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Mémoire original Diabète insulino-dépendant et troubles des conduites alimentaires : quels progrès ? Insulin-dependant diabetes mellitus and eating disorders: a review M. Delhaye, J.J. Robert, G. Vila * Fédération de pédiatrie, CHU Necker-Enfants Malades, 149, rue de Sèvres, 75015 Paris, France Reçu le 18 août 2001; accepté le 12 avril 2002 Résumé Objectifs – Dans une revue de la littérature, en 1990, nous avions mis l’accent sur une comorbidité d’observation récente : les troubles des conduites alimentaires (TCA) dans le diabète insulino-dépendant (DID), pour insister sur la sévérité potentielle de son évolution. Nous avions souligné les difficultés méthodologiques soulevées par leur étude systématique. D’autres études ont été publiées depuis, en particulier une méta-analyse sur les études les plus robustes. Nous avons voulu faire le point des connaissances actuelles sur cette comorbidité, examiner l’apport des études les plus récentes et vérifier si elles confirment les résultats de la méta-analyse. Résultats – La prévalence des TCA dans le DID semble voisine ou peu augmentée par rapport à la population générale. Seuls de très grands effectifs permettraient d’affirmer qu’il n’y a pas de différence par rapport à la population générale ou seulement une élévation modérée mais significative de ce risque. L’ensemble des données depuis 1986 est en faveur d’un risque accru de déséquilibre métabolique mesuré par l’hémoglobine glyquée (HbA1C) et de micro-angiopathie rétinienne. La nature des liens entre DID et TCA reste peu claire. Aucune étude de traitement validé n’a été conduite, bien que différentes propositions aient été faites. Le surpoids, fréquemment associé à cette comorbidité chez les adolescentes, semble un élément de compréhension psychobiopathologique de cette comorbidité, ainsi que la glycosurie auto-induite qui rendrait compte du risque somatique. Nous proposons un profil type de l’association DID et TCA intégrant ces données. Conclusion – S’il paraît difficile de conclure actuellement que le DID est un facteur de risque important de survenue de TCA, en revanche cette comorbidité représente une source de détresse importante pour les patientes et un haut risque somatique imposant la vigilance du diabétologue pour la dépister et la collaboration entre somaticiens et psychiatres pour la traiter avant des complications irréversibles. © 2002 E ´ ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract Objectives – To review studies on eating disorders (ED) in insulin–dependant diabetes mellitus (IDDM), published after our first review in 1990 and meta-analysis by Nielsen et Mølbak (1998). Results – Prevalence of ED in IDDM does not seem significantly higher than in the general population. Very large IDDM populations would be necessary to give a definitive answer to this question. The last studies on the topic do not give further information. There are no studies to explain the biological and psychopathological association between ED and IDDM. All the studies agree with the fact that ED in IDDM are a risk factor for higher glycosylated hemoglobin (HBA1c) and retinopathy. A new way of work seems to be the relationships between overweight, ED and IDDM. Self-induced glycosuria seems particularly interesting to explain the bad metabolic control. Chronic high levels of HBA1c lead to microvascular complications. * Auteur correspondant. Ann Méd Psychol 160 (2002) 565–573 www.elsevier.com/locate/amepsy © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. PII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 2 ) 0 0 2 3 4 - 2

Diabète insulino-dépendant et troubles des conduites alimentaires : quels progrès ?

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Mémoire original

Diabète insulino-dépendant et troubles des conduites alimentaires :quels progrès ?

Insulin-dependant diabetes mellitus and eating disorders: a reviewM. Delhaye, J.J. Robert, G. Vila *

Fédération de pédiatrie, CHU Necker-Enfants Malades, 149, rue de Sèvres, 75015 Paris, France

Reçu le 18 août 2001; accepté le 12 avril 2002

Résumé

Objectifs – Dans une revue de la littérature, en 1990, nous avions mis l’accent sur une comorbidité d’observation récente : les troublesdes conduites alimentaires (TCA) dans le diabète insulino-dépendant (DID), pour insister sur la sévérité potentielle de son évolution. Nousavions souligné les difficultés méthodologiques soulevées par leur étude systématique. D’autres études ont été publiées depuis, en particulierune méta-analyse sur les études les plus robustes. Nous avons voulu faire le point des connaissances actuelles sur cette comorbidité,examiner l’apport des études les plus récentes et vérifier si elles confirment les résultats de la méta-analyse.

Résultats – La prévalence des TCA dans le DID semble voisine ou peu augmentée par rapport à la population générale. Seuls de trèsgrands effectifs permettraient d’affirmer qu’il n’y a pas de différence par rapport à la population générale ou seulement une élévationmodérée mais significative de ce risque. L’ensemble des données depuis 1986 est en faveur d’un risque accru de déséquilibre métaboliquemesuré par l’hémoglobine glyquée (HbA1C) et de micro-angiopathie rétinienne. La nature des liens entre DID et TCA reste peu claire.Aucune étude de traitement validé n’a été conduite, bien que différentes propositions aient été faites. Le surpoids, fréquemment associé àcette comorbidité chez les adolescentes, semble un élément de compréhension psychobiopathologique de cette comorbidité, ainsi que laglycosurie auto-induite qui rendrait compte du risque somatique. Nous proposons un profil type de l’association DID et TCA intégrant cesdonnées.

Conclusion – S’il paraît difficile de conclure actuellement que le DID est un facteur de risque important de survenue de TCA, en revanchecette comorbidité représente une source de détresse importante pour les patientes et un haut risque somatique imposant la vigilance dudiabétologue pour la dépister et la collaboration entre somaticiens et psychiatres pour la traiter avant des complications irréversibles. © 2002Editions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

Objectives – To review studies on eating disorders (ED) in insulin–dependant diabetes mellitus (IDDM), published after our first reviewin 1990 and meta-analysis by Nielsen et Mølbak (1998).

Results – Prevalence of ED in IDDM does not seem significantly higher than in the general population. Very large IDDM populationswould be necessary to give a definitive answer to this question. The last studies on the topic do not give further information. There are nostudies to explain the biological and psychopathological association between ED and IDDM. All the studies agree with the fact that ED inIDDM are a risk factor for higher glycosylated hemoglobin (HBA1c) and retinopathy. A new way of work seems to be the relationshipsbetween overweight, ED and IDDM. Self-induced glycosuria seems particularly interesting to explain the bad metabolic control. Chronichigh levels of HBA1c lead to microvascular complications.

* Auteur correspondant.

Ann Méd Psychol 160 (2002) 565–573

www.elsevier.com/locate/amepsy

© 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.PII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 2 ) 0 0 2 3 4 - 2

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Conclusion – We propose a profile of typical IDDM patient with ED. We need studies to assess validity of therapeutic procedures forthis special and severe comorbidity. © 2002 Editions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved.

Mots clés: Adolescent; Anorexie; Boulimie; Diabète insulino-dépendant; Troubles des conduites alimentaires

Keywords: Adolescent; Anorexia; Boulimia; Eating disorders; Insulin–dependant diabetes mellitus

1. Introduction

Dans une revue de la littérature, en 1990, nous avions misl’accent sur une comorbidité d’observation récente : lestroubles des conduites alimentaires (TCA) dans le diabèteinsulino-dépendant (DID), pour insister sur la sévéritépotentielle de son évolution [24]. Nous avions souligné lesdifficultés méthodologiques soulevées par leur étude systé-matique. Les différents travaux publiés ne permettaient pasde conclure sur la prévalence des TCA dans le DID. Enrevanche, les TCA apparaissaient comme un facteur derisque de déséquilibre métabolique du diabète et de com-plications somatiques plus précoces. Nos propres résultatsallaient dans ce sens [9,23]. Nous avions montré le rôleprépondérant des conduites boulimiques et du surpoids chezl’adolescente [25]. L’anorexie et la boulimie sont destroubles complexes caractérisés par une perturbation ducomportement alimentaire et une distorsion de la perceptiondu poids ainsi que de l’ image corporelle. Ces troubles ontune incidence particulière sur la santé du diabétique, car ilsinterfèrent gravement avec le traitement.

En 1998, une intéressante revue de la littérature et uneméta-analyse des études les plus robustes par Nielsen etMølbak [17] montraient que la prévalence des TCA dans leDID était comparable ou peu différente de celle de lapopulation générale. Sept études systématiques avaient étéconduites entre 1990 et 1998 avec des résultats voisins. Laprévalence des TCA dans le DID semblait voisine ou peuaugmentée par rapport à la population générale. L’ensembledes données depuis 1986 était en faveur d’un risque accrude déséquilibre métabolique, mesuré par l’hémoglobineglyquée (HbA1C) et de microangiopathie rétinienne. Lanature des liens entre DID et TCA restait peu claire. Aucuneétude de traitement validé n’avait été conduite, bien quedifférentes propositions aient été faites [18].

Depuis 1998, d’autres études ont été réalisées [5]. Nousavons voulu vérifier si elles confirment les résultats de laméta-analyse de Nielsen et Mølbak [17] et faire le point desconnaissances actuelles sur cette comorbidité.

2. État de la question : l’apport des dernières études

2.1. La pathogénie des TCA dans le diabète de type I

Il n’y a pas actuellement d’étude démontrant en quoi lesTCA s’articuleraient de façon privilégiée avec le DID.

Malgré la place évidente des systèmes endocriniens danscette affection, il n’existe pas de publications qui démon-trent des hypothèses neuro-endocrines. Les fluctuations desglycémies, avec des écarts de la norme inconnus du non-diabétique, pourraient cependant jouer un rôle à travers leurimpact sur la sensation de faim. L’ insuline exogène prend lasignification d’un régulateur du poids. On peut penser aussià la contrainte alimentaire exercée à partir de prescriptionsdiététiques plus ou moins sévères. Le diagnostic de DID estgénéralement fait devant un syndrome polyuro-polydipsique, dû à l’absence de sécrétion insulinique, àl’hyperglycémie et la glycosurie associée. Il y a souvent uneperte de poids significative en dépit de la polyphagie. Avecl’ instauration de l’ insulinothérapie, le poids initial est rapi-dement regagné. Par la suite, un traitement intensif dudiabète est souvent suivi d’une prise de poids. Au longcours, les préoccupations alimentaires et les restrictionsdiététiques font partie intégrante de la gestion du DID. Larecherche de l’équilibre métabolique impose une régularitéau niveau des horaires de repas, de la quantité et de laqualité de la nourriture ingérée. Cela induit une nonreconnaissance des signaux de faim et de satiété et signifieune lutte pour la maîtrise corporelle. Une telle contraintediététique pourrait être un facteur favorisant le développe-ment de cycles d’hyperphagie et de vomissements [6]. Toutcela renforce l’ insatisfaction corporelle, l’ impression deperte de contrôle et le manque d’estime de soi d’un sujetvulnérable.

Les seules données psychopathologiques étayées dont ondispose concernent des interactions familiales perturbées.Maharaj et al. [14] ont réalisé la première étude systémati-que de l’association entre des conduites alimentaires pertur-bées, le contrôle métabolique et le fonctionnement familialchez des filles diabétiques. L’échantillon comptait cent-treize filles, diabétiques depuis au moins un an (de 11 à 19ans). Les taux d’HbA1C allaient de 6,3 % à 14,9 %. Ils ontutilisé l’EDI (Eating Disorder Inventory) et la DSED(Diagnostic Survey for Eating Disorders) comme outilsd’évaluation. Cinquante-sept jeunes filles diabétiques pré-sentaient un trouble du comportement alimentaire. Vingtd’entre elles connaissaient de l’hyperphagie ou des vomis-sements induits ou bien elles avaient pris des laxatifs ouencore elles avaient omis leurs injections d’ insulines avecune fréquence de deux fois par mois à plus d’une fois parjour dans les trois mois qui précédaient. La fréquence descrises pour les trente-sept autres était inférieure à deux fois

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par mois. En définitive, les résultats montrent des déficitsdans les relations des filles présentant la comorbiditéTCA etDID avec leur mère mais aussi avec leur père. Ellesperçoivent du rejet, un manque de communication et unmanque de confiance dans la réponse parentale à leursbesoins. Il resterait à démontrer que de telles modalités defonctionnement précèdent l’ installation des TCA au lieud’en être la conséquence. Un contrôle métabolique optimalest souvent associé à un environnement familial moinsrigide qui prône l’expression ouverte des pensées et dessentiments. En France, Tubiana-Rufi et al. [22] ont réaliséune étude multicentrique chez cent soixante-cinq enfantsdiabétiques (de 7 à 13 ans) et leurs parents. Ils ont utilisél’échelle standardisée FACES III pour analyser la cohésionet l’adaptation des familles d’enfants diabétiques en com-paraison à celles d’enfants non diabétiques. Globalement, ila été retrouvé des niveaux de cohésion et d’adaptation plusfaibles chez les parents d’enfants diabétiques. Les enfantsqui appartiennent à des familles au fonctionnement rigideont un nombre d’épisodes d’hypoglycémie et d’acidocétosesignificativement plus important que les autres enfantsdiabétiques.

2.2. DID et diagnostic des TCA

Daneman [6,7] propose quelques signes précoces pourdétecter un TCA chez un patient diabétique :

• un contrôle métabolique médiocre ;• une acido-cétose diabétique, souvent causée par une

omission d’ insuline ;• une cassure de la courbe de croissance, des hypogly-

cémies sévères chez un petit groupe qui restreintl’apport calorique de manière drastique ;

• des signes de perturbation du comportement alimen-taire (régimes, alimentation anarchique, plats végéta-riens).

Un certain nombre d’aspects du DID et de sa gestionpeuvent être trompeurs quant au diagnostic des TCA chezde jeunes diabétiques. Tout d’abord, avant le diagnostic deDID, la carence en insuline entraîne une perte de poids plusou moins rapide qui peut en imposer pour une anorexiementale. Dans un deuxième temps, les diabétiques sontsoumises à un régime diététique, doivent se peser réguliè-rement, être attentives à leur poids et s’ inquiéter d’unsurpoids signant un déséquilibre métabolique. L’amé-norrhée peut être la conséquence de ce dernier. L’omissiond’ insuline, qui entraîne une glycosurie et par conséquentune perte de poids, est le moyen purgatif le plus fréquem-ment employé. Les autres stratégies de contrôle pondéralsont présentes mais sont moins fréquentes. Le DSM–IV [3]intègre cette notion, à la différence du DSM–III–R [2]. Defait, il faut souligner l’ importance des perturbations ducomportement alimentaire sub-cliniques, en particulier à

l’adolescence (avec la délicate question de délimiter ce quiest réellement pathologique ou ce qui ne le serait que par lacoexistence du diabète) et du trouble binge-eating (définipar l’existence d’épisodes récurrents de crises de boulimiesans recours réguliers aux comportements compensatoiresinappropriés caractéristiques de la boulimie).

2.3. Le surpoids et la glycosurie auto-induite commestratégie de contrôle pondéral

Chez les filles, l’hémoglobine glyquée est plus élevéechez les adolescentes qui ont un excès de poids. Chez lesgarçons, le déséquilibre glycémique semble moins lié àl’excès de poids. Il peut retentir sur la croissance. Latendance à l’excès de poids est antérieure au diabète. Eneffet, le poids avant l’apparition du diabète est plus élevéchez les adolescent(e)s diabétiques qui ont un excès depoids à la fin de leur croissance, que chez ceux (celles) dontle poids final est normal. On peut montrer, plus directement,que le poids des adolescent(e)s est lié à leur poids dans lespremières années de vie et même à leur poids de naissance.À cet égard, les enfants diabétiques ne diffèrent pas desautres : on peut prédire, dès les premières années de vie,ceux (celles) qui ont un risque d’avoir un excès de poidsultérieur. Cependant, les adolescentes diabétiques se distin-guent des autres par une plus grande fréquence des excès depoids : 85 % des filles de 15 à 18 ans ont une corpulenceau-dessus de la moyenne et 13 % sont franchement obèses(étude Necker-Enfants Malades). Plus le diabète est pré-coce, plus le poids tend à augmenter. La tendance à l’excèsde poids est donc antérieure au diabète, mais le diabète peutamplifier cette tendance. Pourquoi ? Est-ce l’ insuline quifait grossir ? La réponse est non. Quand on se traite parl’ insuline, on remplace simplement ce que le pancréas nefabrique plus. D’ailleurs le poids des garçons est le mêmeque celui des garçons non diabétiques de la même généra-tion. C’est manger plus que nécessaire qui fait grossir. Avecou sans diabète, le poids s’équilibre en vertu des mêmesrègles. Cependant, dans le diabète, cet équilibre subit unemodification susceptible de créer des habitudes alimentairesdifficiles à gérer. Le poids dépend de l’équilibre entrel’énergie qu’apporte l’alimentation et les besoins qui varientavec l’âge et l’activité physique. Pour que le poids restestable, l’alimentation apporte une quantité d’énergie égaleau besoin. Si l’alimentation apporte plus d’énergie quenécessaire, le poids augmente. Pour perdre du poids, il fautque l’alimentation apporte moins d’énergie que nécessaire.Quand on a une hémoglobine glyquée très élevée (au niveauque l’on observe chez les adolescentes obèses), l’équilibreénergétique est modifié. On mange plus qu’une personnenon diabétique qui a le même besoin d’énergie. Pourquoi ?Simplement parce que l’on perd une quantité importante deglucose dans les urines. Un adulte peut éliminer 100 gram-

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mes de glucose par jour (l’équivalent de 20 morceaux desucre) soit 400 calories et environ 20 % de son besoind’énergie. La glycosurie est donc un gaspillage d’énergie.Ce qui est important, surtout, c’est que cet équilibreparticulier (qui s’ installe souvent pendant des années) créechez le sujet diabétique l’habitude de manger plus qu’unepersonne non diabétique qui a le même besoin d’énergie.Quand on demande à des parents d’évaluer l’alimentationd’un(e) adolescent(e) qui est mal équilibrée et a un excès depoids, la réponse est souvent « beaucoup plus que ses frèresou sœurs ». Quand un(e) adolescent(e) diabétique comprendson intérêt à faire baisser une hémoglobine glyquée tropélevée, il ne suffit pas de lui demander de changer deschéma de traitement ou d’augmenter les doses d’ insuline.Si on ne lui fait pas des recommandations précises pourréduire son alimentation, son poids va augmenter (ce quin’est généralement pas très motivant). Pourquoi ? Simple-ment parce que l’amélioration de la glycémie va réduire legaspillage de glucose dans les urines. Si l’on veut, en plus,perdre l’excès de poids, cela fait une double raison deréduire l’alimentation. Autrement dit, cela demande deuxfois plus d’effort qu’à une personne non diabétique. Il fautdonc, dans ces circonstances, savoir se fixer des objectifsraisonnables : faire baisser l’hémoglobine glyquée sansprise de poids demande déjà beaucoup d’effort. Arriver à untel résultat est déjà remarquable et encourageant pour lasuite. Cependant, comme on l’a vu, cela ne peut pas se fairesans perdre l’habitude de manger plus que nécessaire. Audébut, la surveillance régulière du poids et la surveillanceglycémique sont aussi importantes que l’ajustement desdoses d’ insuline pour savoir de combien réduire l’apportcalorique alimentaire et obtenir une baisse de l’hémoglobineglyquée. On comprend que ces ajustements délicats peuventêtre anxiogènes, contraignants et sources de détournements.Si l’on cherche un équilibre optimal, on s’expose à unsurpoids mal vécu et difficile à perdre. En revanche, il suffitde se sous-doser volontairement en insuline pour maigrir,soit en sautant des injections, soit en réduisant la posologiequotidienne. Affenito affirme que de 15 à 39 % des femmesdiabétiques sont concernées [1]. Pollock et al. [19] ont

étudié la prévalence des troubles du comportement alimen-taire selon le DSM–III–R [2] et celle des symptômesrelevant de la non-compliance aux mesures diététiques et àl’ insulinothérapie dans une population de jeunes diabétiquesinsulino-dépendants. Quarante-quatre filles et trente-cinqgarçons, âgés de 8 à 13 ans lors du diagnostic de DID, ontété évalués régulièrement, au cours d’un suivi longitudinalde 9 ans en moyenne, afin de répertorier les troublespsychiatriques et les comportements en rapport avec lediabète. Au terme de ce suivi, 3,8 % des sujets de lapopulation étudiée avaient présentéun trouble des conduitesalimentaires caractérisé et 11,4 % avaient présenté desproblèmes d’alimentation (« eating problems »), définis parl’association d’erreurs sévères vis-à-vis des règles diététi-ques préconisées et d’omissions fréquentes des injectionsd’ insuline (indépendamment des troubles des conduitesalimentaires).

2.4. Aspects méthodologiques

Est-on capable actuellement de définir la prévalence desTCA dans le DID ? Les TCA sont-ils plus fréquents dans leDID ? Dans les études qui suivent (Tableaux 1 et 2), leséchantillons comptent souvent plus de cinquante sujets ;elles sont menées par des somaticiens ou des psychiatres etse fondent le plus souvent sur des auto-questionnaires et desentretiens individuels standardisés. L’auto-questionnaire in-duit le biais du subjectivisme des sujets interrogés. Un autrebiais est celui de la sélection des patients parmi ceux quisont hospitalisés lorsque le déséquilibre métabolique aatteint son paroxysme. Des études utilisent des groupescontrôles non diabétiques [8,9,11,15,25], une étude comparedes sujets diabétiques insulino-dépendants à des sujetsdiabétiques non insulino-dépendants [10]. Certaines n’étu-dient que des femmes [1,8,13], d’autres des populationsmixtes [4,9,10,16,25]. Trois études concernent des sujetsadolescents jeunes [8,12,16], âgés de 11 à 19 ans. Au plusjeune âge, on s’ intéresse davantage aux troubles des condui-tes alimentaires subcliniques [16]. Les autres études s’adres-sent à des adultes entre 16 et 55 ans [1,4,9,10,25]. Quatre

Tableau 1Principales études des TCA dans le DID depuis 1994 : populations

Auteurs Année N (féminin) N (masculin) Âges Âges moyens Contrôles

Vila 1994 52 0 13–19 15,9 ± 1,8 46 femmes non DIDFriedman 1998 35 34 18–50 26,7 ± 8,2 45 femmes et hommes non DIDAffenito 1998 90 0 18–46 – –Herpertz 1998 200 140 – 45,1 ± 13,0 322 femmes et hommes NIDDMEngström 1999 89 0 14–18 16 ,3 ± 1,4 89 femmes non DIDBryden 1999 33 43 20–28 – –Jones 2000 356 0 12–19 14,9 ± 2,0 1098 femmes non DIDMeltzer 2001 152 11–19 14,4 ± 1,99 femmes et hommes DID.

Non DID : non diabétiquesNIDDM : diabète non insulinodépendant

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études [1,8-10] sont conduites en deux phases : une pre-mière phase de dépistage des sujets à risque avec desautoquestionnaires de troubles des conduites alimentaires(Eating Attitude Test : EAT à 40, 36 ou 26 items ; EatingDisorders Inventory : EDI ; Bing Eating Scale : BES ; BodyShape Questionnaire : BSQ ; Bulimia Test Revised : BU-LIT–R ; Bulimic Inventory Test Edimburgh : BITE), unedeuxième phase d’hétéroévaluation des sujets dépistés parun clinicien. Cette hétéroévaluation est souvent axée sur uninterview semi-standardisé basé sur les critères du DSM–IV(Structured Interview for Anorexia Nervosa and BulimiaNervosa : SIAB ; Eating Disorder Examination : EDE ;Logistic System for Nosographic Evaluation of EatingDisorders : LENTCA ; Assessment of Anorexia BulimiaTeenager Version : BAB–T) [1,4,8-10,20]. Il n’existe pasd’autoquestionnaires pour les TCA spécifiques du DID etcertains items sont inadaptés, mais Herpertz et al. [10] ontajouté des items au SIAB concernant plus particulièrementle DID (évaluation de l’omission d’ insuline entre autres).L’équilibre métabolique du DID est apprécié par l’hémo-globine glyquée (HbA1c dans toutes les études recensées) etles complications somatiques [4,9,21]. Plusieurs études sesont intéressées au problème du surpoids [4,8,9,25].

2.5. Résultats

Malgré une augmentation des TCA dans le sexe mascu-lin, la prévalence des perturbations alimentaires reste plusélevée dans le sexe féminin [9,16]. Le Tableau 3 résume lesrésultats des dernières études, parues depuis 1998. Ellesn’apportent pas beaucoup plus d’ informations que celles dela méta-analyse de Nielsen et Molbak [17]. Friedman et al.[9] trouvent une prévalence identique des TCA chez lessujets diabétiques et chez les contrôlés. Cela vient infirmerl’hypothèse d’un risque élevé de TCA dans le DID, unehypothèse qui avait cours au début des années 1990 [24].Engström et Jones vont dans le sens d’une augmentationmodérée de prévalence [8,12], rapportant une prévalence

des TCA deux fois plus élevée dans le DID. Les troublesdécouverts dans les études décrites ci-dessus s’apparententsurtout à des comportements de type boulimique. SeulsEngström et Jones font part de tendances anorexiques[8,12]. Les études de Bryden et al. [4] et d’Engström et al.[8] nous rappellent la présence fréquente d’un surpoids chezles patients diabétiques insulino-dépendants, particulière-ment chez les jeunes filles à l’adolescence et au début del’âge adulte. Cet excès pondéral s’accompagne souvent detroubles des conduites alimentaires non spécifiées (boulimiesub-clinique, binge-eating) et peut être associé àdes omis-sions volontaires du traitement par insuline dans un objectifde contrôle du poids. Ces perturbations de deux secteursfondamentaux dans la gestion du DID que sont les apportsalimentaires et l’ insulinothérapie favoriseraient le déséqui-libre métabolique de la maladie et l’apparition de compli-cations somatiques précoces.

Vila et al. [25] ont étudié les troubles alimentaires et lestroubles émotionnels chez des adolescentes porteuses d’undiabète insulino-dépendant. Pour ce faire, quatre-vingt-dix-huit adolescentes, âgées de 13 à 19 ans, ont participé àcetteétude. Elles se répartissaient en quatre groupes : quinzeadolescentes diabétiques et obèses ; trente-sept adolescentesdiabétiques mais non obèses ; vingt-deux adolescentes nondiabétiques mais obèses et enfin vingt-quatre adolescentesnon diabétiques et non obèses. L’âge moyen était équivalentpour chacun des quatre groupes. L’obésité était définie parun Z–Score supérieur ou égal à 2 (soit un BMI supérieur à2 déviations standards en fonction de l’âge et du sexe). Cesjeunes filles ont complété trois autoquestionnaires visant àévaluer les désordres émotionnels : dépression (Beck De-pression Inventory), anxiété (State-Trait Anxiety Inventoryfor Children) et estime de soi (Coopersmith Self-EsteemInventory). Un entretien semi-structuré (Kiddie-SADS-E ;Eating Habits Interview) a exploré à la fois les troubles ducomportement alimentaire définis dans le DSM–III–R [2](Anorexie mentale, Boulimie, Troubles du comportement

Tableau 2Méthodologie des études systématiques

Étude Présence d’un groupecontrôle

Échelles de comportementalimentaire

Méthodes HbA1

Vila (1994) + - 3 +Friedman (1998) + EAT BITE 3 +Affenito (1998) - BULIT-R EDE 2 +Herpertz (1998) + EDI (64) BSQ 2 +Engström (1999) + EDI-C (90) 2 +Bryden (1999) - EDE 3 +Jones (2000) + EAT (26) 1 +Meltzer (2001) + EDI 1 +.

1 : autoquestionnaires seulement ; 2 : protocole en 2 phases, interview des sujets dépistés seulement ; 3 : interview systématique de tous les sujets del’échantillon.

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alimentaire non spécifiés) et les habitudes alimentaires(grignotage, compulsions sucrées). Les caractéristiques psy-chopathologiques ont été corrélées avec l’ indice de massecorporelle (body mass index ou BMI) et, pour les adoles-cents diabétiques, avec le taux d’hémoglobine glyquée. Lesrésultats de cette étude ont montré que les adolescentesobèses, diabétiques et non diabétiques, avaient des tauxélevés de troubles alimentaires non spécifiés (boulimiesubclinique : 60 % et 41 %, respectivement) et plus degrignotages que les filles non obèses, suggérant que l’obé-sité était le principal facteur de risque pour l’existenced’autres troubles des conduites alimentaires. Cependant, lesdiabétiques non obèses avaient plus de troubles des condui-tes alimentaires non spécifiés (boulimie sub-clinique :27 %) que les filles « normales » (4 %). Trois filles diabé-tiques avaient une boulimie nerveuse typique, contre aucunefille non diabétique. Le risque de dépression était augmentéà la fois par le diabète insulino-dépendant et l’obésité (16 %et 18 % de dysthymie, respectivement ; 8 % chez les fillesnormales). Les deux facteurs se cumulaient chez les ado-lescentes obèses diabétiques (47 % de troubles dysthymi-ques). L’obésité était associée à des modifications marquéesdans les scores d’estime de soi et des effets modérés surl’anxiété. Le diabète insulino-dépendant avait des effetsfaibles sur l’anxiété et nuls sur l’estime de soi ; il semblaitmême préserver l’estime de soi des filles obèses. Lespatientes avec une boulimie nerveuse avaient un équilibremétabolique plus mauvais que les autres adolescentes dia-bétiques. Le surpoids apparaît donc comme un élémentimportant dans la conception des TCA associés au diabètesucré.

Il était donc intéressant d’étudier les TCA des diabétiquesnon insulino-dépendants (DNID). Herpertz [10] n’a pastrouvé de différences de prévalence des TCA entre lesdiabétiques insulino-dépendants et les diabétiques non

insulino-dépendants. Le BMI moyen était de 24,2 kg/m2

chez les patients diabétiques insulino-dépendants et de29,5 kg/m

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chez les patients DNID. Des comportementsalimentaires proches de l’anorexie avaient été retrouvésdans les antécédents des patientes DID uniquement. Lestroubles alimentaires de type boulimie nerveuse étaientrelevés dans les deux sexes et dans les deux types dediabète. Au moment de l’étude, le « binge eating disorder »(selon le DSM–IV) était plus représenté chez les patientsDNID que les patients DID (3,7 % vs 1,8 %). Quatre-vingtspour cent des femmes DNID avaient un BMI ≥ 26 contre25 % des femmes DID. La majorité des patients masculinsprésentaient un « Binge eating disorder ». Ceux-ci peuvents’expliquer par le fait que les hommes font moins attentionau contrôle de leur poids. D’ailleurs, ils présentaient tous unBMI supérieur à 26 kg/m2. Les femmes DID présentaientsurtout un comportement alimentaire de type boulimienerveuse. Leur moyen de purge le plus commun étaitl’omission d’ insuline. Le vécu corporel semble capital dansle DID tandis que les DNID se rapprochent plus des obèsesnon diabétiques.

2.6. Troubles des conduites alimentaires, équilibremétabolique et complications somatiques

Un taux d’hémoglobine glyquée (HbA1c) aussi procheque possible de la normale et l’absence de complicationssomatiques sont des indicateurs d’un bon équilibre métabo-lique. Il y a un véritable consensus entre les différentesétudes. En effet, on trouve une corrélation positive entre leséchelles de comportements alimentaires employées et lestaux de d’HbA1c [24]. Friedman et al. [9] ont notammentmis en évidence une corrélation entre un score élevé auniveau de la BITE et une hémoglobine glyquée élevée. Laprésence de TCA est significativement associée à un désé-

Tableau 3Résultats des études récentes de prévalence des TCA dans le DID

Étude Critères AM AM limite BN BN limite TCA

Vila (1994) 3 c DSM–III–R 1,9 % – 5,7 % 36,5 % 44,1 %Friedman (1998) 2 c DSM–III–R 0 2,8 % femmes 2,8 % femmes 17,2 % femmes

8,8 % hommes22,8 % femmes8,8 % hommes

Affenito (1998) 2femmes

DSM–IV – – – – 25,5 %

Herpertz (1998) 2 c DSM–IV – – 1,5 % 4,4 % 5,9 %Engström (1999) 2 cfemmes

DSM-IV 0 5,8 % 1,2 % 10,6 % 17,6 %

Bryden (1999) 3 DSM–III–R – – 1,3 % 3,9 % 5,2 %Jones (2000) 1 cfemmes

DSM–IV 0 4,5 % 1 % 9,5 % 9 %

Meltzer (2001) 1 c non définis – – 1,8 % femmes0,7 % hommes

8,6 % femmes4 % hommes

.

1–2–3 : cf. tableau 2 ; c : étude contrôlée ; femmes : échantillon féminin uniquement ; hommes : échantillon masculin uniquement ; AM : anorexiementale ; BN : boulimie nerveuse ; TCA : Trouble des Conduites Alimentaires

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quilibre métabolique et plus particulièrement s’ il s’agit d’untrouble de type boulimique. Une hémoglobine glycosyléeélevée est souvent le reflet d’un rationnement de l’ insuline,voire même d’une omission des injections [12]. Affenito [1]relève que 15 à 39 % de son échantillon ont déjà eu recoursà «l’oubli d’ insuline ». Bryden [4] avance que ce serait lemanque d’ insuline qui serait à l’origine des complicationssomatiques plutôt que le comportement alimentaire perturbéen lui-même. Les garçons sont aussi touchés par ce phéno-mène. Devant tout déséquilibre glycémique inexpliqué, ilserait opportun que le soignant pense à rechercher un TCA,en particulier chez une jeune femme.

Friedman et al. [9] n’ont pas trouvé de corrélationsdirectes entre les TCA (avec la distinction entre le compor-tement anorexique et le comportement boulimique) et lescomplications somatiques. Ce sont surtout le déséquilibreglycémique et la durée du DID qui prédisaient un plus grandrisque de développer des complications somatiques. Takii etal. [21] relèvent que 40,9 % des vingt-deux patientesdiabétiques boulimiques présentent une rétinopathie.

3. Le profil type des TCA dans le DID

L’expérience clinique et les données actuelles permettentaujourd’hui de brosser un portrait assez précis du patientDID présentant des TCA. Il s’agit presque toujours d’unejeune fille, les cas masculins étant rares, âgée de 15 à19 ans.Elle est suivie régulièrement pour un diabète de type I. Ledébut du DID précède l’apparition des TCA de plusieursannées ; il survient, en décalage avec les pics d’ incidencehabituels, le plus souvent entre 10 et 14 ans. La patienteinquiète son diabétologue par un déséquilibre métaboliqueprononcé et durable, avec des HbA1c chroniquement au-dessus de 9 %, malgré tous les efforts d’adaptation desdoses ou les changements de protocole insulinique. C’estdans ces cas de comorbidité DID et TCA que l’on recrutedes valeurs « record » d’HbA1c entre 12 et 19 %, de façonrépétée, voire habituelle. Le carnet d’autosurveillance dutraitement est souvent mal tenu ou faux. Beaucoup deglycémies capillaires n’ont pas été faites et la mémoire deslecteurs glycémiques numériques ne permet pas de corrigerles blancs du carnet. Les analyses d’urines sont le plussouvent « oubliées ». Pour les patientes les plus âgées, à 18ans et plus, quand elles ont déjà une longue durée d’évolu-tion du DID, l’examen du fond d’œil et l’angiographiepermettent de dépister les premiers signes de la rétinopathie,rarement observée de nos jours aussi précocement, maisencore limitée et sans traduction clinique. L’évolution en estcependant souvent rapide, accélérée chez ces patientes si ledéséquilibre métabolique se prolonge, peut-être facilitée pard’autres facteurs de risque comme le tabagisme, souventassocié aux TCA. En effet, l’abus de tabac est aussi une

conduite d’addiction, s’appuyant sur les mêmes déterminis-mes psycho-biologiques ; le tabac a un effet « coupe–faim »connu et utilisé comme stratégie de contrôle du comporte-ment alimentaire, dans un sens restrictif ; la nicotine auraitun effet psychotrope stimulant, voire antidépresseur ouanxiolytique, avec des complications anxio-dépressives ausevrage souvent notées dans les consultations de tabacolo-gie. Les autres complications somatiques du diabète sem-blent moins associées à cette comorbidité et, à l’adoles-cence, sont toujours limitées à une microprotéinurie ou àl’abolition isolée d’un réflexe ostéo-tendineux. On sait quele risque de rétinopathie est directement corrélé àl’ intensitéet à la durée du déséquilibre métabolique, ce qui est moinsclair pour les autres complications.

On peut s’ interroger aussi sur le rôle facilitant descarences nutritionnelles qualitatives liées aux conduitesrestrictives, notamment protéiques. Ces adolescentes ontsouvent recours à des consultations en diététique maisarrivent rarement à suivre les conseils donnés et, en fait,elles sont en général parfaitement au courant de ce qu’ellesdevraient faire et ne pas faire sur le plan nutritionnel. Ellesont une excellente connaissance du diabète et de sa gestion,souvent meilleure que celle de leurs parents ou de profes-sionnels de la santé non spécialisés. Le déséquilibre méta-bolique ne peut en aucune manière être expliqué par unproblème d’éducation au traitement.

On connaît mal la fréquence des hypoglycémies chez cespatientes, mais les comas hypoglycémiques ne semblent pasplus fréquents que chez d’autres adolescentes DID. Enrevanche, on retrouve souvent une compensation excessivedes hypoglycémies, vraies ou relatives, échappant aucontrôle et pouvant finir en épisode de « binge-eating »véritable. Les patientes en traitement se plaignent souventde cette difficulté de gestion des hypoglycémies, ruinantleurs efforts de maîtrise ou leurs intentions restrictives et lesobligeant à une conduite de « purge ».

Nous n’avons rencontré que peu de cas d’authentiquesanorexies mentales, alors que la boulimie clinique ousub-clinique est plus fréquente. Le plus souvent, il n’y adonc pas de déficit pondéral mais, au contraire, les adoles-centes, notamment en cas de conduites boulimiques clini-ques ou sub-cliniques, tendent à prendre du poids etcertaines d’entre elles sont dans la définition d’une obésitémodérée. La tendance au surpoids précède souvent le DIDet fixe l’anxiété fréquente de ces jeunes et de leur entourage.Le déséquilibre chronique des glycémies suffirait à expli-quer des troubles menstruels fréquents, s’ ils n’étaient clas-siques dans les TCA et, s’ il est précoce, peut-être respon-sable d’un déficit statural.

Le sommeil de ces jeunes filles est très perturbé par demultiples réveils nocturnes en raison de la diurèse osmoti-que. Ces réveils sont parfois l’occasion d’épisodes noctur-nes de frénésie alimentaire ou de grignotage compulsif. La

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fatigue diurne qui en résulte, liée aussi à l’hyperglycémiechronique, peut compliquer l’évaluation de troubles del’humeur (troubles de l’adaptation, état dépressif majeur outroubles dysthymiques) très souvent associés à un momentou l’autre de l’évolution, en particulier en cas de fluctua-tions pondérales venant altérer l’ image et l’estime de soi.

En effet, ces patientes sont gravement en conflit avecelles-mêmes. Elles ne s’aiment pas, ni leur image, ni leurpersonne. Elles se détestent de penser autant à la nourriture,à leur poids, de mentir à leur entourage et à leur médecin àcause de leurs pratiques cachées, de ne pas être plus encontrôle d’elles-mêmes et de leurs vies. Elles ont terrible-ment peur de grossir et le moindre kilo est une catastrophe,anorexiques autant que boulimiques. Elles portent desvêtements amples et fuient la plage et les maillots de bain.Elles sont très vulnérables, sensibles au stress, à toutévénement affectif témoin de leur dépendance et les ten-sions vont se résoudre par le recours à l’alimentation dansun contexte émotionnel dysphorique ou dépressif. Elles ontaussi une vive inquiétude à cause de l’hyperglycémie dontelles connaissent les risques et les premiers signes demicro-angiopathie sont vécus dans un climat de panique etsur un fond de culpabilité. Il n’y a pas de déni desconséquences somatiques de leur comportement mais uneimpossibilité de faire autrement, quels que soient les bonsconseils. De plus, elles sont prises dans un véritableparadoxe, une double contrainte entre leur peur de grossir etle risque micro-angiopathique, souvent utilisé en épouvan-tail. Elles ont peur de grossir si leur diabète est bienéquilibréet leurs préoccupations corporelles sont renforcéespar l’ insulino-résistance de l’adolescence et un réelsurpoids, fréquent à cet âge.

En effet, les stratégies de contrôle de poids sont plusrarement les vomissements provoqués que chez la boulimi-que typique ou l’adulte DID où ils sont plus habituels. Celapourrait expliquer la tendance à l’obésité des filles boulimi-ques à l’adolescence, non retrouvée chez l’adulte. Lecontrôle du poids se ferait souvent par la glycosurie auto-induite ; ce serait cette conduite qui expliquerait, avecl’excès d’apport calorique et l’anarchie alimentaire, ledéséquilibre métabolique. Elle semble insuffisante (oumoins efficace que les vomissements) pour équilibrer l’ap-port énergétique lié àla boulimie, d’où le surpoids. D’autresstratégies sont présentes : tabagisme et prise de « coupe-faim », hyper-activité physique, tendance aux restrictionsalimentaires, plus rarement prise de laxatifs ou de diuré-tiques.

Si l’on observe d’authentiques accès de frénésie alimen-taire (binge-eating), il s’agit souvent de grignotages com-pulsifs, cachés et culpabilisés, en particulier le soir, voire lanuit, suivis ou non de manipulation de l’ insuline et couplésou non au binge-eating. L’adolescente reconnaît le caractèredangereux de son comportement alimentaire, bien qu’elle

évite d’en voir la preuve en ne faisant pas les glycémiescapillaires, pensant que, de toute façon, elle ne peut rien ychanger, et effectivement, elle ne peut pas faire autrementque se livrer à des excès alimentaires, pas plus qu’elle nepeut arrêter le déroulement d’un accès de binge-eatingquand il est enclenchéou faire face àune tension interne parune stratégie de résolution de problèmes. La détresse de cesjeunes filles est majeure et ne doit pas être sous-estimée, aurisque de les figer dans leur pathologie.

4. Conclusion

Il paraît difficile de conclure actuellement que le DID estun facteur de risque important de TCA. Seuls de très grandseffectifs permettraient d’affirmer qu’ il n’y a pas de diffé-rence par rapport à la population générale ou seulement uneélévation modérée mais significative de ce risque. Lesurpoids apparaît comme un problème important, bien queparadoxal dans une maladie que l’on appelle le diabètemaigre. Il est présent en germe dès les premières années devie et avant l’ installation du DID. Il s’associe à diverstroubles psychiatriques (surtout des troubles émotionnels), àune mauvaise image de soi et à des pratiques inadaptées etpréjudiciables dans la recherche d’un idéal de minceurpartagéavec les soignants et la société, comme la glycosurieauto-induite. Ces pratiques, associées à l’anarchie alimen-taire et à un monitoring insuffisant, conduisent au déséqui-libre métabolique ou le renforcent. L’anxiété, la culpabilitéet le mal être s’accentuent en retour. C’est la chronicité deshyperglycémies qui est responsable de la survenue précocede la micro-angiopathie, en contraste avec les autres diabé-tiques pour qui les progrès thérapeutiques font de plus enplus reculer le délai d’accession à un statut de malade,c’est-à-dire au stade de diabète compliqué et évolutif.

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