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DG/90/43

ORGANISATION DES NATIONS UNIES POUR L'EDUCATION, LA SCIENCE ET LA CULTURE

Discours de

M. Federico Mayor

Directeur général de

l'organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture

(Unesco)

à l'occasion de la remise du Prix international Simon Bolivar

à Son Excellence Vaclav Havel

Paris, le 21 novembre 1990

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Monsieur le Président, Monsieur le Président du Conseil exécutif, Monsieur le délégué permanent du Venezuela Excellences, Mesdames et Messieurs,

Le prix Simon Bolivar a été créé par 1’Unesco il y a 12 ans, à l’initiative du gouvernement du Venezuela, pour récompenser les personnalités du monde entier qui, par leurs efforts, auraient participé activement à la défense de la dignité humaine, perpétuant un combat qui avait marqué la vie et l’oeuvre tout entières de Simon Bolivar, “libérateur” des peuples américains mais aussi des esclaves, à l’aube du XIXe siècle ; c’est le souci d’honorer ceux qui mènent un tel combat - par ailleurs l’un des objectifs fondamentaux de 1’Unesco - qui, traditionnel- lement, a présidé au choix des lauréats de ce prix depuis 1983 jusqu’à aujourd’hui.

Cet objectif initial prend aujourd’hui, avec la remise du prix Simon Bolivar au Président de la République fédérative tchéque et slovaque, l’écrivain Vaclav Havel, pour “sa défense incessante des libertés et des droits de l’homme”, une nouvelle dimension que lui confère la personnalité du lauréat : un intellectuel amené à assumer la responsabilité politique du destin historique de son pays. Un écrivain qui, sans cesser de réfléchir intensément sur le processus dans lequel il est engagé, devient le garant moral de la nouvelle démocratie. Un artiste qui a su résoudre la plus spectaculaire des contradictions de l’intellectuel du XXe siècle : lutter pour la vérité contre la tentation du mensonge collectif, choisir l’homme et sa libre conscience face au pouvoir d’un système.

Je voudrais évoquer brièvement ces contradictions car elles permettent de mieux comprendre et de mieux apprécier ce que représente d’énergie et de courage le combat pour la dignité qu’incarne Vaclav Havel.

Le personnage de Naphta, dans La Montagne Magique de Thomas Mann, exprime, mieux que tout autre, le déclenchement de l’intellectuel contemporain, dont la conscience est tiraillée entre la séduction d’un ordre rigoureux adapté à une idéologie universaliste et globalisante et l’aspiration à l’indépendance et à l’humanisme d’un authentique homme de culture.

Cette contradiction de l’intellectuel - attiré simultanément par “la rigueur idéologique” et par la liberté, nous l’avons dramatiquement vécue jusqu’à une époque récente. C’est ce qui a poussé tant de dictateurs à flatter ceux qu’ils appelaient les “ingénieurs des âmes”, s’efforçant d’acquérir auprès d’eux la légitimité intellectuelle qui leur faisait défaut. C’est pourquoi aussi André Gide a pu dire - à une époque sombre de l’histoire de l’humanité - que “Le monde ne sera sauvé, s’il peut l’être, que par des insoumis”.

Intellectuels insoumis, écrivains dissidents détenteurs de ce “pouvoir des sans-pouvoir” dont a traité l’écrivain Vaclav Havel à une période très douloureuse de l’histoire de son pays, tous ont en commun de croire avec Czeslav Milosz que “la pression de la machine de l’Etat n’est rien, comparée à celle d’un argument convaincant”. Et en effet, comme je l’ai écrit voici quelques années “être en désaccord avec l’état actuel du monde est à mon avis un devoir moral. L’humanité a beaucoup de chemin à faire pour laminer tant d’inégalités, et c’est à ceux qui ont

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eu le privilège ou le mérite de la culture d’être les principaux artisans de ce changement”. Mais, comment préserver l’insoumission dans les esprits ? Comment éviter que peu à peu les critiques ne deviennent dociles et ne finissent par remplacer ceux-là mêmes qu’ils dénonçaient auparavant ? Ils ont l’obligation morale de rester des esprits rebelles et de rejeter les adhésions unanimes et les votes sans opposition. Ils doivent opter pour la discussion et l’anticonformisme, même au risque de se tromper.

A cet égard, l’un des enseignements les plus importants et les plus passionants de ce qui se passe actuellement dans le monde et en Tchécoslovaquie me paraît être la transformation du rôle de l’intellectuel en tant que porte- parole de la société. Naguère guide spirituel proclamant un certain nombre de principes comme autant d’“impératifs catégoriques” à valeur universelle, l’intellectuel est aujourd’hui un homme préoccupé de justice, de dignité humaine et de vérité. Qui plus est, au moment où la déroute des “idéocraties sans idées” permet à de nombreux pays de retrouver l’exercice de la liberté dans la démocratie, c’est la culture qui est amenée à remplir le vide laissé par une longue tradition de politique dirigiste. Une culture qui s’est redimensionnée pour jouer un rôle privilégié par l’intermédiaire des écrivains et des artistes qui, faisant irruption sur la scène publique, assument des responsabilités gouvernementales.

L’intellectuel s’implique dans la réalité de son pays, il devient acteur, il assume et exerce sans crainte les responsabilités de la politique, laquelle, beaucoup plus prosaïque en fait que les déclarations de principe, est une politique concrète, où l’on est confronté à la nécessité des arbitrages et à des choix économiques difficiles, mais surtout à une pratique où la pensée doit cesser d’être discursive pour devenir opérationnelle.

Tout cela n’a rien d’évident.

En effet, il n’est pas facile d’instaurer des droits civiques et politiques sans que cela se fasse au détriment des droits économiques et sociaux. Il n’est pas facile de concilier une plus grande liberté individuelle et un amoindrissement de la protection sécurisante de l’Etat. Il n’est pas facile de faire de celui que l’on avait cru programmer en tant qu’homo etaticus le citoyen individualiste et responsable sans lequel il n’est pas d’avenir de liberté. Il n’est pas facile de passer des “impératifs catégoriques”, si chers aux intellectuels de naguère, à “l’art du possible’* du politique engagé dans l’action.

Action opérationnelle de l’intellectuel entré en politique qui ne peut ni ne doit oublier les principes de la pensée dialogique qui permet de réfléchir en même temps qu’on agit, de concilier la théorie et la pratique, de prendre des décisions tout en restant capable d’autocritique.

C’est ce pas difficile que vous avez su franchir, Monsieur le Président, pleinement conscient des risques, des difficultés et des limites qu’il comporte, mais convaincu que l’intellectuel au pouvoir peut être le garant moral de la démocratie et l’incarnation de la Nation en un moment difficile, à l’image de votre compatriote Tomas Masaryk, premier président de la République tchécoslovaque.

Cet engagement politique ne vous fait pas négliger pour autant la réflexion du créateur. L’écrivain Havel nous a dit “la tragédie du destin qui naît de la responsabilité”, la difficulté d’échapper, au rôle de “professionnel de l’espé- rance” que voudrait lui imposer la société. Dans “Largo desolato”, il nous fait part des doutes et des problèmes de l’intellectuel écrasé par les exigences de la société, par ce qu’elle attend de lui. Dans son essai sur le pouvoir des sans- pouvoir, il évoque le rôle de l’écrivain “dissident” dans les sociétés totali- taires et la force “pluraliste” qui éclate dans toutes les formes de la vie, parce que “par sa nature même la vie tend au pluralisme, à la variété des couleurs, elle tend à s’organiser et se construire de manière indépendante, et en définitive à réaliser sa liberté”.

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Mais même s’il se reconnaît dans l’exigence d”‘autonomie de l’esprit*‘, que revendiquait Julien Benda, sa conscience d’intellectuel n’est pas paralysante, elle ne l’empêche pas de jouer son rôle de Président et d’éviter la démagogie du pouvoir.

Qu’il est difficile de déjouer les pièges de la démagogie que l’on a soi-même tant de fois dénoncés !

Je voudrais citer à cet égard l’intervention du Président Havel lors du récent sommet des Nations Unies consacré au problème de l’enfance, pour demander d’ajouter un nouvel article à la Déclaration des droits de l’enfant. Il déclarait alors : “J ‘ai gardé de mon enfance, le souvenir d’un homme très puissant qui avait l’habitude de se faire portraiturer entouré d’enfants dont il caressait la joue. Il s *appelait Joseph Staline”. Après avoir évoqué divers autres personnages, tels Adolphe Hitler que l’on montrait volontiers aussi entouré d’enfants et fait allusion à un puissant de l’heure qu’on a pu voir caresser des enfants retenus en otage devant les caméras de télévision, il proposait en conclusion d’ajouter à la Déclaration des droits de l’enfant un article interdisant expressément aux lictateurs de caresser les enfants et de les utiliser à des fins de propagande.

Monsieur le Président, le 14 mai 1984, à l’occasion de votre nomination in absentia comme Docteur honoris causa de l’Université de Toulouse Le Mirail, vous aviez rédigé un discours dont je voudrais citer quelques phrases qui ont souvent été pour moi une source d’inspiration et que je voudrais partager avec mes collègues et avec tous ceux qui travaillent avec acharnement à défendre les nobles idéaux de 1 ‘Unesco : “Par le passé, les souverains et les gouvernants, qu’ils aient reçu le pouvoir de la tradition dynastique, de la volonté populaire, de la victoire militaire ou de l’intrigue, avaient leur identité propre, étaient des hommes avec un visage humain concret, personnellement responsables aussi bien de leurs bonnes actions que de leurs crimes. A l’époque moderne, ils ont été remplacés par le “manager’*, le bureaucrate, 1’ “apparatchik”, le professionnel de l’administration, de la manipulation et de la propagande, point d’intersection dépersonnalisé des relations fonctionnelles et des rapports de force, rouage du mécanisme de 1 ‘Etat, confiné dans un rôle établi d * avance, instrument “innocent*’ d’un pouvoir anonyme et “innocent”, légitimé par la science, l’informatique, l’idéologie, la loi, l’abstraction et l’objectivité, autant dire aux antipodes de la responsabilité personnelle envers l’homme en tant que personne et en tant que 7rochain”.

Aussi nous faudra-t-il, avec une vigueur chaque jour renouvelée, tenter de préserver notre personnalité au milieu de ces turbulences et agir en faveur de l’éducation, de la science et de la culture, en nous adressant plus particuliè- rement aux plus démunis et aux plus isolés, et en déjouant avec sagacité les manoeuvres des “technologues habiles au pouvoir*‘.

Dans ce même discours, vous dénoncez l’autoritarisme irrationnel, le pouvoir anonyme, impersonnel et inhumain des idéologies, des systèmes, des appareils, des bureaucraties, des langues de bois et des consignes politiques.

Vous y disiez aussi qu’il faut résister à chaque pas et partout, savoir se défendre des pressions complexes et aliénantes du pouvoir, et ne pas avoir honte des sentiments d’amour, d’amitié, de solidarité, de compassion et de tolérance.

Merci, Monsieur Vaclav Havel, pour tout ce que vous-même - et tous ceux que vous représentez et symbolisez - avez fait pour votre peuple et pour l’humanité tout entière en lui offrant ce message et, surtout, votre exemple.

Le poète Le& Felipe a écrit, dans “Espanol del éxodo y del llanto” : “Je suis ici une fois encore/pour souligner avec mon Sang/la tragédie du monde/la douleur de la terre/pour crier avec ma chair :/Cette douleur est aussi la mienne**. Aujourd’hui, il nous faut aller encore plus loin. L’intellectuel - poète, humaniste ou scientifique - n’a plus seulement pour mission de se solidariser avec

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la ‘*douleur de la terre” de crier qu’elle est “aussi” la sienne ; désormais, il lui faut chercher à l’atténuer et à la prévenir. Il doit oeuvrer en faveur d’un développement dont chaque femme et chaque homme soit acteur et bénéficiaire et mettre la science et le savoir au service du développement humain, en tant qu’instruments permettant à chacun d’exercer pleinement les facultés qui sont les siennes. Permettre que chaque personne se détermine en fonction de sa réflexion et de sa volonté, faire en sorte que disparaissent les cloisons qui isolent chaque être humain concret et que le contexte démocratique ne soit plus forgé par la publicité ou les campagnes de promotion, mais un espace réel où chaque citoyen peut exercer pleinement sa possibilité de choix entre des options qui lui sont connues.

C’est ce que vous avez compris en prenant, à 1 ‘égard de votre peuple, un engagement aussi clair et aussi direct. C’est aussi notre devoir ici à l’llnesco, dont les principes fondateurs impérissables revêtent un éclat nouveau à la lumière de vos paroles et de vos actes.

Non moins admirable - aussi bien d’un point de vue éthique qu’esthétique - est la protestation que vous formulez en ces termes : **J’ai passé une partie dr mon enfance à la campagne et je me souviens encore avec clarté d’une de mes expériences de l’époque : j ‘allais à 1 ‘école dans le village voisin en coupant à travers champs et chaque jour je voyais se profiler à l’horizon la haute cheminée d’une usine construite à la va-vite (vraisemblablement pour contribuer à l’effort de guerre). Un épais nuage de fumée noire en sortait et se dispersait dans l’azur du ciel. Chaque fois que je voyais cette fumée, j’éprouvais avec intensité le sentiment qu’il y avait là quelque chose d’inconvenant, car les hommes polluaient le ciel. J’ignore si l’écologie existait déjà comme discipline scientifique ; si oui, je n’en avais jamais entendu parler. Pourtant, je me sentais spontanément affecté et blessé par cette souillure du ciel ; il me semblait que 1 ‘homme commettait une faute, qu’il détruisait quelque chose d’important, qu’il violait arbitrairement l’ordre naturel des choses et qu’il lui faudrait nécessairement payer cher une telle conduite... Pour moi, la cheminée qui salit le ciel n’est pas seulement une regrettable négligence de la technique qui aurait oublié d’intégrer le ‘*facteur écologique’* dans leurs calculs et qui pourrait facilement réparer cette erreur par un système de filtrage adéquat qui éliminerait les substances nocives de la fumée. Pour moi, cette cheminée est bien davantage. C’est le symbole d’une époque qui veut s’affranchir des bornes et des règles du monde naturel, ravalé au rang de préoccupation purement privée qui serait l’affaire subjective de chaque individu, le domaine où prévaudraient les sentiments, les illusions, les préjugés et les caprices du “simple individu**. Le symbole d’une époque qui, par ailleurs, nie la signification contraignante de l’expérience personnelle - y compris celle du mystère et de l’absolu - et qui substitue, à l’absolu personnel- lement vécu comme mesure du monde, un nouvel absolu créé par l’homme et qui n’a plus rien de mystérieux, un absolu délivré des ‘*caprices’* de la subjectivité et, partant, un absolu impersonnel et inhumain, celui de la prétendue **objectivité” de la connaissance rationnelle objective, celui d’une ébauche scientifique du monde’*.

Rien ne saurait être plus éloigné de la science et de la démarche scienti- fique, qui oscille constamment entre l’ombre et la lumière, que cette volonté d’imposer des dogmes aux incertitudes et au mystère radical de chaque être humain ou d’assigner des limites à la pensée. La science doit au contraire tout faire pour que tous les êtres humains, et pas seulement quelques privilégiés, aient accès à l’espace illimité du rêve et de l’invention personnelle. Tel est l’objectif ultime de notre mission : que tous puissent exprimer librement leur volonté.

L’intellectuel Vaclav Havel nous invite aussi à “vivre dans la vérité*‘. C’est là un des thèmes fondamentaux de notre époque : nous avons tant vécu dans le mensonge qu’il est désormais impossible de différer la vérité. Pendant 20 ans d’exil intérieur, Karel Kosik a réfléchi “sur la vérité*‘, pour que la police confisque son manuscrit de plus de 1,000 pages au nom du mensonge. Quand Havel affirme vouloir “vivre dans la vérité’*, c’est pour rendre encore plus éclatante sa

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volonté déclarée de “vivre en liberté”. Car il est évident que pour forger à nouveau une pensée politique indépendante et essentiellement démocratique, il faut partir d’une pleine connaissance du thème du mensonge et de la résistance au mensonge, qu’a si bien traité George Orwell dans son roman “1984”.

Nous sommes tous conscients aujourd’hui du pouvoir du mensonge : destruction systématique de la mémoire historique, manipulation de l’information, altération du caractère essentiel de la vérité. Le mensonge totalitaire qui s’appuie sur deux piliers - destruction de la mémoire et construction d’un langage propre (Milosz parle de “logograties populaires”) ne peut être vaincu que par la mémoire. C’est par elle qu’ont été vaincus les ‘*régimes de l’oubli’* qui prétendaient anéantir l’identité. Car, comme nous le rappelle Milan Kundera “la lutte de l’homme contre le pouvoir est la lutte de la mémoire contre l’oubli**.

Monsieur le Président, Monsieur le Président du Conseil exécutif, Mesdames et Messieurs,

Le vent de liberté qui souffle sur le monde a fait naître tant d’expectatives qu’il ne faut pas trahir cette attente. Les aspirations des hommes et des femmes qui se sentent pour la première fois artisans de leur propre destin ne peuvent pas être déçues. Les rêves qu’ont fait naître les nouveaux espaces démocratiques doivent être canalisés pour donner des résultats positifs.

On voit bien à partir de là quelles sont les responsabilités de l’intellec- tuel quand il se double comme vous d’un politique : définir des projets et des itinéraires qui concilient démocratie et gouvernabilité, culture démocratique et développement effectif, tout cela dans le cadre d’un projet pragmatique et réaliste qui n’oublie ni l’aspect humain ni le prix de notions aussi simples et complexes à la fois que la ‘*justice sociale” et la “solidarité**.

Cela dit, nous savons tous que le changement est plus aisé dans le domaine politique que dans le culturel. Dans l’enthousiasme initial que suscitent les nouvelles structures politiques mises en place dans l’illusion et l’espoir, on oublie trop souvent que l’évolution culturelle est toujours plus lente et plus compliquée. Les coutumes, les habitudes, les préjugés et les traditions paralysent

m-dans la pratique nombre d’initiatives lancées dans l’enthousiasme. D’où l’impor- -ance que revêt l’édification d’une culture démocratique accompagnant le processus politique, car seuls les changements culturels peuvent assurer la permanence et la cohérence du changement politique.

Or, qui dit construction, dit éducation.

Simon Bolivar savait bien que la liberté ne se conquiert pas à la pointe de l’épée mais par l’éducation. Lorsque Nelson Mandela s’est vu attribuer le prix Simon Bolivar, il ne pouvait se déplacer pour le recevoir car il était alors en prison. C’est dire combien nous nous réjouissons de sa libération ! Combien nous réjouit la vôtre, Monsieur le Président, et comme nous sommes heureux de vous voir aujourd’hui à la tête de la grande nation tchécoslovaque. Mais comme celle de Nelson Mandela, votre captivité aussi nous a libérés. Car la liberté que vous incarnez, comme celle de tant d’autres humiliés et offensés pour le seul crime de désaccord idéologique, est une liberté ample et radieuse qui englobe 1 ‘égalité et la fraternité. Cette liberté, c’est celle de la solidarité qu’attendaient ceux qui ont marché si longtemps dans la nuit de l’oppression. C’est de cette liberté généreuse qu’ils ont rêvé, et pas seulement de la mesquine “liberté du marché”, fondée sur la consommation qui les attendait.

Dans “La reconstruction morale de la société’*, vous soulignez quelque chose qui devrait être aujourd’hui fondamental : la nécessité d’une morale qui ne soit pas *‘abstraite” mais ‘*appliquée** à chacune des activités de la vie, à commencer par la politique. C’est ce qui vous fait écrire : “Tout le problème consiste à

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mettre la morale au-dessus de la politique**, et affirmer que tout projet de société doit avoir pour centre **le moi humain, le moi intégral, en pleine possession de ses droits et de sa dignité”. Telle est **la leçon de la Charte des 77” léguée au monde par Jan Patocka et plus que jamais présente dans notre esprit à tous : ‘*ce n’est pas l’homme qui définit la morale au gré de ses besoins, de ses tendances et de ses désirs ; c’est la morale qui définit l’homme*‘.

Permettez-moi donc, au nom du combat **moral** que vous avez mené en faveur des libertés et des droits de votre peuple, de vous remettre aujourd’hui le prix Simon Bolivar : ce diplôme qui rappelle votre combat pour la dignité, le montant du prix et la médaille portant l’effigie de Bolivar et cette citation : **L’éducation est la base de la liberté”. Clairvoyance singulière de la grande nation vénézuélienne qui, en créant le prix Simon Bolivar, a non seulement honoré la mémoire du libérateur mais conféré aussi sa pleine signification à un développement fondé sur l’épanouissement de tous les citoyens et la reconnaissance d’autrui, ces deux garants de la démocratie.

L’attribution de ce prix, nous en sommes convaincus, ne marque pas la fin de votre action, mais tout au plus un jalon ; en authentique intellectuel animé par le “aussein auf”, vous continuerez à chercher partout la vérité, à poursuivre dt nouveaux desseins, à élaborer des approches et des solutions nouvelles. Oui, il nous faut faire preuve de persévérance et d’imagination dans notre quête du changement, en contribuant à édifier en nous-mêmes et chez tous les hommes les remparts de la paix et de la responsabilité personnelle, pour lutter contre les intolérables inégalités qu’engendrent l’ignorance des plus démunis et l’indiffé- rence des privilégiés.

Le monde entier nous est devenu proche et nous en sommes tous responsables : nous ne pouvons plus dire “cela ne nous concerne pas”. Tout nous concerne et tout peut et doit nous interpeller. L’Unesco dispose aujourd’hui de la force de la parole et de l’exemple stimulant de ceux qui, comme Vaclav Havel, ont su mettre leur personne et leur vie au service de cette parole et de ces idéaux.