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Document 1 : François DOSSE, La Renaissance de l'événement, Presses universaires de France, 2010 François Dosse est un historien français. L'événement moderne n'est décidément rien sans ses supports de communication, exemplifiant l'idée selon laquelle être, c'est être perçu. Que l'on songe au mouvement de contestation des étudiants de l'automne 2007 contre la loi Pécresse (1). Quoi que l'on pense des motivations et des objectifs que se sont assignés les étudiants contestataires, ils ont bloqué l'institution universitaire au long d'un mouvement de mobilisation qui a duré plusieurs mois et a entraîné un nombre croissant de campus. Pourtant, le silence médiatique qui a totalement ignoré ce mouvement a eu pour effet paradoxal de faire en sorte qu'un événement réel, effectif – en l'occurrence cette mobilisation étudiante – soit réduit à l'état de non-événement, car il aura été passé sous silence par les médias, et donc tout simplement non perçu par l'opinion publique. Le résultat en a ainsi été l'inverse de ce qu'il fut lors du mouvement précédent contre le Contrat Première Embauche (CPE) (2) qui, malgré l'autisme (3) du pouvoir, mais grâce aux échos médiatiques révélant son ampleur grandissante, a fini par conquérir le statut d'événement capable de faire reculer le pouvoir qui a dû renoncer à son projet de compromettre le destin politique de son auteur. Un tel exemple, fort surprenant en démocratie, nous informe sur le fait qu'un événement n'est pas un déjà- là, simplement à reprendre par le média. Il est pleinement la construction de ce dernier et dépend de la hiérarchisation d'importance qu'il va décider pour le porter sur la place publique. […] Faire événement présuppose deux phénomènes très différents. En premier lieu, surtout dans la société moderne médiatisée, cela implique un choc, un trauma, un ébranlement qui suscite d'abord un état d'aphasie (4). Ce premier aspect, le plus spectaculaire de l'événement, présuppose une large diffusion qui assure et assume son retentissement. Le choc ressenti à l'échelle mondiale le 11 septembre 2001 est cet égard le précipité le plus exemplaire de ce genre de phénomène de sidération(5). En même temps, les grands événements historiques arrivent le plus souvent, comme le dit Nietzsche, sur des pattes de colombe, « comme une maladie mortelle qui infiltre le corps à bas bruit, ou encore le débarquement des Pilgrims (6) du Mayflower sur la côté du Massachussetts ou la prise de la Bastille (« Rien », dit l'agenda du roi à la date du 14 juillet 1789) ». (1) : loi Pécresse : nom de la ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche de l'époque, Valéry Pécresse, cette loi a mis en place l'autonomie des universités. (2)Le Contrat Première Embauche (ou CPE) est un dispositif de la loi pour l'égalité des chances de 2006, porté par le premier ministre Dominique de Villepin sous le présidence de Jacques Chirac. Il visait à faciliter l'emploi des jeunes. Accusé de favoriser la précarité, il a reçu une vive opposition. (3)Autisme : repli sur soi, ici, refus d'entendre les opposants. (4)aphasie : attitude qui consiste à ne pas parler, ne pas s'exprimer sur un sujet donné. Sur le plan médical, il signifie ne plus comprendre et ne plus savoir pratiquer le langage. (5)sidération : vient du latin « sidus, sideris » qui signifie « constellation » et qui entre dans la formation du terme « sideratio » « action funeste des astres ». Anéantissement soudain souvent fatale, être sidéré, c'est être frappé de stupeur. (6)le débarquement des Pilgrims du Mayflower : Le Mayflower (ou « Fleur de mai ») est un vaisseau marchand de 90 pieds (27,4 mètres) et 180 tonneaux du XVIIème siècle qui partit de Paymouth, en Angleterre. Ses passagers furent à l'origine de la fondation de la colonie de Plymouth, dans le Massachusetts.En 1620, il transportait des dissidents religieux anglais, les Pilgrim fathers ou « Pères pèlerins», et d'autres Européens à la recherche d'un lieu pour pratiquer librement leur religion.

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Document 1 : François DOSSE, La Renaissance de l'événement, Presses universaires de France, 2010

François Dosse est un historien français.

L'événement moderne n'est décidément rien sans ses supports de communication,exemplifiant l'idée selon laquelle être, c'est être perçu. Que l'on songe au mouvement decontestation des étudiants de l'automne 2007 contre la loi Pécresse (1). Quoi que l'on pense desmotivations et des objectifs que se sont assignés les étudiants contestataires, ils ont bloquél'institution universitaire au long d'un mouvement de mobilisation qui a duré plusieurs mois et aentraîné un nombre croissant de campus. Pourtant, le silence médiatique qui a totalement ignoré cemouvement a eu pour effet paradoxal de faire en sorte qu'un événement réel, effectif – enl'occurrence cette mobilisation étudiante – soit réduit à l'état de non-événement, car il aura été passésous silence par les médias, et donc tout simplement non perçu par l'opinion publique. Le résultat ena ainsi été l'inverse de ce qu'il fut lors du mouvement précédent contre le Contrat PremièreEmbauche (CPE) (2) qui, malgré l'autisme (3) du pouvoir, mais grâce aux échos médiatiquesrévélant son ampleur grandissante, a fini par conquérir le statut d'événement capable de faire reculerle pouvoir qui a dû renoncer à son projet de compromettre le destin politique de son auteur. Un telexemple, fort surprenant en démocratie, nous informe sur le fait qu'un événement n'est pas un déjà-là, simplement à reprendre par le média. Il est pleinement la construction de ce dernier et dépend dela hiérarchisation d'importance qu'il va décider pour le porter sur la place publique. […]

Faire événement présuppose deux phénomènes très différents. En premier lieu, surtout dansla société moderne médiatisée, cela implique un choc, un trauma, un ébranlement qui suscited'abord un état d'aphasie (4). Ce premier aspect, le plus spectaculaire de l'événement, présupposeune large diffusion qui assure et assume son retentissement. Le choc ressenti à l'échelle mondiale le11 septembre 2001 est cet égard le précipité le plus exemplaire de ce genre de phénomène desidération(5). En même temps, les grands événements historiques arrivent le plus souvent, commele dit Nietzsche, sur des pattes de colombe, « comme une maladie mortelle qui infiltre le corps à basbruit, ou encore le débarquement des Pilgrims (6) du Mayflower sur la côté du Massachussetts ou laprise de la Bastille (« Rien », dit l'agenda du roi à la date du 14 juillet 1789) ».

(1) : loi Pécresse : nom de la ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche de l'époque, Valéry Pécresse, cetteloi a mis en place l'autonomie des universités.

(2)Le Contrat Première Embauche (ou CPE) est un dispositif de la loi pour l'égalité des chances de 2006, porté par lepremier ministre Dominique de Villepin sous le présidence de Jacques Chirac. Il visait à faciliter l'emploi des jeunes.

Accusé de favoriser la précarité, il a reçu une vive opposition.

(3)Autisme : repli sur soi, ici, refus d'entendre les opposants.

(4)aphasie : attitude qui consiste à ne pas parler, ne pas s'exprimer sur un sujet donné. Sur le plan médical, il signifie neplus comprendre et ne plus savoir pratiquer le langage.

(5)sidération : vient du latin « sidus, sideris » qui signifie « constellation » et qui entre dans la formation du terme« sideratio » « action funeste des astres ». Anéantissement soudain souvent fatale, être sidéré, c'est être frappé de

stupeur.

(6)le débarquement des Pilgrims du Mayflower : Le Mayflower (ou « Fleur de mai ») est un vaisseau marchand de

90 pieds (27,4 mètres) et 180 tonneaux du XVIIème siècle qui partit de Paymouth, en Angleterre. Ses passagers furent àl'origine de la fondation de la colonie de Plymouth, dans le Massachusetts.En 1620, il transportait des dissidents

religieux anglais, les Pilgrim fathers ou « Pères pèlerins», et d'autres Européens à la recherche d'un lieu pour pratiquerlibrement leur religion.

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Document 2 : Marc LITS, Du 11 septembre à la riposte, De Boeck, 2004

Marc Lits est professeur de communication à l'Université catholique de Louvain en Belgiqueet directeur de l'Observatoire du récit médiatique. L'ouvrage collectif qu'il a dirigé analyse lamédiatisation des attentats qui ont eu lieu le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis.

Il y aura, dans l'histoire du monde, un avant et un après 11 septembre 2001. Mais dansl'histoire des médias, les attentats contre les Twin Towers (1) et les autres cibles américaines nemarquent pas une rupture radicale. Les images des avions qui s'écrasent dans les tours jumellesfurent bien sûr impressionnantes, traumatisantes, dans leur vision en direct, et dans leurressassement (2) en boucle. Mais ce fut déjà le cas pour d'autres spectacles tragiques, exhibésdevant les yeux des milliards de téléspectateurs. Et la riposte américaine en Afghanistan repose lesquestions rebattues depuis la guerre du Golfe ou du Viêtnam (sinon depuis la guerre de Crimée (3)qui donne lieu aux premiers reportages photographiques) sur le traitement de l'information en tempsde guerre.

Le détournement de quatre avions de ligne américains, le 11 septembre 2001, et leur chute,contre les deux tours du World Trade Center à New-York, contre le Pentagone (4) à Washington,dans un champ en Pennsylvanie, ont eu un impact médiatique considérable. C'est une évidenceincontestable et justifiée par l'ampleur de l'événement, ainsi que par ses répercussions. Quelquesminutes après le premier impact sur les tours du World Trade Center, les médias du monde entierrelayent les images de CNN (chaîne d'information en continu américaine) ; les radios et les sitesInternet proposent une couverture permanente et en direct de ce qui se passe, sans que personne nesache vraiment ce qui advient là. Une fois de plus, la machine médiatique se met en route, avec desmoyens considérables, et un impact public sur l'ensemble de la planète. Avec des logiques decouverture de l'information qui deviennent presque classiques, même si des variations semanifestent. […]

Le direct et l'image ont, une fois de plus, organisé notre perception, et donc notre premièreinterprétation de l'événement. A tel point que de nombreux articles de journaux, dans les jourssuivants, donnèrent le résultat de cette course au direct, comme si la meilleure chaîne était celle quiavait ouvert la première le robinet d'images. Peu importait, une fois de plus, le contenu énoncé, lavérification de l'information, le recoupement des sources, ce qui comptait était d'être présent àl'antenne avec les téléspectateurs du village global. Direct et image ont bien sûr entraîné, avecd'autant plus de force au vu de l'aspect traumatique de l'événement en lui-même, une immersiondans l'événement basée sur une grille de lecture dominée par l'émotion.

(1) : twin towers= tours jumelles. Ce sont les deux principales tours du World Trade Center, ensemble d'immeublessitués à Manhattan, à New-York. Ces deux tours ont été attaquées et détruites le 11 septembre 2001.

(2)ressassement : répétition

(3)guerre de Crimée : elle se passa entre 1854 et 1856. C'est un conflit qui opposa l'Empire russe à une coalition formée

par l'empire ottoman, le royaume Uni, l'Empire de Napoléon III et le royaume de Sardaigne.

(4)Pentagone : nom donné au secrétariat à la Défense et à l'état-major général des forces armées des États-Unis, en

raison de la forme du bâtiment qui abrite leurs services à Washington depuis 1942.Une aile du bâtiment a été détruite à la suite des attaques terroristes survenues le 11 septembre 2001.

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Document 3 : Pierre NORA, « L'événement monstre », Communications, N°18, 1972Pierre Nora est un historien et académicien français. Il a étudié la notion d'événements

dans le monde contemporain, en particulier sa nature et son impact à l'heure des médias de masse.

Les mass media (1) ont fait ainsi de l'histoire une agression, et rendu l'événementmonstrueux. Non point parce qu'il sort par définition de l'ordinaire ; mais parce que la redondanceintrinsèque au système tend à produire du sensationnel, fabrique en permanence du nouveau,alimente la faim d'événements. Non qu'il les crée artificiellement, comme voudraient le faire croirecertaines performances d'une information ivre de ses nouveaux pouvoirs, telle la célèbre émissiond'Orson Welles sur le débarquement des Martiens (2). L'information secrète elle-même ses anticorpset la presse écrite ou parlée, dans son ouvrage aurait plutôt pour effet de limiter le déchaînementd'une opinion sauvage. Elle assure aux medias une prise croissante sur l'événement. Mais le systèmede détection que constituent les mass media ne peut que favoriser l'éclosion d'événements massifs,ces volcans de l'actualité qui poussèrent ici récemment avec la guerre des Six Jours (3), Mai 68,l'invasion de Prague, (ou printemps de Prague) le départ du général de Gaulle et sa mort oul'alunissage (=atterrissage sur la lune) américain, événements monstres qui se répètent et serépèteront vraisemblablement toujours plus fréquemment. […]

L'histoire contemporaine pourrait symboliquement débuter avec le mot de Goethe à Valmy(3) : « Et vous pourrez dire : J'y étais ! »...Le propre de l'événement moderne est de se dérouler surune scène immédiatement publique, de n'être jamais sans reporter-spectateur ni spectateur-reporter,d'être vu se faisant et ce « voyeurisme » donne à l'actualité à la fois la spécificité par rapport àl'histoire et son parfum déjà historique. D'où cette impression de jeu plus vrai que la réalité, dedivertissement dramatique, de fête que la société se donne à elle-même à travers le grandévénement. Tout le monde y a part et personne, car tous font la masse à laquelle nul n'appartient.Cet événement sans historien est fait de la participation affective des masses, le seul et uniquemoyen qu'elles ont de participer à la vie publique : participation exigeante et aliénée, vorace,frustrée, multiple et distante, impuissante et pourtant souveraine, autonome et téléguidée commecette impalpable réalité de la vie contemporaine qu'on appelle l'opinion.

(1)les mass media : terme anglais que l'on francise par l'expression « médias de masse » et qui désigne l' »ensemble des

moyens de diffusion de masse de l'information, de la publicité et de la culture, c'est-à-dire des techniques et desinstruments audiovisuels et graphiques capables de transmettre rapidement le même message à destination d'un public

très nombreux » (trésor de la langue française). Les médias les plus importants sont aujourd'hui la radio, la télévision, lapresse écrite et surtout internet. Leur influence est considérable sur notre société.

(2)Le 30 octobre 1938, Orson Welles diffuse une émission à la radio américaine dans laquelle il fait croire à uneinvasion martienne. Il s'agit en réalité d'une pièce jouée par des comédiens. De nombreux auditeurs vont croire à une

attaque extraterrestre et participer à un mouvement de panique.

(3) guerre des six jours : territoires pris par l'état d'Israël sur ses voisins arabes. Cette guerre eut lieu du 5 au 10 juin

1967. Elle opposa l'Israël et l'Egypte ainsi que la Jordanie et la Syrie.

(4) Valmy : bataille et victoire de la France contre la Prusse en 1792 à l'issue de laquelle sont déclarées en France

l'abolition de la monarchie et l'avènement de la Première République .

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Document 4 : « la contestation étudiante », photographie, 1968

Le mois de mai 1968 en France a été le théâtre d'une révolte importante contre le pouvoirpolitique. Dans le « Quartier latin », à Paris, les manifestants étudiants affrontent les CRS en jetantdes pavés.

Bruno Barbey/ Magnum Photos

SynthèseVous réaliserez une synthèse objective, concise et ordonnée des documents.

Ecriture personnelleSelon vous, la notion d'événement a-t-elle encore un sens dans notre société dominée par la communication et les médias ?