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TEXTE N° 1 : Jean-Luc NANCY"Sur la formation philosophique"

(texte interne du GREPH)

En deçà des doctrinesphilosophiques, ressaisir le "geste

philosophique"

La philosophie n'est pas ou n'est plusaffaire de doctrines... bien qu'il y en aittoujours, et qu'on ne puisse jamais abolirquelque chose de l'ordre de l'"option" oude l'"orientation" que chacun prend enphilosophie, avec les préférences etréférences que cela implique ; cependant,bien que cette décision fasse corps avec legeste de chaque sujet philosophant, ellen'est sans doute encore que seconde etdérivée par rapport à une "décisionphilosophique" qui l'excède. Il ne s'agitplus d'abord de construire des "visions dumonde". Il s'agit aujourd'hui de (res)saisirl'acte philosophique - ou l'acte de la pensée- contre la fixation en "visions du monde"qui a constitué la momification de laphilosophie depuis le XIXe siècle et qui,engendrant aussi bien les éclectismes queles affrontements dogmatiques a rendu enpartie possible le désarroi et parfois ledésastre de la philosophie à l'École.

Le geste de "ressaisir l'acte philosophique"ne vise ni à dépasser les doctrines, ni à lesfaire dialoguer, mais à penser ce par quoi ily a, depuis vingt-cinq siècles, c'est à diredepuis que nous avons mémoire de laphilosophie et des doctrines philoso-phiques ; c'est ce "geste" qui donne uneallure (sinon une figure) commune aussibien à l'entreprise de Nietzsche qu'à cellesde Marx, de Kierkegaard, de Husserl, deFreud, de Heidegger, de Wittgenstein,d'Adorno, de Levinas, de Derrida. La"communauté" en question (celle, sansdoute, des "grands" penseurs telle quechaque penseur la reconnaît, fût-ce à son

corps défendant) se discerne sans douteaussi facilement qu'elle nous demeurepourtant obscure : elle est ce que nousavons à penser. Encore une fois, cettepensée n'a pas à fondre ensemble cesdoctrines (car ce sont malgré tout toujoursau moins par quelque côté, des doctrines),mais elle a à s'interroger sur ce qui dansl'époque de la "fin de la philosophie" necesse de provoquer chaque philosophe, parun trait invinciblement commun bien quebrisé de l'un à l'autre, au recommencement("radical") de la philosophie.

Enseignement philosophique etformation philosophique

Dans l'idée de formation, il s'agitmanifestement d'autre chose que dans celled'enseignement. L'usage général du mot lemontre, aussi bien que son usage actueldans toutes les institutions péri ou para-scolaires (formation des maîtres, desadultes, continue, permanente, etc... toutesinstitutions qui, du reste, semblent de plusen plus tendre à fissurer l'École, et sinon àla faire éclater, du moins à la vider de sasubstance ; comme si le lieu ou les lieux deformation étaient décidément hors del'École - ce sur quoi nous auronsforcément, un jour, à nous interroger. Laformation est un processus d'une autrenature que l'enseignement, au moins elleparachève celui-ci (qui se cantonne doncdans l'élémentaire, et s'adresse à la seulejeunesse) et, du coup, l'excède d'unemanière ou d'une autre.

Cet usage correspond pourtant à un oubli :en-seignement veut dire impression d'unsceau, façonnement par une empreinte ;l'enseignement devrait donc conférer une

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forme, il devrait consister dans, ou dumoins donner lieu à une formation. Maisce n'est pas la spéculation étymologiste quidoit servir de guide. L'oubli oul'effacement de la formation dansl'enseignement correspond, nous lesavons bien, à l'un des aspects les plusmarquants et les plus fondamentaux dela "crise" actuelle de cet enseignement,et qui se résume dans une question millefois et sous mille formes répétée : l'Écoledoit-elle (ou peut-elle) être aujourd'huilieu de formation ?

Si l'on dépliait un peu l'analyse ainsisituée, on aboutirait à cette constatation :le remaniement actuel de l'École en France(et non son évolution mondiale) a pour axedirecteur un abandon de la formationdans le concept de l'enseignement, et unrecouvrement croissant de ce mêmeconcept par celui de l ' instruct ion .L'instruction ("instruere", ranger en ordre),c'est la mise en place et en ordrefonctionnels. Sans doute, cela confère etimprime une forme : mais c'est la forme dela fonction visée. Dans l'idée de"formation", on entend au contraireque quelqu'un prenne forme, pour lui-même, et dans une relativeindépendance à l'égard de ses fonctions(peut-être même la formation quitte à endonner pour le moment une imageclassique, humaniste, voire idéalisteaboutit-elle avant tout à l'indépendance parrapport aux fonctions).

L'instruction consiste dans latransmission d'un savoir (ou savoir-faire) ; elle présuppose donc l'existence dece savoir , du corpus de ses discours ou deses protocoles, et elle présuppose uneprocédure spécifique de présentationinstructive de ce savoir ; elle est ainsidoublement ordonnée : à ou par le savoiren question, sa nature et sa structure ; à oupar la transmission elle-même, son rythme,sa facilitation, son contrôle (à ce titre elleimplique donc en outre un savoirspécifique de l'instruction, une pédagogie).

Ces deux ordres se rejoignent en uneexigence précise ; il s'agit d'assurer, enun point au moins, un passage continude l'appareil instructeur à l'appareilinstruit, et par conséquent de fairetendre vers zéro, en ce point, la distanceentre l'instructeur et l'instruit (lespersonnes ici ne sont pas considérées,mais bien les fonctions).

La formation ne consiste pas dans latransmission ou dans l'imposition d'uneforme (sinon, c'est une instruction),mais dans la "production" (si on peutdire) de la capacité formatrice elle-même. Dans quelque domaine que ce soit,et avec quelqu'intention que ce soit,former, c'est former quelqu'un qui forme àson tour - ce qui ne veut pas dire qu'ilforme de manière identique à sonformateur, ni qu'il (re)forme les mêmeschoses qui lui.

La formation présuppose donc deuxchoses :1) que le formateur ne distingue pas laformation qu'il "donne" à autrui de cellequ'il "se" donne (peut-être, soit dit pour lemoment en passant, y aurait-il le lieu des'arrêter ici sur une problématique du dondans la formation, du "don de formation",cette expression étant à prendre dans tousses sens possibles ; ce que l'on donne àcelui qui forme, et le talent pour former.Une telle problématique devrait êtreabordée avec la prudence et le couragequ'il faudrait à la fois pour ne pas craindred'aller jusqu'à des questions d'apparenceaussi nombreuses que : la part de l'acte deformation qui ne peut être simplementcomptabilisée dans un salaire et : ce qu'ilen est d'un "talent" ou d'un "don" deformateur) Il est donc présupposé que leformateur soit moins celui qui possèdele corpus d'un savoir que celui qui est,en acte en train de donner forme à un"savoir".2) que tout en transmettant ainsi une"information" son acte revienne avant toutà donner (là encore...) l'exemple de

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l'activité formatrice : l'"exemple" nesignifie pas le modèle proposé à uneimitation mais il signifie la figuresingulière - la forme - en face de laquellepeut se constituer une autre figure.

On voit là que la formation suppose, enun sens qu'il faudrait encore préciser,quelque chose comme une identificationdu disciple au maître, elle la suppose àtravers la plus grande distance possibleentre l'un et l'autre. Cette distance, àvrai dire infinie, n'est sans doute, pasune autre distance que celle qui séparele maître lui-même de - disons la vérité.Bref, la formation est radicalementhétéronome, et c'est ainsi qu'elle vise etrespecte l'autonomie de ses deuxpartenaires.