Discours Manipulation- Texte Lyon

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  • 8/14/2019 Discours Manipulation- Texte Lyon

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    Le discours de manipulation entre persuasion et influence sociale

    PATRICK CHARAUDEAU

    Universit de Paris 13Centre d'Analyse du Discours

    Mon propos est d'essayer d'entrer dans le concept de "manipulation" du point de vuediscursif, pour en dterminer les caractristiques gnrales et voir ensuite s'il y a lieud'oprer des distinctions l'intrieur de ce concept. Cette dmarche est importante pourun analyste du discours. Bien souvent, on considre acquises certaines notions, et on lestraite historiquement ou sociologiquement comme si elles s'imposaient d'elles-mmes.Pourtant la plupart d'entre elles font problme, et c'est particulirement le cas de"manipulation". Rien qu' considrer la prolifration de termes qui gravitent autour decelle-ci (rumeur, dsinformation, endoctrinement, intoxication, complot, conjuration,conspiration), on devrait tre amen se poser des questions.

    Une autre difficult se prsente sur cette notion. Elle rside dans l'existence d'un apriorimoral avec lequel elle est aborde, a prioriqui empche de l'analyser dans sonfonctionnement. Ainsi, le terme de manipulation est toujours considr comme malintentionn. Mais dans quel sens faut-il entendre mal intentionn, et est-ce toujours lecas ? Qui juge de la manipulation ? La manipulation est-elle toujours le fait des autresou de la partie adverse1? Ne peut-on considrer que sduire l'autre par exemple, c'esttoujours manipuler pour le meilleur ou pour le pire ? Et lorsque persuader ou influencerl'autre se fait au nom d'une bonne intention, de la dfense d'une cause noble, la taxera-t-on de manipulation ? Pourquoi on n'a pas dit de Barak Obama que c'tait un

    manipulateur, alors que ce fut dit de Nicolas Sarkozy ?Ces questions conduisent se demander si la manipulation doit tre prise dans unsens large (tout est manipulation) ou dans un sens plus particulier, comme une variantespcifique d'une catgorie qui l'englobe ?

    Dj pour Platon, la rhtorique tait un art de la manipulation condamner, ce qui luifait critiquer les Sophistes. Pour Aristote, il s'agissait d'une technique, mais pour dire le

    bien, le juste et le vrai. Pour la pragmatique de Wittgenstein et des anglo-saxons, toutnonc est porteur d'un sens implicite que l'interlocuteur, ou l'auditoire, doit dcouvrir

    par infrence (les "actes indirects"), et de ce fait il est destin avoir un effet illocutoire; ce pourrait tre l une marque de manipulation. On sait galement que pour unsmioticien comme Greimas, tout "programme narratif" est manipulatoire. Dans une

    telle perspective gnralisante, tout discours de persuasion serait manipulatoire et doncnon discriminant.C'est donc un travail de catgorisation que je vais me livrer pour tenter de cerner

    cette notion en tant que discours.

    1. Cadre d'analyse

    Pour cadrer mon analyse d'un point de vue thorique, je partirai d'une srie depropositions que j'ai dj dveloppes dans divers crits :

    1

    C'est le cas du rvisionnisme. Les rvisionniste de la Shoa disent que les autres manipulent leschiffres, et ces autres disent que les rvisionnistes manipulent les esprits.

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    -) Il n'est pas de relations sociales qui ne soient marques par des rapportsd'influence;

    -) ces rapports d'influence se jouent dans le langage selon un principe d'altrit(il n'y a pas deJesans Tu). La consquence en est que : (i) la prise de conscience de soi

    comme sujet communicant dpend de la possibilit de reconnatre l'existence d'un autredans sa diffrence identitaire de sujet parlant ; (ii) cette diffrence identitaire reprsentepour chacun des sujets en prsence une menace possible, ce qui implique des stratgiesde rsolution de ce problme par des processus dergulation;

    -) du point de vue discursif, tout acte de langage se ralise dans une situation decommunication norme, laquelle constitue l'enjeu de l'change, et apporte descontraintes de mise en scne (contrat de communication et instructions discursives) ;cette situation avec son enjeu dfinit en mme temps la position de lgitimit des sujets

    parlant, le : au nom de quoi on parle ;-) mais la lgitimit n'tant pas le tout de l'acte de langage, il faut que les sujets

    parlants gagnent en crdibilitet sachent capterl'interlocuteur ou le public. Il est donc

    conduit jouer d'influence en usant de stratgies discursives dans quatre directions : (i)le mode deprise de contactavec l'autre et le mode de relationqui s'instaure entre eux ;(ii) la construction de l'imagedu sujet parlant (son ethos) ; la faon de toucher l'affectde l'autre pour le sduire ou le persuader (lepathos).

    On envisagera en premier lieu ce que sont les conditions situationnelles deproduction d'un acte de langage persuasif qui contraignent le sujet parlant, puis ce quesont les stratgies discursives auxquels il peut avoir recours pour influencer sonauditoire, pour circonscrire ensuite l'espace dans lequel se meut le discoursmanipulatoire.

    2. Les situations d'incitation faire

    Un acte de langage qui cherche persuader met en uvre une vise d'incitationqui correspond une intentionnalit psychosocio-discursive d'influence de l'auditoire.Cette vise se dfinit selon un certain nombre de critres : lintention pragmatique duJevis--vis du Tu, sa position de lgitimit, et la position que du mme coup il attribue auTu.

    Ainsi, dans la vise dincitation, le Jeveutfaire faire(faire penseroufaire dire)quelque chose Tu, comme dans une vise de prescription2, mais ici, le Jen'est pasen position dautorit, il ne peut pas obliger faire, seulement inciter faire. Il doitalors avoir recours un faire croire, dans l'espoir que le Tu y adhre et agisse (ou

    pense) dans la direction souhaite par leJe. Le Tu(individu ou public), percevant que lesujet parlant n'est pas en position d'autorit, se trouve alors en position de devoir croirece qui lui est dit.

    Pour arriver cette fin defaire croireet placer l'instance de rception en position dedevoir croire, le discours d'incitation s'organise selon un double schme cognitif :narratifet argumentatif3.

    Le premier permet l'instance de rception de s'approprier un projet de qute. Eneffet, une narration n'impose rien, elle ne fait que proposer un imaginaire de qute dont

    2Voir : Vises discursives, genres situationnels et construction textuelle, inAnalyse des discours. Typeset genres : Communication et interprtation, Actes du colloque de Toulouse, ditions Universitaires du

    Sud, Toulouse.3Pour ces modes d'organisation, voir notre Grammaire du sens et de l'expression, Hachette, Paris, 1992.

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    l'interlocuteur pourrait, s'il le veut, en tre le hros, sous la forme d'un rcit qui dirait, dumoins implicitement : vous avez un manque que vous cherchez combler > vous

    pouvez/devez partir la qute du comblement de ce manque dont vous serez lebnficiaire > voici le moyen qui vous permettra de combler ce manque. Schme

    narratif classique du conte populaire que l'on retrouve dans tous les discours depropagande.Le second, schme argumentatif, s'impose l'instance de rception : il impose un

    mode de raisonnement et des arguments pour lever des objections possibles au regarddu schme narratif prcdent. Objection par rapport l'objet de qute : le rcepteur peutestimer qu'il n'est pas concern par celui-ci ; il s'agit alors de lui imposer l'ide qu'il ne

    peut pas ne pas vouloir cet objet de qute, qu'il est ncessairement concern par lui.Objection par rapport au moyen propos pour raliser la qute : dans l'hypothse o lercepteur accepterait d'tre concern, il peut estimer qu'il y a d'autres moyens d'obtenirsa qute que celui qui lui est propos ; il s'agit alors d'imposer l'ide que seul le moyen

    propos lui permettra de raliser sa qute. C'est ce que dit tout discours publicitaire :

    (i) vous avez un manque (vieillissement) qui vous incite poursuivre une qute derparation de ce manque (lutter contre le vieillissement) ; (ii) vous ne pouvez pas ne

    pas vouloir cette qute; (iii) le moyen que je vous propose permet de combler cemanque (cette crme anti-rides) ; (iv) seul ce moyen vous permet d'obtenir votrequte.

    3. La persuasion sociale : la parole sur la scne publique

    La vise d'incitation peut s'exercer entre des interlocuteurs qui se trouvent dans unrapport interpersonnel. Mais elle peut galement s'exercer entre des sujets collectifsdans l'espace public. C'est le cas qui nous intresse ici, et il convient ds lors de dcrireles caractristiques de la parole lorsque celle-ci circule dans cet espace.

    Le rapport d'change s'tablit entre des instances qui sont collectives : le sujet quiparle peut tre une personne en particulier, mais c'est toujours une personne en tantqu'elle reprsente un collectif plus ou moins homogne (une entit politique derrire telhomme ou telle femme politique, une entit commerciale derrire telle affiche

    publicitaire) ; quant au rcepteur, il reprsente, lui aussi, sous des configurationsdiverses, un public.

    Dans l'espace public, la parole circule entre quatre instances lies rciproquement :- une instance de production qui est lgitime par la norme sociale dans son

    droit persuader : droit vanter un produit (pour faire acheter), droit vanter un

    projet politique (pour faire voter), droit justifier et dfendre une ide ou une action(pour faire adhrer l'opinion) ; cette instance de production agit de faon volontaire, cequi lui posera un problme de crdibilit et de captation de son public ;

    - une instance de rception construite en destinataire-cible, plus ou moinssegment, d'un discours dans lequel elle se trouve implique soit comme bnficiaired'un bien futur qu'elle est appele s'approprier (discours publicitaire), soit commemenace par un danger et appele s'en protger (discours politique de menace,discours promotionnel de prvention) ; dans un cas comme dans l'autre, l'instance cibleest place en position de devoir croire qu'elle peut tre l'agent d'une qute qui lui sera

    bnfique. De plus, la caractristique de cette instance d'opinion qui dans cet espace estappele opinion publique est de n'tre pas la somme des individus qui la compose,

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    mais un tout subsumant ces individus. En matire d'opinion publique, unplus unne fontpas deuxmais un nouveau un.

    - une instance d'opposition plus ou moins explicite qui est en rivalit avecl'instance de production parce qu'elle se trouve galement dans une vise d'incitation

    vis--vis de la mme instance de rception, chacune de ces instances cherchant sedmarquer de l'autre ; le rapport d'opposition peut tre d'adversit, fortementantagoniste comme dans le discours politique, il peut tre de concurrencecomme dansle discours publicitaire.

    - une instance de mdiation qui assure la circulation de la parole entre lesinstances prcdentes mais qui construit du mme coup sa propre cible, ce qui pose des

    problmes aux autres instances qui cherchent construire des cibles adquates leurvise d'incitation. Cependant cette instance de mdiation (ici instance mdiatique) estlgitime dans son rle de transmission d'information, ce qui lui donne uneresponsabilit quant l'authenticit et la fidlit de la parole qu'elle fait circuler.

    Cela explique que la parole qui circule dans l'espace public chappe la totale

    matrise de l'instance de production, pour aussi forte que soit son intention de lamatriser, car elle ne peut prjuger avec certitude des effets qu'elle produira sur son

    public. Cela explique galement que l'instance de production mettra en uvre desstratgies discursives satisfaisant des exigences de simplicit et jouant davantage surles motions que sur la raison.

    Ces caractristiques de la faon dont circule la parole dans l'espace public lorsqu'ellecorrespond une vise d'incitation s'informent diffremment selon les donnes dechaque situation de communication. Chaque situation de communication se dfinit selonl'identitet le type de lgitimitdont jouit le sujet parlant, la nature de l'objet de parolequi constitue le faire croire et le devoir croire, l'identitet laplacequi est assigne l'instance de rception. Cet ensemble de dterminations constituent ce que j'appelle uncontrat de communication4.

    Il est important de dfinir les diffrents contrats de communication correspondant la vise d'incitation pour traiter de la manipulation, car si le contrat est clair pour lesinstances en prsence, soit il n'y a pas de manipulation, soit il y a une manipulation quitriche avec le contrat, et si le contrat n'est pas clair, il peut y avoir toutes sortes demanipulations.

    Voici donc trois exemples de contrat de communication : Publicitaire,Promotionnelle et Politique.

    4. Trois contrats de communication d'incitation5

    Le discours publicitaire : un contrat de semi-dupes

    Le discours publicitaire se dveloppe dans un dispositif triangulaire entre uneinstance publiciste, une instance concurrence (l'autre marque) et une instancepublic :

    4 Voir : "Le contrat de communication dans une perspective langagire : contraintes psychosociales et

    contraintes discursives", in Psychologie sociale et communication, Bromberg M. et Trognon A (dir.),

    Dunod, Paris, 2004.5

    Voir notre "Il n'y a pas de socit sans discours propagandiste" in Olivier-Yaniv C. & Rinn M. (dir.),Communication de l'tat et gouvernement du social. Pour une socit parfaite ?, PUG, Grenoble, 2009.

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    -) l'instance publiciste tire sa lgitimit de son positionnement dans uneconomie de march : le droit vanter les qualits d'un produit vis--vis de sesconcurrents, ce qui fait qu'elle se dtermine en opposition tout autre instanceconcurrente. De ce rapport de concurrence nat un discours superlatif(le produit que je

    vous prsente est le meilleur) ; ds lors, elle se prsente comme une instancebienfaitrice puisqu'elle dit l'instance rceptrice comment raliser son rve ;-) l'objet de parole est double : d'une part, il prsente l'objet de qute idal

    comme un bienfait absolu (voire un rve), d'autre part il prsente le produit (bien deconsommation), non pas comme l'objet de la qute, mais comme le seul moyen(auxiliaire) de raliser le rve

    -) l'instance public est assigne, en tant qu'individu, une double place deconsommateur acheteur potentiel et consommateur effectif de la publicit. Commeconsommateur acheteur il est assign devoir croirequ'il a un manque et qu'il ne peutque se vouloir l'agent d'une qute qui comblera son manque, l'aide de l'auxiliaire quilui est propos. Comme consommateur de la publicit, il est assign apprcier sa mise

    en scne, c'est--dire appeler entrer en connivence avec l'instance publiciste. Sondevoir croire est ici mis en suspend au profit d'un devoir apprcier. On ne saitcependant qu'elle relation peut s'tablir entre les deux puisqu'on peut apprcier une

    publicit sans tre incit consommer, et inversement.Ainsi, idalit individuelle, superlativit, appel connivence font que le discours

    publicitaire obit un contrat de semi-dupes: tout le monde sait que le faire croiren'est qu'un faire croire mais dsirerait en mme temps qu'il soit un devoir croire.

    Le discours promotionnel : un contrat de bienfait collectif

    Le discours promotionnel ne vante pas une marque, mais vise prvenir certainsflaux (l'extension d'une maladie), dissuader les populations d'agir d'une certainefaon (ne plus fumer), les inciter adopter certains comportements (emploie du

    prservatif) :-) l'instance promouvantetire sa lgitimit de sa position de savoir (suppose) et

    d'une posture de morale sociale. Il ne s'agit plus de se situer en concurrence sur unmarch de biens de consommation (il n'y a pas d'instance concurrente), mais enresponsable d'une idalit sociale. Elle se prsente, non pas comme unBienfaiteur, maiscomme un Conseilleur.

    -) l'objet de parole se prsente comme un bienfait collectif de rparation d'undsordre social qui participe d'une idalit thique ; en cela, il est diffrent du

    publicitaire qui se prsente comme un bien-tre individuel, d'ordre hdonique et pointthique.-) l'instance public n'est pas ici consommatrice mais civile : elle est assigne,

    moralement, devoir se reconnatre dans le comportement stigmatis et devoirvouloirsuivre un certain modle de comportement au nom d'une solidarit sociale.

    Dans la campagne promotionnel, le manquen'est pas une absence, comme dans lediscours publicitaire, mais un type de comportement qui est stigmatis et qu'il s'agit decorriger. Le manque est donc ici un existant mauvais(boire, fumer, grossir, conduirevite), alors que dans la publicit il est une absence d'un potentiellement bon (vousn'avez pas assez de sduction, de prestige, de force, de russite).

    Ainsi, le manque, dans les campagnes de promotion reprsente toujours une menace

    (consquences graves), et l'individu destinataire ne peut jouer l'innocent. Il doit se sentir

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    oblig de reconnatre que son tat, ou celui des autres, reprsente un pril social, et qu'ildoit se faire violence pour accepter une qute non dsire6. Il n'y a pas d'chappatoire

    possible pour lui, il ne peut pas se contenter d'tre ce qu'il est, car il est engag dans unethique de responsabilit7.

    Le discours politique : un contrat de bienfait citoyen

    L'activit de persuasion et de sduction est constitutive du discours politique puisque,en dmocratie, il faut conqurir le pouvoir ou le grer avec l'assentiment populaire. Nonseulement la parole politique s'adresse un public, mais il lui faut tenter d'atteindre le

    plus grand nombre qui constitue par dfinition un auditoire htrogne dont lednominateur commun de comprhension, d'analyse et d'apprciation est par dfinitionrduit. Il faut donc partir du principe que dans le domaine politique, tout ne peut tredit.

    Qu'il s'agisse de conqurir le pouvoir ou de le grer, l'instance politique se trouve

    dans la situation de devoir faire adhrer sa politique une majorit d'individus surlesquels il n'a pas pouvoir d'injonction. Et donc le discours politique s'inscrit bien danscette vise d'incitation faireque l'on a dfinie prcdemment. Mais il faut distinguerce qui est de l'ordre des stratgies de persuasion et de sductionnormales (y comprisdmagogiques), et ce qui est de l'ordre de la manipulation des esprits, bien que, il faut lereconnatre, la frontire entre les deux soit quelque peu poreuse. Cela nous conduit nous interroger sur les stratgies de persuasion.

    5. Les stratgies discursives de persuasion

    Le contrat de communication surdtermine le sujet dans son acte de production dulangage, mais seulement en partie. Comme on l'a dit, il est une condition ncessaire

    pour que s'instaure un change langagier, mais, l'intrieur de celui-ci, le sujet disposed'une marge de manuvre qui lui permet d'user de stratgies. Trois espaces stratgiquesse prsentent lui dont chacun correspond un enjeu relationnel de lgitimation, decrdibilitet de captation.

    Un enjeu de lgitimation

    Il vise dterminer la position dautorit du sujet parlant vis--vis de soninterlocuteur, de sorte que celui-ci puisse reconnatre : au nom de quoi il est fond

    parler. La lgitimit relve de l'identit sociale du sujet dans la mesure o elle lui estattribue par une reconnaissance provenant d'unstatut socialqui lui confre une autoritinstitutionnelle (autorit de savoir : expert, savant, spcialiste ; autorit de pouvoir :responsable dune organisation), ou dun comportement qui lui confre une autorit

    personnelle fonde sur une pratique de rapports de domination (force), de sduction(charisme), de reprsentation (dlgu), de comptence (savoir faire), toute chose quidonne une autorit de fait, laquelle peut dailleurs se superposer la prcdente.

    Cependant, la lgitimit du sujet peut ne pas tre perue par lautre, ou peut tre miseen doute ou mme peut tre conteste. Ds lors, le sujet sera amen apporter la preuve

    6Ce qui explique le succs des missions de tlvision de type "Tlthon", "Sidaction", etc.7

    Voir : Weber M. (1971)conomie et socit, Plon, Paris.

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    de sa lgitimit et dveloppera pour ce faire un discours de lgitimation8. Lenjeu delgitimation s'adresse donc au destinataire, mais il est tourn vers le sujet parlant lui-mme puisque c'est celui-ci d'apporter la preuve de sa lgitimit.

    Un enjeu de crdibilit

    Il vise dterminer la position de "vrit" du sujet parlant de sorte qu'il puisse trecru. L'enjeu de crdibilit s'adresse au destinataire de l'acte de langage, mais il estgalement tourn vers le sujet parlant puisque c'est lui de rpondre la question :comment puis-je tre pris au srieux ?.

    La crdibilit est donc une affaire d'image (ethos) que le sujet construit de lui-mmedans deux domaines, celui du dire vrai, celui du dire juste : le dire vrai supposeque le sujet qui parle dise ce qu'il pense sans maquillage aucun. Si l'on sait que ce qu'ildit correspond ce qu'il pense, on dira qu'il est sincreet digne de foi; le dire justesuppose que l'on puisse crditer le sujet qui parle de srieux et d'honntet dans ses

    affirmations, dclarations et explications. A cette fin, le sujet peut choisir deux types depositions :

    (a) de relativit, position qui lamnera ne pas prtendre possder la vrit absolue,ce qui ne doit pas l'empcher de dfendre son point de vue avec rigueur, mais tout enreconnaissant l'existence d'autres points de vue possibles, que ce soit pour expliciter lescauses dun fait ou pour dmontrer une thse ; il peut mme aller jusqu' examiner avec

    justesse diffrents points de vue(b) dengagement, ce qui amnera le sujet, contrairement au cas prcdent, opter

    (de faon plus ou moins consciente) pour une prise de position claire et dtermine enfaveur de certaines options et/ou contre d'autres, et ce au nom d'une conviction qu'ildsire faire partager linterlocuteur.

    Lionel Jospin a souffert, la fin de son mandat de Premier ministre, d'un manqueimage de crdibilit en jouant le dire juste de la relativitdans diverses dclarationset notamment en prsence des grvistes de l'entreprise LU, lorsqu'il dclara que l'tat ne

    pouvait pas tout faire ni rsoudre les problmes de toutes les entreprises, ce qui lui fitperdre en image d'engagement. En revanche J.M. Le Pen, en choisissant le dire justed'engagementde faon absolue, rejetant toute relativit et tout dire vrai, se fabriqueune image d'homme de conviction.

    Un enjeu de captation

    Il vise faire entrer l'interlocuteur ou le public dans l'univers de discours du sujetparlant : comment faire pour que lautre puisse "tre pris" par ce que je dis ?. L'enjeude captation est donc compltement tourn vers l'interlocuteur de faon ce que celui-cien arrive se dire : comment ne pas adhrer ce qui est dit ?.

    Pour ce faire le sujet parlant aura recours tout ce qui lui permettra de toucherl'interlocuteur (pathos), en choisissant divers comportements discursifs : (i) de

    persuasion, en essayant d'enfermer l'autre dans des raisonnements, des systmes decroyance et des types de preuve qu'il ne puisse contredire ; (ii)polmique, en mettant encause des valeurs que dfendent ses opposants, ou en mettant en cause la lgitimit deceux-ci, et mme parfois leur personne (ad personam) ; (iii) de dramatisation, en

    8La lgitimit est un donn, la lgitimation unprocessus .

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    dcrivant, rapportant et commentant les vnements de faon mouvoir l'interlocuteurou l'auditoire, par l'appel la menace, la peur ou l'hrosme, la tragdie ou lacompassion.

    6. De la manipulation

    Connaissant les contraintes des situations de communication et les possibilitsstratgiques du sujet parlant, il est maintenant possible de s'interroger sur lamanipulation.

    Dans un sens gnral, la manipulation procderait de la vise d'incitation faire :chaque fois qu'on se trouve dans une situation o l'on a besoin de quelqu'un d'autre pourraliser son projet, et qu'on n'a pas autorit absolue sur cet autre pour l'obliger agirdans un certain sens, on emploie des stratgies de persuasion ou de sduction quiconsistent faire partager l'autre (individu ou public) un certain faire croire. A cetitre, tout discours correspondant une vise d'incitation serait manipulatoire. Pourtant,

    il n'y a l rien de trs rprhensible, cela faisant partie du jeu de rgulation sociale. Unetelle dfinition ne nous semble pas rentable pour l'analyse car il faudrait considrer toutdiscours d'influence comme manipulatoire, avec la connotation ngative qui esthabituellement attache ce terme.

    Dans un sens particulier, on pourrait considrer qu' cette incitation qui cherche faire advenir une opinion ou la faire changer, s'ajoutent deux caractristiques. L'une estque le manipulateur ne rvle pas son projetde ralisation, et le maquille sous un autre

    projet qui est prsent comme favorable au manipul (que le bienfait soit d'ordreindividuel ou collectif). L'autre est que le manipulateur, pour mieux impressionner lemanipul, tire parti d'une certaine position de lgitimit qui lui est donne par lasituation, et joue sur une crdibilitqu'il aurait acquise par ailleurs.

    La consquence en est que le manipul, ignorant la vritable teneur de ce projet, selaisse persuader par cefaux-semblant, et entre dans le jeu de persuasion du manipulateursans s'en rendre compte. La manipulation s'accompagne donc d'une tromperie du faitd'un rapport entre un influenceur-manipulateur qui cache son intention et un influenc-manipul qui ignore celle-ci.

    Les stratgies manipulatoires

    Le discours manipulatoire a recours des arguments d'ordre moral ou affectif(peur/compassion) et s'accompagne souvent d'une sanction potentielle, positive ou

    ngative, brandie comme menace explicite ou implicite, et servant d'instrument depersuasion : si vous ne croyez pas, il y a le risque de/si vous croyez, il y a unbnfice. Ce n'est pas ncessairement le cas de tout discours de persuasion qui peutavoir pour finalit de permettre la dlibration par la force des arguments.

    Les stratgies discursives employes pour manipuler sont toujours les mmes :a) la description du Mal en parlant de l'ingalit sociale(disparit entre les riches et

    les pauvres, appauvrissement gnral de la nation) ; en soulignant la perte desrfrences sociales du civisme et de la dcadence morale ([La jeunesse de France]connat aujourd'hui les fruits amers de la dcadence conomique, sociale politique etmorale, les flaux du chmage, l'individualisme forcen qui conduit l'isolement et au

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    b) la description des causes du Mal en stigmatisant les formes de reprsentationpolitique et mdiatique : la classe politique, les lites froides et calculatrices,

    l'"establishment" (L'tablissement, qu'il s'agit de renverser par une rvolution de salutpublic) ; en dnonant divers types d'adversaires : les doctrinaires (marxistes,socialistes, capitalistes, fascistes), l'immigration ([Les immigrs] vont nous ruiner,nous envahir, nous submerger, coucher avec nos femmes et nos fils), les lobbies(antiraciste, des droits de l'homme, etc.).

    c) L'exaltation des valeursqui devraient rparer le mal existant par des discours depromesse, voire deprophtie, discours d'incantation plus ou moins magiques; tantt surl'identit nationale, tantt sur l'identit communautaireou culturelle.

    d) l'appel au peuple, appel un lan collectif, se dpasser et se fondre dans uneme collective, et conjointement apparition d'un sauveur, d'un homme, ou d'unefemme, providentiel, charismatique, visionnaire, auquel adhrer de faon aveugle. Le

    lien entre le sauveur et le peuple doit tre dordre sentimental plus que didologie :vous m'avez dit, je vous ai entendus ; je le veux parce que vous le voulez ; il doitdonner l' illusion qu'un changement est possible et immdiat. Pour ce faire le leader seconstruit un ethos d'"authenticit": Je suis tel que vous me voyez, Je fais ce que jedis. Il s'agit d'tablir un rapport de confiance.

    Cela se fait en ayant recours des rcits dramatisants dans lesquels sont mis enexergue victimes et hros afin de produire tantt de l'angoisse, tantt de l'exaltation, desdiscours de promesse, incantatoires plus ou moins magiques, des discours de

    provocation de l'affectafin de toucher l'motion, sous son aspect euphorique, pourprovoquer joie et sympathie, ou dysphorique, pour provoquer crainte et peur, commele Wanted Ben Laden et l'axe du Malde G.W. Bush, aprs le 11Septembre.

    Ces diffrentes stratgies s'accompagnent de procds formels desimplificationet derptition : simplification travers l'emploi de formules images, de slogans qui ont

    pour effet d'essentialiser les jugements, de les transformer en strotypes et dedevenir support d'identification ou d'appropriation ; rptition de ces formules etslogans allant de l'inoculationdiffuse au matraquage, l'aide de divers moyens (tracts,

    bouche oreille, affiches), moyens amplifis, nagure par le cinma, par les mdiasaujourd'hui (passages en boucle dans les radios et dans le journaux tlviss).

    La manipulation s'accompagne donc d'une tromperie du fait d'un rapport entre unmanipulateur qui cache son intention et un manipul qui ignore celle-ci. Mais la

    question de la tromperie volontaire est variable. C'est pourquoi on peut parler demanipulations volontaires et non volontaires.

    Les manipulations volontaires

    L'exemple le plus emblmatique est ce que l'on appelle la propagande politique. Lapropagande politique vise imposer une vrit une large opinion : il s'agitd'impressionner les foules. Pour cela, il faut que l'instance propagandiste ait une certainecrdibilit et qu'elle dispose de moyens de communication importants qui mette envidence sa puissance dmonstrative : mise en spectacle des grands rassemblements,

    9Discours de J.-M. Le Pen, Balard, 13 Mai 1984, La Documentation franaise. Paris.

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    appareils d'inculcation, utilisation de divers rseaux, pour propager cette vrit(propagare).

    La propagande politique

    Il y a deux types de discours de propagande selon le procd employ : unepropagande tactique, une propagandeprophtisante.

    La propagande tactique consiste lancer sciemment une fausse information, ou dnoncer comme fausse une information qui circule dans la socit, afin que l'opinion

    publique juge les vnements d'une certaine faon ou qu'elle agisse dans une certainedirection. Par exemple, G.W. Bush a dnonc comme mensongres les dclarations deSaddam Hussein qui affirmait ne pas possder des armes de destruction massive, dans lemme temps qu'il tentait d'apporter les preuves de l'existences desdites armes.

    Ce mode de propagande est dit tactique parce qu'il est employ de faon

    ponctuelle, propos d'vnements factuels, afin d'obtenir un rsultat immdiat. Il peuttre destin rassurerl'opinion publique face une menace ou un danger potentiel ; parexemple, lors de l'occupation de la France par les Allemands, les autorits dugouvernement de Vichy ont fait circuler dans la population franaise l'ide quel'occupant tait gentil afin que celle-ci l'accueille sans prvention hostile. A l'inverse,la propagande peut tre destine dmoraliser certaines populations de faon lesdissuader de persister dans leur opinion ou d'agir comme elles le font. C'est le cas de la

    propagande qui fut faite par les Allemands, lors de la premire guerre mondiale, auprsdes troupes ennemies, tendant leur faire croire que leur tat major avait capitul afinde leur faire cesser les combats

    Ce type de propagande se dploie galement dans le domaine commercial o l'onvoit de grands lobbies commerciaux tenter d'influencer l'opinion et le comportement desconsommateurs : les grandes firmes de fabricants de tabac qui, dans les annes soixantedix, dnoncrent comme fausses les campagnes promotionnelles des autorits sanitairesqui tablissant une relation de cause effet entre le tabac et le cancer.

    On a bien affaire ici un discours de manipulation. Il y a tromperie sur le contrat : unchangement ou une substitution de contrat, politique ou commercial, qui fait passer pourintrt gnral ce qui est la vise d'intrts particuliers, en s'appuyant sur une position delgitimit.

    En cela, la propagande est diffrente de la publicit qui ne joue pas sur le savoir maissur le dsir et n'a pas besoin de position d'autorit (on a dit contrat de semi-dupes) ;

    diffrente galement du discours promotionnel en ce que l'autorit de savoir de celui-ciest bien au service de l'intrt gnral sans tromperie. En fait, le discours de propagandeest une combinaison de discours publicitaire et promotionnel : il prtend au bienfaitcollectif (l'intrt gnral du discours promotionnel) pour servir les intrts particuliersde ceux qui le promeuvent (discours publicitaire), des fins de pouvoir politique oucommercial. En cela, on peut le taxer d'immoral: il manipule les esprits en jouant sur unfaux-semblant qui se prtend rationnel pour dfendre ses propres intrts.

    La propagande prophtisanteconsiste faire adhrer les masses un projet d'idalitsociale ou humaine. Pour ce faire : (i) on doit pouvoir se rfrer une parole dervlation, car la vrit rside dans cette parole ; (ii) cette parole de rvlation doit

    promettre, d'une faon ou d'une autre des lendemains qui chantent (identit retrouve,

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    puret de la race, radication du Mal, etc.) ; (iii) l'instance propagandiste doit avoirstatut de reprsentant symboliqueautoris comme porteur de cette parole (prophte/Le

    petit pre du peuple) ; elle doit disposer degrands moyens de communication(le cinmasovitique, les spectacles nazis) ; (iv) l'instance public est assigne se reconnatre

    dsireuse d'un absolu.On se trouve l dans le cas peut-tre le plus extrme de la manipulation des espritsqui est celui du discours d'endoctrinementdont le contrat est d'adhsion aveugle une

    parole de rfrence, c'est--dire d'appel une dpossession de soi : endoctriner, c'estarriver dpossder l'autre de sa propre identit, de sa propre existence. On voit cela l'uvre dans les rgimes totalitaires qui visent l'inclusion [de tous] l'intrieur d'unsystme dans lequel chacun devait tre localis, surveill, observ nuit et jour, danslequel chacun devait tre enchan sa propre identit10. C'est le systme desurveillance panoptique imagin par Bentham dont Michel Foucault dit qu'il merge lafin du XVIII, et qui fascine tant nos socits modernes.

    On peut aussi rencontrer des cas de propagande tactique dans la publicit lorsque, par

    exemple, un Benetton triche sur le contrat de communication. Avec sa campagne qui seprsente tantt comme humanitaire, tantt comme moraliste, tantt comme iconoclaste,il maquille le contrat publicitaire (vendre des vtements) par un contrat promotionnelle("bien fait collectif"). De mme, certaines campagnes promotionnelles au profit de lacollectivit manipulent tactiquement lorsque, pour obtenir des fonds financiers, elleinsiste de faon quasi obscne sur la compassion ; ou encore lorsqu'on cherche

    justifier la scurit routire par des discours de culpabilisation collective.

    Les manipulations involontaires

    La rumeur

    La rumeur fait partie des manipulations involontaires. Il faut le prciser car souventcelle-ci est taxe de manipulation. Ce qui caractrise la rumeur est que la sourcenonciative est inconnue et non imputable. On ne peut pas dterminer quelle instance

    parlante serait l'origine de celle-ci, et donc on ne peut attribuer aucune responsabilitintentionnelle. De mme, on ne saurait reprer le projet de faire qui serait cens trecach dans le discours de rumeur. D'o la prolifration d'hypothses et des supputationsqui en arrivent imaginer quel pourrait tre l'individu ou le groupe de personnes quiagiraient dans l'ombre. C'est ainsi que sont fabriqus les boucs missaires et lesfantasmes de complot, car face une menace dont on ne connat pas l'auteur, il faut

    pouvoir construire une figure expiatoire. Ce qui fait que la rumeur n'est pas en sonprincipe manipulatoire, et qu'elle repose sur l'incertitude: incertitude quant la sourcede la rumeur, incertitude quant l'intention qui la fonderait. La manipulation, elle,rsulte d'une intention volontaire et sa source doit pouvoir tre reconnue et imputable.

    Cependant, il est galement vrai que la rumeur peut tre l'objet d'uneinstrumentalisation. S'il arrive que l'on puisse dterminer la source de la rumeur, alorscelle-ci devient manipulation volontaire, tactique. Un exemple en est fourni par ce qu'ona appel en France l'affaire de Dominique Baudis Toulouse : accus d'avoir trempdans une affaire de proxntisme, l'ancien maire de Toulouse, prsident du Conseilsuprieur de l'audiovisuel (CSA), eut se dfendre contre une rumeur dont on ne

    10Foucault M.,Dits et crits, 1978-1988, Quatro-Gallimard, Paris, 2001, p.466.

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    connaissait pas la source, jusqu' que celle-ci fut dcouverte, transformant la rumeur enacte de manipulation politique. La manipulation relve bien d'un acte volontaire

    provenant d'une instance de production, unJe, qui en constitue la source individuelle oucollective, laquelle est dtermine et peut tre imputable du point de vue de sa

    responsabilit.

    Les mdias

    Les mdias sont toujours suspects, sinon de manipuler, du moins de dsinformer.Pourtant, du point de vue du contrat de communication, le discours mdiatique nerpond pas, en son fondement, une vise d'incitationmais une vise d'information,c'est--dire de transmission de savoir pour clairer l'individu vivant en socit. Il estvrai, cependant, que les mdias d'information sont soumis paralllement une autrecontrainte qui tient au fait que tout organe d'information se trouve pris dans une logiquemarchande : il lui faut, pour vivre conomiquement, toucher le plus grand nombre de

    lecteurs, auditeurs, tlspectateurs. Les mdias doivent donc savoir slectionner,prsenter et commenter les vnements de la faon la plus attrayante possible. C'est lque le bt blesse. Car comment tenir la fois des contraintes d'information qui exigentneutralit, technicit et prudence, et des contraintes marchandes qui exigent captation du

    plus grand nombre dont on a vu que les stratgies passent davantage par l'motion quepar la raison ? En cela, on peut dire que le discours mdiatique s'inscrit dans un contratde connivence citoyenne11.

    Voil donc les mdias tents de verser tantt dans lesensationnalisme, tantt, tanttdans la course au scoop, ce qui les amne consacrer la quasi totalit de l'information un vnement dramatique susceptible d'impressionner le lecteur, l'auditeur ou letlspectateur (pidmie, pizootie, conflits et autres catastrophes naturelles), tanttdans la rumeur elle-mme, soit qu'ils la cre, soit qu'ils l'entretiennent (celle parexemple ne dans le dpartement de la Somme, l'occasion des inondations dont cedpartement fut victime, dnonant Paris comme tant la cause de celles-ci).

    En fait les choses ne sont pas si simples. Il est vrai que les mdias, par la slectiondes vnements qu'ils oprent, imposent leur public des vnements prsents commeles seuls dignes d'intrt ; il est vrai que par leurs commentairesils disent comment ilfaut ressentir ou interprter ces vnements. Mais, sauf dans quelques cas particuliersd'organes d'information dpendant de partis politiques ou soumis la censure, on ne

    peut dire que ceux-ci aient la volont de tromper les citoyens : ils se discrditeraientimmdiatement. De plus, ils sont eux-mmes manipuls par d'autres instances, dont

    l'instance politique, qui leur impose, son tour, son Agenda et ses commentaires. Ce quiest vrai est la primaut donne l'information dramatisante, mais c'est avec leconsentement implicite d'un public qui, sans celle-ci, ne s'informerait pas. C'est

    pourquoi, le discours mdiatique, en son principe, n'est pas manipulatoire, mme s'il estparfois trompeur.

    Un exemple en est fourni par la position de la presse amricaine lors dudclenchement de la guerre d'Irak : elle fut la fois soumise au mensonge politique dusecrtariat d'tat de Bush et favorable de bonne foi cette intervention vu le contexte del'attentat du 11 septembre et de la menace terroriste d'Al-Qada sur l'Amrique. Alors

    11

    Pour le "contrat de communication du discours d'information", voir notre :Les mdias et l'information.L'impossible transparence du discours, De Boeck-Ina, Bruxelles, 2005.

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    qu'elle fut anti-Bush, lors du second mandat, ce qui n'empcha pas celui-ci d'tre rlupar une opinion publique qui n'avait pas encore bascul.

    On peut cependant pointer les lieux de responsabilit de l'information mdiatique12:lasuractualisationvnementielle par le choix et la rptition en boucle des vnements

    les plus dramatiques (les rvoltes des banlieues en France, les catastrophes naturellestelles le Tsunami, les cyclones, les tremblements de terre, les grandes affaires decorruptions, les cas de dysfonctionnement de la Justice, les querelles politiques, et le casle plus emblmatique, l'attentat du 11 septembre 2001 sur les Twin sisters) ; la collusionentre mdias et politiquepar un rapport d'intrts plus ou moins conscient, pas toujoursvoulu mais ncessaire, comme on le voit propos de la succession rapide desvnements imposs par le prsident de la Rpublique franaise, rythme qui correspond la succession rapide des vnements slectionns et traits par les mdias ; les

    sondages dont les mdias se font complices et dont ils ne questionnent ni la validit nila faon de les prsenter ; le recours des expertsdont le choix dpend davantage d'unsavoir parler de faon mdiatique que de leur comptence ; la surdramatisationdans la

    faon de rapporter et commenter les vnements comme on le voit dans certains titres :La France pdophile, La France malade de ses banlieues, La France brle,Obsit : 1 enfant sur 6 considr en surpoids (le "surpoids", est-ce de l'"obsit" ?) ;une surdramatisation qui, l'aide de procds tels l'amalgame, la recherche de causesessentialisantes et d'interpellations dnonciatrices, construit une mise en scne autour dela triade victime/agresseur/sauveur.

    Conclusion

    Il y a donc manipulation et manipulation. Tous les actes de discours ne sont pasgalement manipulatoire. Souvent d'ailleurs est jug manipulatoire le discours de l'autre,notre ennemi.

    La Grce antique a vu natre la rhtorique persuasive par la ncessit de rgler lesconflits sociaux et commerciaux. On sait maintenant que toute socit a besoin de grerles rapports de force qui s'instaurent dans la vie collective coups de discours persuasifsdont la finalit n'est pas le vrai, mais le croire vrai.

    Les discours persuasifs deviendraient-ils de plus en plus manipulatoires, avec lamonte en puissance d'une opinion publique massifie qui est objet de tous lesfantasmes d'appropriation, dans le champ politique (pouvoir), commercial (profit),mdiatique (concurrence) ? C'est vrifier, car les travaux des anthropologues montrentque les individus vivant en socit ont besoin du spectacle mettant en scne les forces

    du Bien et du Mal. On le trouve dans les socits les plus anciennes, les plus primitives travers mythes et lgendes, et dans nos socits modernes travers la littrature, lecinma fantastiques (La guerre des toiles) et diffrents spectacles miroirs dans lequelles populations trouvent leur raison d'tre identitaire.

    Cependant, on ne peut manquer d'observer que, dans notre modernit, ledveloppement technologique aidant, la complexit des rseaux de circulation de la

    parole fait qu'on ne sait plus trs bien qui sont les commanditaires, les responsables, lesordonnateurs de ces discours, ni non plus les vritables destinataires, car parfois le

    12Je rsume ici ce qui fut dcrit dans mon intervention au colloque de Qubec en juin 2007 surLes misesen scne du discours mdiatique, sous le titre "Une thique du discours mdiatique est-elle possible ?", in

    le site , et paratre in la revue Communication, Les mises enscne du discours mdiatique, Qubec.

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    discours manipulatoire circule avec une certain consentement populaire, serait-il nonconscient. Les diffrentes formes de manipulation ne peuvent avoir d'effet que dans lamesure o elles rpondent des proccupations prgnantes : l'ensemble d'une

    population, ou partie de celle-ci, sera d'autant plus prte tomber dans le pige du faux-

    semblant qu'elle vit dans le mcontentement, et qu'elle se sent impuissante rsoudreses problmes. Et elle est d'autant plus manipulable qu'elle a besoin qu'on lui fournissedes explications simples et des rcits dramatisants.

    Ce phnomne de consensus mou autour de fantasmes de crise, et de son pendantla demande de scurit est peut-tre la marque d'une socit qui se dsidologise. Lesymptme en serait la monte du discours people dans le champ du discours

    politique. Mais peut-tre faut-il viter de tomber dans le travers paranoaque du toutmanipulation, et s'attacher plutt percevoir les faits de dsinformation. Par exemple, l'heure actuelle, un amalgame discursif empche de penser les questions du conflitisralo-palestinien et de l'antismitisme du fait que sont confondus dans un mmediscours, l'antijudasme (conflit religieux), l'antismitisme (conflit ethnique) et

    l'anti-isralisme (conflit tatique). Certains peuvent vouloir entretenir cette confusion,mais peut-on dire qu'il y a un grand manipulateur qui provoque et entretient cetamalgame ?

    Cela pose la question de la place du discours de persuasion et de ses avatars dans unedmocratie. On le voit, les frontires sont poreuses entre stratgies de persuasionlgitimes et manipulation des esprits. C'est que, en dmocratie, s'instaure des rapportsde force entre le pouvoir et les contre-pouvoirs dans lesquels s'affrontent des puissances: puissance institutionnelle contre puissance citoyenne. Cet affrontement se fait traversunjeu de masques: masques de la force de la Loi et de l'Autorit contre masques de laforce de protestation. Cet antagonisme entre pouvoir et contre-pouvoir vient du fait quel'action du politique est de l'ordre dupossible, alors que le dsir de l'instance citoyenneest de l'ordre du souhaitable. Le discours de manipulation fait le lien entre ces deuxordres, pour le meilleur ou pour le pire.

    RFRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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