis aux valeurs positives du progrs ou du bien-tre. Pour la commission Brundtland, les changements de comporte-ment prconiss doivent tre favoriss par la formulation et la promotion de nouvelles valeurs qui mettraient laccent sur la responsabilit individuelle et conjointe lgard de lenvi-ronnement [...] en favorisant lharmonie entre lhumanit et lenvironnement2 . Elle affirme du mme souffle avoir constat lors de ses audiences publiques de par le monde que de nou-velles valeurs mergeaient. Or, dans le rapport, celles-ci ne sont pas opposes aux anciennes valeurs de progrs et de bien-tre.

    Afin danalyser les facteurs moraux qui orientent la conduite humaine dans une socit ou une activit donne, et pour comprendre les tensions entre ces facteurs et les cons-quences possibles de lapplication de chacun de ceux-ci, nous devons nous rfrer lthique. Le raisonnement moral, ou thique, consiste analyser les valeurs qui soutiennent les ac-tions humaines dans une socit ou une poque donne, et retenir les principes de base qui seraient plus acceptables, lgitimes ou cohrents et qui pourraient sriger en principes de rfrence. Cet exercice est particulirement important dans une priode de transformation comme la ntre, notamment

    1. D. Bourg et K. Whiteside, 2010, p.87.

    2. CMED, op. cit., p.90.

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    34

    lorsque des cadres de rfrence contradictoires se ctoient et se superposent. Lvolution de lthique qui accompagne la prise de conscience voque au chapitre prcdent se caractrise par une tendance rexaminer, voire renverser, les conven-tions morales qui prsidaient linteraction entre les genres, les humains, et entre ces derniers et les autres tres vivants et leur environnement. Plus rcemment, lthique sest attache rsister aux tendances de la mondialisation, de la marchan-disation et de la technicisation qui rodent la fois la biodi-versit et les valeurs des socits traditionnelles, et qui peuvent mme menacer les droits humains. Ces tendances sont souvent prsentes comme neutres sur le plan des valeurs, mais elles reposent sur des hypothses implicites qui sont sources poten-tielles dingalits et dabus3.

    Lessor de lOccident

    Il est certes rducteur de voir le monde divis en deux groupes ethniques : les Europens et les non-Europens. Cette image, emprunte Ryszard Kapuciski4, sert toutefois notre propos. Au tournant du premier millnaire, le nord de lEurope avait peu offrir. La vie y tait rude et parfois violente, alors que plusieurs autres civilisations mdivales bnficiaient de condi-tions passablement plus avantageuses. Mais ces modestes com-munauts ont su profiter des avances technoscientifiques de leurs voisins et des ressources naturelles dont elles disposaient. En fait, innovation et exploitation des ressources constituaient le moteur de ces nations mtisses o les peuples du Nord c-toyaient les descendants des civilisations grco-romaines.

    Les nations europennes mergrent et partirent la conqute de nouveaux territoires. Lhgmonie technologique europenne tait alors telle que leurs faons de faire et leurs valeurs se rpandirent lchelle de lOccident. LEuropen de Kapuciski habite aujourdhui la France, lAngleterre et

    3. FAO, 2005.

    4. R. Kapuciski, 2008.

  • 35

    thique, dveloppement et environnement

    lAllemagne, mais galement le Canada, lAustralie et les tats-Unis ; sa zone dinfluence est toutefois passablement plus vaste grce, entre autres, aux interventions qui eurent lieu depuis les annes 1960 dans tous les coins du monde au nom du modle de dveloppement industriel, comme les grands projets din-frastructures ou dagriculture.

    Cette expansion na cependant pas bnfici, selon Kapuciski, de la mise en place dune relation quitable et de partenariat avec les non-Europens. Pour lui, alors quau-jourdhui nous vivons dans une socit de plus en plus mtisse, htrogne et hybride, en pleine transition entre la socit de masse et une socit plantaire, la question des rapports entre personnes de diffrentes cultures devient cruciale. Prsente dj dans lhistoire de la pense occidentale depuis la Grce ancienne et prenant de nouveaux accents aprs la conqute des peuples de lAmrique, la question de la construction dun multiculturalisme fond sur un respect mutuel est cependant loin dtre rgle5.

    Une autre tension qui accompagne lexpansion de la vision occidentale du monde concerne lattitude de domination de la nature, implicite dans lapproche technoscientifique. Cette attitude, ainsi que les valeurs, les normes et les institutions qui laccompagnent reposent sur le principe que les ressources naturelles existent pour favoriser lpanouissement de lhuma-nit qui en a un usage prfrentiel. Les possibles consquences environnementales sont alors de second ordre. Les rpercus-sions dune telle vision dpasseraient largement le domaine de lcologie. En effet, toute domination implique une hirarchi-sation ; dans le cas qui nous concerne, les humains sont dits suprieurs aux autres tres vivants et la nature en gnral. Il sagit dune vision anthropocentrique patriarcale et ethno-centrique, o la relation lautre, vivant ou non, est binaire et dans laquelle chacun est dominant ou domin, gagnant ou perdant6.

    5. S. Todorov, 1991.

    6. J.B. Callicott, 2011, p.32.

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    36

    Dans une telle vision typiquement anthropocentre, la question de juger si lexploitation dune ressource est bonne ou non ne se pose gure plus. La dfinition dun besoin suffit passer aux actes puisque les ressources existent strictement pour assurer la vie humaine sur Terre. Pendant longtemps, la seule limitation de lexploitation dune ressource a t le res-pect de lusage actuel des autres et de son propre usage futur, alors que de plus en plus la domination technoscientifique de la nature est aux prises avec les limites biogochimiques ter-restres.

    Lapproche utilitariste de Jeremy Bentham (1748-1832), qui influence la pense occidentale anglo-saxonne, apporte des nuances thiques la simple domination technoscientifique. Le principe dutilit considre une action bonne tant quelle promeut le bien-tre du plus grand nombre dindividus. Pour Jeremy Bentham, chaque individu doit compter pour un et nul doit compter pour plus dun et ltat et ses institutions dmo-cratiques ont pour mission de dterminer ce qui constitue le bien commun. Par extension, lexploitation de la nature est un moyen datteindre ce bien-tre commun. Ayant pour prmisse que chaque action entrane des effets la fois ngatifs et posi-tifs, la recherche du bien commun emprunte parfois des voies contradictoires, ce qui explique les tensions entre individus, et entre individus et collectivit.

    Ltat et le march, les deux principales institutions mo-dernes, canalisent les demandes des individus. Le premier, un pouvoir centralis responsable de la mise en uvre de lexploi-tation des ressources pour le plus grand bien commun, gre les projets de grande envergure, tels que les aqueducs munici-paux, les barrages et les dtournements massifs deau et met en place des rglements et des institutions qui permettent darbi-trer dventuels conflits dintrts. Le second repose sur un pouvoir dcentralis, voire individualis, qui sexerce travers les mcanismes de loffre et de la demande. Selon cette vision le bien-tre collectif est mieux servi en privilgiant le bien-tre individuel, et le plus grand bien est celui qui est exprim par la majorit, ce qui correspond au principe de la majorit

  • 37

    thique, dveloppement et environnement

    lectorale. Or, tant que les proccupations environnementales ne constituent pas un enjeu dfendu par une majorit, une telle approche ne permet pas den tenir compte.

    Lutilitarisme est son tour ancr dans la tradition de lin-dividualisme, courant philosophique issu des grandes transfor-mations de la Renaissance et qui se consolide avec les Lumires. Pour le monde anglo-saxon, John Locke (1632-1704) formule les principes applicables la dmocratie librale. Les tensions entre individu et collectivit sont au cur des rflexions phi-losophiques de toute cette priode. Emmanuel Kant, un sicle aprs Locke, dfinissait le caractre complexe de lindividu comme celui dune insociable sociabilit . Or, autant ltat que le march privilgient la sphre individuelle, tandis que les problmes environnementaux nont pas leur source dans une action individuelle, mais dans des pratiques sociales collective-ment normalises et mme collectivement valorises.

    La difficult de tenir compte de la dimension collective des problmes environnementaux et de leurs solutions au-del des intrts individuels nest pas la seule difficult que pose lutilitarisme. tant donn que le sujet privilgi du bien-tre recherch dans cette conception est ltre humain, on convien-dra que la nature en dehors du spectre de lutilit humaine a peu de valeur. Prenons le cas des ressources en eau scoulant dans une rivire. Elles ont plusieurs fonctions, dont celle de permettre le fonctionnement dun cosystme aquatique. En simplantant sur ses rives, lhabitant va puiser de leau pour son usage, ce qui est rarement problmatique, tant que le volume prlev est faible par rapport la disponibilit naturelle. Leau peut ainsi servir, par exemple, irriguer des champs et main-tenir une productivit agricole leve, mme par temps sec.

    Le filtre utilitariste approuvera cet usage tant que la majo-rit des personnes concernes en tirera bnfice. Il ny a toute-fois aucune limite impose selon la capacit de la ressource ; la rivire pourrait ventuellement se tarir. Lutilitarisme permet plus facilement dattribuer une valeur leau consomme qu leau qui poursuit son cours, mme si celle-ci est essentielle la survie des cosystmes aquatiques, par exemple. Cette

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    38

    incapacit de tenir compte de la dtrioration des cosystmes long terme, lorsquon mne un raisonnement utilitariste pri-maire, est ce que Garret Hardin, biologiste bien ancr dans la culture anglo-saxonne, a dcrit dans son article The Tragedy of the Commons (en franais, La tragdie des biens com-muns ). Cet article met en vidence les limites de laffirma-tion dAdam Smith (1723-1790), fondateur de lconomie moderne, selon laquelle la satisfaction du bonheur individuel serait garante du bien-tre collectif, en particulier en absence dinstitutions de gestion collective.

    Afin de rsoudre ce dilemme, certains pensent quil est possible dlargir la vision utilitariste pour intgrer les proc-cupations croissantes pour la conservation de la vie en recon-naissant, par exemple, la valeur dexistence. Il sagirait dat-tribuer une valeur, le plus souvent montaire, lintrt des tres humains pour la prservation dautres tres et formes de la nature qui nont pas une valeur dusage , autrement dit, malgr quils ne servent pas satisfaire des besoins humains. Cela permettrait de justifier, du point de vue thique autant quconomique, la prservation dautres formes de vie qui ne constituent pas des biens ou qui ne fournissent pas des services connus ou reconnus par les tres humains.

    Pour continuer avec lexemple de leau, quen est-il des rive-rains en aval ? Dun point de vue utilitariste, leur intrt de-vrait tre pris en compte selon le principe de Jeremy Bentham, pour lequel chacun doit compter pour un et nul doit compter pour plus dun. Do limportance de sassurer que tous les acteurs concerns puissent exprimer leurs points de vue, ce qui constitue un pilier fondamental de lthique du dveloppe-ment durable. Une limite importante cette approche apparat lorsquil sagit de dfendre les droits des minorits, puisque le bien-tre du plus grand nombre peut tre instrumentalis pour justifier des iniquits.

    Lutilitarisme soulve ainsi plusieurs enjeux de mise en uvre qui lexposent de fortes critiques. Sa porte a long-temps t marginale dans lanalyse de la philosophie franaise,

  • 39

    thique, dveloppement et environnement

    allemande et ibro-amricaine7 et certains pensent quil est impratif de trouver un autre cadre de rfrence. Son influence est nanmoins incontestable. Lutilitarisme demeure le fonde-ment philosophique de plusieurs institutions actuelles, notam-ment internationales, et il imprgne aussi le concept de dve-loppement durable.

    thique du dveloppement durable

    Le concept de dveloppement et son driv, le dvelop-pement durable, sont hritiers dune approche utilitariste consciente de ses limites et qui cherche davantage de cohrence faisant appel de nouveaux principes. Le dveloppement du-rable hrite aussi de la confiance technoscientifique pour trou-ver des solutions la crise, condition de savoir lorienter vers les fins souhaites collectivement. La vision stratgique selon laquelle notre socit serait capable de se fixer des objectifs et dagir en consquence est galement centrale dans la vision de dveloppement. La force de ce postulat daction stratgique, souvent non explicite, est si grande que mme les approches les plus critiques de la notion de dveloppement ne renient pas la lgitimit morale et intellectuelle de se donner comme but commun un monde plus juste et plus viable.

    La notion de dveloppement durable, comme celle de dveloppement, est inspire aussi dune thique pour laquelle la valeur dune action nest pas seulement de se conformer la recherche de cette satisfaction, mais de lobtenir. Cest ce quon appelle une thique de rsultats ou consquentialisme. Ce rsultat, comme nous le rappelle Brundtland, est la satis-faction des besoins des plus dmunis. Ce type dthique at-tnue les possibles effets ngatifs de lutilitarisme en y adjoi-gnant la notion de responsabilit sur les rsultats. En ce qui concerne notre rapport lenvironnement, cette approche reste anthropocentre, mais introduit la notion de conservation

    7. Pour le dbat sur lutilitarisme en France, voir M. Bozzo-Rey et . Dardenne, 2012 ; pour lanalyse ibro-amricaine, Guisan, 1992.

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    40

    et de protection de la nature au bnfice des gnrations fu-tures. Elle promeut galement lquit entre les individus ainsi quentre les communauts prsentes et venir.

    Cette responsabilit prsuppose, son tour, que les besoins des autres constituent une obligation morale. Et si, dj pour le dveloppement tout court, cette obligation morale ne steint pas avec la distance dans lespace, dans le cas du dveloppe-ment durable, elle se prolonge galement dans le temps. Ainsi, lorsquon associe une thique de rsultats un principe de jus-tice tant spatiale que temporelle, cela engendre un devoir en-vers les populations dfavorises tout comme envers les gn-rations futures8. Cette obligation implique que les besoins de la gnration prsente ont le mme poids moral que les besoins des gnrations futures. Mais comment interprter cette qui-valence, sachant que, dans lhistoire de lhumanit, les condi-tions de vie ont eu de grandes modifications dune gnration une autre ? Cette quivalence peut tre interprte dau moins trois faons diffrentes.

    Dun point de vue utilitariste, il sagit de maximiser le bon-heur absolu. Ainsi, prenant le pass comme garant de futur, on pourrait supposer que la qualit de vie samliorera ncessaire-ment dans le futur et que, par consquent, toute restriction sur la qualit de vie actuelle aurait pour consquence de diminuer le bonheur absolu. Cette interprtation se heurte, entre autres, au constat des limites de la capacit de la Terre de supporter une telle expansion.

    La deuxime interprtation est appele galitariste car elle vise un mme niveau de bonheur pour toutes les gnrations. Un idal de durabilit, interprt comme un niveau constant de bien-tre travers le temps, pourrait tre une rfrence ad-quate si celui-ci est lev ds le dpart, mais perd tout attrait ds que le niveau initial est faible. Et puisque tous les points de vue galitaristes sont centrs sur des jugements comparatifs,

    8. T. Hurka, 1996.

  • 41

    thique, dveloppement et environnement

    lobligation entre deux niveaux de vie ingaux forcerait cher-cher en permanence les galer. Do la ncessit dtablir des seuils infrieurs partir desquels lobligation serait atteinte9.

    Le troisime point de vue rpond ces questionnements en affirmant que, si notre gamme actuelle de possibilits permet une qualit de vie meilleure que nettement raisonnable , au-trement dit, si nous sommes riches, nous ne violons pas notre obligation de satisfaction si nous transmettons une gamme de possibilits plus restreinte nos successeurs, aussi longtemps que cette gamme est suffisamment vaste, cest--dire, dpasse un certain seuil10 .

    Selon Thomas Hurka, les trois interprtations contribuent comprendre la position thique du rapport Brundtland. Si lutilitarisme propos des gnrations futures saccorde par-faitement avec le concept abstrait dimpartialit temporelle, lgalitarisme cadre avec la notion spcifique de dveloppe-ment durable. Ainsi le terme durable suggre un processus qui se poursuit travers le temps, un niveau constant. Cest prcisment ce qui se produit si chaque gnration transmet celle qui lui succdera une gamme de possibilits gale : un niveau de possibilits est atteint, puis maintenu travers le temps11. Or, si la troisime interprtation prvaut dans une bonne part du rapport Brundtland, lorsquon oppose la satis-faction des besoins du prsent la possibilit des gnrations futures de rpondre aux leurs, cette notion de besoin est cepen-dant en tension avec lide de durabilit, interprte comme bonheur gal ou quivalent entre gnrations. En effet, lac-cent sur les besoins admet comme moralement acceptable une dgradation continue des conditions de vie aussi longtemps que celles-ci restent suprieures un certain seuil, ce qui nest pas cohrent avec lide de durabilit mentionne plus haut, savoir le maintien dun bien-tre constant travers le temps et un devoir qui est enfreint ds le moment o les conditions de

    9. Ibid.

    10. Ibid.

    11. Ibid.

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    42

    vie se dgraderaient. Devant cette tension, lauteur avance que le point de vue de la satisfaction est celui qui rpond le mieux la fois notre devoir envers les gnrations futures et au dve-loppement durable qui devrait, dans ce cas-l, tre dsign par un autre terme plus adquat que celui de durabilit.

    Un lment additionnel qui complexifie cette rflexion, cest la croissance dmographique, puisquil ne suffit pas dassurer les exigences de satisfaction de quelques individus ou mme dun nombre raisonnable dindividus dune gn-ration ; il importe que tous les individus accdent cette vie satisfaisante. Il incombe alors de tenir compte de leffectif de la population de chaque gnration, cest--dire de la croissance (ou dcroissance) dmographique. Ainsi, si les individus dune gnration future sont plus nombreux, nous devons leur trans-mettre un assortiment plus vaste de ressources, de capital et de nature intacte, afin que chacun deux dispose de possibilits raisonnables.

    La commission Brundtland admet aussi un devoir parti-culier envers les populations plus vulnrables, ce qui soulve les mmes problmes dinterprtation. Ainsi, selon le point de vue galitariste, les pays dvelopps sont tenus daider les pays en dveloppement atteindre un niveau de possibilits gal au leur ou, selon la thorie de la satisfaction, ils doivent plutt les aider atteindre un niveau raisonnable. Ces prci-sions clairent la justification morale de dterminer des limites infrieures aux besoins humains. tablir ces limites reste tou-tefois un gros problme. Lutilitarisme ne dfinit pas davan-tage le contenu du bonheur recherch par chacun, bien que Jeremy Bentham suggre quelques principes en affirmant, par exemple, quun bonheur collectif et de longue dure est sup-rieur un bonheur individuel et immdiat.

    Plus rcemment, Lawrence Hamilton distingue entre besoins, dsirs et prfrences. Les besoins se distinguent des prfrences en ce que leur satisfaction, absence de satisfaction ou trajectoire a des consquences directes et particulires sur le fonctionnement humain. Ces besoins ont des formes gnrales ou particulires qui contiennent :

  • 43

    thique, dveloppement et environnement

    Des exigences matrielles appeles besoins vitaux qui constituent les conditions ncessaires pour le fonc-tionnement humain.

    Des objectifs thiques et politiques ou besoins dac-tion (agency needs) qui sont les conditions ncessaires pour laction politique dans le contrle de tous les jours sur les besoins et les choix, caractristiques du fonctionnement humain et que sont pour Hamilton la reconnaissance intersubjective, lexpression active et crative et lautonomie comme objectif.

    En troisime lieu, il y a les besoins individuels particu-liers qui cherchent tre satisfaits. 12

    Limites et prcaution

    Dans les interprtations analyses, la question des limites suprieures, qui remet en question le principe selon lequel il est bon de constamment chercher obtenir un maximum de bon-heur, aurait une justification morale qui nest cependant pas explicite. Les conditions de possibilit du bonheur des autres, que ce soient les contemporains ou les gnrations futures, restent si difficiles tablir que le principe de maximisation na pour limites que les normes en vigueur dans chaque contexte historique et social. Ces rflexions ne tiennent toutefois quin-directement compte de la notion de limites biogochimiques terrestres. Or, lide que les ressources naturelles quon appelle renouvelables seraient inpuisables ne semble plus acceptable aujourdhui ; les exemples danciennes socits qui ont puis certaines de leurs ressources locales, des grands mammifres notamment, pullulent.

    Lle de Pques est un exemple patent de gestion non du-rable des ressources naturelles. Colonise par des Polynsiens aux environs de lan 300, cette le des plus isoles possdait les atouts propices au dveloppement dune socit florissante,

    12. L.A. Hamilton, 2007.

  • Dveloppement durable - Enjeux et trajectoires

    44

    malgr sa taille finie. Le succs de la colonisation fut tel que cette socit rigea des statues monumentales aujourdhui clas-ses au patrimoine mondial de lUNESCO. On estime que ds lan 800 la consommation de bois dpassa la capacit des forts, et quen 1500 plus un arbre ne subsistait sur lle13. Tout lcosystme sur lequel reposait lexistence mme de cette civi-lisation fut dvast. Ne pouvant plus construire de maisons pour sabriter, ni de canots pour pcher, la population priclita. Les grottes furent investies et la subsistance ne reposa plus que sur de rares cultures et llevage de volailles.

    Les Polynsiens de lle de Pques ne sont pas les seuls avoir vcu un tel dsastre, les grandes migrations humaines ont souvent t motives par lpuisement des ressources locales, y compris en Europe. Heureusement pour ces populations, il existait des territoires accessibles dont les ressources permet-taient un nouveau dpart. Les Polynsiens de lle de Pques nont pas eu cette chance.

    La commission Brundtland prend acte des limites ultimes imposes par certaines ressources, comme leur caractre non renouvelable ou lexistence de seuils au-del desquels la capa-cit dautorgulation des cosystmes ou des cycles naturels est irrmdiablement altre. Le rapport accorde une attention particulire aux ressources nergtiques. Lultime limite du dveloppement pourrait bien tre celle qui est impose par la disponibilit de ressources nergtiques et par la capacit de la biosphre supporter les sous-produits dgags par lutili-sation de lnergie. Ces limites seront peut-tre atteintes plus rapidement que celles qui sont imposes par diverses autres res-sources14. Sans citer directement le rapport Meadows, mais plutt les rapports particuliers commands par la CMED, le rapport Brundtland retrace diffrents obstacles associs aux ressources nergtiques. Ainsi, les problmes dapprovisionne-ment comprennent aussi bien laugmentation des cots asso-cis la rarfaction prvisible des ressources comme le ptrole,

    13. M.E. Clark, 2002, p. 276.

    14. CMED, op. cit., p. 52.

  • 45

    thique, dveloppement et environnement

    que les problmes cologiques lis lexploitation du charbon et aux dangers de lnergie nuclaire. ceux-ci sajoutent les consquences de certains rejets atmosphriques, comme les pluies acides et les missions de gaz effet de serre.

    La commission souligne notamment la responsabilit des pays industrialiss de rduire leur consommation nergtique par une consommation raisonne, tout en rappelant que les sources renouvelables nliminent pas compltement les pro-blmes cologiques. Pour les pays en dveloppement, le rap-port recommande de suivre un modle de consommation autre que celui des pays industrialiss, en adoptant de nou-velles politiques durbanisation, demplacement des entreprises industrielles, de conception des logements, de transports, de choix des techniques agricoles et industrielles15 .

    Cette notion de limites vient complter lapproche utili-tariste partir dautres courants thiques, issus des interroga-tions philosophiques des annes 1970 quant la relation mo-rale entre ltre humain et la nature en Occident. Ces courants soutiennent que les profondes racines utilitaristes et anthropo-centriques de la pense occidentale ne permettent pas dabor-der la question des limites naturelles dans toute son ampleur. Cest le cas des penseurs allemands qui tentrent de combler les lacunes thiques et juridiques et de rtablir adquatement les rapports de la relation entre ltre humain et la nature, nota-blement le dsquilibre entre limmense capacit technoscien-tifique des humains et leur faible propension accepter la res-ponsabilit morale des consquences de leurs actions, souvent irrversibles. Ainsi, le philosophe Hans Jonas formula dans son uvre, Le Principe responsabilit (1979), les fondements thiques du principe de prcaution, dont une des premires versions se trouve dans le Vorsogeprinzip de la politique envi-ronnementale allemande de 1971 qui vise agir avec prcau-tion (Vorsoge) en tenant compte des gnrations futures16.

    15. CMED, op. cit., p. 52.

    16. M. Boutonn