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Dossier de Presse, sélection, l’Horizon, roman, mars 2010. Patrick MODIANO, l’HORIZON Roman, mars 2010 DOSSIER DE PRESSE (Sélection) La Tribune de Genève. http://www.tdg.ch/loisirs/livres/nouveau-best-seller-horizon-modiano-2010-02-26 Un nouveau best-seller à l’horizon pour Modiano L’écrivain parisien signe un nouveau roman, «L’horizon». Interview. PASCALE FREY | 27.02.2010 | Chacun de ses livres constitue un petit événement dans le monde littéraire. Et Patrick Modiano ne nous déçoit jamais. Depuis son premier roman paru en 1968, La place de l’étoile, jusqu’à L’horizon, qui sort aujourd’hui, on retrouve un univers, un style très personnels. Preuve que l’on peut faire fi des modes, suivre sa voie, et écrire des best-sellers. Rencontre avec un grand écrivain qui ne se prend pas pour un monstre sacré. Votre livre précédent a paru en octobre 2007. «L’horizon» sort en mars 2010. Que faites-vous pendant ces périodes intermédiaires? Depuis trente ans, je prends des notes dans des cahiers. Ces cahiers sont le réservoir de tous mes romans. C’est une espèce de fatras désordonné comprenant des faits divers, des adresses et des noms que j’ai dénichés dans de vieux bottins. Si je me laissais aller, je ne ferais que ça… Ce n’est pas publiable, mais c’est là que je puise mon inspiration. Et comme j’ai une certaine faculté d’oubli, je réécris des choses que j’ai déjà écrites dans d’autres livres! Comment naît un nouveau roman, justement? Au début, c’est angoissant. Il y a toujours une scène très précise. Pour L’horizon, je voyais un homme qui attendait une amie à la sortie du bureau… Puis pendant un mois, je continue à l’aveugle. J’éprouve des moments de découragement, je me demande si je n’ai pas fait fausse route. Mais je n’abandonne jamais, même si je ne cesse de changer de direction, de bifurquer tout au long de l’écriture. On vous voit souvent déambuler dans Paris, très concentré, et on a l’impression que vous écrivez vos livres autant en marchant qu’assis à un bureau. Je n’écris pas plus d’une heure par jour. Après, la tension se relâche et je préfère arrêter. Mais je pense à mon roman toute la journée. Marcher est une manière de réfléchir. Et il y a beaucoup d’idées qui me viennent au cours d’une promenade, provoquées par ce que je peux voir de bizarre.

Dossier de Presse, sélection, l’Horizon, roman, mars 2010 ...20et%20r%E9f%E... · Le dernier livre de Patrick Modiano est un roman d'amour absolu entre deux êtres très jeunes,

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  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010.

    Patrick MODIANO, lHORIZON

    Roman, mars 2010

    DOSSIER DE PRESSE

    (Slection)

    La Tribune de Genve. http://www.tdg.ch/loisirs/livres/nouveau-best-seller-horizon-modiano-2010-02-26

    Un nouveau best-seller lhorizon pour Modiano Lcrivain parisien signe un nouveau roman, Lhorizon. Interview. PASCALE FREY | 27.02.2010 |

    Chacun de ses livres constitue un petit vnement dans le monde littraire. Et Patrick Modiano ne nous doit jamais. Depuis son premier roman paru en 1968, La place de ltoile, jusqu Lhorizon, qui sort aujourdhui, on retrouve un univers, un style trs personnels. Preuve que lon peut faire fi des modes, suivre sa voie, et crire des best-sellers. Rencontre avec un grand crivain qui ne se prend pas pour un monstre sacr.

    Votre livre prcdent a paru en octobre 2007. Lhorizon sort en mars 2010. Que faites-vous pendant ces priodes intermdiaires? Depuis trente ans, je prends des notes dans des cahiers. Ces cahiers sont le rservoir de tous mes romans. Cest une espce de fatras dsordonn comprenant des faits divers, des adresses et des noms que jai dnichs dans de vieux bottins. Si je me laissais aller, je ne ferais que a Ce nest pas publiable, mais cest l que je puise mon inspiration. Et comme jai une certaine facult doubli, je rcris des choses que jai dj crites dans dautres livres!

    Comment nat un nouveau roman, justement? Au dbut, cest angoissant. Il y a toujours une scne trs prcise. Pour Lhorizon, je voyais un homme qui attendait une amie la sortie du bureau Puis pendant un mois, je continue laveugle. Jprouve des moments de dcouragement, je me demande si je nai pas fait fausse route. Mais je nabandonne jamais, mme si je ne cesse de changer de direction, de bifurquer tout au long de lcriture.

    On vous voit souvent dambuler dans Paris, trs concentr, et on a limpression que vous crivez vos livres autant en marchant quassis un bureau. Je ncris pas plus dune heure par jour. Aprs, la tension se relche et je prfre arrter. Mais je pense mon roman toute la journe. Marcher est une manire de rflchir. Et il y a beaucoup dides qui me viennent au cours dune promenade, provoques par ce que je peux voir de bizarre.

    http://www.tdg.ch/loisirs/livres/nouveau-best-seller-horizon-modiano-2010-02-26

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. Lhorizon me semble le moins autobiographique de vos livres. Etes-vous daccord? Peut-tre. Mais de toute manire, je suis incapable de parler de choses trop personnelles. Ou en tout cas, je ne peux pas mempcher de les dformer. De mme que lon ne peut pas entendre le son de sa propre voix, on ne voit pas les gens qui vous sont proches, ou les choses intimes, de manire objective. Il y a toujours une sorte de trucage qui intervient. Le seul lment rellement autobiographique dans ce roman est li mon ge et aux priodes dont je parle.

    Et pour la premire fois, me semble-t-il, vous quittez Paris pour partir laventure Berlin et en Suisse! Ce nest pas tout fait vrai. La Suisse revient de manire rcurrente dans mes romans, parce quelle est lie des souvenirs denfance. Berlin, cest effectivement la premire fois. Mais dans un de mes livres, javais dj fait une escapade Londres!

    Vous qui passiez vos journes, plong dans de vieux annuaires la recherche de noms oublis ou de lieux disparus, vous vous tes mis Internet. Cela change-t-il votre manire de travailler? Cela fait un an et demi que jai effectivement dcouvert Internet. Pour moi, cela ressemble une fleur leve de manire artificielle, un fruit mri en serre. Jai besoin dobstacles, de mystre, il faut que les renseignements que je cherche soient difficiles trouver pour favoriser mon imagination. Alors, mme si la tentation est grande, jessaie de rsister Internet et de continuer me plonger dans mes annuaires.

    Avez-vous parfois limpression, lorsque vous terminez un livre, que ctait le dernier, que vous avez dit tout ce que vous aviez dire? Non, au contraire. Jai chaque fois limpression de mtre enfin dbarrass de quelque chose, et que cela va me permettre davancer. Et je sais toujours que je vais rcrire

    Lhorizon de Patrick Modiano, Gallimard, 172 p.

    L'Horizon: un Modiano o le pass ouvre sur l'avenir (INTERVIEW) Par Myriam CHAPLAIN-RIOU de lAFP

    PARIS, 24 fv 2010 (AFP) - Le dernier livre de Patrick Modiano est un roman d'amour absolu entre deux tres trs jeunes, perdus dans un Paris inquitant, mais c'est une histoire plutt optimiste o le pass ouvre sur l'avenir... et l'horizon, confie l'auteur dans un entretien l'AFP.

    L'Horizon (Gallimard), c'est justement le titre de ce roman envotant, intemporel, mme s'il se droule dans un pass que le lecteur devine tre celui de l'aprs-guerre.

    Deux jeunes gens, Jean Bosmans et Margaret Le Coz, se rencontrent fortuitement, dans un mouvement de foule. Ces deux-l se ressemblent. Vulnrables, secrets, flottants mais dtermins, rongs par des peurs, des perscutions qu'ils se crent peut-tre eux-mmes.

    Une complicit se noue. Ils s'aiment, sans pouvoir vivre leurs rves, poursuivis tous deux par des ombres inquitantes. Se quittent dans l'obligation de circonstances qui les dpassent. Mais Bosmans n'oublie jamais Margaret. Et quarante ans plus tard, il la recherche Berlin, o cette Bretonne a vu le jour.

    A la fin, tout se mlange, le pass, le prsent, l'ouverture vers un avenir, explique Patrick Modiano. Je n'ai pas dcrit la scne o ils se retrouvent, je suggre. Je laisse le lecteur imaginer. C'est ouvert vers l'horizon, ajoute-t-il.

    C'est vrai, ce roman est moins mlancolique, plus optimiste que les prcdents, reconnat le romancier. Quand on est trs jeune, les choses sont plus noires, et puis les annes passent,

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. on voit que les choses sont moins tranches. Ce qui a fait souffrir autrefois parat parfois drisoire, relve-t-il.

    Il y a dans le roman cette atmosphre d'un Paris un peu inquitant, dont je me souviens, avec la guerre d'Algrie, tout cela, poursuit l'auteur, n en 1945. Il y a aussi, comme dans la plupart des romans de Modiano, une prcision topographique (noms de rues, de stations de mtro...) mme si cela est onirique, note-t-il.

    Une femme aux cheveux rouges, flanque d'un inquitant homme en noir revient hanter les pages du roman. Le lecteur pense la mre et au pre du romancier, figures rcurrentes de ses livres. Oui, mais dans la ralit ce n'tait pas pareil. C'est le symbole de menaces qui vous font peur quand vous tes trs jeune. Comme un cauchemar, explique Patrick Modiano.

    Rien de charnel n'est dcrit dans la liaison des deux jeunes gens. Il faut laisser des blancs... laisser aux personnages un peu d'intimit. Ne pas les traquer.

    Je voulais une certaine distance. Il y a des moments o les personnages chappent l'crivain, avoue-t--il, mme s'il se nourrit d'impressions, de rencontres.

    Quand j'cris un roman, c'est comme si je conduisais une voiture sans visibilit. Il y a parfois du dcouragement. Je me demande si je n'ai pas fait fausse route, raconte l'auteur qui crit toujours ses livres la main. Ecrire, c'est tellement abstrait, qu'il faut quelque chose d'un peu physique, le stylo, relve Patrick Modiano.

    On met beaucoup de soi dans un roman, comme ici avec Bosmans et aussi Margaret. On ne s'en rend pas toujours compte. Les choses viennent de manire inconsciente. Le livre la fin vous chappe, comme quelque chose de compltement tranger, il vous rejette, estime-t--il. J'ai toujours l'impression que j'cris le mme livre, tout en oubliant ce que j'ai crit avant...

    "L'Horizon": un Modiano "o le pass ouvre sur l'avenir" [ 24/02/10 - 11H13 - AFP ] AFP/Archives - Martin Bureau Le dernier livre de Patrick Modiano est un roman d'amour absolu entre deux tres trs jeunes, perdus dans un Paris inquitant, mais c'est une histoire plutt optimiste "o le pass ouvre sur l'avenir... et l'horizon", confie l'auteur dans un entretien l'AFP. "L'Horizon" (Gallimard), c'est justement le titre de ce roman envotant, intemporel, mme s'il se droule dans un pass que le lecteur devine tre celui de l'aprs-guerre. Deux jeunes gens, Jean Bosmans et Margaret Le Coz, se rencontrent fortuitement, dans un mouvement de foule. Ces deux-l se ressemblent. Vulnrables, secrets, flottants mais dtermins, rongs par des peurs, des perscutions qu'ils se crent peut-tre eux-mmes. Une complicit se noue. Ils s'aiment, sans pouvoir vivre leurs rves, poursuivis tous deux par des ombres inquitantes. Se quittent dans l'obligation de circonstances qui les dpassent. Mais Bosmans n'oublie jamais Margaret. Et quarante ans plus tard, il la recherche Berlin, o cette Bretonne a vu le jour. "A la fin, tout se mlange, le pass, le prsent, l'ouverture vers un avenir", explique Patrick Modiano. "Je n'ai pas dcrit la scne o ils se retrouvent, je suggre. Je laisse le lecteur imaginer. C'est ouvert vers l'horizon", ajoute-t-il.

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. "C'est vrai, ce roman est moins mlancolique, plus optimiste" que les prcdents, reconnat le romancier. "Quand on est trs jeune, les choses sont plus noires, et puis les annes passent, on voit que les choses sont moins tranches. Ce qui a fait souffrir autrefois parat parfois drisoire", relve-t-il. "Il y a dans le roman cette atmosphre d'un Paris un peu inquitant, dont je me souviens, avec la guerre d'Algrie, tout cela", poursuit l'auteur, n en 1945. Il y a aussi, comme dans la plupart des romans de Modiano, "une prcision topographique (noms de rues, de stations de mtro...) mme si cela est onirique", note-t-il. Une "femme aux cheveux rouges", flanque d'un inquitant homme en noir revient hanter les pages du roman. Le lecteur pense la mre et au pre du romancier, figures rcurrentes de ses livres. "Oui, mais dans la ralit ce n'tait pas pareil. C'est le symbole de menaces qui vous font peur quand vous tes trs jeune. Comme un cauchemar", explique Patrick Modiano. Rien de charnel n'est dcrit dans la liaison des deux jeunes gens. "Il faut laisser des blancs... laisser aux personnages un peu d'intimit. Ne pas les traquer". "Je voulais une certaine distance. Il y a des moments o les personnages chappent l'crivain", avoue-t-il, "mme s'il se nourrit d'impressions, de rencontres". "Quand j'cris un roman, c'est comme si je conduisais une voiture sans visibilit. Il y a parfois du dcouragement. Je me demande si je n'ai pas fait fausse route", raconte l'auteur qui crit toujours ses livres " la main". "Ecrire, c'est tellement abstrait, qu'il faut quelque chose d'un peu physique, le stylo", relve Patrick Modiano. "On met beaucoup de soi dans un roman, comme ici avec Bosmans et aussi Margaret. On ne s'en rend pas toujours compte. Les choses viennent de manire inconsciente. Le livre la fin vous chappe, comme quelque chose de compltement tranger, il vous rejette", estime-t-il. "J'ai toujours l'impression que j'cris le mme livre, tout en oubliant ce que j'ai crit avant..." ("L'Horizon" de Patrick Modiano, Gallimard, 175 p. 16,50 euros, en vente le 4 mars) Par Myriam CHAPLAIN-RIOU

    L'ADN du modianisme

    Patrick Modiano publie son nouveau roman, L'horizon , le 4 mars. Dcodage in vivo.

    Jean-Paul Enthoven

    On a toujours l'impression que deux artistes s'affairent en mme temps dans la prose de Modiano. Le premier, virtuose du flou, se charge d'embrumer le paysage, d'y injecter de la matire sombre et des geysers d'nigmes. C'est le Modiano n1, marchand de sables mouvants, ami du sfumato romanesque et des climats incertains. A lui les pigments mlancoliques et les mots aux contours indistincts tels qu'on les recense en nombre ds l'ouverture de cet Horizon , son nouveau roman : en suspens , souvenir clipses , vertiges , bribes , rencontres fugitives , lointain , inconnu , etc.

    Surgit alors le Modiano n2, plus enquteur, plus pointilliste, obsessionnel, qui s'efforce, a contrario, de surimprimer son lavis vaporeux avec des points de repre ultraprcis : celui-l va y incruster mille dtails arbitraires (noms de square ou de rue, numros de tlphone d'poque, marques d'apritif, patronymes bizarres du genre Boyaval , Bagherian ou Olaf Barou ...), afin de lutter contre l'anonymat gnralis de Modiano n1, et de telle sorte qu'on se retrouve, au final, en prsence de tableaux la fois brouills et hyperralistes. D'un

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. ct, un Turner crpusculaire ; de l'autre, un plan de mtro. Ici, un Modiano pourvoyeur d'ambiances. Et l, un autre lui-mme, jetant ses cailloux sur le chemin o il s'gare, et attentif la forme d'un porche ou au tweed d'un manteau Renoma auquel il manque deux boutons.

    Cet assemblage de deux techniques, qui fait l'ADN du modianisme, est assez fascinant. Et c'est de ce double ancrage que naissent les envotements, les dj- vus, les dj-lus, qui donnent l'impression que, depuis La place de l'Etoile , c'est toujours le mme roman qui s'accomplit. Et qui procure le mme type de jubilation inquite.

    Chaque fois, pourtant, la magie opre : il en va ainsi de cet Horizon - zone modianesque par excellence, puisque le pass y grandit tandis que l'avenir n'y existe plus. Un rien dclenche le mcanisme : une promenade nocturne du ct de l'Opra, par exemple, ou l'enseigne d'une entreprise ( Richelieu-Intrim ...). Il suffit alors de braquer l'objectif sur deux ou trois profils humains, de leur prter un rire d'insecte , de les programmer avec des destins louches, et le mange tourne, tourne, tourne...

    L'intrigue ? Elle n'a pas vraiment d'importance. C'est plutt, comme il se doit, une frquence radio dsaffecte ou un bip-bip en provenance de quelque continent englouti : un certain Bosmans, homme sans qualit, a connu une fille quarante ans plus tt, du ct des Grands Boulevards. C'tait une fille rserve, un peu Allemande ou Suisse, avec des yeux o luisait l'clat de ceux qui sont poursuivis. Par qui ? Par le pass, of course, qui empche de vivre . La fille a disparu. A Berlin ? Aux Enfers, comme Eurydice ? Dans ce tableau, le noir domine la composition. Parfois un noir brillant, parfois un noir mat. Avec des touches de ce modianoir plus cruel, presque blanc. Il faut dire que le narrateur de ce livre se sent lui-mme perscut par une mre rousse et flanque d'un torero. Du coup, il n'en finit pas de changer de quartier, de raser les murs, de parler voix basse. Ces deux antihros taills dans le mme bloc d'angoisse vont se cacher, errer, attendre. Ils se laissent bousculer par le temps qui les roule comme des galets, par les cohues qui bouillonnent la sorties des bureaux. Ils se perdent volontiers dans la solitude des gares o chacun croit savoir o il va.

    Les corridors du temps. Dans cette histoire, raconte en flash-back et tresse de digressions topographiques, le temps occupe la place du tyran. C'est lui le Suspect. Le Grand Manipulateur. Le Diable. Il spare les tres, les fracasse par hasard et les disperse selon sa fantaisie. Sur cette trame, Modiano innove, car le temps, pour lui, se divise en corridors tubulaires et tanches, un peu comme les escaliers roulants du muse Beaubourg. Ses cratures peuvent ainsi vivre dans le mme prsent et tre incapables de communiquer avec celles que le sort a jetes dans un autre escalier roulant. En revanche, il leur est facile d'tre contemporaines d'amis perdus ou dfunts que la vie assigna autrefois au mme corridor . C'est une belle ide, trs propice aux entrelacs. Et Modiano s'y broue avec matrise. Il se ligote, parmi ses fantmes, des icebergs de mmoire d'o seule merge une pointe scintillante. L'avenir est interdit. Le prsent s'chappe. Il ne lui reste plus qu' s'agiter en vain dans un Paris approximatif et menaant. Est-ce un conte de fes ? Ou un bal funbre o des gens, sans raison, vous empchent d'tre heureux ? N'y sont invits, en tout cas, que les coupables-ns. Et, bien sr, tous les virtuoses du malaise.

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010.

    Modiano, explorateur du temps arrt Alice Ferney LE FIGARO, 03/03/2010 | L'auteur de La Conversation amoureuse a rencontr, chez lui, l'crivain qu'elle admire. Elle a tent de le faire parler

    Sur la couverture Folio de Livret de famille, qui fut son cinquime livre, dans l'dition de 1981, il y a une photographie de Patrick Modiano vers l'ge de trente ans. Les cheveux noirs, coups court mais coiffs flous, il a cet air perdu et rveur de beau garon brun romantique (mais est-ce le mot ?), en mme temps qu'il semble aux aguets (peut-tre est-il suspendu par l'imminence du clich). Je suis touche de retrouver ce mme air de rverie, cette vidente capacit s'absenter, ce quelque chose de sauvage que l'on n'alinera jamais, cette intriorit protge, sur le visage de l'homme mr et de l'crivain accompli qu'est devenu le jeune auteur des annes 1970.

    Ces jours-ci, avant le printemps, parat son nouveau livre au beau titre plein d'infini : L'Horizon, et j'ai t invite le rencontrer dans son bureau pour en parler. On pourrait dire, pour parler de cette qute rpte : un homme cherche une femme qu'il a connue autrefois et dont il ignore ce qu'elle est devenue. Car c'est encore le sujet.

    Je n'avais jamais rencontr Patrick Modiano ailleurs que dans la suite unifie de ses romans, la fois distincts et confondus sous la mme cire appose en cachet, celui de l'exploration du pass laquelle ils se livrent. Avec une innocence qui m'pate, dans un sourire qu'il semble faire celui qu'en lui il ne veut pas connatre, il confie son impression d'crire souvent le mme livre et accepte volontiers d'en clairer avec vous les facettes. Il a la courtoisie de trouver justes ou intressantes les ides que vous lui livrez, et les questions qu'elles soulvent. Ah oui ! dit-il, c'est vrai ! Quand vous me le dites, a me trouble. Je n'y avais pas pens ! Vous avez raison ! Cette coute qui acquiesce et mme s'enthousiasme, sa parole qui ttonne, sa pleur, toute sa manire de converser sont un rconfort pour l'interlocuteur qui pourrait tre intimid.

    De son nouveau hros, Jean Bosmans, il a le ct doux. Je suis frappe de sa grande taille et de sa discrtion : on dirait qu'il s'amenuise pour ne pas vous imposer sa stature, parvenant presque la faire oublier par son accueil prvenant et une faon de se courber en s'adressant vous. Il donne l'impression de vouloir vous rendre service.

    Papillon immatriel

    Bientt, nous serons assis, il sera alors attentif et dvou. Il sait rver, mais il est bien l. C'est qu'il n'est pas agit par ses tourments. L'inquitude en lui n'est pas nerveuse, elle est songeuse. Il se dit toujours troubl par la forme et l'entrecroisement des destins, la pulsation intermittente des rencontres. Je le vois aiguis pour circuler dans la trace ineffaable qui en reste chez lui. Il a dans la tte un plan de Paris, l'image prcise des rues, l'atmosphre des quartiers, et des listes de noms qui le hantent. Pour ses personnages, Patrick Modiano fait des collages de personnes. Il le rpte, sans cesse y revient chacune de ses rponses : il crit pour lucider des choses qu'il n'avait pas comprises quand elles se sont produites, qui ont laiss une impression trange qu'il veut dmler. Les nigmes que la vie lui a poses, ce sont des rencontres sans suite et des prsences inexpliques, des disparitions, des activits douteuses, des dangers parfois pressentis, parfois avrs. C'est le climat exact de son nouveau

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. livre. La matrice romanesque est l'adolescence, les annes 1960, dans ce pays assez policier, occup par la guerre d'Algrie, o tranent des barbouzes et des suspicions, o l'on est majeur 21 ans et o, dit-il, il se sentait un peu clandestin. Je l'coute me le dire avec sa fameuse locution inacheve, qui me semble celle d'une conscience chaque instant assaillie par une ide diffuse, plus ressentie que pense, et qui s'ajoutant tant d'autres le submerge. Il ressent plus vite qu'il ne parle.

    La mmoire subjective est son territoire de cration. Il a la nostalgie de ce qui fut autant que celle de ce qui n'est pas advenu (la matire sombre). Il cherche crire dans un temps arrt. Il dit : un temps intemporel. L'Horizon est tiss de cette pntration du pass (remmor) dans le prsent que le futur colore d'incertitude. Et la fin, tout sera du pass Nous tombons d'accord : crire, c'est consigner. C'est aussi scander le temps, en matrialiser le passage, saisir et fixer ce papillon immatriel.

    C'tait difficile pour les jeunes gens, se souvient-il nouveau, on avait toujours un peu peur. La peur est omniprsente dans L'Horizon. C'est elle qui unit Jean et Margaret ; ils ont vingt ans, ils affrontent un monde flou, insuffisamment comprhensible. Je leur trouve une gmellit. Oui, dit Modiano. Il revient au trouble de ces temps. Il y avait une sorte de pesanteur. Plusieurs fois, il dit : C'tait bizarre. Ou bien : Il y avait un homme bizarre. Bizarre, c'est son mot. nigmatique, Trouble, Mystrieux, reviennent aussi frquemment. Il a beaucoup de souvenirs de gens bizarres. On sent bien que ce sont ceux-l qui l'intressent. Il dit aussi : C'est compliqu , lorsqu'il cherche expliquer ce qu'il semble ressentir des profondeurs de lui-mme. Il est drle aussi avec des C'est horrible , quand il parle de ce qu'il s'apprte dire, comme s'il pensait des choses terribles de la vie.

    Les sujets entre nous dfilent, comme des confiseries goter qu'il trouverait toujours dlicieuses, la manire d'un enfant poli. Le hasard qui l'obsde. Je demande : Et la volont ? Les affinits ? Il dit : Oui ! Ah oui ! vous avez raison ! Le mystre. L'Horizon est une tapisserie de mystres. Est-ce qu'il ne les sme pas plus qu'il ne les lucide ? En sait-il plus que le lecteur ? Non ! Non ! dit-il aussitt. l'en croire, il ne sait rien. Et ne veut rien savoir, car c'est le mystre qu'il prfre. pure. La cassure dans la vie de l'hrone ? Les motifs de l'homme qui la harcle ? Pourquoi un jour, elle disparat ? Oh non ! s'amuse-t-il. Il ne sait rien ! Et la promesse que fait la scne finale crite au conditionnel, sera-t-elle tenue ? Elle est crite au conditionnel ah oui Je ne sais pas. Je n'arrivais pas visualiser la scne Vous l'auriez crite autrement, me dit-il.

    L'Horizon s'entend sur le ton de confidence d'un homme qui parle de lui-mme. Patrick Modiano dit avoir hsit entre le je et le il . Cela vient par bribes qu'il rassemble. Qui disait que l'on ne choisit pas ce que l'on crit ? Patrick Modiano en fait l'exprience depuis quarante ans. Il ne prend pas le temps de s'en tonner ou de le dplorer : il ne rflchit pas sa littrature, il la vit.

    Patrick Modiano, L'Horizon Minh Tran Huy (LE MAGAZINE LITTERAIRE )

    Depuis quelque temps, Bosmans pensait certains pisodes de sa jeunesse, des pisodes sans suite, coups net, des visages sans noms, des rencontres fugitives. Tout cela appartenait un pass lointain, mais comme ces courtes squences ntaient pas lies au reste de sa vie, elles demeuraient en suspens, dans un prsent ternel. Ds ces premires lignes places

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. sous lgide de la fuite du temps, le nouveau roman de Patrick Modiano manifeste son appartenance une oeuvre srielle, reprenant la manire dune ritournelle les mmes thmes, interrogations, types de personnages - avec un charme toujours renouvel. crivain remontant le cours de souvenirs pars, la recherche dune femme disparue dont il ne sait presque rien, Jean Bosmans mne une enqute flottante, au gr dune mmoire clipses. Il ne bnficie pas de lexprience professionnelle dun dtective priv, comme Guy Roland dans Rue des Boutiques Obscures ou Pierre Caisley dans Dans le caf de la jeunesse perdue ; il na pas non plus le dsir de pister documents et archives (mme vides) qui fait tendre Dora Bruder vers la micro histoire. Il nen ressemble pas moins tous ces hommes modestes et incertains, en marge du monde et de la vie, qui peuplent les livres de Modiano et nous droulent sur un ton dpouill, trou de non-dits, des aventures aux contours si trembls quelles semblent issues dun songe. Celle que Bosmans sefforce de faire ressurgir du nant, Margaret Le Coz, convoque elle aussi dans son sillage toutes les figures fminines qui lont prcde au sein de la toile tisse par lauteur dAccident nocturne depuis son premier texte, chacun de ses romans renvoyant aux autres et rciproquement. Denise engloutie dans les neiges de lamnsie de Rue des Boutiques Obscures, Yvonne qui manque au rendez-vous dans Villa triste, Ingrid suicide dans Voyage de noces, tout comme Louki la fin de Dans le caf de la jeunesse perdue. Toutes ces femmes vanouies sinscrivent en filigrane de Margaret, qui prit un train pour ne jamais revenir, laissant sans nouvelles lhomme qui songe elle quatre dcennies aprs les faits, tandis quil tente de saisir dans un mme mouvement celui et celle quils furent, la qute de lautre tant insparable de la qute de soi chez Modiano.

    Lcrivain a souvent dclar se retrouver davantage dans ses hrones que dans ses narrateurs. Ce sentiment dempathie transparat ici symboliquement travers le lien nou entre ses deux personnages aprs un rapprochement n dun hasard, leur intimit pareille celle que ressentent des voyageurs dans un train de nuit, leur reconnaissance moins amoureuse que fraternelle, le temps de quelques cafs, promenades, mots changs dans le Paris des annes 1960, vingt ans aprs une guerre dont lombre continue de planer, insensiblement. Franaise ne Berlin, Margaret est poursuivie par un homme aux motifs obscurs, dnomm Boyaval, qui lui a fait quitter Annecy pour la Suisse, puis la Suisse pour Paris, o elle erre dun petit emploi un autre en se cachant. Travaillant vaguement aux ditions du Sablier, Bosmans tche dviter le couple improbable et agressif form par sa mre et son compagnon aux allures de prtre dfroqu, qui lui rclament de largent chaque fois quils le croisent. Ce que Margaret et Bosmans ont en commun, cest la solitude, le dracinement, labsence dancrage: Ils navaient dcidment ni lun ni lautre aucune assise dans la vie. Aucune famille. Aucun recours. Des gens de rien. De l vient leur angoisse jumelle, leur sourde inquitude, leur hsitation vivre qui pousse le rcit vers lpure, avec son intrigue tnue, ses scnes fragmentes, ses phrases mates qui veulent restituer le fantme dune prsence, esquisser plutt que peindre, ne se raccrochant gure qu quelques adresses et numros de tlphone pour exister. Une dimension topographique habituelle chez Modiano, o la carte des lieux quarpentent ses hros porte en elle lempreinte dune autre carte, celle dune identit gare: Il suffisait dentrer, de suivre le couloir jusquau bureau de la rception et de demander le numro de la chambre de Margaret. Il devait bien rester des ondes, un cho de son passage dans cet htel et dans les rues avoisinantes.

    Au paysage urbain et existentiel se superpose le paysage littraire, avec cette invitation permanente (re)parcourir les autres textes de Modiano. LHorizon ouvre cependant une perspective nouvelle, visible ds son titre qui, contrairement aux prcdents (Du plus loin que loubli, Fleurs de ruine...), suggre la projection plutt que le repli sur le pass. Dans ce livre, lcriture nest plus seulement le vecteur des choses enfuies et enfouies. Lorsque Bosmans corrige les pages dactylographies de son premier roman, il lui semble atteindre un carrefour de sa vie, ou plutt une lisire do il pourrait slancer vers lavenir. Pour la premire fois, il avait dans la tte le mot : avenir, et un autre mot : lhorizon. Ces soirs-l, les rues dsertes et silencieuses du quartier taient des lignes de fuite, qui dbouchaient toutes sur lavenir et lHORIZON. Pour la premire fois, rien na chang et tout a chang dans ce nouveau livre de Modiano, qui se veut plus quun mmorial autour dun centre absent. Si les creux sont comme toujours plus nombreux que les pleins, si le silence de Margaret et son mystre font cho au pauvre secret que Dora Bruder emporta dans sa tombe, les voies du roman semblent ici offrir une issue, au lieu de limpasse laquelle elles ont toujours abouti jusque-l. Ctaient

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. toujours les mmes mots, les mmes livres, les mmes stations de mtro, observe Bosmans/Modiano. Et pourtant. Jamais lauteur na t si prs de briser le cercle de lternel retour qui fascinait lun des hros de Dans le caf de la jeunesse perdue, de quitter lombre pour rejoindre la lumire, le rel, le prsent et retrouver - peut-tre - ce qui a t perdu.

    L'horizon Patrick Modiano Telerama n 3138 - 06 mars 2010 http://www.telerama.fr/livres/l-horizon,53102.php

    CRITIQUE V HTTP://WWW.TELERAMA.FR/LIVRES/L-HORIZON,53102.PHPOS AVIS ROMAN

    C'est aux premires pages de L'Horizon. Un homme, Jean Bosmans, a entrepris de recenser, de son existence, ce qu'il appelle - empruntant cette expression au vocabulaire de l'astronomie - la matire sombre . Vertigineux dessein, puisqu'il s'agit de consigner, dans les pages de ses carnets, l'infini des possibles, ce qui aurait pu tre et qui n'avait pas t . A savoir : brves rencontres, rendez-vous manqus, lettres perdues, prnoms et numros de tlphone figurant dans un ancien agenda et que vous avez oublis, et celles et ceux que vous avez croiss sans mme le savoir ... De quelle qute ces fragments, ces clats infimes du pass presque engloutis par le cours du temps sont-ils les indices ? De quelle recherche du temps perdu ? L'expression tant ici entendre, comme toujours lorsqu'il s'agit d'voquer l'univers romanesque de Modiano, comme parfaitement exempte de toute nostalgie doucereuse, plutt philosophique, et mme mtaphysique. Voici en tout cas que surgissent, de cette matire sombre , des noms, des visages, qui renvoient Bosmans quarante ans en arrire. Il tait un tout jeune homme, crivain dbutant, Paris, lorsqu'il rencontra par hasard, ctoya quelque temps, aima certainement, puis du jour au lendemain perdit une jeune femme nomme Margaret Le Coz.

    Bosmans et Margaret forment un de ces couples juvniles, incertains, sans cesse au bord de l'effacement, comme on en a crois souvent, dans les romans de Patrick Modiano. Jeunes gens fragiles et sans ancrage, presque clandestins en ce monde. Ils n'avaient dcidment ni l'un ni l'autre aucune assise dans la vie. Aucune famille. Aucun recours. Des gens de rien. Des orphelins. Des adolescents ou presque, jumeaux plus qu'amants, hants chacun par le sentiment de l'illgitimit - s'offrant l'un l'autre le refuge phmre de la tendresse. Un rempart, ft-il fragile, contre les menaces. Lui, Bosmans, fuit le centre de Paris, o le guettent les apparitions - cauchemardesques ? - de sa mre, femme martiale et vocifrante, flanque d'un compagnon aux allures de prtre dfroqu. Elle, Margaret, se cache galement, du ct de la porte d'Auteuil, d'un amoureux conduit, insistant, imprvisible, violent.

    Bosmans n'en saura gure davantage sur Margaret, si ce n'est cet amour si encombrant, et quelques autres faits pars qu'on ne sait trop comment lier les uns aux autres, qui sont loin de composer une biographie : une naissance Berlin, une place de gouvernante Lausanne,

    http://www.telerama.fr/livres/l-horizon,53102.phphttp://www.telerama.fr/livres/l-horizon,53102,avis-lecteurs.php

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. Paris un emploi de bureau, plutt mal dfini, l'adresse d'un htel prs de la place de l'Etoile... Quoi d'autre ? Rien que de trs alatoire. Citons encore ceci, au hasard : Margaret qui cite Prvert - j'aime celui qui m'aime - et lui, Bosmans, guettant ces instants de rmission o l'anxit de la jeune femme s'apaise : Il y avait mme des jours de soleil o Margaret ne le fixait plus de ses yeux inquiets.

    L'Horizon voyage entre les poques - pass, prsent -, entre Paris et la Suisse. Du personnage masculin adolescent, le roman offre connatre, par un effet de miroir enjambant le temps, l'homme qu'il est devenu, quarante ans plus tard. Sexagnaire, crivain, habit par le pass mais entretenant avec lui une relation qui n'est pas faite de pur tourment. Communiquant mme avec lui par une forme de pense magique - qui voque un peu l'univers de Marcel Aym : Il avait toujours imagin qu'il pourrait retrouver au fond de certains quartiers les personnes qu'il avait rencontres dans sa jeunesse, avec leur ge et leur allure d'autrefois. Ils y menaient une vie parallle, l'abri du temps... Dans les plis secrets de ces quartiers-l, Margaret et les autres vivaient encore tels qu'ils taient l'poque. Pour les atteindre, il fallait connatre des passages cachs travers les immeubles, des rues qui semblaient premire vue des impasses et qui n'taient pas mentionnes sur le plan. En rve, il savait comment y accder partir de telle station de mtro prcise. Mais, au rveil, il n'prouvait pas le besoin de vrifier dans le Paris rel. Ou plutt, il n'osait pas...

    Bosmans ne se contentera pourtant pas ternellement de chercher le pass enfui dans les plis du temps. Il ouvrira les fentres, les portes - de cette ouverture vient la clart qui drape L'Horizon. Une sensation presque de grand air, aux ultimes paragraphes. Qui invite inscrire cet admirable roman, dans l'oeuvre si cohrente de Patrick Modiano, tout ensemble comme un prolongement vident et une variation subtilement nouvelle.

    Nathalie Crom

    .

    20 MINUTES 4 mars 2010

    Les Horizons retrouvs de Modiano Dans L'Horizon, Patrick Modiano brasse ses thmes prfrs, comme la fuite du temps./ C. HELIE / GALLIMARD

    Moins nostalgique, plus optimiste : le dernier roman de Patrick Modiano remplit la promesse d'vasion porte par son titre. L'Horizon (Gallimard) raconte une histoire d'amour o pour une fois le pass ne finit pas en cul-de-sac. Les deux protagonistes, Jean et Margaret, doivent leur rencontre un mouvement de foule, comme dans une photo de Doisneau ou une chanson de Piaf. Leur histoire faussement simple pleine de petits non-dits s'tend dans le Paris en noir et blanc des annes 1950 o, irrsistiblement, le lecteur revient instinctivement planter le dcor des livres de Modiano.

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. L'Horizon runit tout ce qui fait le charme inimitable et inlassable de ses livres : l'obsession de la fuite du temps, les hrones insaisissables et les hros flottants, le floutage entre pass et prsent, le changement de narrateur au sein parfois d'un mme paragraphe. Et toujours l'ombre des parents comme un cauchemar qui rde. Dans cette filiation, L'Horizon est une valse envotante, pleine de reliefs, dont la conclusion ouvre, chose rare chez Modiano, vers une autre histoire.

    Depuis ses dbuts d'crivain il y a un peu plus de quarante ans, Patrick Modiano a toujours t gt par un succs qu'on ne peut pas accuser ce personnage lunaire, timide l'excs, d'avoir recherch : son premier roman, La Place de l'Etoile, s'tait vendu plus de 15 000 exemplaires en 1968. Dix ans plus tard, son Goncourt, Rue des boutiques obscures, atteignait 500 000 ventes. Mme si ses livres se vendent en moyenne entre 50 000 et 150 000 exemplaires, Modiano ne porte pas l'tiquette d'auteur de best-sellers, ce qui lui garantit l'estime du milieu littraire et, de son vivant, une place indboulonnable de grand homme des lettres franaises. W

    Karine Papillaud

    Patrick Modiano: "Mon Paris n'est pas un Paris de nostalgie mais un Paris rv"

    Par Franois Busnel (Lire), publi le 04/03/2010

    C'est une silhouette reconnaissable entre toutes qui glisse sur le boulevard Saint-Germain. On

    la suit dans les librairies du Quartier latin, entre le jardin du Luxembourg et les rives de la

    Seine. Patrick Modiano incarne Paris, o il vit et flne depuis des annes. Dans L'horizon, il

    promne ses personnages jusqu'au nouveau quartier de Bercy, reconstruit sur les dbris de

    l'ancien port. L'horizon est un grand roman sur le temps. Patrick Modiano reoit chez lui, dans

    un bureau tapiss de livres. La bibliothque abrite les fameux annuaires de la ville de Paris des

    annes 1930 et 1940, ces instruments de recherche qui sont le socle de l'oeuvre modianesque,

    o il puise les noms de ses personnages, leurs numros de tlphone (Jasmin 27-14, Odon

    16-32...). Des dizaines d'ouvrages sur l'Occupation. En franais, en anglais. Quelques romans,

    aussi. Une conversation o les silences, les regards, les sourires sont presque aussi importants

    que les mots.

    Bio-bibliographie

    N en 1945 d'un pre italien et d'une mre flamande, Patrick Modiano publie en 1968, par

    l'intermdiaire de Raymond Queneau - son ancien professeur de gomtrie -, La place de

    l'toile. Quatre ans plus tard, il signe le scnario de Lacombe Lucien et, en 1978, sa Rue des

    Boutiques Obscuresobtient le prix Goncourt. Depuis, cet auteur mlancolique, obsd par

    l'Occupation, a conquis des millions de lecteurs grce des ouvrages comme Dora Bruder, Un

    cirque passe, Un pedigreeou Dans le caf de la jeunesse perdue.

    En 2003, dans votre dernier grand entretien Lire, vous dclariez : "Il faut un

    second souffle." Avec Un pedigree, formidable roman familial, sans doute votre chef-

    d'oeuvre, l'avez-vous trouv ?

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. P.M. En disant cela, je pensais surtout aux crivains qui avaient commenc publier trs ou

    trop jeunes. Vers 22, 23 ans. C'est assez effrayant mais il faut bien dire qu'au-del de

    quarante ans de distance les choses se brouillent. Tout semble vraiment trs rapide. Je croyais

    que les choses pouvaient durer plus longtemps. On ne se rend pas compte quel point les

    annes vont vite. Il y a certains crivains qui ont eu, premire vue, un second souffle, mais

    on s'aperoit, lorsque l'on prend de la distance, que ce n'en tait pas vraiment un, qu'ils ont

    toujours crit la mme chose. Il est trs difficile de savoir si on est capable d'avoir ce second

    souffle. Trs difficile.

    En ce qui concerne votre oeuvre, diriez-vous qu'il s'agit de "la mme chose" ?

    P.M. A chaque fois que je finissais un livre, j'avais l'impression que je pourrais repartir sur

    quelque chose de nouveau. J'ai d'ailleurs la mme impression avec ce nouveau livre, L'horizon.

    L'impression d'avoir dblay. D'avoir suffisamment dblay pour pouvoir repartir. Mais tout

    cela n'est qu'une fuite en avant... Aprs chaque livre, j'ai donc cette impression d'avoir

    suffisamment dblay ce qui est devant moi - ou derrire moi - pour pouvoir enfin aborder

    quelque chose de nouveau. Mais cette impression est illusoire. C'est donc une sensation assez

    dsagrable. C'est comme si vous vouliez dgager quelque chose pour pouvoir enfin traiter

    une autre chose, comme si vous vouliez vous dbarrasser de certaines choses de votre pass,

    de votre vie, pour pouvoir enfin partir d'un nouveau pied et avoir le champ libre, mais,

    finalement, cela ne marche jamais comme a. Ce sentiment est une illusion.

    Pourquoi ?

    P.M. Pourquoi a-t-on la sensation d'avoir russi se dbarrasser de choses secondaires pour

    pouvoir enfin aborder l'essentiel et pourquoi cette sensation est-elle illusoire ? C'est la grande

    nigme. C'est ce qui me proccupe aujourd'hui. Il est trs difficile de cerner ce problme, pour

    moi, mais je pressens qu'il est fondamental. Tout se joue sur des petits dtails. Des choses

    trs concrtes que je place dans mes livres et dont je pense que, une fois ces choses crites,

    je n'aurais plus y retourner. Or j'y retourne toujours. C'est ce qui est horrible ! Je m'aperois

    ainsi que je rpte parfois certaines choses de livre en livre, sans m'en rendre compte, mais

    ces dtails sont des leitmotivs.

    Relisez-vous vos prcdents romans avant d'crire le nouveau ?

    P.M. Non, mais je suis oblig de le faire lorsque paraissent des ditions de poche. C'est trs

    dsagrable. J'ai toujours envie de corriger certains dtails. C'est le problme des livres qui

    ont t crits trs jeune, c'est--dire jusqu' 35 ou 40 ans. Vingt ans aprs, les lire procure un

    drle d'effet. Semblable celui que l'on ressent quand, 60 ans, on se voit dans un film ou un

    documentaire l'ge de 20 ou 30 ans... C'est trs bizarre. Et cela interroge la question de

    l'ge. Je me demande ce que ressentent les vieux comdiens qui se revoient dans des films

    tourns lorsqu'ils avaient 20 ans. a doit tre trs drangeant, non ? Se reconnat-on ? Qui

    reconnat-on ? J'ai l'impression que ce sentiment drangeant se stabilise partir de 45 ans. A

    cet ge, il peut encore y avoir des changements terribles, mais, pour l'essentiel, tout est jou.

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. Diriez-vous, en parlant des livres que vous avez crits entre 22 et 40 ans, qu'ils sont

    des "erreurs de jeunesse", pour reprendre le mot que lance, dans L'horizon, un de

    vos personnages, crivain, venu rechercher dans une librairie le roman qu'il avait

    commis des annes plus tt ?

    P.M. Oui, enfin... non. Disons qu'il y a des constantes, dans la jeunesse, qui semblent un peu

    absurdes lorsqu'on les regarde des annes plus tard. Mais, d'un autre ct, je comprends

    parfaitement qu'il y ait eu ces constantes car c'tait, l'poque, une sorte de continuit. C'est

    curieux, comme impression, de regarder le jeune crivain que l'on tait 20 ans. Trs curieux.

    D'autant que j'ai toujours eu l'impression que quand on crivait un livre on ne pouvait pas

    vraiment le lire.

    C'est--dire ?

    P.M. Je crois tre incapable de lire mes livres comme un lecteur. Question de dtails. Je peux

    les lire pour des problmes techniques, c'est--dire pour corriger tel ou tel passage, modifier

    telle ou telle phrase, mais je suis incapable d'avoir une vue d'ensemble de ce que je viens

    d'crire. Vous savez, cette vue d'ensemble qui est le plaisir du vrai lecteur. Quand on crit, on

    ne peut pas l'avoir car on est toujours attach des problmes de dtails. On relit, on corrige,

    mais on ne voit pas l'ensemble tel qu'il est vritablement. a aussi, c'est quelque chose de trs

    drangeant.

    L'exprience, l'ge ne permettent-ils pas de mieux se lire ?

    P.M. Avec le dcalage des annes, on peut le croire, mais, quand on relit les premiers livres

    qu'on a crits, on a toujours la dsagrable impression que ces livres ont t crits par

    quelqu'un d'autre. Comme si vous aviez des enregistrements de vous quand vous aviez seize

    ans et que vous rcoutiez ces enregistrements, cette voix qui n'est plus...

    C'est prcisment cette impression que votre personnage principal, Jean Bosmans,

    ressent lorsqu'il regarde ses jeunes annes : celle que sa vie ressemble un train de

    nuit... Comment sort-on de cet trange et drangeant sentiment ?

    P.M. A quarante ans de distance, vous pouvez parfois ne pas reconnatre quelqu'un que vous

    avez pourtant trs bien connu. C'est un problme qui ne se pose que lorsque l'on atteint la

    soixantaine, me semble-t-il. Avant, vous ne pouvez pas le connatre, ce problme, il n'y a pas

    assez de distance pour que vous ayez oubli les traits d'un proche ou de quelqu'un qui a

    beaucoup compt dans votre histoire. Mais cela finit par arriver, avec le temps. Il y a des

    visages que vous ne pouvez mme plus reconnatre.

    Est-ce la raison pour laquelle vous avez convoqu dans ce roman l'ide des

    "corridors du temps", emprunte la science-fiction ?

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. P.M. Oui, cette ide m'est venue un jour que je me promenais dans un quartier neuf de Paris.

    J'ai eu une impression qui me semblait relever d'un livre ou d'un film de science-fiction : dans

    ce quartier de tours o je ne reconnaissais plus les anciennes rues, j'ai eu le sentiment que,

    peut-tre, il y avait une sorte de vie parallle o les gens taient rests les mmes qu'alors.

    Comme s'il y avait, en effet, des corridors du temps o les gens restaient exactement tels

    qu'ils taient lorsque vous les aviez vus quarante ans plus tt. Je me souviens d'avoir lu une

    anthologie de science-fiction qui runissait des textes tonnants sur le temps. a m'avait

    fascin. Je suis incapable d'crire un roman de science-fiction mais tout ce qui concerne cet

    univers m'a toujours intress. L'ide qu'il puisse y avoir des poches dans Paris o les gens

    que vous avez connus quand vous tiez trs jeune, en 1967, par exemple, continuent vivre

    exactement comme ils le faisaient alors, cette ide folle d'un temps qui n'volue pas me

    fascine. Quelquefois, on rencontre des gens qui continuent de vivre dans une sorte de

    jeunesse ptrifie - c'est de plus en plus difficile mon ge car beaucoup sont morts. Je me

    souviens avoir revu, du ct du boulevard Saint-Michel, quelqu'un qui, 75 ans, continuait

    ressembler un tudiant ! Je m'tais dit que cette sorte d'arrt du temps, cette sorte

    d'anachronisme tait proprement fabuleux. C'tait presque de la science- fiction : cet homme

    tait comme en 1967 mais avec quarante ans de plus et ne paraissait pas avoir vieilli... Cette

    rencontre est sans doute l'un des points de dpart inconscients de L'horizon.

    Est-ce que cette sensation trange fonctionne galement sur vous ?

    P.M. On a toujours tendance croire que l'on n'a pas chang, que seuls les autres ont chang.

    Mais quand je vois tous les changements qu'il y a eu dans le monde littraire depuis 1967, je

    suis effar. Ce sont des sentiments que je ne ressentais pas il y a encore dix ans. C'est

    seulement d l'ge que j'ai aujourd'hui.

    La parution et le succs d'Un pedigree ont-ils chang beaucoup de choses en vous ?

    P.M. On pouvait classer ce livre du ct des autobiographies - c'est d'ailleurs ce que l'on a fait

    - mais j'ai toujours eu l'impression que ce livre se rattachait aux romans. En fait, la

    perspective de l'autobiographie m'a toujours perturb. Dans Un pedigree, je ne racontais pas

    une vie, la mienne. Je parlais de choses qui m'avaient t imposes. Ce n'est pas la mme

    perspective, vous comprenez. Je parlais de choses qui m'avaient fait souffrir mais qui

    m'taient trangres, qui ne m'taient pas intimes. Bien sr, il s'agissait de mes parents. Mais

    ces choses m'avaient t imposes par eux et taient presque comme des corps trangers. J'ai

    crit ce livre pour me dbarrasser de ces lments trangers, pas pour raconter ma vie. Le

    pedigree, comme pour les chiens ou les chevaux, renvoie aux choses dont nous ne sommes

    pas responsables : nos parents, par exemple. Mais ce livre ne relevait absolument pas d'une

    dmarche pour essayer de me comprendre moi-mme. J'ai toujours trouv qu'il y avait

    quelque chose d'un peu faux dans l'autobiographie. Un ton qui est toujours faux. On se met

    toujours en valeur. Ou bien on oublie beaucoup de choses, ou on les cache... L'autobiographie

    m'a toujours paru bizarre. Suspecte. On pourrait d'ailleurs faire un pastiche des diffrentes

    formes d'autobiographie. J'ai aim en lire mais il y a toujours une forme de mensonge. Il y a l

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. une sorte d'impudeur. On ment parfois par omission, ou en prsentant les choses sous un

    angle qui n'est pas celui de la vrit mais de la trahison. Tout cela est un peu bizarre. Un

    pedigree n'tait pas une autobiographie mais le rcit de choses qui m'avaient fait souffrir tout

    en m'tant trangres. Ce qui m'meut, dans les grandes autobiographies, celles des Russes

    ou des Anglais, c'est qu'ils parlent tous de leur enfance comme d'un Eden perdu ; or, pour moi,

    l'enfance fut tout fait autre...

    Un pedigree racontait donc ce que vous avez reu, pas ce que vous avez choisi ni ce

    que vous avez construit. Avoir crit ce livre vous a-t-il libr ?

    P.M. Je me sens peut-tre plus libre dans la faon dont j'aborde aujourd'hui un roman. Parce

    que j'ai dblay.

    Alors quand les Mmoires de Patrick Modiano ?

    P.M. C'est drle, ce que vous me demandez... En fait, Un pedigree est le condens d'un travail

    beaucoup plus long, beaucoup plus tendu, qui ressemblait un peu des Mmoires. C'est

    presque un extrait d'un truc plus long.

    Que vous publierez un jour ?

    P.M. Je ne sais pas. C'est difficile. Il faut trouver la mme distance, c'est trs compliqu. Il

    existe, en effet, une vingtaine de cahiers. Mais il faudrait... Ce serait... J'ai tir cent vingt

    pages de ces cahiers pour Un pedigree. Faut-il publier le reste ? Je ne sais vraiment pas. Ce

    serait bizarre.

    Pourquoi ?

    P.M. Parce qu'on verrait tout ce qui m'a permis d'crire mes autres livres, mes romans. Ce

    serait comme une machine dont on verrait les arrire-fonds, les fondations... Ce serait trs

    bizarre. Ce serait comme de voir tout le grouillement des romans... Quelle trange impression

    !

    Cela vous dplat ?

    P.M. Je prfre les romans tels qu'ils ont t publis. Tous sont des espces d'autobiographie.

    Mes livres sont faits de bric et de broc autobiographique. Mais publier ces carnets... Je ne sais

    pas.

    O situez-vous la frontire entre la fiction et le rcit ?

    P.M. Le point de dpart est toujours quelque chose de trs prcis qui ne relve pas de la

    fiction. Un dtail. Ou une scne. Quelque chose qui a vritablement eu lieu. Un morceau de

    ralit. Aprs, je mlange ces bribes de rel ce qu'elles auraient pu devenir. Et a devient

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. une sorte de fiction. L'horizonest n de cette faon : la scne primitive est une scne o je

    voyais quelqu'un attendre une autre personne la sortie d'un bureau.

    Comment crivez-vous ?

    P.M. Je pars du concret pour aller vers la fiction. J'utilise souvent le nom de personnes qui ont

    vraiment exist parce que a m'aide soutenir l'chafaudage. Je dtourne leurs noms, bien

    sr.

    Quelle est votre unit premire : la phrase, le paragraphe ?

    P.M. La phrase. La premire phrase, la plupart du temps. Mais quand on crit, on part

    l'aveuglette. Pendant le premier mois, je me sens trs souvent dcourag, je me demande si

    je dois continuer. C'est comme si je conduisais en plein brouillard, sans rien voir devant moi

    mais je poursuis ma route, sans savoir o aller, avec parfois la sensation ou la crainte de

    m'tre engag dans une voie sans issue. Mais ce qui est trs bizarre, c'est que, quand j'ai cette

    intuition de m'tre engag sur une fausse route, j'essaie de rattraper la route principale plutt

    que de faire marche arrire. Au lieu d'abandonner, de me dire : "C'est une fausse piste, il faut

    que j'arrte, tant pis", je continue et j'essaie de rattraper la route principale.

    Avez-vous connu ce sentiment avec tous vos romans ?

    P.M. Oui, tous. Pour certains, il y a peut-tre eu une petite ligne droite... Mais je ne suis pas

    comme ces crivains qui tracent le sillon avec constance et confiance. Il y a toujours ou

    presque ce dtour et cette sensation, au dernier moment, d'tre comme un trapziste qui

    parvient, in extremis, rattraper le trapze qu'on lui a lanc.

    Par quel moyen (ou quel miracle) retrouvez-vous le chemin ? Comment rattrapez-

    vous le trapze ?

    P.M. Par la phrase, justement. Un paragraphe ou une page qui me semblent catastrophiques

    le soir peuvent tre rtablis le lendemain matin par une phrase. Ou en supprimant quelque

    chose. Mais j'ai, chaque matin, une impression de rattrapage de ce que j'ai fait la veille. Je n'ai

    jamais connu cette impression d'crire en ligne droite. C'est comme si vous naviguiez en

    essayant d'viter les cueils et que, au dernier moment, vous les contourniez. Utiliser des

    blocs de ralit, notamment des noms propres de gens que j'ai pu croiser, m'aide effectuer

    ce rattrapage. Quelquefois, je cannibalise certains trucs, c'est--dire que je me sers de

    plusieurs segments qui pourraient chacun tre un roman diffrent.

    Ce qui explique que le lecteur ait souvent l'impression, vous lire, que tel ou tel

    passage pourrait tre le point de dpart d'un autre roman...

    P.M. Oui, j'en suis tout fait conscient. Pour essayer de redresser la barre, je me sers de

    segments qui auraient pu tre dvelopps dans des romans ultrieurs mais que j'ai besoin de

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. mettre bout bout dans celui qui est en cours d'criture. Je suis comme quelqu'un qui essaie

    de trouver un dopage artificiel. Je cherche ce qui pourrait me stimuler. En joaillerie, on appelle

    cela un serti invisible. C'est--dire que l'on ne s'aperoit pas de la mise bout bout de

    plusieurs segments, on ne voit que la fluidit. J'essaie de travailler ainsi. Ou plutt, je ne peux

    que travailler ainsi. Ce qui me laisse toujours un sentiment assez dsagrable.

    Mais faut-il dduire de cette mthode que vous n'avez pas un rapport heureux

    l'criture ?

    P.M. Non. Ce qui aggrave mon cas, c'est cette rverie pralable tout commencement

    d'criture et dont j'ai besoin avant de passer l'acte. Je suis comme ces gens qui sont au bord

    d'une piscine et attendent des heures avant de plonger : crire, pour moi, est quelque chose

    de dsagrable, donc je suis oblig de rver beaucoup avant de m'y mettre, de trouver des

    faons de rendre agrable ce travail assez long et difficile, de trouver un dopant. J'ai d'ailleurs

    compris, maintenant, la raison de l'alcoolisme de beaucoup de grands crivains : je crois qu'il

    s'agit de cette perptuelle baisse de tension et l'alcool fonc-tionne comme le grand dopant,

    mme quand on a fini d'crire.

    Et vous, quel est votre dopant ? L'alcool ?

    P.M. Non, pas du tout. Je marche beaucoup. Je rvasse. Je me mets dans une sorte d'tat

    second partir de morceaux de ralit, souvent du pass, parfois des noms propres. Cette

    perptuelle hsitation transparat peut-tre dans mes livres... Je ne me rends pas compte.

    Non, justement. On sent que certains passages de L'horizon pourraient tre les

    points de dpart de nouveaux romans mais puisque vous nous dites ds les

    premires pages qu'il s'agit des rveries d'un homme sur les diffrentes voies qu'il

    aurait pu prendre au cours de sa vie, on ne se pose plus la question... Pour arriver

    cette fluidit, faites-vous un gros travail de rcriture ?

    P.M. Non. Je corrige parfois quelques phrases, bien sr, mais lorsque j'ai termin un livre, je

    ne le rcris pas, je ne fais pas de changements, je ne le reprends pas. Il est crit.

    Quelle est votre discipline ?

    P.M. Si on n'arrive pas crire tous les jours, on perd le fil et le dcouragement s'installe. On

    se dit " quoi bon ?" et c'est foutu ! J'cris tous les jours pour ne pas laisser le dcouragement

    s'installer en moi. Et parce que j'aurais trop de mal reprendre aprs une interruption, mme

    brve. On perd facilement le fil, dans ce genre de travail, vous savez... D'autant que, comme

    je vous l'ai dit, je ne vois jamais le but vers lequel mes livres tendent. Si je laisse passer un

    jour, je suis perdu. Je navigue l'aveuglette, donc je dois naviguer chaque jour, sinon je

    coule.

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. Ce qui est frappant, c'est que vous n'avez aucune vue d'ensemble sur le livre que

    vous tes en train d'crire...

    P.M. Oui, en effet. Je sais que la plupart des crivains savent o ils vont. Enfin, un peu... Moi,

    pas du tout. Tout en sachant, puisque je parviens, je crois, redresser la barre.

    De Jean Bosmans, le personnage principal de L'horizon, vous crivez : "Depuis

    quelque temps Bosmans pensait certains pisodes de sa jeunesse, des pisodes

    sans suite, coups net, des visages sans noms, des rencontres fugitives. Tout cela

    appartenait un pass lointain, mais comme ces courtes squences n'taient pas

    lies au reste de sa vie, elles demeuraient en suspens, dans un prsent ternel." Est-

    ce galement le cas pour vous ?

    P.M. Oui, d'une certaine manire. Le point de dpart de ce livre est aussi le fait qu'un jour,

    dans un cahier, j'ai essay de rcapituler des gens que j'avais croiss dans ma vie mais dont je

    n'ai jamais su ce qu'ils taient devenus. Il y a un ct nigmatique dans tout cela qui m'a

    toujours fascin. Je me demande quelles vies sont devenues les leurs. C'est une situation un

    peu trange qui ne trouve pas de conclusion. Parfois, il s'agit de situations dans lesquelles on

    tait trente ou quarante ans plus tt et qui n'ont jamais eu d'avenir. Ou des lieux que l'on

    n'arrive plus retrouver, une rue, un immeuble, un appartement. Ou encore une chose sur

    laquelle on n'a jamais eu d'explication. a peut remonter l'enfance, parfois. Tout cela forme

    l'arrire-fond de toute une vie. On a l'impression que le destin hsitait.

    Trouve-t-on un jour les rponses ?

    P.M. Non, je ne crois pas. Je crois que ces bribes restent toujours nigmatiques. Il m'est

    souvent arriv d'essayer de retrouver certaines personnes, ou de trouver une explication

    certaines nigmes du pass, mais chaque fois je me suis heurt une rsistance. Peut-tre

    me suis-je mis moi-mme cette rsistance dans la tte... Mais ces choses-l rsistent toujours

    aux explications. Mme si on se livre une enqute policire, on n'arrive jamais savoir. Cahier, retrouver des personnes* (le) qu'un jour, dans un cahier, j'ai essay de rcapituler des

    gens que j'avais croiss dans ma vie mais dont je n'ai jamais su ce qu'ils taient devenus. Il y

    a un ct nigmatique dans tout cela qui m'a toujours fascin. Je me demande quelles vies

    sont devenues les leurs. C'est une situation un peu trange qui ne trouve pas de conclusion.

    Parfois, il s'agit de situations dans lesquelles on tait trente ou quarante ans plus tt et qui

    n'ont jamais eu d'avenir. Ou des lieux que l'on n'arrive plus retrouver, une rue, un

    immeuble, un appartement. Ou encore une chose sur laquelle on n'a jamais eu d'explication.

    a peut remonter l'enfance, parfois. Tout cela forme l'arrire-fond de toute une vie. On a

    l'impression que le destin hsitait.

    Trouve-t-on un jour les rponses ?

    P.M. Non, je ne crois pas. Je crois que ces bribes restent toujours nigmatiques. Il m'est

    souvent arriv d'essayer de retrouver certaines personnes, ou de trouver une explication

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. certaines nigmes du pass, mais chaque fois je me suis heurt une rsistance. Peut-tre

    me suis-je mis moi-mme cette rsistance dans la tte... Mais ces choses-l rsistent toujours

    aux explications. Mme si on se livre une enqute policire, on n'arrive jamais savoir.

    En remontant le cours du temps, Bosmans prouve parfois le regret d'avoir suivi un

    chemin plutt qu'un autre. Est-ce aussi votre cas ?

    P.M. J'ai plutt la sensation d'avoir choisi une voie, d'avoir fonc et aprs, ou pendant, d'avoir

    chang pour rattraper la voie en question.

    Vous comparez la forme et l'volution d'une ville l'volution d'une vie : "Mais cette

    ville a mon ge. Moi aussi, j'ai essay de construire, au cours de ces dizaines

    d'annes, des avenues angle droit, des faades bien rectilignes, des poteaux

    indicateurs pour cacher le marcage et le dsordre originels, les mauvais parents, les

    erreurs de jeunesse. Et malgr cela, de temps en temps, je tombe sur un terrain

    vague qui me fait brusquement ressentir l'absence de quelqu'un, ou sur une range

    de vieux immeubles dont les faades portent les blessures de la guerre, comme un

    remords." Jusqu'o ce parallle est-il valable ?

    P.M. J'ai toujours crit sur Paris. Ce passage-l s'applique Berlin. Cette ville est l'image

    mme de ce qui a pu se produire pour des gens de ma gnration : c'tait une ville en ruine en

    1945, reconstruite, divise, politiquement instable. En reconstruisant, ils ont essay de btir

    des alles rectilignes sur des marcages, tout a t btonn mais en laissant ici ou l quelques

    terrains vagues... Cette ville me fascine parce qu'elle a mon ge, en quelque sorte. Paris me

    rappelle mon adolescence, certains quartiers ont t dtruits, mais Paris n'a pas mon ge, loin

    de l. Berlin, si. Enfin, c'est l'impression que j'ai et qui est trs troublante. J'ai toujours eu

    l'impression d'tre n cause du chaos de la Deuxime Guerre mondiale. Et j'ai toujours eu

    l'impression qu'crire consistait tenter de mettre de l'ordre dans le chaos. Alors, oui, Berlin

    reconstruite partir de ruines avec ces lignes droites par-dessus des marcages me parle

    normment.

    Quand vous avez l'impression d'tre n dans des conditions bizarres, ce qui est mon cas, vous

    avez tendance essayer de trouver des points de repre. Ces alles de Berlin-Est, rectilignes,

    pour oublier le pass, c'est la mme chose, me semble-t-il. Longtemps j'ai cru que faire de la

    littrature avec ces choses chaotiques tait un handicap et j'enviais ceux qui pouvaient crire

    sur la nature, la campagne, comme les grands romanciers anglais du XIXe sicle. Moi, je suis

    prisonnier des hasards du lieu et de l'poque o je suis n, ce qui a fait de moi un crivain

    urbain, un crivain des villes, qui regarde les alles rectilignes et recherche les terrains

    vagues.

    Croyez-vous vraiment ce dterminisme ?

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. P.M. Oui. Je crois que l'on crit en fonction de l'endroit, du milieu, de l'anne de sa naissance.

    L'criture est trs dtermine par les hasards de la naissance. J'ai le regret de ne pas avoir

    choisi pour terreau un environnement comme certaines villes de province que j'ai pu connatre

    adolescent. Il y avait une atmosphre particulire ces petites villes de province, que j'ai

    connues parce que je me suis souvent retrouv interne dans un collge l-bas. Maintenant,

    c'est trop tard. Je suis sr qu'il aurait pu y avoir un crivain franais du niveau de Faulkner

    pour s'emparer de Bordeaux, par exemple. Bon, il y a eu Mauriac... Mais Mauriac n'a peut-tre

    pas t assez loin. Mme chose pour Lyon : il n'y a pas eu le grand crivain faulknrien sur

    Lyon. Or ces villes le mritent. Quelquefois j'ai regrett de ne pas tre cet crivain.

    Vous regrettez de ne pas tre le Faulkner de Bordeaux ou de Lyon ! ?

    P.M. Oui. On pouvait crire de grandes choses sur la chaleur touffante de ces villes...

    Vous tes celui de Paris. Cela vous suffit-il ?

    P. M. Non. Rien ne suffit, vous le savez bien, sinon la littrature n'existerait pas. Mon Paris

    n'est pas un Paris de nostalgie mais un Paris rv, compos d'expressions vcues et

    incorpores la fiction. Ces expressions sont devenues intemporelles. C'est le cas des vieux

    numros de tlphone, Trinit 14-28 ou Jasmin 34-21, qui figurent dans mes romans : pour

    les jeunes qui ne les ont pas connus, ces numros relvent de l'imaginaire plus que de la

    tentative de restituer le pass. C'est de la littrature. Le pass devient intemporel. Et

    l'intemporel, c'est la littrature.

    Patrick Modiano "Je suis devenu comme un bruit de fond"

    Par Marianne Payot, Delphine Peras, publi le 04/03/2010

    Il parat plus grand que jamais. Plus hsitant aussi. Ah, ce fameux mot juste ! Qui lui

    fait rcrire 14 ou 15 fois ses textes. Jusqu' l'pure. Rencontrer Patrick Modiano,

    patriarche malgr lui des lettres franaises, reste un moment d'exception. De

    chaleur, d'intelligence. Inconfortablement assis sur le bord d'une mridienne verte,

    entour de ses milliers de livres, l'homme de bonne volont vous fixe de son regard

    la fois timide et confiant. Il assure la "promotion" - le mot lui va si mal - de son 24e

    ou 25e roman - il ne sait plus trs bien - L'Horizon. Un beau rcit, presque optimiste,

    rencontre entre deux solitudes des annes 1960 qui reprendront bientt leurs

    chemins parallles. Jusqu' ce que, peut-tre, Berlin, quarante ans plus tard... A

    l'issue de prs de deux heures et demie d'entretien, il est temps de retrouver les

    rues de Paris, peuples des fantmes du romancier. On ne quitte jamais vraiment

    Modiano.

    Diriez-vous, l'instar de votre hros, Jean Bosmans, romancier comme vous :

    "C'tait toujours les mmes mots, les mmes livres, les mmes stations de mtro" ?

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. BIO - Patrick Modiano

    1945 Naissance Boulogne-Billancourt.

    1957 Mort de son jeune frre Rudy.

    1967 Premier roman, La Place de l'Etoile.

    1970 Epouse Dominique Zherfuss, avec qui il a deux filles, Zina et Marie.

    1973 Ecrit le scnario de Lacombe Lucien, film par Louis Malle.

    1978 Prix Goncourt pour Rue des boutiques obscures.

    2005 Publie, en guise d'autobiographie, Un pedigree.

    2010 Sortie, le 4 mars, de L'Horizon.

    Oui, j'ai toujours l'impression d'crire le mme livre. Chaque fois que j'en commence un,

    j'oublie, comme frapp d'amnsie, les prcdents et les mmes scnes reviennent. C'est

    comme un ressac, des vagues qui sans arrt... Un photographe qui prendrait toujours le mme

    sujet mais sous des angles diffrents. Avec mes livres, sans m'en apercevoir, je pourrais

    composer, tout comme ces plans de mtro dont les lignes s'illuminent, une sorte de rseau

    avec des enchevtrements.

    A quel moment avez-vous trouv votre titre, L'Horizon ?

    Avant de commencer crire. Mon personnage se retournant vers un pass assez loign dans

    le temps, je souhaitais qu'il y ait une certaine intemporalit et une ouverture. Pour donner...

    comment dire, c'est compliqu... l'impression aussi que le prsent se superpose au pass.

    Vous parlez souvent dans vos romans des fantmes du pass, qui rapparaissent

    soudainement des annes plus tard. Cela se produit-il dans la "vraie" vie ?

    Non, malheureusement. C'est pourquoi, de manire un peu enfantine, il m'arrive de donner

    dans mes romans de vrais noms mes personnages, en esprant que les personnes me

    donnent signe de vie. Mais cela n'a jamais abouti.

    Vous savez qu'il y a des outils modernes, moins romantiques certes, qui permettent

    de retrouver des gens... Connaissez-vous Internet ?

    Oui, non, enfin, je le manie de manire sommaire, pour me documenter, mais je ne sais pas

    envoyer de mails par exemple. C'est une sorte de paresse, il y a un moment o il est peut-tre

    trop tard. Et puis, en mme temps, retrouver des gens ainsi me semble un peu brutal, cela ne

    fait plus travailler l'imagination.

    Faites-vous toujours taper vos manuscrits ?

    Oui, c'est absurde aussi, je pourrais les taper moi-mme sur un ordinateur, mais j'ai besoin de

    cette distance pour pouvoir corriger mes textes. Sur un cran, cela serait plus simple mais

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. aussi trop rapide. J'ai peur que la tension ne se relche. Du coup, cela n'en finit pas, il y a au

    moins 14 ou 15 allers-retours.

    L'horizon se dgage non grce l'amour mais lorsque Bosmans achve son premier

    roman... Comme vous, hier ?

    Oui, le roman supprime la pesanteur. Il y a une sorte de ligne droite qui se dessine. Pour

    l'amour, c'est diffrent. Dans ces poques un peu bizarres des annes 1960 - la fin de la

    guerre d'Algrie m'a marqu profondment - l'atmosphre tait inquitante. A Paris, il y avait

    une sorte de menace dans l'air, notamment pour les jeunes qui vivaient forcment dans la

    clandestinit. Jusqu' l'ge de 21 ans, nous n'avions pas d'existence.

    Il y a beaucoup de vous dans vos deux personnages, Jean et Margaret. Plus que

    jamais ?

    Peut-tre, inconsciemment. Je suis les deux la fois. Comme Margaret, je n'aimais pas faire

    de vagues - on risque de vous demander des explications - et moi aussi j'tais, cause de la

    guerre, le produit de choses incohrentes, le fruit d'un chaos initial. Normalement, les

    enfances, mme lorsqu'elles sont malheureuses, sont cohrentes. Dans mon cas, rien ne

    l'tait. Il y avait toujours des choses et des gens nigmatiques autour de moi.

    Cette enfance chaotique vous a-t-elle pouss des actes de violence ?

    Non, pas vraiment. En fait, j'ai surtout connu des priodes de pensionnat, avec un ct un peu

    carcral, mais c'tait le lot de beaucoup de gens de ma gnration.

    La violence des jeunes tait-elle comparable celle d'aujourd'hui ?

    Quand j'avais 17 ans, il y avait des bandes, celle du square des Batignolles, celle de l'glise de

    la Trinit. C'tait violent mais les rues de Paris, les cafs, attnuaient les choses. a n'avait

    rien voir avec la violence actuelle des jeunes des banlieues. Je rve qu'un romancier de la

    gnration des 25 ans s'exprime sur ce sujet. J'ai lu rcemment le premier roman d'une jeune

    femme, Elisabeth Filhol, La Centrale : il y a l une amorce d'approche de la ralit

    contemporaine.

    Vous tes trs attentif ce qu'crivent les jeunes romanciers, vous aidez certains

    tre publis...

    C'est--dire que je reois pas mal de manuscrits. a me rend heureux de dcouvrir un

    nouveau romancier, a me stimule. Dans l'ensemble, ces textes sont surtout intressants d'un

    point de vue documentaire et humain - ils dnotent souvent un dsarroi total - mais les

    diteurs ne les trouvent pas assez littraires. A mes dbuts, l'dition tait encore un milieu

    trs artisanal, qui n'avait pas chang depuis les annes 1930. Je me demande si, aujourd'hui,

    les jeunes ont des interlocuteurs dans ces maisons d'dition, qui sont devenues des usines.

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. A propos de vos dbuts, est-il exact que vous faisiez de fausses ddicaces sur des

    livres ?

    Oui, quand j'avais 19 ou 20 ans, je vendais des livres et certaines critures taient faciles

    imiter, comme celles de Paul Valry ou de Malraux. J'ai fait a trois ou quatre fois pour gagner

    de l'argent, a ne pouvait pas tre systmatique. Aprs, c'est devenu un jeu : quand je voyais

    une bibliothque, chez les gens, je m'amusais composer des ddicaces fantaisistes, de

    Simone de Beauvoir Luis Mariano, par exemple. Les gens y croyaient vraiment... Un jour,

    dans la vitrine d'une librairie, rue de Vaugirard, j'ai vu un livre de Robbe-Grillet, ddicac je

    ne sais plus qui, et j'ai reconnu ma signature ! Parfois la ralit rattrape la fiction : je me

    rappelle avoir imit une ddicace de Beckett pour un chansonnier des annes 1960, Pierre-

    Jean Vaillard, je crois. En fait, ils se connaissaient, je l'ignorais...

    Beaucoup ignorent aussi votre amiti avec Michel Audiard...

    Il y a longtemps, pour des raisons matrielles, on s'est retrouvs travailler sur un projet de

    scnario, qui ne l'intressait pas plus que moi, un film sur Mesrine, avec Jean-Paul Belmondo

    dans le rle-titre. Mesrine, incarcr alors la Sant, a appris l'existence de ce projet et a

    envoy une lettre la production en disant qu'il ne fallait pas mettre le mot "fin" car il risquait

    d'y avoir des rebondissements (rires)... Ce film n'a jamais vu le jour, mais nous sommes

    rests amis, Audiard et moi. J'aimais bien son ct "enfant de Paris"...

    Pourquoi les faits divers vous passionnent-ils tant ?

    Cela vient d'un souvenir de mes 10-11 ans, terrible : la photo, en Une de Paris Match, de

    Pauline Dubuisson, une femme accuse de crime passionnel, L'affaire a fait beaucoup de bruit

    l'poque, car elle a failli tre condamne mort. Le regard de cette femme m'avait beaucoup

    impressionn. Or quelques annes plus tard, j'ai crois par hasard Pauline Dubuisson, qui avait

    t libre, rue du Dragon et je l'ai reconnue tout de suite. Mais les faits divers d'aujourd'hui

    avec leur ct pathologique m'intressent moins que ceux d'hier, qui renvoyaient davantage

    une sorte de fantastique social...

    Comment vivez-vous le fait d'tre devenu un crivain de "rfrence", une "gloire

    nationale" ?

    Oh, quand on a commenc publier trs jeune comme moi, au bout d'un certain nombre

    d'annes, on devient comme un bruit de fond, comme un meuble... L'criture est un mtier o

    on est compltement dconnect, toujours seul. Ce n'est pas un travail collectif comme celui

    des metteurs en scne de thtre, par exemple, sans cesse entours par des gens qui vantent

    leur gnie, sauf, bien sr, donner des confrences au PEN Club ou pratiquer des sances

    de signatures...

    Vous pliez-vous l'exercice ?

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. Non. A mon poque, a n'existait pas les signatures, alors je continue comme a, il est normal

    de ne pas m'y voir. J'imagine qu'un crivain qui fait des signatures a l'impression d'avoir des

    lecteurs.

    a vous plairait d'avoir le prix Nobel de littrature, comme Jean-Marie Le Clzio ?

    Ce qui est un peu angoissant, c'est le ct officiel... Il tait assez logique que Le Clzio le

    reoive car tous les crivains franais laurats, Romain Rolland, Anatole France, Franois

    Mauriac, s'inscrivent d'une certaine faon dans une tradition d'crivains avec un arrire-fond...

    comment dire... un peu moraliste. Dans les autres pays, les prims sont plutt des marginaux,

    comme Faulkner ou Hermann Hesse.

    Allez-vous voter aux lections rgionales ?

    En fait, je n'ai jamais vot, sauf pour la prsidentielle de 2007. L, j'ai senti qu'il y avait un

    monde qui basculait. Vis--vis de mes enfants, j'avais du remords et honte de mon

    irresponsabilit. En fait, j'ai une espce d'allergie, une mfiance instinctive de la politique et

    des hommes politiques. a va trs loin : inconsciemment, l'Histoire me fait peur. L'Histoire,

    c'est toujours des catastrophes...

    Donc, maintenant que vous avez une carte d'lecteur, vous allez voter ?

    Oui, oui, il faut voter. Et en mme temps on ne sait plus trs bien pour qui...

    Le dbat sur l'identit nationale vous a-t-il intress ?

    Je n'ai pas trs bien compris o ils voulaient en venir. Cela avait l'air trs abstrait, cela se

    passait dans des prfectures, je crois.

    Pourquoi avez-vous publiquement soutenu Marie NDiaye, dans Les Inrockuptibles,

    aprs les propos d'Eric Raoult ?

    Je me souviens que, lorsque j'avais 21 ans - la guerre d'Algrie venait peine de s'achever - la

    pice de Genet, Les Paravents, qu'on jouait l'Odon, avait dclench un beau scandale. Les

    gens criaient l'outrage contre la France et l'arme. Les CRS avaient t obligs d'intervenir,

    un dbat s'tait tenu l'Assemble nationale... Malgr les pressions trs fortes, Malraux, le

    ministre de la Culture de l'poque, a dfendu fermement la pice. Je n'ai pas bien compris que

    Frdric Mitterrand ne soit pas intervenu.

    Que pensez-vous de lui en tant que ministre de la Culture ?

    Je ne pense rien du ministre de la Culture. De toute faon, part Malraux, on les a tous

    oublis.

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. Parmi les autres polmiques littraires de l'hiver, il y a celle entre Yannick Haenel,

    l'auteur d'un roman consacr au rsistant polonais Jan Karski, et Claude Lanzmann,

    le ralisateur de Shoah. Le romancier a-t-il tous les droits ?

    Oui, videmment, cela a t un dialogue de sourds entre eux. C'est dlicat, mais oui, le

    romancier peut, aprs avoir consult les travaux d'historiens - ou des rapports de police trs

    prcis - tre une sorte de mdium, avoir des espces d'intuition. Tolsto usait instinctivement

    de la bonne distance. Dans Guerre et Paix, par exemple, l'on voit Koutouzov, Napolon, qui se

    fondent dans la fiction. Il m'arrive, pour ma part, de diffuser de manire trs discrte dans

    mes romans des hros de faits divers ou des romanciers, mais jamais de personnages

    historiques. Pour cela, il faut avoir le gnie de Tolsto...

    LE TEMPS

    rencontre

    Patrick Modiano, chasseur dombres Par Lisbeth Koutchoumoff

    Patrick Modiano crit des romans en forme denqute sur le temps qui file. LHorizon poursuit la traque dans les rues de Paris et Lausanne

    Rue Bonaparte, Paris. On note avec une motion particulire ladresse de Patrick Modiano, crivain qui, depuis quarante ans, piste les processus de la mmoire. Ses romans sont peupls de personnages flottants, sans famille, sans assise, qui saccrochent aux noms de rues comme des balises en pleine tempte; qui sacharnent noter dans des cahiers les avenues, les impasses, les boulevards, les passages emprunts pour se convaincre de la ralit dexistences enfuies. De Place de lEtoile, Prix Roger Nimier 1968, LHorizon, qui parat ces jours-ci, les adresses servent de phares dans la nuit des souvenirs.

    Rue Bonaparte donc. Au premier tage. Un vrai premier tage, prcise la maison ddition. Au jour dit du rendez-vous avec le romancier, on se trompe. Quest-ce quun vrai premier tage? Se mfiant du premier, qui ne peut tre vrai, on a fil au deuxime, qui nest pas le bon. Et on a sonn chez un monsieur trs g et surpris. Cest compliqu, lance demble Patrick Modiano en ouvrant la porte, empathique lextrme, confus voire un peu accabl par la msaventure. Il est vrai que, dans ses livres, on peut se perdre dans un escalier comme dans une rue. Seffondrer, disparatre mme, les trs mauvais jours. Dans lentre de son

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010.

    appartement aux plafonds de cathdrale, Patrick Modiano a lair denvisager en une seconde toutes les possibilits dgarement et de dissolution.

    Lutter contre le chaos. De la ville, de lenfance, de la vie. Patrick Modiano crit depuis le cur du typhon. En sort-il vraiment de cette zone kalidoscopique qui lui donne ce calme apparent, cette lgre distance, comme travers par dautres rythmes temporels? De roman en roman, chacun suivi par une large brasse de lecteurs, 100000 en moyenne, il retourne puiser ce feu lov dans les strates de lenfance. Chaque livre ne reprsente quune porte dentre diffrente sur un mme paysage sensoriel nigmatique, pur, ramass sur lessentiel.

    Dans son bureau, deux tables, des bibliothques qui mangent les murs de quatre mtres de haut. Et un lit-divan rouge o lon sassoit tout au bord. Patrick Modiano cherche en parlant: Jcris dans un demi-sommeil. Quand jentame un roman, joublie les prcdents. Je deviens amnsique. Avec le recul, je me sens un peu comme un peintre qui revient sans cesse sur la mme toile.

    Jean Bosmans, le hros de LHorizon, a 65 ans comme Patrick Modiano. Il recherche une femme aime 20 ans et perdue depuis. Le narrateur se fait enquteur de ses propres souvenirs, historiographe de son pass, rassembleur de traces, preuves de la ralit dune vie: inscription dans une bote dintrim, rendez-vous griffonn sur une ordonnance de mdecin, photos didentit. Patrick Modiano sonde sans cesse lpaisseur du temps. Cette fois-ci, il faut traverser quarante ans de vie. Plus on vieillit, plus cet arrire-fond de bribes visuelles, sonores, de conversations inabouties, de visages entraperus, plus cette matire, sans suite, dconnecte, saccrot. Et plus les temps se superposent. Plus les couches du millefeuille saffinent. Cest cette porosit que jessaye de traduire.

    Do vient cette rcurrence du narrateur-dtective, de lenqute, de lnigme percer qui donne ses romans des allures de polars motionnels?

    Jai eu une enfance sans aucun trac logique. Plus que le fait dtre malheureuse, cest son aspect chaotique qui ma marqu. Jtais livr moi-mme. Propuls dans des lieux, confront des gens que je ne connaissais pas et que je ne comprenais pas. Jai trs vite pris le pli de me poser des questions. Qui sont ces gens? Que font-ils? Sans doute tout cela ntait-il pas aussi mystrieux que ce que je ressentais enfant. Plus on vit entour dnigmes, plus on ressent le besoin de saccrocher aux bribes parpilles a et l. Et chacune de ces bribes ne fait que renforcer lnigme. Un peu comme une forte lumire dans un coin accentue la pnombre alentour.

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010.

    Lenfance et ladolescence. Patrick Modiano sen est dfait, en suffoquant presque, dans Un Pedigree (Gallimard, 2005), une autobiographie crite dans ce mme style qui fait la musique immdiatement reconnaissable de ses romans, dune sobrit tranchante, aveuglante presque tant on carquille les yeux parfois pour comprendre comment ces simples mots-l font sourdre autant dmotions.

    Un pre dorigine juive italienne, trafiquant en tout genre Paris, sous lOccupation, bizarre, mot ftiche de lauteur quil prononce en faisant une grimace. Une mre dAnvers, jolie fille au cur sec, comdienne et trs absente. Enfant, Patrick Modiano et son petit frre Rudy sont placs chez des connaissances Paris, Biarritz. Aprs la mort du frre lge de 10 ans, chagrin vif (il ddiera ses huit premiers romans au disparu), le futur crivain sera mis dans un pensionnat religieux Annecy. Ces annes-l, je rendais visite mon pre Genve et Lausanne o il semployait des affaires diverses. Ctait les deux dernires annes de la guerre dAlgrie. Je me souviens de cette atmosphre trange de contrle et de troubles qui rgnait Paris mais aussi Genve dans les htels o lon voyait des Algriens discuter le soir. Quelque chose fait que je dois retourner rgulirement Genve, Lausanne, aujourdhui encore.

    Grand lecteur tous azimuts malgr la censure impose par les pres, Patrick Modiano se voit vite crivain. Ecrire tait un recours pour moi. Je navais pas fait dtudes. Je navais pas de cercle familial, ni de centre de gravit. Je ne voyais pas quoi faire dautre. Sa mre et lpouse de Raymond Queneau se frquentent. Lcrivain prend Patrick Modiano sous son aile. Ctait par pure gentillesse de sa part. Javais 14 ans. Il a d sentir que jtais livr moi-mme. Et tre touch aussi par mes lectures assidues. Raymond Queneau prsentera le manuscrit de son premier roman Gallimard en 1967. Place de lEtoile se situe sous lOccupation. Ctait un peu surprenant de voir un jeune homme de 23 ans crire sur une telle priode. Un peu dstabilisant aussi pour la gnration prcdente. Il faudra attendre un an avant que le livre soit imprim.

    Comme ses personnages, Patrick Modiano a march inlassablement dans Paris, ds 12 ans, connaisant l de rares bouffes de bonheur. Il ne le fait plus aujourdhui. Je nai plus besoin de retourner sur les lieux pour crire. Jai t impressionn au sens photographique du terme par des rues, des lumires, des sons, entre 12 et 25 ans. Je marchais toujours avec un sentiment de clandestinit, de danger. Je ne pouvais pas tre l, dans ces quartiers, tout seul.

    Les phrases de Patrick Modiano paraissent avoir t trempes dans une solution spciale, puis gouttes, essores mme, afin que chaque mot rsonne et agisse.

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010.

    A los, les phrases ne comprennent ni adjectifs ni incidentes. Lcrivain crit toujours la main, pour garder une certaine distance, puis fait taper ses manuscrits, les corrige, les refait taper. Cinq six allers-retours sont ncessaires parfois. Jessaye de glisser des brches de silence entre les phrases. De provoquer un cho de vibration la fin de chacune delle. Comme en acupuncture, je pique certains endroits prcis pour que la sensation se propage. En tant que lecteur, jaime les styles plus virtuoses et plus oratoires que le mien. Mais le risque alors est dtouffer le lecteur, de ltourdir. Je prfre suggrer les choses, en laissant des ombres. Au cinma, lil se pose instinctivement vers les zones de pnombre pour mieux voir.

    A la question des matres qui auraient compt pour lui, Patrick Modiano aligne des noms de potes. Je suis sr que si lon pouvait radiographier mes romans, les rayons X tomberaient sur des vers dApollinaire ou de Maeterlinck. Ils mchappent parfois sans que je men aperoive.

    Une image, nette comme un film, dclenche lcriture. Je nai pas de plan. Javance en me disant que je fais fausse route. La rverie de dpart retombe trs vite. Cest ce qui est difficile avec lcriture. Or il faut trouver le stimulant pour continuer. Un peu comme les acteurs qui doivent rpter trois fois une mme scne damour. Cest compliqu, oui, compliqu.

    2009 Le Temps SA

    extrait

    Ces fragments de souvenirs correspondaient aux annes o votre vie est seme de carrefours, et tant d'alles s'ouvrent devant vous que vous n'avez que l'embarras du choix. Les mots dont il remplissait son carnet voquaient pour lui l'article qu'il avait envoy une revue d'astronomie. Derrire les vnements prcis ou familiers, il sentait bien tout ce qui tait devenu une matire sombre : brves rencontres, rendez-vous manqus, lettre perdues, prnoms et numros de tlphone figurant dans un ancien agenda et que vous avez oublis et celle et ceux que vous avez crois sans mme le savoir. Comme en astronomie cette matire sombre tait plus vaste que la partie visible de la vie. Elle tait infinie. Et lui, il rpertoriait dans son carnet quelques faibles scintillements au fond de cette obscurit. Si faibles, ces scintillements, qu'il fermait les yeux et se concentrait, la recherche d'un dtail vocateur lui permettant de reconstituer l'ensemble, mais il n'y avait pas d'ensemble, rien que des fragments, des poussires d'toiles." Patrick Modiano - L'Horizon (Gallimard)

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    BLOG

    APOCRYPHES, par Serge Bonnery

    08 mars 2010

    Souvenirs de Modiano

    http://www.letemps.ch/Facet/print/Uuid/1c49bfaa-2dfe-11df-a2af-76119ef329a8/Patrick_Modiano_chasseur_dombres

  • Dossier de Presse, slection, lHorizon, roman, mars 2010. De mmoire - mais ce n'est pas de mmoire qu'il faut parler, plutt de bribes de mmoire, de mmoire, disons, troue - je conserve le sentiment d'une transparence. Les romans de Patrick Modiano me renvoient l'Annonciation, ce tableau clbre conserv la galerie des Offices Florence, et dans lequel Lonard de Vinci (1) russit l'inimaginable en peinture - inimaginable parce que la peinture, avant tout, est matire - l'inimaginable de peindre la transparence. Elle se prsente nous sous la forme d'un voile blanc - la couleur utilise est le blanc - qui couvre le visage de la vierge qui l'ange vient annoncer qu'elle portera le fils de Dieu. Toute la fragilit du monde est dans ce voile transparent de couleur blanche qui nous dit que la transparence existe et que des espaces (des mondes) trangers a priori les uns aux autres (une voile et un visage ne sont pas de mme consistance) se superposent, les uns sur les autres, formant un tout. Le Tout. De sorte que pour voir le rel dans sa vrit tout entire, il faut soulever un un les voiles transparents qui le forment. C'est un itinraire sans fin, le rel tant la somme des ralits qui le constituent. C'est cela qui me revient en premier quand j'essaie de me souvenir de mes lectures de Modiano, ce qui demeure de ces lectures dans la mmoire troue.

    Chaque roman de Patrick Modiano est une annonciation. Il annonce le suivant parce qu'il le contient dj, en puissance. Ce roman venir, il se dessine dj dans les voiles blancs d'entre les mots de celui qui vient d'tre crit. Il est sous les mots. Il suffit de les soulever pour le deviner. Chaque nouveau roman de Patrick Modiano est l'annonciation - l'esprance - du prochain. C'est un itinraire sans fin que l'crivain trace sur la carte de sa gographie intrieure.

    La gographie intrieure de Patrick Modiano porte un nom : Paris. Elle se compose de noms de rues inconnues, dont certaines ne sont mme pas mentionnes sur les plans. Ce sont des rues oublies, obscures, des rues effaces. Transparentes.

    Quand Patrick Modiano parle de la mer (cela lui arrive, dans je ne sais plus quel de ses livres, de parler de la mer, la mer Mditerrane dans les environs de Nice, si je me souviens bien), c'est encore sous le bleu transparent de la mer qu'il faut la chercher, la mer. L o elle se trouve. Prcisment.

    C'tait un temps o je pensais une criture possible. Et je lisais Modiano qui se confronte, dans chacun de ses livres, l'criture impossible. L'criture, chez Patrick Modiano, prsente une forme de paradoxe. C'est une criture qui dit l'impossibilit de dire en mme temps que l'attente d'un dire possible. C'est une criture annonciatrice de quelque chose qui ne saurait advenir mais dont on espre la possibilit d'advenir. Et c'est cet espoir qui permet d'crire. Patrick Modiano