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1 DROIT CIVIL LES CONTRATS SPECIAUX * TRAVAUX DIRIGES Amphi L-Z 2013-2014

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DROIT CIVIL LES CONTRATS SPECIAUX

*

TRAVAUX DIRIGES Amphi L -Z 2013-2014

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Séance n° 1 Les promesses unilatérales de vente

I/ L’indemnité d’immobilisation

- Cass. com., 23 juin 1958 : D. 1958, jur. p. 581 (document 1). - Cass. 3e civ., 24 septembre 2008 : Bull. civ. III, n° 139 ; RDC 2009, p. 60,

note D. Mazeaud (document 2). II/ La rétractation du promettant

- Cass. 3e civ., 15 décembre 1993 : Bull. civ. III, n° 174 ; JCP 1995, II, 22366, note D. Mazeaud (document 3).

- Cass. 3e civ., 11 mai 2011 : Bull. civ. III, n° 77 ; D. 2011, jur. p. 1457, note D. Mazeaud (document 4).

- Cas pratique :

M. Rochester a souhaité vendre sa maison de Belle-Ile-en-Mer, suite au décès de son épouse. Mme Jane Eyre, qui vient d’hériter de sa tante, Mme Reed, et qui dispose donc d’un peu d’argent de côté, a manifesté son intérêt pour la maison. M. Rochester et Mme Eyre ont passé une promesse unilatérale de vente le 1er février. Le délai d’option courait jusqu’au 1er avril. Le 15 mars, Mme Eyre a informé M. Rochester de sa décision d’acquérir la maison. Seulement, le 18 mars, Mme Eyre a reçu une lettre (datée du 17) de M. Rochester dans laquelle il lui fait part de son désistement. Qu’en est-il en droit ?

III/ Le caractère unilatéral ou synallagmatique des promesses unilatérales de vente

- Cass. ass. plén., 24 février 2006 : Bull. civ., ass. plén., n° 1 ; RDC 2006, p. 715, note I. Dauriac (document 5).

IV/ La clause de substitution

- Cass. 3e civ., 19 mars 1997 : Bull. civ. III, n° 68 ; Defrénois 1997, p. 1351, note D. Mazeaud (document 6).

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Document 1 Cass. com., 23 juin 1958

La Cour de cassation : Sur le moyen unique : Vu l’article 1131 du Code civil ; - Attendu que, selon les qualités et les motifs de l’arrêt attaqué (Orléans, 2 décembre 1953), Fisch a, par acte sous seing privé en date du 11 mars 1952, promis de vendre à Bellanger qui se réservait la faculté d’acquérir, son fonds de commerce de boulangerie-pâtisserie pour le prix de 3.550.000 francs, cette promesse étant valable jusqu’au 1er mai 1952, jour fixé pour la prise de possession ; qu’il était stipulé qu’au cas où Bellanger ne se rendrait pas acquéreur dans ledit délai, il serait tenu de verser au vendeur, à titre de dédit forfaitaire, et irréductible, la somme de 400.000 francs ; que, le 20 mars 1952, Bellanger a informé Fisch que, pour des raisons personnelles, il ne se rendrait pas acquéreur du fonds de commerce ; que Fisch a demandé à Bellanger le payement du dédit fixé et que l’arrêt infirmatif attaqué a rejeté cette action ; - Attendu que la décision entreprise s’est fondée sur ce que « Bellanger, bénéficiaire de la promesse, ne pouvait être condamné à verser une somme quelconque au promettant Fisch, puisque, n’ayant pas promis lui-même d’acquérir, mais s’étant réservé une simple option, il restait libre de sa décision ; qu’en conséquence, l’insertion dans une promesse unilatérale de vente d’une clause prévoyant le payement d’une somme déterminée à titre de dédit doit être réputée non écrite, puisqu’elle est sans cause » ; - Attendu qu’en statuant ainsi, alors que la cause de l’engagement pris par l’acquéreur éventuel de verser un dédit résidait dans l’avantage que lui procurait le promettant en s’interdisant de céder son fonds de commerce à une autre personne pendant un délai déterminé, la cour d’appel a faussement appliqué et, par suite, violé le texte de loi ci-dessus visé ; - Par ces motifs : Casse et annule.

Document 2 Cass. 3e civ., 24 septembre 2008

La Cour de cassation : Attendu, selon l’arrêt attaqué (Angers, 6 février 2007), que, par acte du 15 juillet 2002, les consorts X... ont promis de vendre à M. Y..., qui a accepté, un immeuble sous la condition suspensive de l’obtention d’un prêt ; que l’acte prévoyait que la partie qui ne voudrait pas réitérer la vente devrait payer à l’autre une indemnité à titre de clause pénale et précisait que si le défaut d’obtention du prêt résultait de la faute de l’acquéreur, le dépôt de garantie versé par celui-ci resterait acquis au vendeur "à titre d’indemnité d’immobilisation" ; que les consorts X... ont assigné M. Y..., auquel ils reprochaient de n’avoir pas sollicité un prêt conforme aux stipulations contractuelles, en paiement de la clause pénale et de l’indemnité d’immobilisation ; - Sur le premier moyen, ci-après annexé : Attendu qu’ayant relevé que selon la condition suspensive stipulée dans la promesse M. Y... devait demander un prêt d’une durée de 15 ans au taux de 5,5 % et que la référence à un financement de 52 634 euros suffisait à démontrer que le montant de l’emprunt n’était pas laissé à la discrétion de l’acquéreur même s’il n’avait pas été repris dans la clause relative à la condition suspensive, la cour d’appel, qui a procédé à la recherche prétendument omise sur le montant du prêt convenu entre les parties, et qui, par motifs propres et adoptés, a constaté qu’il résultait des pièces produites que les demandes de financement, toutes postérieures à la date initialement convenue pour la signature de l’acte authentique, étaient d’un montant beaucoup plus élevé que celui prévu, a pu en déduire, sans être tenue de répondre à une simple allégation, que l’absence de réalisation de la condition suspensive était imputable à M. Y... ; - D’où il suit que le moyen n’est pas fondé de ce chef ; - Mais sur le second moyen : Vu l’article 1226 du code civil ; - Attendu que la clause pénale est celle par laquelle une personne, pour assurer l’exécution d’une convention, s’engage à quelque chose en cas d’inexécution ; - Attendu que pour accueillir la demande des consorts X... tendant au paiement de l’indemnité d’immobilisation, l’arrêt, qui relève que le contrat prévoyait que si le défaut d’obtention du prêt résultait de la faute de l’acquéreur, notamment s’il avait négligé d’en faire la demande ou de donner les justifications utiles ou s’il refusait sans motif légitime les offres reçues, la somme de 2 440 euros resterait acquise au vendeur en application de l’article 1178 du code civil, retient que cette indemnité répare forfaitairement le préjudice subi par le vendeur du fait de l’acquéreur qui a empêché la réalisation de la condition suspensive et que s’agissant d’une indemnité forfaitaire et non d’une pénalité, il n’y a pas lieu à réduction ; - Qu’en statuant ainsi, alors qu’il résultait de ses propres constatations que la stipulation, fût-elle improprement qualifiée d’indemnité d’immobilisation, avait pour objet de faire assurer par l’acquéreur l’exécution de son obligation de diligence, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; - Par ces motifs : Casse et annule.

� RDC 2009, p. 60, note D. Mazeaud Dans l’acte dressé pour constater la promesse de vente d’un immeuble sous condition suspensive de l’obtention d’un prêt, il était prévu, entre autres, que si la défaillance de la condition était imputable à une faute de l’acquéreur, la somme versée par ce dernier à titre de

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dépôt de garantie resterait acquise aux vendeurs, en vertu de l’article 1178 du Code civil, « à titre d’indemnité d’immobilisation ». Ceux-ci ayant apporté la preuve que le bénéficiaire de la promesse n’avait pas sollicité un prêt conforme aux stipulations contractuelles réclamaient le paiement de l’indemnité susvisée. Pour débouter le débiteur de sa demande en réduction du montant de ladite indemnité, les juges du fond ont décidé qu’une telle révision était exclue car celle-ci constituait une indemnité forfaitaire et non une pénalité. Leur arrêt est cassé par la Cour de cassation, au visa de l’article 1126 du Code civil, au motif que « la stipulation, fût-elle improprement qualifiée d’indemnité d’immobilisation, avait pour objet de faire assurer l’exécution de son obligation de diligence ». En somme, le raisonnement de la troisième Chambre civile est d’une extrême limpidité. Majeure : la clause pénale est celle par laquelle une personne, pour assurer l’exécution d’une convention, s’engage à quelque chose en cas d’inexécution. Mineure : la clause litigieuse fixait une indemnité forfaitaire destinée à faire assurer par l’acquéreur sous condition suspensive l’exécution de son obligation de diligence. Conclusion : l’indemnité litigieuse, en dépit de son label d’indemnité d’immobilisation, est une clause pénale qui doit donc être soumise au régime de celle-ci, en particulier être révisée si elle est manifestement excessive. De facture extrêmement classique dans son appréhension de la notion de « clause pénale », l’arrêt mérite la citation à un double titre. En premier lieu, parce que d’ordinaire les arrêts rendus par la Cour de cassation à propos de la qualification de clause pénale le sont dans la perspective inverse. Entendons par là que, la plupart du temps, les arrêts rendus sur cette question ont conduit à l’éviction du pouvoir judiciaire de révision fondé sur l’article 1152, alinéa 2, du Code civil. Postérieurement à l’entrée en vigueur de la loi du 9 juillet 1975, dont le texte susvisé est issu, la Cour de cassation avait eu à faire face à une avalanche de demandes tendant à obtenir la révision judiciaire d’indemnités contractuelles dont il était avéré que le montant était manifestement excessif. Privilégiant la sécurité juridique sur la justice contractuelle, la Cour a, depuis plus de trente ans, décidé que le critère de mise en œuvre du pouvoir judiciaire de révision, fondé sur l’article 1152, alinéa 2, était non pas le montant manifestement excessif de l’indemnité contractuelle litigieuse, mais sa qualification de clause pénale. En clair, seules les indemnités manifestement excessives qui peuvent être qualifiées de clause pénale sont susceptibles d’être réduites par le juge sur le fondement de ce texte. Au fil des arrêts rendus sur ce point, la Cour a logiquement été conduite à préciser les éléments constitutifs de cette qualification, qui constitue le « Sésame, ouvre-toi ! » de l’article 1152, alinéa 2, du Code civil. Pour que lui soit accordé le label de « clause pénale », la clause litigieuse doit avoir, d’abord, une origine contractuelle, ensuite, pour raison d’être de garantir l’exécution d’une obligation, enfin, pour objet de sanctionner l’inexécution illicite de l’obligation garantie. Par conséquent, alors même qu’elles fixent, à l’occasion de la formation (indemnité d’immobilisation stipulée dans une promesse unilatérale de contrat), de l’exécution (indemnité compensatrice de non-concurrence) ou de l’anéantissement (clause de dédit) d’un contrat, une somme d’argent, à titre de prix ou de dommages-intérêts, dont le montant est extrêmement important, les clauses contractuelles restent dans le champ d’application de l’article 1552, alinéa 1er, et sont donc, en dépit de l’injustice qu’elles engendrent, intangibles parce qu’elles ne réunissent pas les critères qui permettent de conclure à la qualification de clause pénale. En effet, soit elles ne garantissent pas l’exécution d’une obligation, mais en autorisent, au contraire, l’inexécution (clause de dédit), soit elles ne constituent pas la sanction d’une inexécution illicite, mais le prix d’une option (indemnité d’immobilisation) ou la contrepartie de l’exécution d’une obligation de ne pas faire (indemnité compensatrice de non-concurrence). Ce qui est remarquable, en l’espèce, c’est que l’arrêt rendu par la Cour de cassation rectifie la qualification impropre retenue par les parties pour lui substituer celle de clause pénale et, par

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conséquent, conduit à intégrer l’indemnité contractuelle litigieuse dans le champ d’application de l’article 1152, alinéa 2 du Code civil, et permet ainsi son éventuelle révision judiciaire. Ce qui retient, en second lieu, l’attention dans cette décision, c’est le motif retenu par les juges du fond pour évincer le pouvoir de révision judiciaire. La Cour d’appel avait, en effet, exclu l’indemnité contractuelle litigieuse du champ du texte salvateur parce qu’il s’agissait d’une indemnité forfaitaire, destinée à réparer le préjudice subi par le vendeur du fait de l’acquéreur qui a empêché la réalisation de la condition suspensive, et non d’une pénalité. La décision des juges du fond s’inscrivait parfaitement dans une interprétation restrictive du pouvoir exceptionnel de révision fondé sur l’article 1152, alinéa 2 du Code civil, que la Cour de cassation a choisi de cantonner aux clauses pénales stricto sensu. Or, une indemnité contractuelle forfaitaire n’est pas nécessairement une clause pénale, car elle n’est pas forcément destinée à garantir l’exécution d’une obligation, ni à sanctionner l’inexécution illicite de celle-ci. Le prix de l’exclusivité contractuelle fixé dans une indemnité d’immobilisation peut bien être forfaitaire, il ne répond pas à la qualification de clause pénale, faute d’obligation du bénéficiaire de la promesse unilatérale de contrat à garantir, puisque ce dernier est titulaire d’une option. Le dédit fixé en contrepartie du pouvoir unilatéral d’un contractant d’anéantir unilatéralement un contrat valablement formé peut bien être forfaitaire, il n’est pas « qualifiable » de clause pénale, car il ne garantit pas l’exécution d’une obligation dont il autorise l’inexécution. Mais, en l’espèce, même si en limitant le pouvoir judiciaire de révision aux seules clauses pénales manifestement excessives, les juges du fond étaient parfaitement en phase avec la jurisprudence de la Cour de cassation, c’est dans l’exercice de qualification qu’ils ont péché. En effet, la clause litigieuse avait bien pour fonction, indépendamment de la dénomination dont les contractants l’avaient affublée, de garantir l’exécution par l’acquéreur de l’obligation de diligence, que l’article 1178 impose indirectement à tout débiteur d’une obligation affectée d’une condition suspensive et de sanctionner son éventuelle inexécution. La qualification de clause pénale s’imposait donc et son éventuelle réduction itou.

Document 3 Cass. 3e civ., 15 décembre 1993

La Cour de cassation : Sur le moyen unique : Attendu, selon l’arrêt attaqué (CA Paris, 8 nov. 1990), que Mme Godard, qui avait consenti, le 22 mai 1987, aux consorts Cruz une promesse de vente d’un immeuble, valable jusqu’au 1er septembre 1987, a notifié aux bénéficiaires, le 26 mai 1987, sa décision de ne plus vendre ; que les consorts Cruz, ayant levé l’option le 10 juin 1987, ont assigné la promettante en réalisation forcée de la vente ; - Attendu que les consorts Cruz font grief à l’arrêt de les débouter de cette demande, alors, selon le moyen, que, dans une promesse de vente, l’obligation du promettant constitue une obligation de donner ; qu’en rejetant la demande des bénéficiaires en réalisation forcée de la vente au motif qu’il s’agit d’une obligation de faire, la cour d’appel a ainsi violé les articles 1134 et 1589 du Code civil ; - Mais attendu que la cour d’appel, ayant exactement retenu que tant que les bénéficiaires n’avaient pas déclaré acquérir, l’obligation de la promettante ne constituait qu’une obligation de faire et que la levée d’option, postérieure à la rétractation de la promettante, excluait toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d’acquérir, le moyen n’est pas fondé ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

� JCP 1995, II, 22366, note D. Mazeaud 1. - Colonne du temple contractuel, l’article 1134, alinéa 1er, du Code civil vient de subir, en raison de l’arrêt rendu par la troisième Chambre civile de la Cour de cassation le 15 décembre 1993, un coup de boutoir propre à le faire vaciller. Alors qu’il était engagé dans les liens d’un contrat de promesse unilatérale de vente, un promettant avait promptement rétracté son consentement. Croyant, bien naïvement, que le principe de la force obligatoire avait encore droit de cité dans notre droit contractuel, les

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bénéficiaires de la promesse, après avoir levé l’option dans le délai contractuellement prévu, avaient assigné le promettant en réalisation forcée de la vente promise. Leur invraisemblable audace (pensez ! S’il faut maintenant donner raison à un contractant qui invoque le respect de la parole donnée !) fut "châtiée" par les juges du fond qui les déboutèrent. Et comme ces plaideurs impénitents s’entêtaient, la Cour de cassation entonnant un hymne vibrant à la liberté contractuelle (la liberté de ne pas exécuter son obligation), leur tint, à peu près, ce langage : - primo, tant que le bénéficiaire d’une promesse unilatérale de vente n’a pas levé l’option, l’obligation du promettant ne constitue qu’une obligation de faire ; - secundo, la levée de l’option, lorsqu’elle intervient après la rétractation du promettant, exclut toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d’acquérir. Résumons : en cas de promesse de vente, l’intérêt de l’option et la formation de la vente promise dépendent, durant le délai d’option, de la volonté exclusive du promettant. 2. - Liberté, liberté chérie... Que les auteurs d’ouvrages relatifs au droit des obligations qui osent, pour décrire l’évolution du droit des contrats, affirmer que la liberté contractuelle est en déclin retournent à leurs chères études. Désormais, les conventions, plus précisément les contrats tiennent de loi à ceux qui les... respectent ! Que la pratique notariale, car il se dit que certains notaires pratiquent encore, les inconscients, la promesse unilatérale de vente, fasse passer le message dans les études : la vitalité de la promesse unilatérale dépend désormais du bon vouloir du promettant. Nul doute que, désormais, le compromis va envahir... Paris ! 3. - Plus sérieusement, qu’il nous soit permis de mettre en doute, après d’autres , les vertus de l’arrêt précité auquel, nous semble-t-il, il est concevable de reprocher non seulement l’inexactitude de la motivation (I) mais encore l’inopportunité de la solution (II). I. - L’inexactitude de la motivation 4. - Inexacte, la motivation de l’arrêt l’est, d’une part, au regard de la situation juridique du promettant (A), d’autre part, au regard du champ d’application de l’exécution forcée (B). A. - Au regard de la situation juridique du promettant 5. - Affirmer, comme le fait la Cour de cassation, que l’engagement souscrit par le promettant constitue une obligation de faire révèle un goût immodéré pour l’archaïsme. Depuis près d’un demi-siècle, en effet, la doctrine après la démonstration décisive de Louis Boyer , a montré de façon irréfutable que l’obligation engendrée par le contrat de promesse unilatérale de vente n’était pas une obligation de faire : "On ne saurait dire (...) que le titulaire de l’option a le droit d’exiger de l’autre partie la réalisation du contrat : c’est de sa volonté, et d’elle seule, que dépend la formation de ce dernier" . Et, en effet, une fois la promesse conclue, le promettant n’est pas débiteur d’une obligation de faire, il lui reste uniquement à exécuter la vente promise, à laquelle il a définitivement consentie, dès que le bénéficiaire aura levé l’option. Et comme l’a très judicieusement précisé M. Collart Dutilleul "(...), le maintien de la promesse concerne l’exécution du contrat : c’est le propre de tout contrat que d’être exécuté et ce serait pur artifice que de prendre pour objet d’une obligation de faire cette exécution que l’article 1134 suffit à justifier" .

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6. - D’ailleurs, et l’artifice de l’analyse de la Cour de cassation apparaît encore plus nettement, l’obligation de faire implique nécessairement une prestation positive à accomplir. Or, ce qui caractérise la situation du promettant, une fois la promesse conclue, c’est la passivité. Il en est contractuellement réduit à attendre la décision du bénéficiaire quant à la vente promise. Reste alors à déterminer en quoi consiste la situation juridique du promettant et, plus utilement encore, les effets de la promesse. Plusieurs thèses ont été développées à ce sujet : obligation de ne pas faire souscrite par le promettant pour certains ; obligation de donner à la charge de celui-ci pour d’autres ; rejet de toute référence à un quelconque droit de créance du bénéficiaire contre le promettant et recours à la notion de droit potestatif pour d’autres encore. La controverse n’est pas close et il serait irréaliste et prétentieux, dans une étude qui se veut brève, de se prononcer pour l’une ou l’autre opinion. En revanche, il paraît difficilement contestable que l’analyse retenue par la Cour de cassation, qui fait fi des réflexions doctrinales pourtant extrêmement raffinées avec une certaine désinvolture, est inexacte tout comme l’est son attachement, implicite, à une conception dépassée du domaine de l’exécution forcée. B. - Au regard du champ d’application de l’exécution forcée 7. - Même si on se résout à absoudre la Cour de cassation de l’inexactitude de son analyse concernant la situation juridique du promettant, force est de constater que sa motivation doit, en outre, être dénoncée sur le terrain de l’exécution forcée. Les juges du fond avaient rejeté la demande du bénéficiaire en s’appuyant sur l’objet de l’obligation du promettant : obligation de faire qui, en tant que telle, n’est pas susceptible d’exécution forcée. Certes, la cour n’a pas explicitement repris cette analyse à son compte mais, en rejetant le pourvoi qui la contestait, elle ne l’a pas condamnée non plus. Est-il besoin de rappeler le caractère suranné de cette appréhension du champ d’application de l’exécution forcée ? Chacun est censé savoir que, quelle que soit l’obligation qu’il a souscrite, le débiteur défaillant peut être contraint par son créancier à l’exécuter. Comme l’a souligné M. Mestre, « la jurisprudence a progressivement mis entre parenthèses les termes de l’article 1142 pour faire du droit à l’exécution forcée le principe (...)". Et l’obligation de faire n’échappe pas à ce "triomphe de la loi contractuelle », si ce n’est le cas dans lequel "la liberté individuelle du débiteur paraît aux yeux du juge plus forte encore que le droit du créancier" ou celui dans lequel le droit d’un tiers de bonne foi ne peut être sacrifié. Appliqués à la promesse de vente, ces principes qui régissent le droit à l’exécution forcée expliquent, d’une part, que le bénéficiaire qui, après avoir levé l’option, se heurte à la résistance du promettant, peut agir en exécution forcée de la vente promise ; d’autre part, que le droit du bénéficiaire doit céder face à celui du tiers acquéreur de bonne foi auquel le promettant, en dépit de la promesse, a vendu le bien promis . En revanche, ces mêmes principes ne sont pas conciliables avec la solution donnée par l’arrêt commenté. Rien ne justifie que le bénéficiaire doive faire son deuil de l’exécution de la vente lorsque le promettant s’est rétracté avant l’expiration du délai d’option. 8. - Pour justifier cette exclusion de l’exécution forcée, la Cour de cassation affirme que la rétractation du promettant excluait toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d’acquérir.

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Une telle affirmation trahit une appréhension hasardeuse du contrat de promesse unilatérale de vente. En effet, il nous semble, tout au contraire, que la rétractation du promettant pendant le délai d’option n’exerce aucune influence sur la formation de la vente promise. Dès la conclusion du contrat de promesse, le promettant a, d’ores et déjà donné son consentement à la vente, consentement définitif et irrévocable. La formation de la vente promise ne dépend plus alors que d’une condition : la levée de l’option. Condition nécessaire et suffisante ; la conclusion de la vente est, en raison de la promesse, indépendante de toute manifestation de volonté future du promettant. Elle est exclusivement subordonnée à l’expression du consentement du bénéficiaire. Par conséquent, la perfection de la vente promise est, non seulement, exclusive de toute nouvelle manifestation de volonté positive du promettant, qui n’a pas à réitérer un consentement déjà définitivement donné, mais encore, imperméable à une manifestation de volonté négative de ce même promettant. En bref, en raison de la promesse, la volonté du promettant est fixée, figée une fois pour toutes. Elle n’a pas à être exprimée de nouveau ; elle ne peut pas non plus être modifiée. Par conséquent, en dépit de la rétractation du promettant, il y a bien rencontre des volontés réciproques de vendre et d’acquérir puisque seule celle du bénéficiaire restait libre de se manifester et que la vente promise ne supposait plus, pour sa conclusion, que l’expression de sa volonté d’acquérir. La rétractation du promettant ne fait donc pas obstacle à la conclusion de la vente promise puisque celle-ci est formée par la seule volonté du bénéficiaire ; elle s’oppose uniquement, et provisoirement, à l’exécution de la vente. On l’a compris, par l’effet de la promesse de vente, le promettant, s’il reste propriétaire jusqu’à la levée de l’option, est déjà considéré comme vendeur. Sa volonté n’a donc désormais plus aucune prise sur la formation de la vente promise ; tout au plus, peut-elle contrarier son exécution mais un tel comportement fautif du promettant ne saurait faire échec au principe de la force obligatoire du contrat et donc à l’action en exécution forcée de la vente. 9. - Parce qu’elle fait dépendre l’exécution de la vente promise de la volonté du promettant, la décision de la Cour de cassation peut difficilement échapper à la critique. Critique justifiée en raison de l’inexactitude de l’analyse qui sous-tend la motivation de l’arrêt et de l’inopportunité de la solution qui en découle. II. - L’inopportunité de la solution 10. - L’arrêt rendu paraît totalement inopportun et cela, qu’on l’envisage au regard de la sécurité juridique (A), ou de la spécificité de la promesse unilatérale de vente (B). A. - Au regard de la sécurité juridique 11. - Inutile d’insister sur le coup porté par la Cour de cassation à la vitalité de la promesse unilatérale de vente. En permettant au promettant d’anéantir l’option du bénéficiaire selon son bon vouloir, la cour prive le contrat de promesse unilatérale de la plus élémentaire sécurité. A quoi bon, en effet, être doté d’une option si la pérennité de celle-ci dépend de la volonté du promettant, libre de décider du sort de la vente promise. Au fond, désormais, la promesse unilatérale se caractérise, non seulement, par la liberté d’acquérir du bénéficiaire, mais encore, par la liberté d’exécuter la vente du promettant. Autant dire que cette liberté réciproque pendant le délai d’option ôte à la promesse unilatérale de vente tout intérêt.

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12. - Au surplus, cette solution est en parfaite inadéquation avec le droit positif de la promesse unilatérale de vente. D’abord, elle frappe de caducité la règle unanimement admise selon laquelle la levée de l’option produit effet à condition qu’elle ait lieu pendant le délai contractuellement prévu. Désormais, il faut en outre que le promettant ne soit pas revenu sur son engagement d’exécuter la vente pendant ce même délai ! Ensuite, elle rend inutile la règle en vertu de laquelle le bénéficiaire peut obtenir la nullité de la vente conclue par le promettant avec un tiers de mauvaise foi comme l’a relevé M. Tournafond, pour éviter qu’une telle vente soit dorénavant anéantie, il suffira, au préalable, que le promettant rétracte son consentement. Autant dire que la Cour de cassation fait, grâce à son arrêt, la part belle à la fraude et à la mauvaise foi. Enfin, la cour opère une distinction totalement infondée entre les sanctions infligées au promettant selon qu’il se rétracte après que l’option aura été levée ou avant que celle-ci ait eu lieu. Du moment que le bénéficiaire lève l’option en temps utile, le principe de la force obligatoire du contrat doit jouer à plein. Pendant le délai d’option, la situation du promettant est une et indivisible : il est irrévocablement engagé dans les liens de la vente promise et seule la volonté du bénéficiaire a le pouvoir de sceller ou de desceller de tels liens. C’est peu de dire que l’arrêt commenté est incompatible avec les solutions traditionnellement admises. Mais même si l’on peut espérer que cette décision ne soit pas irréversible, il convient d’imaginer les parades propres à atténuer ses effets néfastes sur la sécurité du contrat de promesse. 13. - Puisque la rétractation du promettant constitue une inexécution illicite de la vente promise, on pourrait, en premier lieu, penser à stipuler dans la promesse une clause pénale destinée à sanctionner lourdement cette fraude. Le procédé, outre sa vertu comminatoire, présenterait l’avantage d’évaluer forfaitement les dommages-intérêts dus au bénéficiaire. Car, inutile de le préciser, la rétractation du promettant entraîne sa responsabilité contractuelle mais le bénéficiaire peut légitimement craindre que cette seule perspective, en raison des incertitudes qui entourent l’évaluation judiciaire du préjudice, soit insuffisamment dissuasive. D’où l’intérêt de prévoir une clause pénale fixant une forte sanction pécuniaire. Mais cette parade n’est pas, elle-même, imparable, puisque si la peine fixée est manifestement excessive eu égard au montant du préjudice, le promettant pourra obtenir du juge qu’il la révise sur le fondement de l’article 1152, alinéa 2, du Code civil. 14. - Aussi, peut-on préférer le mécanisme de la clause de dédit pour, suprême paradoxe, injecter un peu de sécurité dans la promesse ! En vertu de cette clause, le promettant peut, en effet, se délier librement de son engagement, autrement dit, ne pas exécuter la vente promise, à charge pour lui de verser un dédit au bénéficiaire. Au fond, par l’insertion d’une telle clause, il s’agit d’autoriser contractuellement le promettant à se rétracter, autrement dit de lui permettre d’échapper à l’exécution forcée malgré l’inexécution de la vente. L’intérêt de cette anticipation contractuelle nous paraît, au regard de l’arrêt commenté, indiscutable dès lors qu’on prendra la précaution de fixer un dédit suffisamment élevé pour que le promettant y regarde à deux fois avant de se dédire. L’avantage d’un tel procédé est que le dédit fixé dans la clause devra être intégralement versé par le promettant quelle que soit son importance et quel que soit le montant du préjudice effectivement subi par le bénéficiaire. En effet, le dédit ne constitue point la réparation du préjudice subi en raison de l’inexécution, il est simplement le prix du droit au regret, du droit de repentir contractuellement accordé au promettant. Dès lors, il exclut tout aléa inhérent à l’évaluation judiciaire du préjudice. Par ailleurs, et c’est en cela que, dans l’intérêt du bénéficiaire, il est plus avantageux qu’une clause pénale, le promettant ne peut

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pas échapper à son paiement intégral en réclamant sa réduction sur le fondement de l’article 1152, alinéa 2, du Code civil. En effet, la Cour de cassation réserve l’application de ce texte aux seules clauses pénales. Or, la clause de dédit n’est pas une clause pénale puisque celle-ci a pour cause la garantie de l’exécution de l’obligation souscrite par le débiteur, tandis que celle-là a pour cause la liberté d’une telle exécution. 15. - En définitive, pour éviter au bénéficiaire les inconvénients de l’inexécution de la vente promise par le promettant, mieux vaut, contractuellement, en autoriser le principe et en prévoir les conséquences ! En somme, le monde à l’envers, mais la responsabilité en incombe à la Cour de cassation qui fragilise, par son arrêt, la promesse unilatérale de vente, et remet, en outre, en cause la spécificité de ce contrat. B. - Au regard de la spécificité de la promesse unilatérale de vente 16. - Par son arrêt, la Cour de cassation aligne (abaisse devrait-on dire) le régime de la promesse unilatérale de vente sur celui de la simple offre de vente. En effet, lorsque l’offre a été émise avec un délai pour l’acceptation, la rétractation de l’offre avant l’expiration de ce délai, et avant l’acceptation, est constitutive d’une faute du pollicitant, sanctionnée par des dommages-intérêts. La solution de l’arrêt qui n’accorde au bénéficiaire que des dommages-intérêts lorsque le promettant a rétracté son consentement pendant le délai d’option entraîne donc, sur ce point, une assimilation "parfaite" du contrat de promesse unilatérale de vente à l’offre de vente. Inutile de dire que cette identité de régime, cette dégénérescence de la promesse unilatérale, sonne le glas de ce contrat en le privant de toute sécurité et, par conséquent, de toute utilité pratique. D’autant plus que beaucoup d’auteurs, à propos de la rétractation de l’offre avant l’expiration du délai d’acceptation, enseignent que l’acceptation intervenue entre ces deux événements entraîne la formation du contrat. La boucle est alors bouclée : le bénéficiaire d’une promesse unilatérale de vente est dans une situation plus fragile que le destinataire d’une offre. On croit rêver ! Plaise à la cour que le réveil ne soit pas trop douloureux et qu’elle affirme le plus rapidement possible que le bon vouloir du promettant ne peut pas empêcher le bénéficiaire, qui exerce son droit d’option dans le délai contractuellement prévu, d’obtenir, comme le contrat de promesse lui en donnait la légitime certitude, la réalisation de la vente promise.

Document 4 Cass. 3e civ., 11 mai 2011

La Cour de cassation : Attendu, selon l’arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 10 novembre 2009), rendu sur renvoi après cassation (3e chambre civile, 28 janvier 2009, pourvoi n° 08-12. 649), que les époux Pierre et Simone X... ont acquis l’usufruit d’un immeuble aux Saintes-Maries-de-la-Mer et leur fils Paul la nue-propriété ; que par acte authentique du 13 avril 2001, celui-ci a consenti après le décès de son père une promesse unilatérale de vente de l’immeuble à M. Y..., qui l’a acceptée, en stipulant que Mme Simone X... en avait l’usufruit en vertu de l’acte d’acquisition et que la réalisation de la promesse pourrait être demandée par le bénéficiaire dans les quatre mois à compter du jour où celui-ci aurait connaissance, par lettre recommandée avec demande d’avis de réception, du décès de l’usufruitière ; que par acte sous-seing privé du 7 avril 2004, Mme Z... a pris l’engagement de régulariser l’acte authentique de vente relatif à la promesse unilatérale de vente et s’est mariée le 28 avril 2004 avec M. Paul X..., qui est décédé le 25 mai 2004 ; que par acte du 31 octobre 2005, Mme Z...- X... a assigné M. Y... en annulation de la promesse unilatérale de vente ; que par lettre du 31 janvier 2006, Mme Z...- X... a notifié à M. Y... le décès de sa belle-mère usufruitière, survenu le 2 janvier 2006 ; que M. Y... a levé l’option le 17 mai 2006 ; - Sur le premier moyen : Vu les articles 1101 et 1134 du code civil ; - Attendu que pour dire la vente parfaite, l’arrêt retient qu’en vertu de la promesse unilatérale de vente Mme Z...- X... devait maintenir son offre jusqu’à l’expiration du délai de l’option, sans aucune faculté de rétractation ; que Mme Z...- X... ne pouvait se faire justice à elle-même et que le contrat faisant loi, elle ne

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pouvait unilatéralement se désengager ; - Qu’en statuant ainsi, alors que la levée de l’option par le bénéficiaire de la promesse postérieurement à la rétractation du promettant excluant toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d’acquérir, la réalisation forcée de la vente ne peut être ordonnée, la cour d’appel a violé les textes susvisés ; - Par ces motifs, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur le second moyen : Casse et annule.

� D. 2011, jur. p. 1457, note D. Mazeaud « Nous maintenons » ! Tel est le message clair et net envoyé par la troisième chambre civile de la Cour de cassation dans son arrêt rendu le 11 mai dernier. « Nous maintenons » la jurisprudence sur la sanction de la rétractation par le promettant de son engagement souscritdans une promesse unilatérale de vente. En dépit des vociférations d’une doctrine quasi unanime, « nous maintenons » que la sanction de cette rétractation ne peut consister en l’exécution forcée de la promesse unilatérale de contrat et ne peut se traduire que par le paiement de dommages-intérêts au profit du bénéficiaire de la promesse unilatérale de contrat.Inaugurée par un retentissant arrêt rendu par cette même troisième chambre civile, le 15 décembre 1993, cette solution avait été tant décriée, en raison de l’interprétation contestable des articles 1142 et 1134, alinéa 2, du code civil, sur lesquels elle repose, qu’on pouvait légitimement penser que, lorsque l’occasion lui serait donnée, la Cour de cassation opérerait un revirement qui semblait s’imposer, par ailleurs, en raison d’un contexte jurisprudentiel et législatif favorable à un tel changement de cap. En l’espèce, le bénéficiaire d’une promesse unilatérale de vente avait levé son option avant l’expiration du délai contractuellement prévu, mais après la rétractation du promettant. La cour d’appel avait privé de tout effet cette rétractation et décidé, donc, que la vente promise était parfaite. Il revenait alors à la Cour de cassation de dire quel pouvait être l’effet de la rétractation du promettant sur le sort de la vente promise. L’arrêt des juges du fond est censuré, au visa des articles 1101 et 1134 du code civil, parce que « la levée de l’option par le bénéficiaire de la promesse postérieurement à la rétractation du promettant excluant toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d’acquérir, la réalisation forcée de la vente ne peut être ordonnée ». Limpide, la solution retenue par la Cour de cassation ne s’impose pourtant pas avec la force de l’évidence. En bref, il nous semble qu’il demeure aujourd’hui des raisons de douter de sa légitimité (II), comme il existait, hier encore, des raisons de croire à son abandon (I) et comme il subsiste encore des raisons d’espérer qu’elle passera, dans un avenir dont nul ne peut prédire s’il est proche, à la trappe (III). I - Hier : les raisons d’y croire Si on pouvait légitimement penser, jusqu’au 11 mai dernier, que la jurisprudence de la troisième chambre civile était en sursis, c’est, en premier lieu, en raison des faiblesses d’ordre théorique qui l’affectaient. A l’époque, la troisième chambre civile appelait en effet l’article 1142 du code civil à la rescousse pour décider que la sanction de la rétractation du promettant ne pouvait se solder que par des dommages-intérêts. En bref, selon elle, le promettant était, par l’effet du contrat de promesse unilatérale, débiteur d’une obligation de faire, dont l’inexécution ne pouvait donc se résoudre, conformément à la lettre du texte précité, qu’en dommages-intérêts. Il était impossible de succomber à une telle motivation qui reposait sur une analyse erronée de la situation contractuelle du promettant qui, dans la perspective de la formation du contrat promis, n’est juridiquement tenu à effectuer aucune prestation et est concrètement réduit à la passivité, puisque pour que la promesse de vente se mue en vente, il faut simplement que le bénéficiaire lève l’option. Pire, la solution traduisait une lecture anachronique de l’article

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1142 du code civil, dont chacun sait que, s’il demeure dans le code, c’est parce que celui-ci n’a toujours pas été réformé, étant entendu que la loi ne correspond plus, sur ce point comme sur bien d’autres, au droit positif en vertu duquel tout créancier, quel que soit l’objet de l’obligation souscrite par son débiteur, a droit à l’exécution en nature. Avant le 11 mai dernier, l’avenir de la jurisprudence de la troisième chambre civile pouvait, en second lieu, sembler légitimement menacé au nom d’une certaine cohérence de la jurisprudence de la Cour de cassation. On passera rapidement sur l’arrêt rendu par la troisième chambre civile, le 7 mai 2008, dans lequel certains observateurs ont, en raison du visa de l’article 1134 du code civil, détecté un revirement en matière de sanction de la révocation abusive d’une offre à personne déterminée, assortie d’un délai d’acceptation. Il était, en effet, pour le moins audacieux d’induire de cet arrêt, qui se bornait à affirmer qu’une telle offre ne pouvait pas être rétractée pendant le délai prévu, que la sanction de sa révocation pouvait désormais consister dans la formation forcée du contrat... C’est surtout la décision que la Cour de cassation a rendue en matière de pacte de préférence, le 26 mai 2006, qui avait pu laisser croire en l’imminence d’un revirement en matière de promesse. En affirmant que « le bénéficiaire d’un pacte de préférence est en droit d’exiger l’annulation du contrat passé avec un tiers en méconnaissance de ses droits et d’obtenir sa substitution à l’acquéreur », la Cour avait, croyait-on, entrepris de restaurer la force obligatoire de tous les avant-contrats. Et la plupart des observateurs avaient, en toute logique, soutenu que, si le pacte de préférence donnait désormais prise au principe de l’exécution forcée en nature, la promesse unilatérale de contrat devrait nécessairement suivre... « Qui peut le plus, peut le moins ! », en somme. Si l’exécution forcée en nature d’un pacte de préférence, qui crée une simple priorité contractuelle au profit du bénéficiaire, est désormais admise, au nom d’un souci de cohérence élémentaire, il ne pouvait pas en aller autrement en matière de promesse unilatérale de contrat, laquelle engendre au profit du bénéficiaire une exclusivité contractuelle... Enfin, une décision rendue le 8 septembre 2010 avait été interprétée par quelques-unes des plus belles plumes du droit des contrats comme le signe d’« un abandon de la jurisprudence inaugurée en 1993 ». Pour censurer un arrêt dans lequel les juges du fond avaient débouté le bénéficiaire de sa demande en exécution forcée de la vente promise, à la suite du décès du promettant, faute d’un nouveau consentement exprimé par l’héritier mineur de celui-ci, la troisième chambre civile avait affirmé qu’« en statuant ainsi, alors que le promettant avaitdéfinitivement consenti à vendre et que l’option pouvait être valablement levée après son décès, contre ses héritiers tenus de la dette contractée par leur auteur, sans qu’il y ait lieu d’obtenir l’autorisation du juge des tutelles, la cour d’appel a violé » l’article 1589 du code civil. C’est dans l’utilisation du terme « définitivement », à propos du consentement du promettant, que certains avaient donc placé leurs espoirs dans un revirement prochain. A la vérité, la proposition était audacieuse, car affirmer que le consentement est « définitivement »émis ne préjuge pas de la nature de la sanction infligée au promettant s’il le rétracte...Reste qu’il n’était tout de même pas illégitime, au regard de ce faisceau d’indices jurisprudentiels, de prédire un revirement de la troisième chambre civile de la Cour de cassation... On sait maintenant le sort que la Cour a réservé aux supputations et aux prédictions des uns et des autres... Il demeure pourtant bien des raisons aujourd’hui encore de douter de la légitimité de ce « maintien » de jurisprudence... II - Aujourd’hui : les raisons de douter On ne parvient toujours pas à se convaincre de l’affirmation réitérée par la troisième chambre civile, selon laquelle, au fond, l’exécution forcée de la promesse de contrat est exclue en cas

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de rétractation du promettant, parce que celle-ci exclut toute rencontre des volontés propre à engendrer la formation du contrat promis. D’abord, parce qu’une telle affirmation revient à méconnaître les effets de la promesse de contrat, en vertu de laquelle le consentement du promettant au contrat promis est, par simple application de l’article 1134, alinéa 2, du code civil, d’ores et déjà irrévocablement exprimé, tandis que le bénéficiaire devient titulaire d’un droit potestatif d’option qui lui confère un pouvoir exclusif sur la suite du processus contractuel et le destin du contrat promis. Pour que ce contrat soit formé, il suffit donc que le bénéficiaire exprime son consentement, lequel rencontrera alors le consentement du promettant, définitivement et irrévocablement exprimé via la promesse. Aussi affirmer, comme le fait la Cour, que la rétractation du promettant interdit la formation de la vente promise, faute de rencontre des volontés, revient à nier purement et simplement l’existence même de la promesse, laquelle engendre le consentement du promettant à la vente promise, consentement dont l’ efficacité ne dépend plus que de la décision que prendra le bénéficiaire quant à la vente promise. Ensuite, parce que la motivation de l’arrêt prive de tout intérêt pratique la promesse unilatérale de contrat, puisqu’au lieu que la formation du contrat promis dépende de la volonté unilatérale du bénéficiaire, elle dépend aussi désormais de la volonté du promettant qui peut y faire échec en rétractant, en violation de l’article 1134, alinéa 2, du code civil, son consentement au contrat promis. A quoi bon, alors, conclure désormais une promesse unilatérale de contrat, si elle n’emporte pas plus de sécurité qu’une offre de contrat à personne déterminée assortie d’un délai d’acceptation, puisque la violation de l’une comme de l’autre se résoudra en dommages-intérêts ? A quoi bon conclure un tel avant-contrat, si le promettant est investi d’un pouvoir de ne pas contracter en dépit de la promesse qu’il a irrévocablement conclue, s’il est investi d’un pouvoir de dire « non ! » au contrat promis, alors que l’intérêt d’une promesse unilatérale de contrat est de lui imposer le devoir de dire « oui ! » ? Enfin, on ne peut se résigner à s’incliner devant ce « maintien » de jurisprudence, parce qu’il porte atteinte au cœur du modèle contractuel français et au principe du respect de la parole donnée, si fondamental qu’un des projets de réforme du droit des contrats l’avait érigé au rang de principe directeur, avant de battre inopinément en retraite à la suite des vives critiques des gardiens du temple contractuel. Principe moral en vertu duquel la parole contractuellement donnée a une valeur telle qu’elle n’a pas de prix. Entendons par-là, et c’est une spécificité de notre modèle contractuel, spécificité plus culturelle que rationnelle d’ailleurs, qu’il existe un lien irréductible entre la force obligatoire du contrat, qui s’entend ici de l’irrévocabilité unilatérale de l’engagement contractuel, et l’exécution forcée en nature. En décidant que le manquement du promettant à l’engagement qu’il a souscrit en vertu de la promesse unilatérale de contrat ne peut se résoudre qu’en dommages-intérêts, la Cour de cassation rompt, en l’occurrence, ce lien, puisqu’elle admet que la parole du promettant n’est pas gravée dans le marbre contractuel et a un prix, dont le paiement lui permet d’échapper à l’exécution de son engagement. Le maintien de sa jurisprudence par la Cour de cassation oblige donc les praticiens à exploiter les ressources de la liberté contractuelle pour pallier l’ imprévisibilité que cet entêtement jurisprudentiel provoque. Dans cette perspective, on peut imaginer plusieurs voies.Il est tout d’abord concevable de stipuler une clause pénale qui incitera le promettant à exécuter fidèlement sa promesse. Mais cette parade a ceci d’insuffisant qu’en raison de son caractère indemnitaire, elle ne pourra pas permettre au bénéficiaire d’obtenir l’exécution forcée en nature de la promesse violée. Pour qu’il en aille autrement, il convient alors de stipuler une clause d’exécution forcée en nature de la promesse inexécutée. Mais on sait, depuis un arrêt du 27 mars 2008, qu’une telle clause, pour conduire, en cas de rétractation, à la formation forcée du contrat promis, ne peut se contenter de préciser que le promettant souscrit un engagement ferme, définitif et

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irrévocable. Elle doit préciser quelle sera la nature de la sanction de la violation d’un tel engagement. En clair, elle doit indiquer que la rétractation du promettant pendant le délai d’option contractuellement fixé ne pourra pas faire échec à la formation du contrat promis, au cas où le bénéficiaire exprimerait son consentement avant l’expiration de ce délai.Si, après un bref retour sur le passé et un rapide survol du présent, on scrute, pour finir, l’avenir, il semble que demeurent certaines raisons d’espérer. III - Demain : les raisons d’espérer Les raisons qui permettent d’espérer encore dans la restauration de ce contrat préparatoire que constitue la promesse unilatérale de contrat résident dans les projets de réforme du droit des contrats. On relèvera que tous ces projets, si différents sur certains points, modifient à l’ unisson la jurisprudence de la troisième chambre civile de la Cour de cassation. Tous contiennent, en effet, une disposition aux termes de laquelle la formation forcée du contrat promis peut être prononcée pour sanctionner la rétractation du promettant. De lege ferenda, le principe moral du respect de la parole donnée a donc vocation à jouer pleinement ici, sans doute parce que, contrairement à certains conseillers de la Cour de cassation, les rédacteurs de ces textes ont compris qu’en dépit du qualificatif d’avant-contrat qu’on lui attribue souvent, la promesse unilatérale répond bien à la qualification de contratqui, en tant que tel, unit irrévocablement ceux qui l’ ont librement conclu et doit, en cas de révocation unilatérale, conduire à son exécution forcée, c’est-à-dire à la formation forcée du contrat promis.

Document 5 Cass. ass. plén., 24 février 2006

La Cour de cassation : Sur le moyen unique : Vu l'article 1840 A du Code général des impôts, applicable à la cause, et les articles 2044 et 2052 du Code civil ; - Attendu, selon l'arrêt attaqué, rendu sur renvoi après cassation, que la commune de Luçon et la Société de participation et de conseil (Soparco), qui étaient en litige au sujet d'une vente immobilière conclue en 1993, ont signé le 21 avril 1995 un protocole d'accord aux termes duquel la commune de Luçon s'est engagée à céder à la Soparco divers terrains et bâtiments sous condition suspensive de la construction d'un hôtel, les parties se désistant des instances en cours et la Soparco reconnaissant la caducité de la vente de 1993 et s'engageant à formaliser cette reconnaissance par acte authentique ; que la commune de Luçon soutenant que la promesse unilatérale de vente était nulle, faute d'avoir été enregistrée dans les dix jours de son acceptation par son bénéficiaire, la Soparco a engagé une action en justice afin de faire constater le caractère synallagmatique de l'accord ; - Attendu que pour déclarer nulle la promesse de vente, l'arrêt retient que le protocole d'accord ne comporte pas, en contrepartie de l'engagement de la commune de Luçon de vendre, un engagement corrélatif d'acheter à la charge de la Soparco, que la circonstance que la promesse est incluse dans une transaction ne peut avoir pour effet de remettre en cause son caractère unilatéral et n'implique nullement pour le bénéficiaire l'obligation d'acheter et que, s'agissant d'une promesse unilatérale, la commune de Luçon est bien fondée à opposer à la Soparco les dispositions de l'article 1840 A du Code général des impôts ; - Qu'en statuant ainsi, alors que la transaction est une convention ayant entre les parties autorité de la chose jugée, stipulant des engagements réciproques interdépendants, dont la promesse de vente n'est qu'un élément, de sorte que l'article 1840 A du Code général des impôts est sans application, la cour d'appel a violé les textes susvisés ; - Par ces motifs : Casse et annule.

� RDC 2006, p. 715, note I. Dauriac Malgré la fréquence des arrêts rendus sur ce point, la détermination du caractère unilatéral ou synallagmatique de la promesse de vente suscite encore parfois hésitations et controverses. Qu'un premier arrêt de cassation et une résistance de la Cour de renvoi nécessitent que ce contentieux soit déféré à l'Assemblée plénière en témoigne. Les enjeux du litige étaient pourtant classiques ; et sa solution n'est pas véritablement nouvelle.

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Dans le cadre d'un protocole d'accord, conclu pour mettre fin au litige les opposant au sujet d'une opération immobilière, la commune de Luçon avait souscrit en faveur de la société Soparco l'engagement de vendre divers terrains et bâtiments sous condition suspensive de la construction d'un hôtel, les deux parties s'étant désistées, par là même, de l'instance en cours, avaient reconnu la caducité de la vente litigieuse et s'étaient engagées à formaliser cette reconnaissance par acte authentique. La contestation rebondit pourtant, cette fois, à propos de la validité de la promesse de vente incluse dans ladite transaction. Et, très classiquement, le contentieux se cristallisa alors sur les conséquences du non respect de l'article 1840 A du CGI qui prescrit l'enregistrement de la promesse unilatérale dans les dix jours de son acceptation par son bénéficiaire à peine de nullité. Le débat s'ouvrait ainsi a priori en termes simples : le défaut d'enregistrement impliquait ou non la nullité de la promesse, selon que celle-ci serait qualifiée de promesse unilatérale ou synallagmatique par la juridiction saisie. Le risque de la qualification était évidemment d'offrir au promettant le moyen de se dérober à son engagement au prétexte de la nullité purement formelle de l'article 1840 A du CGI. L'existence, dans un contentieux strictement similaire, d'un précédent jurisprudentiel explicite permettait d'espérer que la messe soit dite sans grande hésitation. C'est pour violation des articles 1103 du Code civil et 1840 A du CGI ensemble que fut cassé, en 1995, l'arrêt d'appel ayant admis la nullité de la promesse unilatérale incluse dans une transaction, alors que cette dernière comportait un ensemble d'obligations contractuelles réciproques. L'arrêt de cassation de la troisième Chambre civile de la Cour de cassation du 26 mars 2003 n'en était au demeurant que la reprise fidèle. La résistance opposée par les juges du fond, jusque sur renvoi après cassation, s'explique pourtant. En effet, les qualificatifs « unilatéral » ou « synallagmatique » ne revêtent pas un sens strictement identique, suivant qu'ils sont accolés à la notion de contrat ou plus spécifiquement à celle de promesse de contrat. Le caractère synallagmatique de la promesse n'entend pas refléter exclusivement la réciprocité et l'interdépendance des obligations de chaque contractant. D'ailleurs, la seule stipulation d'une indemnité d'immobilisation suffit à constituer le caractère synallagmatique du contrat qui, pour être une promesse de vente, n'en demeure pas moins une promesse unilatérale de vente tant que son bénéficiaire n'a souscrit aucun engagement d'acheter. À proprement parler, il n'y a de promesse synallagmatique de vente que là où à l'engagement de vendre d'un contractant répond en contrepartie un engagement corrélatif d'acheter de son cocontractant. De sorte que la tentation est grande de tenir la seule inclusion d'une promesse unilatérale dans une transaction, par nature synallagmatique, comme inopérante à provoquer, d'abord, sa requalification en promesse synallagmatique et à écarter, ensuite, la menace d'une annulation pour défaut d'enregistrement. Tant que le débat se cristallise sur la seule question de qualification ou de classification du contrat, la lettre claire de l'article 1840 A du CGI s'y oppose certainement : la transaction est synallagmatique et la promesse qu'elle contient reste unilatérale. Toutefois, si la conclusion peut satisfaire au plan de la classification, son juridisme déçoit eu égard aux intérêts en présence. La fonction assignée à la formalité de l'enregistrement invite au contraire à plus d'ouverture.

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L'enregistrement de la promesse unilatérale sous seing privée devrait éviter la dissimulation soit d'une fraction du prix d'achat dans l'acte authentique, soit du prix de cession de la promesse qui pourrait être exigé par un professionnel à l'égard d'un candidat acheteur. Or, la seule circonstance que la promesse unilatérale soit incluse dans une transaction exclut vraisemblablement pareille éventualité. L'habileté de l'Assemblée plénière est certainement, ici, de ne s'être pas laissée enfermer par la seule question formelle de qualification ou de classification de la promesse. Le visa de l'article 2044 ayant été préféré à celui de l'article 1103 du Code civil, l'éviction de l'article 1840 A du CGI est ici commandée par la seule circonstance que la promesse n'est qu'un élément d'une opération juridique plus vaste dont le caractère synallagmatique est indiscutable. Esquiver la question du caractère de la promesse que suggérait la lettre de l'article 1840 A CGI a ainsi permis d'éviter que le promettant n'en prenne prétexte pour se dérober à ses engagements.

Document 6 Cass. 3e civ., 19 mars 1997

La Cour de cassation : Sur le premier moyen, pris en sa première branche : Vu l’article 1134 du Code civil ; -Attendu, selon l’arrêt attaqué (Montpellier, 20 décembre 1994), que suivant un acte du 5 février 1987, les époux A... se sont engagés à vendre une parcelle à MM. X... et Y..., l’acte contenant une faculté de substitution au profit des bénéficiaires ; que la promesse de vente, initialement valable jusqu’au 30 octobre 1987, a été prorogée jusqu’au 30 septembre 1988 ; que, suivant un acte du 2 septembre 1988, les bénéficiaires se sont substitués M. Z... ; que, le 23 septembre 1988, l’option a été levée par la société civile immobilière Montpelliéraine de promotion ; que la vente n’a jamais été régularisée ; que, par un acte du 2 mars 1990, MM. X... et Y... se sont substitués dans le bénéfice de la promesse puis ont assigné les époux A..., aux droits desquels se trouvent les consorts A..., en réalisation de la vente et paiement de dommages-intérêts ; - Attendu que, pour débouter MM. X... et Y... de leur demande en réalisation de la vente, l’arrêt retient que, si M. Z... bénéficiait d’une substitution consentie le 2 septembre 1988, la société civile immobilière Montpelliéraine de promotion ne bénéficiait d’aucune convention de substitution, que, n’étant pas bénéficiaire de la promesse de vente, sa levée d’option n’avait aucune valeur juridique et n’avait eu aucun effet, que la promesse qui n’avait pas été suivie de l’acceptation de l’acquéreur désigné avant le 30 septembre 1988 était devenue caduque à cette date et que les démarches entreprises par MM. X... et Y... étaient dès lors inopérantes ; - Qu’en statuant ainsi, alors que la convention du 2 septembre 1988 stipulait que M. Z... agissait pour son compte ou le compte de toute personne morale ou physique qu’il lui plairait de se substituer, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; - Et sur le premier moyen, pris en sa seconde branche : Vu l’article 1840 A du Code général des impôts ; - Attendu qu’est nulle et de nul effet toute promesse unilatérale de vente afférente à un immeuble, à un droit immobilier, à un fonds de commerce, à un droit à un bail portant sur tout ou partie d’un immeuble ou aux titres des sociétés visées aux articles 728 et 1655 ter, si elle n’est pas constatée par un acte authentique ou par un acte sous seing privé enregistré dans le délai de 10 jours à compter de la date de son acceptation par le bénéficiaire ; qu’il en est de même de toute cession portant sur lesdites promesses qui n’a pas fait l’objet d’un acte authentique ou d’un acte sous seing privé enregistré dans les 10 jours de sa date ; - Attendu que, pour annuler les conventions de substitution des 2 septembre 1988 et 2 mars 1990, l’arrêt retient que les conventions de substitution s’analysent en une cession du bénéfice de la promesse de vente et que, n’ayant pas été publiées, elles sont nulles ; - Qu’en statuant ainsi, alors que la faculté de substitution n’ayant pas le caractère d’une cession n’entre pas dans le domaine d’application de l’article 1840 A du Code général des impôts, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; -Par ces motifs, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur le second moyen : Casse et annule, dans toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 20 décembre 1994, entre les parties, par la cour d’appel de Montpellier ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Toulouse.

� Defrénois 1997, p. 1351, note D. Mazeaud S’il est une question à propos de laquelle les esprits les plus talentueux ont déployé des trésors d’imagination et d’inventivité, c’est bien celle de la nature juridique de la faculté de substitution dans les promesses de vente. Selon les plumes des auteurs, cette faculté, ou plus

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exactement la substitution du nouveau bénéficiaire au bénéficiaire initial, a été qualifiée de stipulation pour autrui, de délégation, de contrat pour autrui, de cession de contrat, de cession de droit potestatif d’option... Pourquoi tant d’énergie créatrice déployée à propos de cette stipulation qui permet au bénéficiaire d’une promesse de vente de se substituer un tiers dans les droits (droit potestatif d’option) et obligations (prix de l’option) engendrés par l’avant-contrat ? Simplement parce que depuis des lustres la troisième chambre civile de la Cour de cassation rend des arrêts pour le moins lapidaires par lesquels elle fait échapper l’opération étudiée tant au formalisme civil de l’article 1690 du Code civil, qu’au formalisme fiscal de l’article 1840-A du Code général des impôts. L’ arrêt rendu le 19 mars 1997 constitue un exemple édifiant de la démarche de la Cour de cassation et permet de mieux comprendre « l’activisme » doctrinal. Une promesse unilatérale de vente comportait une faculté de substitution au profit du bénéficiaire qui l’avait exercée. Après quelques péripéties sans intérêt pour la solution du litige et que l’option a été effectivement levée par un bénéficiaire substitué, la réalisation de la vente est réclamée au promettant près d’un an et demi après la levée de l’option. Pour éluder son engagement, le promettant brandit alors l’article 1840-A du Code général des impôts aux termes duquel « est nulle et de nul effet toute promesse unilatérale de vente afférente à un immeuble, à un droit immobilier, à un fonds de commerce, à un droit à un bail portant sur tout ou partie d’un immeuble (...) si elle n’est pas constatée par un acte authentique ou par un acte sous seing privé enregistré dans le délai de dix jours à compter de la date de son acceptation par le bénéficiaire. Il en est de même de toute cession portant sur lesdites promesses qui n’a pas fait l’objet d’un acte authentique ou d’un acte sous seing privé enregistré dans les dix jours de sa date ». La cour d’appel a succombé à la tentation du formalisme fiscal puisque après avoir, assez naturellement il faut bien le reconnaître, qualifié la faculté de substitution en une cession du bénéfice de la promesse de vente, elle a décidé que la substitution conventionnelle était nulle, faute d’avoir respecté les prescriptions de l’article 1840-A du Code général des impôts. Son arrêt est cassé par la Cour de cassation qui décide « qu’en statuant ainsi, alors que la faculté de substitution n’ayant pas le caractère d’une cession n’entre pas dans le domaine d’application de l’article 1840-A du Code général des impôts, la cour d’appel a violé le texte » en question. Comme d’habitude, la Cour de cassation écarte donc tout formalisme en la matière et « se justifie » en affirmant que l’exercice de la faculté de substitution n’opère pas cession du contrat de promesse. La jurisprudence de la troisième Chambre civile en général et l’arrêt commenté en particulier laissent insatisfait sur le plan technique car on comprend mal, avec une grande quantité d’auteurs, pourquoi le mécanisme juridique examiné peut échapper à la qualification de cession de promesse. En particulier, l’explication tirée de la stipulation pour autrui que, dans un arrêt déjà ancien, la Cour de cassation s’était hasardée à retenir, ne saurait être employée pour qualifier la substitution de bénéficiaire. D’une part, parce que le droit d’option du bénéficiaire substitué ne naît pas, dès la conclusion de la promesse, directement dans son patrimoine, contrairement à ce qu’implique la notion de stipulation pour autrui ; il transite par le patrimoine du bénéficiaire initial qui le lui transfère par la convention distincte que constitue la clause de substitution. D’autre part, ainsi que l’a très honnêtement reconnu M. Billiau, qui a pourtant talentueusement défendu la qualification de stipulation pour autrui, celle-ci ne peut pas être retenue lorsque le consentement du tiers bénéficiaire est une condition de validité de l’opération contractuelle qui se noue à son profit. Or ce consentement est nécessaire lorsque la stipulation pour autrui crée une obligation à la charge du tiers bénéficiaire, ce qui sera quasiment toujours le cas pour le bénéficiaire substitué d’une promesse de vente qui devient par l’effet de la substitution créancier de l’option mais aussi débiteur du prix de l’exclusivité. Quoi qu’il en soit, la doctrine, qui n’est pas dupe de l’hostilité de la Cour de cassation envers

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le formalisme fiscal, s’escrime en vain à découvrir une qualification. En vain, parce que manifestement la troisième Chambre civile n’en a cure et se préoccupe sans doute moins de la qualification exacte dont la substitution doit être revêtue que d’assurer le respect des engagements souscrits par des promettants de mauvaise foi qui essaient de se libérer en invoquant le non-respect du formalisme fiscal ou civil. Et c’est sans doute pour écarter l’alibi du formalisme que la Cour de cassation délaisse quelque peu la rigueur juridique au profit de la stabilité contractuelle. D’ailleurs, si l’on s’appuie sur la très intéressante réflexion de notre collègue Philippe Brun, on comprend beaucoup mieux la politique de la troisième Chambre civile sur la question. A la suite de l’étude approfondie de tous les arrêts rendus sur ce point, M. Brun considère, en effet, qu’il convient d’opérer une distinction. Lorsque la Cour, comme dans l’arrêt commenté, statue sur l’application de l’article 1840-A, elle affirme très nettement que la substitution de bénéficiaire ne constitue point une cession de contrat. C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’elle avait une fois retenu la qualification de stipulation pour autrui. Si la Cour écarte délibérément la qualification de cession, c’est sans aucun doute parce qu’elle accorde en la matière la priorité à l’impératif de sécurité juridique : l’alibi du formalisme fiscal opportunément avancé par des promettants déloyaux est balayé d’un revers de la main par la Cour. Reste que cette victoire sur la mauvaise foi est arrachée au prix d’une « disqualification » pour le moins hasardeuse. En effet, ainsi que l’avait déjà soutenu M. Rémy, « en réalité, la substitution de bénéficiaire est une cession de la promesse. Il importe peu, à cet égard, qu’elle s’appuie sur une clause de substitution expressément convenue : cela ne change rien à sa nature juridique ». Quant à la faculté de substitution contractuellement prévue, elle n’est rien d’autre qu’une clause qui prévoit « expressément la possibilité de céder les droits conférés par la promesse ». Lorsque l’on se penche, ensuite, sur la jurisprudence rendue à propos du champ d’application de l’article 1690 du Code civil, on constate que la Cour repousse le formalisme civil en affirmant que la substitution n’est pas une cession de créance et, surtout, que dans ces affaires où la question de l’enregistrement ne se pose point la Cour paraît beaucoup moins gênée de parler de cession de contrat. Quoi qu’il en soit, comme la remarque en a déjà été faite, l’éviction du formalisme de l’article 1690 du Code civil s’impose. D’une part, parce que soumettre l’efficacité de la substitution de bénéficiaire au respect de ses prescriptions constituerait une prime à la mauvaise foi du promettant qui serait alors tenté « de faire valoir l’inopposabilité à son égard d’une opération qu’il a pourtant agréée par avance, en consentant à l’insertion dans le contrat de promesse d’une clause de substitution ». D’autre part, le formalisme civil de l’article 1690 du Code civil est inadapté à la cession de contrat : « ces formalités sont insuffisantes lorsque le consentement du cédé est nécessaire » et « excessives lorsqu’il ne l’est pas et la seule connaissance de la cession intervenue suffit ». Pour conclure, on ne peut donc que s’associer à ceux des auteurs qui regrettent que la Cour de cassation s’entête à ne pas admettre que la substitution de bénéficiaire dans la promesse de vente constitue une cession de contrat, mais on doit la féliciter de repousser ainsi les argumentations de promettants déloyaux qui dissimulent sous le masque du formalisme leur infidélité contractuelle.

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Séance n° 2 La qualification d’un contrat de vente

I/ Le consentement

A) Le pacte de préférence

1. Cass. ch. mixte, 26 mai 2006 : Bull. civ. n° 4 ; JCP 2006, II, 10142, note L. Leveneur (document 1).

2. Th. Piazzon, « Retour sur la violation des pactes de préférence » : RTD civ. 2009, p. 433 (document 2).

B) La faculté de repentir

- Cass. 3e civ., 11 mai 1976 : Bull. civ. III, n° 199 (document 3).

II/ La chose

A) Les choses aliénables

- Cas pratique :

Le Dr Diafoirus a cédé au Dr Purgon sa clientèle. L’acte de cession porte précisément sur l’activité médicale destinée aux patients ayant besoin de soins réguliers de dialyse. Le cabinet médical du Dr Diafoirus est le seul dans un rayon de 50 kilomètres à être équipé d’appareils permettant de réaliser des dialyses. Qu’en est-il en droit ?

B) La vente de la chose d’autrui

- Cass. 3e civ., 22 mai 1997 : Bull. civ. III, n° 114 ; RTD civ. 1999, p. 652,

note F. Zénati (document 4).

C) Les clauses d’inaliénabilité

- Cas pratique :

M. Danglars est propriétaire d’une forêt de 10 hectares située en Provence. Il en a légué par testament cinq hectares à sa fille Mercédès et cinq hectares à son petit-fils Edmond.

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Edmond a des difficultés à gérer ses revenus. Ayant été par deux fois interdit bancaire, il s’est finalement décidé, avec l’aide d’un thérapeute, à se sortir de son comportement dépensier. Dans le testament il est stipulé : « Je désire que mon petit-fils Edmond, en cas de vente des cinq hectares que je lui ai transmis par le présent acte, et dans les cinq ans après mon décès, vende à sa tante Mercédès ». Un an après le décès de M. Danglars, Mercédès a vendu sa parcelle à M. Faria. Aujourd’hui, cela fait deux ans que M. Danglars est décédé, Edmond souhaite vendre le terrain forestier que son grand-père lui a légué afin de financer l’achat d’un appartement à Marseille. Il n’est plus le panier percé qu’il fut autrefois. M. Alexandre D., un ami, s’est dit intéressé par l’achat des cinq hectares.

III/ Le prix

A) La détermination du prix

- Cas pratique :

Robert et Clara se sont fiancés l’année dernière. Ils ont emménagé dans le studio de Clara et ont décidé d’acheter une voiture (une Renault Clio). Le concessionnaire leur a conseillé de signer tout de suite le bon de commande afin que la livraison puisse avoir lieu avant le 1er février, ce qu’ils ont fait. Dans le bon de commande, il est mentionné un prix indicatif de 9 632 euros. De plus, il est stipulé que le prix dû par l’acheteur sera celui communiqué par le vendeur au jour de la livraison de la voiture. Le 30 janvier, la Clio est arrivée chez le concessionnaire. Au moment de payer, le concessionnaire leur réclame 12 475 euros. Étonnés, Robert et Clara demandent des explications. Le concessionnaire justifie la différence entre le prix indiqué dans le bon de commande et celui exigible par l’augmentation du coût de l’acier. L’achat de la voiture est-il valable ?

- Cass. ass. plén., 4 décembre 1995 (4 arrêts) : Les grandes décisions de la jurisprudence civile, PUF, 2011, n° 23, p.174, comm. H. Aubry (document 5).

B) La lésion

- Cas pratique :

Un immeuble est vendu 100 000 euros alors qu’il en valait 300 000. Au jour de l’action en rescision, il vaut 450 000 euros. Quel montant l’acquéreur doit-il payer s’il veut éviter la rescision de la vente ?

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Document 1 Cass. ch. mixte, 26 mai 2006

La Cour de cassation : Sur le moyen unique : Attendu, selon l’arrêt attaqué (CA Papeete, 13 févr. 2003), qu’un acte de donation partage dressé le 18 décembre 1957 et contenant un pacte de préférence a attribué à Mme Adèle Amaru un bien immobilier situé à Haapiti ; qu’une parcelle dépendant de ce bien a été transmise, par donation partage du 7 août 1985, rappelant le pacte de préférence, à M. Ruini Amaru, qui l’a ensuite vendue le 3 décembre 1985 à la SCI Emeraude, par acte de M. Solari, notaire ; qu’invoquant une violation du pacte de préférence stipulé dans l’acte du 18 décembre 1957, dont elle tenait ses droits en tant qu’attributaire, Mme Pere a demandé, en 1992, sa substitution dans les droits de l’acquéreur et, subsidiairement, le paiement de dommages intérêts ; - Attendu que les consorts P. font grief à l’arrêt d’avoir rejeté la demande tendant à obtenir une substitution dans les droits de la société Emeraude alors, selon le moyen : 1° / que l’obligation de faire ne se résout en dommages intérêts que lorsque l’exécution en nature est impossible, pour des raisons tenant à l’impossibilité de contraindre le débiteur de l’obligation à l’exécuter matériellement ; qu’en dehors d’une telle impossibilité, la réparation doit s’entendre au premier chef comme une réparation en nature et que, le juge ayant le pouvoir de prendre une décision valant vente entre les parties au litige, la cour d’appel a fait de l’article 1142 du code civil, qu’elle a ainsi violé, une fausse application ; 2°/ qu’un pacte de préférence, dont les termes obligent le vendeur d’un immeuble à en proposer d’abord la vente au bénéficiaire du pacte, s’analyse en l’octroi d’un droit de préemption, et donc en obligation de donner, dont la violation doit entraîner l’inefficacité de la vente conclue malgré ces termes avec le tiers, et en la substitution du bénéficiaire du pacte à l’acquéreur, dans les termes de la vente ; que cette substitution constitue la seule exécution entière et adéquate du contrat, laquelle ne se heurte à aucune impossibilité ; qu’en la refusant, la cour d’appel a violé les articles 1134, 1138 et 1147 du code civil ; 3°/ qu’en matière immobilière, les droits accordés sur un immeuble sont applicables aux tiers dès leur publication à la conservation des hypothèques ; qu’en subordonnant le prononcé de la vente à l’existence d’une faute commise par l’acquéreur, condition inutile dès lors que la cour d’appel a constaté que le pacte de préférence avait fait l’objet d’une publication régulière avant la vente contestée, la cour d’appel a violé les articles 28, 30 et 37 du décret du 4 janvier 1955 ; - Mais attendu que, si le bénéficiaire d’un pacte de préférence est en droit d’exiger l’annulation du contrat passé avec un tiers en méconnaissance de ses droits et d’obtenir sa substitution à l’acquéreur, c’est à la condition que ce tiers ait eu connaissance, lorsqu’il a contracté, de l’existence du pacte de préférence et de l’intention du bénéficiaire de s’en prévaloir ; qu’ayant retenu qu’il n’était pas démontré que la société Emeraude savait que Mme P. avait l’intention de se prévaloir de son droit de préférence, la cour d’appel a exactement déduit de ce seul motif, que la réalisation de la vente ne pouvait être ordonnée au profit de la bénéficiaire du pacte ; - D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

� JCP 2006, II, 10142, note L. Leveneur Un acte de donation (…) contient un pacte de préférence. Une telle stipulation est loin d’être exceptionnelle ; répandue dans le monde des affaires, elle est également « assez fréquente dans les pactes de famille », où elle permet de donner corps à l’idée de conservation des biens dans la famille à laquelle de nombreuses personnes sont attachées : si certains des biens qu’un ascendant a répartis entre ses descendants viennent à être vendus par l’un des attributaires, le passage en des mains tierces pourra être évité grâce à la priorité stipulée au profit des copartageants. Cependant, en l’espèce, les choses ne se passent pas comme prévu. Une parcelle dépendant de l’un des biens qui avaient fait l’objet de la donation-partage est vendue en 1985 à une société civile immobilière sans que le pacte de préférence ait été respecté, c’est-à-dire sans qu’il ait été proposé aux autres attributaires-copartageants d’acquérir la parcelle en priorité. Invoquant la violation du pacte, un bénéficiaire de celui-ci demande, en 1992, sa substitution dans les droits de l’acquéreur, et subsidiairement des dommages-intérêts. N’ayant obtenu que les seconds mais pas la substitution, il forme un pourvoi en cassation. Le moyen reproche à la cour d’appel d’avoir violé, par fausse application, l’article 1142 du Code civil ; il soutient que la violation du droit de préemption octroyé, qui s’analyse en obligation de donner, doit entraîner l’inefficacité de la vente conclue avec le tiers et la substitution du bénéficiaire du pacte à l’acquéreur, et que le pacte ayant fait l’objet ici

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d’une publication à la Conservation des hypothèques, il est inutile de subordonner le prononcé de la vente au profit du bénéficiaire à l’existence d’une faute commise par l’acquéreur. La question est donc celle de savoir quelles sont les sanctions de la violation du pacte de préférence, et très précisément si la substitution du bénéficiaire dans les droits du tiers contractant est envisageable et à quelles conditions. La réponse n’était jusqu’ici guère douteuse en jurisprudence, qui excluait cette substitution. Mais, semble-t-il parce qu’une partie de la doctrine se montrait critique et que la possibilité d’une évolution méritait d’être discutée, la première chambre civile, qui était saisie du pourvoi dans cette affaire, décida de la renvoyer devant une chambre mixte ; celle-ci a été composée des première et troisième chambres civiles, de la chambre commerciale et de la chambre sociale. L’arrêt rendu par cette chambre mixte marque effectivement une évolution, mais qui, en l’espèce, demeure largement théorique. La portée concrète du changement apparaît assez limitée, du moins en ce qui concerne le pacte de préférence ; elle pourrait en revanche se faire sentir ailleurs. 1. La possibilité théorique d’une substitution La Cour de cassation admet que « le bénéficiaire d’un pacte de préférence est en droit d’exiger l’annulation du contrat passé avec un tiers en méconnaissance de ses droits et d’obtenir sa substitution à l’acquéreur », tout en subordonnant ce droit à une condition, celle « que ce tiers ait eu connaissance, lorsqu’il a contracté, de l’existence du pacte de préférence et de l’intention du bénéficiaire de s’en prévaloir ». Que le bénéficiaire du pacte de préférence puisse obtenir l’annulation du contrat passé en violation du pacte avec un tiers dont la mauvaise foi est ainsi caractérisée n’est pas une nouveauté. La jurisprudence l’admet depuis longtemps. L’évolution concerne le droit d’être substitué au tiers acquéreur. Par le passé, la chambre commerciale avait, certes, laissé entrevoir, dans une décision de 1989, la possibilité d’une telle substitution en cas de collusion frauduleuse. Voici qu’en chambre mixte, la Cour de cassation abandonne cette position de refus. On remarquera pourtant que cette position n’était pas dénuée d’arguments. Non pas que l’article 1142 du Code civil imposait véritablement de ne sanctionner la violation du pacte que par des dommages-intérêts : il y a longtemps que la lettre de cet article n’exprime que très imparfaitement la réalité du droit positif, qui admet, en des hypothèses si nombreuses qu’elles sont désormais devenues le principe, l’exécution forcée en nature des obligations de faire ou de ne pas faire – sauf à la refuser, par exception, lorsqu’elle serait trop attentatoire à la liberté individuelle du débiteur –. Mais l’obstacle à la substitution vient de la teneur de l’engagement qui été souscrit par le débiteur du pacte de préférence : une analyse assez convaincante n’y décèle fondamentalement qu’une obligation négative, celle de ne pas conclure avec un tiers le contrat principal envisagé sans l’avoir proposé préalablement au bénéficiaire. Ainsi, dans un pacte de préférence relatif à une vente, la réalisation forcée de la vente au profit du bénéficiaire ne peut se concevoir puisque le débiteur de la préférence n’a jamais pris l’engagement positif de lui vendre : si le bénéficiaire manifeste certainement la volonté d’acquérir en tentant d’obtenir cette substitution, manque le consentement à la vente de l’autre partie. Comme l’a bien dit l’avocat général dans la présente affaire, « l’exécution en nature du contrat ne peut conduire qu’à la reconnaissance de la priorité consentie, et non à imposer l’exécution du contrat futur ». Pour admettre la possibilité d’une substitution, il fallait donc accepter de voir dans le pacte la manifestation d’un consentement,

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irrévocablement donné par le débiteur, au contrat, encore éventuel, avec le bénéficiaire. Le moins qu’on puisse dire est que cela n’allait pas de soi. Du moins la chambre mixte a-t-elle soumis le droit d’obtenir la substitution à « la condition que le tiers ait eu connaissance, lorsqu’il a contracté, de l’existence du pacte et de l’intention du bénéficiaire de s’en prévaloir ». C’est la condition, de mauvaise foi caractérisée par cette double connaissance, qui valait classiquement pour l’annulation du contrat passé avec le tiers et qui se trouve donc applicable aussi à la substitution. Cette condition paraît bien inéluctable. En effet, pour que le bénéficiaire du pacte obtienne à son profit l’exécution en nature du contrat envisagé, il faut commencer par anéantir les droits du tiers. À cet égard, une comparaison peut être faite avec les droits de préemption institués par la loi, tant il est vrai que, lorsqu’il vise une vente, le pacte de préférence n’est guère autre chose qu’un droit de préemption institué par un acte juridique privé. Or certains textes sanctionnent la violation de divers droits de préemption légaux par la nullité de la vente conclue avec le tiers, voire, en outre, par la substitution du bénéficiaire (C. rur., art. L. 412-10), sans égard à la mauvaise ou bonne foi du tiers. Mais s’il en est ainsi, c’est parce que la loi fait alors de la purge régulière du droit de préemption une condition spéciale de validité de la vente. Au contraire, s’agissant du pacte de préférence – qui ne fait l’objet d’aucune réglementation générale... en attendant la possible adoption de l’avant-projet de réforme du droit des obligations qui lui consacre les dispositions d’un article 1106-1 nouveau –, force est de raisonner, en l’absence de texte particulier, à partir du droit commun des contrats et, le cas échéant, du droit propre au contrat envisagé. Or, s’agissant, comme en l’espèce, d’une vente, la violation du pacte de préférence, auquel le tiers acquéreur est étranger, n’est a priori pas une cause de nullité : les conditions générales de validité des conventions tenant au consentement, à la capacité, à l’objet et à la cause (C. civ., art. 1108) n’en sont pas affectées, et aucune règle propre à la vente ne fait de la purge régulière du droit de priorité issu d’un pacte de préférence une condition de validité de ce contrat. Le seul moyen d’anéantir les droits du tiers acquéreur est donc de caractériser une fraude, puisque la fraude corrompt tout : fraus omnia corrumpit. Ainsi s’explique, nous semble-t-il, la double preuve exigée par la Cour de cassation, qui est de nature à caractériser cette fraude. 2. Portée concrète de l’évolution jurisprudentielle Si l’évolution jurisprudentielle est, en théorie, importante, en pratique elle l’est beaucoup moins, du fait de cette double preuve à rapporter. Celle-ci n’est pas facile. C’est d’ailleurs sur elle que se brise ici la tentative du bénéficiaire du pacte : la cour d’appel avait retenu qu’il n’était pas démontré que la société ayant acheté le bien litigieux savait que le bénéficiaire du pacte avait l’intention de se prévaloir de son droit de préférence, et la Cour de cassation l’approuve d’avoir déduit de ce seul motif que la réalisation de la vente ne pouvait être ordonnée au profit du bénéficiaire du pacte. Bref, l’annonce de la possibilité d’obtenir la substitution à une certaine condition reste ici théorique. En pratique, la violation du pacte ne sera sanctionnée que par des dommages-intérêts. On remarquera que, même lorsque sont en jeu des biens immobiliers, la publicité foncière n’est pas d’un grand secours. La jurisprudence décide, en effet, que le pacte de préférence, n’emportant pas une restriction au droit de disposer, n’est pas soumis à la publicité obligatoire qu’organise l’article 28, 2° du décret du 4 janvier 1955 pour les actes constatant de telles restrictions, mais qu’il peut faire l’objet de la publicité facultative que prévoit, pour certains actes, l’article 37. La différence est sensible, car la publicité de l’article 37 n’est faite que pour l’information des usagers ; ne s’y attache pas l’inopposabilité des droits publiés après ceux qui l’ont été antérieurement en vertu d’une publicité obligatoire.

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Et ne découle de l’accomplissement de la publicité facultative aucune présomption de connaissance par les tiers de l’acte publié. En toute hypothèse, la publication ne fournit aucun élément de preuve sur la connaissance par les tiers de l’intention du bénéficiaire du pacte de se prévaloir de son droit personnel. Il reste que le notaire qui, prenant les renseignements hypothécaires nécessaires à la confection de l’acte de vente projeté avec le tiers acquéreur, découvrira un pacte de préférence parce qu’il avait été publié, sera bien avisé, s’il ne veut pas engager sa responsabilité, d’en rappeler l’existence au vendeur afin que celui-ci sonde les intentions du bénéficiaire. Mais, après tout, la nature des sanctions de la violation du pacte ne change rien à l’affaire et la même obligation pesait tout autant sur ce professionnel, lorsque des dommages-intérêts étaient seuls encourus que lorsque s’ajoute la perspective d’une substitution. Ainsi, la modification jurisprudentielle pourrait bien se révéler le plus souvent sans conséquence pratique dans les hypothèses de violation du pacte de préférence, le droit proclamé d’obtenir la substitution se heurtant à la preuve difficile à laquelle il est soumis. Pourtant l’arrêt est loin d’être négligeable. Sa portée pourrait surtout se faire sentir ailleurs : sur la question de la réalisation forcée de la vente après une promesse unilatérale de vente que le promettant ne veut plus tenir. L’arrêt du 26 mai 2006 marque, en effet, un certain reflux de l’article 1142 du Code civil ; celui-ci n’est plus mis en avant pour faire obstacle à la substitution demandée, c’est-à-dire à la réalisation forcée de la vente avec le bénéficiaire du pacte. Mais si cette réalisation forcée devient envisageable dans une hypothèse, celle du pacte de préférence, où le débiteur de l’engagement n’a fait que promettre la préférence, elle l’est a fortiori lorsqu’il a véritablement promis de vendre au bénéficiaire, si celui-ci lève l’option. La troisième chambre civile pourra-t-elle maintenir sa position de refus de la réalisation forcée ? Question à suivre avec intérêt !

Document 2 Th. Piazzon, « Retour sur la violation des pactes de préférence » : RTD civ. 2009, p. 433

1. Sauf exception, le pacte de préférence n’est soumis en droit français à aucune réglementation écrite particulière. A une époque où notre législateur aime à s’emparer des créations de la pratique (parfois pour le pire des résultats !), un tel hommage indirectement rendu à la liberté contractuelle est devenu rare, sinon précieux. La chose ne doit point étonner toutefois, car les pactes de préférence sont loin de constituer une figure contractuelle homogène à laquelle siérait une réglementation trop rigide ou trop précise. De sorte que les pactes de préférence sont des instruments de la technique contractuelle régis, pour l’essentiel, par le seul droit commun des obligations, tel qu’il résulte des articles 1101 et suivants du code civil et de leur interprétation bicentenaire par la jurisprudence et la doctrine. L’absence de régime législatif spécifique a pour stimulante contrepartie de placer l’observateur au centre d’une multitude de questions juridiques intéressant la théorie générale des contrats : nature des obligations souscrites, régime des contrats à durée indéterminée, à exécution successive ou instantanée, notion d’engagement perpétuel, effet relatif des contrats, notions de condition potestative, de fraude, question très à la mode de l’exécution en nature ou par équivalent des obligations, le tout sur fond de force obligatoire des contrats. Autant de beaux thèmes de recherche auxquels confronte nécessairement l’étude du pacte de préférence naguère qualifié, pour d’autres raisons, de « parent pauvre des avant-contrats ». 2. Selon sa définition la plus large, le pacte de préférence est le contrat par lequel une personne, débitrice de la préférence, s’engage à proposer par priorité la conclusion d’une convention future à une autre personne, le bénéficiaire, qui accepte la préférence qui lui est

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accordée. Plus précisément, le débiteur, c’est-à-dire celui qui promet la préférence (en d’autres termes, le promettant, l’assujetti) s’interdit de traiter dans l’avenir avec un tiers « à des conditions que le bénéficiaire de cet engagement accepterait ». Pour des raisons semble-t-il pédagogiques, la plupart des auteurs raisonnent sur l’hypothèse particulière du pacte de préférence de vente contracté par un propriétaire au profit d’un candidat acquéreur, c’est-à-dire d’un « amateur », tel qu’on le qualifiait jadis pour bien souligner qu’il ne jouit d’aucun droit réel sur la chose qui fait l’objet de la préférence. En réalité, au-delà de cet exemple, toutes sortes de conventions futures sont envisageables : pacte de préférence liant un employeur à un futur salarié éventuel (préférence d’embauche ou, à l’inverse, clause de non-sollicitation stipulée au profit du futur employeur), préférence octroyée pour la conclusion d’un contrat de bail, de prêt, etc. : le champ d’application du pacte de préférence - qui « apparaît comme un moule susceptible de se prêter à toutes opérations contractuelles » - est aussi vaste que celui des promesses de contrat. Il est à la mesure de ce que permet d’envisager le principe de la liberté contractuelle. La différence essentielle entre le pacte de préférence et la promesse de contrat tient à la nature de l’obligation souscrite par le promettant : tandis que dans une promesse de contrat, le promettant donne d’ores et déjà son consentement à la conclusion du contrat projeté, le débiteur du pacte de préférence ne promet qu’une priorité pour le cas où il déciderait finalement de conclure le contrat déterminé, ce à quoi le pacte ne l’oblige pas. Dans les deux cas, on parle généralement d’« avant-contrat », catégorie d’autant plus accueillante qu’elle est purement descriptive : les avant-contrats préparent, dit-on, la conclusion du contrat futur, soit de manière encore largement hypothétique et généralement assez imprécise (pacte de préférence), soit de manière beaucoup plus nette et précise (promesse de contrat). 3. De longue date, la doctrine s’est intéressée au pacte de préférence, sans que cela ait manifestement suffit à désamorcer les conflits, puisque la jurisprudence demeure très abondante. Et tout le régime juridique du pacte y passe, de ses conditions de validité jusqu’à ses causes d’extinction, via la définition des droits et obligations des parties. Dans ce large tableau, la question de la sanction du pacte de préférence en cas de violation de son obligation par le promettant est cependant dominante. Comment sanctionner le promettant qui, en dépit de l’engagement contracté, conclut la convention projetée avec un tiers (complice ou non) sans avoir d’abord traité, à conditions égales, avec le bénéficiaire ? Une jurisprudence plutôt bien fixée, au moins depuis 1957, décidait que le bénéficiaire du pacte ne pouvait réclamer au promettant que des dommages-intérêts pour violation de ce qui constitue semble-t-il une obligation de faire (lui proposer en priorité la conclusion du contrat envisagé). A de strictes conditions, selon cette jurisprudence classique, le bénéficiaire pouvait également poursuivre la nullité du contrat conclu entre le promettant et le tiers de mauvaise foi. Jusqu’à une période récente, la Cour de cassation n’admettait pas, en revanche, que le bénéficiaire puisse être substitué aux droits du tiers dans le bénéfice du contrat conclu en violation du pacte ; le bénéficiaire ne pouvait devenir partie au contrat envisagé par le pacte en lieu et place du tiers. Parfois regrettée en doctrine - mais pas toujours - cette solution juridiquement fondée sur l’article 1142 du code civil a vu grossir le flot des critiques depuis qu’un auteur l’a brillamment fustigée et que quelques affaires significatives ont permis de prendre toute la mesure de ses inconvénients. Aussi, désavouant sa jurisprudence antérieure, la Cour de cassation a-t-elle opéré, en chambre mixte, un spectaculaire revirement de jurisprudence en date du 26 mai 2006. Désormais, selon un attendu de principe depuis lors réaffirmé, « le bénéficiaire d’un pacte de préférence est en droit d’exiger l’annulation du contrat passé avec un tiers en méconnaissance de ses droits et d’obtenir sa substitution à l’acquéreur, (...) à la condition que ce tiers ait eu connaissance, lorsqu’il a contracté, de l’existence du pacte de préférence et de l’intention du bénéficiaire de s’en prévaloir ». La rédaction très générale de

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cette formule, de même que la composition étendue de la chambre mixte, laissent à penser que tous les pactes de préférence sont concernés : non seulement ceux portant, comme dans ces espèces, sur une vente immobilière, mais encore les pactes souscrits par un employeur, ceux souscrits par le détenteur de droits sociaux en cas de vente de ceux-ci, etc. 4. Or, si le sens de la solution nouvelle ne prête guère à discussion, il n’en va pas de même de sa portée. Outre la question de ses répercussions éventuelles sur la jurisprudence relative à la rétractation du débiteur d’une promesse unilatérale de vente, c’est la portée pratique de la jurisprudence nouvelle qui prête le flanc aux critiques. En exigeant, pour que le bénéficiaire puisse obtenir la nullité et la substitution, la double condition non seulement de la connaissance par le tiers du pacte, mais encore de sa connaissance de l’intention du bénéficiaire d’en profiter, la Cour se montre en effet très rigoureuse. Il faut toutefois noter que cette double preuve à rapporter n’a rien d’original, car depuis plus d’un siècle, la Cour de cassation l’exige pour que le bénéficiaire puisse obtenir la nullité du contrat conclu avec le tiers en fraude de ses droits. Mais dès lors que la substitution devient elle-aussi possible - et laisse augurer un avenir radieux pour les bénéficiaires des pactes -, les conditions de la sanction paraissent d’autant plus sévères. Le juge n’aurait-il pas repris d’une main ce qu’il venait d’offrir de l’autre ? Ainsi a-t-on parlé, au sujet de l’arrêt du 26 mai 2006, d’un « demi-revirement de jurisprudence » qui ne marque peut-être qu’une étape sur le chemin de l’efficacité retrouvée du pacte de préférence. Autant dire, par conséquent, que la discussion est loin d’être close. Elle l’est d’autant moins que les feux de l’actualité judiciaire ne doivent pas faire oublier les autres difficultés qui surgissent à l’analyse du régime juridique du pacte de préférence, difficultés d’autant plus nombreuses que les parties ne font pas toujours le meilleur usage qui soit de la liberté contractuelle qui leur est reconnue et qui suffirait, pourtant, à déjouer bien des pièges. Certes, il est d’abord des questions déjà réglées par la jurisprudence et, ajouterions-nous, correctement réglées. Tel est le cas, par exemple, pour la fixation du prix du contrat projeté qui n’est pas une condition de validité du pacte de préférence ; tel est aussi le cas pour la capacité exigée du promettant qui, même si le contrat envisagé emporte transfert de propriété, n’est pas la capacité de disposer, puisque le pacte de préférence ne donne naissance à aucun droit réel. Mais il est aussi et ensuite bon nombre de difficultés juridiques suscitées par le pacte de préférence qui, aussi anciennes soient-elles, ne sont pas réglées ou, à notre avis, sont mal réglées par la jurisprudence. Ainsi en va-t-il certainement des conditions déjà évoquées de la sanction du pacte ou, dans une moindre mesure, de la durée de ses effets, le pacte étant parfois considéré comme imprescriptible faute de stipulation contraire. Enfin, il est des difficultés nouvelles suscitées par la jurisprudence de 2006 qui laisse en suspens, par exemple, le point de savoir si le bénéficiaire du pacte violé peut poursuivre la nullité du contrat conclu entre le promettant et le tiers sans demander en même temps la substitution. Ce sont tous ces points litigieux qui seront ici examinés et non l’intégralité du régime juridique du pacte de préférence de manière systématique. Il n’en reste pas moins qu’au fond, c’est presque toujours la nature juridique du pacte qui est au cœur des débats, si bien qu’il ne faut s’interdire de convoquer aucune règle qui puisse en éclairer le fonctionnement. Ainsi, selon une analyse traditionnelle - encore relayée par la jurisprudence -, le pacte s’analyserait en une promesse unilatérale et conditionnelle de contrat, analyse vertement dénoncée par la doctrine contemporaine qui, dans le sillage de Voirin, y voit généralement un avant-contrat sui generis préparant la conclusion d’un contrat futur. Mais il n’est pas sûr que cette approche moderne soit elle-même toujours pertinente au regard de la diversité des pactes et des mobiles des parties. En somme, bien des mystères demeurent autour du pacte de préférence, encore que son analyse ait été profondément rénovée en une centaine d’années. Au bout du compte, si les

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difficultés se concentrent majoritairement autour de la violation du pacte par le promettant, elles ne concernent pas seulement sa sanction et les conditions de celle-ci. De sorte qu’il convient d’étudier les circonstances de la violation du pacte, avant d’envisager précisément la question, récemment renouvelée, de ses sanctions. I/ Les circonstances de la violation du pacte de préférence 5. A première vue, les choses sont assez simples : viole le pacte de préférence le promettant qui contracte avec un tiers sans avoir d’abord offert au bénéficiaire de contracter avec lui aux mêmes conditions. En vérité, le mécanisme est toutefois plus subtil, selon la précision avec laquelle le pacte définit d’une part les contours du contrat projeté et, d’autre part, l’étendue des droits et obligations des parties, ainsi que leurs modalités pratiques de mise en oeuvre. Parmi ces diverses modalités, celle de la durée des effets du pacte de préférence retient particulièrement l’attention. A/ Les droits et obligations des parties 6. Le flou qui entoure le pacte de préférence peut être caractérisé dès le stade de la définition des droits et obligations des parties. La doctrine s’interroge tout spécialement sur la nature de l’obligation du promettant, sans que les droits du bénéficiaire soient forcément plus aisés à déterminer. Ceux-ci révèlent pourtant la nature véritable de ce contrat. 1/ Les obligations du promettant 7. Les solutions admises par l’ancien droit et conservées pendant une partie du 19e siècle témoignent de l’embarras initial des juges. Selon cette jurisprudence ancienne, le pacte donnait naissance à un véritable droit réel lorsqu’il était stipulé au profit du vendeur dans un acte translatif de propriété. S’inspirant manifestement de la technique de la vente à réméré - dont le pacte de préférence de vente doit être bien distingué -, cette solution, qui engendrait au profit du bénéficiaire une action réelle particulièrement favorable à ses intérêts, était critiquable et fut abandonnée : le bénéficiaire ne jouit, en toute hypothèse, que d’une simple action personnelle contre le promettant. Corrélativement, l’obligation de celui-ci ne peut donc consister qu’en une obligation de faire ou de ne pas faire. A ce stade, les opinions divergent et sont également partagées. Pour les uns, qui mettent l’accent sur la figure éventuelle d’un tiers contractant, le pacte engendre une obligation de ne pas faire : ne pas contracter avec un tiers sans avoir préalablement proposé l’affaire au bénéficiaire. Pour les autres, envisager l’obligation du promettant de manière négative constitue une complication inutile ; l’obligation du promettant est une obligation de faire : il s’engage à proposer d’abord l’affaire au bénéficiaire, indépendamment de ses tractations éventuelles avec un tiers. Les deux opinions sont séduisantes et ne sont pas sans conséquence pour la détermination de la sanction du pacte. Comme on vient de le suggérer, la qualification de l’obligation du promettant dépend de l’accent que l’on met sur l’intervention du tiers. Une analyse classique du pacte de préférence place ainsi la figure du tiers au centre du fonctionnement du droit de préférence : les conditions du contrat projeté qui n’ont pas été convenues dès la conclusion du pacte (par exemple le prix, qui n’est jamais un élément essentiel du pacte de préférence) seraient définies par l’offre de contracter émanant d’un tiers et le bénéficiaire du pacte exercerait une sorte de droit conventionnel de retrait qui lui permettrait de se substituer au tiers. Sauf stipulation contractuelle prévoyant ce mécanisme original de mise en œuvre des droits du bénéficiaire, il n’est toutefois pas indispensable au fonctionnement du pacte qu’une offre soit d’abord

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formulée par un tiers. En effet, selon la vision la plus simple des choses, le promettant respecte son obligation en offrant directement au bénéficiaire de contracter à des conditions qu’il détermine lui-même. Son obligation principale serait, en d’autres termes, une obligation de faire : proposer par priorité la conclusion du contrat projeté au bénéficiaire du pacte et, ajoute la jurisprudence, négocier avec lui de bonne foi. En rejetant l’intervention potentielle du tiers hors de la définition des obligations du promettant, cette analyse moderne fait toutefois fi de l’originalité du mécanisme de préférence. Préférer, c’est bien choisir tel contractant plutôt que tel autre. Certes, l’intervention d’un tiers n’est pas indispensable pour que le prix et les autres conditions du contrat projeté soient déterminés, mais il n’en reste pas moins que c’est bien la figure du tiers qui permet de distinguer le pacte de préférence d’un simple contrat de négociation. Par ce dernier contrat, les parties s’engagent à poursuivre de bonne foi leurs pourparlers et il ne saurait y avoir exécution forcée en nature d’obligations sur lesquelles leur accord n’a pas encore porté. Dans le pacte de préférence, le promettant s’engage certes à négocier de bonne foi avec le bénéficiaire, mais il s’engage surtout, à conditions égales, à ne pas conclure le contrat avec un tiers. En ce sens, l’obligation principale du promettant est une obligation de ne pas faire. Cette solution est d’ailleurs cohérente avec l’analyse doctrinale majoritaire qui justifie l’exécution forcée en nature du pacte par l’idée que le promettant a d’ores et déjà choisi son futur cocontractant dans la personne du bénéficiaire du pacte, engagement sur lequel il ne saurait unilatéralement revenir. Sa décision de vendre suffit alors pour que le bénéficiaire puisse exercer son droit de préférence. Et si le promettant contracte avec un tiers en violation du pacte, le bénéficiaire pourra obtenir sa substitution aux droits du tiers acquéreur de mauvaise foi, sans que le promettant puisse lui opposer le fait que son offre ne s’adressait pas à lui. Le promettant a déjà choisi son futur cocontractant ; il doit donc seulement s’abstenir de conclure l’affaire projetée avec un tiers. 8. Bien qu’elle ne soit pas indispensable à la mise en œuvre du droit de préférence, la figure du tiers demeure donc essentielle. Le promettant viole en effet son engagement lorsqu’il contracte avec un tiers à des conditions que le bénéficiaire du pacte aurait acceptées, de sorte que « l’équivalence (...) apparaît comme une des bases principales de la préférence ». « Décider le contraire, explique M. Mazeaud, reviendrait à exclure toute portée aux pactes de préférence ». Ainsi, pour assurer valablement la purge du droit dans l’hypothèse particulière où le bénéficiaire a refusé dans un premier temps de se prévaloir du pacte, le promettant doit lui adresser une nouvelle offre dès lors que le contrat est proposé par la suite à un tiers à des conditions plus avantageuses. Il peut s’agir, bien sûr, du montant du prix, mais aussi de toute circonstance de nature à exercer une influence sur le consentement du bénéficiaire, ce que celui-ci devra démontrer, le cas échéant, s’il entend engager la responsabilité du promettant ou obtenir l’exécution forcée en nature du pacte. Il pourrait s’agir, par exemple, de délais de paiement avantageux consentis au tiers et qui n’avaient pas été offerts au bénéficiaire. A ce titre, la jurisprudence a eu à connaître d’une difficulté particulière liée à l’écoulement du temps entre la date du refus du bénéficiaire de se prévaloir du pacte aux conditions proposées et la date de conclusion du contrat avec un tiers. Dans une affaire jugée par la Cour de cassation en 2003, une offre de vente avait été faite le 25 novembre 1987 en application d’un pacte conclu trois ans plus tôt. Les bénéficiaires ayant refusé de se prévaloir de leur priorité, le promettant avait vendu le bien à un tiers, au même prix que celui qui leur avait été proposé, le 18 novembre 1994, soit sept ans plus tard. Faisant preuve d’un certain réalisme économique, la cour d’appel décide que « compte tenu de l’évolution du marché dans la région de Lyon et des conditions économiques, la cession du 18 novembre 1994 a eu lieu à des conditions beaucoup plus avantageuses que celles contenues dans l’offre du 25 novembre 1987, de sorte que les bénéficiaires conservaient leur droit de préférence ». Cet arrêt est

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sèchement cassé par la troisième chambre civile au motif que la vente de 1994 a « eu lieu au même prix que celui offert aux [bénéficiaires] » en 1987. Deux enseignements peuvent être tirés de cette décision. D’abord, le refus du bénéficiaire de se prévaloir de la préférence contractuelle ne suffit pas à assurer la purge de son droit tant que l’affaire n’est pas réalisée avec un tiers, même plusieurs années après que l’offre de contracter a été déclinée. Mais la faveur pour le bénéficiaire s’arrête là, car la Cour de cassation s’en tient ensuite à l’application rigide du nominalisme monétaire. Si la solution est certainement conforme aux principes du droit français, est-elle pour autant équitable ? Dans le silence de la convention des parties, la question de la purge du droit de préférence est délicate à trancher et prouve une nouvelle fois la place centrale qu’occupe le tiers dans le mécanisme du pacte de préférence. 9. Il reste encore à élucider, au titre des obligations du promettant, une question a priori saugrenue, mais qui n’en éclaire pas moins la notion de pacte de préférence. Sans doute ne faut-il point hésiter à formuler cette question dans les termes les plus simples : pourquoi le promettant viole-il son obligation ? Pourquoi prend-il le parti de conclure le contrat avec un tiers sans le proposer d’abord au bénéficiaire ? La difficulté oblige à quitter le terrain de la stricte analyse juridique pour celui, plus risqué, de la prospective psychologique. Dans la situation la plus fréquente, aucun prix n’est stipulé pour le contrat à venir, si bien que la perspective de faire une meilleure affaire en contractant avec un tiers ne saurait raisonnablement animer le promettant. Il s’agit là d’une différence essentielle avec l’hypothèse de la violation d’une promesse unilatérale de vente qui doit obligatoirement contenir la stipulation d’un prix, montant du prix dont on peut concevoir que le promettant puisse être finalement déçu au regard de la proposition ultérieure émanant d’un tiers. Rien de tel en principe dans le pacte de préférence où le promettant demeure maître de fixer le prix qu’il souhaite le jour où il formule son offre. De même, le désir du promettant de ne plus contracter ne peut expliquer la violation de son obligation, car, précisément, il n’était pas tenu de contracter et, dans notre hypothèse, il n’en a pas moins décidé de le faire avec un tiers à des conditions qu’il aurait suffit de proposer au bénéficiaire. En bonne logique, la violation du pacte ne peut donc s’expliquer que de deux façons. Soit - première hypothèse - le promettant viole délibérément son obligation de ne pas faire car il ne souhaite plus contracter avec le bénéficiaire, à quelques conditions que ce soit et pour des raisons que l’on qualifiera forcément de personnelles. Il pourrait par exemple s’agir, pour un pacte de préférence de vente conclu au profit de cohéritiers, d’une brouille familiale. Soit - seconde hypothèse - le promettant viole sans le savoir la préférence à laquelle il était tenu, par exemple parce qu’il a oublié cet engagement (qui peut très bien le lier de longue date) ou parce qu’il ignore l’existence même de l’obligation de préférence (dont il peut être tenu en tant qu’ayant-droit du promettant originel) ou encore parce qu’il croit à tort que le droit de préférence a été régulièrement purgé par le refus du bénéficiaire de consentir à son offre initiale. Dans le premier cas, la mauvaise foi du promettant est nettement caractérisée ; dans la seconde série d’hypothèses, le promettant est de bonne foi et sans doute ce schéma correspond-il aux situations les plus fréquentes en pratique, tant l’animosité personnelle des débiteurs pour leurs créanciers n’est pas si répandue ! Aussi voilà un contrat qui, somme toute, ne fait pas peser de lourdes obligations sur le débiteur et qui, lorsqu’il est méconnu, l’est souvent par ignorance ou négligence, sans profit particulier pour le débiteur de l’obligation violée... On comprend dès lors que la sanction d’un tel engagement soit sujette à controverse. L’analyse des droits du bénéficiaire renforce encore ce sentiment. 2/ Les droits du bénéficiaire

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10. On touche là au cœur véritable du mécanisme de préférence, à sa raison d’être. Généralement étudié par la doctrine au côté des promesses unilatérale et synallagmatique de contrat, le pacte de préférence est alors présenté comme un avant-contrat, c’est-à-dire comme un contrat préparant la conclusion d’un contrat futur et qui n’aurait donc d’intérêt, de ce fait, qu’au regard de l’opération juridique finale dont il ne constituerait qu’une étape. A cet égard, on fait généralement valoir les faiblesses du pacte (par rapport aux autres avant-contrats) qui n’offre au bénéficiaire qu’un droit personnel éventuel, puisque sa mise en œuvre est subordonnée à la décision du promettant de conclure le contrat projeté ; le pacte de préférence engage « peu », dit-on encore, pour souligner qu’il engage moins que la promesse unilatérale de contrat. Pour vraie qu’elle soit, cette présentation des choses n’en est pas moins, à notre avis, fort réductrice. Car le droit du bénéficiaire ne se résume pas à la seule opportunité qui lui est offerte de conclure ou non, pour son propre bénéfice, la convention projetée. En effet, de manière à première vue indirecte, mais en vérité décisive, le bénéficiaire jouit aussi d’un droit de contrôle sur la personne du cocontractant futur du promettant. Sous cet angle de vue où - une fois encore - la personne du tiers contractant prend une importance capitale, le pacte de préférence apparaît non comme un avant-contrat, mais comme un contrat pleinement « autonome » qui permet à son bénéficiaire de s’opposer à la conclusion du contrat projeté entre le promettant et le tiers, en lui offrant la possibilité de contracter en lieu et place de ce dernier. Les utilisations pratiques du pacte éclairent d’ailleurs à l’évidence cette fonction caractéristique du droit de préférence, fonction « défensive » qui souligne que l’obligation du promettant est bien une obligation de ne pas faire. En droit commercial tout spécialement, certains pactes d’actionnaires visent ainsi à assurer un contrôle des membres de la société sur la répartition du capital de celle-ci, en évitant notamment l’intrusion de tiers indésirables. Le but d’une telle stipulation n’est pas tant, pour son bénéficiaire, de se porter lui-même acquéreur des parts sociales éventuellement offertes en cession que d’éviter qu’un tiers - ou que tel tiers précisément considéré - ne devienne actionnaire à ses côtés. Le schéma est tout à fait similaire dans les pactes de préférence visant à assurer la conservation des biens dans leur famille d’origine. A la vérité, tout pacte contient d’ailleurs cette idée qui transparaît seulement avec plus ou moins d’évidence selon les cas, mais qui ne peut jamais être considérée comme étrangère au mécanisme : « Ce n’est pas uniquement le désir d’acquérir un bien qui pousse le bénéficiaire à conclure un tel pacte, c’est aussi la préoccupation d’écarter des personnes dont il redoute l’action néfaste à ses intérêts ». Ainsi, même stipulé au profit du preneur dans un bail commercial, le droit de préférence n’est pas seulement un avant-contrat permettant à son bénéficiaire de devenir un jour propriétaire du local loué (ce qui, souvent, n’est pas économiquement souhaitable) ; ce peut être également un moyen pour le preneur d’exercer un contrôle sur l’identité de son bailleur. Au jour de la conclusion du pacte, le bénéficiaire n’a, au fond, « qu’une assurance, explique Mme Saint-Alary-Houin : éviter la formation du contrat avec un tiers ». Si la personne du tiers contractant « convient » au bénéficiaire du pacte, celui-ci ne mettra pas en œuvre la préférence dont il est titulaire et l’affaire sera valablement conclue entre le promettant et le tiers. Bien que la préférence n’ait pas été exercée, le pacte n’en aura pas moins été mis en œuvre (une offre aura été faite au bénéficiaire, qui l’aura refusée) et le contrat n’en aura pas moins joué son rôle préventif. Simplement, ce rôle n’est pas celui d’un avant-contrat, mais celui d’un moyen de contrôle de l’identité du tiers contractant (une sorte d’« avant avant-contrat », dit M. Libchaber). Et si la personne du tiers ne convient pas aux intérêts du bénéficiaire, celui-ci devra se prévaloir positivement de la préférence en contractant à la place du tiers, aux mêmes conditions (quitte à traiter à son tour lui-même, ultérieurement, avec une autre personne qui lui convient). Dans ce genre d’hypothèses, le pacte aura bien joué un rôle d’avant-contrat, mais on constate que tel n’était pas son intérêt premier. Ce sont donc des considérations purement personnelles - et non

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matérielles - qui peuvent constituer la cause (c’est-à-dire le mobile) du contrat de préférence, et ces considérations sont loin d’être étrangères à la nature de la sanction qu’il convient de prononcer en cas de violation du pacte de préférence. Sans doute est-ce encore cet aspect du pacte, bien plus que son caractère finalement secondaire d’avant-contrat, qui explique les règles posées par la jurisprudence au sujet de la prescription du droit de préférence. Pour l’essentiel, il s’agit de savoir à partir de quel moment le débiteur de la préférence se trouve déchargé de son obligation de ne pas conclure le contrat projeté avec un tiers. B/ La durée des effets du pacte de préférence 11. Comme le notait le doyen Carbonnier, il convient de bien distinguer ici deux situations. Il faut d’abord déterminer « le délai dans lequel, à partir d’une vente consommée, doit être exercé le droit de préférence » ; en d’autres termes déterminer le délai pendant lequel le bénéficiaire du pacte a, plus généralement, la faculté de faire valoir son droit de préférence, dès lors que le promettant a décidé de conclure le contrat projeté. Il faut ensuite fixer la durée du droit de préférence qui naît au jour de la conclusion du pacte ; c’est « le délai pendant lequel le pacte de préférence conserve sa vigueur ». Dans les deux cas, les parties ont bien sûr la possibilité d’aménager elles-mêmes la durée du pacte, mais, là encore, elles ne font pas toujours usage de cette liberté. Aussi convient-il de déterminer des règles supplétives de leur volonté. 1/ Le délai d’option du bénéficiaire 12. Telle que posée par le doyen Carbonnier, cette question suppose la présence d’un tiers ayant contracté avec le promettant et auquel, selon l’analyse classique du pacte, le bénéficiaire a la faculté de se substituer (idée d’un droit de retrait). Selon l’auteur, la prescription devait nécessairement être trentenaire si le pacte n’en disposait autrement, sauf au juge de caractériser « une renonciation tacite au bénéfice du pacte » pour éviter de faire « planer une insécurité bien longue sur la propriété de l’acquéreur ». Mais cela supposerait encore que le bénéficiaire du pacte ait eu effectivement connaissance du contrat conclu avec le tiers et que sa volonté de renoncer soit certaine. Et à vrai dire, cette présentation des choses ne correspond plus vraiment à l’analyse contemporaine du pacte de préférence qui n’est plus envisagé, aujourd’hui, comme donnant naissance à un droit de retrait s’appliquant à un contrat déjà conclu avec un tiers, mais bien plutôt comme une priorité conférée au bénéficiaire qui s’exerce avant la conclusion éventuelle du contrat projeté avec le tiers. Les choses doivent donc être précisées, car à suivre l’analyse classique telle que l’utilise Carbonnier, la question de l’exécution forcée en nature du pacte perdrait tout intérêt : que le tiers soit de bonne ou de mauvaise foi, son droit tomberait dès lors que le bénéficiaire entendrait user de son droit de préférence. Or, telle n’est évidemment pas la solution du droit positif. Dès lors qu’il y a eu conclusion du contrat avec un tiers, le bénéficiaire doit d’abord tenter de remettre en cause cette convention avant d’invoquer, le cas échéant, la formation du contrat à son propre bénéfice. C’est cette possibilité qui est en réalité enfermée dans le délai de droit commun (sauf renonciation) et non la possibilité qu’aurait directement le bénéficiaire de se substituer au tiers contractant. La sécurité des droits du tiers est donc largement à l’abri. En vérité, l’intérêt de la détermination du délai d’option offert au bénéficiaire suppose qu’une offre de contrat lui soit faite par le promettant ; elle suppose autrement dit que le pacte reçoive une application satisfaisante, le promettant respectant son engagement. Faute de stipulation contractuelle enfermant l’exercice du droit du bénéficiaire dans un délai convenu, la réponse du droit positif sera, semble-t-il, assez simple. Quoique faite en application d’un pacte de

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préférence, l’offre du promettant n’en est pas moins une offre au sens du droit commun de la formation des contrats. Il s’agit plus précisément d’une offre faite à une personne déterminée qui doit prendre parti, selon la jurisprudence, dans un délai raisonnable. 2/ La durée du droit de préférence 13. La durée des effets du droit de préférence - autrement dit « la durée de l’obligation de ne pas contracter créée par le pacte » - est réglée par une décision de la première chambre civile du 22 décembre 1959. En l’espèce, un pacte de préférence était contenu, au profit réciproque de cohéritiers, dans un acte de partage conclu en septembre 1920. Trente-sept ans plus tard, l’un des héritiers vend une propriété dépendant de la succession à un tiers en violation du droit de préférence. Un des bénéficiaires intente une action en nullité de la vente et en paiement de dommages-intérêts. Appliquant la prescription trentenaire à partir du jour de la conclusion du pacte, la cour d’appel déclare l’action prescrite, mais son arrêt est cassé au visa de l’article 2257 du code civil, car « la prescription ne court pas contre celui qui est dans l’impossibilité absolue d’agir par suite d’un empêchement quelconque résultant soit de la loi, soit de la convention ou de la force majeure ». Or, pour la Cour de cassation, la personne « bénéficiaire du pacte de préférence avait été dans l’impossibilité absolue d’exercer les droits qu’elle tenait de cette convention tant que le promettant ne lui avait pas fait connaître sa décision de vendre ». Selon cette jurisprudence classique, l’application de l’adage contra non valentem agere non currit praescritio est justifiée par l’obstacle de droit que constitue l’absence de décision du promettant de conclure le contrat projeté. Autrement dit, la prescription ne commence à courir contre le bénéficiaire qu’à partir du jour où le promettant fait connaître son intention de contracter. Si le pacte n’est donc pas à proprement parler imprescriptible, le départ du délai de prescription est à ce point retardé que le droit du bénéficiaire peut survivre pendant de très longues années. Selon un sentiment premier, et comme le soutenait Carbonnier, « nous avons peine à trouver satisfaisant, pour l’utilité sociale, un système où la propriété peut être grevée à perpétuité, par volonté privée, d’un droit de préemption dont rien ne saurait l’affranchir » (sinon l’art. 1134, al. 2 c. civ.). Pourtant, l’inconvénient de cette solution n’est pas si grand qu’il y paraît. Economiquement en effet, le droit de préférence n’interdit nullement au promettant de contracter (par exemple de vendre son bien) aux meilleures conditions qu’il trouvera (notamment de prix). On le sait : par le pacte de préférence, le promettant n’aliène que sa seule liberté de choisir son cocontractant à égalité de conditions ; il n’aliène pas sa liberté de contracter, et notamment sa liberté de disposer du bien qui peut faire l’objet du pacte. Dans le pacte de préférence, écrit M. Durry, « la liberté n’est menacée que sous son aspect mineur ». En opportunité, certains justifient d’ailleurs cette solution en soutenant que le pacte de préférence engageant peu le promettant, la longue durée du droit du bénéficiaire n’en constitue que la juste contrepartie. 14. Dans certains cas, la solution de la Cour de cassation s’avère néanmoins trop sévère pour le promettant au regard de la jurisprudence postérieure ayant en quelque sorte aggravé les obligations du promettant. Depuis une décision de 1984, la jurisprudence considère en effet que le promettant doit s’abstenir de se mettre « volontairement dans l’impossibilité d’exécuter le pacte de préférence ». Pour l’instant, cette solution ne semble connaître qu’une seule application concrète, mais celle-ci n’en est pas moins très gênante dès lors que la durée du pacte n’a pas été convenue par les parties et que s’applique donc la règle contra non valentem. Ainsi la Cour de cassation a-t-elle décidé que le propriétaire de terres agricoles ayant consenti un pacte de préférence devait s’abstenir de donner ce bien en bail rural à un tiers, car il résulte d’une telle convention un droit légal de préemption au profit du fermier qui prime le droit contractuel de préférence et en ruine donc l’efficacité. Comme l’écrit un auteur, c’est une

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véritable « restriction au droit de jouir » de la chose - et non plus seulement au droit d’en disposer au profit de n’importe quelle personne - qui frappe alors le promettant. Au regard du point de départ du délai de prescription du droit du bénéficiaire, l’inconvénient de cette solution - cette fois véritablement « antiéconomique » - saute aux yeux. Et cet inconvénient est d’autant plus frappant que cette jurisprudence a certainement vocation à s’appliquer chaque fois que la loi édicte un droit de préemption auquel vient se heurter le droit conventionnel de préférence, ce qui est assez fréquent en matière immobilière. En dehors de cette hypothèse, et même si la tendance contemporaine est nettement au raccourcissement des délais, la jurisprudence relative à la prescription des droits du bénéficiaire ne semble pas systématiquement condamnable. Il en va spécialement ainsi lorsque des considérations personnelles l’emportent lors de la création du droit de préférence (relations d’affaires ou relations familiales). Dans les autres hypothèses où le pacte joue seulement un pur rôle d’avant-contrat, de contrat préparatoire, la durée pourra sembler au contraire trop longue. Encore faut-il constater que la durée du pacte peut elle-même dépendre de celle de l’opération juridique globale dans laquelle il s’insère parfois. Ainsi, stipulé à l’occasion de la conclusion d’un contrat de bail commercial, le droit de préférence de vente ne survivra pas à l’extinction du contrat de bail. Il en ira ainsi toutes les fois que l’existence du droit de préférence dépendra d’un autre contrat que l’on peut qualifier de principal. Et même dans les cas où, faute d’une stipulation de durée, le caractère a priori perpétuel de l’engagement du promettant semblerait inapproprié, il faut encore avoir égard à la faculté de résiliation qui doit, à notre avis, être reconnue au débiteur de la préférence. 15. Selon une opinion répandue en doctrine, le pacte s’analyse comme un contrat qui, faute d’avoir été enfermé par les parties dans une durée déterminée, suppose que soit reconnu au promettant un droit de résiliation unilatéral. Bien qu’elle ne fasse pas l’unanimité, cette opinion nous semble juridiquement incontestable. La règle est en effet classique et liée à la prohibition des engagements perpétuels. On pourrait peut-être lui opposer, dans notre hypothèse, le fait que l’obligation du promettant a vocation à s’exécuter en un trait de temps, si bien que ce contrat, apparemment à durée indéterminée, ne serait pas en même temps un contrat à exécution successive qui seul ouvrirait au débiteur une faculté de résiliation unilatérale. Pourtant, les contrats à durée déterminée ou indéterminée ne sont eux-mêmes qu’une sous-catégorie des contrats à exécution successive. Faut-il dire, face à ce brouillage des catégories doctrinales traditionnelles, que le pacte de préférence, même conclu sans détermination de durée, constitue un « contrat instantané » dont l’exécution est seulement différée à la date où le promettant formulera son offre ? En vérité, même si l’obligation du promettant semble s’exécuter positivement dans le seul instant où il formule son offre au bénéficiaire, il n’en est pas moins tenu, négativement, de ne pas conclure le contrat avec un tiers aussi longtemps que dure son engagement, de sorte que celui-ci se déploie dans le temps : la durée constitue bien un élément essentiel du pacte de préférence. Pendant cette durée de validité du pacte, on sait par ailleurs que le débiteur doit s’abstenir de mettre indirectement en péril les droits du bénéficiaire, par exemple, en matière de pacte de préférence de vente, en concluant un contrat de bail offrant au preneur un droit de préemption. Par là, on a vu que le débiteur de la préférence peut aliéner une part substantielle de sa liberté. Aussi la prohibition des engagements perpétuels plaide-elle, dans notre hypothèse, en faveur de la reconnaissance d’un droit de résiliation unilatéral au profit du promettant. 16. On ne contestera pas que cette solution, quoiqu’elle s’impose en droit, puisse s’avérer gênante en opportunité, même si cela ne suffit pas à la condamner. Encore permet-elle toutefois de compenser les inconvénients de la jurisprudence de 1959 sur le point de départ de la prescription du droit de préférence. Avant la réforme de la prescription opérée par la loi du

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17 juin 2008, un renversement complet de notre droit positif aurait consisté à appliquer la prescription de droit commun (hier trente ans) à compter de la date de conclusion du pacte tout en écartant la faculté de résiliation unilatérale offerte au promettant. De l’avis de certains, la force obligatoire des pactes de préférence s’en trouverait opportunément améliorée, là où l’état de la jurisprudence en ruinerait l’efficacité. Le droit commun des contrats est-il à ce point inadapté aux exigences du pacte de préférence qu’il faille légiférer à son sujet ? D’un autre côté, on fera valoir que l’alternative proposée conduirait à introduire une grande rigidité dans le fonctionnement du pacte dès lors que les parties n’ont pas défini l’étendue de leur engagement dans le temps. Or, si les parties n’ont pas fait usage de cette liberté contractuelle pour ménager au mieux leurs intérêts, il semble raisonnable de privilégier les solutions plus souples qui résultent du droit commun. Au reste, le régime juridique du pacte de préférence doit être lu en son entier, et si la fragilité des droits du bénéficiaire semble jusqu’ici l’emporter, il n’en va pas de même lorsqu’apparaît le « fait générateur » de la préférence, c’est-à-dire dès lors que le promettant décide de conclure le contrat projeté. Car une fois connues les circonstances de la violation du pacte, il faut s’attacher à décrire ses sanctions. Or, celles-ci s’annoncent bien plus efficaces que naguère. II/ Les sanctions de la violation du pacte de préférence 17. Si l’on exclut quelques décisions de justice très anciennes, ainsi que d’autres arrêts dans lesquels la Cour de cassation tirait auparavant parti des règles de la publicité foncière pour assurer l’efficacité des droits du bénéficiaire, il ne fait aucun doute que celui-ci ne jouit d’aucun droit réel sur la chose qui fait l’objet de la préférence, et ne jouit par conséquent d’aucun droit de suite. Même s’il ne dispose donc, en toute hypothèse, que d’un simple droit personnel, le bénéficiaire a vu sa position nettement renforcée par la jurisprudence qui admet, depuis mai 2006, sa substitution aux droits du tiers contractant. Mais cette solution ne fait pas l’unanimité. Pour l’essentiel, deux reproches lui sont adressés qui tiennent au principe même de cette sanction et à ses conditions de mise en œuvre. Si le premier obstacle nous semble surmontable, le second est indéniablement plus fâcheux, qui requiert sans doute quelques assouplissements jurisprudentiels à venir. A/ Le principe de la réalisation forcée du contrat projeté

18. Tandis que la nullité du contrat conclu avec le tiers au mépris du pacte de préférence constitue simplement une sanction en nature de celui-ci (sanction au demeurant classique), la substitution désormais permise semble constituer, pour sa part et plus radicalement, une véritable exécution forcée en nature du pacte. Or, on peut faire valoir divers arguments contre le principe même de cette solution. Sous l’apparente simplicité de ses termes, le revirement de 2006 suscite par ailleurs des interrogations jadis ignorées, au premier rang desquelles figure la possibilité qui pourrait être offerte au bénéficiaire de demander la nullité du contrat passé avec le tiers sans être contraint d’exiger en même temps sa substitution. Ces deux sanctions peuvent-elles être indépendantes ? 1/ Les obstacles à la substitution Deux séries d’obstacles peuvent être évoqués, les uns essentiellement théoriques et les autres pratiques. a/ Les obstacles théoriques

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19. Il est malaisé de savoir si le revirement du 26 mai 2006 constitue une solution complètement nouvelle ou un simple retour en arrière qu’on pourrait peut-être considérer comme un retour à l’orthodoxie juridique. C’est seulement en 1957 que la Cour de cassation a clairement pris position contre la substitution du bénéficiaire aux droits du tiers contractant. Selon la première chambre civile, « si, en effet, les juges du fond, appelés à statuer sur la violation d’un pacte de préférence, ont la liberté d’accorder le mode de réparation qui leur paraît le plus adéquat au dommage subi, ils ne sauraient cependant autoriser le bénéficiaire de ce pacte à se substituer purement et simplement au tiers acquéreur dans les droits que celui-ci tient de l’aliénation qui lui a été faite par le promettant ». Or, avant cette décision, la Cour de cassation avait assez nettement admis le principe de « la restitution de la chose » au bénéficiaire du pacte, dès lors bien sûr que la fraude du tiers était caractérisée. Pour la doctrine, la substitution - jadis qualifiée de restitution - apparaissait même comme le prolongement nécessaire, le prolongement naturel de la nullité. Ainsi, selon M. Durry, qui raisonne sur l’hypothèse du pacte de préférence de vente, l’annulation du contrat conclu avec le tiers n’est que « le premier temps de l’opération », car « il faut prendre garde que l’annulation de la vente laisse subsister ce fait qu’est l’offre d’un tiers, et que cette offre peut très bien déclencher l’option du bénéficiaire qui fait savoir, par sa demande en justice, qu’il désire acheter aux conditions qu’offrait le tiers. Les conditions d’exercice du pacte de préférence sont réunies ; les tribunaux ne peuvent que le constater ». C’est précisément cette équation - déjà avancée par d’autres auteurs - que la jurisprudence a condamné en 1957 [non sans quelques divergences ultérieures...], avant de la consacrer en 2006. Mais deux arguments au moins sont avancés contre ce raisonnement dont l’évidence ne serait qu’apparente. 20. On fait d’abord valoir que prononcer la substitution dans le bénéfice d’un contrat annulé n’offre guère les attraits d’un raisonnement juridique rigoureux. La nullité n’est-elle point une sanction qui opère rétroactivement, de sorte que le consentement des parties n’existe plus ? A vrai dire, cette première objection technique n’est pas la plus grave qui soit. Car on peut très bien avancer, comme M. Durry, que l’offre du tiers - ou, ce qui revient au même, l’offre de contracter du promettant - constitue un fait juridique que la rétroactivité de la nullité est impuissante à détruire. D’ailleurs, la rétroactivité de la nullité n’est qu’une fiction dont il n’est pas forcément opportun d’étendre les effets : dès lors que la substitution s’impose comme une sanction généralement nécessaire à l’efficacité des pactes de préférence, la technique juridique cèderait sous le poids des nécessités pratiques. Seconde remarque : cette nullité ne sanctionne pas véritablement un défaut dans la formation du contrat conclu entre le promettant et le tiers ; elle n’est que la forme particulière prise par la responsabilité délictuelle du tiers contractant qui s’est rendu coupable de la violation du pacte de préférence. Comme l’affirme en effet, de longue date, la Cour de cassation, « les juges du fond ont la faculté d’accorder la réparation qui leur paraît la plus adéquate au dommage subi et notamment de prononcer l’annulation de la vente » conclue au mépris du pacte. D’ailleurs, la jurisprudence n’a jamais étendu les effets de cette nullité aux droits que le tiers contractant de mauvaise foi a lui-même consenti, par la suite, à d’autres personnes. Ainsi le sous-acquéreur de bonne foi du bien qui faisait l’objet du pacte est-il par exemple à l’abri de la destruction des droits de son auteur. La nullité opère alors sans rétroactivité. La critique théorique, qui vient d’être minimisée, a toutefois été entendue par l’avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription. S’inspirant de la sanction de la fraude paulienne, l’avant-projet prévoit en effet l’inopposabilité des droits du tiers contractant au bénéficiaire, plutôt que la nullité telle qu’elle résulte du droit positif. Techniquement, cette solution est peut-être plus rigoureuse.

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21. Mais il est ensuite une seconde objection, plus fondamentale, adressée au mécanisme de la substitution. En admettant, comme on vient de le faire, que le consentement du promettant ne fasse pas rétroactivement défaut, ne faut-il pas tout de même considérer que son offre ne s’est jamais adressée au bénéficiaire du pacte ? On soutient alors, en d’autres termes, que le promettant n’a pas consenti à traiter avec le bénéficiaire du pacte, de sorte que la substitution aboutirait à un contrat forcé au mépris de la liberté contractuelle du promettant et, plus grave encore, au mépris du pacte de préférence lui-même, puisque celui-ci ne crée qu’une simple priorité et n’oblige jamais le promettant à conclure l’affaire avec le bénéficiaire. C’est que le promettant, explique M. Bénabent, « n’a souscrit que l’obligation négative de ne pas vendre ailleurs, mais non l’engagement positif de vendre, et (...) il peut donc toujours choisir de conserver le bien plutôt que de l’offrir au bénéficiaire ». D’ailleurs, sauf hypothèse d’oubli ou d’ignorance de l’existence du pacte, on sait que la conclusion du contrat projeté avec un tiers signifie très précisément que le promettant - qui viole alors sciemment son engagement - ne veut plus contracter avec le bénéficiaire pour des raisons personnelles. Ainsi, dans une décision rendue à l’époque où la jurisprudence refusait la substitution, la chambre commerciale affirmait, au visa très significatif de l’article 1583 du code civil, « qu’au moment où [le bénéficiaire] avait manifesté sa volonté d’acquérir, [les promettants] avaient déjà manifesté la volonté de ne pas lui vendre les parts sociales qui faisaient l’objet de leur engagement ». Dans une autre décision, plus récente, la même chambre commerciale approuvait encore les juges d’« avoir exactement énoncé que le droit de préférence n’est pas le droit pour le bénéficiaire de se substituer à l’acquéreur, mais celui d’être préféré à tout acquéreur par le promettant lui-même ». Cette objection - plus ancienne que la précédente - n’est pas à notre avis mieux fondée. Comme l’a très bien montré M. Mazeaud, en se référant notamment à la thèse de Mme Laude, le promettant « conserve l’entière liberté de vendre ou de ne pas vendre son bien. Mais s’il opte pour la vente, autrement dit s’il émet une offre de vente, et si le bénéficiaire émet une acceptation, le promettant doit alors exécuter le pacte de préférence. Il est donc obligé de vendre au bénéficiaire du pacte conformément à sa promesse ». En réalité, dès la conclusion du pacte, le promettant aliène comme on l’a vu sa liberté de choisir son futur cocontractant ; l’offre, même faite à un tiers, doit donc suffire à déclencher le droit du bénéficiaire de conclure le contrat à son profit. Selon le vocabulaire employé par M. Collart Dutilleul, la décision du promettant de contracter (serait-ce avec un tiers) transforme le pacte de préférence en une promesse unilatérale de contrat. L’obligation qui pèse sur le débiteur d’un pacte de préférence est certes une obligation de ne pas faire, mais, en contractant avec un tiers, il a précisément fait ce qu’il ne devait pas faire ! Certes, le bénéficiaire du pacte ne peut exiger la conclusion du contrat projeté aussi longtemps que le promettant n’a pas pris la décision de le conclure ; mais dès lors que le contrat a été passé avec un tiers, le bénéficiaire doit pouvoir mettre en œuvre son droit de préférence en demandant la substitution. Le nier, ce serait nier à notre avis le fonctionnement et l’objet mêmes de la préférence accordée, de la même façon que la jurisprudence relative à la rétractation du promettant avant la levée de l’option, dans le cas de la promesse unilatérale de vente, nie l’originalité de cet autre contrat. La substitution, désormais permise, ne porte pas véritablement atteinte à la liberté contractuelle du promettant : « Elle n’oblige nullement le débiteur de la préférence à conclure un contrat dont il ne voulait pas puisque, par hypothèse, ce contrat il l’a conclu. La substitution ne lui impose pas un cocontractant indésirable puisque, en lui donnant la préférence, il l’a choisi ». C’est donc fort justement, à notre sens, que l’arrêt de la chambre mixte du 26 mai 2006 décide que « le bénéficiaire d’un pacte de préférence est en droit d’exiger l’annulation du contrat passé avec un tiers en méconnaissance de ses droits et d’obtenir sa substitution à l’acquéreur ». Comme l’écrit M. Durry, « le promettant aura été pris à son propre piège ».

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Certes, au plan théorique, la substitution ne correspond pas stricto sensu à l’exécution forcée en nature du pacte de préférence, car le pacte à lui seul ne permet pas au bénéficiaire d’exiger la conclusion à son profit du contrat projeté. Il faut que s’y ajoute une autre circonstance qui réside dans la décision du promettant de contracter. On a dit, de manière sans doute descriptive mais suggestive, que cette décision transforme le pacte en promesse unilatérale de contrat ; c’est alors le contenu non obligationnel de l’engagement du promettant qui peut expliquer la conclusion forcée du contrat que réalise la substitution. Le contrat projeté est conclu et parfait par le seul consentement exprimé par le bénéficiaire, sans que le promettant - qui a déjà consenti, en deux temps - ait à proprement parler à exécuter une obligation. Si, par ellipse, on parle d’exécution forcée du pacte, c’est parce que la violation de cet engagement, ainsi que la circonstance qui permet la réalisation forcée du contrat, résident toutes deux dans un seul et même événement : la conclusion du contrat avec un tiers de mauvaise foi. Toutefois, comme souvent en droit, l’objection la plus grave à la solution du droit positif n’est pas de nature théorique, mais bien d’ordre pratique. b/ Les obstacles pratiques 22. En soutenant que le bénéficiaire a le droit d’obtenir sa substitution au tiers contractant dans le bénéfice du contrat conclu avec le promettant, on ouvre à coup sûr la porte à quelques délicates questions pratiques. Qu’on parle de nullité (comme la jurisprudence) ou d’inopposabilité au bénéficiaire du contrat conclu avec le tiers (comme l’avant-projet de réforme du droit des obligations), remarquons au préalable que le terme de « substitution » employé par la Cour de cassation (et avant elle par une large partie de la doctrine), est certainement mal choisi. Comme le soutient un auteur, c’est bien nécessairement un « nouveau contrat » qui est conclu entre le promettant et le bénéficiaire. Ce dernier n’« intègre » pas un contrat auquel il est étranger ; il n’y a aucune succession véritable au rapport d’obligations noué entre le promettant et le tiers. Mais il n’en reste pas moins que les pactes sont très fréquemment silencieux sur les conditions précises du contrat projeté. Dès lors, les termes de ce contrat forcé ne peuvent être définis qu’au regard du contrat passé avec le tiers en violation du pacte. Il en résulte que la mise en œuvre de ce « droit à la substitution » suppose que le bénéficiaire du pacte fournisse « exactement la prestation offerte ou déjà payée par le tiers ». A l’inverse, la substitution au profit du bénéficiaire est logiquement « paralysé[e] lorsqu’il ne peut offrir au promettant l’exacte prestation proposée par un tiers ». Or, dans certains cas, cette équivalence risque de poser problème. Au reste, la difficulté avait déjà été soulevée par le pourvoi en cassation formé par un promettant contre un arrêt d’appel ayant admis la substitution en 1987. L’arrêt en question avait été cassé par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 7 mars 1989 pour une raison que l’on connaît bien : à cette époque, la substitution n’était tout simplement pas permise, de sorte que ses modalités pratiques n’avaient pas à être discutées. Tel n’est plus le cas désormais, et l’argumentation développée par le pourvoi en question reprend donc de l’importance. En l’espèce, le promettant reprochait aux juges du fond d’avoir réécrit la loi des parties en prononçant la substitution. Il s’agissait d’une cession d’actions consentie à un tiers en violation d’un pacte de préférence. Or, la contrepartie fournie par le tiers ne consistait pas simplement dans le paiement d’une somme d’argent : le prix était payé pour partie par une cession d’autres actions, à quoi s’ajoutaient diverses conditions et obligations accessoires à la charge du tiers acquéreur, conditions et obligations que la Cour d’appel, prononçant la substitution, n’avait pas « transférées » à la charge du bénéficiaire du pacte. Quoi qu’il en fut du bien fondé de ces critiques en l’occurrence, le pourvoi mettait l’accent sur une difficulté qui risque de devenir fréquente. Certes, la question n’est pas absolument nouvelle, car dans l’exercice régulier du droit de préférence, il a toujours été admis que l’acceptation du contrat projeté par le

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bénéficiaire devait être pure et simple. En d’autres termes, si le promettant - exécutant correctement le pacte - lui soumet l’offre formulée par un tiers, le bénéficiaire ne peut en principe que l’agréer ou la rejeter, mais non en rediscuter les termes. Il n’en reste pas moins qu’en pratique, promettant et bénéficiaire ont évidemment la faculté de discuter et, le cas échéant, d’adapter l’offre du tiers aux circonstances qui entourent leurs propres relations. Mais rien de tel lorsque le bénéficiaire demande en justice à être substitué aux droits du tiers dans un contrat déjà conclu : « Totalement dans la dépendance des conditions acceptées par son concurrent », le bénéficiaire ne peut qu’« adhérer » à ce contrat, ce qui signifie qu’à défaut de pouvoir fournir exactement la contrepartie convenue avec le tiers, il semble que l’inexécution du pacte de préférence doive forcément se résoudre en dommages-intérêts. Ainsi, quid par exemple s’il est stipulé, dans le contrat conclu avec le tiers, que le prix sera intégralement payé sans délai, alors que le bénéficiaire du pacte, candidat à la substitution, doit nécessairement demander l’octroi d’un prêt ? Et quid si le bénéficiaire du pacte doit profiter, en vertu de la loi, d’une condition suspensive pour solliciter l’octroi de ce crédit ? La substitution hypothétique doit-elle être retardée à la date de la décision de la banque ? Et qui va rédiger cette condition suspensive ? En plus de fournir exactement la contrepartie offerte par le tiers, le bénéficiaire du pacte ne devrait-il pas offrir encore, le cas échant, les mêmes garanties de paiement ? ou simplement des garanties équivalentes ? Autant de questions que la jurisprudence devra résoudre, en s’abstenant, comme on l’a dit, de réécrire la loi des parties (qui est celle convenue avec le tiers contractant). Seul le législateur pourrait en effet autoriser le juge à réviser les conditions du contrat passé avec le tiers, comme il le fait parfois lorsqu’il crée certains droits de préemption ou de retrait. Au final, comme l’explique M. Dagot, la réparation en nature que constitue la substitution est « en principe possible au moins au plan juridique ; pas toujours dans les faits », pour des raisons diverses. Dans de telles hypothèses, il semble que le bénéficiaire devra se contenter d’engager la responsabilité contractuelle du promettant et la responsabilité délictuelle du tiers complice de la fraude. Cela suppose qu’il prouve l’existence du préjudice que lui cause l’inexécution du pacte, et il devra se contenter de dommages-intérêts. 23. Nouvelle observation au titre des obstacles pratiques : si la sanction que constitue la substitution se conçoit assez bien en cas de pacte de préférence de vente (surtout immobilière), il n’en va pas forcément de même lorsque la préférence porte sur la conclusion d’autres types de contrats. Aussi convient-il de prendre l’exacte mesure de la substitution aujourd’hui permise. Car la formule de l’arrêt du 26 mai 2006 a beau être générale et valoir a priori pour tous les pactes de préférence, la substitution risque fort de s’avérer parfois une sanction inappropriée. M. Mainguy pose par exemple cette question fort pertinente : « Un pacte de préférence portant sur un contrat de travail ou de société alors que ce contrat de travail ou de société est conclu avec un tiers doit-il subir la même sanction que celle prévalant pour un pacte (...) portant sur une offre de vente ? ». Comme le relève plus généralement M. Stoffel-Munck, la difficulté envisagée « se constate principalement dans les conventions un tant soit peu complexes, où le contrat consenti au tiers présente un équilibre différent de celui qui aurait pu être conclu avec le bénéficiaire ». Car plutôt que de parler du pacte de préférence, mieux vaut sans doute parler des pactes de préférence, tant la figure concrète de cette stipulation contractuelle peut s’avérer diverse. Et la vérité est qu’il existe des pactes de préférence pour lesquels la substitution n’a tout bonnement pas de sens ! Au bout du compte, si le principe (même général) d’une possible substitution doit à notre avis être approuvé, il n’en va pas de même du droit à la substitution posé par la Cour de cassation. Autrement dit, il ne faut pas lier les mains du juge qui doit conserver, ici comme ailleurs - chaque fois qu’il y a inexécution contractuelle -, un certain pouvoir d’appréciation. Il nous semble d’ailleurs que la formule de la Cour ne doit pas leurrer : comme toute exécution forcée

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en nature, encore faut-il que la substitution soit matériellement possible. Le juge doit la rejeter si tel n’est pas le cas. La jurisprudence nouvelle laisse encore en suspens une autre question, celle de savoir si le bénéficiaire du pacte (notamment dans l’hypothèse où la substitution s’avérerait impossible en pratique) peut se contenter de poursuivre seulement la nullité du contrat conclu avec le tiers. 2/ La nullité sans substitution 24. Au complet rebours de la jurisprudence ancienne, fondée sur une interprétation extensive et dépassée de l’article 1142 du code civil, l’arrêt du 26 mai 2006 consacre en quelque sorte un droit à la nullité et à la substitution au profit du bénéficiaire bafoué. Il ne fait toutefois aucun doute que le bénéficiaire victime de l’inexécution contractuelle peut, si tel est son choix, renoncer à la conclusion forcée du contrat projeté (qu’on assimile, brevitatis causa, à l’exécution forcée en nature du pacte). Ainsi, même si la substitution est possible en pratique, le bénéficiaire peut certainement se contenter de réclamer des dommages-intérêts. Mais quid de la seule nullité du contrat passé entre le promettant et le tiers en fraude de son droit ? Selon Mme Thullier, la nullité ne serait plus désormais qu’un préalable à la substitution ; ces deux sanctions iraient forcément de pair : soit le bénéficiaire se contente de dommages-intérêts, soit il sollicite la nullité et la substitution. Pour l’auteur, ce lien est nécessaire, « car ce que le créancier peut demander sur le terrain de l’exécution forcée, c’est cela même à quoi il a droit en vertu du contrat inexécuté. L’annulation ne fournit pas ce qui a été promis ». Dans cette logique, l’auteur précise toutefois que « si l’annulation ne peut être demandée seule, c’est parce que l’obligation à laquelle un pacte de préférence donne naissance n’est pas une obligation de ne pas faire, mais une obligation de faire ». Or, nous estimons à l’inverse que l’obligation du promettant est bien une obligation de ne pas faire (ne pas traiter avec un tiers à des conditions que le bénéficiaire accepterait), ce qui implique, de notre point de vue, que la nullité constitue bien une sanction en nature adéquate, comme la jurisprudence le décide invariablement depuis 1957. L’acte juridique conclu au mépris du pacte est effacé, et parce que le promettant a pris la décision de conclure le contrat projeté (avec un tiers), l’exécution forcée en nature que réalise la substitution peut être prescrite. En réalité, le raisonnement doit être décomposé en deux temps, à notre avis indépendants : la nullité sanctionne le fait que le promettant ait traité avec le tiers de mauvaise foi au mépris de son obligation ; la substitution permet de tirer les conséquences de l’offre de contracter émise par le promettant à des conditions qu’accepte le bénéficiaire. 25. Au motif que le juge ne saurait forcer le promettant à consentir à la conclusion du contrat projeté avec le bénéficiaire, un auteur estime cependant qu’ayant prononcé la nullité du contrat passé avec le tiers, « le juge ne peut que constater l’existence du contrat promis. Après l’éviction du tiers par le biais de l’annulation du contrat passé en fraude du pacte de préférence, le juge constate la rencontre de l’acceptation du bénéficiaire avec l’offre « mal orientée » exprimée par le promettant. Son rôle est purement déclaratoire ». A vrai dire, cette opinion déplace la question des droits du bénéficiaire vers celle de l’office du juge. Ce qui nous semble exact - du moins aux termes de l’arrêt du 26 mai 2006 - c’est que si les conditions de la substitution sont remplies, et que celle-ci est possible, le juge ne peut pas la refuser. En revanche, nous pensons que le bénéficiaire peut très bien demander la nullité du contrat conclu avec le tiers de mauvaise foi et ne pas manifester par ailleurs ou, plus exactement, ne pas manifester au surplus son intention de conclure le contrat projeté. Autrement dit, le bénéficiaire peut poursuivre la nullité du contrat sans pour autant lever l’option que lui offre la décision prise par le promettant de contracter. On remarquera que cette possibilité offerte au bénéficiaire revêt un intérêt particulier lorsque la substitution est

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impossible en pratique : la nullité assure alors une réparation en nature sans que l’on ait à résoudre la question délicate (à la réponse un peu divinatoire et généralement guère dissuasive) de l’évaluation des dommages-intérêts. 26. De plus, le bénéficiaire du pacte peut avoir tout intérêt, en opportunité, à demander la nullité du contrat conclu avec le tiers sans solliciter en même temps sa substitution. Nous connaissons en effet le rôle « défensif », le rôle de « filtrage contractuel » que joue le pacte au profit du bénéficiaire. Grâce au pacte de préférence, celui-ci peut contrôler l’identité du tiers et les conditions du contrat qui lui ont été offertes par le promettant. Le bénéficiaire ne souhaite pas forcément conclure à son profit le contrat projeté, mais il peut avoir un grand intérêt à détruire l’affaire conclue avec le tiers en fraude de son droit. Et l’on ne voit pas en quoi cette seule action en nullité ne serait pas « légitime », car, outre qu’elle correspond à cinquante ans de jurisprudence constante, là est le cœur véritable du pacte de préférence qui, dans l’esprit des parties, ne prépare pas forcément la conclusion d’un contrat futur mais qui, à coup sûr, permet au bénéficiaire d’exercer un contrôle sur la personne du futur cocontractant du promettant. La solution nous paraît d’autant moins illégitime que la balle revient de toute façon dans le camp du promettant : une fois la nullité prononcée, celui-ci demeure libre de conclure à nouveau le contrat envisagé par le pacte de préférence, même à des conditions pour lui plus avantageuses. Simplement, le droit de préférence demeure et devra être à nouveau respecté s’il n’est pas encore prescrit ou si le promettant ne peut le résilier unilatéralement. Au final, deux solutions nous semblent envisageables lorsque le promettant conclut le contrat projeté en violation du pacte de préférence : soit le créancier met en jeu la responsabilité civile du promettant et du tiers de mauvaise foi et peut alors obtenir des dommages-intérêts ou la nullité du contrat passé avec le tiers (réparation en nature) ; soit le créancier demande la conclusion forcée du contrat (exécution en nature), solution qui est possible en théorie étant donné que le promettant a manifesté son intention de contracter en traitant avec le tiers (et peu importe que la jurisprudence considère également la nullité comme un préalable nécessaire à la substitution). Mais puisque la nullité et la substitution sont deux sanctions qui touchent forcément un tiers au pacte de préférence, elles sont logiquement soumises à certaines conditions communes et strictes. B/ Les conditions de la réalisation forcée du contrat projeté 27. Les conditions posées par la Cour de cassation pour obtenir la substitution sont celles-là mêmes qu’elle applique à la nullité depuis 1957. Ainsi, selon la formule de l’arrêt du 26 mai 2006 - que l’on trouve déjà, quasiment à l’identique, dans une décision du 26 octobre 1982 -, il faut que le « tiers ait eu connaissance, lorsqu’il a contracté, de l’existence du pacte de préférence et de l’intention du bénéficiaire de s’en prévaloir ». En exigeant que soit rapportée cette double preuve, dont la charge pèse bien sûr sur le bénéficiaire, la Cour de cassation se montre très exigeante avec ce dernier. Au plan des principes, cette sévérité est certainement justifiée, mais il semble qu’une meilleure justice régnerait si la jurisprudence acceptait d’étendre les circonstances reconnues comme constitutives d’une fraude. 1/ La connaissance du pacte et de l’intention du bénéficiaire de s’en prévaloir 28. Faute de mauvaise foi de la part du tiers contractant, on ne voit pas pourquoi celui-ci devrait souffrir de la violation du pacte par le promettant. Puisque le promettant connaît par hypothèse l’existence du pacte qu’il a lui-même conclu, c’est en pratique la collusion frauduleuse entre ce dernier et le tiers contractant qu’il faut démontrer. Or, la jurisprudence s’est toujours montrée très exigeante sur ce point, puisque la mauvaise foi du tiers ne réside

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pas seulement dans la connaissance qu’il a de l’existence du pacte de préférence (première condition). Encore faut-il, en effet, que le tiers ait connu l’intention du bénéficiaire de se prévaloir de la préférence qui lui a été consentie (seconde condition). Or, comment le bénéficiaire peut-il prouver que le tiers avait connaissance de ses intentions ? Faute d’avoir été mis au courant de l’opération réalisée, il se peut d’ailleurs que le bénéficiaire n’ait pu avoir aucune intention de contracter ou non... Selon M. Gautier, il y a là une véritable probatio diabolica. En pratique comme en théorie, on peut toutefois douter que la tâche du bénéficiaire soit véritablement insurmontable. En pratique d’abord, on constate que les hypothèses dans lesquelles les juges admettent que la double preuve exigée est effectivement rapportée ne sont pas si rares. Ainsi, à l’époque où la fraude du tiers (pareillement définie) permettait d’obtenir la nullité du contrat passé avec le promettant, plusieurs décisions ont jugé ces conditions réunies. Certes, en matière de vente immobilière, la publicité du pacte effectuée à la conservation des hypothèques n’est qu’un faux espoir car, depuis 1994, la Cour de cassation ne soumet les pactes de préférence qu’à la publicité facultative de l’article 37 du décret de 1955. Ensuite et surtout, même si la publicité permet au tiers de découvrir l’existence du pacte, elle ne l’informe pas, en toute hypothèse, sur l’intention du bénéficiaire de s’en prévaloir. Il est toutefois d’autres circonstances de nature à établir la preuve de la fraude (qui, en tant que fait juridique, peut être rapportée par tout moyen). Le fait que la Cour s’en remette classiquement à l’appréciation souveraine des juges du fond constitue cependant une difficulté. Cela n’est guère propice, en effet, à l’élaboration d’une jurisprudence prévisible, même s’il peut difficilement en aller autrement quand il s’agit de prouver des intentions... Aussi les arrêts de la Cour de cassation ne renseignent-ils guère, en règle générale, sur les circonstances de la fraude, même lorsqu’elle a été caractérisée. On peut tout de même évoquer, au titre des indices de la fraude, les liens particuliers existants entre le bénéficiaire du pacte et le tiers (participation à une même indivision familiale, associés d’une même société par exemple). Mieux encore, la préconstitution d’une preuve écrite sera possible lorsque le bénéficiaire aura eu vent du contrat projeté et connaîtra le nom du tiers qui entend réaliser l’affaire : il pourra (sans doute même il devra) alors avertir le tiers de son intention de faire jouer la priorité contractuelle. Bien que difficile, la preuve de la mauvaise foi du tiers contractant n’est donc pas impossible. 29. Au plan théorique ensuite, la Cour de cassation assure opportunément la sécurité des transactions conclues avec les tiers en se montrant rigoureuse dans la définition de la mauvaise foi. En soi, la connaissance par le tiers contractant de l’existence du pacte est insuffisante pour caractériser la fraude, comme le décide exactement cette jurisprudence. Le tiers est en effet, comme son nom l’indique, étranger au pacte de préférence ; il n’est pas débiteur de la priorité accordée au bénéficiaire (art. 1165 c. civ.). Mais il n’en est pas moins vrai que le pacte, comme tout engagement contractuel souscrit par autrui, lui est opposable, de sorte qu’il ne doit pas se rendre complice de sa violation par le promettant. Faut-il dès lors considérer qu’informé de l’existence du pacte, le tiers est fautif de ne pas avoir cherché à connaître les intentions du bénéficiaire et que cette simple faute suffit à permettre la destruction de son droit ? Une réponse négative s’impose à notre avis, car quand bien même le tiers aurait eu connaissance de l’existence du pacte, il a légitimement pu penser que son cocontractant, seul débiteur de la priorité accordée, avait fait le nécessaire pour assurer la purge de ce droit. Puisque le consentement du bénéficiaire au contrat projeté n’existe pas au jour du pacte de préférence, le contrat conclu entre le promettant et le tiers n’est pas « incompatible », du point de vue du tiers, avec le pacte. C’est que le contrat conclu avec le tiers ne porte atteinte qu’à un droit éventuel. Ainsi, paraît-il logique d’imposer la connaissance par le tiers de l’intention du bénéficiaire d’user de la préférence.

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Il n’en reste pas moins que dans certaines affaires, la jurisprudence actuelle se montre à notre sens excessivement restrictive. Que la mauvaise foi du tiers ne réside pas simplement dans la connaissance de l’existence du pacte est pleinement justifié ; en revanche, que seule soit admise la preuve de la connaissance des intentions du bénéficiaire de se prévaloir du pacte comme complément de cette connaissance est certainement discutable. 2/ L’élargissement souhaitable des circonstances de la fraude 30. Pour caractériser la fraude du tiers en vue de prononcer la nullité et/ou la substitution, le juge doit pouvoir retenir d’autres circonstances que la seule connaissance par le tiers de l’intention du bénéficiaire de se prévaloir du pacte, surtout lorsque le tiers a fait tout son possible pour ne pas apercevoir ces intentions... Ainsi, quoique la double preuve traditionnellement exigée par la jurisprudence ne soit pas rapportée en son second élément, on peut penser que certains arrêts se montrent trop sévères avec le bénéficiaire (et pas assez sévères, en parallèle, avec le tiers contractant fraudeur). Tel est par exemple le cas pour un arrêt remarqué rendu le 10 février 1999 par la troisième chambre civile. En l’espèce, deux preneurs à bail étaient cobénéficiaires d’un pacte de préférence en cas de vente portant sur des locaux professionnels. En se dissimulant derrière une SCI dont il était le gérant, l’un des bénéficiaires acquiert le bien sans que l’autre preneur, également bénéficiaire du pacte, « [ait] pu manifester son intention d’acheter », selon les constatations de la cour d’appel qui prononce la nullité du contrat conclu. L’arrêt est cassé pour manque de base légale, au motif que le juge aurait dû « rechercher, au besoin d’office, si [le tiers contractant] avait eu connaissance de l’intention du cotitulaire du droit de préférence de faire usage de son droit ». Voilà donc un tiers qui connaissait par hypothèse l’existence du pacte (puisqu’il en est cotitulaire), qui dissimule son identité en constituant une SCI (selon le constat des juges du fond) et qui, malgré tout, se trouve provisoirement sorti d’affaire par la grâce de la Cour de cassation. 31. Des arrêts plus anciens s’étaient pourtant montrés favorables à l’élargissement de la notion de fraude, consacrant l’idée que celle-ci ne passe pas nécessairement par la seule preuve de l’intention du bénéficiaire d’user de son droit. Une décision également rendue par la troisième chambre civile le 22 avril 1976 témoigne de cette ancienne tendance. Dans cette affaire, une vente avait été consentie pour 150 000 F le 23 octobre 1968, avec stipulation d’un pacte de préférence au profit du vendeur en cas de revente du bien. Dès le mois de novembre 1968, l’acquéreur-promettant notifie au vendeur-bénéficiaire son intention d’aliéner le bien, d’abord au prix de 250 000 F, ensuite porté à 350 000 F. Devant le silence gardé par le bénéficiaire, le promettant vend à un tiers. A la demande du bénéficiaire, les juges du fond prononcent la nullité de cette vente. Le pourvoi formé par le tiers leur reproche d’avoir ainsi jugé, alors que « la simple connaissance par lui de l’existence du pacte de préférence (...) ne constituait pas à elle seule une faute de sa part ». Or, la Cour de cassation rejette le pourvoi : « Si la seule connaissance du droit de préférence consenti par le vendeur au profit d’un tiers ne suffit pas à caractériser la mauvaise foi et la faute de l’acquéreur, les juges d’appel retiennent en l’espèce (...) que [le tiers acquéreur] sachant que les [bénéficiaires], en mauvais termes avec lui, n’auraient jamais accepté de lui vendre un lot de leur immeuble, ce qui eut dû l’inciter à s’assurer que [le promettant] avait respecté toutes les conditions du pacte de préférence, non seulement s’est abstenu de le faire, mais n’a fait constater par aucun écrit la vente que [le promettant] lui a consentie, et dont il a affirmé l’existence sans toutefois reconnaître avoir accepté le prix indiqué par [le promettant] seul ». Encore que les faits soient un peu emmêlés, on comprend que l’acquisition du bien par le promettant avait pour seul but sa revente à un tiers avec lequel le propriétaire initial ne voulait pas traiter. Devant une fraude

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aussi manifeste, les juges se sont passés de la preuve de la connaissance des intentions du bénéficiaire, pourtant déjà exigée à l’époque. La solution doit être approuvée. S’il est sans doute souhaitable que la Cour de cassation pose des critères abstraits de définition de la mauvaise foi ou de la fraude, celles-ci demeurent des faits juridiques, et il faut donc nécessairement reconnaître ici une certaine latitude aux juges du fond. Pourquoi la preuve de la fraude pourrait-elle seulement résulter de la connaissance par le tiers de l’intention du bénéficiaire d’user de son droit de préférence ? Lorsque le tiers a tout fait - spécialement en commettant des manœuvres positives - pour ne pas connaître ces intentions, alors qu’il pouvait avoir quelques raisons de s’en inquiéter, la nullité et/ou la substitution doivent pouvoir être prononcées. On ne déduira pas de l’arrêt de 1976, en revanche, que le tiers contractant ait en toute occasion à s’enquérir des intentions du bénéficiaire. En effet, on constate bien, dans cette espèce, que la Cour de cassation, faisant sienne l’argumentation de la cour d’appel, se fonde sur un faisceau d’indices concordants pour caractériser la mauvaise foi. Comme l’affirme Jean-Luc Aubert, c’est « l’ensemble des opérations réalisées au regard du pacte » qui doit être pris en compte pour caractériser l’existence d’un concert frauduleux, et non le seul critère de la connaissance par le tiers de l’intention du bénéficiaire. Ce qui compte, comme l’affirmait un arrêt de la troisième chambre civile du 15 novembre 1972 cité par l’auteur, c’est que le promettant et le tiers aient eu « connaissance de l’existence [du] pacte et [se soient] concertés pour tenter d’en annihiler les effets ». En rapprochant les espèces similaires de 1976 et 1999, on ne peut s’empêcher de penser que la première a été mieux jugée que la seconde. La rigueur nécessaire dans la caractérisation de la mauvaise foi du tiers ne doit pas être confondue avec le dogmatisme de critères jurisprudentiels invariables. C’est à cette condition que le revirement du 26 mai 2006 pourra être doté d’une portée pratique plus large que celle dans laquelle il est pour l’instant enfermé. 32. Parce qu’il est un « contrat atypique », un contrat « déchiré entre la dogmatique contractuelle et une certaine conception de l’équité », le pacte de préférence n’en finit pas de diviser les auteurs et d’alimenter les prétoires. Ainsi son régime juridique se dessine-t-il au coup par coup, ponctué par les revirements que facilite certainement la plasticité de notre théorie générale des contrats. Cédant aux justes sirènes de la doctrine majoritaire, l’arrêt du 26 mai 2006 n’en illustre pas moins à merveille le bon mot de Planiol, pour qui toute réforme plonge dans l’embarras, car elle substitue des questions nouvelles aux inconvénients anciens dont on avait pris l’habitude ! Pour bien apprécier la portée de cette décision, il convient de revenir à ce qui fait l’essence du pacte : une priorité accordée au bénéficiaire qui lui permettra éventuellement de conclure le contrat projeté, mais qui lui offre aussi - et surtout - l’opportunité de s’opposer à la conclusion du contrat entre le promettant et un tiers indésirable. Pour que le pacte remplisse correctement cet office, il conviendra d’une part que la Cour de cassation précise l’articulation des deux sanctions que constituent désormais la nullité et la substitution, et qu’elle se montre d’autre part plus sévère à l’égard des manœuvres véritablement frauduleuses qui ruinent encore trop souvent l’efficacité de certains pactes.

Document 3 Cass. 3e civ., 11 mai 1976

La Cour de cassation : Sur le moyen unique, pris en ses deux branches : Attendu que des énonciations de l’arrêt confirmatif attaqué statuant sur renvoi après cassation, il résulte que, par acte sous seing prive du 25 janvier 1962, Garelik a promis de vendre aux époux Y un appartement sis à ..., les acquéreurs entrant immédiatement en jouissance des lieux ; Qu’il était convenu que le contrat serait régularisé par acte authentique au plus tard le 1er janvier 1964 et que le prix de 34 000 francs, sur lequel un acompte de 14 000 francs avait été versé le jour de la signature de la promesse de vente, serait réglé par versements mensuels de 1 000 francs à compter du 1er juin

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1962 pour finir au 1er janvier 1964 ; Qu’il était encore stipulé que, dans le cas où les époux Y ne demanderaient pas, avant le 1er décembre 1963, la réalisation de la promesse, les sommes déjà versées resteraient acquises à Garelik à titre de dédit forfaitaire et d’indemnité d’occupation et qu’au cas où Garelik se refuserait à ratifier la promesse à la date fixée, il devrait rembourser les sommes reçues et payer à titre de dédit forfaitaire la somme de 14 000 francs ; Que les époux Y ont versé 19 mensualités de 1 000 francs et que la dernière mensualité, objet d’un mandat du 29 janvier 1964, a été retournée et remboursée aux époux Y par suite de l’absence de Garelik ; Qu’au cours de mai et juin 1964 un différend a opposé les parties au sujet du mobilier demeuré dans l’appartement ; Que le 9 juin 1964, Y a déposé chez le notaire un chèque de 1 000 francs représentant la dernière mensualité et ayant, par acte du 30 juillet 1964, fait signifier des offres réelles avec consignation de ce montant, a fait sommation au vendeur de comparaitre le 7 aout 1964 en l’étude du notaire pour y signer l’acte authentique ; Que par acte extrajudiciaire du 6 août 1964, Garelik, se prévalant de la clause de dédit insérée dans la convention, a offert aux époux Y le remboursement de leurs acomptes de 33 000 francs et la somme de 14 000 francs montant du dédit ; Que ces derniers ont alors assigné le vendeur en validité d’offres réelles de la somme de 1 000 francs, dernier versement destiné à solder le prix de l’appartement et en régularisation de la vente ; Que Garelik a formé une demande reconventionnelle pour voir déclarer les époux Y sans titre et ordonner leur expulsion, en leur réclamant une indemnité d’occupation à compter du 6 août 1964 jusqu’a leur départ effectif des lieux ; - Attendu qu’il est fait grief audit arrêt d’avoir déclaré sans valeur l’exercice par le vendeur de la faculté de dédit figurant au contrat et, en conséquence, déclaré la vente parfaite, alors, selon le moyen, que, d’une part, la faculté de dédit étant prévue au contrat, son exercice ne pouvait faire l’objet d’un contrôle ou d’une appréciation par les juges, que, d’autre part, le seul fait de lier la réalisation de la vente de l’appartement à un accord sur la cession, alors en discussion, du mobilier le garnissant, ne caractérise aucune faute à la charge du promettant ; - Mais attendu que les juges du second degré ont retenu que Garelik ne pouvait, sans mauvaise foi, subordonner la réalisation de la promesse synallagmatique de vente à des conditions qui étaient sans rapport avec cette convention et notamment, au paiement d’une somme complémentaire que celle-ci ne prévoyait pas ; Que l’exercice du dédit dans de telles circonstances était d’autant moins admissible que les acquéreurs, qui étaient entrés dans les lieux dès la signature de la promesse, soit depuis plus de deux ans et avaient, depuis lors, assumé les charges incombant aux copropriétaires de l’immeuble, avaient, dès le 30 juin 1964, réglé l’intégralité du prix ; Que de ces éléments, par eux souverainement appréciés, les juges d’appel ont pu déduire que la faculté de se dédire ayant été exercée de mauvaise foi, ce dédit ne pouvait produire aucun effet juridique ; D’ou il suit qu’en aucune de ses branches le moyen ne peut être accueilli ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

Document 4 Cass. 3e civ., 22 mai 1997

La Cour de cassation : Sur le moyen unique : Vu l’article 1599 du Code civil ; - Attendu que la vente de la chose d’autrui est nulle ; qu’elle peut donner lieu à des dommages-intérêts lorsque l’acheteur a ignoré que la chose fût à autrui ; - Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 3 mars 1995), que M. Y..., gérant de la société civile immobilière Motel Paris Nord aéroport (la SCI), et Mme Z... ont, par des actes constitutifs d’infractions, pour lesquels ils ont été condamnés par la juridiction pénale, vendu 90 % des parts de la SCI, parmi lesquelles les 37 parts de M. X..., au groupe Accor Novotel, représenté par MM. Rollin et Ribet, également condamnés pénalement ; que la juridiction pénale a, sur l’action civile des consorts X..., venus aux droits de M. X..., accordé une certaine somme à titre de dommages-intérêts toutes causes de préjudice confondues ; que les consorts X... ont assigné la société Accor Novotel pour voir constater leur propriété sur les 37 parts sociales retenues par elle, obtenir la restitution de celles-ci et le versement des sommes leur revenant en qualité d’associés ; - Attendu que, pour débouter les consorts X... de leur demande, l’arrêt retient que la société Accor Novotel détient les parts en vertu d’un acte qui n’a pas été annulé et qui continue à produire ses effets tant que sa validité n’aura pas été remise en cause et que les consorts X... n’en ont pas demandé l’annulation, ce qui constituerait une demande nouvelle et supposerait l’intervention d’autres parties ; - Qu’en statuant ainsi, alors que l’annulation de la vente de la chose d’autrui n’est pas une condition de l’action en revendication du véritable propriétaire, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; - Par ces motifs : Casse et annule.

� RTD civ. 1999, p. 652, note F. Zénati Il est des solutions qui vont sans dire, mais qui vont encore mieux une fois dites. Le propriétaire n’a pas besoin, pour revendiquer sa chose, de faire annuler la vente de la chose d’autrui conclue par un tiers à son détriment. La revendication ne portait pas, dans l’espèce qui est à l’origine de cette solution, sur un bien banal puisqu’il s’agissait de droits sociaux. Le gérant d’une société civile immobilière avait

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cru pouvoir céder à un tiers non seulement ses parts et celles de son groupe d’associés mais également celles d’autres associés. Ces derniers obtinrent la condamnation par la juridiction pénale du cédant mais eurent moins de succès dans l’action en revendication qu’ils avaient exercée contre le cessionnaire devant le juge civil. Ils avaient été déboutés au motif que les parts revendiquées appartenaient au cessionnaire en vertu d’un titre dont la nullité n’a pas été demandée et qui doit, en conséquence, continuer de produire ses effets. Ce raisonnement vaut aux juges d’appel une cassation fondée sur la considération que l’annulation de la vente de la chose d’autrui n’est pas une condition de l’action en revendication. La solution est tellement évidente que la censure confine à la cassation disciplinaire. Mais sa formulation n’est pas dépourvue d’intérêt, car elle permet d’affiner la compréhension des relations délicates qu’entretient l’action en revendication avec la règle obscure de l’article 1599 du code civil. L’évidence vient avant tout de ce que la vente et, plus généralement, la disposition de la chose d’autrui sont omniprésentes dans la revendication sans que l’on se soit jamais avisé de trouver là motif à imposer au propriétaire dépossédé un supplément d’action en justice. La bonne foi, mécanisme central de l’action pétitoire, se définit comme l’ignorance de l’absence de qualité de propriétaire de son auteur et implique donc une acquisition a non domino, fréquemment constituée par une vente de la chose d’autrui. Elle est souvent au centre du débat pétitoire sans qu’il y ait, pour autant, matière à annulation du titre d’acquisition. C’est elle qui rend irrecevable la revendication mobilière et infondée la revendication immobilière en cas d’usucapion abrégée. C’est encore elle, quand elle fait défaut, qui prive le défendeur à la revendication du bénéfice des fruits ou du cantonnement de la restitution au prix de la chose lorsque celle-ci a été revendue par le défendeur. Ces principes vénérables qui nous viennent du lointain jus civile n’ont pas été remis en question par le parti qu’ont pris les rédacteurs du code civil de frapper de nullité la vente de la chose d’autrui. La solution n’a pas été, semble-t-il, clairement affirmée par la jurisprudence avant l’arrêt rapporté. La Cour de Cassation a cassé en 1879 un arrêt ayant rejeté la revendication d’un cohéritier portant sur un immeuble successoral aliéné sans son accord par un autre héritier parce que la vente était valable et ne pouvait être attaquée par celui ci. La solution est obscurcie par le fait que les juges du fond s’étaient vu reprocher d’avoir eu égard à la circonstance que l’immeuble pouvait bien avoir une valeur égale au montant de la vocation successorale du vendeur. On ne peut pareillement tirer un enseignement très net d’un précédent dans lequel la question du préalable de l’annulation de la vente de la chose d’autrui à la revendication avait été posée à la Cour suprême dans un pourvoi, celle-ci s’étant bornée à requalifier la demande d’annulation du propriétaire en revendication. En revanche, apparaît comme annonciateur l’arrêt plus récent par lequel la Cour suprême a reconnu le bien-fondé d’un pourvoi reprochant aux juges du fond d’avoir invalidé une saisie immobilière de la chose d’autrui à la demande du vrai propriétaire sur le fondement de l’article 1599 du code civil mais a sauvé la décision attaquée en lui reconnaissant le mérite d’avoir accueilli la revendication du propriétaire. L’absence de la nécessité d’une annulation préalable à la revendication dans le droit résultant de la codification ne fait pas de doute. Avant le code, la vente de la chose d’autrui était valable. Il n’y avait rien d’anormal en droit romain dans le fait de vendre une chose dont on n’a pas la propriété puisque la vente n’était pas un transfert de propriété mais un prélude à cette opération. Le vendeur s’obligeait à transmettre une chose, le transfert étant réalisé par un procédé formaliste (mancipatio, in jure cessio, etc.) postérieur à la vente et distinct d’elle. Peu importait qu’il ne fût pas encore propriétaire de la chose promise au moment du contrat ; il pouvait le devenir ultérieurement. La validité de la vente de la chose d’autrui ne faisait donc aucun doute à Rome. L’Ancien droit n’était pas animé par un esprit différent Sous son empire, la vente n’était qu’un préalable

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au transfert de propriété qui se réalisait par la tradition. Rien ne s’opposait donc à ce qu’elle fût consentie par un non-propriétaire. Dans ces systèmes juridiques formalistes, la situation du propriétaire de la chose vendue ne faisait pas de difficulté. Au cas où la chose eût été délivrée à l’acheteur sans qu’il l’eût préalablement cédée au vendeur et contre son gré, il va de soi que cette tradition était inopérante, puisque réalisée a non domino. Le verus dominus pouvait - c’était même le cas de figure le plus typique du conflit pétitoire - revendiquer sa chose entre les mains de l’acquéreur. Ce principe constant pouvait-il être affecté par le nouveau droit issu du code ? La condamnation de la vente de la chose d’autrui est apparue inéluctable aux rédacteurs du code civil en ce qu’elle semblait commandée par le nouveau régime du transfert de propriété qu’ils instituaient. Ils ont rejeté « les subtilités du droit romain » et se sont bornés à constater « qu’on ne peut transporter à autrui un droit qu’on n’a pas soi-même ». Dès lors que la vente était perçue moins comme une source d’obligation que comme un acte translatif en raison du caractère désormais consensuel du transfert de propriété, il ne pouvait qu’apparaître absurde de songer à vendre une chose dont on n’est pas propriétaire. La nullité de la vente de la chose d’autrui ne pouvait donc que renforcer les droits du verus dominus. Mais elle pouvait aussi en compliquer l’exercice en accréditant que l’action en revendication était désormais supplantée par une action en nullité. Une telle analyse n’a jamais prévalu. L’interprétation dominante du code civil a été de considérer l’article 1599 comme étranger à la situation du propriétaire, lequel est soumis au seul droit commun et peut, dès lors, revendiquer sa chose. Une interprétation moins répandue a consisté à jumeler revendication et nullité, le revendicateur excipant de la nullité du titre qui lui est opposé par le défendeur à l’action en revendication. La jurisprudence n’a pas adopté cette doctrine. Procédant à une lecture économe de l’article 1599, elle a réduit la portée de l’innovation des rédacteurs du code civil. Elle a réservé le bénéfice de la nullité à l’acheteur et a réaffirmé la solution traditionnelle de la protection du propriétaire par la revendication. De ce fait, le propriétaire ne peut trouver dans l’action en nullité le moyen de reprendre possession de sa chose. Il lui appartient de déterminer soigneusement le fondement approprié de son action et d’éviter d’invoquer la nullité, s’agissant d’une nullité strictement relative. On ne voit pas au demeurant en quoi la nullité pourrait avoir la vertu de réintégrer le propriétaire dans son bien. L’anéantissement du titre n’entraîne de restitution qu’entre les parties. Si un tiers prétend être propriétaire d’une chose comprise dans une prestation annulée, il ne peut faire l’économie d’une action en revendication ni de la démonstration de son droit de propriété. La nécessité de la revendication ne résout cependant pas le problème de savoir si cette action doit être précédée d’une annulation. Dans l’affirmative, l’innovation des rédacteurs du code civil tournerait à l’action d’un apprenti-sorcier. Par la nullité de la vente de la chose d’autrui les codificateurs auraient réduit les droits du propriétaire en faisant dépendre son action de l’initiative de l’acheteur de faire annuler la vente. Et comme l’action en nullité relative est enfermée dans un court délai de prescription (art. 1304 c. civ.), le droit du propriétaire s’en trouverait indirectement soumis à une prescription extinctive le dépossédant avant même que l’on ait usucapé contre lui ! Le fait pour la jurisprudence d’avoir repris la tradition accordant au propriétaire un droit de revendication n’impliquait pas nécessairement qu’il fût fait, à son égard, économie de l’annulation de la vente. Si les rédacteurs du code civil ont pris le soin de déclarer nulle la vente de la chose d’autrui, c’est qu’ils pensaient qu’il ne suffit pas de constater que le vendeur cède un droit qu’il n’a pas pour invalider pareille opération. C’est, autrement dit, qu’ils craignaient qu’un conflit de propriété ne survînt entre l’acquéreur et le propriétaire. C’est chose fréquente, au vrai, que de voir deux personnes se disputer la propriété d’un bien en invoquant chacune un titre. Faut-il décider que la prohibition par le code de la vente de la

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chose d’autrui implique que pour l’emporter dans le contentieux pétitoire il est nécessaire (du moins, dans le cas fréquent où les titres sont des ventes) que soit préalablement constatée la nullité de l’un des titres en présence ? Le juge a-t-il le pouvoir de faire prévaloir un titre sur l’autre sans annuler le second ou sans que la nullité de ce dernier ait été préalablement prononcée ? Peut-il se contenter, dans un ordre juridique qui ne tolère pas la vente de la chose d’autrui, d’écarter un titre sans avoir à l’invalider ? Aller jusqu’au bout de la logique de la prohibition de la vente de la chose d’autrui aurait dû conduire à répondre par la négative. Ecarter une vente au profit d’une autre c’est forcément se prononcer sur la validité de chacune d’elle. Mais la jurisprudence n’a pas voulu aller jusqu’au bout des conséquences de l’innovation des codificateurs, tant celles-ci sont coûteuses et génératrices de désordre. Dans le contentieux de la propriété, elle laisse au juge le pouvoir d’apprécier la force convaincante des preuves produites par chaque partie sans qu’il soit besoin d’anéantir un titre pour faire prévaloir l’autre. En conséquence, elle lui permet de puiser sa conviction dans les énonciations de l’acte dont se dégagent les présomptions les mieux caractérisées. Ces principes constants ne pouvaient que conduire à condamner la thèse de l’annulation préalable à la revendication. Il suffit au propriétaire de prouver que son titre est supérieur à celui du vendeur et de l’acheteur pour qu’il soit fait droit à la revendication. La solution était déjà à l’état implicite contenue dans le droit positif. Le mérite de l’arrêt rapporté est de la formuler.

Document 5 Cass. ass. plén., 4 décembre 1995 (4 arrêts)

1/ Cour de cassation, Assemblée plénière, 1er décembre 1995, Sté Cie Atlantique de Téléphone. La Cour de cassation : Sur le premier moyen, pris en sa première branche : Vu les articles 1709 et 1710, ensemble les articles 1134 et 1135 du Code civil ; - Attendu que lorsqu’une convention prévoit la conclusion de contrats ultérieurs, l’indétermination du prix de ces contrats dans la convention initiale n’affecte pas, sauf dispositions légales particulières, la validité de celle-ci, l’abus dans la fixation du prix ne donnant lieu qu’à résiliation ou indemnisation ; - Attendu selon l’arrêt attaqué (Rennes, 13 février 1991) que le 5 juillet 1981, la société Sumaco a conclu avec la société Compagnie atlantique de téléphone (CAT) un contrat de location-entretien d’une installation téléphonique moyennant une redevance indexée, la convention stipulant que toutes modifications demandées par l’Administration ou l’abonné seraient exécutées aux frais de celui-ci selon le tarif en vigueur ; que la compagnie ayant déclaré résilier le contrat en 1986 en raison de l’absence de paiement de la redevance, et réclamé l’indemnité contractuellement prévue, la Sumaco a demandé l’annulation de la convention pour indétermination de prix ; - Attendu que pour annuler le contrat, l’arrêt retient que l’abonné était contractuellement tenu de s’adresser exclusivement à la compagnie pour toutes les modifications de l’installation et que le prix des remaniements inéluctables de cette installation et pour lesquels la Sumaco était obligée de s’adresser à la CAT, n’était pas déterminé et dépendait de la seule volonté de celle-ci, de même que le prix des éventuels suppléments ; - Qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a violé les textes susvisés ; - Par ces motifs : casse et annule. 2/ Cour de cassation, Assemblée plénière, 1er décembre 1995, Sté Cofratel. La Cour de cassation : Sur le moyen unique, pris en sa première branche : Vu les articles 1709 et 1710 ensemble les articles 1134 et 1135 du Code civil ; - Attendu que lorsqu’une convention prévoit la conclusion de contrats ultérieurs, l’indétermination du prix de ces contrats dans la convention initiale n’affecte pas, sauf dispositions légales particulières, la validité de celle-ci, l’abus dans la fixation du prix ne donnant lieu qu’à résiliation ou indemnisation ; - Attendu, selon l’arrêt déféré, que, le 15 novembre 1982, la société Bechtel France (société Bechtel) a souscrit avec la société Compagnie française de téléphone (société Cofratel), pour une durée de 15 années, une convention dite de « location-entretien », relative à l’installation téléphonique de ses bureaux ; que, le 28 juin 1984, la société Bechtel a informé la société Cofratel de la fermeture de partie de ses locaux et, par suite, de la fin du contrat ; que la société Cofratel a assigné la société Bechtel en paiement du montant de la clause pénale prévue en cas de rupture anticipée de la convention et que la société Bechtel a résisté en invoquant la nullité du contrat pour indétermination du prix ; - Attendu que, pour prononcer cette nullité, l’arrêt retient que si « l’obligation de recourir à la société Cofratel ne concerne que les modifications intrinsèques de l’installation

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et n’empêche pas la société Bechtel de s’adresser à d’autres fournisseurs pour l’achat et l’utilisation d’appareil semblable ou complémentaire, il n’en demeure pas moins que toutes modifications de l’installation ne peuvent être exécutées que par la société Cofratel qui bénéficie à cet égard d’une clause d’exclusivité » ; - Qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a violé les textes susvisés ; - Par ces motifs : casse et annule. 3/ Cour de cassation, Assemblée plénière, 1er décembre 1995, Vassali. La Cour de cassation : Sur le moyen unique pris en sa première branche : Vu les articles 1134 et 1135 du Code civil ; - Attendu que la clause d’un contrat de franchisage faisant référence au tarif en vigueur au jour des commandes d’approvisionnement à intervenir n’affecte pas la validité du contrat, l’abus dans la fixation du prix ne donnant lieu qu’à résiliation ou indemnisation ; - Attendu, selon l’arrêt attaqué, que M. Gagnaire a conclu un contrat par lequel il devenait, pendant une durée de 5 années, le franchisé de M. Vassali et s’engageait à utiliser exclusivement les produits vendus par celui-ci ; - Attendu que pour annuler ce contrat, l’arrêt retient que l’article 5 de la convention prévoit « que les produits seront vendus au tarif en vigueur au jour de l’enregistrement de la commande, ce tarif étant celui du prix catalogue appliqué à l’ensemble des franchisés », qu’il s’agit en fait d’un barème et qu’il en résulte que la détermination des prix est à la discrétion du franchiseur ; - Par ces motifs : casse et annule.

4/ Cour de cassation, Assemblée plénière, 1er décembre 1995, Sté Le Montparnasse. La Cour de cassation : Sur le moyen unique, pris en ses deux branches : Attendu, selon l’arrêt confirmatif déféré (Rennes, 11 février 1993), qu’en vue de l’exploitation d’un hôtel, la société Le Montparnasse a, le 27 août 1987, pris à bail à la société Compagnie armoricaine de télécommunications, aux droits de laquelle se trouve la société GST-Alcatel Bretagne (société Alcatel), une installation téléphonique pour une durée de 10 années ; qu’au mois de janvier 1990, la société Le Montparnasse a cédé son fonds de commerce et que le cessionnaire n’a pas voulu reprendre l’installation téléphonique ; que la société Alcatel a assigné la société Le Montparnasse en paiement du montant de l’indemnité de résiliation, prévue au contrat ; - Attendu que la société Le Montparnasse reproche à l’arrêt d’avoir écarté l’exception de nullité du contrat et des avenants intervenus, tirée de l’indétermination du prix d’une partie des « prestations » stipulées, alors, selon le moyen, d’une part, que n’est ni déterminé ni déterminable, au sens de l’article 1129 du Code civil, le prix dont la fixation fait appel à des paramètres insuffisamment précisés ; qu’en l’espèce, l’article 2 de la convention du 27 août 1987 prévoit que toute extension d’une installation initiale fera l’objet d’une plus-value de la redevance de location, déterminée par référence à la hausse des prix intervenue chez le fournisseur depuis la dernière fixation « ayant servi de base », ainsi qu’en fonction de l’indice des prix contractuels ou, dans le cas où l’application de l’indice serait provisoirement suspendue suivant la formule de substitution ou le coefficient de majoration légale ou réglementaire arrêté par l’autorité publique, étant précisé que ces mêmes variations indiciaires pourront être à la fois appliquées au matériel adjoint à l’installation louée ou fournie et à la main-d’œuvre si, par suite de « circonstances quelconques », la hausse intervenue chez le fournisseur de matériel ne peut être dûment établie ; que, dès lors, en se bornant à énoncer que les paramètres ainsi définis ne pouvaient être maîtrisés par les parties, pour en déduire que l’importance de la majoration de la redevance initiale liée aux extensions de l’installation était parfaitement déterminable, sans rechercher si, par son obscurité et sa complexité, la formule de calcul prévue au contrat ne mettait pas le locataire, tenu par une clause d’exclusivité, dans l’impossibilité de connaître le taux de la majoration, la cour d’appel a privé sa décision de toute base légale au regard du texte susvisé ; et alors, d’autre part, qu’il faut, pour la validité du contrat, que la quotité de l’objet de l’obligation qui en est issue puisse être déterminée ; qu’il est constant, en l’espèce, que le locataire était tenu de faire appel au bailleur pour toute extension dont la mise en service était subordonnée, en application de l’article 3, in fine, du contrat du 27 août 1987, au paiement de la redevance réclamée par l’installateur ; que dès lors, en s’abstenant de rechercher si, lors de la conclusion des avenants prévus en cas de modification ou d’extension de l’installation initiale, les prix pouvaient être librement débattus et acceptés par les parties, la cour d’appel a privé sa décision de toute base légale au regard de l’article 1129 du Code civil ; - Mais attendu que l’article 1129 du Code civil n’étant pas applicable à la détermination du prix et la cour d’appel n’ayant pas été saisie d’une demande de résiliation ou d’indemnisation pour abus dans la fixation du prix, sa décision est légalement justifiée ; - Par ces motifs : rejette le pourvoi.

� Les grandes décisions de la jurisprudence civile, PUF, 2011, n° 23, p.174, comm. H. Aubry

En rassemblant quatre pourvois l’interrogeant sur la nécessité de la détermination du prix lors de la formation du contrat et sur les modalités de cette détermination, la Cour de cassation

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« n’a pas ménagé ses effets »1. Si l’arrêt Vassali opposait un franchiseur à son franchisé, les trois autres décisions concernaient un contrat de location-entretien d’une installation téléphonique. Mais les quatre arrêts rendus par l’Assemblée plénière le 1er décembre 1995 forment une unité : ils posaient une question de principe, ce qui justifiait la compétence de l’Assemblée plénière sur premier pourvoi. Dans sa formation la plus solennelle, la Cour de cassation a répondu aux questions qui lui étaient posées par des attendus de principe qui se complètent. Elle a en effet affirmé que « l’article 1129 du Code civil [n’est] pas applicable à la détermination du prix »2 et que « lorsqu’une convention prévoit la conclusion de contrats ultérieurs, l’indétermination du prix de ces contrats dans la convention initiale n’affecte pas, sauf dispositions légales particulières, la validité de celle-ci, l’abus dans la fixation du prix ne donnant lieu qu’à résiliation ou indemnisation »3. Ce faisant, la Cour de cassation opère un formidable revirement de jurisprudence. En effet, après avoir fait preuve d’une rigueur jugée excessive en recourant à divers fondements pour exiger l’existence d’un prix déterminé ou déterminable lors de la formation du contrat, elle abandonne cette condition de validité du contrat. Plus précisément, la Haute juridiction distingue un principe, qui devient avec ces arrêts la possible indétermination du prix lors de la formation du contrat, et des exceptions justifiées par l’existence « de dispositions légales particulières ». Lors de la publication de ces quatre arrêts, cette nouvelle jurisprudence a été saluée par la plupart des auteurs qui se sont réjouis de l’abandon des solutions antérieures. Mais, peu à peu, des interrogations, voire même des critiques, ont vu le jour4. Celles-ci concernent notamment les incertitudes quant à la détermination du champ d’application du principe et des exceptions. Néanmoins, ces doutes légitimes ne peuvent balayer l’apport de ces décisions : la détermination du prix n’est plus une condition de validité du contrat (I) et le juge exerce un contrôle sur le prix au stade de l’exécution du contrat, puisque l’abus dans la fixation du prix donne lieu à résiliation ou indemnisation (II). I / La possible indétermination du prix lors de la formation du contrat En présence d’un contrat à exécution successive, déterminer un prix dès la formation du contrat peut s’avérer une entreprise difficile, voire impossible, lorsque les parties ne sont pas en mesure de connaître exactement la prestation qui sera fournie en contrepartie de ce prix. En raison de cette difficulté, des jurisprudences très anciennes ont considéré que la fixation d’un prix dès la formation du contrat n’était pas une condition de validité du contrat de mandat ou encore du contrat d’entreprise5. Cependant, ces jurisprudences concernaient des contrats répondant à une qualification précise. Le principe restait l’exigence d’un prix déterminé ou déterminable dès la formation du contrat. Or, l’évolution de la distribution a entraîné la conclusion de nombreux « contrats-cadres » par lesquels un fournisseur et un distributeur déterminent le cadre de leurs relations ultérieures, qui se concrétiseront notamment par la conclusion de contrats dits « d’application ». Par exemple, dans l’arrêt Vassali, un contrat-cadre d’une durée de cinq ans avait été conclu entre le franchiseur et le franchisé. L’exécution de ce contrat devait se concrétiser par la conclusion régulière de contrats d’application prenant la forme de contrats de vente permettant au franchisé d’acquérir des marchandises destinées à être revendues. Le prix des marchandises ne pouvant être déterminé dès la formation du

1 D. Bureau, N. Molfessis, note sous les arrêts commentés : Petites affiches 27 décembre 1995, p. 11, spéc. n° 4. 2 Cass. ass. plén., 1er décembre 1995, Sté Le Montparnasse : reproduit supra. 3 Cass. ass. plén., 1er décembre 1995, Sté Cofratel : reproduit supra. 4 Ex. A. Brunet et A. Ghozi, « La jurisprudence de l’Assemblée plénière sur le prix du point de vue de la théorie du contrat » : D. 1998, p. 1.- Fr. Terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit civil. Les obligations, Dalloz, 10e éd., 2009, n° 290. 5 Sur ce point, cf. infra commentaire n° 42.

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contrat-cadre, les parties avaient eu recours à une clause dite « de prix catalogue » par laquelle il était fait référence aux tarifs en vigueur au jour des commandes. L’absence de détermination précise du prix lors de la formation du contrat ne pose pas de difficultés, dès lors que le prix est déterminable grâce à des éléments objectifs6. Mais, dans certains cas, les éléments de référence utilisés peuvent dépendre uniquement de la volonté du fournisseur et présenter ainsi un caractère potestatif. Aussi, pour protéger la partie en situation de dépendance économique contre l’arbitraire de l’autre, à partir de 1971, la Cour de cassation a prononcé la nullité absolue des contrats-cadres s’il n’était pas établi que les éléments de tarifs ne dépendaient pas de la seule volonté du distributeur7. Ont notamment été annulés des contrats stipulant un approvisionnement exclusif, tels des contrats d’assistance ou de fourniture portant sur de la bière ou des hydrocarbures8, des contrats de concession9 ou des contrats de franchise10. La Cour de cassation s’est d’abord fondée sur l’article 1591 du Code civil qui dispose que « le prix de la vente doit être déterminé et désigné par les parties ». Le recours à cette disposition a été à juste titre critiqué, au motif que les contrats-cadres n’ont pas pour objet la vente de biens, mais l’organisation de relations contractuelles à venir. A partir de 1978, la Cour de cassation a donc eu recours à l’article 1129 Code civil, qui, lui, appartient au droit commun des contrats, et qui précise que « la quotité de la chose peut être incertaine, pourvu qu’elle puisse être déterminée »11. En posant comme principes, dans les arrêts du1er décembre 1995, que « l’article 1129 du Code civil [n’est] pas applicable à la détermination du prix »12 et que « lorsqu’une convention prévoit la conclusion de contrats ultérieurs, l’indétermination du prix de ces contrats dans la convention initiale n’affecte pas, sauf dispositions légales particulières, la validité de celle-ci »13, l’Assemblée plénière opère donc un revirement de jurisprudence14. Cette modification était souhaitée et souhaitable car un risque d’annulation planait sur de nombreux contrats-cadres, portant ainsi atteinte à la sécurité juridique. De plus, les demandes de nullité n’étaient généralement pas motivées par la pratique de prix excessifs de la part du fournisseur, mais par la volonté de son cocontractant d’échapper à certaines obligations, telle une obligation de non-concurrence postcontractuelle. Toutefois, les arrêts de 1995 sur l’indétermination du prix n’écartent pas toute insécurité juridique en la matière. Plus de quinze ans après l’adoption de ces décisions, de nombreuses questions relatives à l’application de cette jurisprudence demeurent. En effet, la Cour de cassation a employé une formule très générale, en affirmant que « l’article 1129 du Code civil [n’est] pas applicable à la détermination du prix ». Pour une partie de la doctrine, cette mise à l’écart de l’article 1129 du Code civil a un champ d’application très large, elle « bénéficie à toutes les obligations de sommes d’argent : le prix, entendu comme la contrepartie pécuniaire

6 G. Virassamy et Ph. Le Tourneau, « Détermination du prix dans les contrats-cadres de fourniture » : Contrats, conc., consom. 1993, chron. n° 11. 7 Cass. com., 27 avril 1971 : Bull. civ. IV, n° 107.- Cass. com., 5 novembre 1971 : D. 1972, jur. p. 353, note J. Ghestin. 8 Ex. Cass. com., 25 février 1986 : Bull. civ. IV, n° 35. 9 Ex. CA Paris, 22 juin 1983 : Gaz. Pal. 1984, 1, somm. p. 27. 10 Ex. Cass. com., 12 janvier 1988 : Bull. civ. IV, n° 298. 11 Cass. com., 11 octobre 1978, 3 arrêts : Bull. civ. IV, n° 223, 224 et 225. 12 Cass. ass. plén., 1er décembre 1995, Sté Le Montparnasse : reproduit supra. 13 Cass. ass. plén., 1er décembre 1995, Sté Cofratel : reproduit supra. 14 Ce revirement a été précédé, voire annoncé, par deux arrêts Alcatel rendus par la 1re chambre civile le 29 novembre 1994. Dans ces arrêts, la Cour de cassation a décidé que la référence aux tarifs d’une partie suffit à rendre le prix déterminable, cette partie étant tenue d’exécuter le contrat de bonne foi. Ainsi, la référence aux tarifs d’une partie n’affecte pas la validité du contrat, mais le juge peut exercer un contrôle sur ces tarifs lors de l’exécution du contrat. Cf. Cass. 1re civ., 29 novembre 1994, pourvoi n° 91-21009 : Bull. civ. I, n° 348.- Cass. 1re civ., 29 novembre 1994, pourvoi n° 92-16267, inédit.

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d’une prestation en nature, mais aussi les indemnités prévues au contrat »15. Seule l’existence de dispositions spéciales peut justifier que le prix soit nécessairement déterminé dès la formation du contrat16. Même en présence d’une vente, la Cour de cassation juge que « l’article 1591 du Code civil n’impose pas que l’acte porte en lui-même indication du prix, mais seulement que ce prix soit déterminable »17. D’autres auteurs regrettent que, dans ces arrêts, la Haute juridiction ait abandonné l’exigence de détermination du prix pour tous les contrats et pas seulement pour les contrats-cadres18. Il n’est effectivement pas souhaitable que la possible indétermination du prix devienne la règle. Seuls les contrats qui présentent des caractéristiques telles qu’il est difficile aux parties de fixer un prix dès l’échange des consentements doivent échapper à l’exigence d’un prix fixé lors de la formation du contrat. En effet, « le prix constitue le point d’équilibre entre les intérêts contradictoires défendus par chacune des parties ; c’est dire qu’il focalise l’échange des consentements et qu’il symbolise la rencontre des volontés »19. Certes, on ne peut ignorer que, parfois, les circonstances dans lesquelles l’accord est conclu empêchent l’obtention d’un équilibre objectif entre le prix et la prestation fournie en contrepartie. Mais, la volonté des parties rend possible la commutativité subjective du contrat, prévue par l’article 1104 du Code civil20. Par les arrêts du 1er décembre 1995, l’Assemblée plénière opère un glissement de la formation à l’exécution du contrat. En effet, le contrôle du juge ne porte plus sur le prix fixé lors de la conclusion du contrat et n’est plus susceptible de justifier la nullité ; c’est désormais l’abus dans la fixation du prix lors de l’exécution du contrat qui est sanctionné.

II / Le contrôle de l’abus dans la fixation du prix lors de l’exécution du contrat Le passage de la formation à l’exécution du contrat apparaît d’abord à la lecture du visa. Les articles 1134 et 1135 du Code civil sont effectivement les dispositions générales du Code civil relatives à l’effet des obligations. Mais surtout, en affirmant qu’une clause relative à la fixation du prix « n’affecte pas la validité du contrat, l’abus dans la fixation du prix ne donnant lieu qu’à résiliation ou indemnisation », la Cour de cassation invite les juges à contrôler le prix au stade de l’exécution du contrat. Là encore, des incertitudes se cachent derrière la clarté du principe. La principale tient à la définition de l’abus ; d’autres aux effets de la sanction. L’abus est une notion à contenu variable qui n’est pas définie précisément par la Cour de cassation. Il semblerait toutefois que l’abus dans la fixation du prix ne puisse procéder de la simple existence d’un prix supérieur à celui du marché : « ce qui est abusif, c’est moins le prix

15 B. Fages, Droit des obligations, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 186.- Cf. également, D. Ferrier, « Les apports du droit commun des obligations », in « La détermination du prix : nouveaux enjeux un an après les arrêts de l’Assemblée Plénière » : RTD com. 1997, p. 49, spéc. n° 12. 16 Parfois même, malgré l’existence d’une disposition spéciale faisant expressément référence à « un prix convenu entre les parties » (C. civ., art. 1710), la jurisprudence n’impose pas l’existence d’un prix dès la formation du contrat. (Cf. infra commentaire n° 42.) 17 Cass. 3e civ., 26 septembre 2007 : Bull. civ. III, n° 159 ; Defrénois 2007, p. 1725, note R. Libchaber. 18 N. Molfessis, « Les exigences relatives au prix en droit privé » : Petites affiches 5 mai 2000, p. 41, spéc. n° 3.- J. Ghestin, « La portée des arrêts du 1er décembre 1995 relatifs à la détermination du prix au regard de leurs justifications » : Mélanges G. Goubeaux, Dalloz, LGDJ, 2009, p. 183, spéc. n° 20. 19 A. Brunet et A. Ghozi, « La fonction du prix en droit de la concurrence » : Mélanges Ch. Mouly, 1998, t. 2, p. 27, spéc. n° 6.- Adde Fr. Terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit civil. Les obligations, Dalloz, 10e éd., 2009, n° 291. 20 En ce sens, A. Brunet et A. Ghozi, « La fonction du prix en droit de la concurrence » : Mélanges Ch. Mouly, 1998, t. 2, p. 27, spéc. n° 7.- Aux termes de l’article 1104, alinéa 1er, du Code civil, le contrat est « commutatif lorsque chacune des parties s’engage à donner ou à faire une chose qui est regardée comme l’équivalent de ce qu’on lui donne ou de ce qu’on fait pour elle ».

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que le comportement de celui qui a le pouvoir de le fixer »21. Le contractant en cause ne doit pas nécessairement être animé d’une intention de nuire pour que sa conduite soit qualifiée d’abusive. De nombreux contrats pour lesquels la détermination pose un problème présentent certaines caractéristiques, comme une exécution sur une longue durée ou la dépendance d’une partie vis-à-vis d’une autre, qui donnent à l’obligation d’exécuter le contrat de bonne foi un relief particulier. Ces particularités obligent la partie en situation de force à prendre en considération non seulement ses propres intérêts, mais également ceux de son cocontractant22. On en trouve une illustration particulièrement nette, mais relativement isolée, dans un arrêt rendu par la chambre commerciale le 15 janvier 200223. Dans cette affaire, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre un arrêt ayant condamné un concédant pour abus de son droit de fixer unilatéralement les conditions de vente. En l’espèce, la cour d’appel avait relevé l’existence d’un abus car le concédant avait imposé des sacrifices importants à ses concessionnaires, sans prendre à sa charge une part suffisamment importante des effets négatifs d’une crise économique. Si la prise en considération de la situation des distributeurs est louable, elle s’inscrit difficilement dans une logique économique où chacun cherche à maximiser son profit. Les caractéristiques de certains contrats justifient certainement que la jurisprudence impose une véritable obligation de collaboration aux contractants, mais, lorsqu’en matière de détermination du prix le juge doit distinguer le profit légitime du profit illégitime, son rôle devient très délicat24. On constate que « en pratique, les décisions sanctionnant l’abus dans la fixation du prix sont relativement rares »25. Si le juge constate l’existence d’un abus, alors cet abus ne peut donner lieu « qu’à résiliation ou indemnisation ». Le choix entre ces deux sanctions est original car, en principe, l’abus n’est pas sanctionné par la résiliation du contrat. Cette faute doit entraîner l’application de la responsabilité contractuelle, voire délictuelle26, de son auteur et donc une réparation en nature ou par équivalent, d’où la référence à une indemnisation. L’Assemblée plénière a certainement prévu la résiliation du contrat car, après qu’une partie a abusé de son pouvoir dans la fixation du prix, la poursuite d’un rapport de confiance entre les contractants semble très difficile. Dans ces circonstances, il est préférable de mettre fin à des relations contractuelles qui, souvent, nécessitent une collaboration entre les contractants27. Contrairement à la nullité, la résiliation, qui peut être définie comme une « résolution non rétroactive »28, ne remet pas en cause les effets passés du contrat-cadre et les contrats d’application déjà formés. En revanche, le contrat-cadre ne produira plus d’effets pour l’avenir. Mais des incertitudes demeurent sur le jour où la résiliation doit prendre effet. Est-ce le jour de l’abus, celui de l’assignation ou celui de la décision de résiliation29 ? La victime de l’abus peut également demander une indemnité. Il semble d’ailleurs que cette indemnité puisse se cumuler avec la résiliation du contrat30. Cette indemnité doit compenser le préjudice

21 A. Brunet et A. Ghozi, « La fonction du prix en droit de la concurrence », Mélanges Ch. Mouly, 1998, t. 2, p. 27, spéc. n° 32.- L. Aynès, note sous les arrêts commentés : D. 1996, jur. p. 18, spéc. p. 20. 22 En ce sens, par ex., D. Ferrier, « Les apports du droit commun des obligations », in « La détermination du prix : nouveaux enjeux un an après les arrêts de l’Assemblée Plénière » : RTD com. 1997, p. 49, spéc. n° 38. 23 Cass. com., 15 janvier 2002 : D. 2002, jur. p. 1974, note Ph. Stoffel-Munck.- V. également l’arrêt Huard dans lequel la Cour de cassation a rejeté le pourvoi d’une compagnie pétrolière condamnée pour avoir imposé à l’un de ses distributeurs des prix d’achat supérieurs aux prix de revente que pratiquaient les autres contractants du fournisseur, grâce à un statut plus favorable (Cass. com., 3 novembre 1992, Huard : Bull. civ. IV, n° 338). 24 En ce sens, cf. J. Mestre, note sous les arrêts commentés : RTD civ. 1996, p. 154. 25 M. Fabre-Magnan, Droit des obligations. 1 – Contrat et engagement unilatéral, PUF, 2e éd., 2010, p. 365. 26 V. Ph. Stoffel-Munck pour qui la faute d’abus dans le contrat est de nature délictuelle : L’abus dans le contrat. Essai d’une théorie, LGDJ, 2000, préf. R. Bout, n° 115. 27 Fr. Terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit civil. Les obligations, Dalloz, 10e éd., 2009, n° 294. 28 G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, PUF, 8e éd., 2007, V° « Résiliation ». 29 J. Ghestin, note sous les arrêts commentés : JCP 1996, II, 22565. 30 GAJ civ., 12e éd., n° 152-155.

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résultant de la fixation abusive du prix. Son montant dépend donc notamment de la différence entre le prix abusif fixé par la partie en cause et le juste prix établi par le juge ; mais il convient également de prendre en compte le préjudice réellement subi par le contractant victime de l’abus ainsi que le lien de causalité entre ce préjudice et l’abus. Ainsi, il apparaît que cette jurisprudence relative à la fixation du prix repose largement sur le pouvoir d’appréciation du juge. En cela, elle est révélatrice de l’évolution du droit des contrats qui se caractérise notamment par un interventionnisme judiciaire toujours plus grand.

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Séance n° 3 et 4 Les effets de la vente

I/ Les effets réels

- Extrait du Discours préliminaire de Portalis : « On décide, dans le projet de loi, que la vente est en général parfaite, quoique la chose n’ait pas été livrée, et que le prix n’ait pas été payé. Dans les premiers âges, il fallait tradition et occupation corporelle pour consommer un transport de propriété. Nous trouvons dans la jurisprudence romaine une multitude de règles et de subtilités qui dérivent de ces premières idées. Nous citerons entre autres cette maxime : Traditionibus et non pactis dominia rerum transferuntur. Dans les principes de notre droit français, le contrat suffit, et ces principes sont à la fois plus conformes à la raison et plus favorables à la société. Distinguons le contrat en lui-même d’avec son exécution. Le contrat en lui-même est formé par la volonté des contractants. L’exécution suppose le contrat ; mais elle n’est pas le contrat même. On est libre de prendre un engagement ou de ne pas le prendre mais on n’est pas libre de l’exécuter ou de ne pas l’exécuter quand on l’a pris. Le premier devoir de toute personne qui s’engage est d’observer les pactes qu’elle a consentis, et d’être fidèle à la foi promise. Dans la vente, la délivrance de la chose vendue et le paiement du prix sont des actes nécessaires qui viennent en exécution du contrat, qui en sont une conséquence nécessaire, qui en dérivent comme l’effet dérive de sa cause, et qui ne doivent pas être confondus avec le contrat. L’engagement est consommé dès que la foi est donnée. Il serait absurde que l’on fût autorisé à éluder ses obligations en ne les exécutant pas. Le système du droit français est donc plus raisonnable que celui du droit romain, il a sa base dans les rapports de moralité qui doivent exister entre les hommes. Ce système est encore plus favorable au commerce. Il rend possible ce qui ne le serait souvent pas, si la tradition matérielle d’une chose vendue était nécessaire pour rendre la vente parfaite. Par la seule expression de notre volonté, nous acquérons pour nous-mêmes, et nous transportons à autrui toutes les choses qui peuvent être l’objet de nos conventions. Il s’opère par le contrat une sorte de tradition civile qui consomme le transport du droit, et qui nous donne action pour forcer la tradition réelle de la chose et le paiement du prix. Ainsi, la volonté de l’homme aidée de toute la puissance de la loi, franchit toutes

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les distances, surmonte tous les obstacles, et devient présente partout comme la loi même. »

- Cas pratique :

Emma et Charles viennent d’emménager dans la maison qu’ils ont fait construire à Yonville. Pour cette occasion, ils ont décidé de donner un bal. Pour rendre leur demeure plus agréable, ils ont acheté cinq bouquets de treize roses chacun. Il a été convenu que le fleuriste viendrait livrer les bouquets de fleurs dans l’après-midi avant le bal. Seulement, le matin du bal, à leur réveil, ils ont reçu un appel téléphonique de la part du fleuriste : Edf a dû couper l’électricité à cause d’une fuite de gaz dans une usine près de Rouen, de sorte que la climatisation du magasin n’a pas fonctionné et que toutes les fleurs sont pourries. Qu’en est-il en droit ?

II/ Les effets personnels

- Cas pratique :

Juliette et Victor ont acheté un terrain à Hernani-les-Pins, petite commune du Var. Ils forment le projet d’y construire une maison. Aussi ont-ils déposé une demande de permis de construire auprès des services administratifs compétents. Le permis de construire leur est certes accordé, mais il précise, à la grande surprise de Juliette et Victor, que la prescription du directeur de la société du Canal de Provence jointe au permis, devra être scrupuleusement respectée. Cette prescription est la suivante : « Une canalisation du Canal de Provence traverse le sous-sol du terrain de Juliette et Victor. La construction envisagée ne peut donc être réalisée en l’état. Juliette et Victor doivent faire déplacer – à leurs frais – la canalisation. » Étonnés, Juliette et Victor se sont renseignés. Ils ont appris l’existence d’une servitude conventionnelle, conclu par le précédent propriétaire, au profit de la société du Canal de Provence. L’acte de vente ne la mentionne nullement. Par ailleurs, Juliette et Victor n’auraient pas contracté, ou alors à un moindre prix, s’ils avaient été informés de la présence de cette canalisation et de la servitude. Juliette et Victor viennent vous consulter. Ils envisagent d’agir en garantie des vices cachés. D’après vous, est-ce le bon fondement et, en cas de réponse négative, quel est le fondement exact ?

- La garantie des vices cachés du vendeur professionnel :

1. Cass. 1re civ., 19 janvier 1965, aff. du pain de Pont-Saint- Esprit : Bull. civ. I, n° 106 (document 1) ;

2. Cass. 3e civ., 26 avril 2006 : Bull. civ. III, n° 106 (document 2).

- Conformité et garantie des vices cachés dans la vente :

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1. Cass. 1re civ., 5 mai 1993, Gosse : Bull. civ. I, n° 158 ; Les grandes décisions de la jurisprudence civile, PUF, 2011, n° 41, p. 307, comm. H. Aubry (document 3) ;

2. Cass. ass. plén., 21 décembre 2007 : Bull. civ. ass. plén., n° 10 (document 4)

- La disparition du vice à la suite de la réparation du vendeur :

Cass. com., 1er février 2011, n° 10-11269 : Contrats, conc., consom., 2011, comm. n° 111, note L. Leveneur (document 5).

- Cas pratique :

M. Darcy et Mme Bennet sont tous les deux salariés de la société de construction automobile Austen. M. Darcy (de Paris) et Mme Bennet (de Rennes) sont mutés dans le cadre d’un plan de restructuration de l’entreprise : M. Darcy à Rennes et Mme Bennet à Paris. Ils ont décidé d’échanger leurs logements. Dans la convention, M. Darcy s’est engagé à transférer à Mme Bennet son appartement parisien (d’une valeur de 300.000 euros) et, en retour, Mme Bennet s’est engagé à transférer à M. Darcy sa maison de Rennes (d’une valeur de 250.000 euros). Mme Bennet a payé en plus à M. Darcy une soulte de 50.000 euros. Le mois dernier, après une journée particulièrement froide et pluvieuse, l’humidité a sérieusement abîmée les murs du second étage de la maison de M. Darcy. Une fois remise de ses émotions, M. Darcy a téléphoné à Mme Bennet qui ne paraissait pas surprise et lui a répondu qu’il ne fallait pas s’inquiéter pour si peu… Mme Bennet semblait savoir qu’une partie de la toiture était recouverte avec des tuiles gélives. En outre, M. Darcy a relu l’acte d’échange et s’est aperçu de la présence d’une clause exonératoire de la garantie en cas de délivrance non conforme. De plus, M. Darcy s’estime lésé. En feuilletant un magazine consacré aux prix de l’immobilier à Paris, il s’est rendu compte que son appartement parisien valait beaucoup plus, presque 900.000 euros au jour de la vente et 1.000.000 d’euros aujourd’hui. Il envisage de demander la nullité de la convention. Qu’en est-il en droit ?

- La garantie des vices cachés dans les chaînes de contrats de vente :

1. Cass. ass. plén., 7 février 1986, Sté des Produits Céramiques de l’Anjou : Bull. civ., ass. plén., n° 2, pourvoi n° 83-14631 [1°].- Cass. ass. plén. Cass. ass. plén., 12 juillet 1991, Besse : Bull. civ., ass. plén., n° 7 [2°] ; Les grandes décisions de la jurisprudence civile, PUF, 2011, n° 29, p. 219, comm. H. Aubry (document 6).

2. Cass. 1re civ., 7 juin 1995, Zurich France : Bull. civ. I, n° 249 ; D. 1996, jur. p. 395, note D. Mazeaud (document 7).

3. Cass. 1re civ., 20 mai 2010 : Bull. civ. I, n° 119 ; RDC 2010, p. 1317, note P. Brun (document 8).

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Document 1 Cass. 1re civ., 19 janvier 1965, aff. du pain de Pont-Saint-Esprit

La Cour de cassation : Attendu qu’il résulte des énonciations de l’arrêt attaqué, partiellement confirmatif, qu’à la suite de l’intoxication collective provoquée, à Pont-Saint-Esprit, par la consommation de pains confectionnés avec de la farine avariée, les victimes ou leurs ayants cause ont engagé des actions en responsabilité contre le boulanger, vendeur de la marchandise infectée, et que celui-ci a appelé en garantie l’Union meunière du Gard, venderesse de la farine ; - Sur le second moyen : Attendu qu’il est fait grief à l’arrêt attaqué d’avoir décidé que les dispositions de l’article 1646 du code civil permettaient de condamner le vendeur de bonne foi à réparer l’entier dommage résultant des vices cachés de la chose vendue ; - Mais attendu que si, aux termes de l’article 1646 susvisé, le vendeur qui a ignoré les vices de la chose n’est tenu qu’à la restitution du prix et à rembourser à l’acquéreur les frais occasionnés par la vente, il résulte, par contre, des dispositions de l’article 1645 du même code, que le vendeur qui connaissait ces vices, auquel il convient d’assimiler celui qui par sa profession ne pouvait les ignorer, est tenu, outre la restitution du prix qu’il a reçu, de tous dommages-intérêts envers l’acheteur ; - Que, la cour d’appel, ayant constaté que le boulanger et l’Union meunière du Gard étaient « des vendeurs professionnels » de la chose ayant suscité le dommage, a donc pu condamner ladite Union à garantir son acheteur de la réparation, mise à la charge de celui-ci, de l’intégralité du préjudice causé par les vices de la chose vendue ; - Que ce motif suffit à justifier, de ce chef, l’arrêt attaqué ; - D’ou il suit que le second moyen ne saurait être accueilli ; - Par ces motifs : rejette le pourvoi.

Document 2

Cass. 3e civ., 26 avril 2006

La Cour de cassation : Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 17 juin 2004), que les consorts Larquetoux, Mme Rigaut et la société civile immobilière du Domaine de Buno (la SCI) ont vendu le 23 juin 2001 aux époux Merciecca un château dont la charpente, qui avait fait l’objet de travaux de rénovation entre 1947 et 1950, a présenté des désordres nuisant à la stabilité de l’immeuble, l’ensemble des bois, enfermés et inaccessibles, étant infesté d’insectes de type vrillettes-capricornes ; que les époux Merciecca ont engagé contre leurs vendeurs une action estimatoire en garantie des vices cachés, à laquelle ces derniers ont opposé la clause de non-garantie figurant au contrat de vente ; que par arrêt du 6 décembre 2005, la reprise de l’instance par les héritiers de M. Larquetoux décédé le 4 novembre 2004 a été constatée ; - Sur le second moyen : Attendu que les consorts Larquetoux, Mme Rigaut et la SCI font grief à l’arrêt d’accueillir la demande alors, selon le moyen : 1°/ que la clause d’exclusion de la garantie des vices cachés ne peut être écartée que si le vendeur est un professionnel de l’immobilier qui a agi dans l’exercice de sa profession ; que le particulier compétent en matière de construction qui vend un immeuble dans le cadre de la gestion de son patrimoine personnel ne peut être assimilé à un vendeur professionnel que s’il a lui-même conçu ou réalisé la construction de cet immeuble ; d’où il résulte que la cour d’appel qui se borne, pour écarter la clause d’exclusion de la garantie des vices cachés, à constater que M. Larquetoux « l’un des quatre vendeurs du château litigieux inoccupé depuis plus de 20 ans » âgé lors de la vente en 2001 de 93 ans et ayant cessé son activité professionnelle depuis près de 30 ans, avait été ingénieur des travaux publics, avait dirigé une entreprise de bâtiment tous corps d’état et qu’entre 1947 et 1950, soit plus de cinquante ans avant la vente, des travaux de rénovation du château avaient été entrepris par une entreprise extérieure à laquelle la société de M. Larquetoux avait fourni le bois de charpente, celui-ci se rendant sur le chantier régulièrement en qualité de maître de l’ouvrage, n’a pas légalement justifié en quoi la vente avait été consentie par un professionnel de la construction réputé connaître les vices décelés en 2001 ; qu’elle a ainsi violé l’article 1645 du Code civil, ensemble l’article 1643 du même code ; 2°/ que toute clause d’un contrat qu’elle soit usuelle ou de style, n’en produit pas moins un effet normal ; que la clause de l’acte de vente portant « sauf application d’une disposition légale spécifique, le vendeur ne sera pas tenu à la garantie des vices cachés pouvant affecter le sol, le sous-sol ou les bâtiments » et ajoutant pour se conformer au principe posé par la jurisprudence « pour le cas où le vendeur serait un professionnel de l’immobilier, la clause d’exonération des vices cachés ne pourra pas s’appliquer » est parfaitement claire et précise qui vient poser une exclusion de la garantie des vices cachés, sauf en cas de vente par un vendeur professionnel ; d’où il résulte qu’en écartant cette clause comme une clause de style dénuée de valeur contractuelle et n’ayant pas reçu le consentement éclairé des acquéreurs car rédigée en termes incertains, hypothétiques et alternatifs, la cour d’appel a violé l’article 1134 du Code civil ; - Mais attendu qu’ayant constaté que toutes les pièces de bois étaient habillées d’un revêtement dépourvu de ventilation, et relevé que M. Larquetoux, ingénieur des travaux publics, avait dirigé pendant de nombreuses années une entreprise de bâtiment qui avait construit de multiples immeubles d’habitation, et qu’un ancien salarié de l’entreprise ayant rénové la charpente du château de Buno entre 1947 et 1950 avait attesté que le bois de charpente ayant servi à ces travaux, avait été fourni par l’entreprise que dirigeait M. Larquetoux et que ce dernier se rendait régulièrement sur le chantier, la cour d’appel a pu en déduire que la vente avait été consentie

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par des vendeurs dont l’un était un professionnel de la construction immobilière ; - D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

Document 3 Cass. 1re civ., 5 mai 1993, Gosse

La Cour de cassation : Sur le moyen unique, pris en ses trois branches : Attendu, selon les énonciations des juges du fond, qu’en avril 1974, les époux Gosse ont acquis de la société Blocs et matériaux du Beauvaisis (BMB) des tuiles plates, dont ils ont effectué eux-mêmes la pose sur la toiture de leur pavillon ; que des désordres étant apparus en 1976, ils ont obtenu de la société BMB la fourniture gratuite de mille tuiles ; que le phénomène de délitage s’est étendu en 1982 à la quasi-totalité de la toiture ; que, le 9 septembre 1983, les époux Gosse ont assigné la société BMB en dommages-intérêts ; que l’arrêt attaqué (Amiens, 29 mai 1990) les a déboutés de leur action, au motif que celle-ci n’avait pas été intentée dans le bref délai imparti par l’article 1648 du Code civil ; - Attendu que les époux Gosse font grief à l’arrêt d’avoir ainsi statué, alors, selon le moyen, d’une part, que manque à son obligation de délivrance le vendeur qui fournit une chose atteinte d’une défectuosité qui la rend non conforme à celle qui avait été commandée ; qu’en limitant cette obligation de délivrance aux spécificités contractuellement prévues entre les parties, l’arrêt attaqué a violé l’article 1603 du Code civil ; alors, d’autre part, que l’acquéreur, auquel a été délivrée une chose défectueuse, dispose contre le vendeur à la fois de l’action en garantie des vices cachés de l’article 1641 du Code civil et de l’action en responsabilité contractuelle de l’article 1147 du même Code ; qu’en n’admettant en l’espèce que la première de ces actions, la cour d’appel a violé les textes susvisés ; et alors, enfin, que les époux Gosse n’ont pas exercé l’action rédhibitoire, mais se sont bornés à solliciter des dommages-intérêts en réparation de leur préjudice ; qu’en subordonnant la recevabilité de cette action à l’article 1648 du Code civil, alors qu’il s’agissait d’une action en responsabilité contractuelle soumise aux règles de droit commun, l’arrêt attaqué a violé les articles 1147, 1641 et 1648 du Code civil ; - Mais attendu que les vices cachés, lesquels se définissent comme un défaut rendant la chose impropre à sa destination normale, ne donnent pas ouverture à une action en responsabilité contractuelle, mais à une garantie dont les modalités sont fixées par les articles 1641 et suivants du Code civil ; qu’ayant relevé, en l’espèce, que la société BMB avait fourni des tuiles, dont la mauvaise qualité avait été reconnue par l’expert et qui étaient impropres à l’usage auquel elles étaient destinées, et ayant retenu que plus d’une année s’était écoulée entre la découverte du vice et l’assignation en justice, la cour d’appel a souverainement estimé que cette action n’avait pas été intentée dans le bref délai imparti par l’article 1648 du Code civil ; qu’elle a ainsi légalement justifié sa décision ; - Qu’il s’ensuit que le moyen ne peut être accueilli en aucune de ses trois branches ; - Par ces motifs : rejette le pourvoi.

� Les grandes décisions de la jurisprudence civile, PUF, 2011, n° 41, p. 307, comm. H. Aubry

L’arrêt de la première chambre civile du 5 mai 1993 a été qualifié de « majeur pour le droit de la vente » car annonçant « la fin d’une situation de blocage » et « un retour à une logique qui n’aurait pas dû être perdue de vue »31. En effet, cet arrêt, avec d’autres rendus en 199332, marque un retour à une certaine orthodoxie concernant la définition des obligations à la charge du vendeur33. Aux termes de l’article 1603 du Code civil, le vendeur est tenu à deux obligations : « celle de délivrer et celle de garantir la chose qu’il vend ». Plus précisément, le vendeur doit, d’une part, livrer une chose conforme aux spécifications contractuelles et, d’autre part, une chose qui n’est pas atteinte d’un vice « la rendant impropre à l’usage auquel on la destine » (C. civ., art. 1641). La jurisprudence a toujours maintenu le principe de la distinction entre défaut de conformité et vice caché, mais les qualifications qu’elle a parfois adoptées ont révélé une confusion entre ces deux concepts. Plus précisément, pour permettre à l’acheteur d’agir contre le vendeur, alors qu’il avait dépassé le bref délai dans lequel était enfermée l’action contre les vices cachés, la première chambre civile et la chambre commerciale retenaient une définition extensive de la non-conformité. C’est cette

31 A. Bénabent, note sous l’arrêt commenté : D. 1993, jur. p. 506, spéc. p. 507. 32 Cass. 1re civ., 19 juin 1993 : Bull. civ. I, n° 224.- Cass. 1re civ., 27 octobre 1993 : Bull. civ. I, n° 305. 33 Contra H. Boucard, L’agréation de la livraison dans la vente. Essai de théorie générale, LGDJ, 2005, préf. Ph. Rémy. Selon cette thèse, la distinction entre la délivrance « conforme » et la garantie des vices est relativement récente en jurisprudence et constitue un contresens historique (n° 205).

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jurisprudence que les demandeurs au pourvoi espéraient voir appliquer en l’espèce. Selon eux, les tuiles défectueuses devaient être considérées non conformes au contrat. Mais, contre toute attente, le pourvoi est rejeté. La première chambre civile, après avoir explicitement défini le vice caché dans un attendu de principe, refuse implicitement de faire bénéficier l’acheteur du régime de l’obligation de conformité, car l’on était en présence d’un vice. Dans la continuité de ce revirement, la jurisprudence fait encore aujourd’hui preuve de la même rigueur quand elle doit appliquer les dispositions du Code civil relatives aux obligations du vendeur. En revanche, la distinction entre obligation de conformité et obligation de garantie contre les vices cachés n’existe plus lorsque la vente d’un bien corporel est conclue entre un professionnel et un consommateur. En effet, par une ordonnance du 17 février 200534, l’Etat français a transposé une directive communautaire relative à la vente et aux garanties des biens de consommation35. Or, les rédacteurs de ces textes ont retenu une définition de la conformité du bien qui vise à la fois ce qui correspond au défaut de conformité et au vice caché dans le Code civil. Ainsi, lorsque les dispositions du Code de la consommation relatives à la vente sont applicables, la question de la distinction entre défaut de conformité et vice caché ne se pose plus ; le consommateur insatisfait par le bien livré doit nécessairement invoquer la garantie légale de conformité. Par conséquent, le droit français relatif aux obligations du vendeur est aujourd’hui divisé. Il faut distinguer le régime prévu par le Code civil (I) et celui relevant du droit de la consommation (II).

I / La distinction entre l’obligation de garantie et l’obligation de délivrance dans le Code civil

Le chapitre du Code civil consacré aux obligations du vendeur débute par une première section composée de deux articles qui énoncent : « Le vendeur est tenu d’expliquer clairement ce à quoi il s’oblige » (C. civ., art. 1602, al. 1er) et « a deux obligations principales, celle de délivrer et celle de garantir la chose qu’il vend » (C. civ., art. 1603). Tout le reste du chapitre concerne la définition et le régime de chacune de ces deux obligations principales. La délivrance peut être définie comme « la remise par le vendeur à l’acquéreur d’une chose conforme au contrat »36. Concernant l’obligation de garantie, il faut distinguer, d’une part, la garantie d’éviction, qui doit assurer à l’acheteur la jouissance paisible de la chose et, d’autre part, la garantie contre les vices cachés de la chose, c’est-à-dire contre les défauts de la chose qui la rendent impropre à son usage. L’action en garantie contre les vices cachés doit être exercée dans un délai de deux ans qui commence à courir à compter de la découverte du vice (C. civ., art. 1648). La précision des deux ans résulte de l’ordonnance du 17 février 2005. Précédemment, l’article 1648 mentionnait l’obligation pour l’acheteur d’agir dans « un bref délai ». Pour permettre à l’acheteur d’échapper à ce « bref délai », dans de nombreuses espèces qui ont précédé l’arrêt de la première chambre civile du 5 mai 1993, la jurisprudence, encouragée par une partie de la doctrine37, a qualifié de défaut de conformité des désordres qui manifestement relevaient de la garantie des vices cachés. Par exemple, furent abusivement considérés comme défaut de conformité le mauvais fonctionnement du dispositif d’un autoclave38 ou les défectuosités d’une peinture sur une voiture neuve39 ; cette pratique fut

34 Ord. n° 2005-136 du 17 février 2005 : JO 18 février 2005, p. 2778. 35 Dir. 1999/44/CE du 25 mai 1999 sur certains aspects de la vente et des garanties des biens de consommation : JOCE L 171/2 du 7 juillet 1999. 36 G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, PUF, 8e éd., 2007, V° « Délivrance ». 37 M. Alter, L’obligation de délivrance dans la vente de meubles corporels, LGDJ, 1972, préf. P. Catala.- J. Ghestin, Conformité et garantie dans la vente, LGDJ, 1983.- Ph. Le Tourneau, « Conformité et garantie dans la vente d’objets mobiliers corporels » : RTD com. 1980, p. 231. 38 Cass. 1re civ., 9 mars 1983 : Bull. civ. I, n° 92 ; RTD civ. 1983, p. 753, note Ph. Rémy.

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essentiellement le fait de la première chambre civile et de la chambre commerciale40. En l’espèce, le demandeur au pourvoi pouvait donc légitimement espérer voir la première chambre civile qualifier la mauvaise qualité des tuiles de défaut de conformité. Parallèlement à cette appréciation extensive de la conformité, les juges ont souvent retenu une définition fonctionnelle du vice caché : l’inaptitude de la chose à son usage suffisait à caractériser le vice, il n’était pas nécessaire que soit constatée une altération physique de la structure de la chose ou, en d’autres termes, un vice matériel. La confusion entre vice caché et défaut de conformité était alors inévitable. Toutefois, en 1993, par une série d’arrêts41 dont celui rapporté du 5 mai 1993, la Haute juridiction a réduit le champ d’application de l’action pour non-conformité en décidant que, lorsque la chose est atteinte d’un défaut la rendant impropre à sa destination normale, l’acheteur ne peut invoquer sa non-conformité et doit exercer une action en garantie des vices cachés42. Cette définition stricte, voire restrictive, du domaine de l’action pour non-conformité est aujourd’hui adoptée par l’ensemble des chambres de la Cour de cassation : il est actuellement acquis que, comme l’a défini la première chambre civile dans l’arrêt commenté, le vice est « le défaut rendant la chose impropre à sa destination normale », alors que le défaut de conformité est caractérisé lorsque la chose ne correspond pas aux stipulations contractuelles. De nombreux auteurs se sont félicités de cette clarification entre non-conformité et vices cachés y voyant « une éclaircie »43 et « la fin d’une confusion »44. Pourtant, malgré un retour à une conception stricte de la non-conformité, la distinction entre les deux obligations principales du vendeur peut se révéler complexe45. Pour faciliter l’exercice de qualification, la doctrine propose généralement un critère chronologique46 : la conformité s’apprécie à l’instant même de la délivrance, par rapport à la chose promise et à ses caractéristiques. Là s’arrête l’exécution de la délivrance ; les défauts qui se révèlent à l’usage relèvent de la garantie des vices cachés. Toutefois, dans certaines hypothèses, le défaut de conformité peut n’apparaître qu’avec l’écoulement du temps ou l’usage de la chose47. A titre d’illustration, l’inexactitude du kilométrage affiché au compteur d’un véhicule peut difficilement être découverte lors de la délivrance du bien. La difficulté à différencier les deux obligations provient certainement du fait que celles-ci présentent intrinsèquement une unité. En effet, lors de la formation du contrat, l’acquéreur a certainement en vue non seulement une chose conforme aux stipulations contractuelles mais également une chose présentant les qualités légitimement attendues d’un bien de même type : « ce qui est convenu entre les parties peut l’être aussi bien implicitement ou explicitement sans sortir, néanmoins,

39 Cass. 1re civ., 1er décembre 1987 : Bull. civ. I, n° 325. 40 Ces deux chambres avaient d’ailleurs implicitement reçu l’aval de l’Assemblée plénière par deux arrêts rendus le 7 février 1986. Cf. supra commentaire n° 29. 41 Cass. 1re civ., 19 juin 1993 : Bull. civ. I, n° 224.- Cass. 1re civ., 27 octobre 1993 : Bull. civ. I, n° 305. 42 A. Bénabent, « Conformité et vices cachés dans la vente : l’éclaircie » : D. 1994, chron. p. 115.- Ch. Atias, « La distinction du vice caché et de la non-conformité » : D. 1993, chron. p. 265.- P. Jourdain, « Les actions des acquéreurs insatisfaits ou victimes de dommages » : Gaz. Pal. 1994, doctr. p. 826.- F. Grégoire, « Vices cachés et ‘non-conformité’ de la chose vendue » : RJDA 1993, p. 751. 43 A. Bénabent, « Conformité et vices cachés dans la vente : l’éclaircie » : D. 1994, chron. p. 115. 44 D. Boulanger, « Erreur, non-conformité, vice caché : la fin d’une confusion » : JCP N 1996, doctr, p. 1585. 45 L. Casaux-Labrunée, « Vice caché et défaut de conformité : propos non conformistes sur une distinction viciée » : D. 1999, chron. p. 1, spéc. p. 5.- Y.-M. Serinet, Les régimes comparés des sanctions de l’erreur, des vices cachés et de l’obligation de délivrance dans la vente, Th. Paris I Panthéon-Sorbonne, 1996, spéc. n° 24, p. 32. 46 J. Ghestin et B. Desché, Traité des contrats. La vente, LGDJ, 1990, n° 718 et 762.- A. Bénabent, Droit civil. Les contrats spéciaux civils et commerciaux, Montchrestien, 8e éd., 2008, n° 301. 47 L. Casaux-Labrunée, « Vice caché et défaut de conformité : propos non conformistes sur une distinction viciée » : D. 1999, chron. p. 1, spéc. p. 2.- J. Apollis, « Obligation de délivrance et garantie des vices cachés » : RJDA 1994, p. 489, spéc. n° 54.

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du champ contractuel »48. Pourtant, même dans l’hypothèse où l’action pour non-conformité et celle contre les vices cachés semblent toutes deux possibles, l’acheteur qui a agi en garantie contre les vices cachés ne peut plus exercer l’action pour non-conformité49. En outre, si la juridiction constate que la preuve du vice n’est pas rapportée, elle n’est « pas tenue de rechercher si cette action pouvait être fondée sur un manquement du demandeur à son obligation de délivrance »50. Cette conception de l’office du juge, guère favorable au demandeur, a été critiquée51. Les plaideurs doivent, en effet, proposer tous les fondements susceptibles de faire aboutir leurs prétentions, le juge pouvant se dispenser d’un exercice de requalification. Si l’arrêt commenté était rendu aujourd’hui, les époux Gosse, consommateurs, invoqueraient la garantie légale de conformité prévue par le Code de la consommation.

II / La garantie légale de conformité du Code de la consommation

La distinction entre garantie des vices cachés et obligation de délivrance conforme n’existe plus aujourd’hui en droit de la consommation. L’apparition d’une nouvelle forme de garantie en ce domaine résulte de la transposition de la directive communautaire du 25 mai 1999 relative à certains aspects de la vente et des garanties des biens de consommation52 par une ordonnance du 17 février 200553. Pour définir les obligations du vendeur, les rédacteurs de cette directive se sont inspirés de la Convention de Vienne du 10 avril 1980 sur les contrats de vente internationale de marchandises54. Ainsi, comme la Convention, la directive consacre l’unité de l’obligation de conformité qui englobe les divers défauts de la chose résultant de la présence d’un vice, de l’absence d’une qualité recherchée ou d’une différence des genres55. L’insertion en droit français de cette nouvelle conception des obligations du vendeur a fait l’objet d’un vif débat. Pour une doctrine, la transposition de la directive communautaire était l’occasion d’abandonner la distinction entre vice caché et défaut de conformité pour toutes les ventes et nécessitait alors une modification du Code civil56. Un autre Etat membre, l’Allemagne, a procédé ainsi en choisissant une « transposition élargie » de la directive dans le BGB ; mais il est vrai qu’il n’existe pas de Code de la consommation dans ce pays. Pour d’autres auteurs57, il convenait de s’en tenir à une transposition stricte des exigences communautaires dans le Code de la consommation. C’est cette seconde solution qui a été retenue par le gouvernement français. Ainsi, pour les ventes volontaires de meubles corporels conclues entre un professionnel et un consommateur, sont applicables les articles L. 211-4 et suivants du Code de la consommation réunis au sein d’une section intitulée « garantie légale

48 Y.-M. Serinet, Les régimes comparés des sanctions de l’erreur, des vices cachés et de l’obligation de délivrance dans la vente, Th. Paris I Panthéon-Sorbonne, 1996, n° 29, p. 43. 49 Cass. 3e civ., 4 octobre 1995 : Bull. civ. III, n° 216.- Cass. 3e civ., 15 mars 2006 : Bull. civ. III, n° 72. 50 Cass. ass. plén., 21 décembre 2007 : Bull. civ., ass. plén., n° 10.- Adde P.-Y. Gauthier, « L’intensité de l’office du juge et les concours d’actions dans la vente : une clarification décisive ? » : RDC 2008, p. 435. 51 O. Deshayes, « L’office du juge à la recherche de sens » : D. 2008, chron. p. 1102. 52 Dir. 1999/44/CE du 25 mai 1999 sur certains aspects de la vente et des garanties des biens de consommation : JOCE L 171/2 du 7 juillet1999. 53 Ord. n° 2005-136 du 17 février 2005 : JO 18 février 2005, p. 2778, ratifiée par la loi n° 2006-406 du 5 avril 2006 (JO 6 avril 2006) et intégrée aux art. L. 211-1 et suivants du C. consom. 54 V. Heuzé, Traité des contrats (sous la direction de J. Ghestin). La vente internationale de marchandises. Droit uniforme, LGDJ, 2000. 55 Dir. 1999/44/CE du 25 mai 1999, art. 2. 56 Une commission réunie par le ministère de la Justice et présidée par le professeur Geneviève Viney avait proposé un projet de modification du Code civil en ce sens. Sur ces travaux, cf. Cah. dr. entr. I-2003, n° 1. 57 O. Tournafond, « De la transposition de la directive du 25 mai 1999 à la réforme du Code civil » : D. 2002, chron. p. 2883.- G. Paisant et L. Leveneur, « Quelle transposition pour la directive du 25 mai 1999 sur les garanties dans la vente de biens de consommation ? » : JCP 2002, I, 183.

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de conformité ». En vertu de cette obligation de garantie, le vendeur est tenu de livrer un bien conforme au contrat, c’est-à-dire un bien qui, d’une part, est propre à l’usage habituellement attendu d’un bien semblable et qui, d’autre part, présente les caractéristiques définies d’un commun accord entre les parties58. Le vendeur est également tenu des défauts qui résultent de l’emballage, d’imprécisions ou d’erreurs dans les instructions de montage ou d’installation59. On est ici « à mi-chemin entre l’obligation d’information et l’obligation de délivrance »60. Si le bien vendu est atteint d’un défaut de conformité, l’acheteur de bonne foi a la possibilité de choisir entre la réparation et le remplacement du bien, sous réserve que sa préférence ne porte pas atteinte de façon disproportionnée aux intérêts du vendeur. C’est seulement si ces remèdes s’avèrent impossibles ou inopportuns que l’acheteur peut obtenir la résolution du contrat ou une réduction du prix61. Quel que soit le remède souhaité, le consommateur doit agir dans un délai de deux ans qui commence à courir à partir de la délivrance du bien62, et non à partir de la découverte du vice caché comme en droit commun. Ainsi, à plusieurs égards, la garantie légale de conformité offerte au consommateur s’avère moins protectrice de ses intérêts que le droit commun de la vente. Toutefois, ce droit spécial ne prive pas le consommateur du recours aux actions classiques prévues par le Code civil. Le droit de la vente se caractérise donc aujourd’hui par une multiplicité d’actions et de définitions. Cette situation, qui peut être à l’origine de confusions, est regrettable. Une directive communautaire relative aux droits des consommateurs et proposant un nouveau régime de la vente63 est en voie d’être adoptée64. Sa transposition en droit français offrira une nouvelle chance de simplifier le régime des obligations du vendeur.

Document 4 Cass. ass. plén., 21 décembre 2007

La Cour de cassation : Sur le premier moyen pris en sa première branche : Attendu, selon l’arrêt attaqué (Caen, 17 mars 2005), qu’ayant acquis, le 22 février 2003, un véhicule d’occasion vendu par la société Carteret automobiles avec une garantie conventionnelle de trois mois, M. X... a assigné son vendeur, le 20 août 2003, en réclamant le coût d’une remise en état du véhicule, la réduction du prix de vente, et des dommages-intérêts ; que, débouté de ses demandes, il s’est prévalu devant la cour d’appel de l’application de la garantie contractuelle et de l’existence d’un vice caché ; - Attendu que M. X... fait grief à l’arrêt de le débouter de sa demande en réduction du prix de vente du véhicule, alors, selon le moyen, que le juge doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s’arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée ; qu’en la présente espèce, où M. X... fondait sa demande en réduction du prix de vente sur le fait que le véhicule était censé être en parfait état lors de la vente puisque le contrôle technique ne faisait apparaître aucun défaut, le prix fixé étant en outre nettement supérieur à la cote Argus, ce qui impliquait un véhicule en excellent état, de sorte qu’il pouvait s’attendre à rouler sans aucune difficulté pendant un certain temps, ce qui n’avait pas été le cas, des travaux ayant été nécessaires dans le cadre de la garantie contractuelle de trois mois, la cour d’appel se devait de rechercher si son action n’était pas plutôt fondée sur le manquement du vendeur à son obligation de délivrance d’un véhicule d’occasion en excellent état général plutôt que sur la garantie des vices cachés de l’article 1641 du code civil ; qu’en le déboutant de sa demande en réduction du prix au motif que la circonstance que la pompe à eau et le radiateur aient été changés au titre de la garantie conventionnelle et que les remplacements de joints se soient avérés nécessaires pendant la même période ne suffisait pas à établir l’existence de vices cachés antérieurs à la vente, sans rechercher si les doléances de l’acquéreur ne devaient pas plutôt s’analyser en un défaut de conformité, la cour d’appel n’a pas légalement justifié sa décision au regard des articles 12 du nouveau code de procédure civile, 1603 et 1604 du code civil ; - Mais attendu que si, parmi les principes directeurs du procès,

58 C. consom., art. L. 211-4 et L. 211-5. 59 C. consom., art. L. 211-4, al. 2. 60 Fr. Collart Dutilleul et Ph. Delebecque, Contrats civils et commerciaux, Dalloz, 8e éd., 2007, n° 321. 61 C. consom., art. L. 211-9 et L. 211-10. 62 C. consom., art. L. 211-12. 63 Proposition de directive relative aux droits des consommateurs du 8 octobre 2008, Com (2008) 614 final. 64 C. Aubert de Vincelles, « Naissance d’un droit commun communautaire de la consommation » : RDC 2009, p. 578, spéc. n° 16.

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l’article 12 du nouveau code de procédure civile oblige le juge à donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux invoqués par les parties au soutien de leurs prétentions, il ne lui fait pas obligation, sauf règles particulières, de changer la dénomination ou le fondement juridique de leurs demandes; qu’ayant constaté, par motifs propres et adoptés, qu’elle était saisie d’une demande fondée sur l’existence d’un vice caché dont la preuve n’était pas rapportée, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de rechercher si cette action pouvait être fondée sur un manquement du vendeur à son obligation de délivrance d’un véhicule conforme aux stipulations contractuelles, a légalement justifié sa décision de ce chef ; - Et attendu que les autres griefs ne sont pas de nature à permettre l’admission du pourvoi ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

Document 5 Cass. com., 1er février 2011

La Cour de cassation : Sur le moyen unique du pourvoi principal, pris en ses première et deuxième branches : Attendu, selon l’arrêt attaqué (CA Montpellier, 17 nov. 2009) que la société Blanchisserie industrielle catalane (la société BIC) a fait l’acquisition, auprès de la société Europe Auto, concessionnaire de la marque Volkswagen, d’une automobile qui, ayant parcouru 58 000 kilomètres, est tombée à deux reprises en panne et a fait l’objet de réparations effectuées par la société Europe Auto ; que la société BIC a assigné la société Europe Auto pour obtenir la résolution de la vente pour vices cachés et, subsidiairement, son annulation ; que la société Europe Auto a appelé en garantie la société Groupe Volkswagen France (la société Volkswagen) ; - Attendu que la société BIC fait grief à l’arrêt d’avoir rejeté ses demandes, alors, selon le moyen :1°/ que l’existence d’un vice caché s’apprécie au jour de la vente, l’acheteur ayant le choix de rendre la chose et de se faire restituer le prix ou de la garder et de s’en faire remettre une partie du prix ; que la cour d’appel a elle-même constaté que le véhicule vendu n’avait fonctionné normalement qu’après qu’aient été remplacés divers boîtiers électroniques, les filtres à carburant, un turbo compresseur défectueux à l’origine de la panne du 7 avril 2006, outre une pompe tandem et les pompes électriques du réservoir dont la défectuosité avait été constatée en cours d’expertise et que l’expert indiquait en conclusion de son rapport ne pas être en mesure de garantir que d’autres défaillances ne se produisent à l’avenir et ne provoquent soit un arrêt du moteur, soit une mise en fonctionnement en mode dégradé ; qu’en déboutant l’acquéreur de son action en résolution sans rechercher si les vices grevant le véhicule, dont elle a elle-même constaté l’existence et qui ont conduit à son immobilisation pendant onze mois, n’étaient pas tels que l’acheteur ne l’aurait pas acquis ou n’en aurait donné qu’un moindre prix, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1641 et 1644 du Code civil ; 2°/ que le vendeur professionnel est tenu de livrer des produits exempts de tout vice ou défaut de nature à créer un danger pour les personnes ou les biens ; que la cour d’appel qui a constaté que le véhicule litigieux avait connu deux pannes de moteur intempestives et que l’expert indiquait en conclusion de son rapport ne pas être en mesure de garantir que d’autres défaillances ne se produisent à l’avenir et ne provoquent soit un arrêt du moteur, soit une mise en fonctionnement en mode dégradé ; qu’en déboutant néanmoins l’acquéreur de son action en résolution après avoir constaté que l’expert lui-même se refusait à garantir la sécurité du véhicule, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé l’article 1641 du Code civil ; - Mais attendu, d’une part, que l’acheteur d’une chose comportant un vice caché qui accepte que le vendeur procède à la remise en état de ce bien ne peut plus invoquer l’action en garantie dès lors que le vice originaire a disparu mais peut solliciter l’indemnisation du préjudice éventuellement subi du fait de ce vice ; qu’ayant souverainement retenu que les défectuosités du véhicule litigieux avaient été réparées et ne le rendaient plus impropre à l’usage auquel il était destiné, la cour d’appel a exactement décidé de rejeter la demande en résolution de la vente ; - Attendu, d’autre part, qu’ayant estimé que le véhicule n’était plus impropre à l’usage auquel il était destiné, et en l’absence d’atteinte aux personnes ou à un bien autre que le produit défectueux lui-même, la cour d’appel a légalement justifié sa décision ; - D’où il suit que le moyen n’est fondé en aucune de ses branches ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

� Contrats, conc., consom. 2011, comm. n° 111, note L. Leveneur Cette décision apporte une intéressante précision au sujet des effets de la garantie des vices cachés dans la vente. L’article 1644 du Code civil ouvre à l’acheteur le choix entre l’action rédhibitoire, qui conduit à une restitution réciproque de la chose viciée et de l’intégralité du prix, et l’action estimatoire, qui tend seulement à une restitution partielle du prix par le vendeur. En outre, lorsque le vendeur connaissait le vice – et le vendeur professionnel est présumé par, la jurisprudence être dans ce cas –, l’acheteur est en droit de lui réclamer des dommages et intérêts en vertu de l’article 1645.

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En revanche, à la différence des dispositions du Code de la consommation relatives à la nouvelle garantie légale de conformité des meubles vendus à des consommateurs, qui prévoient et même privilégient les remèdes en nature (cf. C. consom., art. L. 211-9 et L. 211-10), le Code civil n’envisage pas expressément la réparation par le vendeur du bien atteint d’un défaut caché. Cependant il est admis depuis longtemps que là où il pourrait réclamer des dommages et intérêts (donc spécialement à l’encontre d’un vendeur professionnel, puisqu’il est présumé connaitre les vices), l’acheteur peut obtenir de son cocontractant qu’il répare la chose. A fortiori cette issue est-elle envisageable d’une façon purement amiable : c’est ce qui c’est passé ici ; le vendeur d’une voiture tombée à deux reprises en panne (des pannes très modernes, affectant des boîtiers électroniques, pompes électriques du réservoir, turbocompresseur...) alors qu’elle n’avait parcouru que 58 000 kilomètres, avait proposé de procéder à la remise en l’état, ce que l’acheteur avait accepté. Cependant, après ces réparations, l’acheteur avait tout de même prétendu exercer l’action rédhibitoire. Il ne fait pas de doute que cette action aurait pu prospérer si les défauts avaient persisté après l’intervention du vendeur. Mais tel n’était pas le cas : les juges du fond ont constaté ici que les défectuosités du véhicule avaient été réparées et ne le rendaient plus impropre à l’usage auquel il était destiné. Ils avaient en conséquence rejeté la demande et la Cour de cassation les en approuve, en énonçant que « l’acheteur d’une chose comportant un vice caché qui accepte que le vendeur procède à la remise en état de ce bien ne peut plus invoquer l’action en garantie dès lors que le vice originaire a disparu ». Voilà qui paraît juste. On observera en effet que rien n’obligeait l’acheteur à accepter la remise en état : en matière de vices cachés, c’est à lui qu’appartient l’option entre les diverses branches des effets de la garantie (cf. C. civ., art. 1644) ; la remise en état correspond au développement de la réparation envisagée à l’article 1645 – dont on sait qu’elle peut être demandée à titre principal et pas nécessairement en complément d’une action rédhibitoire ou estimatoire –, en lui donnant la forme d’une réparation en nature. Si l’acheteur a choisi ce procédé, qui concrètement est une manière pour le vendeur d’exécuter la garantie qu’il devait, il est juste qu’il ne puisse ensuite exiger la rédhibition de la vente alors que le vice rédhibitoire a de la sorte disparu. Il reste que la réparation en nature de la voiture est évidemment impuissante à faire disparaître certains préjudices que le vice de la chose a pu causer à l’acquéreur : pertes de temps, frais de remorquage, immobilisation du véhicule le temps de la remise en état. Les droits que l’acheteur tient de la garantie des vices cachés lui permettraient d’en exiger la réparation en argent. Mais précisément la chambre commerciale prend le soin de réserver cette possibilité subsistante de solliciter l’indemnisation du préjudice éventuellement subi du fait de ce vice.

Document 6 Cass. ass. plén., 7 février 1986, Sté des Produits Céramiques de l’Anjou

La Cour de cassation : Sur le moyen unique : Attendu que la Société de Produits Céramiques de l’Anjou - dite P.C.A. -, fournisseur des briques ayant servi au montage des cloisons de l’ensemble immobilier construit par la S.C.I. Asnières Normandie, fait grief à l’arrêt attaqué de l’avoir déclarée responsable pour partie des fissurations apparues dans les cloisons, et condamnée à payer au syndicat de la copropriété partie du coût des réparations, alors, selon le moyen que, d’une part, la faute prétendue du vendeur de matériaux ne pouvant s’apprécier qu’au regard des stipulations contractuelles imposées par l’entrepreneur, la société E.S.C.A., l’arrêt, en déclarant que ces stipulations étaient indifférentes, a violé les articles 1147 et 1382 du Code civil ; alors, d’autre part, que, statuant sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle, l’arrêt ne pouvait faire état de la présomption de connaissance pesant sur le vendeur professionnel, mais devait rechercher si le fabricant connaissait effectivement la destination des matériaux vendus, en l’espèce, la fabrication de cloisons ne reposant pas sur une semelle adéquate et donc soumises à des déformations, et dont seule cette utilisation avait entraîné le défaut ; alors, en

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outre, qu’en se fondant, pour déclarer des briques non conformes, sur les normes définies et imposées postérieurement à l’époque de la construction sans rechercher si ces briques n’étaient pas conformes aux normes imposées lors de leur livraison, l’arrêt n’a pas caractérisé la faute du vendeur ; alors, encore, que l’arrêt a délaissé les conclusions indiquant que la fragilité des briques était due non pas à leur manque de qualité mais à un défaut d’utilisation de la part de l’entrepreneur, omettant ainsi d’examiner une cause d’exonération constituée par la faute d’un tiers ; alors, enfin, que faute d’avoir recherché si les fissures des briques ne provenaient pas seulement de l’absence de semelle résiliante, cause majeure reconnue des désordres, et non pas d’un défaut allégué des matériaux, l’arrêt n’a pas caractérisé, autrement que par une simple affirmation, le lien de causalité entre le prétendu défaut de conformité des briques et le dommage invoqué ; - Mais attendu que le maître de l’ouvrage comme le sous-acquéreur, jouit de tous les droits et actions attachés à la chose qui appartenait à son auteur ; qu’il dispose donc à cet effet contre le fabricant d’une action contractuelle directe fondée sur la non-conformité de la chose livrée ; que, dès lors, en relevant que la société P.C.A. avait livré des briques non conformes au contrat, en raison de leur mauvaise fabrication, la cour d’appel, qui a caractérisé un manquement contractuel dont la S.C.I. Asnières Normandie, maître de l’ouvrage, pouvait lui demander réparation dans le délai de droit commun, a, par ce seul motif, légalement justifié sa décision ; qu’en aucune de ses cinq branches, le moyen ne peut donc être accueilli ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

Cass. ass. plén., 12 juillet 19991, Besse La Cour de cassation : Sur le moyen unique : Vu l’article 1165 du Code civil ; - Attendu que les conventions n’ont d’effet qu’entre les parties contractantes ; - Attendu, selon l’arrêt attaqué (Nancy, 1re ch. civ., 16 janv. 1990), que plus de 10 années après la réception de l’immeuble d’habitation, dont il avait confié la construction à M. Alhada, entrepreneur principal, et dans lequel, en qualité de sous-traitant, M. Protois avait exécuté divers travaux de plomberie qui se sont révélés défectueux, M. Besse les a assignés, l’un et l’autre, en réparation du préjudice subi ; - Attendu que, pour déclarer irrecevables les demandes formées contre le sous-traitant, l’arrêt retient que, dans le cas où le débiteur d’une obligation contractuelle a chargé une autre personne de l’exécution de cette obligation, le créancier ne dispose contre cette dernière que d’une action nécessairement contractuelle, dans la limite de ses droits et de l’engagement du débiteur substitué ; qu’il en déduit que M. Protois peut opposer à M. Besse tous les moyens de défense tirés du contrat de construction conclu entre ce dernier et l’entrepreneur principal, ainsi que des dispositions légales qui le régissent, en particulier la forclusion décennale ; - Attendu qu’en statuant ainsi, alors que le sous-traitant n’est pas contractuellement lié au maître de l’ouvrage, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; - Par ces motifs : Casse et annule.

� Les grandes décisions de la jurisprudence civile, PUF, 2011, n° 29, p. 219, comm. H. Aubry

Déterminer la frontière entre ce qui relève du contrat et ce qui doit être rattaché à la responsabilité délictuelle est certainement l’une des questions les plus délicates du droit des obligations65. Ainsi, il n’est pas étonnant que, même après ces deux arrêts rendus par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, la détermination des règles applicables à la responsabilité au sein de groupes de contrats nécessite toujours de nouvelles recherches pour trouver une solution satisfaisante66. Pourtant, les principes sont simples : si un contractant agit contre son cocontractant qui a mal exécuté son obligation contractuelle, l’action est de nature contractuelle. En revanche, si la victime est un tiers au contrat, c’est le régime de la responsabilité délictuelle qui doit être retenu. Cette distinction bien établie est toutefois remise en cause par la nécessité de prendre en considération les liens qu’entretiennent certains contrats. Cet intérêt pour les contrats soudés par une cause ou un objet communs a donné

65 G. Viney, Introduction à la responsabilité, LGDJ, 3e éd., 2008, n° 181, et les références citées. 66 P. Ancel, « Les arrêts de 1988 sur l’action en responsabilité contractuelle dans les groupes de contrats, quinze ans après » : Mélanges A. Ponsard, Litec, 2003, p. 3.- C. Lisanti-Kalczynski, « L’action directe dans les chaînes de contrats ? Plus de dix ans après l’arrêt Besse » : JCP 2003, I, 102.- P. Puig, « Faut-il supprimer l’action directe dans les chaînes de contrats ? » : Mélanges J. Calais-Auloy, Dalloz, 2004, p. 913.- D. Mainguy, « L’actualité des actions directes dans les chaînes de contrats » : Mélanges J. Béguin, Litec, 2005, p. 449.

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naissance à la notion de « groupe de contrats »67. Parmi ceux-ci, peuvent être différenciés les « ensembles contractuels », qui désignent des contrats unis par une cause commune, et les « chaînes de contrats » qui sont constituées d’une succession de contrat portant sur le même objet. Dans l’arrêt rendu par l’Assemblée plénière le 7 février 1986, le demandeur et le défendeur étaient liés par une chaîne de contrats puisque, par l’effet d’une vente puis d’un contrat d’entreprise, la propriété de briques défectueuses avait été transmise d’un vendeur (fabricant) à un maître d’ouvrage via un entrepreneur. Pour permettre au maître de l’ouvrage d’engager la responsabilité contractuelle du vendeur (fabricant)68, l’Assemblée plénière a, dans un très bel attendu de principe, affirmé que « le maître de l’ouvrage comme le sous-acquéreur, jouit de tous les droits et actions attachés à la chose qui appartenait à son auteur ; qu’il dispose donc à cet effet contre le fabricant d’une action contractuelle directe fondée sur la non-conformité de la chose livrée ». Ainsi, le maître de l’ouvrage, tiers au contrat de vente, peut se prévaloir de l’inexécution d’une de ses obligations contractuelles par le vendeur. La possibilité pour « un contractant extrême »69 d’agir sur le fondement de la responsabilité contractuelle a par la suite été étendue à d’autres groupes de contrats ne comportant pas de transfert de propriété d’un bien. Mais, par l’arrêt Besse du 12 juillet 1991, l’Assemblée plénière s’est prononcée en faveur du retour à une certaine orthodoxie juridique, en rappelant le principe de l’effet relatif du contrat et en sanctionnant les juges du fond qui avait retenu la responsabilité contractuelle d’un sous-traitant, ayant effectué des travaux défectueux, à l’égard du maître de l’ouvrage. L’articulation entre ces deux décisions est a priori simple et logique : si la propriété d’une chose est transférée à l’occasion d’une chaîne de contrat, l’action contractuelle est transmise comme accessoire de la chose et profite donc au contractant extrême70. En revanche, en l’absence de transfert d’une chose, l’action reste délictuelle. Mais cette apparente logique (I) cache des incohérences et des vices (II).

I / L’apparente logique des solutions

Dès le début du XIXe siècle, la jurisprudence a reconnu au sous-acquéreur d’un bien la possibilité d’agir en garantie des vices cachés contre le vendeur. A l’époque, cette possibilité d’exercer une action contractuelle venait s’ajouter à la faculté de se prévaloir des règles de la responsabilité délictuelle. Mais, appliquant le principe du non-cumul des responsabilités, la Cour de cassation a décidé dans l’arrêt Lamborghini du 9 octobre 1979 que l’action du sous-acquéreur contre le fabricant ou un vendeur intermédiaire était nécessairement de nature contractuelle71. Permettre à la victime d’exercer une action contractuelle contre un contractant extrême constitue un avantage pour elle, puisque celle-ci est dispensée d’apporter la preuve d’une faute délictuelle pour engager la responsabilité du vendeur, entreprise qui peut se révéler difficile. La détermination du domaine de l’action directe présente donc un intérêt pratique certain. Sur ce point, une première divergence est apparue entre la première et la troisième chambre civile de la Cour de cassation. Plus précisément, alors que la première chambre civile admettait l’existence d’une action contractuelle entre contractants extrêmes dans le cadre

67 B. Teyssié, Les groupes de contrats, LGDJ, 1975, préf. J.-M. Mousseron.- M. Bacache-Gibeili, La relativité des conventions et les groupes de contrats, LGDJ, 1996, préf. Y. Lequette. 68 Un des apports de cet arrêt concerne la qualification de l’obligation inexécutée par le vendeur : obligation de garantie contre les vices cachés ou obligation de conformité ? Sur cette question, cf. infra commentaire n° 41. 69 La doctrine nomme « contractant extrême » les personnes qui appartiennent au même groupe de contrats, mais qui ne sont pas parties au même contrat. 70 Ch. Aubry et Ch. Rau, Cours de droit civil français, t. 2, Les biens, Litec, 7e éd., 1961, par P. Esmein, §176. 71 Cass. 1re civ., 9 octobre 1979, Lamborghini : RTD civ. 1980, p. 354, note G. Durry.

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d’une chaîne « hétérogène » de contrats composée d’une vente et d’un contrat d’entreprise, pour la troisième chambre civile, ce sont les règles de la responsabilité délictuelle qui étaient applicables dans cette hypothèse72. L’arrêt rendu par l’Assemblée plénière le 7 février 1986 a mis fin à cette divergence puisque la Cour de cassation a très clairement affirmé que « le maître de l’ouvrage comme le sous-acquéreur dispose contre le fabricant d’une action contractuelle directe fondée sur la non-conformité de la chose livrée ». En effet, l’action contractuelle se transmet comme accessoire de la chose et bénéficie donc aux contractants extrêmes, peu importe que la transmission de la chose résulte d’un contrat de vente ou d’un contrat d’entreprise. Une nouvelle controverse est alors apparue entre la première et la troisième chambre civile de la Cour de cassation. Effectivement, la première chambre civile a encore étendu le domaine de l’action directe en posant comme principe que « dans les groupes de contrats, la responsabilité contractuelle régit nécessairement la demande en réparation de tous ceux qui n’ont souffert du dommage que parce qu’ils avaient un lien avec le contrat initial »73. En revanche, la troisième chambre civile réservait l’action directe aux chaînes de contrats translatives de propriété. Ainsi, alors que selon la première chambre civile, le maître de l’ouvrage devait exercer une action directe de nature contractuelle contre le sous-traitant ayant mal exécuté les travaux que lui avait confiés l’entrepreneur, la troisième chambre civile considérait, dans ce cas, que l’action ne pouvait être que délictuelle. Cette divergence de jurisprudence entre les deux chambres a de nouveau justifié la compétence de l’Assemblée plénière, qui a préféré l’orthodoxie juridique à l’approche économique dans son célèbre arrêt Besse du 12 juillet 1991. Rappelant le principe de l’effet relatif du contrat et relevant l’absence de lien contractuel entre le maître de l’ouvrage et le sous-traitant, elle a jugé que le maître de l’ouvrage devait agir sur le fondement délictuel. Cet arrêt n’avait pas pour objet de revenir sur la position qu’elle avait elle-même adoptée le 7 février 1986, mais de réserver l’action directe de nature contractuelle aux chaînes translatives de propriété d’un bien. La jurisprudence posée par ces deux arrêts de l’Assemblée plénière est encore aujourd’hui en vigueur. Il en résulte que l’action contractuelle se transmet comme accessoire de la propriété de la chose dans les chaînes translatives de propriété ; mais, en l’absence de transmission d’une chose, les règles de la responsabilité délictuelle restent applicables, malgré l’existence d’un groupe de contrats. Un équilibre logique semble donc avoir été trouvé en droit positif. Toutefois, cette cohérence d’ensemble n’est qu’apparente, car, tant le fondement des solutions que leur mise en œuvre, peuvent être l’objet de difficultés.

II / Les réels vices de la construction

Le régime actuel de l’action directe au sein des groupes de contrat est sujet à critiques, certains auteurs allant même jusqu’à y voir une manifestation de « byzantinisme juridique »74. Parmi les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre des solutions prescrites par l’Assemblée plénière, on peut retenir la question de l’opposabilité des clauses au titulaire de l’action directe contractuelle. Dans un arrêt Zurich France, rendu le 7 juin 1995, la Cour de cassation a très clairement affirmé que le débiteur actionné en réparation est en droit d’opposer à celui qui exerce une action de nature contractuelle tous les moyens de défense

72 Sur cette controverse, cf. G. Viney, « L’action en responsabilité entre participants à une chaîne de contrats » : Mélanges D. Holleaux, Litec, 1990, p. 399, spéc. p. 430. 73 Cass. 1re civ., 21 juin 1988, Sté Soderep : D. 1989, p. 5, note Ch. Larroumet ; GAJ civ., 12e éd., n° 173-176 ; RTD civ. 1988, p. 763, note P. Jourdain ; RTD civ. 1989, p. 74, note J. Mestre, p. 107, note Ph. Rémy.- V. déjà, Cass. 1re civ., 8 mars 1988, Sté Strittmatter : GAJ civ., 12e éd., n° 173-176. 74 P. Ancel, « Les arrêts de 1988 sur l’action en responsabilité contractuelle dans les groupes de contrats, quinze ans après » : Mélanges A. Ponsard, Litec, 2003, p. 3, spéc. n° 5, p. 7.- D. Mainguy, « L’actualité des actions directes dans les chaînes de contrats » : Mélanges J. Béguin, Litec, 2005, p. 449, spéc. n° 5, p. 452.

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qu’il pouvait opposer à son propre contractant75. Cette solution est applicable même si la personne à l’origine de l’action en responsabilité est consommateur ; elle peut ainsi conduire à écarter des règles relevant du droit de la consommation, pourtant d’ordre public. Cependant, plus récemment, la Cour de cassation a privilégié la prévisibilité du titulaire de l’action directe, puisqu’elle a décidé que « l’ignorance raisonnable » de l’existence d’une clause peut constituer un obstacle à sa transmission76. Cette décision a été rendue à propos d’une clause d’arbitrage international, qui bénéficie d’une autonomie, mais on peut se demander si la prise en considération de « l’ignorance raisonnable » de la victime ne pourrait pas être étendue aux clauses attributives de compétence et même aux clauses de responsabilité ou de garantie77. L’action directe elle-même est objet de critiques. On fait par exemple remarquer que, en reconnaissant l’existence d’une telle action, la France est très isolée sur la scène internationale78. En effet, en droit européen, dans un arrêt Jacob Handte, rendu à propos des conflits de juridictions, la Cour de justice des Communautés européennes a décidé que l’action du sous-acquéreur contre le fabricant n’est pas contractuelle79. En droit international, respectant l’interprétation uniforme de la Convention de Vienne du 11 avril 1980, la Cour de cassation elle-même écarte le jeu des actions directes de nature contractuelle en présence d’une vente internationale de marchandises80. De plus, des décisions postérieures à l’arrêt Besse traduisent des hésitations de la jurisprudence quant au champ d’application de l’action contractuelle81. Mais, surtout, fonder l’existence de l’action directe sur son transfert comme accessoire d’une chose implique certains effets contestables. Par exemple, il ne semble pas opportun de différencier le régime de l’action selon qu’un sous-traitant a fourni des matériaux ou seulement son travail. Si les juges doivent procéder à cette distinction82, on observe que la jurisprudence a quelquefois considéré que l’action du maître de l’ouvrage contre le sous-traitant est de nature délictuelle, même si celui-ci a fourni des matériaux83. Par ailleurs, certaines solutions ne sont pas conciliables avec le fondement intuitu rei du transfert de l’action directe. A titre d’illustration, il est difficile d’affirmer, à la fois, que le revendeur conserve le droit d’agir contre son auteur s’il justifie d’un intérêt direct et certain84 et que ce droit est transmis à son ayant-cause. Ainsi, la théorie de l’accessoire, au moins telle qu’elle est actuellement utilisée par la jurisprudence, n’est pas efficiente. D’autres fondements sont proposés pour justifier l’existence d’une action directe contractuelle, telle la stipulation pour

75 Cass. 1re civ., 7 juin 1995 : D. 1996, jur. p. 395, note D. Mazeaud ; Contrats, conc., consom., 1995, comm. n° 159, note L. Leveneur. En revanche, « une clause de non garantie opposable par un vendeur intermédiaire à son propre acquéreur ne peut faire obstacle à l’action directe de l’acquéreur final contre le vendeur originaire », cf. Cass. 3e civ., 16 novembre 2005 : D. 2006, jur. p. 971, note R. Cabrillac. 76 Cass. 1re civ., 6 février 2001 : Defrénois 2001, p. 708, note R. Libchaber. 77 En ce sens P. Puig qui, après l’avoir analysée, réfute cette possibilité. Cf. P. Puig, « Faut-il supprimer l’action directe dans les chaînes de contrats ? » : Mélanges J. Calais-Auloy, Dalloz, 2004, p. 913, spéc. p. 924. 78 D. Mainguy, L’actualité des actions directes dans les chaînes de contrats » : Mélanges J. Béguin, Litec, 2005, p. 449, spéc. n° 3, p. 451.- B. Fages, Droit des obligations, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 273. 79 CJCE, 17 juin 1992, aff. C-26/91 : Rec. I, p. 3967 ; RTDE 1992, p. 709, note P. de Vareilles-Sommières ; Rev. crit. DIP 1992, p. 726, note H. Gaudemet-Tallon. Dans cet arrêt, la CJCE a décidé que la notion de « matière contractuelle » visée par la Convention de Bruxelles sur la compétence judiciaire ne s’appliquait pas aux relations entre un sous-acquéreur et un fabricant. 80 Cass. 1re civ., 5 janvier 1999, Sté Thermo King : D. 1999, jur. p. 383, note Cl. Witz ; Rev. crit. DIP 1999, p. 519, note V. Heuzé. 81 Sur ce point, cf. not. L. Grynbaum, « Variations et contrats : l’union libre » : Mélanges Ph. Le Tourneau, Dalloz, 2008, p. 409, spéc. p. 433, et la jurisprudence citée. 82 Cass. 3e civ., 18 novembre 1992 : Bull. civ. III, n° 299.- En ce sens, A. Bénabent, Droit civil. Les obligations, Montchrestien, 12e éd., 2010, n° 264. 83 Cass. 3e civ., 28 novembre 2001 : Bull. civ. III, n° 137 ; JCP 2002, II, 10037, note D. Mainguy.- Cass. com., 13 octobre 2009, n° 08-19.343 : RDC 2010, p. 585, note O. Deshayes. 84 V. par ex., Cass. 1re civ., 19 janvier 1988 : Bull. civ. I, n° 20.

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autrui tacite85, l’effet translatif de propriété attaché au contrat d’entreprise86 ou une redéfinition de l’effet relatif et des groupes de contrats87. Depuis l’arrêt Loubeyre du 6 octobre 2006, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation admet que l’inexécution par un contractant d’une obligation contractuelle constitue, en tant que telle, une faute délictuelle envers le tiers88. L’action directe contractuelle ne présente donc plus d’intérêt pour le tiers victime. Mais, l’insécurité juridique pesant sur le débiteur de l’obligation contractuelle, qui n’est plus seulement tenu du dommage prévisible comme le prévoit l’article 1150 du Code civil, est alors très grande. En définitive, le régime de l’action du tiers contre le contractant ayant violé une obligation contractuelle mérite peut-être d’être reconstruit sur de solides fondements, qui conduisent à un réel équilibre entre les intérêts en présence.

Document 7 Cass. 1re civ., 7 juin 1995, Zurich France

La Cour de cassation : Sur le moyen unique : Vu l’article 1134 du Code civil ; - Attendu, selon les énonciations des juges du fond, que pour la mise en place d’une nouvelle chaudière, la société RTC Compelec, assurée auprès de la compagnie Zurich France, a commandé à la société Compagnie générale d’entreprise de chauffage (CGEC) la réalisation sur les collecteurs d’eau existants de deux piquages avec pose de vannes ; que les vannes ont été commandées par la CGEC à leur fabricant la société Serec, aux droit de laquelle est la société Schlumberger industrie ; que, le 28 avril 1986, une vanne a éclaté provoquant un important dégât des eaux dans la chaufferie ; - Attendu qu’après avoir indemnisé la société RTC Compelec de ses dommages matériels et immatériels, la compagnie Zurich France a, en qualité de subrogé dans les droits de son assurée, assigné la société Serec et son assureur, la compagnie d’Assurances générales de France en remboursement des sommes versées ; - Attendu que pour faire droit à cette demande, l’arrêt, après avoir estimé que la société Serec était entièrement responsable du sinistre dû à un défaut de fabrication de la vanne, retient que la clause prévoyant que la garantie du fabricant s’exerçait sur la base d’un échange standard à l’exclusion de tous autres frais, incluse dans les conditions générales de vente, ne pouvait être opposée à la société RTC Compelec, non spécialiste en la matière ; qu’en se déterminant ainsi, alors que la société Serec était en droit d’opposer à la société RTC Compelec, exerçant une action de nature contractuelle tous les moyens de défense qu’elle pouvait opposer à son propre cocontractant, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ; - Par ces motifs : Casse et annule.

� D. 1996, jur. p. 395, note D. Mazeaud 1. - Ni novateur, ni méconnu, l’arrêt rendu, le 7 juin 1995, par la première Chambre civile de la Cour de cassation n’aurait pas mérité d’observations supplémentaires s’il ne trahissait pas, avec tant de netteté, la fragilité de notre droit positif en matière de chaîne de contrats. En l’espèce, une société avait conclu un contrat d’entreprise aux termes duquel son cocontractant, une entreprise de chauffage, devait réaliser certains travaux. A la suite d’un important dégât des eaux, dû à un défaut de fabrication des vannes acquises par l’entrepreneur, le maître de l’ouvrage exerça une action contractuelle directe contre le fabricant. Celui-ci lui opposa une clause en vertu de laquelle sa garantie était limitée à un échange standard de la vanne défectueuse à l’exclusion de tous autres frais. Les juges du fond décidèrent que cette clause était inopposable au maître de l’ouvrage car celui-ci était un « non-spécialiste en la matière ». Décision censurée par la Cour de cassation au motif que le fabricant était en droit d’opposer au maître de l’ouvrage, exerçant une action de nature contractuelle, tous les moyens de défense qu’il pouvait opposer à son propre cocontractant.

85 P. Ancel, « Les arrêts de 1988 sur l’action en responsabilité contractuelle dans les groupes de contrats, quinze ans après », Mélanges A. Ponsard, Litec, 2003, p. 3, spéc. n° 40. 86 P. Puig, « Faut-il supprimer l’action directe dans les chaînes de contrats ? » : Mélanges J. Calais-Auloy, Dalloz, 2004, p. 913, spéc. p. 927. 87 M. Bacache-Gibeili, La relativité des conventions et les groupes de contrats, LGDJ, 1996, préf. Y. Lequette. 88 Cf. infra commentaire n° 37.

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2. - Limpide quant à son sens, la clause limitative de garantie valablement stipulée dans le contrat de vente conclu entre le fabricant et l’entrepreneur est opposable au maître de l’ouvrage qui exerce contre celui-là une action contractuelle directe ; l’arrêt suscite, en revanche, diverses interrogations à propos de sa valeur. En premier lieu, il incite à revenir sur la fragilité du droit des chaînes de contrats (I). En second lieu, il invite à s’interroger, dans ce même contexte contractuel, sur la vitalité des clauses relatives à la responsabilité (II).

I. - La fragilité du droit des chaînes de contrats. 3. - Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il existe un saisissant contraste, dont l’arrêt commenté constitue une parfaite illustration, entre les doutes que la doctrine exprime à l’égard du fondement et du régime de l’action contractuelle directe exercée au sein d’une chaîne de contrats, et la sérénité avec laquelle la jurisprudence semble esquiver ces questions. 4. - Le fondement de l’action contractuelle directe dans les chaînes de contrats fait l’objet d’une controverse en doctrine. Pour certains auteurs, il réside dans la théorie de l’accessoire : dans les chaînes translatives de propriété, « les droits et actions originels du cocontractant du fabricant se transmettent en tant qu’accessoires, avec la chose à laquelle ils sont attachés ». Dans cette optique, l’action contractuelle en garantie ou en responsabilité exercée par le sous-acquéreur ou le maître de l’ouvrage contre le fabricant leur a été transmise en tant qu’accessoire du bien dont ils ont acquis la propriété. Cette analyse est confortée par la lettre de la décision dans laquelle la Cour de cassation a reconnu cette action au profit du maître de l’ouvrage : « le maître de l’ouvrage, comme le sous-acquéreur, jouit de tous les droits et actions attachés à la chose qui appartenait à son auteur ; il dispose donc à cet effet contre le fabricant d’une action contractuelle directe fondée sur la non-conformité de la chose livrée ». Certes, on relèvera que la formule employée par l’arrêt commenté, et par d’autres avant lui, est plus édulcorée. En affirmant que le maître de l’ouvrage peut se voir opposer par le fabricant les exceptions que celui-ci pouvait opposer à son propre cocontractant parce qu’il exerce une action de nature contractuelle, la Cour de cassation semble vouloir dire que, puisque l’action du maître de l’ouvrage trouve sa source dans le contrat conclu entre le fabricant et l’entrepreneur, sa mesure est nécessairement déterminée par ce contrat originaire. Mais ce faisant, l’arrêt n’est guère explicite sur le fondement de l’action ; en effet, « invoquer le contrat originaire permet moins d’expliquer l’action que d’en fixer le régime ». Si bien qu’on peut tout à fait considérer que, malgré la neutralité de la lettre de son arrêt sur ce point, la Cour consacre la théorie de l’accessoire comme fondement de l’action directe dans les chaînes translatives de propriété.

5. - Or, cette opinion est vivement contestée, notamment dans le cas de figure qui a donné lieu à l’arrêt du 7 juin 1995. En effet, « le contrat d’entreprise n’est pas une convention qui transfère la propriété de la chose élaborée de l’entrepreneur au maître de l’ouvrage. Celui-ci acquiert la propriété par accession et non par un mode dérivé ». Autrement dit, le maître de l’ouvrage devient propriétaire de la chose transformée non par l’effet du contrat originaire mais par celui de l’accession. Dès lors, il acquiert « un droit nouveau, pur de toute charge, mais aussi dépouillé de toute prérogative accessoire » : « la chose initiale, celle porteuse de l’action (...) contractuelle a disparu, s’évanouissant dans le creuset de l’accession et emportant avec elle, peut-on supposer, ladite action qui trouve là le terme de son périple ». 6. - On l’a compris, il est difficile, pour le moins, d’admettre, comme fondement de l’action contractuelle exercée par le maître de l’ouvrage contre le fabricant, la théorie de l’accessoire et de décider, sans autre forme de procès, que celui-ci peut opposer à celui-là une clause limitative de garantie valablement stipulée dans le contrat conclu avec l’entrepreneur. Au

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surplus, si délaissant toute référence expresse à la théorie de l’accessoire, la Cour de cassation se contente de justifier le régime de l’action, en affirmant que celle-ci est fondée sur le contrat originaire, certaines solutions de notre droit positif sont alors difficilement explicables. 7. - Si l’on se penche en effet sur le régime de l’action contractuelle directe, on ne peut manquer de relever certaines incohérences. A l’intérieur même des chaînes de contrats que la Cour de cassation considère, à tort ou à raison, comme translatives de propriété, les solutions ne sont pas exemptes de certaines contradictions, si du moins on les apprécie à l’aune du fondement que la Cour a retenu à propos de l’action exercée par le sous-acquéreur ou le maître de l’ouvrage. Certes, conformément à l’idée qui innerve sa jurisprudence, elle considère « légitimement », d’une part, que le fabricant peut opposer une clause limitative de garantie ou une clause attributive de compétence territoriale, et, d’autre part, que, défendeur à une action rédhibitoire, il est simplement tenu de restituer le prix qu’il a reçu et non celui versé par le demandeur à l’action. Autant de solutions qui se justifient par l’idée que l’action exercée par le sous-acquéreur ou le maître de l’ouvrage a sa source dans le contrat conclu par le fabricant et que ce contrat en détermine donc logiquement la mesure. Mais alors, comment expliquer cette autre solution par laquelle la Cour décide que la clause compromissoire stipulée dans le contrat originaire est inopposable au sous-acquéreur qui exerce l’action contractuelle directe, « faute de transmission contractuelle » ? Si l’on met de côté l’argument « assez vague » tiré du caractère autonome de cette clause, on peut essayer de justifier la solution par référence à sa nature particulière : « elle n’est pas nécessaire à l’équilibre contractuel et n’a pas tant pour objet le contrat lui-même, que les litiges que son exécution pourrait faire surgir. Par conséquent, pour être lié par la clause compromissoire, il ne suffit pas d’être substitué à l’une des parties dans les droits et obligations issus du contrat, il faut avoir accepté de renoncer à porter le litige devant le juge étatique ». Mais si cette opinion devait être suivie, les arrêts qui décident que la clause attributive de compétence territoriale figurant dans le contrat originaire est opposable au sous-acquéreur ou au maître de l’ouvrage n’auraient plus de raison d’être. En effet, à l’image de la clause compromissoire, la clause attributive de compétence concerne moins l’équilibre du contrat que les litiges que son exécution peut susciter. Dès lors, son application devrait, en toute logique, être subordonnée à l’acceptation du contractant à qui on l’oppose.

8. - Solution qui est, d’ailleurs, celle adoptée par la Cour de cassation elle-même dans des hypothèses où, pourtant, le contractant, à qui elle refuse que la clause en question soit opposable, agit lui aussi sur le fondement du contrat dans lequel celle-ci était stipulée. Ainsi, en matière de transports, la Chambre commerciale a décidé, dans un arrêt récent, que le destinataire des marchandises transportées, qui « est en droit de réclamer au transporteur maritime la réparation des avaries subies par la marchandise livrée, exerce, même si les clauses attributives de compétence territoriale figurant sur l’ordre de mouvement ne lui sont pas opposables, faute d’avoir été portées à sa connaissance et d’avoir été acceptées par lui, une action en responsabilité contractuelle sur le fondement de la convention de transport ». Lorsqu’on aura ajouté que cette même Chambre commerciale statue exactement dans le même sens à propos des clauses limitatives de responsabilité, la fragilité de l’arrêt commenté apparaîtra avec plus de force encore.

Fragilité qui doit être d’autant plus dénoncée que, par son arrêt, la Cour de cassation confère, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes au regard de notre droit positif, un regain de vitalité aux clauses limitatives de responsabilité.

II. - La vitalité des clauses relatives à la responsabilité.

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9. - La solution la plus surprenante et la plus inquiétante à laquelle aboutit l’arrêt du 7 juin 1995 est le regain de vitalité des clauses relatives à la responsabilité lorsque celles-ci sont stipulées dans une chaîne de contrats. Le contraste est alors tout à fait saisissant avec l’hostilité que manifestent à leur égard le droit commun des contrats et le droit de la consommation. 10. - En droit commun des contrats, nombreux sont les obstacles que les clauses relatives à la responsabilité doivent franchir pour déployer leurs effets. Or, il est frappant de constater combien la Cour de cassation esquive ces obstacles lorsque ces clauses sont opposées par un fabricant au maître de l’ouvrage qui exerce une action contractuelle directe. Ainsi, en premier lieu, alors qu’avec une constance certaine la jurisprudence exige, pour appliquer une clause limitative de réparation ou élusive de responsabilité stipulée au profit du débiteur, qu’elle ait été connue et acceptée par son cocontractant direct, la Cour, dans ses arrêts rendus en matière de chaînes de contrats et précisément dans l’arrêt commenté, n’hésite pas à imposer le jeu d’une telle clause à un créancier qui, par hypothèse, n’a pu ni la connaître, ni l’accepter, puisqu’il n’a pas participé à la conclusion du contrat dans lequel elle figure. Autrement dit, l’appartenance du créancier-victime et du fabricant-responsable à une même chaîne de contrats suffit à occulter l’impératif de transparence qui imprègne le droit commun et justifie l’efficacité d’une clause limitative de responsabilité en dépit de son opacité ! Et il en va de même pour la clause attributive de compétence territoriale, qui s’applique au membre d’une chaîne de contrat qui n’en a pas eu connaissance, alors qu’en droit commun sa validité suppose, entre autres, qu’elle soit spécifiée de façon très apparente et qu’elle ait été acceptée au moment de la formation du contrat, dans lequel elle doit en principe être incorporée, par le cocontractant à qui elle est opposée. Même si l’on sait que l’action contractuelle directe, dont dispose le sous-acquéreur ou le maître de l’ouvrage contre le fabricant, bien loin de représenter un bénéfice pour eux, n’est rien d’autre, en réalité, qu’une faveur accordée à ce dernier au nom de l’impératif de prévisibilité qu’incarne le contrat, on éprouve quelques difficultés à admettre qu’elle puisse constituer un tel traquenard pour la victime d’un préjudice. Et, en raison de la fragilité du fondement juridique sur lequel repose cette action, il est fortement tendant d’abonder dans le sens de Mlle Viney qui propose de déclarer inopposables aux victimes qui ne les ont pas acceptées les clauses qui « sont susceptibles de gêner sérieusement la mise en œuvre du droit à réparation ou de réduire ce droit ». 11. - Cette proposition mérite d’autant plus que l’on y souscrive que d’autres arguments peuvent, en second lieu, être invoqués en faveur de l’inopposabilité des clauses limitatives ou élusives de responsabilité ou de garantie dans les chaînes de contrats. D’une part, la jurisprudence frappe d’inefficacité les clauses relatives à la responsabilité lorsque l’obligation inexécutée était une obligation objectivement ou subjectivement essentielle du contrat. D’habitude, la Cour de cassation utilisait la notion de faute lourde pour paralyser ces clauses lorsque l’attente essentielle du créancier avait été trompée et que l’inexécution de l’obligation privait le contrat de tout intérêt à son égard. Puis, par un arrêt du 23 févr. 1994, la première Chambre civile de la Cour de cassation a évincé la notion de faute lourde pour cristalliser sa motivation sur le caractère essentiel de l’obligation inexécutée. Face à ces avancées jurisprudentielles, il ne semble pas illégitime de penser que le maître de l’ouvrage auquel le fabricant opposerait une clause tendant à limiter sa garantie et sa responsabilité en cas d’inexécution de ses obligations essentielles pourrait invoquer l’inefficacité de la clause litigieuse. D’autre part, on sait qu’en droit positif les clauses relatives à la responsabilité ne peuvent prospérer que lorsqu’elles sont relatives à l’inexécution des obligations contractuelles. Or, comme l’a suggéré M. Tournafond, le maître de l’ouvrage aurait pu échapper à l’application de la clause litigieuse s’il avait fait porter son argumentation « sur le

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terrain de l’obligation de sécurité ». La Cour de cassation décide, en effet, désormais que « le vendeur professionnel est tenu de délivrer des produits exempts de tout vice ou de tout défaut de fabrication de nature à créer un danger pour les personnes ou pour les biens » et cette obligation autonome de sécurité profite aussi bien au contractant direct de celui-ci qu’aux tiers. Ce qui tend à démontrer, ainsi que l’a très justement souligné M. Jourdain, que « l’obligation de sécurité n’est pas (...) une obligation spécifiquement contractuelle. Elle fait, en réalité, partie de ces devoirs de portée générale qui dépassent le cercle des parties contractantes. Le respect de l’intégralité physique et des biens d’autrui s’impose à tous ; la sécurité est hors contrat ». Dès lors, l’obligation de sécurité est donc imperméable aux prévisions contractuelles relatives aux conséquences de son inexécution, telles les clauses limitatives et élusives de garantie et de responsabilité. 12. - La question de l’inopposabilité des clauses limitatives de garantie et de réparation au maître de l’ouvrage, ou au sous-acquéreur, qui exercent une action contractuelle directe contre le fabricant doit enfin être appréciée au regard du droit de la consommation. Dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt commenté, les juges du fond avaient écarté l’application de la clause litigieuse parce que le maître de l’ouvrage était « un non-spécialiste en la matière ». Cette motivation pouvait s’expliquer non seulement par référence à la règle qui limite la validité des clauses limitatives de garantie des vices cachés aux seules clauses qui sont stipulées dans des contrats conclus par des professionnels de la même spécialité, mais encore par la mise en œuvre de la protection des consommateurs contre les clauses abusives qui, sous certaines conditions, bénéficie aux contractants professionnels. Finalement, l’arrêt le démontre, la Cour de cassation a écarté l’argument de la cour d’appel puisqu’elle a décidé, sans tenir compte de la qualité de la victime au détriment de qui la clause s’appliquait, que le fabricant était en droit de lui opposer « tous les moyens de défense qu’il pouvait opposer à son propre contractant ». Il faut alors déduire de cette motivation que la décision de la Cour aurait été identique si, en l’espèce, la victime avait été un consommateur. Ce faisant, la Cour de cassation tranche, implicitement, la controverse doctrinale relative à la question de l’opposabilité d’une clause limitative de garantie ou de réparation à un consommateur, membre d’une chaîne de contrats. Certains auteurs, se fondant sur l’impératif de prévisibilité contractuelle, considèrent que le fabricant peut opposer une telle clause à un consommateur qui exerce une action contractuelle directe ; « la nécessité de respecter les prévisions des parties et spécialement du responsable » l’emporte sur le statut de protection que le droit de la consommation accorde au consommateur. D’autres, au contraire, se prononcent pour la primauté du statut du consommateur-victime sur le contrat conclu par le fabricant responsable : la nature contractuelle de l’action exercée par le consommateur contre le fabricant, membres d’une même chaîne de contrats, ne doit pas priver celui-là « du bénéfice des diverses mesures que la loi et la jurisprudence ont mises au point afin de le protéger contre ces clauses » qui diminuent son droit à réparation. Manifestement, on le constate, la Cour se range donc aux arguments de ceux qui privilégient le contrat sur le statut. 13. - On peut alors s’étonner et s’inquiéter du regain de vitalité que la Cour de cassation accorde ainsi aux clauses limitatives de garantie et de réparation qui sont donc, désormais, opposables au consommateur, membre d’une chaîne de contrats, qui exerce une action contractuelle directe contre un fabricant. L’étonnement est d’autant plus grand que chacun sait que ces clauses constituent le terrain de prédilection de la protection des consommateurs contre les clauses abusives. Qu’on en juge plutôt ! D’abord, le seul décret d’application de la défunte loi n° 78-23 du 10 janv. 1978 prohibe ces clauses lorsqu’elles sont stipulées dans un contrat de vente. Ensuite, l’arrêt, par lequel la Cour de cassation a accordé aux juges le pouvoir de réputer non écrite une clause abusive en dépit de tout décret la prohibant,

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concernait, comme par hasard, une clause élusive de responsabilité. En outre, ces clauses qui diminuent la réparation due au consommateur ou excluent la responsabilité du professionnel sont dans le collimateur de la commission des clauses abusives qui les présume abusives. Enfin, ces clauses figurent dans la liste blanche annexée à la loi n° 95-96 du 1er févr. 1995. On l’a compris, en droit de la consommation, les clauses limitatives et élusives de responsabilité n’ont pas droit de cité dans les contrats conclus par des consommateurs. 14. - En décidant que le fabricant peut opposer à la victime, qui exerce une action contractuelle directe, tous les moyens de défense qu’il aurait pu invoquer contre son propre cocontractant, et cela quelle que soit la qualité de cette victime, la Cour de cassation fragilise donc sensiblement la protection des consommateurs contre les clauses abusives. Certes, elle peut, pour échapper à la critique, s’abriter derrière la technique juridique : puisque l’action contractuelle directe du consommateur a sa source dans le contrat conclu par le fabricant, il est logique que ce soit ce contrat qui détermine la mesure de cette action. Ce à quoi on a envie de répondre, en citant Boris Starck, que « la technique, en droit comme en n’importe quelle science, doit servir l’Idée et non la détruire ». Dès lors, il apparaît que le droit reconnu au fabricant professionnel d’opposer à un consommateur, lorsque tous deux sont membres d’une même chaîne de contrats, une clause qui atténue ou supprime sa responsabilité procède d’« un véritable abus de technique ».

Document 8 Cass. 1re civ., 20 mai 2010

La Cour de cassation : Attendu que la société Alupharm, spécialisée dans la fabrication de produits chimiques destinés à l’industrie pharmaceutique, a acheté des conteneurs d’occasion en inox 316 L auprès de la société Bonnet matériel, spécialisée dans le négoce de matériel industriel, qui les avait acquis sous la même spécification de la société Méditerranéenne et internationale de conteneurs et citernes (MI2C) ; qu’alléguant qu’ils étaient en réalité composés d’inox 304, incompatible avec son activité chimique, la société Alupharm a assigné aux fins de résolution du contrat de vente et d’indemnisation, la société Bonnet matériel et la société MI2C ; que la société Bonnet matériel, qui a fait l’objet d’une procédure collective, et ses mandataires judiciaires ont sollicité la résolution de la vente consentie par la société MI2C et la garantie de cette dernière ainsi que celle de la société Axa France Iard, assureur de la société Bonnet matériel ; que la cour d’appel a, par arrêt du 3 juillet 2008, renvoyé l’affaire pour plaidoiries, puis, par arrêt du 9 octobre 2008, prononcé la résolution de la vente intervenue entre la société Bonnet matériel et la société Alupharm, fixé au passif de la liquidation judiciaire de la société Bonnet matériel les créances de la société Alupharm, ordonné à cette dernière de restituer les conteneurs, débouté la société Alupharm et M. X..., mandataire à la liquidation judiciaire de la société Bonnet matériel, de leurs demandes dirigées contre la compagnie Axa, prononcé la résolution de la vente intervenue entre la société MI2C et la société Bonnet matériel, et débouté la société Alupharm de ses demandes dirigées contre la société MI2C (…) ; - Mais sur le troisième moyen du pourvoi principal : Vu les articles 1604, 1610 et 1611 du code civil ;- Attendu que l’action résolutoire résultant d’un même défaut de conformité se transmet avec la chose livrée, de sorte que lorsque, comme en l’espèce, elle est exercée, d’une part, par le sous-acquéreur à la fois contre le vendeur intermédiaire et contre le vendeur originaire, à l’égard duquel le sous-acquéreur dispose d’une action directe contractuelle, d’autre part, par le vendeur intermédiaire contre le vendeur originaire, seule peut être accueillie l’action formée par le sous-acquéreur contre le vendeur intermédiaire et contre le vendeur originaire, le vendeur intermédiaire pouvant seulement agir en ce cas contre le vendeur originaire aux fins de garantie des condamnations prononcées contre lui en faveur du sous-acquéreur ; qu’en outre, le vendeur originaire ne peut être tenu de restituer davantage qu’il n’a reçu, sauf à devoir des dommages-intérêts en réparation du préjudice causé tant au sous-acquéreur qu’au vendeur intermédiaire ;- Attendu que, pour débouter la société Alupharm de ses demandes formées contre la société MI2C, l’arrêt retient que la première n’a jamais eu le moindre lien contractuel avec la seconde et qu’il est fait droit aux demandes présentées par le liquidateur à la liquidation judiciaire du vendeur intermédiaire à l’encontre du vendeur initial ; - Qu’en statuant ainsi, alors que le sous-acquéreur avait agi à la fois contre le vendeur intermédiaire et contre le vendeur originaire, à l’égard duquel il disposait d’une action directe, de sorte que devait être accueillie l’action résolutoire par lui formée contre le vendeur originaire, la cour d’appel a violé les textes susvisés ; - Par ces motifs : Casse et annule.

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� RDC 2010, p. 1317, note P. Brun Cette décision de cassation de la première chambre civile rendue le 20 mai dernier mérite d’être relevée, non pas tant pour la nouveauté du principe qu’elle retient que pour les précisions qu’elle apporte quant à la mise en œuvre de ce principe. S’agissant du principe, c’est celui de la transmission de l’action résolutoire résultant d’un même défaut en cas de ventes successives que fait prévaloir la haute juridiction, dans une espèce où une société fabricant de produits chimiques se plaignait de la non-conformité de conteneurs qu’elle avait achetés à une entreprise qui les avait elle-même acquis du fabricant pour le même usage et sous les mêmes spécifications. Le sous-acquéreur avait assigné tant le vendeur intermédiaire que le vendeur initial en résolution de la vente et en indemnisation. Quant au vendeur intermédiaire, il avait fait l’objet d’une procédure collective et ses mandataires judiciaires avaient donc sollicité aussi de leur côté la résolution de la vente initiale et sollicité la garantie du premier vendeur. La cour d’appel, si elle avait prononcé la résolution de la vente entre le sous-acquéreur et le vendeur intermédiaire, ainsi que celle intervenue entre ce dernier et le vendeur initial, avait en revanche débouté le sous-acquéreur de son action contre le vendeur initial, motif pris de l’absence de tout lien contractuel entre eux. C’est sur ce point que la censure intervient, au triple visa des articles 1604, 1610 et 1611 du Code civil, la Cour régulatrice énonçant que « l’action résolutoire résultant d’un même défaut de conformité se transmet avec la chose livrée », et qu’elle peut donc être exercée « par le sous-acquéreur à la fois contre le vendeur intermédiaire et contre le vendeur originaire à l’égard duquel le sous-acquéreur dispose d’une action directe contractuelle ». Le principe de l’action contractuelle directe dans les chaînes translatives de propriété est admis de fort longue date, et celui de la transmissibilité de l’action résolutoire qui n’en est qu’un avatar n’est lui-même pas nouveau, même si l’on s’en tient au cas particulier de l’action en délivrance conforme. On connaît aussi le fondement d’une telle solution, l’idée chère à Aubry et Rau de transmission des droits et actions attachés à la chose, et les objections que soulève le caractère contractuel conféré à l’action du sous-acquéreur. À l’argument général tiré de la singularité problématique du droit français sur ce point, notamment au regard de la jurisprudence communautaire s’ajoute celui, plus particulier, de l’adéquation douteuse de ce fondement théorique au cas de la non-conformité. Par définition, la conformité s’entend de la concordance de la prestation avec des spécifications contractuelles, spécifications qui n’ont aucune vocation à se retrouver nécessairement dans les différents contrats constituant la « chaîne ». Du reste, c’est seulement en l’espèce parce que l’action résolutoire résultait, selon la formule de l’arrêt, « du même défaut » (les conteneurs avaient été vendus successivement pour le même usage, et les caractéristiques manquantes produisaient donc la même inaptitude à l’usage spécifié) que la transmission a pu être admise, ce qui souligne tout à la fois la fragilité de la justification de la solution tirée de la transmission de l’action accessoirement à la chose et la portée somme toute très limitée de la solution. Mais l’arrêt ne se borne pas à réaffirmer le principe de la transmission de l’action résolutoire, il en définit aussi les limites et les modalités. On soulignera d’abord, au titre des limites, la réserve que fait la haute juridiction sur les droits du vendeur intermédiaire contre le vendeur initial, en énonçant que celui-là ne peut agir contre celui-ci qu’aux fins de garantie des condamnations prononcées contre lui en faveur du sous-acquéreur. Quant aux modalités de mise en œuvre de l’action résolutoire, ensuite, la Cour de cassation a eu ici à se pencher incidemment sur la question de la mesure de l’obligation de restitution

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consécutive à la résolution des ventes successives. La question ne manque pas d’acuité, dans la mesure où les différentes ventes ne se font par hypothèse pas au même prix, le revendeur attendant très généralement une plus-value de l’opération. Dès lors, la restitution due par le vendeur originaire, lorsque l’action résolutoire est dirigée contre lui par le sous-acquéreur, se limite-t-elle au montant qu’il a lui-même exigé de son acheteur, ou peut-elle égaler le montant de la somme que le vendeur intermédiaire a obtenu du sous-acquéreur ? À cette question la première chambre civile apporte une réponse très tranchée qu’elle avait déjà donnée dans le domaine de la garantie des vices cachés, en énonçant que « le vendeur originaire ne peut être tenu de restituer davantage qu’il n’a reçu, sauf à devoir des dommages-intérêts en réparation du préjudice causé tant au sous-acquéreur qu’au vendeur intermédiaire ». En d’autres termes, la haute juridiction décide, non sans quelque logique, que le sous-acquéreur agissant au titre de son action directe contre le vendeur originaire ne peut attendre sur le terrain contractuel une restitution qui outrepasserait dans son montant ce que ce dernier en avait lui-même retiré, le surplus versé au vendeur intermédiaire ne pouvant lui revenir qu’en application des règles de la responsabilité civile. Où l’on voit à nouveau les limites de cette action contractuelle directe, qui ne sont pas sans rappeler justement la théorie dite de la double limite qui s’est imposée – comme une bien rigoureuse, voire dissuasive, contrepartie – dans les chaînes de contrats. Notons encore pour terminer que c’est alors sur le fondement de l’article 1611 du Code civil que le sous-acquéreur devra agir pour obtenir des dommages et intérêts, texte dont le simple énoncé (« Dans tous les cas le vendeur doit être condamné aux dommages et intérêts s’il résulte un préjudice pour l’acquéreur du défaut de délivrance au terme convenu ») montre à l’envi combien le codificateur, s’il s’est inquiété des conséquence du défaut ou du retard dans la délivrance, n’avait nullement à l’esprit, en revanche, l’exigence de « conformité » telle qu’elle est encore mise en exergue dans cette affaire. Mais il serait fastidieux de rouvrir ici le débat sur les mérites de la distinction du vice et du défaut de conformité...

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Séance n° 5 Les contrats conférant la jouissance d’une chose : le bail et le prêt

I/ Le bail

- La nature juridique du droit du locataire. Cass. req., 6 mars 1861, Vollot (extrait) : S. 1861. 1. 713 (document 1).

- La vente du bien loué. Cass. 3e civ., 20 juillet 1989 : Bull. civ. III, n° 169 (document 2).

- La cotitularité du bail. Cass. 3e civ., 31 mai 2006 : Bull. civ. III, n° 135; RDC 2006, p. 1143, note G. Lardeux (document 3).

- L’hébergement de tiers. Cass. 3e civ., 6 mars 1996, Mel Yedei : Bull. civ. III, n° 60 ; RTD civ. 1996, p. 1024, note J.-P. Marguénaud (document 4).

- La responsabilité du locataire en cas d’incendie. Cass. 3e civ., 15 juin 2005 : Bull. civ. III, n° 128 (document 5).

II/ Le prêt

A) Le prêt à usage

1. Cass. 1re civ., 3 mai 2006, n° 05-16966 ; RDC 2007, p. 403, note P. Puig (document 6).

2. Cass. 1re civ., 3 juin 2010 : Bull. civ. I, n° 127 (document 7).

B) Le prêt de consommation → Le prêt d’argent :

1. Cass. 1re civ., 28 mars 2000, Sté UFB Locabail : Bull. civ. I, n° 105 ; Les grandes décisions de la jurisprudence civile, PUF, 2011, n° 43, p. 321 (document 8).

2. Cass. 1re civ., 19 juin 2008 : Bull. civ. I, n° 174 ; RDC 2008, p. 1129, note Y.-M. Laithier (document 9).

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Document 1 Cass. req., 6 mars 1861, Vollot (extrait)

La Cour de cassation : Attendu que le bail n’opère aucun démembrement de la propriété, qui reste entière entre les mains du bailleur, pour qui il n’est qu’un moyen de la rendre productive et d’en recueillir les fruits ; qu’à la différence de l’emphytéote et de l’usufruitier, le preneur n’a pas une possession qui lui soit propre et personnelle ; qu’il possède pour le propriétaire, dont il est, sous ce rapport, le représentant et le mandataire, et auquel, seul, sa possession profite ; - Attendu que, sous l’empire de l’ancienne législation, le caractère purement personnel et mobilier du droit que le bail confère au preneur n’a jamais été mis en question, ainsi que l’atteste un de ses plus sûrs et de ses plus fidèles interprètes, et que, dans le silence qu’il a gardé à cet égard, il est impossible d’admettre que le Code Napoléon, en reproduisant la définition que Pothier donne du bail, ait entendu transformer la nature de ce contrat, pour en changer et en modifier les effets ; - Attendu que l’on voudrait vainement faire sortir cette transformation de l’article 1743, qui donne au bail un effet contre les tiers, et oblige l’acquéreur à le respecter ; que conclure de cet article que la loi nouvelle a vu dans le droit dérivant du bail un droit réel, s’attachant à l’immeuble et le suivant dans les diverses transmissions qu’il subit, ce serait en exagérer la portée ; qu’il suffit, pour l’expliquer et le justifier, de la volonté formellement exprimée par le législateur d’imposer exceptionnellement à l’acquéreur une obligation personnelle du vendeur ; qu’il suit de là que, sur ce point encore, l’arrêt attaqué n’a méconnu ni le caractère ni les effets légaux du traité du 5 février ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

Document 2

Cass. 3e civ., 20 juillet 1989

La Cour de cassation : Sur le moyen unique : Vu l’alinéa 1er de l’article 1743 du Code civil ; - Attendu, selon l’arrêt attaqué (Basse-Terre, 25 janvier 1988), que M. X exploitait en vertu d’un bail verbal un commerce de librairie dans un immeuble qui a été acquis par la SCI du Morne Boissard ; que celle-ci a assigné M. X aux fins d’expulsion ; - Attendu que pour faire droit à cette demande, l’arrêt retient que M. X ne disposait ni d’un bail authentique ni d’un bail sous seing privé enregistré et que la simple connaissance du bail verbal que la SCI a pu avoir n’était pas de nature à conférer à celui-ci date certaine ; - Qu’en statuant ainsi, sans rechercher si la connaissance que la SCI avait pu avoir de l’existence d’un bail verbal au profit de M. X était ou non antérieure à la vente, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ; - Par ces motifs : Casse et annule.

Document 3 Cass. 3e civ., 31 mai 2006

La Cour de cassation : Sur le moyen unique : Vu l’article 1751 du code civil ; - Attendu que le droit au bail du local, sans caractère professionnel ou commercial, qui sert effectivement à l’habitation de deux époux est, quel que soit leur régime matrimonial et nonobstant toute convention contraire, et même si le bail a été conclu avant le mariage, réputé appartenir à l’un et à l’autre des époux ; - Attendu, selon l’arrêt attaqué (Versailles, 18 mai 2004), que Mme X... a fait délivrer à Mme Y..., sa locataire, deux commandements de payer visant la clause résolutoire insérée au bail que celle-ci avait seule conclu ; que Mme Y... a assigné la bailleresse aux fins de faire déclarer ces commandements nuls et subsidiairement d’obtenir des délais de paiement et la suspension des effets de la clause ; que M. Y..., époux de Mme Y..., est intervenu volontairement à l’instance pour se prévaloir de sa qualité de cotitulaire du bail et soulever l’inopposabilité à son endroit des commandements qui ne lui avaient pas été personnellement notifiés ; - Attendu que pour dénier à M. Y... tout droit au bail sur le local, l’arrêt retient que M. Y... a résidé dans les lieux loués jusqu’en 1983, date à laquelle il a été hospitalisé jusqu’en 1987, que s’il justifie de son souhait d’exécuter des travaux d’aménagement en raison de son handicap lourd, il ne peut valablement imputer aux bailleurs une prétendue impossibilité d’effectuer les travaux nécessaires à son état ayant fait obstacle à une communauté de vie avec son épouse, que l’ensemble des courriers et documents produits adressés à M. Y... portent mention d’une adresse distincte de celle des lieux loués, plus de dix ans après son hospitalisation ; - Qu’en statuant ainsi, tout en relevant que le logement donné à bail à Mme Y... avait servi effectivement à l’habitation des deux époux et alors que les époux demeurent cotitulaires du bail jusqu’à la transcription du jugement de divorce en marge des registres de l’état civil, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé le texte susvisé ; - Par ces motifs : Casse et annule mais seulement en ce qu’il a débouté M. Y... de ses demandes, constaté l’acquisition de la clause résolutoire, autorisé l’expulsion de Mme Y... et fixé une indemnité d’occupation, l’arrêt rendu le 18 mai 2004, entre les parties, par la cour d’appel de Versailles ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l’état

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où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Versailles autrement composée.

� RDC 2006, p. 1143, note G. Lardeux Cet arrêt portant sur les conditions auxquelles le bénéfice de la cotitularité du bail par les époux est soumis adopte une solution des plus classiques - seule la transcription du jugement de divorce en marge des registres de l’état civil peut y mettre un terme (I) -, mais apporte également une précision inédite qui explique sans doute qu’il ait eu les honneurs du site Internet de la Cour de cassation (II) . I. Aux termes de l’article 1751 du Code civil, des époux sont, de plein droit, cotitulaires du bail portant sur le logement « qui sert effectivement à [leur] habitation », et ce, « même si le bail a été conclu avant le mariage ». Cette cotitularité induit que tout acte relatif au bail est soumis à la cogestion des époux. Partant, un acte fait par un seul conjoint est inopposable à l’autre. Inversement, toute notification faite par le bailleur à un seul des époux est sans effet à l’égard de l’autre. C’est cette seconde conséquence de la cotitularité qui était en cause en l’espèce, où des commandements de payer avaient été adressés uniquement à l’épouse qui avait conclu seule le bail. Son conjoint, intervenant volontairement à l’instance, invoquait alors l’inopposabilité à son égard desdits commandements arguant de ce qu’ils ne lui avaient pas été personnellement notifiés. La Cour d’appel rejeta sa demande aux motifs qu’il n’habitait plus dans les lieux depuis 1983 et que, même après la fin de son hospitalisation en 1987, il n’avait pas repris la vie commune avec son épouse tandis qu’il ne pouvait pas imputer aux bailleurs l’impossibilité dans laquelle il était d’habiter un logement inadapté à son handicap. Enfin, elle ajoutait que « l’ensemble des courriers et documents produits adressés à M. X... portaient mention d’une adresse distincte de celle des lieux loués, plus de dix ans après son hospitalisation ». En d’autres termes, le logement loué n’étant plus occupé depuis longtemps par le mari de la locataire, celui-ci ne pouvait plus se prévaloir du bail qu’il n’avait pas lui-même conclu. La Cour d’appel exigeait donc, au rang des conditions de la cotitularité de l’article 1751, que la vie commune des époux dans les lieux loués soit effective. Une telle décision pouvait au demeurant se prévaloir de la lettre du texte lui-même qui précise ne concerner que le local « qui sert effectivement à l’habitation de deux époux » et aurait dès lors pu prospérer si elle n’avait été si frontalement contraire à la jurisprudence constante de la Haute juridiction. La Cour de cassation a eu en effet plusieurs fois l’occasion de préciser que « les époux demeurent cotitulaires du bail jusqu’à la transcription du jugement de divorce en marge des registres de l’état civil », attendu qui est mot pour mot celui retenu dans l’arrêt ici commenté. Ainsi, seul le divorce dûment porté à la connaissance des tiers selon le formalisme légal peut mettre un terme à la cotitularité du bail. La Cour de cassation considère donc que celle-ci est fondée sur le mariage des locataires et ne peut dès lors disparaître qu’avec lui, quelle que soit la réalité de la vie conjugale. Autrement dit, la simple séparation de fait des époux ne peut avoir d’incidence sur leur situation juridique à l’égard du bail. En conséquence, ne peuvent mettre fin à la cotitularité de celui-ci ni la connaissance de la séparation de fait par le bailleur, ni l’autorisation judiciaire de résider séparément accordée par le juge dans l’ordonnance de non-conciliation, ni l’adresse au bailleur d’une copie de ladite ordonnance. Une telle solution de principe semble au demeurant pleinement justifiée au regard de l’article 262 du Code civil, qui précise que « le jugement de divorce est opposable aux tiers, en ce qui concerne les biens des époux, à partir du jour où les formalités de mention en marge prescrites par les règle de l’état civil ont été accomplies ». À l’inverse, elle ne fait aucun cas des termes de l’article 1751 qui semble bien ériger la vie commune effective des époux au rang de condition de la

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cotitularité du bail. Toute la question se concentre donc sur le fondement de ladite cotitularité : naît-elle du mariage et/ou de la vie commune ? Du seul mariage, à en croire donc la position aujourd’hui classique de la Cour de cassation. Une telle réponse n’emporte cependant pas l’adhésion. Certes, l’avantage que présente ce choix semble indéniable en termes de sécurité juridique. Comme l’a écrit G. Wiederkehr, « le mariage a au moins l’avantage (d’un point de vue juridique) sur le concubinage que l’on sait quand il commence et quand il se termine ». Aussi le bailleur, lorsqu’il contracte avec une personne mariée, peut-il connaître avec certitude la situation juridique de son locataire, sans avoir à se préoccuper de connaître la réalité de la vie familiale de celui-ci. Il serait déraisonnable en effet de faire dépendre la situation juridique des époux à l’égard des tiers des aléas d’une vie conjugale plus ou moins mouvementée, émaillée de crises et de réconciliations, sans que le bailleur puisse donc jamais savoir avec certitude ce qu’il en est. Mais cette considération, déterminante lorsqu’il s’agit d’appliquer l’article 220 du Code civil (v. infra), est-elle vraiment pertinente pour l’application de l’article 1751 ? Celui-ci, en effet, a été instauré dans un but de protection du conjoint du locataire et non dans l’intérêt des bailleurs. Certes, ceux-ci bénéficient, en vertu de ce texte, d’un second débiteur, conjoint dans les deux sens du terme. Mais cet avantage fait pâle figure à côté de l’article 220 du Code civil, qui, bien plus efficacement, fonde la solidarité des époux pour les dettes ménagères, au premier rang desquelles se trouvent les loyers assurant le logement du couple. L’article 1751 n’est donc d’aucune utilité au bailleur pour garantir le paiement de ses loyers. À l’inverse, il se révèle très désavantageux pour lui lorsque la cotitularité du bail permet de fournir aux conjoints séparés des arguments dilatoires et spécieux pour contester congés et autres commandements émanant du bailleur et adressés au seul conjoint demeuré dans les lieux. L’espèce ayant donné lieu à l’arrêt ici commenté est particulièrement révélatrice à cet égard. Fonder la cotitularité du bail sur la seule condition formelle d’un mariage non dissous se révèle donc inutile et inopportun, tandis que la logique juridique plaide pour qu’elle cesse avec la vie commune des époux. La cotitularité du bail a en effet été instaurée afin de protéger l’époux non-contractant en cas de crise conjugale, dans l’hypothèse où son conjoint, seul titulaire du bail selon le contrat, quitterait le logement familial. D’où la nécessité de faire légalement des époux des copreneurs lorsqu’ils ne le sont pas contractuellement. De cet objectif, on peut déduire que la séparation de fait des conjoints devrait mettre un terme à cette cotitularité, le conjoint ayant quitté le domicile conjugal n’étant plus, par hypothèse, intéressé au sort d’un bail qui ne lui assure plus son logement. De même, règle de protection, elle ne peut être imposée à celui qui en bénéficie. Partant, le congé donné au bailleur par le conjoint ayant quitté le domicile conjugal suffit à mettre un terme à son droit au bail. G. Champenois précise à cet égard que « la cotitularité du bail prévue par l’article 1751 du Code civil n’empêche pas un époux de résilier celui-ci. (...) En d’autres termes, les époux ne sont pas prisonniers de cette cotitularité, ce qui s’harmonise avec la condition d’habitation effective du local posée par le texte ». Où l’on retrouve la lettre de l’article 1751. Or si un congé unilatéral peut mettre un terme à la cotitularité, c’est bien que celle-ci est fondée autant sur la vie commune des époux que sur leur mariage. Ces deux conditions sont donc bien cumulatives. Pourquoi alors la position inverse adoptée par la Cour de cassation dans sa jurisprudence classique ? Sans doute celle-ci s’explique-t-elle, peu scientifiquement, par le fait que, dans les arrêts cités, l’enjeu pratique était systématiquement le paiement solidaire des loyers par le conjoint ayant quitté le logement familial. Or alors même que la combinaison des articles 220 et 262 du Code civil aurait suffi à justifier la condamnation de ce dernier, la Haute juridiction en a également appelé dans ces décisions à l’article 1751 pour énoncer ce principe déjà cité et repris dans l’arrêt du 31 mai 2006 : « les époux demeurent cotitulaires du bail jusqu’à la transcription du jugement de divorce en marge des registres de l’état civil ». Elle transposait

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alors le principe incontestable posé pour l’article 220 à l’article 1751. Or, à l’inverse, les objectifs respectifs des articles 220 et 1751 étant différents - protection des créanciers des époux, d’une part, protection du conjoint du locataire, d’autre part -, il est tout à fait envisageable de fonder la première de ces règles sur le mariage dans un but de sécurité juridique des tiers et la seconde sur la vie commune des époux, conformément tant à la lettre qu’à l’esprit du texte. II. La Cour de cassation semble au demeurant avoir fait un petit pas en ce sens dans l’arrêt ici commenté qui présente l’immense avantage sur la jurisprudence précitée d’avoir eu à statuer dans le seul cadre de l’article 1751 du Code civil. Une précision, ici donnée pour la première fois par la Haute juridiction, permet en effet de nuancer le propos, celle-ci ayant jugé bon de relever, comme condition cumulative d’application de ce texte, que « le logement donné à bail à Mme X... avait servi effectivement à l’habitation des deux époux ». Ainsi le mariage ne suffit-il pas, selon cette décision, à fonder la cotitularité du bail. Il faut également que le local loué ait servi, à un moment ou à un autre, de logement conjugal. Cette décision ne remet certes pas en cause la jurisprudence précitée, elle l’affine plutôt. Il faut en comprendre en effet que l’inapplication de l’article 1751 par la Cour d’appel aurait été justifiée si le logement objet du bail n’avait jamais servi d’habitation commune aux époux. Partant, si la cessation de la vie commune ne suffit toujours pas à remettre en cause la cotitularité du bail dont bénéficie le conjoint du locataire, en revanche, l’absence de toute vie commune dans le logement écarte l’application de l’article 1751. Autrement dit, si la séparation des époux ne met pas un terme à la cotitularité du bail consenti pour le logement anciennement conjugal, elle permet bien de l’écarter pour celui loué, pendant le mariage, au bénéfice d’un seul époux. Certes, cette position se situe toujours en deçà des exigences légales. Le glissement sémantique est ainsi notable de la loi à l’arrêt : pour qu’il y ait cotitularité du bail, il est nécessaire, selon le Code civil, que le local loué « ser[ve] effectivement à l’habitation » des époux, alors que, selon la Cour de cassation, il suffit qu’il ait servi de logement conjugal, peu importe que, par la suite et notamment au moment du congé ou du commandement de payer adressé par le bailleur, il ait perdu cette fonction. La formule au passé marque un réel infléchissement de la règle légale par la Haute juridiction et on le regrette. Il n’en demeure pas moins que l’arrêt du 31 mai 2006 lui donne l’occasion d’accorder à l’exigence de vie commune exprimée à l’article 1751 une place que la jurisprudence antérieure semblait avoir réservée exclusivement à la condition formelle d’un mariage non dissous. La solution ici adoptée par la Cour de cassation dans le cadre de l’article 1751 ne peut pas ne pas être comparée avec la jurisprudence développée dans celui de l’article 220, les deux textes étant si souvent associés par la Cour de cassation. Aventurons-nous donc imprudemment sur le terrain mouvant des conditions d’application ratione temporis de ce texte. Quoique difficilement déchiffrables, en effet, les solutions adoptées en la matière par la Haute juridiction semblent pouvoir être résumées comme suit. En principe, la solidarité des époux pour les dettes de loyer, dettes ménagères par excellence, ne s’éteint, conformément à l’article 262 du Code civil, qu’à « partir du jour où les formalités de mention en marge prescrites par les règles de l’état civil ont été accomplies ». L’application de cette règle est cependant conditionnée au caractère ménager de la dette qui est écarté lorsque le bail, quoique conclu pendant le mariage, ne l’a été que pour l’usage exclusif d’un conjoint, celui, par hypothèse, qui a quitté le logement conjugal. Cette solution ayant été adoptée pour des baux conclus après l’ordonnance de non-conciliation autorisant les époux à vivre séparément, la doctrine s’est interrogée sur sa possible transposition aux séparations de fait, préconisant néanmoins dans cette hypothèse une plus grande prudence afin de ne pas porter atteinte aux intérêts des bailleurs. Nous y reviendrons. Si l’on suit cependant la logique de l’article 220 et la motivation de la Cour de cassation, le seul fait que le logement ait été loué pour des besoins

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étrangers à « l’entretien du ménage ou [à] l’éducation des enfants » devrait suffire à écarter la solidarité de l’article 220, que la séparation des époux soit de droit ou de fait n’ayant aucune incidence sur le caractère ménager ou non de la dette. Quoi qu’il en soit de la portée exacte de l’ensemble de ces arrêts (qu’il est si difficile de déterminer que le tenter représente une perte inutile de temps et d’énergie), on peut noter que la vie commune comme condition d’application de ces deux articles, 1751 et 220 du Code civil, gagne du terrain sur l’exigence plus formelle du seul mariage des locataires : en cas de séparation des époux, autorisée ou non par le juge, l’application de ces textes sera écartée du fait de la disparition du ménage et non plus de la dissolution du mariage. Plus précisément, le bail conclu par un conjoint seul après la séparation du couple ne relèvera d’aucun de ces textes s’il est établi que le logement n’a pour but que d’accueillir ledit conjoint. Mais soumettre ces deux textes aux mêmes principes de solution, n’est-ce pas faire peu de cas de leur différence de logique ? On l’a déjà dit, que la vie commune soit le fondement de la cotitularité du bail est justifié tant par la lettre que par l’esprit de l’article 1751 et l’on regrette que la Cour de cassation ne l’ait pas pleinement admis dans cet arrêt du 31 mai 2006. Cette disposition a en effet été adoptée à une époque (1962) où la législation protectrice en matière de bail d’habitation était quasiment inexistante et où, dès lors, assurer la stabilité de son logement au conjoint du locataire était indispensable. Cet article n’a donc jamais eu pour autre objectif que de protéger les époux. À l’inverse, l’article 220 est une règle de protection de leurs créanciers. Devant préserver l’autonomie des conjoints dans la gestion du ménage et leur capacité de crédit, ce texte a pour objet de rassurer ceux-ci en créant un cas de solidarité légale pour les dettes ménagères. C’est donc bien l’intérêt des créanciers qui est au cœur du texte et non celui des époux. Ainsi, les bailleurs doivent savoir pouvoir conclure efficacement, sur le plan tant juridique - le contrat est valable - qu’économique - le gage est étendu par l’effet de la solidarité -, un bail avec un conjoint seul. En conséquence, lors même que la condition posée à l’article 1751 d’un local servant effectivement à l’habitation des époux rejoint l’exigence du caractère ménager de la dette de l’article 220, l’impératif de sécurité juridique des tiers, primordial dans le cadre de ce second texte, inexistant pour le premier, impose d’être beaucoup plus circonspect lorsqu’il s’agit d’écarter la solidarité légale au gré des vicissitudes de la vie conjugale. Ce texte risquerait fort en effet d’être vidé de sa substance si le bailleur devait s’informer précisément de la situation personnelle de son cocontractant pour s’assurer qu’il bénéficie de la solidarité légale, i. e. s’il ne pouvait s’appuyer sur des informations objectivement vérifiables - le mariage et, dernièrement, l’autorisation judiciaire de vivre séparément. Et même dans cette dernière hypothèse, certains auteurs doutent avec raison de l’opportunité de fragiliser l’application de l’article 220, ce texte étant écarté, d’après les motifs retenus par la Haute juridiction dans les décisions précitées, non pas tant sur le fondement de l’ordonnance de non-conciliation que sur la considération de pur fait que le logement ne doit accueillir que l’époux séparé, à l’exclusion de son conjoint et des enfants éventuels. Alors, comme en cas de séparation de fait, le bailleur se verra contraint de se renseigner très avant sur l’état de la vie conjugale de son cocontractant. Dans la mesure où il répugnera probablement à ce genre d’investigation, il est fort à parier qu’il sera tenté de demander la signature des deux époux, ce qui ruinerait la règle de l’article 220. Certes, au regard même de la lettre et de l’esprit de ce texte, on ne peut totalement écarter l’éventualité de ne pas l’appliquer avant la dissolution du mariage en cas de séparation des époux. Pensons à l’hypothèse du mari ayant quitté le domicile conjugal pour vivre, dans le logement nouvellement loué, avec sa maîtresse, il serait inadmissible que l’épouse abandonnée se voit condamnée à payer solidairement les loyers de ce nouveau bail... Il n’en demeure pas moins qu’afin de rassurer les bailleurs - donnée qui n’est pas négligeable à une époque marquée par la crise du logement -, il serait souhaitable qu’en cas de bail conclu après la séparation des époux par un seul d’entre eux, les juges

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tiennent compte également, pour retenir ou non la solidarité, de la croyance légitime des propriétaires dans le caractère ménager de la dette (à l’instar de ce que l’article 220, alinéa 2, qui fait référence « à la bonne ou mauvaise foi du tiers contractant », prévoit à propos du rejet de la solidarité pour les dettes manifestement excessives). Par exemple, si le locataire a déclaré être marié sans autre précision, si la taille du logement permettait d’accueillir une famille, etc. C’est à cette condition que le mariage pourra conserver sa spécificité par rapport au concubinage, au moins au regard de l’article 220.

Document 4 Cass. 3e civ., 6 mars 1996, Mel Yedei

La Cour de cassation : Sur les deux moyens, réunis : Attendu que l’Office public d’aménagement et de construction de la ville de Paris (OPAC) fait grief à l’arrêt attaqué (Paris, 19 novembre 1992) de le débouter de sa demande en résiliation du bail consenti à Mme Mel Z..., pour hébergement de tiers, alors, selon le moyen, 1o que dès lors que le bail stipulait que les locaux ne pouvaient être occupés que par le locataire et ses enfants, ainsi que le relève l’arrêt, les juges du fond ne pouvaient considérer, à défaut d’autres circonstances, que le père des deux derniers enfants de Mme Mel Z... n’était pas un tiers, d’où il suit qu’en statuant comme ils l’ont fait les juges du fond ont violé l’article 1134 du Code civil et, en toute hypothèse, dénaturé les stipulations contractuelles en leur donnant un sens incompatible avec leurs termes ; 2o que dès lors que le bail stipulait que le preneur occupera le logement exclusivement pour son habitation personnelle ou celle de ses enfants, pour ajouter qu’il était interdit au preneur de prendre des initiatives pouvant avoir pour objet ou pour effet de mettre l’Office en présence d’un autre occupant, les juges du fond, en statuant comme ils l’ont fait, ont violé l’article 1134 du Code civil et, en tout cas, dénaturé les termes clairs et précis du bail du 24 mars 1983 ; 3o que si l’hébergement peut être l’exécution d’une obligation alimentaire, il n’a pas été constaté, au cas d’espèce, que Mme Mel Z... ou ses enfants aient été débiteurs alimentaires de M. Y..., de sorte que l’arrêt ne peut être considéré comme légalement justifié au regard des articles 205 à 211 du Code civil ; 4o que faute d’avoir constaté que l’hébergement de Mlle X... était justifié au titre de l’obligation alimentaire, les juges du fond ont privé leur décision de base légale au regard des articles 205 et 211 du Code civil ; 5o que si, en dehors de l’existence d’une obligation alimentaire, le droit à une vie familiale peut autoriser l’hébergement temporaire de tiers, il n’implique pas le droit pour le locataire d’héberger de façon permanente des tiers et ne rend pas illicites les clauses qui interdisent un tel hébergement, d’où il suit que l’arrêt a été rendu en violation des articles 6 et 1134 du Code civil ; - Mais attendu que les clauses d’un bail d’habitation ne pouvant, en vertu de l’article 8.1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, avoir pour effet de priver le preneur de la possibilité d’héberger ses proches, la cour d’appel qui, pour écarter l’existence d’un manquement du preneur à ses obligations, a relevé que Mme Mel Z... hébergeait M. Y..., père de ses deux derniers enfants, ainsi que Mlle X..., sa sœur, a, par ces seuls motifs et sans dénaturation, légalement justifié sa décision ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

� RTD civ. 1996, p. 1024, note J.-P. Marguénaud Dans les baux d’habitation figure assez souvent une clause exigeant une occupation exclusive par le locataire et ses enfants. En période de chômage et de crise du logement, il arrive parfois que des preneurs se laissent aller à des gestes de solidarité inconsidérés et ouvrent leur porte au mépris d’une telle clause d’habitation personnelle. Alors le bailleur les assigne en résiliation du bail pour manquement à leurs obligations contractuelles ; ce qui est une manière particulièrement élégante de contribuer au développement du sens de l’hospitalité. Heureusement la troisième chambre civile de la Cour de cassation est composée de magistrats se souvenant sûrement qu’ils avaient lu Homère avant d’entreprendre leurs études de droit. Aussi, par un arrêt du 5 mai 1993 a-t-elle décidé que les clauses d’habitation personnelle ne pouvaient pas empêcher le locataire d’accueillir temporairement n’importe quelle personne de son choix. La rigueur de ces clauses restait cependant intacte à l’égard de ceux qui hébergent définitivement d’autres personnes que leurs enfants. Or, par un arrêt Mel Yedei du 6 mars 1996 déjà très remarqué, la troisième chambre civile vient ici aussi de limiter leurs effets par une application peu attendue de la Convention européenne des droits de l’homme.

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En l’occurrence, une mère de famille célibataire et locataire de l’OPAC de la ville de Paris avait hébergé de façon permanente le père de ses deux plus jeunes enfants et la tante de ces derniers qui était en somme une belle-sœur de fait. En représailles, elle avait été assignée en résiliation du bail pour violation de la clause stipulant qu’elle occuperait le logement exclusivement pour son habitation personnelle ou celle de ses enfants. Or les juges du fond déboutèrent le bailleur qui forma un pourvoi en cassation au soutien duquel il invoquait principalement une violation de l’article 1134 du code civil par dénaturation des termes clairs et précis du bail. La troisième chambre civile rejette le pourvoi au motif que les clauses d’un bail d’habitation ne peuvent « en vertu de l’article 8-1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, avoir pour effet de priver le preneur de la possibilité d’héberger ses proches ». On voit à un signe anodin et à peine perceptible que la Cour de cassation est encore novice en matière d’application de la Convention européenne des droits de l’homme. Habituée à la numérotation du code civil, elle se réfère en effet à l’article 8-1 de la Convention alors que, rationnellement, il faudrait, comme la Cour de Strasbourg, viser l’article 8 § 1er. Ce n’est pas une raison pour la dissuader de puiser à cette nouvelle source du droit civil. Certes, l’article 6 du code civil qui interdit de déroger par des conventions particulières aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs aurait sans doute suffi pour faire prévaloir le droit au respect de la vie familiale de Mme Mel Yedei sur une clause du contrat de bail. Etant donné cependant que, dans le domaine familial, ce texte a essentiellement permis de protéger la liberté matrimoniale contre les clauses de célibat, il y aurait peut-être eu de la part de la Cour de cassation une provocation inutile à s’en servir pour faire le lit du concubin et la soupente de la belle-sœur de fait. Tout bien considéré, il était peut-être moins pernicieux d’appliquer l’article 8 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme à une situation entrant parfaitement dans son champ d’application depuis que la Cour de Strasbourg y range non seulement les relations fondées sur le mariage mais également « d’autres biens familiaux de facto ». Entre une extension déroutante de l’ordre public national et une application de « l’instrument constitutionnel de l’ordre public européen » qu’est la Convention européenne des droits de l’homme selon le très important arrêt Loizidou rendu par la Cour de Strasbourg le 23 mars 1995, la troisième chambre civile a probablement retenu la solution la plus sage et la plus simple. L’arrêt Mel Yedei présente aussi l’intérêt d’être l’un des premiers arrêts de la Cour de cassation à admettre implicitement que la Convention européenne des droits de l’homme peut aussi avoir un « effet horizontal » dans les relations entre parties à un même contrat. S’agit-il d’une expérience éphémère ou du début d’un bouleversement du droit des obligations ? Quand la Cour suprême aura rendu une dizaine d’autres arrêts de cette facture, la réponse ne pourra plus faire de doute pour personne.

Document 5 Cass. 3e civ., 15 juin 2005

La Cour de cassation : Sur le premier moyen : Vu l’article 1733 du Code civil ; - Attendu que le preneur répond de l’incendie, à moins qu’il ne prouve que celui-ci est arrivé par cas fortuit ou force majeure, ou par vice de construction ;- Attendu, selon l’arrêt attaqué (Douai, 11 décembre 2003), que la Société d’habitations à loyer modéré "Logis Métropole" a donné en location le 18 août 1963 un pavillon à Mme X... ; que dans la nuit du 22 au 23 avril 1998 deux incendies successifs se sont déclarés dans ce pavillon, endommageant les lieux loués ainsi qu’un immeuble voisin ; - Attendu que pour déclarer Mme X... responsable du premier incendie, l’arrêt retient, par motifs propres et adoptés, que le court-circuit à l’origine de ce sinistre ne peut qu’être imputable à un défaut d’entretien du bailleur, que Mme X... ne conteste pas ne pas avoir avisé sa propriétaire de ce qu’elle avait été obligée de remplacer plusieurs fusibles et que le défaut d’entretien du bailleur n’a pas revêtu, du fait de cette négligence, les caractères imprévisibles et irrésistibles de la cause étrangère édictée par l’article 1733 du Code civil ; - Qu’en statuant ainsi, alors qu’un défaut d’entretien imputable à un bailleur s’il est à l’origine d’un incendie, est assimilable à un vice de construction, et n’a pas à revêtir les caractères de la force majeure, la cour

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d’appel a violé le texte susvisé ; - Et attendu qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le second moyen qui ne serait pas de nature à permettre l’admission du pourvoi ; - Par ces motifs : Casse et annule.

Document 6 Cass. 1re civ., 3 mai 2006

La Cour de cassation : Sur le moyen unique : Vu l’article 455 du nouveau Code de procédure civile ensemble les articles 1875 et 1888 du Code civil ; - Attendu que l’obligation pour le preneur de rendre la chose prêtée après s’en être servi est de l’essence du commodat ; que lorsque aucun terme n’a été convenu pour le prêt d’une chose d’un usage permanent, sans qu’aucun terme naturel soit prévisible, le prêteur est en droit d’y mettre fin à tout moment en respectant un délai de préavis raisonnable ; - Attendu que l’immeuble appartenant à M. X... a été mis à la disposition de Mlle Y... qui soutient qu’il l’aurait été en contrepartie de la charge matérielle représentant l’hébergement de leur fils commun, lequel ne résiderait plus chez sa mère depuis l’ordonnance du juge aux affaires matrimoniales du 17 octobre 2002 qui a maintenu sa résidence chez son père ; que Mlle Y..., soutenant que son fils avait continué de vivre avec elle a refusé de libérer les lieux ; que son expulsion a été sollicitée et accordée par ordonnance du président du tribunal de grande instance de Bordeaux le 6 septembre 2004, infirmée par arrêt du 28 février 2005 ; - Attendu que pour débouter M. X... de ses demandes tendant à ce que soit constatée l’occupation sans droit ni titre de Mlle Y... d’un appartement lui appartenant et à ce que soit ordonnée son expulsion, la cour d’appel a énoncé notamment que Mlle Y... soutenait que la convention liant les parties devait s’analyser en un prêt à usage d’un appartement par M. X... afin de lui permettre d’élever leur enfant commun et qu’elle faisait justement grief au premier juge d’avoir considéré que l’usage auquel le prêt était destiné, à savoir le besoin d’un appartement pour élever son enfant, avait manifestement disparu, puisque celui-ci qui avait transféré son dossier au lycée Montaigne avait émis le souhait de vivre auprès de sa mère et, le 6 août 2004, avait écrit dans les mêmes termes au juge aux affaires familiales ayant précédemment entériné un changement de résidence et versait aux débats un certificat de scolarité établissant qu’il fréquentait régulièrement depuis la rentrée de septembre 2004 une classe de terminale du lycée Montaigne ; - Qu’en statuant ainsi sans répondre aux conclusions selon lesquelles le prêteur soutenait qu’il n’avait jamais eu l’intention de consentir à Mlle Y... un prêt à usage portant sur son appartement mais qu’il avait seulement toléré sa présence dans ce dernier et que par suite l’occupation était précaire, la cour d’appel a violé les textes susvisés ; - Par ces motifs : Casse et annule.

� RDC 2007, p. 403, note P. Puig Ubi lex... ? - Dans les interstices d’un droit contemporain qui, par la multiplication des statuts protecteurs impératifs et la découverte de règles prétoriennes bienveillantes, tend à renforcer la pérennité des liens contractuels, les contractants entendent parfois placer leur relation sous le sceau de la précarité. De ces manifestations de volontés atypiques, les conventions de services gratuits (ou presque...) fournissent les principales illustrations tant la gratuité s’accommode mal de la durée. En l’espèce, un couple dont est issu un enfant se sépare. Afin d’assurer l’hébergement avec sa mère du fils commun, le père met gratuitement à la disposition de celle-ci un appartement dont il est propriétaire à Bordeaux. Mais quelque temps plus tard, une ordonnance du juge aux affaires matrimoniales fixe la résidence de l’enfant chez son père. Ce dernier met alors en demeure son ancienne compagne de quitter les lieux moyennant un préavis de cinq semaines, ce qu’elle se refuse à faire. Bien décidé à récupérer son immeuble, le père sollicite l’expulsion de l’occupante, qu’il obtient par ordonnance du président du Tribunal de grande instance le 6 septembre 2004. Le juge estime alors que la convention liant les parties s’analyse en un prêt à usage et que l’usage auquel ce prêt était destiné, à savoir le besoin d’un appartement pour élever l’enfant, a manifestement disparu. Appel est interjeté par l’occupante. Mais entre-temps, le fils devenu majeur décide de retourner vivre auprès de sa mère et verse aux débats en cause d’appel un certificat de scolarité établissant qu’il fréquente régulièrement depuis la rentrée de septembre 2004 une classe de terminale d’un lycée à Bordeaux. Tenant compte de ce changement, la Cour d’appel décide, le 28 février 2005, que la mère ne peut pas être considérée comme une occupante sans droit ni titre de l’appartement et infirme en conséquence l’ordonnance d’expulsion rendue par le premier juge. Dans son pourvoi, le père

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fait valoir à titre principal qu’il n’a jamais eu l’intention de consentir un prêt à usage portant sur son appartement mais a seulement toléré la présence dans ce dernier de la mère de son fils et que, par suite, l’occupation était précaire. À titre subsidiaire, il invoque le récent revirement de jurisprudence en matière de prêt d’une chose à usage permanent lui permettant d’y mettre fin à tout moment moyennant un préavis raisonnable et reproche enfin à la Cour d’appel d’avoir apprécié le besoin de l’emprunteur en se fondant sur des éléments de fait postérieurs à la mise en demeure et à l’assignation, à savoir le retour du fils auprès de sa mère. Au visa des articles 455 du NCPC, 1875 et 1888 du Code civil, la Cour de cassation commence par rappeler la solution désormais bien acquise selon laquelle « l’obligation pour le preneur de rendre la chose prêtée après s’en être servie est de l’essence du commodat ; lorsque aucun terme n’a été convenu pour le prêt d’une chose d’un usage permanent, sans qu’aucun terme naturel soit prévisible, le prêteur est en droit d’y mettre fin à tout moment en respectant un délai de préavis raisonnable ». Mais c’est au motif que la Cour d’appel aurait dû « répondre aux conclusions selon lesquelles le prêteur soutenait qu’il n’avait jamais eu l’intention de consentir [à l’occupant] un prêt à usage portant sur son appartement mais qu’il avait seulement toléré sa présence dans ce dernier et que par suite l’occupation était précaire » que la censure en définitive intervient. L’arrêt mérite d’être signalé en ce qu’il ressuscite cette vieille figure romaine qu’est le précaire et suggère son opposition avec le prêt à usage dont il n’est pourtant guère éloigné. De prime abord, l’articulation entre les deux séries de motifs laisse perplexe. Pourquoi souligner in limine, dans un chapeau devenu de style, la faculté de résiliation unilatérale du prêteur dans le prêt à durée indéterminée pour finalement reprocher aux juges du fond de ne pas avoir recherché si le contrat ne devait pas recevoir une autre qualification que celle de prêt ? Si le contrat n’est pas un commodat, pourquoi en avoir rappelé le régime au fronton de sa décision ? Le moyen, certes, l’y invitait. Mais l’explication paraît un peu courte et ne convainc guère. A la lecture de l’arrêt, il est en effet difficile de savoir si la cassation intervient pour violation du régime du prêt à usage ou pour absence de recherche d’une qualification alternative ou... pour les deux à la fois. Comment donc concilier ces propositions et expliquer le lien les unissant ? On est tout d’abord tenté de penser que la Cour de cassation a voulu donner doublement raison à l’auteur du pourvoi, tant sur le terrain du commodat qu’il était en droit de résilier à tout moment, que sur celui du précaire qui, s’il avait été établi, lui aurait permis a fortiori de solliciter une restitution ad nutum. On rappellera que le précaire, connu du droit romain et de l’Ancien Droit, peut se définir comme la "concession de la possession d’une chose faite par un individu à un autre qui doit la rendre à première réquisition", ou encore « la concession gratuite de l’usage d’une chose, faite sur la prière du bénéficiaire et essentiellement révocable au gré du concédant », comme le suggère d’ailleurs l’étymologie du mot (du latin precarius : « obtenu par prières »). D’abord sanctionné par l’interdit de precario qui permettait au concédant d’une chose d’en recouvrer la possession en dehors de tout contrat, le précaire est devenu sous Justinien un contrat innommé facio ut facias sanctionné par l’action præscriptis verbis. Plus tard, Pothier lui consacra de substantiels développements non sans observer que le précaire « tient beaucoup du prêt à usage ». Les rédacteurs du Code civil n’ayant pas estimé opportun de le reconnaître au titre des contrats nommés, le précaire est resté un contrat innommé et serait même « tombé en désuétude ». Ainsi s’explique probablement la pauvreté des développements qui lui sont aujourd’hui consacrés en doctrine. Ce silence est-il bien justifié ? L’arrêt rapporté suffirait, si besoin était, à montrer l’étonnante modernité de cette figure ancienne sans doute jugée trop vite obsolète. Pour autant, y avait-il lieu d’opposer ce contrat atypique et le prêt à usage dans l’espèce rapportée ? Appliquant un raisonnement classique en matière de contrats innommés, la doctrine estime généralement que les règles du prêt doivent lui être appliquées par analogie

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dès lors qu’elles sont compatibles avec la nature originale de cette convention, ce qui exclut en particulier le jeu des dispositions de l’article 1888 du Code civil contraignant le prêteur à ne retirer la chose « qu’après qu’elle a servi à l’usage pour lequel elle a été empruntée ». Le détenteur précaire doit ainsi rendre la chose à première demande, peu important que son besoin ait ou non cessé, tandis que l’emprunteur est en droit de la conserver le temps convenu sauf "besoin pressant et imprévu" établi par le prêteur (C. civ., art. 1889). Cette distinction présentait une certaine pertinence à l’époque - encore récente -où la jurisprudence déduisait de la combinaison des articles 1888 et 1889 du Code civil qu’à défaut de terme convenu entre les parties « le prêteur ne peut retirer la chose prêtée qu’après que le besoin de l’emprunteur a cessé ». L’opposition entre les deux conventions était alors tranchée : le prêt ne prenait fin qu’en considération des besoins de l’emprunteur tandis que le précaire était résiliable ad nutum par le concédant. Le commodat, dont la durée était alors calquée sur l’usage convenu, ne pouvait être à durée indéterminée, à l’inverse du précaire qui l’était par nature. Mais c’était sans compter avec l’absence de caractère d’ordre public de l’article 1888 du Code civil autorisant les parties à prévoir une restitution à la discrétion du prêteur. Par ailleurs, la distinction entre les deux conventions a singulièrement perdu de sa netteté depuis le revirement jurisprudentiel opéré en 2004 dont la solution, reproduite dans l’arrêt rapporté, retient que « lorsque aucun terme n’a été convenu pour le prêt d’une chose à usage permanent, sans qu’aucun terme naturel soit prévisible, le prêteur est en droit d’y mettre fin à tout moment, en respectant un délai de préavis raisonnable ». Désormais, en effet, la jurisprudence admet clairement l’existence de commodats à durée indéterminée dont la résiliation dépend de la seule volonté du prêteur. Des auteurs avaient pu légitimement en douter au lendemain des amorces de revirement de 1998 et 2001 dans lesquelles la Haute juridiction avait décidé que « lorsque aucun terme n’a été convenu pour le prêt d’une chose d’un usage permanent, sans qu’aucun terme naturel soit prévisible, il appartient au juge de déterminer la durée du prêt » en fixant un « terme raisonnable ». Dans ces conditions, il est vrai qu’il n’y avait pas, à proprement parler, de commodat à durée indéterminée. Mais la solution inverse est désormais bien établie et, au demeurant, parfaitement justifiée. Il s’ensuit que la distinction du prêt à usage et du précaire ne semble plus résider que dans la nécessité d’un délai de préavis dans le premier dont serait simplement dispensé le second. Mais est-il besoin de rappeler le contrôle de l’abus exercé par la Haute juridiction sur les modalités de résiliation unilatérale des contrats à durée indéterminée ? Outre une exigence de cohérence du comportement, on sait que le respect d’un délai de préavis tend à devenir une règle de portée générale. Pourquoi le précaire serait-il le seul contrat à n’y être point soumis ? En raison de sa courte durée ? On sait bien que la précarité tient moins à la brièveté de la durée qu’à son instabilité. Par conséquent, sauf en présence de mises à disposition très ponctuelles, il nous paraît extrêmement douteux qu’un juge puisse entériner pareille dispense de préavis même en présence d’un contrat de précaire dûment qualifié (pour autant que l’on puisse qualifier un contrat innommé...). D’ailleurs, le problème ne se posait nullement en l’espèce puisque le père avait bien mis en demeure son ancienne compagne de quitter l’appartement mis à sa disposition moyennant un préavis de cinq semaines. D’où le retour à la question de départ : y a-t-il lieu de distinguer le commodat à durée indéterminée et le précaire comme le suggère la Cour de cassation ? C’est que, justement, de prêt à usage à durée indéterminée il n’y avait peut-être pas en l’espèce puisque, selon le père, la mise à disposition était faite aux fins d’héberger son ancienne compagne avec son fils. La finalité de la mise à disposition en rendait la durée, sinon déterminée, du moins déterminable par référence au terme implicite et incertain que constituait le départ du fils (lequel s’appelait Nicolas et non Tanguy). C’est le raisonnement suivi par les juges du fond qui avaient pris en considération la présence ou non de l’enfant aux côtés de sa mère pour déterminer le besoin

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de l’emprunteur. Délicat était d’ailleurs le problème de savoir si ce besoin avait définitivement cessé suite au changement de résidence ordonné par le juge aux affaires matrimoniales (c’était l’opinion des juges de première instance) ou s’il avait pu renaître avec le retour de l’enfant au domicile maternel (ce qu’avait décidé la Cour d’appel). Si l’on accepte de raisonner sur un commodat affecté d’un terme implicite, il faut sans doute admettre qu’il prend fin automatiquement avec la satisfaction du besoin de l’emprunteur ou, au plus tard, à la demande de restitution formulée par le prêteur (arg. C. civ., art. 1888). Reste alors à se demander si le contrat a pu faire l’objet d’une tacite reconduction au moment où le besoin, qui avait cessé, est réapparu. Encore faut-il pouvoir déceler dans le silence des parties - et spécialement du prêteur - l’intention de poursuivre la relation au-delà du terme ce qui, dans un contrat unilatéral et gratuit, semble douteux. Dans l’espèce rapportée, cette volonté faisait assurément défaut puisque le père avait demandé la restitution de son appartement et obtenu une ordonnance d’expulsion du président du Tribunal de grande instance. À moins de considérer, comme le suggère en creux la Cour d’appel, que le besoin d’une chose d’un usage permanent s’accommode de périodes durant lesquelles ce besoin disparaît, auquel cas le départ temporaire du fils n’aurait pu provoquer l’extinction du contrat. Mais une telle analyse nous paraît excessivement protectrice des intérêts de l’emprunteur et susceptible, en d’autres circonstances, de donner lieu à bien des abus. Comment caractériser la durée déterminée ou indéterminée du prêt à usage ? Le critère ne peut tenir qu’à la recherche de l’intention des parties : la mise à disposition est-elle destinée à rendre un service particulier (l’hébergement du fils avec sa mère) ou est-elle offerte sans référence à un motif précis ? La jurisprudence rendue à propos des logements mis à la disposition d’époux par leurs parents et beaux-parents peut ici fournir un point de comparaison. Appliquant le même raisonnement qu’en matière de prêt de bijoux de famille, la restitution aux prêteurs est généralement ordonnée après le divorce du couple au motif que, « dans la commune intention des parties, le prêt avait pris fin avec l’usage en vue duquel il avait été consenti ». Faudrait-il décider l’inverse au motif que les époux divorcés peuvent un jour se remarier ensemble ? Mais le débat rebondit alors sur la charge de la preuve de l’intention. Est-ce à l’emprunteur d’établir le terme implicite par référence auquel le prêt lui a été consenti ou au prêteur de démontrer l’absence de motif particulier ce que, dans l’espèce rapportée, le père entendait bien faire reconnaître ? Tenant compte du caractère gratuit et désintéressé du commodat, la Cour de cassation a, dans un arrêt au moins, fait clairement peser la charge de la preuve sur l’emprunteur. En l’espèce, une Cour d’appel avait ordonné la restitution d’un appartement après avoir constaté que l’emprunteur ne justifiait pas de l’usage et de la destination qu’il entendait donner à cet appartement mis à sa disposition dans des conditions de durée imprécises et indéterminées. Le contrat prévoyait en effet qu’il était conclu « pour le séjour que l’emprunteur envisageait de faire à Paris pendant les quatre ou cinq années à venir ». Selon les juges du fond, cette clause ne contenait pas de délai déterminé et ne pouvait constituer le terme convenu dont il est fait mention à l’article 1888 du Code civil. La Cour de cassation les en approuve au motif que « les dispositions de l’article 1888 du Code civil ne sont applicables, lorsque aucun terme n’a été fixé, que si l’usage d’une chose pour un besoin déterminé requiert une certaine durée, et qu’en l’espèce, la Cour d’appel, ayant relevé que l’emprunteur ne justifiait pas d’un besoin de cette nature, n’a pas inversé la charge de la preuve ». En d’autres termes, le prêt d’une chose dont l’usage requiert une certaine durée est présumé fait à durée indéterminée. C’est à l’emprunteur qui entend se prévaloir d’un terme implicite requérant une certaine durée d’usage de l’établir. Ainsi qu’il a été écrit, la solution mérite d’être approuvée car « le risque de la preuve est plus lourd de conséquences pour le prêteur que pour l’emprunteur ». Le geste désintéressé du prêteur ne doit pas se retourner contre lui et transformer, dans le doute, le prêt en un contrat viager.

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N’est-ce point finalement ce qu’aurait voulu suggérer la Cour de cassation dans l’arrêt commenté ? En visant d’abord le commodat à durée indéterminée puis le précaire, n’a-t-elle pas entendu reprocher aux juges d’appel d’avoir raisonné sur l’existence d’un terme implicite dont la preuve n’avait pourtant pas été rapportée par l’emprunteur ? C’est pourquoi l’intention du père de tolérer une occupation précaire aurait dû être recherchée par les juges du fond, non pas tant pour exclure le prêt à usage (comme la solution, reprenant le moyen, le suggère pourtant) que pour reconnaître à ce dernier une durée indéterminée. Le précaire dont il est fait allusion à la fin de la décision ne serait finalement rien d’autre que le commodat sans terme convenu dont le régime est rappelé in limine. Autrement dit, si l’on veut bien s’efforcer de trouver une cohérence dans l’arrêt, il convient d’admettre que le précaire ne se distingue en rien du prêt à usage à durée indéterminée, ce qu’une partie de la doctrine considère déjà avec raison. Au fond, le revirement de jurisprudence de 2004 n’a fait qu’aligner le régime du commodat sans terme convenu sur celui du précaire et, par une sorte d’inversion de raisonnement, rattaché le précaire au prêt à usage, ce dont témoigne maladroitement l’arrêt ci-dessus rapporté. Les rédacteurs du Code civil ont donc eu raison de ne pas distinguer ce qui ne méritait pas de l’être.

Document 7 Cass. 1re civ., 3 juin 2010

La Cour de cassation : Sur le moyen unique : Vu l’alinéa 6 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, les articles 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, et 1er du 1er protocole additionnel à cette convention, ensemble les articles 544,1875 et 1888 du code civil ; - Attendu que l’obligation pour le preneur de rendre la chose prêtée après s’en être servi est de l’essence même du commodat ; que lorsqu’aucun terme n’a été convenu pour le prêt d’une chose d’un usage permanent, sans qu’un terme naturel soit prévisible, le prêteur est en droit d’y mettre fin à tout moment, en respectant un délai de préavis raisonnable ; que le respect de l’exercice effectif des libertés syndicales, autres que celles propres à la fonction publique territoriale, ne crée aucune obligation aux communes de consentir des prêts gracieux et perpétuels de locaux de leur domaine privé ; - Attendu que la commune de Châteauroux, qui avait prêté des locaux faisant partie de son domaine privé à l’Union départementale des syndicats CGT de l’Indre, à l’Union interprofessionnelle des syndicats CFDT de l’Indre et à l’Union départementale des syndicats Force ouvrière de l’Indre, a informé ces dernières de sa décision de résilier ces prêts, puis les a assignées en expulsion ; - Attendu que pour rejeter ces demandes, l’arrêt attaqué, après avoir constaté que chacune des trois unions syndicales avait disposé d’un délai de préavis raisonnable pour quitter les lieux, a retenu que cela ne suffisait pas à justifier la résiliation des prêts litigieux, sauf à considérer comme de simples particuliers soumis aux règles normales du prêt à usage, des organisations syndicales exerçant une activité reconnue d’intérêt général et protégée comme telle par le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, les dispositions du code du travail, et par l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, que pour être effectif, le droit d’exercer cette activité devait s’accompagner de mesures concrètes telles que la mise à disposition de locaux et d’équipement indispensables pour pouvoir organiser des réunions et tenir des permanences, qu’en fixant de nouvelles conditions d’occupation des locaux, contraires à une tradition de gratuité et inadaptées à la capacité financière des trois syndicats, sans leur faire en outre une offre de relogement, la commune de Châteauroux ne leur permettait plus de remplir normalement leurs missions d’intérêt général et portait ainsi directement atteinte au droit d’exercer librement une activité syndicale ; - En quoi la cour d’appel a violé les textes susvisés ; - Par ces motifs : Casse et annule.

Document 8 Cass. 1re civ., 28 mars 2000, Sté UFB Locabail

La Cour de cassation : Attendu que Daniel Bourdillon a acheté, le 21 février 1992, à la société Sanlaville, du matériel agricole qui devait être fourni par la société Fiatgeotech, le financement du prix devant être assuré à hauteur de 700.000 francs par un prêt consenti par la société UFB Locabail ; qu’aux termes du contrat, l’UFB Locabail s’est engagée à verser directement à la société Sanlaville le montant du prêt sur simple avis qui lui serait fait par le vendeur de la livraison du matériel, sous condition, notamment de l’adhésion de Daniel Bourdillon à une assurance-vie à souscrire auprès de la compagnie UAP Collectives aux droits de laquelle se

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trouve la société Axa collectives, qui a repris l’instance en ses lieu et place ; que Daniel Bourdillon ayant fait parvenir le 31 mars 1992 à l’UFB Locabail le dossier d’adhésion à la garantie d’assurance sur la vie, la société Sanlaville a adressé, le 22 juin suivant, à l’UFB le bon de livraison du matériel ; que Daniel Bourdillon est, entre-temps, décédé accidentellement le 4 juin 1992 ; qu’une contestation étant née sur la qualité du matériel livré et l’UFB Locabail ayant dénié devoir financer l’opération, les héritiers Bourdillon ont assigné la société Sanlaville, prise en la personne de son liquidateur judiciaire et l’UFB Locabail pour faire prononcer la résiliation de la vente et, subsidiairement, condamner l’UFB à verser à la société Sanlaville le montant du prêt ; - Sur le premier moyen, pris en ses quatre branches : Attendu que l’UFB Locabail fait grief à l’arrêt attaqué (Grenoble, 1er octobre 1997), d’avoir jugé que le contrat de financement souscrit par Daniel Bourdillon l’obligeait à payer la somme convenue à ses héritiers, alors, selon le moyen, en premier lieu, qu’il ressort de l’arrêt que l’UFB n’ayant jamais remis les fonds faisant l’objet du contrat de prêt à Daniel Bourdillon avant la date de livraison du matériel, le contrat de prêt ne s’était pas formé, la cour d’appel a violé l’article 1892 du Code civil ; alors, en deuxième lieu, que le contrat de prêt était conclu intuitu personae dès lors que le prêteur s’engageait en considération des possibilités de remboursement de l’emprunteur, de sorte qu’en condamnant néanmoins l’UFB à exécuter le contrat de prêt initialement conclu au bénéfice de Daniel Bourdillon au profit des ayants-cause de ce dernier, la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, violant ainsi l’article 1122 du Code civil ; alors, en troisième lieu, que l’article 6 du contrat de prêt stipulait que les sommes restant dues par l’emprunteur deviendraient immédiatement exigibles en cas de décès de ce dernier et l’article 10 de l’acte prévoyait qu’en cas de décès de l’emprunteur avant remboursement de toutes les sommes dues au prêteur, il y aurait solidarité et indivisibilité entre ses héritiers, de sorte qu’en se fondant sur ces clauses qui impliquaient que les fonds avaient été préalablement remis à l’emprunteur avant son décès, pour caractériser une obligation de l’UFB de verser des fonds au profit des héritiers, la cour d’appel s’est fondée sur un motif inopérant et a privé sa décision de base légale au regard de l’article 1134 du Code civil ; et alors, en quatrième lieu, que les fonds que l’UFB s’était engagée à verser à Daniel Bourdillon ne lui ayant jamais été remis, l’engagement de l’établissement financier ne pouvait s’analyser qu’en une promesse de prêt dont l’inexécution, à la supposer fautive, ne pouvait donner lieu qu’à l’allocation de dommages-intérêts, de sorte qu’en condamnant néanmoins l’UFB à exécuter son engagement résultant de la promesse de prêt en lui imposant de verser aux ayants-droit de Daniel Bourdillon les sommes qui y étaient visées, la cour d’appel a violé les articles 1892 et 1142 du même Code ; - Mais attendu que le prêt consenti par un professionnel du crédit n’est pas un contrat réel ; que l’arrêt attaqué, qui relève que la proposition de financement avait été signée par Daniel Bourdillon et que les conditions de garanties dont elle était assortie étaient satisfaites, retient, à bon droit, que la société UFB Locabail était, par l’effet de cet accord de volonté, obligée au paiement de la somme convenue ; d’où il suit que le moyen qui n’est pas fondé en sa première branche, est inopérant en ses trois autres branches ; - Et sur le second moyen pris en ses trois branches : Attendu que l’arrêt relève que le prêteur, concepteur du financement auquel l’emprunteur était invité à adhérer, avait mis en place une « situation lacunaire » où l’emprunteur pourrait être engagé personnellement sans être couvert, du fait du prêteur, par l’assurance pour laquelle lui avaient été préalablement transmis tous les documents réclamés ; que par ces motifs non critiqués, dont elle a pu déduire l’existence d’une faute de la part du prêteur, la cour d’appel a légalement justifié sa décision ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

� Les grandes décisions de la jurisprudence civile, PUF, 2011, n° 43, p. 321 En principe, les contrats sont consensuels : ils se forment par le seul échange des consentements. Il existe toutefois deux exceptions : les contrats solennels et les contrats réels. Leur formation est subordonnée, en plus de l’accord des volontés, à l’accomplissement d’une formalité sans laquelle le contrat n’existe pas. Pour les contrats solennels, cette formalité consiste dans une procédure, un cérémonial ou, plus couramment, la rédaction d’un écrit. Par exemple, la conclusion d’une donation nécessite la passation d’un acte notarié (C. civ., art. 931). Pour les contrats réels, cette formalité consiste dans la remise matérielle89 de la chose sur laquelle porte la convention. La qualification de contrat réel implique des conséquences juridiques importantes. La remise de la chose n’est pas l’objet d’une obligation, mais une condition d’existence de la convention. En d’autres termes, la remise matérielle relève de la formation et non de

89 Ce que l’on appelait la tradition réelle (à ne pas confondre avec la tradition dans le sens de pratique héritée du passé, de coutume). La loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit a remplacé l’expression « tradition réelle » par celle de « remise réelle » dans les différents articles du Code civil où elle figurait.

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l’exécution de la convention. Il en résulte qu’un contrat réel est, par hypothèse, unilatéral : seul le contractant qui a reçu la chose est tenu d’une obligation consistant à conserver ou à restituer. Et, si, au préalable, les parties ont conclu une promesse de délivrer la chose et que celle-ci est restée lettre morte, ce manquement fautif ne peut être sanctionné par l’exécution forcée, mais simplement par l’octroi de dommages et intérêts90. Traditionnellement, les contrats réels étaient le dépôt (C. civ., art. 1919), le prêt à usage (C. civ., art. 1875), le prêt de consommation91, le gage et le don manuel92. Seulement, cette liste s’est resserrée. 1° Le gage est devenu, avec l’ordonnance du 23 mars 2006, un contrat solennel. Selon le nouvel article 2336 du Code civil : « Le gage est parfait par l’établissement d’un écrit contenant la désignation de la dette garantie, la quantité des biens donnés en gage ainsi que leur espèce et leur nature ». 2° Dans le don manuel, on assiste aujourd’hui à une dématérialisation de la tradition. Un chèque93 ou des titres financiers94 peuvent faire l’objet d’un don manuel. 3° Le prêt d’argent, qui est économiquement le prêt de consommation le plus important, quitte progressivement le domaine des contrats réels. En effet, primo, les crédits à la consommation, qu’ils soient mobiliers ou immobiliers, ne sont pas formés par la remise des fonds, mais par l’acceptation de l’offre de prêt95. Aussi la Cour de cassation en a-t-elle déduit en 1998, fort logiquement, que : « les prêts régis par les articles L. 312-7 et suivants du Code de la consommation n’ont pas la nature de contrat réel »96. Secundo, selon l’arrêt UFB Locabail (reproduit-ci-dessus) de la Cour de cassation du 28 mars 2000, « le prêt consenti par un professionnel du crédit [en dehors du cadre du droit de la consommation] n’est pas un contrat réel »97. Cette décision possède une grande portée, car rares sont aujourd’hui les prêts d’argent qui ne sont pas accordés par un établissement bancaire. D’où l’interrogation : quel est l’avenir des contrats réels à la suite de cet arrêt ? Deux hypothèses ont été formulées98 : la disparition (I) et la conservation des contrats réels (II).

I / La disparition des contrats réels

Les arguments régulièrement invoqués en faveur de l’existence de contrats réels sont loin d’être incontestables. Les textes « se laissent aisément retourner » 99. Par exemple, l’article 1919 du Code civil dispose certes que le dépôt « n’est parfait que par la remise réelle ou fictive de la chose déposée », mais, juste après, l’article 1921 envisage le dépôt comme un contrat se formant « par le consentement réciproque de la personne qui fait le dépôt et de celle qui le reçoit », sans faire une quelconque allusion à une remise de la chose déposée en plus de l’accord des volontés. Autrement dit, les contrats réels ne possèderaient pas une base textuelle

90 M.-N. Jobard-Bachellier, « Existe-t-il encore des contrats réels en droit français ? ou la valeur des promesses de contrat réel en droit positif » : RTD civ. 1985, p. 1. 91 Cass. 1re civ., 20 juillet 1981 : Bull. civ. I, n° 267 ; Defrénois 1982, p. 1085, note J.-L. Aubert ; RTD civ. 1982, p. 427, note Ph. Rémy. 92 Cass. 1re civ., 11 juillet 1960 : D. 1960, jur. p. 702, note P. Voirin. 93 Cass. 1re civ., 4 novembre 1981, Coco Chanel : Bull. civ. I, n° 327 ; Defrénois 1982, p. 1378, note G. Champenois ; RTD civ. 1982, p. 781, note J. Patarin. 94 Cass. com., 19 mai 1998 : D. 1999, somm. p. 308, note M. Nicod ; RTD civ. 1999, p. 677, note J. Patarin. 95 Ph. Malaurie, L. Aynès et P.-Y. Gautier, Droit civil. Les contrats spéciaux, Defrénois, 4e éd., 2009, n° 955. 96 Cass. 1re civ., 27 mai 1998 : D. 1999, jur. p. 194, note M. Bruschi ; Defrénois 1998, p. 1054, note Ph. Delebecque. 97 Dans le même sens, cf. Cass. 1re civ., 27 novembre 2001 : Defrénois 2002, p. 259, note R. Libchaber ; JCP 2002, II, 10050, note S. Piedelièvre.- Idem, Cass. com., 7 avril 2009 : D. 2009, jur. p. 2080, note J. Ghestin.- A contrario, « le prêt d’argent qui n’est pas consenti par un établissement de crédit reste un contrat réel ». Cf. Cass. 1re civ., 7 mars 2006, Contrats, conc., consom. 2006, comm. n° 128, note L. Leveneur. 98 Ch. Jamin, « Eléments d’une théorie réaliste des contrats réels » : Mélanges J. Béguin, Litec, 2005, p. 381. 99 Ph. Rémy, note sous Cass. 1re civ., 20 juillet 1981 : RTD civ. 1982, p. 427.

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suffisante pour pouvoir perdurer. Seulement, en sens inverse, on peut répondre qu’aucun texte n’écarte définitivement la notion de contrat réel en droit positif. Par ailleurs, des auteurs ont soutenu que les contrats réels ne « s’explique[raient] que par un souvenir du formalisme romain »100. Effectivement, à Rome, la volonté ne suffisait pas pour engager une personne dans les liens d’un contrat. Il fallait qu’elle se fût matérialisée dans un acte tangible : le prononcé d’une formule sacramentelle, l’inscription sur un registre ou la remise d’une chose (res)101. Mais, l’idée selon laquelle les contrats réels constitueraient un anachronisme dans un système consensualiste102 n’est guère convaincante. Vouloir faire une croix sur le passé est un argument qui inspire la méfiance : « De fait, écrivait le professeur Grua, la conversion au consensualisme ne paraît augurer d’aucune amélioration véritable, plutôt de complications et d’incertitudes »103. En effet, les concepts du droit romain ne sont pas des pièces poussiéreuses du musée du droit. Au contraire, la remise réelle possède la vertu de provoquer l’attention du donateur, du déposant et du prêteur, donc de les protéger. Plus généralement, le formalisme (à dose homéopathique) n’est pas sans présenter des avantages104 : « Attirant l’attention des parties sur l’importance et la portée de leur engagement, il invite à la réflexion et à la vigilance, et il permet à chacun de mûrir sa décision et de mieux préciser sa pensée »105. C’est pourquoi la notion de contrat réel garde toute sa valeur. Du reste, en 2006, à l’occasion de la réforme des sûretés, si le gage a perdu son caractère réel, cela n’a pas été pour lui conférer la nature de contrat consensuel. Le gage est devenu un contrat solennel, ce qui indique que le législateur a ressenti la nécessité de maintenir un formalisme. Toutes les conventions ne peuvent pas se former par le seul échange des consentements. Certaines ont besoin d’une formalité complémentaire. Pour le gage, les rédacteurs de l’ordonnance du 23 mars 2006 ont estimé que l’établissement d’un écrit convenait mieux que la remise de la chose. Dans ce contexte, l’hypothèse du maintien de contrats réels paraît la plus raisonnable.

II / La conservation des contrats réels

Les deux contrats dont la « déréalisation » suscite le plus de critiques sont le don manuel et le prêt d’argent. C’est donc sur eux que nous allons concentrer nos arguments en faveur de la continuité de leur caractère réel. Concernant le don manuel106. L’article 931 du Code civil exige que les donations soient passées devant notaires afin de protéger le donateur contre lui-même. Certaines personnes ont tendance à se dépouiller de leurs biens de façon irréfléchie. Mais, en contrepartie, la donation notariée est un acte lourd. C’est pourquoi, dans un certain nombre de cas, la passation d’un acte authentique s’avérant plus gênante qu’utile, la pratique a recours, de façon immémoriale, aux dons manuels. Seulement, même en présence d’un don manuel, la nécessité de protéger les donateurs contre eux-mêmes s’impose. Le moyen de protection consiste justement dans la remise de la chose donnée : « La tradition réelle, qui opère dépouillement actuel, est un équipollent de l’acte notarié exigé, en principe, par l’article 931 »107. En admettant le don manuel sans une remise effective de la chose, par exemple par un virement108, on prend le

100 G. Baudry et A. Wahl, De la société, du prêt, du dépôt, Larose, Paris, 1898, n° 701. 101 J. Gaudemet et E. Chevreau, Droit privé romain, Montchrestien, 3e éd., 2009, p. 267. 102 F. Combescure, « Existe-t-il des contrats réels en droit français ? » : Rev. crit. lég. jur. 1904, p. 477. 103 Fr. Grua, « Le prêt d’argent consensuel » : D. 2003, chron. p. 1492, spéc. n° 15. 104 J. Flour, « Quelques remarques sur l’évolution du formalisme » : Mélanges G. Ripert, t. 1, LGDJ, 1950, p. 93. 105 Fr. Terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit civil. Les obligations, Dalloz, 10e éd., 2009, n° 132. 106 Sur le don manuel de titres au porteur, cf. infra commentaire n° 53. 107 P. Voirin, note sous Cass. 1re civ., 11 juillet 1960 : D. 1960, jur. p. 702. 108 Cass. 1re civ., 12 juillet 1966 : Bull. civ. I, n° 424.

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risque que le donateur n’ait plus conscience de la portée de son sacrifice. Dans ces conditions, « l’intention libérale devient douteuse »109. Concernant le prêt d’argent. La qualification de contrat consensuel semble erronée pour au moins trois raisons. 1° En qualifiant le prêt de contrat consensuel, on en fait du même coup un contrat synallagmatique (cf. supra introduction). Or, dans un contrat synallagmatique, les obligations réciproques peuvent s’exécuter indépendamment l’une de l’autre. Par exemple, dans la vente, il n’y a pas d’ordre dans l’exécution des obligations : la délivrance peut précéder le paiement du prix ou l’inverse. Dans un prêt, la chronologie est imposée : d’abord la remise des fonds et ensuite, uniquement, la restitution. Ce premier argument n’est peut-être pas décisif, mais au moins a-t-il le mérite de montrer l’embarras suscité par la « consensualisation » du prêt110. 2° Si la remise de la somme d’argent prêtée est l’objet d’une obligation du contrat de prêt, on se retrouve alors avec deux personnes (le prêteur et l’emprunteur) débitrices l’une envers l’autre : le prêteur est débiteur de la remise des fonds envers l’emprunteur et, inversement, l’emprunteur est débiteur de leur restitution envers le prêteur. Dans ce cas, selon l’article 1289 du Code civil, « il s’opère entre elles [i.e. le prêteur et l’emprunteur] une compensation qui éteint les deux dettes ». Et l’on ne peut objecter que l’inexigibilité de la créance de remboursement rendrait impossible la compensation. En effet, depuis un arrêt de principe de la Cour de cassation du 18 janvier 1967, la compensation a lieu, même si l’une des conditions de sa mise en œuvre fait défaut, dès lors que les dettes sont connexes111. Ici, les deux obligations (remettre des fonds et les rembourser) sont, par définition, connexes, puisqu’elles émanent du même contrat de prêt112. C’est pourquoi l’évolution actuelle de la jurisprudence en matière de prêt d’argent risque de mener à une impasse. 3° Une impasse qui peut d’ailleurs s’avérer dangereuse pour l’emprunteur. En effet, il est titulaire d’une créance de remise des fonds prêtés. Cette créance fait donc partie de son patrimoine. Comme telle, elle peut donc être saisie par ses propres créanciers. Non seulement l’emprunteur ne pourra bénéficier du prêt, mais en plus il devra rembourser le prêteur113. Autant de raisons qui laissent perplexe sur le mouvement actuel en faveur de la « consensualisation » de tous les contrats.

Document 9 Cass. 1re civ., 19 juin 2008

La Cour de cassation : Attendu que la Caisse d’épargne et de prévoyance des Alpes (la Caisse d’épargne) a consenti deux prêts, le premier d’un montant de 3 400 000 francs, le second d’un montant de 2 400 000 francs, à Claude X... et à son épouse, que ces derniers se sont solidairement obligés à rembourser ; que, soutenant que la Caisse d’épargne avait fautivement octroyé ces prêts dont elle prétendait qu’ils étaient sans cause ou fondés sur une fausse cause, Mme X... l’a assignée en annulation de ceux-ci et en paiement de dommages-intérêts ; - Sur le premier moyen, pris en ses quatre branches : Attendu que Mme X... reproche à l’arrêt attaqué rendu sur renvoi après cassation (1re Civ., 1er mars 2005, pourvoi n° X 03-10.980) d’avoir rejeté sa demande en annulation des prêts litigieux, alors, selon le moyen : 1°/ que la cause de l’obligation de rembourser avec intérêts les fonds prêtés par un professionnel du crédit et contractuellement affectés à un usage déterminé est la possibilité d’user des fonds conformément à leur destination contractuelle, et non la simple obligation de les remettre à l’emprunteur ; qu’en décidant le contraire quand les contrats de prêt litigieux affectaient expressément les fonds "au financement de divers matériels et frais de mise au point", les juges du fond ont violé l’article 1131 du code civil, ensemble l’article 1134 du même code ; 2°/ que chacun des prêts litigieux se disait consenti à titre professionnel et "destiné au financement de divers matériels et frais de mise au point" ; que cette stipulation

109 Ph. Malaurie, Droit civil. Les successions. Les libéralités, Defrénois, 3e éd., 2008, n° 399. 110 R. Libchaber, note sous Cass. 1re civ., 27 novembre 2001 : Defrénois 2002, p. 259, spéc. p. 261. 111 Cass. 1re civ., 18 janvier 1967 : D. 1967, jur. p. 358, note J. Mazeaud ; RTD civ. 1967, p. 812, note J. Chevallier (cf. supra commentaire n° 31). 112 Fr. Grua, « Le prêt d’argent consensuel » : D. 2003, chron. p. 1492, spéc. n° 11 (2e §). 113 Fr. Grua, « Le prêt d’argent consensuel » : D. 2003, chron. p. 1492, spéc. n° 11 (1er §).

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claire et précise prévoyait l’achat et la mise au point de matériels professionnels, et non l’apurement des dettes de M. X... envers la banque nées avant la conclusion des prêts en cause et existant au jour de la conclusion des dits prêts ; qu’en décidant le contraire motif pris de ce que M. X... aurait pu "anticiper l’obtention du prêt" et effectuer dès avant, au moyen d’un découvert consenti par la banque, des dépenses dont rien n’établirait qu’elles aient été étrangères à la destination contractuelle des sommes empruntées, les juges du fond ont violé l’article 1134 du code civil ; 3°/ que l’erreur sur l’existence de la cause, fût-elle inexcusable, justifie l’annulation de l’engagement pour défaut de cause ; qu’en prononçant, comme ils l’ont fait, aux motifs que Mme X... ne pouvait ignorer l’état d’endettement de son époux, l’importance du débit du compte joint au mois de décembre 1987 et son obligation solidaire de payer les dettes du ménage, cependant que, Mme X..., eût-elle commis une erreur inexcusable sur la possibilité d’user des fonds conformément à leur destination contractuelle, les prêts litigieux encouraient néanmoins l’annulation pour défaut de cause, les juges du fond ont violé l’article 1131 du code civil ; 4°/ que l’obligation sur une cause partiellement fausse est réduite à la mesure de la fraction subsistante ; qu’en ne procédant pas de la sorte quand ils relevaient que les fonds prêtés avaient été remis, en ce qui concerne le premier prêt, par virement sur le compte personnel de Claude X... ouvert dans les livres de la banque et avaient ainsi compensé le débit de ce compte atteignant la somme d’un million de francs au début de l’année 1988, soit à l’époque de la conclusion des prêts litigieux, ce dont il résultait qu’à cette date les fonds ne pouvaient, au moins en partie, être utilisés par les co-emprunteurs pour acheter et mettre au point divers matériels professionnels, les juges du fond ont violé l’article 1131 du code civil ; - Mais attendu que le prêt consenti par un professionnel du crédit n’étant pas un contrat réel, c’est dans l’obligation souscrite par le prêteur que l’obligation de l’emprunteur trouve sa cause, dont l’existence, comme l’exactitude, doit être appréciée au moment de la conclusion du contrat ; qu’en l’espèce, ayant constaté qu’en exécution des contrats litigieux souscrits solidairement par les époux X..., les sommes prêtées avaient été remises entre les mains de ceux-ci, la cour d’appel en a exactement déduit que l’utilisation de ces sommes par les emprunteurs, décidée postérieurement à l’exécution de son obligation par la Caisse d’épargne, était sans incidence sur la cause de l’obligation souscrite par Mme X... ; que ces motifs, qui échappent aux griefs du moyen, justifient légalement sa décision de ce chef ; - Mais sur le second moyen, pris en sa deuxième branche : Vu l’article 1147 du code civil ; - Attendu que pour rejeter la demande en paiement de dommages-intérêts formée par Mme X... qui reprochait à la Caisse d’épargne d’avoir, relativement à l’octroi des prêts litigieux, manqué au devoir de mise en garde auquel elle était tenue à son égard, l’arrêt énonce que Mme X... ne prouve pas que la Caisse d’épargne ait bénéficié sur sa propre situation et celle de son mari d’éléments d’information dont elle-même n’ait pas disposé et que la disproportion manifeste entre la charge des remboursements supportés par les époux X... et leurs seuls revenus professionnels ne suffit pas à caractériser à l’égard de Mme X... une faute d’imprudence de la Caisse d’épargne dès lors que celle-ci a pu prendre en considération les autres concours sur lesquels comptait Claude X... pour assurer ces remboursements ; - Qu’en se déterminant par de tels motifs quand il lui incombait de rechercher si Mme X... était, ou non, avertie, et, dans la négative, si, conformément au devoir de mise en garde auquel elle était tenue à son égard lors de la conclusion des contrats de prêt, la Caisse d’épargne justifiait avoir satisfait à cette obligation en considération des capacités financières de Mme X... et des risques de l’endettement né de l’octroi des prêts, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ; - Par ces motifs, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les deux autres branches du second moyen : Casse et annule, mais uniquement en sa disposition rejetant la demande en paiement de dommages-intérêts formée par Mme X... contre la Caisse d’épargne et de prévoyance des Alpes, l’arrêt rendu le 3 juillet 2006, entre les parties, par la cour d’appel de Lyon ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Lyon, autrement composée.

� RDC 2008, p. 1129, note Y.-M. Laithier Chacun se souvient que le 28 mars 2000, dans une décision immédiatement élevée au rang des « grands arrêts », la première Chambre civile de la Cour de cassation décidait que « le prêt consenti par un professionnel du crédit n’est pas un contrat réel ». Elle en déduisait que l’établissement de crédit qui avait donné son accord n’était pas seulement tenu par une promesse de prêt mais par un contrat susceptible d’exécution forcée. Par-delà la sanction prononcée, l’ambition politique affichée était d’améliorer le sort des emprunteurs de sommes d’argent. Cela ressort sans ambiguïté des conclusions de l’avocat général Sainte-Rose, notamment lorsqu’il souligne « que la notion de contrat réel a pour corollaire que la cause de l’obligation de restituer est la chose prêtée. Si bien que les obligations de l’emprunteur envers le prêteur ne peuvent être affectées par la résolution ou la nullité du contrat que le prêt a permis de financer. Il y a donc indépendance du prêt et du contrat principal, ce qui peut être

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préjudiciable à l’emprunteur ». C’est dire si l’une des suites les plus attendues de ce revirement était un élargissement du contrôle de l’utilité du prêt pour l’emprunteur, sur le fondement de la cause, et ce de façon à étendre en droit commun des contrats la protection légalement prévue en droit de la consommation. Ceux qui nourrissaient cet espoir seront déçus. L’appréciation de la cause de l’obligation de l’emprunteur d’une somme d’argent n’est pas fondamentalement différente de ce qu’elle était lorsque ce type de prêt était encore qualifié de réel. Tel est, en substance, l’enseignement tiré de l’arrêt rendu par la première Chambre civile de la Cour de cassation le 19 juin 2008. Une banque avait consenti deux prêts à des époux tenus solidairement. Considérant que ces prêts étaient sans cause ou fondés sur une fausse cause et qu’ils avaient été octroyés de manière fautive, l’épouse en demande l’annulation tout en réclamant le paiement de dommages-intérêts. Déboutée de ses demandes, elle forme un pourvoi en cassation divisé en deux moyens. Le second, qui ne nous retiendra pas, est accueilli : en déniant toute obligation de mise en garde à la charge du banquier sans rechercher si l’emprunteur était ou non averti et, dans ce dernier cas, si la banque avait exécuté son devoir, la Cour d’appel a privé sa décision de base légale. Le premier moyen, dans lequel il était notamment soutenu que la cause de l’obligation de rembourser les fonds prêtés avec intérêts n’est pas dans l’obligation de les remettre à l’emprunteur mais dans la possibilité d’en user conformément à leur destination contractuelle, est en revanche rejeté. Dans un attendu de principe, la Cour de cassation énonce que « le prêt consenti par un professionnel du crédit n’étant pas un contrat réel, c’est dans l’obligation souscrite par le prêteur que l’obligation de l’emprunteur trouve sa cause, dont l’existence, comme l’exactitude, doit être appréciée au moment de la conclusion du contrat ». Elle ajoute qu’ayant constaté qu’en exécution des contrats souscrits solidairement par les époux, les sommes prêtées leur avaient été remises, la Cour d’appel en a exactement déduit que l’utilisation de ces sommes par les emprunteurs, décidée postérieurement à l’exécution de son obligation par la banque, était sans incidence sur la cause de l’obligation souscrite par l’épouse. L’arrêt confirme l’abandon du caractère réel du contrat de prêt consenti par un professionnel du crédit tant dans son principe que dans son domaine. Fidèle à une jurisprudence désormais assez fournie, il décide que la détermination du caractère réel ou consensuel du contrat de prêt repose sur la qualité du prêteur. On peut s’en étonner car si, de manière générale, rien n’interdit d’ériger la qualité des parties en critère de qualification d’un contrat, il est difficile de saisir ici la justification profonde de la distinction opérée, celle tirée de la protection du prêteur non-professionnel n’étant pas des plus solides. Mais venons-en plutôt au véritable apport de la décision commentée. Dissipant les incertitudes nées d’un arrêt récent dont la motivation était passablement confuse, la Cour de cassation se prononce sur la définition et le mode d’appréciation de la cause de l’obligation de l’emprunteur d’une manière qui nous paraît justifiée tant au regard de la notion de « cause » qu’au regard de la protection des cocontractants. En premier lieu, on ne peut qu’approuver la Cour de cassation lorsqu’elle décide que la nature consensuelle reconnue aux prêts litigieux modifie la définition de la cause de l’obligation de l’emprunteur, mais sans entraîner la subjectivisation de la notion. La définition de la cause de l’obligation de l’emprunteur varie selon que le contrat est réel ou consensuel. Si le prêt est un contrat réel, la cause se trouve dans la remise de la chose si l’on s’en tient à la définition qu’en donne la jurisprudence, approuvée par une majorité d’auteurs. La critique de Planiol n’a donc pas été entendue. Elle conserve pourtant toute sa valeur. La remise de la chose à l’emprunteur pour un temps défini n’est que le fait générateur de l’obligation de restitution ; elle n’explique en rien l’avantage qu’il attend en contrepartie de son engagement.

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En d’autres termes et pour employer un langage plus moderne, la remise de la chose est la cause efficiente de l’obligation de restitution, non sa cause finale. Si le prêt est un contrat consensuel, il fait naître des obligations qui se servent mutuellement de cause, comme dans tout contrat synallagmatique. D’un côté, l’obligation du prêteur trouve sa cause dans l’obligation de l’emprunteur, c’est-à-dire, s’agissant d’un prêt conclu à titre onéreux, dans l’obligation de verser une rémunération et non pas dans celle de restitution, tant il est vrai qu’objectivement nul ne prête à seule fin d’obtenir la restitution. De l’autre côté, l’obligation de l’emprunteur, celle sur laquelle se prononce la Cour de cassation dans l’espèce commentée, trouve sa cause « dans l’obligation souscrite par le prêteur », c’est-à-dire dans l’obligation de mettre la chose à disposition. La définition consacrée par cet arrêt est à la fois nouvelle et classique. Elle est nouvelle par rapport à celle retenue dans le cadre du contrat réel. Il ne pouvait d’ailleurs en aller autrement. En effet, définir la cause comme la « remise de la chose » en présence d’un contrat formé par l’échange des consentements reviendrait à situer la cause, condition de validité du contrat, dans un commencement d’exécution. Elle est classique en ce qu’elle renvoie ni plus ni moins à la contrepartie convenue : la mise à disposition des deniers, objet de l’obligation du prêteur, est ce qu’attend l’emprunteur en contrepartie de son engagement de payer des intérêts et de restituer le capital. En somme, le changement est certain mais sa portée réduite comme on va s’en rendre compte. De ce que la cause réside dans la remise de la chose prêtée, acte objectif s’il en est, on déduit que les mobiles pour lesquels l’emprunteur s’est engagé sont indifférents. L’abandon du caractère réel du prêt devait-il avoir d’autres répercussions sur la cause qu’un changement de définition ? Sans doute la « consensualisation » du contrat de prêt aurait-elle pu donner au juge l’occasion de faire glisser la cause vers une conception plus subjective, de façon à prendre en considération l’usage que l’emprunteur comptait faire de la chose mise à sa disposition ou l’intérêt particulier qu’il avait à se lier par le contrat. Mais elle n’impliquait pas ce glissement. Le subjectivisme de la cause n’est pas une conséquence logique du passage du réalisme au consensualisme. C’est donc sans incohérence que la Cour de cassation refuse, en l’espèce, de s’engager dans cette voie. Le résultat concret est que l’emprunteur lié à un professionnel du crédit n’est pas mieux protégé que si la cause de son obligation avait résidé dans la remise de la chose conformément à la jurisprudence applicable aux contrats réels. La conception de la cause consacrée par l’arrêt est tout aussi objective. Celle-ci se trouvant « dans l’obligation souscrite par le prêteur », son appréciation laisse dans l’indifférence totale les mobiles ayant déterminé l’emprunteur. En l’occurrence, l’existence de « l’obligation souscrite par le prêteur » n’étant pas contestée, cela suffit à rejeter le moyen selon lequel le contrat serait sans cause, quelle que soit par ailleurs l’utilisation qui a été faite des fonds remis. Si la cause n’était pas absente, l’annulation pouvait-elle être obtenue pour fausse cause, même partielle, comme l’invoquait également l’emprunteur ? On rappelle que dans un contrat synallagmatique, la fausse cause est établie lorsque l’une des parties a cru en l’existence d’une contrepartie qui, en réalité, n’existait pas ou bien lorsqu’elle a commis une erreur sur l’utilité escomptée de la contrepartie convenue. En l’espèce, les fonds ayant été remis entre les mains des emprunteurs, la réalité de la contrepartie n’a pas pu être source d’erreur. La fausseté de la cause ne pouvait donc résulter que d’une erreur sur l’utilité escomptée de la contrepartie convenue. Mais, tout comme son existence, l’utilité de la contrepartie convenue est appréciée objectivement. Étant caractérisée de ce point de vue, le moyen ne pouvait qu’être rejeté. Il est vrai que le demandeur au pourvoi soulignait que les fonds avaient été virés sur un compte débiteur, ce qui avait eu pour effet d’apurer une partie des dettes antérieures de l’un des époux envers la banque alors que les prêts auraient été destinés, selon le pourvoi, « au financement de divers matériels et frais de mise au point ». Mais l’argument est, là encore, écarté. S’en tenant au principe, la Cour de cassation précise en effet, dans la suite de l’attendu,

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que « l’existence, comme l’exactitude, [de la cause] doit être appréciée au moment de la conclusion du contrat ». Or l’utilisation des sommes par les emprunteurs ayant été décidée postérieurement à leur remise, donc postérieurement à l’« exécution » de son obligation par la banque, elle ne pouvait avoir d’incidence sur la cause de l’obligation de l’emprunteur. Justifié au regard de la notion de « cause », l’arrêt commenté l’est, en second lieu, au regard de la protection des cocontractants, considération dont on sait combien elle est décisive dans la discussion sur la nature réelle ou consensuelle du prêt. Si la protection telle qu’elle résulte de l’arrêt nous semble suffisante, c’est pour les trois séries de raisons suivantes. La première est qu’il existe des dispositions légales favorables aux consommateurs qui créent une interdépendance entre le prêt et le contrat dont il finance le prix. Ces textes, destinés aux parties réputées faibles, font de surcroît l’objet d’une interprétation extensive par la jurisprudence. La deuxième raison est que rien n’interdit aux parties de créer un lien de dépendance entre le prêt et un autre contrat, ou bien d’inclure dans la convention l’usage auquel la chose prêtée est destinée. Plusieurs techniques sont concevables, qui sont autant de manifestations de la liberté contractuelle. Si l’affectation des fonds mis à disposition ne correspond pas à l’utilisation convenue par les parties – ce que l’emprunteur, sur qui pèse la charge de la preuve, n’est pas parvenu à établir en l’espèce –, le contrat pourra être annulé pour absence de cause. La troisième raison est qu’en dehors des deux cas précédents, c’est-à-dire en l’absence d’une disposition légale spéciale ou d’un commun accord, l’introduction dans la cause d’éléments subjectifs ayant déterminé l’emprunteur à s’engager créerait une insécurité juridique injustifiée. Fallait-il soustraire les prêts d’argent consentis par les professionnels du crédit de la catégorie des contrats réels ? Une réponse définitive supposerait d’examiner un à un tous les enjeux de la qualification. Pour l’heure, on se félicitera que la Cour de cassation n’ait pas cru devoir bouleverser l’appréciation de la cause au seul motif que ce type de prêt est formé par l’échange valable des consentements.

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Séance n° 6 Les contrats de service : le contrat d’entreprise

I/ La qualification

- Cass. 1e civ., 19 février 1968 : Bull. civ. I, n° 69 (document 1). - Cass. 3e civ., 5 février 1985, SPABA : Bull. civ. III, n° 23 (document 2). - Commentaire de P. Puig sous Cass. com., 9 novembre 2004 (n° 03-11036)

et Cass. 3e civ., 11 mai 2005 (n° 03-13891) : RDC 2005, p. 1111 (document 3).

II/ Le prix

- Cass. 1re civ., 13 janvier 1973 : Bull. civ. I, n° 202 ; Les grandes décisions de la jurisprudence civile, PUF, 2011, n° 42, comm. H. Aubry (document 4).

- Cass. 3e civ., 24 janvier 1990 : Bull. civ. III, n° 28 (document 5). III/ La sous-traitance

- Cass. 3e civ., 10 février 2009, n° 08-11818 (inédit) : RDC 2009 , p. 1132, note P. Puig (document 6).

- Cas pratique :

La SCI « Les Nouveaux Marchés de Rennes Métropole » a confié à la Sté « Ker Fondations Bretagne » l’exécution de travaux de fondation. Pour ce faire, cette dernière a commandé des armatures métalliques spécifiques, tant par leurs dimensions que par leurs composants, à la « Sté Parisienne d’Armature pour le Béton Armé » (SPABA). La Sté « Ker Fondations Bretagne » ayant déposé son bilan, la SPABA souhaite se faire payer directement par la SCI.

IV/ Cas pratique

Eric possède une importante collection de maquettes de bateaux en bois. Certaines ont des pièces exceptionnelles datant du XVIIIe siècle. Eric a décidé d’aménager son « musée personnel ». Pour ce faire, il a pris contact avec l’entreprise Layla, et lui a confié la tâche d’agencer de nouvelles étagères dans sa maison de Saint-Guénolé. D’ordinaire, l’entreprise Layla fabrique, découpe et traite elle-même les planches qu’elle installe. Mais, en raison d’une surcharge de travail, elle a commandé à la société Cream des planches de bois standards afin de réaliser les travaux chez Eric.

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Le contrat conclu entre l’entreprise Layla et la société Cream stipule que : « la garantie est limitée au remplacement de la pièce défectueuse, à l’exclusion de tout autre frais ». Deux mois après, une étagère a cédé et la maquette du vaisseau de Rackham-le-Rouge s’est brisée. Après expertise, il est établi que la planche en bois est devenue fragile en raison d’un parasite. Entretemps, l’entreprise Layla a dû fermer à cause d’une escroquerie. Elle est aujourd’hui insolvable.

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Document 1 Cass. 1re civ., 19 février 1968

La Cour de cassation : Sur le moyen unique, pris en sa seconde branche : Vu l’article 1787 du Code civil ; - Attendu que le contrat d’entreprise est la convention par laquelle une personne charge un entrepreneur d’exécuter, en toute indépendance, un ouvrage ; qu’il en résulte que ce contrat, relatif à de simples actes matériels, ne confère à l’entrepreneur aucun pouvoir de représentation ; - Attendu que les juges du fond, pour qualifier de contrat d’entreprise la convention intervenue les 6 novembre 1958 - 4 décembre 1959 entre la dame Y... et les époux X..., se sont fondés sur le fait que si ces derniers avaient donné à celle-là "pouvoir ... de confier la construction de leur maison à l’entrepreneur de son choix, en précisant le type, le plan et le prix ... ils s’adressaient ... à un spécialiste pouvant fournir un choix nombreux et varié de maisons, avec facilités de payement, et que c’était là bien plus qu’un simple mandat vague et gratuit de rechercher un entrepreneur, mais la mission de faire construire une maison déterminée pour un prix forfaitaire ..." ; - Attendu que ces constatations révèlent seulement que les époux X... ont chargé la dame Y... d’accomplir pour leur compte un acte juridique, conformément aux dispositions de l’article 1984 du Code civil, et non des actes matériels, sans pouvoir de représentation, éléments qui caractérisent le contrat d’entreprise ; qu’en statuant comme elle l’a fait, la Cour d’appel a donc violé, par fausse application, le texte susvisé ; - Par ces motifs : Casse et annule.

Document 2 Cass. 3e civ., 5 février 1985, SPABA

La Cour de cassation : Sur le premier moyen : Attendu selon l’arrêt attaqué (Versailles, 18 mars 1983), que la société civile immobilière "les nouveaux marches d’Osny" a confié à la société "Franki Fondations France" l’exécution de travaux de fondations ; - Que pour la confection de pieux, cette entreprise a commandé des armatures métalliques à la société parisienne d’armatures pour le béton armé (SPABA) ; - Que la société "Franki Fondations France" ayant été mise en liquidation des biens, la SPABA, se prévalant de la qualité de sous-traitant, a réclamé directement au maître de X le prix de ses fournitures ; - Qu’ayant eux-mêmes assigné en paiement le maître de X devant une autre juridiction, les syndics à la liquidation des biens de la société "Franki Fondations France" sont intervenus en cause d’appel pour s’opposer à la demande de la SPABA ; - Attendu que ces syndics font grief à l’arrêt d’avoir reconnu à la SPABA la qualité de sous-traitant, alors, selon le moyen, "que puisque l’arrêt a constaté que la société SPABA, au vu d’une commande très précise émanant de la société Franki, avait fabriqué les armures métalliques sans intervenir sur le chantier tout en estimant néanmoins qu’il y avait eu conclusion d’un contrat de sous-traitance, l’absence de déductions légales de telles énonciations constitue une violation de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1975" ; - Mais attendu, que l’arrêt retient que les barres métalliques, livrées sous forme d’assemblage de "cages" ont toutes des dimensions spécifiques, tant en ce qui concerne la longueur que le calibre, le pas d’enroulement des spires autour des barres principales, que la multiplicité des dimensions des composants aurait rendu impossible au fournisseur de stocker à l’avance de tels assemblages, que la SPABA n’avait pu satisfaire la commande qu’après avoir effectué un travail spécifique en vertu d’indications particulières rendant impossible de substituer au produit commandé un autre équivalent, que si la SPABA n’avait pas effectué ce travail destiné à un chantier déterminé, la société "Franki Fondations France" aurait dû le faire ; - Que de ces motifs, la cour d’appel a pu déduire que la SPABA n’avait pas été un simple fournisseur, mais avait conclu un sous-traité avec la société "Franki Fondations France" ; - D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ; - Sur le second moyen : Attendu que les syndics font grief à l’arrêt d’avoir accueilli l’action directe de la SPABA, alors, selon le moyen, "que, d’une part, admettre qu’un maître de X, qui n’avait jamais été informé, ne serait-ce que de l’existence du sous-traitant, avait pu néanmoins l’accepter tacitement, constitue une violation de l’article 3 de la loi du 31 décembre 1975 ; - Alors que, d’autre part, de l’absence de recherches par l’arrêt attaqué au sujet du mode d’agrément, par le maître de X, des conditions de paiement du contrat de sous-traitance, résulte un manque de base légale au regard de l’article 3 de la loi du 31 décembre 1975" ; - Mais attendu que si le maître de X peut opposer au sous-traitant le défaut de l’acceptation et de l’agrément prévus par la loi, il n’en est de même ni de l’entrepreneur principal qui a manqué à l’obligation de faire accepter le sous-traitant et agréer les conditions de paiement du contrat de sous-traitance, ni des créanciers de cet entrepreneur qui n’ayant pas plus de droit que lui, sont sans qualité pour se prévaloir du défaut d’acceptation et d’agrément ; - Que par ce motif de pur droit substitué à ceux que critique le moyen, l’arrêt se trouve légalement justifié ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

Document 3 Commentaire de P. Puig sous Cass. com., 9 novembre 2004 et Cass. 3e civ., 11 mai 2005

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« Attendu que l’arrêt relève que le contrat conclu a pour objet la fourniture de groupes électrogènes fabriqués à l’avance par le constructeur Caterpillar ; qu’en l’état de cette constatation, la Cour d’appel a retenu à bon droit que le contrat liant les parties était une vente » (1re espèce). « En statuant par cette seule affirmation qui ne suffit pas à caractériser un contrat d’entreprise, selon laquelle il apparaît des éléments du dossier que la société X a fourni, à la demande de la société Y, un travail spécifique conforme aux exigences du marché et a donc agi en qualité d’entrepreneur et non de vendeur en série, la Cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision » (2e espèce). La vente serait-elle en train de prendre sa vengeance face à l’impérialisme triomphant du contrat d’entreprise ? Le contrat que l’on désignait autrefois sous l’expression de locatio operis faciendi et que l’on persiste aujourd’hui, non sans anachronisme, à dénommer louage d’ouvrage n’a en effet eu de cesse de conquérir les terres jadis occupées par la vente, au point que l’on a pu se demander si celle-ci n’allait pas disparaître au profit de celui-là. Initialement cantonnée aux travaux accomplis moyennant rémunération sur la chose du maître, la locatio operis faciendi, espèce hybride de louage, à la fois de choses et de services, étendit progressivement son domaine à l’ensemble des prestations réalisées à titre onéreux et indépendant sans aucune fourniture de matière. Que l’ouvrier apporte, outre son travail, des matériaux de fabrication ou de construction, aussi minimes soient-ils, et la requalification du contrat en une vente s’imposait dans l’opinion majoritaire. Au mieux, selon une opinion isolée, la qualification de louage subsistait mais aux côtés de la vente, celle-ci conservant la maîtrise du transfert de propriété. La première conquête sur la vente fut menée par Pothier à qui revient l’idée d’introduire le mécanisme de l’accession dans le processus de qualification contractuelle. Dès l’instant que les matériaux fournis par l’ouvrier sont de moindre importance que ceux apportés par le maître, l’accession peut jouer au profit de ce dernier et fonder l’acquisition de propriété sans requérir le soutien d’un contrat translatif. D’où la comparaison des matières respectivement apportées par les contractants pour savoir qui, du maître ou de l’ouvrier, fournissait l’élément principal. La qualification de louage supposait donc, en cas d’apport de matière par l’ouvrier, le jeu de l’accession mobilière ou immobilière. La deuxième victoire sur la vente fut l’œuvre combinée de la jurisprudence et de la doctrine. La première, tirant les conséquences de la rédaction accueillante de l’article 1787 C. civ., admit après bien des hésitations la qualification de louage d’ouvrage malgré la fourniture de matériaux par l’ouvrier, d’abord pour l’entreprise immobilière (en 1883) puis pour l’entreprise mobilière (dès, semble-t-il, 1897). La seconde, déformant insidieusement la pensée de Pothier, proposa de distinguer les contrats de vente et d’entreprise en comparant, non plus les matériaux apportés par chacune des parties, mais le travail et la matière fournis par le seul ouvrier, comme si le fait pour ce dernier de fournir moins de matière que de travail impliquait qu’il en fournît moins que son cocontractant. Au terme de cette évolution, un louage d’ouvrage pouvait être identifié sans que puisse nécessairement trouver à s’appliquer le mécanisme de l’accession. Il suffisait que l’entrepreneur apporte plus de travail que de matière tout en fournissant plus de matière que son cocontractant, voire la totalité de celle-ci. En ne faisant plus de l’accession le critère de qualification du louage d’ouvrage, on a ainsi démesurément étendu le domaine de l’entreprise au point de se heurter parfois à l’impossibilité d’expliquer le transfert de propriété de l’ouvrage à son destinataire. L’ultime victoire remportée sur la vente remonte à 1985 lorsque la Cour de cassation, s’inspirant sans les consacrer de certains travaux, abandonne la règle de l’accessoire et approuve les juges du fond d’avoir retenu la qualité de sous-traitant d’un fabricant d’armatures métalliques qui « n’avait pu satisfaire la commande qu’après avoir effectué un

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travail spécifique en vertu d’indications particulières » émanant de l’entrepreneur principal. Le contrat d’entreprise se distingue de la vente en ce qu’il porte « non sur des choses dont les caractéristiques [sont] déterminées d’avance par le fabricant mais sur un travail spécifique pour les besoins particuliers » exprimés par le client, maître de l’ouvrage. L’opposition est, selon une éclairante formule, entre « la production standard et la confection sur mesure ». La qualification d’entreprise ne requiert plus, ni la fourniture de matière par le maître, ni la suprématie du travail sur les matériaux fournis par l’entrepreneur et entrant dans la composition de l’ouvrage. Il suffit que cet ouvrage réponde à des spécifications particulières fixées par le client afin de satisfaire ses besoins spécifiques de telle sorte qu’il ne puisse être ni fabriqué à l’avance ni remplacé par un bien équivalent. L’ouvrage spécifique s’analyse ainsi en un corps certain dont l’unicité interdit toute substituabilité. La chose standardisée, objet de la vente, est au contraire une chose de genre, par nature interchangeable puisque produite en série. Si les arrêts commentés s’inscrivent assurément dans ce courant jurisprudentiel, ils marquent toutefois, derrière la volonté affichée de la Cour de cassation de contrôler les qualifications, une certaine attraction de la vente au détriment du contrat d’entreprise. Une rapide mise en perspective des solutions permet de le vérifier. D’un côté, la simple constatation selon laquelle le contrat a pour objet la fourniture de choses fabriquées à l’avance suffit à identifier une vente. De l’autre, l’affirmation selon laquelle l’une des parties fournit un travail spécifique conforme aux exigences du marché ne suffit pas à caractériser un contrat d’entreprise. En d’autres termes, toute chose fabriquée à l’avance doit être identifiée comme objet d’une vente mais tout travail spécifique n’est pas nécessairement organisé par un contrat d’entreprise. De prime abord, l’équilibre dans la mise en œuvre des critères ne semble guère respecté. La vente manifestement prime l’entreprise. On pourrait même avancer, empruntant au droit de la preuve, que le risque de la qualification pèse sur l’entreprise. Le doute - c’est-à-dire l’insuffisante précision de la spécificité - profite à la vente. Pourtant, les deux solutions méritent entière approbation et assurent une ligne de démarcation relativement satisfaisante entre ces contrats. On se demandera cependant si, de lege ferenda, cette ligne mérite d’être toujours aussi fermement défendue. Dans la première affaire, la société H, chargée de la réalisation du lot « groupes électrogènes » dans le cadre d’un marché de travaux, commande à la société B des groupes électrogènes de marque Caterpillar destinés à répondre aux spécifications fixées par le cahier des charges. Prétendant que l’un des groupes est défectueux, la société H assigne son fournisseur en réparation de son préjudice. Le débat se cristallise alors autour de la qualification du contrat liant les parties. Selon la Cour d’appel, qui rejette la demande d’indemnisation, il s’agit d’une vente. Le pourvoi fait au contraire valoir que le contrat relève de l’entreprise dans la mesure où, d’une part, la société B a été chargée de la conception, la réalisation, la fabrication et l’assemblage d’une partie du lot « groupe électrogène » et, d’autre part, les groupes électrogènes devaient répondre à des spécifications précises fixées, non par le fabricant, mais par le cahier des charges du marché principal. Malgré l’argumentation, la Cour de cassation approuve les juges du fond d’avoir qualifié le contrat de vente après avoir relevé qu’il avait pour objet la fourniture de choses fabriquées à l’avance par le constructeur Caterpillar. Il ne suffit donc pas que la chose commandée réponde à des spécifications contractuelles précises fixées par le client pour entraîner la qualification d’entreprise. Encore faut-il que cette chose ne préexiste pas à la commande. Dans la seconde espèce, une société d’études chargée de la réalisation d’un immeuble à usage de commerce confie à une entreprise la fabrication d’éléments de structure métallique de la charpente. Impayée par la première placée en liquidation judiciaire, la seconde assigne directement en paiement le maître de l’ouvrage sur le fondement des dispositions de la loi du 31 décembre 1975 relative à la sous-traitance. Celles-ci organisent en effet une action directe

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en paiement au profit du sous-traitant contre le maître de l’ouvrage lorsque l’entrepreneur principal ne paie pas, un mois après en avoir été mis en demeure, les sommes qui sont dues en vertu du sous-traité. Encore faut-il que les conditions d’application de ce texte soient réunies à savoir, d’une part, l’existence d’un contrat d’entreprise entre l’entrepreneur principal et le sous-traitant (L. 1975, art. 1er) et, d’autre part, l’agrément du sous-traitant par le maître de l’ouvrage (L. 1975, art. 3). Sur renvoi après cassation, la Cour d’appel de Saint-Denis condamne le maître de l’ouvrage à payer les sommes dues par la société d’études à son sous-traitant estimant que le contrat liant ces derniers est bien un contrat d’entreprise et que, malgré le défaut d’agrément, le maître de l’ouvrage est responsable de ne pas avoir mis en demeure son cocontractant direct de présenter son sous-traitant à l’agrément dès lors qu’il avait eu connaissance de sa présence sur le chantier (L. 1975, art. 14-1). L’arrêt est censuré pour défaut de base légale au motif que la seule affirmation selon laquelle il apparaît des éléments du dossier que le fabricant de charpente a fourni, à la demande de la société d’études, un travail spécifique conforme aux exigences du marché et a donc agi en qualité d’entrepreneur et non de vendeur en série ne suffit pas à caractériser un contrat d’entreprise. Cette fois-ci, la chose commandée n’était manifestement pas fabriquée à l’avance mais les juges du fond ont insuffisamment caractérisé la spécificité du travail fourni pour permettre à la Cour de cassation d’exercer son contrôle. Le défaut de précision fait présumer la standardisation, donc la vente. Le rapprochement de ces solutions suggère quelques précisions sur le critère de spécificité qui désormais permet de faire le départ entre les contrats de vente et d’entreprise. Tout d’abord, de quelle spécificité parle-t-on au juste ? Celle des besoins du client, celle du travail à fournir ou celle de l’ouvrage commandé ? Ensuite, quel degré de spécificité emporte le basculement de la vente vers l’entreprise ? Dans la première affaire, le cahier des charges définissait les besoins particuliers du maître de l’ouvrage auxquels devaient répondre les groupes électrogènes commandés par l’attributaire du marché. Mais tout besoin spécifique n’est pas nécessairement satisfait par un façonnage sur mesure. Le producteur qui entreprend une fabrication en série anticipe sur les besoins, présents et surtout futurs, du plus grand nombre. Chacun sait que dans notre société de consommation, c’est avant tout l’offre qui crée la demande et non l’inverse. Qu’un client puisse un jour souhaiter un produit répondant à des caractéristiques précises ne signifie pas qu’il devra en confier la confection à un entrepreneur. Il recherchera d’abord sur le marché si un industriel n’a pas anticipé sa demande, parce que ses besoins spécifiques auront aussi été ceux, réels ou pressentis, d’un grand nombre de clients. Ce n’est qu’à défaut de standardisation, laquelle réduit en général les coûts de production, que ce client s’adressera à un prestataire qui lui fabriquera sur mesure l’ouvrage adéquat. Dans l’espèce étudiée, il existait manifestement des groupes électrogènes de marque Caterpillar répondant aux spécifications techniques mentionnées dans le cahier des charges. L’achat de ces produits auprès d’un revendeur suffisait donc à remplir ces exigences sans recourir à la moindre confection sur mesure. Faut-il en déduire que la fourniture d’une chose préfabriquée exclut nécessairement la qualification d’entreprise ? Rien n’est moins sûr. Le pourvoi faisait en ce sens valoir que le débiteur n’était pas seulement chargé de fournir les groupes électrogènes mais devait concevoir, réaliser, fabriquer et assembler une partie du lot dont son cocontractant était attributaire, en d’autres termes qu’il était chargé d’accomplir à sa place une partie du marché de travaux et avait à ce titre conclu un véritable sous-contrat d’entreprise. Cette argumentation aurait pu prospérer malgré la fourniture de groupes électrogènes préfabriqués pour peu qu’elle eût distingué entre deux types souvent confondus de contrats d’entreprise. À l’inverse de la vente qui constitue un instrument de circulation des richesses, l’entreprise est un instrument de création de richesses nouvelles. Le vendeur transfère une valeur existante

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(praestare) alors que l’entrepreneur crée, par son activité, une valeur nouvelle (facere). Il s’ensuit que l’objet du contrat d’entreprise est marqué du sceau de la dualité : débiteur d’une obligation de faire (au sens de facere), l’entrepreneur crée toujours la valeur qu’il transmet. À la fourniture d’un travail, créateur de richesses, succède la fourniture du résultat de ce travail, c’est-à-dire de l’ouvrage achevé ; création d’une valeur puis transfert de la valeur créée. Or, selon que cette valeur née du travail constitue un service ou un bien, le contrat d’entreprise a pour finalité tantôt la fourniture d’un service, tantôt le transfert d’un bien. Dans ce dernier cas, il partage la même finalité qu’un contrat de vente et s’en distingue par référence au critère de la spécificité. En revanche, lorsqu’il tend à la fourniture d’un service, sa qualification s’opère fort différemment. Considérant que certains services requièrent, outre des prestations, le transfert de propriété ou la mise à disposition d’un bien (cf. par ex., les contrats d’hôtellerie, de restauration, ou encore le contrat médical avec fourniture d’une prothèse), la qualification de l’opération doit s’opérer par référence à cette finalité, indépendamment des moyens mis en œuvre. Peu importe que ceux-ci caractérisent, lorsqu’ils sont isolés, l’objet d’autres contrats nommés tels que la vente ou le bail. Le transfert ou la mise à disposition d’un bien ne sont que les moyens parmi d’autres d’offrir un service global, but au regard duquel doit s’opérer la qualification de l’ensemble. En ce sens, le contrat d’entreprise apparaît comme une catégorie contractuelle générique susceptible d’accueillir tous les contrats de services, quelle que soit leur complexité. Suivant cette analyse, il aurait été possible de soutenir que la fourniture des groupes électrogènes ne constituait que l’un des aspects de la fraction du marché confiée à la société B laquelle devait fournir un service global allant de la conception à l’assemblage du lot. Quoi qu’il en soit du cas d’espèce, la solution posée par la Cour de cassation nous paraît excessive dans sa généralité. Que le contrat ait pour objet la fourniture de choses fabriquées à l’avance n’exclut la qualification d’entreprise que si le transfert de ces choses constitue aussi la finalité de l’opération. À supposer que le contrat donne parallèlement naissance à d’autres obligations dont la combinaison réalise un service complexe, la fourniture des choses standardisées se coule alors dans le moule de l’entreprise (cf. par ex., un service d’entretien ou de réparation avec fourniture de pièces de rechange). Si le raisonnement s’apparente à celui de la règle de l’accessoire entre le travail et la matière, il s’en différencie par le fait qu’il ne s’agit pas de rechercher une obligation principale mais de rassembler l’ensemble des obligations pour découvrir le but qu’elles se proposent d’atteindre ensemble. Au lieu de négliger ce qui est secondaire, ce qui peut effectivement être tenu « pour la règle d’une civilisation grossière et primitive », on se propose de considérer que rien ne l’est parce que toute prestation, aussi infime soit-elle, participe de la fourniture du service global. La fourniture d’une chose préfabriquée peut donc, dans ces conditions, trouver sa place au sein d’un contrat d’entreprise. Si un besoin spécifique peut aussi bien être satisfait par une vente que par un contrat d’entreprise, la spécificité caractéristique de ce dernier s’attache-t-elle au travail à déployer ou à l’ouvrage commandé ? La jurisprudence se réfère indifféremment à l’un et à l’autre. Une première tendance fut de mettre en avant la spécificité du travail afin de justifier la suprématie de celui-ci sur la matière. Dans cette analyse, le critère dégagé en 1985 n’est qu’une application nouvelle de la traditionnelle règle de l’accessoire entre le travail et matière. La spécificité du premier commande sa prépondérance sur la seconde. Mais, outre les critiques justifiées qui ont pu être adressées à cette bien curieuse comparaison, une analyse attentive de la jurisprudence montre que la spécificité s’attache plus au résultat du travail, c’est-à-dire à l’ouvrage commandé, qu’à l’activité déployée. L’originalité du résultat n’implique pas en effet celle du travail qui en est la source. Le contraire se vérifie même souvent puisque le choix d’un prestataire est généralement dicté par le savoir-faire qui lui est reconnu, lequel témoigne de son activité habituelle. Les mêmes gestes, la même précision, les mêmes

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compétences sont attendus de lui quel que soit l’ouvrage commandé. Ce qui change n’est donc pas tant le travail en lui-même que le résultat auquel il doit parvenir. Si cette analyse n’est pas toujours aujourd’hui clairement décrite ni admise, c’est sans doute parce qu’elle peine à mettre en lumière les différences de nature, de contenu ou de structure entre les contrats de vente et d’entreprise. En effet, si l’on abandonne la comparaison du travail et de la matière, expression d’une hiérarchie entre les obligations nées du contrat, pour ne plus distinguer que l’ouvrage spécifique et la chose standardisée, il est a priori difficile d’expliquer en quoi le contrat d’entreprise diffère fondamentalement de la vente. L’opposition semble même bien illusoire dès lors que l’on observe qu’elle s’apprécie par référence à la production habituelle du fabricant laquelle est une circonstance non seulement antérieure mais également extérieure au contrat à qualifier. Que change en effet la présence - ou au contraire l’absence - d’une telle production habituelle sur la nature du contrat portant sur un bien futur qui, de toute façon, doit être fabriqué ? Qu’il s’agisse d’une fabrication en série ou d’une confection sur mesure, le débiteur ne se libère qu’en fabriquant puis en livrant l’objet commandé. Ses obligations sont apparemment les mêmes quelle que soit la qualification retenue du contrat. Hasardons pourtant une explication. Fabriquée en série, la chose est conventionnellement identifiée comme espèce future d’un genre préexistant défini par référence à la production habituelle du vendeur. Ce mode de détermination confère ainsi à la chose future une existence juridique anticipée lui permettant d’être l’objet d’obligations dès la conclusion de l’acte (délivrance, livraison...). L’ouvrage, au contraire, par la spécificité et surtout l’unicité qui le caractérisent, ne saurait être identifié comme objet d’obligations avant d’avoir été créé. Seul représentant du genre que forme sa spécification contractuelle, il n’accède à la vie juridique qu’une fois achevé, par son identification comme corps certain. La vente d’une chose à fabriquer anticipe donc sur la future existence de la chose grâce à un terme suspendant, le temps nécessaire à la fabrication, l’effet translatif de propriété et l’exigibilité de l’obligation de délivrance. L’opération de fabrication demeure en principe étrangère au contrat. Elle est l’affaire du vendeur. Au contraire, le contrat d’entreprise organise la création de l’ouvrage avant d’en prévoir le transfert. La dualité de son objet s’exprime ici pleinement : fabrication d’abord, cession ensuite. Le passage de l’une à l’autre s’opère au moment de la réception, opération par laquelle les parties constatent l’achèvement des travaux et reconnaissent à l’ouvrage réalisé une existence juridique autorisant son identification à la fois comme objet d’obligations (délivrance, garantie...) et comme objet d’un droit de propriété susceptible d’être transmis au maître. C’est pourquoi, comme le développe pertinemment le pourvoi dans la seconde affaire étudiée, l’existence d’un contrat d’entreprise suppose « la fourniture d’un produit individualisé, façonné à la demande en vertu d’indications particulières rendant impossible la substitution du produit commandé à un autre équivalent ». Elle impose de constater « le caractère non substituable » du bien commandé, c’est-à-dire sa qualité de corps certain. La vente de chose future est donc toujours une vente de chose de genre tandis que le contrat d’entreprise tendant au transfert d’un bien porte toujours sur un corps certain. Le critère contractuel puise ainsi ses racines dans la distinction des biens. Belle passerelle entre deux piliers essentiels du droit civil ! Voilà qui, du même coup, fournit une indication sur le degré de spécificité susceptible d’emporter le basculement de la vente vers l’entreprise. Tout dépend, en définitive, de la fongibilité ou de l’absence de fongibilité de l’objet commandé avec ceux habituellement produits par le fabricant. Et comme souvent lorsqu’il s’agit d’apprécier un tel caractère, données objectives et données subjectives se combinent pour établir ou, au contraire écarter, le rapport d’équivalence indispensable. Les solutions fournies par les arrêts étudiés méritent donc d’être approuvées par-delà la première impression de faveur pour la vente qu’elles dégagent. Mais faut-il défendre aussi fermement cette ligne séparative entre deux contrats dont la proximité pourrait - devrait ? -

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justifier nombre de règles communes ? Que le régime de la détermination du prix, de la preuve et, dans une certaine mesure, du transfert de propriété et de la garantie puisse présenter certains particularismes dans le contrat d’entreprise se justifie par la structure de son objet. Mais faut-il vraiment maintenir les autres différences au point d’engendrer un contentieux aussi inutile qu’abondant ? Il est probable, bien que l’arrêt ne fournisse aucune indication à cet égard, que la première espèce s’est élevée à propos d’une question de garantie tandis que la seconde s’est nourrie des conditions drastiques posées par la loi de 1975 sur la sous-traitance, deux séries de règles qui alimentent à elles seules l’essentiel du contentieux de la distinction des contrats de vente et d’entreprise. Or nous avons déjà eu l’occasion de signaler dans ces colonnes combien il nous semblait critiquable de refuser d’appliquer au contrat d’entreprise la garantie des vices cachés des articles 1641 et suivants du Code civil, surtout depuis que le législateur européen commande d’appliquer indistinctement aux contrats de vente et d’entreprise la nouvelle garantie de conformité introduite par l’ordonnance du 17 février 2005. La finalité identique de ces contrats justifie en effet pareil rapprochement. En revanche, à suivre la lettre du nouvel article L. 211-1 du Code de la consommation, ne sont pas assimilés à des ventes et échappent en conséquence à la garantie nouvelle les contrats d’entreprise tendant à la prestation d’un service. L’observation relève de prime abord de l’évidence. Puisqu’elle concerne les biens meubles corporels, la garantie de conformité ne saurait s’appliquer à la simple fourniture d’un travail, par nature évanescente. Mais on remarquera que la même exclusion a également vocation à viser les matériaux, pièces détachées, produits et autres objets éventuellement fournis au soutien du service. En d’autres termes, les contrats d’entreprise de réparation, maintenance, rénovation et entretien divers échappent à la garantie pour les biens meubles corporels dont ils transfèrent pourtant la propriété. Leur objet n’est en effet pas de fabriquer ou de produire un bien meuble mais de rendre un service en associant à l’activité du prestataire la fourniture d’un bien meuble. Pareille exclusion ne nous semble pas justifiée. Que le contrat ait pour finalité la fourniture d’un service n’impose pas de soustraire à toute garantie les biens sans le transfert desquels le service ne pourrait être rendu. Comment réparer sans changer la pièce défectueuse, nettoyer sans appliquer certains produits... ? Si ces pièces et produits avaient été vendus séparément, la garantie de conformité aurait immanquablement trouvé à s’appliquer. Pourquoi devrait-il en être autrement lorsque ces biens constituent le moyen de fournir une prestation de service ? Cette incohérence pourrait être évitée par le recours, toujours délicat et controversé, à une qualification mixte « entreprise + vente ». Plus sûrement, cependant, c’est l’esprit du nouveau texte qui devrait être sollicité afin de justifier l’extension de la règle à cette hypothèse. S’agissant de la loi du 31 décembre 1975, on peut regretter avec une partie de la doctrine qu’elle ne profite pas aux sous-traitants vendeurs. Pourquoi, en effet, traiter différemment le fournisseur qui approvisionne un entrepreneur en produits fabriqués en série du fabricant qui réalise pour le compte de cet entrepreneur un ouvrage sur mesure destiné à satisfaire aux exigences du marché principal ? Pourquoi refuser au premier l’action directe en paiement que l’on offre au second ? Tel était justement l’enjeu dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 11 mai 2005. On ne voit guère qu’un argument de texte assez peu convaincant. En disposant que l’entrepreneur principal « confie » au sous-traitant « tout ou partie de l’exécution du contrat d’entreprise » conclu avec le maître de l’ouvrage, l’article 1er de la loi de 1975 exige une substitution de personne dans l’exécution du contrat principal. Le sous-traitant accomplit en effet des obligations qui incombent normalement à l’entrepreneur principal. Or le transfert de propriété qui intervient entre l’entrepreneur principal et son fournisseur-vendeur rend manifestement impossible toute substitution : l’entrepreneur achète des biens qui entrent dans son patrimoine et qui, après y avoir transité, sont cédés au maître de l’ouvrage ; il accomplit donc personnellement son obligation à l’égard de ce dernier. Il y a succession de contrats mais

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non sous-contrat. Le problème est que cette explication prouve trop puisqu’elle devrait, en toute logique, conduire à exclure des contrats de sous-traitance non seulement les ventes mais aussi tous les contrats d’entreprise qui, quelle que soit leur finalité, engendrent le transfert d’un bien au profit de l’entrepreneur principal, ce qui serait certainement excessif. Aussi pourrait-on souhaiter une réécriture de la loi sur ce point à moins que, dans la perspective d’une refonte d’ensemble du droit des contrats spéciaux, l’on ose suggérer une généralisation de l’action directe en paiement dans les chaînes de contrats par symétrie avec celle en responsabilité qui, d’ores et déjà, devrait être étendue à l’action du maître de l’ouvrage contre le sous-traitant par un retour sur la jurisprudence Besse... Que de perspectives à partir de ces deux décisions dont la prétention n’a probablement été que de confirmer la jurisprudence antérieure sur la distinction des contrats de vente et d’entreprise ! Mais à trop vouloir distinguer, ne perd-on pas de vue les raisons de la distinction ?

Document 4

Cass. 1re civ., 13 janvier 1973 La Cour de cassation : Sur les deux moyens réunis : Attendu qu’il résulte des énonciations de l’arrêt confirmatif attaqué que l’association nationale « Les amis des ateliers protégés », ayant décidé de créer un atelier pour les handicapés physiques, a chargé Spitz, ingénieur des arts et métiers, de procéder à des études en vue de sa réalisation ; que Spitz s’est occupé de cette affaire de novembre 1967 à février 1969 ; qu’il a reçu, en janvier 1969, une rémunération de 1.400 francs, mais que par lettre du 14 février suivant l’association lui a fait connaître que cette opération prendrait fin à compter du 15 ; que Spitz a réclamé des honoraires pour les divers travaux par lui effectués ; - Attendu que l’association fait grief à la cour d’appel de l’avoir condamnée à verser à Spitz, une somme de 16.795 francs, alors que, d’après le moyen, il ressortait de la correspondance produite, et visée aussi bien dans les conclusions que dans l’arrêt lui-même, qu’ont toujours été différés par l’association non seulement l’intervention d’un contrat de travail, mais encore le principe même de tout engagement financier, aucune rémunération n’étant admise pour les services rendus avant le début de l’activité du centre à créer, les efforts déployés jusque-là devant être bénévoles, conformément au but charitable et désintéressé de l’association, et alors que le contrat de louage d’ouvrage ne serait parfait que par l’accord des parties sur le travail à effectuer et sur le prix, et qu’en l’absence de toute convention sur la rémunération, les juges ne pourraient se substituer aux parties et déterminer eux-mêmes, surtout en l’absence formellement reconnue de tout élément précis sur l’importance du travail fourni, le prix qui constituerait un élément substantiel nécessaire à la validité du contrat ; - Mais attendu que la cour d’appel, appréciant souverainement les faits et circonstances de la cause, ainsi que les lettres versées aux débats, qu’elle n’a pas dénaturées, a estimé que les prétentions de l’association, selon lesquelles Spitz aurait accepté de travailler pour elle bénévolement, sont en contradiction formelle, d’une part, avec les propres écritures de l’association, en particulier avec les lettres des 10 et 14 février 1969, à l’occasion de la rupture, dans lesquelles l’association demandait à Spitz de lui préciser le montant de ce qu’il croyait lui être dû, et d’autre part, avec le versement à Spitz, en janvier 1969, d’une somme calculée suivant un certain nombre d’heures de travail ; qu’ayant ainsi admis le caractère à titre onéreux de la convention liant les parties, la cour d’appel a pu décider qu’il s’agissait d’un contrat de louage d’ouvrage à titre de conseiller technique, et fixer le montant des honoraires dus à Spitz ; qu’en effet un accord préalable sur le montant exact de la rémunération n’est pas un élément essentiel d’un contrat de cette nature et que les juges peuvent, en cette hypothèse, la fixer compte tenu des éléments de la cause ; d’où il suit que le moyen ne saurait être accueilli ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

� Les grandes décisions de la jurisprudence civile, PUF, 2011, n° 42, comm. H. Aubry

Le « contrat d’entreprise » est « une convention par laquelle une personne charge un entrepreneur d’exécuter, en tout indépendance, un ouvrage »114 moyennant une rémunération. L’expression « contrat d’entreprise » n’est pas employée dans le Code civil, qui lui préfère la

114 Cass. 1re civ., 19 février 1968 : Bull. civ. I, n° 69 ; RTD civ. 1968, p. 558, note G. Cornu.

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dénomination d’origine romaine « louage d’ouvrage »115. La qualification de contrat d’entreprise, proposée par la doctrine et adoptée par la jurisprudence, permet de rassembler des activités très diverses comme l’artisanat, l’organisation de spectacles, les prestations informatiques ou, comme en l’espèce, les conseils techniques. Le contrat d’entreprise est ainsi aujourd’hui « le second pilier d’une économie de biens et de services ; il est dans le secteur des services, le pendant de ce qu’est la vente dans le secteur des produits »116. Pourtant, malgré l’extension de son champ d’application et son évolution, les dispositions lacunaires et obsolètes du Code civil concernant ce contrat ont été très peu modifiées. Il est donc revenu à la jurisprudence de parer à l’immobilisme du législateur. Il faut toutefois relever que l’intervention du juge en matière de contrat d’entreprise est très ancienne. En effet, depuis Rome, la jurisprudence admet avec les auteurs qu’ « un accord préalable sur le montant exact de la rémunération n’est pas un élément essentiel [du contrat d’entreprise] et que les juges peuvent, en cette hypothèse, la fixer compte tenu des éléments de la cause », comme il l’est énoncé dans l’arrêt du 15 juin 1973. Ce principe peut surprendre. Il constitue en effet une exception importante à la règle posée à l’article 1129 du Code civil selon laquelle la quotité de la chose, objet de l’obligation, doit être déterminée. Ainsi, même s’il n’est pas isolé, cet arrêt revêt une importance particulière. Parmi les différentes justifications avancées, la plus convaincante tient certainement aux caractéristiques du contrat d’entreprise. En effet, il est souvent difficile pour l’entrepreneur de connaître l’étendue exacte de sa prestation avant d’avoir exécuté l’ouvrage convenu entre les parties. En raison de cette indétermination de l’obligation de l’entrepreneur, la rémunération que doit verser le maître de l’ouvrage ne peut être fixée qu’une fois l’œuvre achevée. On comprend dès lors qu’un accord préalable sur le prix ne soit pas une condition de validité du contrat d’entreprise (I). Dans l’hypothèse où le prix n’a pas été fixé lors de la formation du contrat, les parties devront en convenir une fois l’exécution du contrat achevée. Mais, en l’absence d’accord entre les parties, le recours au juge s’avère nécessaire. Il appartient alors à la jurisprudence de fixer le prix de la prestation de l’entrepreneur (II).

I / La possible indétermination du prix lors de la formation du contrat Aux termes de l’article 1710 du Code civil, « le louage d’ouvrage est un contrat par lequel l’une des parties s’engage à faire quelque chose pour l’autre, moyennant un prix convenu entre elles ». Par conséquent, il est nécessaire que la prestation effectuée soit rémunérée pour que la qualification de contrat d’entreprise puisse être retenue. Dans l’hypothèse inverse, en « l’absence de catégorie contractuelle susceptible de l’accueillir », le contrat ainsi conclu « bascule dans l’innommé »117. En l’espèce, l’association « Les amis des ateliers protégés » prétendait que Spitz avait accepté de travailler pour elle bénévolement. Il lui appartenait de le prouver car « le contrat d’entreprise […] est présumé à titre onéreux »118. Au regard des faits rapportés, la cour d’appel a admis le caractère onéreux du contrat liant les parties et a ainsi pu qualifier cette convention de contrat d’entreprise. Si le principe d’une rémunération est nécessaire pour retenir la qualification de « contrat d’entreprise », comme le rappelle l’arrêt rapporté, « un accord préalable sur le montant exact

115 Sur l’évolution entre ces deux notions, cf. Fr. Labarthe, « Du louage d’ouvrage au contrat d’entreprise, la dilution d’une notion » : Mélanges J. Ghestin, LGDJ, 2001, p. 489. 116 A. Bénabent, Droit civil. Les contrats spéciaux civils et commerciaux, Montchrestien, 8e éd., 2008, n° 711, p. 328. 117 P. Puig, La qualification du contrat d’entreprise, Editions Panthéon-Assas, 2002, préf. B. Teyssié, n° 31, p. 58. 118 Cass. 3e civ., 17 décembre 1997 : Bull. civ. III, n° 226. En affirmant dans cet arrêt que le contrat d’entreprise est présumé conclu à titre onéreux, la Cour de cassation semble admettre a contrario la possibilité d’un contrat d’entreprise à titre gratuit.

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de la rémunération n’est pas un élément essentiel » de ce contrat. La solution est très ancienne. Pothier affirmait déjà dans son Traité du contrat de louage qu’ « il n’est pas nécessaire que la somme d’argent dans laquelle doit consister le prix, soit déterminée dès le temps du contrat ; il suffit qu’elle doive le devenir par l’estimation qui en sera faite »119. Après l’adoption du Code civil, l’exigence d’une détermination de la quotité de la chose objet des obligations, posée par l’article 1129, et la référence à « un prix convenu » à l’article 1710 n’ont pas été considérées comme des obstacles à la jurisprudence, admettant la validité du contrat d’entreprise, malgré l’indétermination du prix. Plusieurs justifications ont été avancées comme fondement de cette solution jurisprudentielle. L’existence d’usages a été invoquée120. Ce fondement n’est toutefois valable que pour certains contrats d’entreprise et ne peut donc justifier le principe. L’explication la plus probante à la souplesse de la jurisprudence réside certainement dans la difficulté souvent rencontrée par l’entrepreneur pour évaluer l’étendue de sa prestation au stade de la formation du contrat. Cette difficulté est particulièrement grande lorsque l’entrepreneur s’engage à fabriquer un objet unique ou lorsque l’exécution du contrat nécessite qu’il s’adapte à une situation particulière et mal connue. Par exemple, il est souvent difficile à un avocat d’évaluer le temps que nécessitera le traitement d’un dossier. De son côté, le maître de l’ouvrage peut avoir quelques réticences à s’engager à payer un prix fixé dès la formation du contrat, alors qu’à ce stade il n’est pas en mesure d’apprécier la qualité, et donc la valeur, du service effectué par l’entrepreneur. Ainsi, le prix étant la contrepartie de l’obligation de l’entrepreneur et l’étendue de cette obligation étant souvent difficile à évaluer lors de la formation du contrat, logiquement, la jurisprudence n’exige pas que le prix soit déterminé à ce stade. L’indétermination du prix est toutefois une source d’insécurité pour les parties. Elles utilisent alors différents procédés pour limiter ou supprimer cette incertitude. Elles peuvent, par exemple, avoir recours à un prix indicatif ou à un devis mentionnant la valeur unitaire de certains paramètres. Toute imprévisibilité peut également être écartée par la fixation d’un prix forfaitaire. Parfois, la fixation d’un prix dès la formation du contrat d’entreprise ne résulte pas de la volonté des parties de s’engager en connaissance de cause, mais est imposée par la loi. En effet, pour protéger le plus souvent le maître de l’ouvrage, mais aussi l’entrepreneur, le législateur a adopté des dispositions spéciales imposant l’existence d’un prix déterminé dès la formation du contrat d’entreprise. Ces interventions concernent certains domaines précisément définis. A titre d’illustration, le contrat d’édition suppose la rédaction d’un écrit et l’exigence d’un prix déterminé ou déterminable de façon soit forfaitaire, soit proportionnelle121. Mais les exceptions à la possible indétermination du prix dans le contrat d’entreprise sont surtout à rechercher dans le droit de la concurrence et le droit de la consommation. Effectivement, pour répondre à une exigence de transparence tarifaire, les prestataires de services doivent communiquer leurs barèmes de prix « à tout demandeur de prestations de services qui en fait la demande pour une activité professionnelle »122. Cette disposition est applicable uniquement entre professionnels. Mais, si le contrat d’entreprise est conclu entre un professionnel et un consommateur, aux termes de l’article L. 113-3 du Code de la consommation, le prestataire de services doit informer le consommateur sur les prix « par voie de marquage, d’étiquetage, d’affichage ou par tout autre procédé approprié ». L’application de ce texte peut se révéler parfois difficile, car, comme cela a été précisé,

119 R. J. Pothier, Traité du Contrat de Louage, Paris, Beaucé, éd. de 1818, n° 397. 120 Cass. com., 25 juin 1973 : Bull. civ. IV, n° 217. La Cour de cassation rejette le pourvoi formé contre une décision d’une cour d’appel qui avait pris comme référence les usages professionnels pour fixer les honoraires d’un cabinet d’architecte en cas de non-réalisation du projet étudié. 121 C. propr. intell., art. L. 131-2, art. L. 132-7, art. L. 131-4, art. L. 132-5 et art. L. 132-6. 122 C. com., art. L. 441-6.

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l’entrepreneur n’est pas toujours en mesure de donner des indications précises sur le prix dès la formation du contrat et nombre d’usages adoptés notamment par des artisans ou des professions libérales ne sont pas conformes à cette exigence légale. L’entrepreneur s’expose alors au versement d’une amende. Sur le plan civil, se pose la question de la validité du contrat. Si, pour certains auteurs, le contrat devrait pouvoir être frappé de nullité123, d’autres estiment que cette information préalable n’est pas une condition de validité du contrat, puisqu’elle n’est assortie que de sanctions pénales124. Par conséquent, malgré l’indétermination du prix, le contrat reste valable et il appartient au juge de fixer le prix manquant125. Ceci est d’ailleurs vrai dans toutes les hypothèses où le prix n’a pas été déterminé par les parties dès la formation du contrat.

II / La fixation du prix par le juge après l’exécution du contrat

Si le prix n’a pas été fixé lors de la formation du contrat, il l’est, en principe, une fois l’obligation de l’entrepreneur exécutée ; chacune des parties étant alors à même d’évaluer la prestation effectuée ou reçue. En pratique, c’est généralement l’entrepreneur qui fixe unilatéralement la somme qui lui est due, cette proposition étant acceptée, ou non, par le maître de l’ouvrage. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur un prix, le recours au juge est nécessaire, puisque le contrat a été formé et que l’entrepreneur a déjà exécuté son obligation. L’évaluation du prix, qui est une question de fait, relève de l’appréciation souveraine des juges du fond126. Ceux-ci se détermineront au regard des éléments apportés par les parties. Les juridictions étant généralement saisies dans le cadre d’une action en paiement, conformément à l’article 1315 du Code civil, il appartient à l’entrepreneur d’établir qu’il a exécuté son obligation. Toutefois, dans un arrêt du 18 novembre 1997, la Cour de cassation a alourdi l’objet de la preuve de l’entrepreneur en précisant qu’il lui incombait, « en sa qualité de demandeur, d’établir le montant de sa créance, et, à cet effet, de fournir les éléments permettant de fixer ce montant »127. Pour un auteur, cette solution est critiquable car, en application de la règle « Reus in excipiendo fit actor »128, il revient à l’entrepreneur de prouver qu’il a bien accompli la prestation prévue au contrat et au maître de l’ouvrage, qui conteste le montant demandé, d’apporter la preuve de son excès129. Pourtant, il n’est pas illogique d’exiger de l’entrepreneur, qui a lui-même fixé le prix, de prouver le caractère réel et sérieux de la somme exigée130. L’arrêt rapporté précise que les juges doivent se prononcer « eu égard aux circonstances de la cause ». Parce qu’ils complètent la volonté des contractants, les juges doivent d’abord rechercher l’intention des parties131. Celles-ci peuvent, par exemple, avoir choisi des éléments de référence dans la perspective de la fixation du prix comme un pourcentage lié à la quantité. Les juges peuvent également utiliser des éléments objectifs, tels les prix du marché132, les usages133 ou les barèmes professionnels134. Par ailleurs, ils doivent tenir compte du travail

123 Fr. Collart Dutilleul, Ph. Delebecque, Contrats civils et commerciaux, Dalloz, 8e éd., 2007, n° 735, p. 647. 124 A. Bénabent, Droit civil. Les contrats spéciaux civils et commerciaux, Montchrestien, 8e éd., 2008, n° 756, p. 351. 125 En ce sens, Fr. Labarthe et C. Noblot, Le contrat d’entreprise, LGDJ, 2008, n° 358, p. 203. 126 Outre l’arrêt commenté, cf. également : Cass. 1re civ., 28 novembre 2000 : Bull. civ. I, n° 305.- Cass. 3e civ., 17 mars 2004 : Bull. civ. III, n° 57. 127 Cass. 1re civ., 18 novembre 1997: Bull. civ. I, n° 313. 128 Le défendeur, en excipant, devient demandeur. 129 P.-Y. Gautier, note sous Cass. 1re civ., 18 novembre 1997 : RTD civ. 1998, p. 402. 130 A. Bénabent, note sous Cass. 1re civ., 18 novembre 1997 : Defrénois 1998, p. 405. 131 Fr. Labarthe et C. Noblot, Le contrat d’entreprise, LGDJ, 2008, n° 425, p. 232, qui s’appuient notamment sur Cass. 3e civ., 14 juin 2000, pourvoi n° 98-21292 (inédit). 132 Cass. 1re civ., 28 novembre 2000 : Bull. civ. I, n° 305. 133 Cass. com., 25 juin 1973 : Bull. civ. IV, n° 217.

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accompli. Cette appréciation de la prestation de l’entrepreneur est à la fois quantitative135 et qualitative136. La mauvaise exécution du travail pourra ainsi être prise en considération. On doit d’ailleurs relever que le juge est parfois appelé à apprécier la prestation d’un entrepreneur pour fixer le prix, même lorsque celui-ci a été déterminé par les parties lors de la conclusion du contrat. L’intervention judicaire en matière de détermination du prix ne se limite pas à la perfection du contrat d’entreprise, mais, parfois, le juge peut être conduit à réviser un prix convenu dès la formation du contrat. L’immixtion du juge est alors plus grave, puisque la juridiction saisie ne complète plus la volonté des parties, mais la modifie, en dépit de la force obligatoire du contrat. La modification judiciaire du prix peut avoir lieu dans le cadre d’une demande en réfaction du contrat, si le maître de l’ouvrage estime que l’entrepreneur a mal exécuté son obligation. Dans cette hypothèse, si le prix a été fixé avant service rendu et si le juge constate que l’entrepreneur a effectivement exécuté son obligation partiellement ou médiocrement, il peut diminuer le montant de la rémunération prévue137. La réfaction est alors prononcée pour ajuster le prix dû par le maître de l’ouvrage à la prestation qu’il a reçue, mais également pour sanctionner l’entrepreneur qui a mal exécuté son obligation. Dans d’autres hypothèses, c’est uniquement la recherche de justice commutative qui légitime l’intervention judiciaire. En effet, reprenant une pratique des anciens Parlements qui consistait à exercer un droit de regard sur les honoraires réclamés par les agents d’affaires et les hommes de loi138, les juges se sont accordé le pouvoir de réviser les honoraires des mandataires139. Aujourd’hui, cette jurisprudence s’étend à tous les contrats donnant lieu au versement d’honoraires. Elle s’applique donc à certains contrats d’entreprise, tel celui liant un expert-comptable ou un architecte à son client. La révision du prix ne peut toutefois avoir lieu que si les honoraires n’ont pas « été versés en connaissance de cause du travail effectué et après service fait »140. Cette condition montre que, là encore, c’est la difficulté d’évaluer la prestation de l’entrepreneur au moment de la formation du contrat qui justifie la révision judiciaire du prix. Dès lors, la jurisprudence relative à la détermination du prix dans le cadre du contrat d’entreprise ne devrait pas pouvoir s’étendre à d’autres contrats ne présentant pas cette spécificité.

Document 5 Cass. 3e civ., 24 janvier 1990

La Cour de cassation : Sur le second moyen : (sans intérêt) ;.- Mais sur le premier moyen : Vu l’article 1793 du Code civil ; - Attendu que, pour mettre à la charge de la société Grand Garage Citroën, qui avait conclu des marchés à forfait, le coût de travaux supplémentaires exécutés par les entreprises Cabrol et Paniagua, l’arrêt retient que, si ces travaux n’ont pas fait l’objet d’une demande écrite du maître de l’ouvrage, ils étaient nécessaires pour achever un bâtiment conforme aux souhaits formulés par lui en cours de chantier, qu’ils ont été réalisés après transmission d’un devis au maître d’œuvre et que celui-ci a approuvé les travaux de l’entreprise Paniagua en visant les factures correspondantes, avant leur transmission au maître de l’ouvrage sans que cela suscite un rejet de la part de ce dernier ; - Qu’en statuant ainsi, sans constater que les modifications demandées

134 Cass. 3e civ., 4 juin 1972 : Bull. civ. III, n° 442. 135 Cass. 1re civ., 19 juin 1990 : Bull. civ. I, n° 170. La Cour de cassation précise dans cet arrêt que les juges du fond doivent apprécier la rémunération de l’entrepreneur « eu égard à l’importance des services rendus ». 136 Cass. 1re civ., 18 novembre 1997 : Bull. civ. I, n° 313. 137 K. de la Asunción Planes, La réfaction du contrat, LGDJ, 2006, préf. Y. Picod.- Ch. Albiges, « Le développement discret de la réfaction du contrat » : Mélanges M. Cabrillac, Litec, 1999, p. 3.- P. Jourdain, « A la recherche de la réfaction du contrat, sanction méconnue de l’inexécution » : Mélanges Ph. Le Tourneau, Dalloz, 2008, p. 449. 138 E. et G. Van Dievoet, « Le pouvoir du juge de réduire le salaire contractuellement fixé de l’agent d’affaires » : Mélanges J. Dabin, t. 2, Droit positif, 1963, p. 911. 139 Cass. civ., 29 janvier 1867 : GAJ civ., 12e éd., n° 280. 140 Cass. 1re civ., 3 juin 1986 : Bull. civ. I, n° 150.

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avaient entraîné un bouleversement de l’économie des contrats, sans relever, à défaut d’une autorisation écrite préalable aux travaux, l’acceptation expresse et non équivoque, par le maître de l’ouvrage, de ces travaux une fois effectués et sans rechercher si le maître d’œuvre avait reçu mandat à cet effet, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision de ce chef ; - Par ces motifs : Casse et annule.

Document 6 Cass. 3e civ., 10 février 2009

La Cour de cassation : Sur le moyen unique, ci-après annexé : Attendu qu’ayant relevé que l’abus de droit dans la procédure d’agrément était caractérisé et constituait une faute au sens de l’article 1382 du code civil et, abstraction faite d’un motif erroné mais surabondant, que le préjudice de la société Tôlerie industrielle d’Aquitaine était établi dès lors qu’elle avait été abusivement privée de la protection de la loi du 31 décembre 1975 sur la sous-traitance, ce qui lui aurait permis d’éviter les impayés de la société Clim’Alpes, la cour d’appel, qui a pu en déduire que ce préjudice était en lien de causalité avec la faute du maître d’ouvrage, a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision ; Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

� RDC 2009, p. 1132, note P. Puig Si le maître de l’ouvrage demeure en principe libre d’accepter et d’agréer le sous-traitant qui lui est proposé cette liberté cesse devant la démonstration d’un abus de droit. La Cour de cassation, après certains juges du fond avait déjà admis cette réserve notamment dans l’hypothèse où les motifs de refus pouvaient être « fallacieux et fabriqués avec des moyens frauduleux » (Cass. civ. 3e, 2 février 2005, Bull. civ. III, no

 24). Etaient ainsi visés les motifs mensongers résultant de manœuvres frauduleuses destinées à fonder la mise à l’écart du sous-traitant par de « fausses bonnes raisons ». L’arrêt rapporté fournit une nouvelle et intéressante illustration d’un tel abus et précise, pour la première fois semble-t-il, la sanction qui en découle. En l’espèce, le maître de l’ouvrage avait voulu faire signer au sous-traitant une « lettre de renonciation à tout recours auprès du maître de l’ouvrage » par laquelle le sous-traitant déclarait avoir été intégralement payé par l’entreprise principale et renonçait dès lors à tout recours en paiement à l’encontre du maître de l’ouvrage. Le document n’ayant pas été signé par le sous-traitant, le maître de l’ouvrage avait refusé de l’agréer au motif que le dossier d’agrément n’était pas complet. Les travaux sont néanmoins réalisés et l’entrepreneur principal est placé en redressement judiciaire. Impayé, le sous-traitant se retourne alors contre le maître de l’ouvrage pour refus abusif d’agrément et obtient gain de cause tant en appel que devant la Cour de cassation. Les juges du fond, approuvés par la Haute juridiction, ont en effet estimé que la renonciation était contraire aux dispositions d’ordre public de la loi de 1975 et que le refus d’agrément exclusivement fondé sur l’absence de signature de ce document caractérisait un abus de droit. La solution ne peut qu’être approuvée. Le maître de l’ouvrage ne cherchait ni plus ni moins qu’à priver le sous-traitant des dispositions impératives de la loi de 1975 (cf. art. 15 qui déclare nuls et de nul effet, qu’elle qu’en soit la forme, les clauses, stipulations ou arrangements qui auraient pour effet de faire échec aux dispositions de la loi) en lui faisant signer une déclaration mensongère. Le mensonge ne provenait certes pas directement du maître de l’ouvrage mais était « fabriqué » et provoqué par ce dernier, ce qui est au moins aussi grave au regard de la morale des affaires. Encore fallait-il démontrer que le refus d’agrément avait été « exclusivement » fondé sur cette absence de signature car d’autres motifs, tels que le défaut de compétence ou de qualification du sous-traitant ou encore des conditions inacceptables de paiement, auraient certainement pu le « sauver ». Mais aucun de ces arguments n’avait pu être avancé en l’espèce. S’agissant de la sanction du refus abusif d’agrément, la Cour de cassation est sans doute allée trop loin, comme elle le fait à propos du non-respect des dispositions de l’article 14-1 de loi de 1975 imposant au maître de l’ouvrage, qui a connaissance de la présence sur le chantier

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d’un sous-traitant non agréé, de mettre en demeure l’entrepreneur principal de faire accepter et agréer ledit sous-traitant. Certes, la Cour ne cède pas à la tentation d’un « agrément judiciaire » mais force est d’observer qu’elle parvient à un résultat assez proche sur le terrain de la responsabilité civile. En considérant que le préjudice du sous-traitant est établi dès lors qu’il avait été abusivement privé de la protection de la loi de 1975, ce qui lui aurait permis d’éviter les impayés de l’entrepreneur principal, et que ce préjudice est en lien de causalité avec la faute du maître de l’ouvrage, la Haute juridiction approuve en effet les juges du fond d’avoir condamné le maître à indemniser intégralement le sous-traitant de ses factures impayées. Le pourvoi faisait pourtant valoir, à juste titre selon nous, que le lien de causalité n’était pas certain entre le refus, fût-il abusif, du maître de l’ouvrage et les impayés dont se plaint le sous-traitant puisque le maître n’est pas tenu d’accepter le sous-traitant ni d’agréer ses conditions de paiement et que rien n’établissait en l’espèce qu’il les aurait agréés s’il avait examiné son dossier. Mais l’argument n’a, semble-t-il, pas pesé lourd dans la balance des intérêts en présence. La protection du sous-traitant non agréé justifie, ici comme en cas de comportement passif du maître de l’ouvrage (L. 1975, art. 14-1), la réparation intégrale de son préjudice. En toute logique, il faut pourtant admettre que le préjudice causé par le refus abusif d’agrément ne réside pas directement dans le défaut de paiement mais dans la perte d’une chance d’avoir été agréé et d’avoir pu bénéficier d’une garantie de paiement. Par ailleurs, que décider si le maître de l’ouvrage avait déjà payé l’entrepreneur principal ? Devrait-il être condamné à payer deux fois puisque, contrairement au régime de l’action directe (L. 1975, art. 13 al. 2), il ne pourrait certainement pas opposer au sous-traitant les paiements déjà effectués à l’entrepreneur principal ? La solution peut sembler rigoureuse pour le maître de l’ouvrage même si l’on avouera avoir moins de réticence à l’admettre ici qu’en cas d’inaction en présence sur le chantier d’un sous-traitant non agréé, la fraude aux droits du sous-traitant étant bien plus grave que la simple passivité. Reste à espérer que la Cour de cassation ne retiendra pas de la notion d’abus de droit une conception trop extensive de nature à ruiner l’équilibre déjà bien précaire du régime issu de la loi de 1975. La leçon à retenir de cette jurisprudence présente l’insigne mérite de la clarté : mieux vaut agréer ses sous-traitants que prendre le risque de les ignorer ou, pire, tenter de les évincer sur de faux prétextes !

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Séance n° 7 Les contrats de service : le mandat et le dépôt

I/ Le mandat

A) Le sous-mandat

- Cass. 1re civ., 27 décembre 1960 : Bull. civ. I, n° 573 (document 1). - Cass. com., 3 décembre 2002 : Bull. civ. IV, n° 188 ; D. 2003, jur. p. 786,

note B. Mallet-Bricout (document 2). - Cas pratique :

La société Le Rivage des Syrtes, mandataire de la société Orsenna, a sollicité le concours de la société José Corti pour le dédouanement des marchandises importées par la société Orsenna. A cette fin, la société José Corti a avancé une somme de 10 000 euros dont elle réclame aujourd’hui le remboursement, à la fois à la société Le Rivage des Syrtes, mais celle-ci est en cessation de paiements, et à la société Orsenna. La société Orsenna s’oppose à cette demande faisant valoir qu’elle avait déjà versé une provision de 10 000 euros à son mandataire, la société Le Rivage des Syrtes, pour les opérations de dédouanement. Qu’en est-il en droit ?

B) La mandat apparent

- Cass. ass. plén., 13 décembre 1962 : Bull. civ., ass. plén., n° 2 ; Les

grandes décisions de la jurisprudence civile, PUF, 2011, n° 44, comm. H. Aubry (document 3).

- Cas pratique :

Célimène est une bibliophile avisée. Elle s’efforce de trouver du temps pour chiner, mais du fait de son activité de styliste chez Chanel, elle a peu de temps à consacrer à sa passion. Aussi, elle fait régulièrement appel à M. Acaste, bibliothécaire à la retraite, et lui demande d’acquérir, en son nom et pour son compte, des livres rares. Le 14 février 2013, Célimène décide de s’offrir une édition originale des Liaisons dangereuses. Elle aurait tant aimé recevoir ce cadeau d’Alceste, son ancien amant... Mais celui-ci ne pense plus à elle ! bien trop occupé par ses responsabilités au sein de Greenpeace. Célimène charge donc à M. Acaste de lui trouver le livre dont elle rêve. Elle limite toutefois l’ordre d’achat à 30.000 euros et accepte les honoraires de 4.000 euros fixés par M. Acaste. Le 26 novembre 2013, M. Acaste découvre, un peu par hasard, au cours d’une promenade, chez M. Oronte, un libraire parisien renommé de la rue Jean-Baptiste Poquelin, l’exemplaire convoité par Célimène, d’ailleurs très heureuse d’apprendre, enfin, la bonne nouvelle.

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Le 25 janvier 2014, Célimène reçoit une facture d’un montant de 15.000 euros, venant de la librairie Oronte, et relative à l’achat d’un exemplaire exceptionnel des Fleurs du mal dédicacé par Baudelaire à Edgar Allan Poe. Surprise, Célimène envoie un mail à M. Oronte :

From : [email protected] Sent : Monday, november 25, 2013, 4 :17 PM To : [email protected] Subject : Facture Bonjour, Je viens de recevoir une facture concernant l’achat des Fleurs du mal. Il doit y avoir une erreur, car je ne vous ai jamais commandé cet ouvrage. Pourriez-vous me dire ce qu’il en est ? Cordialement, Célimène.

M. Oronte répond le même jour :

From : [email protected] Sent : Monday, november 25, 2013, 5 : 22 PM To : [email protected] Subject : Re : Facture Chère Madame, Le livre auquel vous faites référence dans votre mail a été acheté par M. Acaste, en même temps que Les liaisons dangereuses. M. Acaste ayant l’habitude d’acquérir en votre nom et de prendre les ouvrages ainsi achetés avec lui, nous avons procédé comme d’habitude. Restant à votre disposition, veuillez agréer, chère Madame, l’expression de ma considération distinguée, M. Oronte.

Célimène vient vous voir. 1/ Peut-elle obtenir une révision du montant des honoraires versés à M. Acaste ? 2/ Est-elle tenu de payer la somme de 15.000 euros ?

C) La révocation du mandataire

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1. Le mandat « irrévocable ». Cass. 1re civ., 5 février 2002 : Bull. civ. I, n° 40 (document 4)

2. Le mandat d’intérêt commun. Cass. com., 20 février 2007 : Bull. civ. IV, n° 57 ; Contrats, conc., consom. 2007, comm. n° 124, note M. Malaurie-Vignal (document 5)

II/ Le dépôt

- L’objet du dépôt. Cass. 2e civ., 17 juillet 1991 : Bull. civ. II, n° 233 (document 6).

- Le dépôt nécessaire. Cass. 1re civ., 8 février 2005 : Bull. civ. I, n° 67 ; RDC 2005, p. 1031, note I. Dauriac (document 7).

- Le contrat de stationnement. Cass. 1re civ., 3 février 1982 : Bull. civ. I, n° 60 (document 8).

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Document 1 Cass. 1re civ., 27 décembre 1960

La Cour de cassation : Sur le premier moyen pris en ses deux branches : Vu l'article 1994, alinéa 2, du Code civil ; - Attendu qu'en vertu de ce texte, le mandant peut agir directement contre la personne que le mandataire s'est substitué ; - Que, par voie de conséquence, le substitué jouit d'une action personnelle et directe contre le mandant pour obtenir le remboursement de ses avances et frais et le payement de la rétribution qui lui est due ; - Attendu qu'à la demande de Carlier, conseil juridique, agissant pour le compte et comme mandataire de Saint-Martin, X, huissier, a procédé à un constat des lieux restitués par un locataire ; - Que, pour refuser à Bruno Y d'agir contre Saint-Martin, le jugement attaqué a décidé que l'action du mandataire substitué contre le mandant avait un caractère subsidiaire et ne pouvait être exercée qu'au cas de défaillance du mandataire; - Qu'en statuant ainsi, le jugement attaqué a violé, par refus d'application, le texte susvisé ; - Par ces motifs : Casse et annule.

Document 2 Cass. com., 3 décembre 2002

La Cour de cassation : Sur le moyen unique, pris en ses deux branches : Attendu, selon l’arrêt déféré ( Chambéry, 5 juin 2000), que la société Optelec a chargé la société Delacourt de dédouaner des bobines électriques en provenance de Tunisie et de les transporter à destination et lui a versé une provision ; que la société Delacourt a chargé la société Ziegler France, commissionnaire agrée en douane, du dédouanement, se réservant le transport ; que la société Delacourt ayant été mise en liquidation judiciaire, la société Ziegler a demandé à la société Optelec le paiement du dédouanement ; - Attendu que la société Ziegler reproche à l’arrêt d’avoir rejeté sa demande en remboursement des taxes, frais et droits qu’elle avait payés pour le compte de la société Optelec lors des opérations de dédouanement des marchandises importées par cette dernière, alors, selon le moyen : 1 ) que l’action directe personnelle dont dispose le mandataire substitué contre le mandant en remboursement de ses avances et frais peut être exercée dans tous les cas, que la substitution ait été ou non autorisée et que le dit mandataire substitué ne peut se voir opposer, à cette occasion, par le mandant, les paiements faits par lui à son mandataire d’origine, même si ces paiements sont antérieurs à l’exercice par le mandataire substitué des droits propres qu’il tient du deuxième alinéa de l’article 1994 du Code civil ; qu’en rejetant la demande de la société Ziegler France, au prétexte que la créance du mandataire d’origine sur le mandant était éteinte, la cour d’appel a violé le texte précité ; 2 ) que ne constitue pas une faute de nature à priver le commissionnaire substitué de son action directe contre le mandant le fait de ne pas agir d’urgence contre le mandataire principal dont rien ne laisse supposer qu’il connaissait des difficultés financières ; qu’en tout état de cause, la prétendue négligence du mandataire substitué à réclamer le montant de ses avances et frais n’est pas de nature à le priver de l’action directe qu’il est en droit d’exercer contre le mandant ; qu’en statuant comme elle a fait, la cour d’appel a violé l’article 1994, alinéa 2, du Code civil ; - Mais attendu qu’après avoir énoncé que si le mandataire substitué dispose d’une action directe contre le mandant d’origine pour obtenir le remboursement de ses avances, cette action ne peut toutefois être exercée qu’autant que l’action du mandataire intermédiaire n’est pas elle-même éteinte, l’arrêt retient que la société Delacourt a reçu les fonds destinés au paiement des droits de dédouanement et que l’extinction de sa créance sur la société Optelec fait obstacle à l’action directe dont cette dernière fait l’objet ; qu’ainsi, abstraction faite du motif surabondant critiqué par la seconde branche, la cour d’appel a appliqué à bon droit le texte invoqué ; que le moyen n’est pas fondé ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

� D. 2003, jur. p. 786, note B. Mallet-Bricout

1 - Lorsque la doctrine unanime appelle de ses vœux un changement de jurisprudence, il arrive que la Cour de cassation finisse par l’entendre, d’autant plus lorsque la solution adoptée jusqu’alors était marquée d’une injustice parfois criante... Le revirement attendu en ce qui concerne la nature de l’action directe du mandataire substitué vient donc de se produire ; il devrait satisfaire en particulier les nombreuses sociétés exportatrices de marchandises, même s’il laisse encore certains détails dans l’ombre et un goût amer pour les substitués. 2 - Les faits de l’espèce, pour être classiques, n’en sont pas moins relatés de façon assez succincte dans l’arrêt du 3 déc. 2002. La société Optelec (mandant) confie le transport international et le dédouanement de marchandises à la société Delacourt (mandataire

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principal). Cette dernière délègue par la suite les opérations de dédouanement à la société Ziegler, commissionnaire agréé en douane agissant alors - même si ce n’est pas explicité dans la décision - en qualité de mandataire substitué. La société Ziegler paye à l’administration des douanes tous taxes, frais et droits pour le compte du mandant, mais elle ne parvient pas à se faire rembourser par son cocontractant les sommes versées, une procédure collective ayant entre-temps été ouverte à l’encontre de la société Delacourt. Sur le fondement de l’art. 1994, al. 2, c. civ., le mandataire substitué intente alors une action directe à l’encontre du mandant, mais ce dernier lui oppose le versement antérieur au mandataire principal d’une provision destinée à couvrir les frais litigieux de dédouanement. Face à ce refus de la part du mandant de payer une seconde fois la même somme, le mandataire substitué décide alors de porter l’affaire devant les tribunaux... probablement confiant dans les chances de succès de sa requête si l’on en juge par la jurisprudence plutôt favorable au substitué qui avait cours jusqu’à présent. C’était sans compter sur le revirement de la Chambre commerciale de la Cour de cassation par cet arrêt du 3 déc. 2002 : le mandataire substitué dispose effectivement d’une action directe à l’encontre du mandant mais, désormais, celle-ci ne peut être exercée « qu’autant que l’action du mandataire intermédiaire n’est pas elle-même éteinte ». Or, en l’espèce, le mandataire principal a reçu par provision les fonds destinés au dédouanement et n’a donc plus aucune créance à l’encontre du mandant, ce qui exclut toute action directe de la part du mandataire substitué contre le mandant. Le revirement décidé par la Cour de cassation constitue sans aucun doute une avancée (I), mais il laisse subsister un regret, celui du manque de nuance de la solution adoptée (II). I - Une avancée : le revirement de la Cour de cassation 3 - La substitution de mandataire, par laquelle le mandataire se substitue un tiers pour effectuer tout ou partie de la mission qui lui a été confiée par le mandant, trouve des applications variées dans de nombreuses branches du droit. Son régime figure, de façon très incomplète, à l’art. 1994 c. civ., qui ne s’intéresse qu’à la responsabilité du mandataire principal à l’égard du mandant (al. 1er) et à l’action du mandant contre le substitué (al. 2), action analysée en une action directe par la jurisprudence depuis des décennies, malgré plusieurs tentatives doctrinales d’y voir un autre mécanisme juridique. Cette action, qui a pour particularité de créer un lien de droit entre les « extrêmes » à l’opération de substitution de mandataire, a été rendue réciproque par l’œuvre curieuse de la jurisprudence, et ainsi ouverte au mandataire substitué contre le mandant sur le fondement - artificiel - de l’art. 1994, al. 2, c. civ. C’est donc sur ce fondement que le commissionnaire agréé, en l’espèce, avait logiquement décidé d’appuyer son action contre le mandant Optelec, n’ayant pu recouvrer, auprès de son propre cocontractant Delacourt, les sommes versées à l’administration des douanes. Ce type de conflit n’est pas nouveau devant la Cour de cassation ; de nombreux arrêts ont déjà été rendus sur des affaires fort similaires, bien que la solution fût différente. Conflit bien souvent délicat puisqu’il oppose deux personnes juridiques qui ont en général toutes deux de bonnes raisons de gagner le procès... L’une, le mandant, refuse légitimement de payer une seconde fois la somme déjà versée au mandataire principal, ce versement, qui plus est, étant souvent effectué dans l’ignorance des difficultés financières du mandataire principal. L’autre, le mandataire substitué, ne comprend pas pourquoi il devrait subir seul la défaillance ou l’insolvabilité de son cocontractant, alors qu’il a lui-même exécuté ses obligations, et ce au nom et pour le compte du mandant, bénéficiaire final de l’opération. Ajoutons à cela que, bien souvent, le mandataire principal s’est gardé d’informer ses cocontractants (mandant et substitué) de ses difficultés financières... Ajoutons également qu’il arrive que le mandant ne soit pas si ignorant que cela des problèmes financiers du mandataire principal et de l’intervention d’un substitué, mais qu’il n’en tienne aucun compte et verse

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quand même les sommes réclamées entre les mains de son cocontractant... Ou que le mandataire substitué néglige de réagir à temps et laisse courir de trop longs délais avant de demander au mandataire principal de lui rembourser les sommes litigieuses ! Qui préférer alors dans cette situation où il faut choisir entre deux dupes (mandant et substitué)... parfois pas si dupes, en présence d’un malhonnête (mandataire principal)... parfois pas si malhonnête ? ! 4 - Jusqu’à présent, la jurisprudence avait pris le parti du mandataire substitué, en lui accordant une action directe dite « parfaite » contre le mandant : le mandant ne pouvait opposer au substitué ni un paiement antérieur au mandataire principal, ni aucune exception tirée de ses relations avec ce dernier. La seule atténuation concédée à cette règle de principe était qu’en cas de faute commise par le substitué, son action pouvait alors perdre toute efficacité. Restait cependant à s’accorder sur le type de faute pris en compte et le degré de gravité exigé, tous éléments que la jurisprudence n’a jamais réussi à bien fixer. En l’espèce, le pourvoi du substitué s’appuie d’ailleurs sur cette imprécision pour tenter de faire admettre que sa « prétendue négligence à réclamer le montant de ses avances et frais » n’est pas de nature à le priver de son action directe contre le mandant. Certains arrêts reconnaissent en effet que la simple négligence n’est pas suffisante pour écarter l’action directe du mandataire substitué. D’autres, en revanche, jugent en sens contraire. Ainsi, avant la décision du 3 déc. 2002, l’impression qui ressortait de la jurisprudence était celle d’une relative confusion et surtout celle d’une injustice dénoncée largement par la doctrine. En effet, lorsque le substitué n’avait commis aucune faute (ou que celle-ci était reconnue comme insuffisante) et que le mandant ignorait les difficultés financières du mandataire principal, voire la substitution elle-même (puisque celle-ci n’a pas besoin d’être autorisée pour pouvoir être valable - art. 1994, al. 1er, c. civ.), le mandant devait supporter seul le poids de la défaillance du mandataire principal. Le « prix de la confiance » en quelque sorte ! 5 - Plusieurs cours d’appel avaient réagi à cette jurisprudence depuis la fin des années 1980, notamment celles de Versailles, de Paris, d’Aix et, dans cette affaire, celle de Chambéry. Le systématisme de la solution retenue par la Cour de cassation était combattu à l’aide d’arguments juridiques originaux tirés de dispositions propres au mandat (art. 1998 c. civ. associé à l’art. 1999 c. civ.) ou même plus générales (art. 1239 et 1240 c. civ.), mais dans tous les cas critiquables. La doctrine, on l’a vu, s’opposait également fermement à cette jurisprudence ; outre l’injustice qui en découlait parfois, notamment en raison de l’imprécision de la notion de faute, on pouvait relever l’absence d’harmonisation entre les régimes respectifs de l’action directe du mandant et de l’action directe du mandataire substitué, alors que la Cour de cassation elle-même avait créé cette dernière action par « réciprocité ». 6 - Ces appels répétés ont finalement été entendus par la Chambre commerciale de la Cour de cassation, la première Chambre civile ayant, quant à elle, déjà lancé un signe d’espoir dès les années 1980, mais n’étant que très rarement sollicitée dans ce type d’affaires. II - Un regret : le manque de nuance de la solution adoptée 7 - La formule de l’arrêt commenté est nette et sans ambiguïté : « Si le mandataire substitué dispose d’une action directe contre le mandant d’origine pour obtenir le remboursement de ses avances, cette action ne peut toutefois être exercée qu’autant que l’action du mandataire intermédiaire n’est pas elle-même éteinte. » Nette et sans ambiguïté, la formule est aussi... sans nuance : dans tous les cas où la créance du mandataire principal contre le mandant est

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éteinte, le substitué ne peut plus agir directement contre le mandant. Cela signifie-t-il que son éventuelle faute n’est plus prise en considération - ce qui pourrait sembler logique puisque le principe est inversé ? On aurait pu imaginer que la Cour de cassation, au lieu de renverser la règle, se contente de clarifier les hypothèses dans lesquelles la faute du substitué devait l’empêcher d’agir en remboursement contre le mandant, voire qu’elle durcisse sa jurisprudence sur ce point. L’arrêt du 3 déc. 2002 écarte toute discussion fondée sur la faute du mandataire substitué : la Cour de Chambéry s’était en effet fondée, outre sur l’extinction de la créance du mandataire principal, sur la faute du substitué, qui n’avait pas exigé du mandataire principal d’être remboursé de ses avances pendant le long délai de neuf mois séparant son versement à l’administration des douanes de l’ouverture de la procédure collective à l’encontre de son cocontractant. La Cour de cassation qualifie ce motif de « surabondant », sans autre commentaire. Il est vrai qu’il s’agit là d’un motif subsidiaire, devenu sans réel intérêt à partir du moment où la Cour de cassation reconnaît à l’action directe du substitué une nature imparfaite : en effet, si le mandataire substitué n’a plus d’action contre le mandant lorsque la créance du mandataire principal à l’encontre de ce dernier est éteinte, nul besoin de rechercher si le substitué a commis ou non une quelconque faute. 8 - Il reste que les Hauts magistrats ont préféré faire pencher la balance de la justice de l’autre côté, cette fois en nette faveur du mandant, sans donner aucun indice d’éventuels assouplissements à la règle de principe posée. Si l’on s’en tient à la formule consacrée le 3 déc. 2002, il semble que le substitué ne puisse plus obtenir un quelconque remboursement lorsqu’un paiement antérieur à son action a été effectué de la part du mandant à l’égard du mandataire principal. Et ce même si le mandant a payé le mandataire principal en connaissance de cause de ses difficultés financières et de l’existence d’un substitué ayant parfaitement rempli sa mission. C’est du moins ce que semble admettre la Cour de cassation, par son silence sur ces « détails », même si l’on ne peut croire qu’elle laissera perdurer sa jurisprudence en l’état. Dans le doute, les mandataires substitués auront tout intérêt à se prémunir contre l’éventuelle indélicatesse du mandant pour le compte de qui ils agissent, par exemple en insérant au contrat les liant au mandataire principal une clause prévoyant le versement par ce dernier d’une provision. Mais, effet probable de cette chaîne de contrats, encore faut-il que le mandant lui-même accepte de verser une provision au mandataire principal pour que ce dernier accepte l’insertion au contrat de substitution d’une telle clause. Le mandataire substitué sera également bien inspiré d’informer le mandant de l’accomplissement pour son compte et en son nom de la mission initialement confiée au mandataire principal, afin que le mandant fasse preuve de vigilance. Il pourrait même proposer qu’une délégation imparfaite soit conclue entre les trois protagonistes : le mandant (délégué) s’engagerait alors, sur demande du mandataire principal (délégant), à verser directement au mandataire substitué (délégataire) les sommes que ce dernier aurait dépensées pour la réalisation de la mission. L’intérêt d’une telle opération juridique n’est pas négligeable : mode de paiement simplifié, elle permettrait d’éteindre en une seule fois les dettes découlant de la partie de la mission réalisée par le mandataire substitué, c’est-à-dire (en l’espèce) la dette de remboursement des frais de dédouanement à la charge du mandant à l’égard du mandataire principal et la dette similaire du mandataire principal à l’égard du substitué. De plus, on sait que la délégation imparfaite peut jouer comme garantie de paiement au profit du délégataire, qui ne libère pas le délégant et acquiert un second débiteur en la personne du délégué, tout en bénéficiant, en outre, du principe de l’inopposabilité des exceptions. Néanmoins, ce type de protections peut rester inefficace si le mandataire principal, au bord de la faillite, ne respecte pas les conditions de paiement fixées au contrat de substitution, ou si le mandant refuse toute relation directe avec le substitué.

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9 - Par cet arrêt, l’action directe du mandataire substitué de parfaite est devenue imparfaite : la créance du substitué n’est plus immobilisée dès sa naissance dans le patrimoine du débiteur-mandant ; ce dernier n’est obligé à l’égard du substitué que par l’effet de l’action intentée contre lui. Curieuse décision que celle qui transforme d’un seul coup la nature juridique d’une action ! Décision certainement fondée, on l’a vu, sur le désir des juges d’imposer davantage de justice dans ces situations délicates. Imparfaite désormais est l’action directe du mandataire substitué... Imparfaite également la décision qui en décide ainsi ! On peut d’ailleurs se demander si une perfection en ce domaine peut être atteinte, tant la question est complexe et soumise à des circonstances de fait dont il faudrait à notre avis tenir compte. Après ce premier pas, la Cour de cassation pourrait, à l’avenir, s’engager dans trois directions :

− rester sur sa position nouvelle au risque de laisser l’injustice « grignoter à nouveau du terrain », cette fois en défaveur du substitué (la roue tourne !) ;

− nuancer sa position en se fondant sur le standard de la loyauté appliqué aux protagonistes à l’opération de substitution, spécialement aux extrêmes (mandant et substitué). Certes, le fondement légal de ce standard (art. 1134, al. 3, c. civ.) ne vise que les relations strictement contractuelles, mais il peut sembler souhaitable de tirer de cette disposition une règle plus générale visant les rapports entre extrêmes à un groupe de contrats, telle la substitution de mandataire : les relations triangulaires qui en découlent sont en effet intenses et fondées sur une confiance réciproque, bien qu’elles ne soient pas d’ordre contractuel. Cette position présenterait le risque de relancer une jurisprudence casuistique... mais l’équilibre de la balance de la justice ne se fait-il pas souvent au prix de la nuance ?

− demander au législateur d’intervenir afin d’imposer au mandataire principal une obligation de notification en faveur du mandant, portant sur la conclusion du contrat de substitution, ou, mieux, d’imposer au substitué l’obligation de mettre en demeure le mandataire principal de le payer, avec copie envoyée au mandant, à l’image de ce qui est admis en matière de sous-traitance. En effet, on constate que les litiges présentés aux juges reposent bien souvent sur un défaut d’information entre le mandataire substitué et le mandant, et même si ces solutions ne constituent pas un système sécuritaire parfait, elles auraient certainement le mérite de diminuer le nombre des litiges posant la question du double paiement.

10 - Ce revirement nous laisse donc perplexe, mais probablement faut-il attendre de futures décisions pour se faire une idée plus précise de son contenu exact, du message délivré par la Cour de cassation. Sur le fleuve tumultueux de la justice, les juges sont passés d’une rive à l’autre ; reste à tenter une stabilisation au milieu...

Document 3 Cass. ass. plén., 13 décembre 1962, Banque Canadienne Nationale

La Cour de cassation : Sur le moyen unique, pris en ses deux branches : Attendu qu’il résulte des qualités et des motifs de l’arrêt attaqué que C... président-directeur général de la Banque Canadienne société anonyme, a, sous sa seule signature, souscrit au nom de cette banque, envers l’Administration des Domaines, un cautionnement solidaire d’une société de récupération d’épaves, pour une somme de 700.000 francs en mai 1953 ; que ladite administration ayant demandé l’exécution de cette obligation, la banque a soutenu que celle-ci ne lui était pas opposable, en déclarant que ses statuts exigeaient en ce cas la signature de deux mandataires sociaux habilités ; - Attendu que, pour condamner la banque, l’arrêt attaqué énonce qu’en l’espèce l’Administration a pu légitimement penser qu’elle traitait avec un mandataire agissant dans les limites de ses pouvoirs normaux, et retient que la banque était en conséquence tenue à raison d’un mandat apparent ; - Attendu que, selon le moyen, le mandat apparent suppose une faute imputable au prétendu mandant et se trouvant à la base de l’erreur du tiers

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; qu’il prétend que non seulement l’arrêt attaqué ne caractérise pas une telle faute, mais encore que, la nature même de l’engagement impliquant un pouvoir spécial que l’Administration aurait dû exiger, c’est elle qui s’est montrée imprudente en l’occurrence ; - Mais attendu, d’une part, que le mandant peut être engagé sur le fondement d’un mandat apparent, même en l’absence d’une faute susceptible de lui être reprochée, si la croyance du tiers à l’étendue des pouvoirs du mandataire est légitime, ce caractère supposant que les circonstances autorisaient le tiers à ne pas vérifier les limites exactes de ces pouvoirs ; - Attendu, d’autre part, que le contrôle de l’imprudence alléguée à cet égard en l’espèce à l’encontre de l’Administration des Domaines nécessiterait une recherche d’éléments de fait à laquelle la Cour de cassation ne peut procéder ; D’où il suit qu’en aucune de ses branches, le moyen ne saurait être accueilli ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

� Les grandes décisions de la jurisprudence civile, PUF, 2011, n° 44, comm. H. Aubry

Le mandat est défini à l’article 1984 du Code civil comme l’acte par lequel une personne, le mandant, donne à une autre, le mandataire, le pouvoir de faire quelque chose pour le mandant et en son nom. Conformément aux principes de l’autonomie de la volonté et de l’effet relatif des contrats, le mandataire ne peut valablement représenter le mandant que dans la limite des pouvoirs qui lui ont été transmis. L’application de ces principes, qui assure la conservation des droits du titulaire réel, est souvent qualifiée par la doctrine de « sécurité statique ». Mais, à l’opposé, il s’est également avéré nécessaire de prendre en considération la sécurité des tiers qui ont pu légitimement croire qu’un mandataire avait les pouvoirs d’engager le mandant. Cette sécurité est dite « dynamique » parce qu’elle assure la confiance dans les transactions141. Un équilibre doit être trouvé entre ces deux aspects de la sécurité juridique. En rendant cet arrêt du 13 décembre 1982, la Cour de cassation, réunie en Assemblée plénière après un partage égal de voix au sein de la première section civile142, a certainement recherché ce point d’équilibre entre l’intérêt du tiers, d’une part, et celui du mandant, d’autre part143. En effet, dans un attendu de principe, la Haute juridiction affirme que « le mandant peut être engagé sur le fondement d’un mandat apparent […] si la croyance du tiers à l’étendue des pouvoirs du mandataire est légitime ». En se fondant sur l’apparence pour reconnaître l’existence d’un mandat, la Cour de cassation cherche à préserver la sécurité des tiers et des transactions (i.e. la sécurité dynamique). En imposant au tiers qui invoque l’existence d’un tel mandat d’apporter la preuve d’une croyance légitime, la Cour limite les hypothèses dans lesquelles le « mandant » risque de se voir engagé sans l’avoir voulu (i.e. la sécurité statique). Malgré cette recherche d’équilibre, d’aucuns estiment que la balance penche en faveur des tiers144. Mais, les mandants ont également un intérêt à l’application de la théorie de l’apparence. En effet, peu de tiers accepteraient de traiter avec un mandataire s’ils devaient, à chaque fois, vérifier que la réalité est bien conforme à l’apparence145. La reconnaissance du mandat apparent est alors utile à l’institution du mandat146. C’est certainement pour cette raison que, dans l’arrêt rapporté du 13 décembre 1982, la Cour de cassation a préféré se fonder sur l’apparence du tiers plutôt que sur la responsabilité délictuelle du mandant, pour reconnaître ce dernier engagé vis-à-vis du tiers, malgré son absence de volonté. Plus précisément, la jurisprudence reconnaît l’existence d’un mandat apparent lorsque le tiers peut se prévaloir de sa croyance légitime dans les pouvoirs de celui qui s’est présenté investi de pouvoirs de représentation (I).

141 Sur la distinction entre « sécurité statique » et « sécurité dynamique », cf. J. Calais-Auloy, Essai sur la notion d’apparence en droit commercial, LGDJ, 1961, préf. H. Cabrillac, n° 3, p. 17 et n° 12, p. 24. 142 P. Esmein, note sous l’arrêt commenté : JCP 1963, II, 13105. 143 Sur la conciliation de ces intérêts opposés, cf. C. Chung Wu, Apparence et représentation en droit positif français, LGDJ, 2000, préf. J. Ghestin, n° 221, p. 113. 144 Ph. Malaurie, L. Aynès, P.-Y. Gautier, Droit civil. Les contrats spéciaux, Defrénois, 4e éd., 2009, n° 577. 145 L. Leveneur, Situations de fait et droit privé, LGDJ, 1990, n° 127, p. 149. 146 A. Batteur, Le mandat apparent en droit privé, Th. Caen, 1989.

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Les juges doivent alors, dans chaque espèce, vérifier que les circonstances justifient le caractère légitime de la croyance du tiers (II).

I / La croyance légitime à l’origine d’un mandat apparent

La Banque Canadienne, demandeur au pourvoi, reprochait à la cour d’appel d’avoir retenu qu’elle était tenue envers l’Administration des Domaines, sans avoir caractérisé une faute de sa part. Il est vrai que, avant cet arrêt, « les juges préféraient se tenir sur le solide terrain des articles 1382 et suivants plutôt que de s’aventurer sur les sables mouvants de la théorie de l’apparence »147. Plus précisément, en présence d’une faute du mandant ou d’un lien de préposition entre le mandant et le mandataire, réels ou supposés, la jurisprudence condamnait le mandant à réparer le préjudice subi par le tiers. La réparation consistait alors à rendre le mandant débiteur du tiers. La théorie de l’apparence était donc absorbée par la responsabilité civile qui justifiait la naissance d’une obligation à la charge du mandant envers le tiers. L’arrêt du 13 décembre 1962 rompt avec cette pratique puisque l’Assemblée plénière affirme expressément que « le mandant peut être engagé sur le fondement d’un mandat apparent, même en l’absence d’une faute susceptible de lui être reprochée ». Dès lors, les juges ne sont plus obligés de passer par le détour de la responsabilité civile pour considérer le mandant engagé à l’égard des tiers grâce à des artifices de qualification148. En l’espèce, il eut été impropre de supposer l’existence d’une faute pour contraindre la Banque Canadienne à honorer un engagement de caution pris en son nom, par son président-directeur général, au-delà de ses pouvoirs. Mais, dans d’autres hypothèses où une faute du mandant ou un lien de préposition entre le mandant et le mandataire existent réellement, l’application des règles de la responsabilité civile reste justifiée. Il peut en être ainsi, par exemple, si le mandant a donné au mandataire une procuration équivoque. L’Assemblée plénière a franchi un pas important en ne recherchant plus la source de l’obligation du côté du mandant en retenant artificiellement une faute de sa part, mais en se situant du côté du tiers avec l’adoption de la théorie de l’apparence. Ce changement de perspective, et donc de fondement, a permis d’élargir le champ d’application du mandat apparent. Dans l’arrêt du 13 décembre 1962 la Haute juridiction a précisé que le mandant est engagé « si la croyance du tiers à l’étendue des pouvoirs du mandataire est légitime, ce caractère supposant que les circonstances autorisaient le tiers à ne pas vérifier les limites exactes de ces pouvoirs ». Cette référence aux limites des pouvoirs du mandataire pouvait laisser croire que le principe posé par la Haute juridiction n’avait vocation à s’appliquer que dans le cadre d’un dépassement de pouvoirs. Mais, en 1969, la formule s’est élargie. La croyance légitime du tiers ne devait plus porter sur les « limites exactes » des pouvoirs du mandataire, mais sur « lesdits pouvoirs »149. Ainsi, la théorie de l’apparence pouvait trouver à s’appliquer aussi bien dans l’hypothèse d’un dépassement ou d’un détournement de pouvoirs que dans celle d’une absence totale de mandat. La jurisprudence relative au mandat apparent s’est essentiellement développée pour protéger les tiers qui contractaient avec les dirigeants de sociétés en ignorant les restrictions de pouvoirs inscrites dans les statuts. Mais, aujourd’hui, la sécurité des tiers dans ces hypothèses résulte du droit des sociétés qui prévoit que les clauses statutaires

147 J. Calais-Auloy, note sous l’arrêt commenté : D. 1963, jur. p. 277. 148 La jurisprudence découvrait parfois des fautes ou des liens de préposition là où il n’y en avait pas. Pour une dénonciation de cette tendance, H. Mazeaud, « L’ ‘absorption’ des règles juridiques par le principe de la responsabilité civile » : DH 1935, chron. p. 5. 149 Cass. 1re civ., 29 avril 1969 (2 arrêts) : RTD civ. 1969, p. 804, note G. Cornu.

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limitant les pouvoirs des représentants de la société leur sont inopposables150. C’est donc dans d’autres circonstances que la théorie du mandat apparent trouve son utilité. L’apparence peut par exemple résulter de liens familiaux ou de relations d’affaires. Néanmoins, la jurisprudence pose des limites à l’application de la théorie de l’apparence afin de ne pas perturber certains régimes151 comme la représentation des incapables152 ou le régime matrimonial. Ainsi, le tiers ayant conclu avec un seul époux un acte dont la validité exige le consentement des deux ne peut invoquer l’existence d’un mandat apparent153. Quel que soit le domaine dans lequel l’existence d’un mandat apparent est invoquée, le tiers doit apporter la preuve qu’il pouvait légitimement croire aux pouvoirs du prétendu mandataire. Le mandat apparent repose donc sur la croyance légitime du tiers154. On a longtemps différencié la « croyance légitime » de « l’erreur commune » utilisée en matière de propriété apparente155. L’erreur commune nécessiterait une erreur partagée par un grand nombre de personnes, alors que la croyance légitime peut être individuelle. L’erreur commune devrait, en outre, être invincible, alors que le caractère légitime de la croyance exonère précisément le tiers de procéder à une enquête approfondie pour connaître les pouvoirs réels du mandant. Toutefois, si les précautions que doit prendre le tiers varient selon les matières et l’importance de l’acte et qu’il y a donc lieu d’être plus exigeant en matière de propriété, a fortiori de propriété immobilière, la distinction entre « croyance légitime » et « erreur commune » doit être relativisée. En effet, concernant l’erreur commune, « un déplacement s’est opéré de la croyance générale vers la psychologie de celui qui s’est trompé […] : l’erreur commise ne s’apprécie pas en fonction du nombre de personnes qui se sont trompées mais de la représentation que s’est faite la personne qui invoque le jeu de ce mécanisme »156. Ainsi la propriété et le mandat apparent dépendent des circonstances ayant entouré la conclusion de l’acte. En effet, le mandat est apparent si la croyance du tiers aux pouvoirs du mandataire est légitime ; et cette croyance est légitime si les circonstances autorisaient le tiers à ne pas vérifier ces prétendus pouvoirs.

II / Les circonstances à l’origine de la croyance légitime

Le tiers qui invoque l’existence d’un mandat apparent doit prouver que les circonstances le dispensaient de vérifier les pouvoirs du prétendu mandataire. Puisqu’il s’agit de circonstances de fait, cette preuve peut être apportée par tous moyens157. Le plus souvent, le tiers soumet aux juges un faisceau d’éléments. Après avoir constaté la matérialité des faits, les juges doivent déterminer si la croyance du tiers est légitime. La Cour de cassation n’exerce aucun contrôle sur l’appréciation de la matérialité des faits invoqués, ni sur la croyance effective du tiers. Il s’agit là de questions de fait qui relèvent du pouvoir souverain des juges du fond. En revanche, la Haute juridiction contrôle le caractère légitime de la croyance. Ce contrôle est le

150 C. com., art. L. 221-5 pour le gérant de la société en nom collectif ; art. L. 223-18 pour le gérant de la société à responsabilité limitée ; art. L. 225-56 pour le directeur général ; art. L. 225-64 pour le directoire des sociétés anonymes ; art. L. 227-6 pour le président de la société par actions simplifiée.- C. civ., art. 1849 pour le gérant de la société civile. 151 A. Bénabent, Droit civil. Les contrats spéciaux civils et commerciaux, Montchrestien, 8e éd., 2008, n° 996, p. 484. 152 Cass. 1re civ., 14 mai 1996 : JCP 1997, II, 22750, note T. Fossier. 153 Cass. 1re civ., 24 mars 1981 : JCP 1982, II, 19746, note R. Le Guidec. 154 J.-L. Sourioux, « La croyance légitime » : JCP 1982, I, 3058. 155 Pour une distinction classique entre ces deux notions, cf. L. Leveneur, Situations de fait et droit privé, LGDJ, 1990, préf. M. Gobert, n° 120, p. 137. 156 A. Danis-Fatôme, Apparence et contrat, LGDJ, 2004, préf. G. Viney, n° 51, p. 43, et la jurisprudence citée. 157 Cass. com., 15 décembre 1965 : Bull. civ. IV, n° 651.- Cass. 3e civ., 21 janvier 1981 : Bull. civ. III, n° 19.- Dans ces arrêts, pour retenir l’existence d’un mandat apparent, les juges ont admis que la preuve de l’apparence puisse être faite par présomption.

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signe qu’elle considère la croyance légitime comme une notion juridique158. Mais, malgré le contrôle exercé par la Cour de cassation sur l’appréciation des circonstances par les juges du fond, il est difficile de dégager une unité dans la reconnaissance d’une croyance légitime. L’existence d’un mandat apparent dépend alors des particularités de chaque espèce. Toutefois, au-delà de la diversité des situations juridiques, il est possible de classer les circonstances justifiant la légitimité de la croyance du tiers, et donc l’existence d’un mandat apparent. Ces circonstances concernent essentiellement les membres de la relation triangulaire : tiers victime de l’apparence, prétendu mandataire et mandant159. Le tiers qui se prévaut de sa croyance est bien évidemment un élément central pour apprécier la légitimité de cette croyance. D’ailleurs, concernant le tiers, la jurisprudence fait usage de la distinction classique entre professionnel et non-professionnel160. Parmi les professionnels, sont fréquemment distingués les professionnels avertis161 et non avertis162. Ainsi, un chaudronnier n’a pas commis d’erreur en n’exigeant pas d’un agent immobilier la présentation du mandat l’autorisant à vendre un immeuble163. En revanche, des tiers marchands de biens et gérants de société auraient dû vérifier les statuts d’une société pour savoir si le gérant avait les pouvoirs de vendre un bien immobilier164. La personne du mandataire est aussi importante pour apprécier la légitimité de la croyance du tiers, car c’est généralement autour d’elle que se cristallise l’apparence. Là encore, la profession du prétendu mandataire est prise en considération. Par exemple, les agences de publicité étant habituellement les mandataires des annonceurs, le tiers pouvait ne pas vérifier la réalité des pouvoirs de l’agence avec laquelle il a traité165. De même, un client d’une compagnie d’assurance peut légitimement croire qu’un agent général d’assurance a le pouvoir d’encaisser les primes au nom et pour le compte de la compagnie à laquelle il appartient166. Le comportement du mandataire peut également justifier le caractère légitime de l’erreur du tiers. C’est notamment le cas s’il s’est explicitement présenté comme le représentant du mandant167. Pareillement, le comportement du mandant est une circonstance qui est parfois prise en considération dans l’appréciation de l’apparence. A titre d’illustration, la présence du mandant au moment où les actes ont été conclus a pu légitimement induire le tiers en erreur168. Et, quand l’attitude du mandant a un caractère fautif, le juge peut bien évidemment en tenir compte. En effet, si la faute du mandant n’est plus un élément nécessaire pour engager sa responsabilité et le considérer tenu vis-à-vis du tiers, elle peut toujours être utilisée comme élément justifiant l’existence d’une apparence. En plus de ces circonstances relatives aux protagonistes, un usage169, la présence d’un notaire170 ou encore l’urgence171 sont susceptibles de constituer des circonstances « légitimantes ». Ainsi, le plus souvent, différents éléments concourent à légitimer la croyance du tiers et à identifier ainsi un lien de droit. Cette reconnaissance d’un mandat apparent s’inscrit dans une tendance plus générale de

158 L. Leveneur, Situations de fait et droit privé, LGDJ, 1990, préf. M. Gobert, n° 124, p. 144. 159 Sur les circonstances relatives aux membres de la relation triangulaire, cf. A. Danis-Fatôme, Apparence et contrat, LGDJ, 2004, préf. G. Viney, n° 218, p. 145, et la jurisprudence citée. 160 Cass. com., 7 janvier 1992 : Bull. civ. IV, n° 6. 161 Cass. com., 16 janvier 1990, n° 88-16.999, inédit. 162 Cass. 3e civ., 27 novembre 1969 : Bull. civ. III, n° 771. 163 Cass. 1re civ., 6 janvier 1994 : Contrats, conc., consom. 1994, comm. n° 49, note L. Leveneur ; RTD civ. 1994, p. 593, note J. Mestre. 164 Cass. 1re civ., 29 avril 1969 : Bull. civ. I, n° 155. 165 Cass. 1re civ., 11 février 1997 : Bull. civ. I, n° 52. 166 Cass. 1re civ., 19 juin 1990 : RGAT 1990, p. 563, note H. Margeat et J. Landel. 167 Cass. com., 5 décembre 1989 : Bull. civ. IV, n° 309. 168 Cass. 3e civ., 23 novembre 1977 : Bull. civ. III, n° 409. 169 Cass. 1re civ., 6 janvier 1994 : Contrats, conc., consom. 1994, comm. n° 49, note L. Leveneur ; RTD civ. 1994, p. 593, note J. Mestre. 170 Cass. 3e civ., 6 juillet 1982 : Gaz. Pal. 1982, 2, pan. p. 354. 171 Cass. 1re civ., 11 octobre 1972 : Bull. civ. I, n° 201.

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la jurisprudence à constater l’existence d’un contrat en se fondant, non plus sur la manifestation de volontés, mais sur les comportements des contractants172.

Document 4

Cass. 1re civ., 5 février 2002 La Cour de cassation : Sur le moyen unique, pris en ses quatre branches : Attendu que le 21 juillet 1993, M. et Mme Y... ont donné mandat non exclusif, pour une durée irrévocable de six mois renouvelable par tacite reconduction pour une durée d'une année, à M. A..., agent immobilier, de rechercher et leur présenter un acquéreur en vue de la vente leur maison à usage d'habitation ; que le bien a été vendu suivant compromis du 22 février 1994 ; - Attendu que M. A... fait grief à l'arrêt confirmatif attaqué (Papeete, 27 mai 1999) de l'avoir débouté de sa demande en paiement de sa commission, alors, selon le moyen : 1° que M. A... faisait valoir qu'il avait exécuté ses obligations, dans le cadre du mandat, justifiant son droit à rémunération, le mandat n'ayant pas été révoqué ; qu'en retenant que M. A... ne conteste pas le fait, affirmé par les époux Y..., qu'à partir de septembre 1993 il a cessé d'entreprendre toute démarche ou publicité pour vendre la maison Anglade cependant que M. A... faisait valoir que dans le cadre du mandat il appartenait aux mandants de rapporter une telle preuve, M. A... ajoutant s'être acquitté de sa mission de recherche et de présentation d'acquéreur, la cour d'appel a dénaturé les conclusions de M. A... et violé l'article 4 du nouveau Code de procédure civile ; 2° et 3° que M. A..., dans le cadre du mandat, ayant présenté l'acquéreur, M. X..., aux vendeurs, faisait valoir son droit à commission en contestant toute révocation tacite du mandat ; qu'en retenant qu'il résulte d'une attestation produite par M. A... émanant de M. Z..., préposé de l'exposant, que ce dernier indique avoir contacté M. Y... au début de l'année 1994, suite à une annonce parue dans le journal " La Dépêche " qui lui a confirmé sa volonté de mettre à nouveau sa propriété à la vente et lui a demandé de lui présenter tout client potentiel pour en déduire qu'il résulte de ce témoignage qu'il avait bien été mis fin au mandat en litige, M. A... en étant parfaitement informé et y ayant acquiescé, cependant qu'il ne résulte nullement de cette attestation la preuve d'une quelconque révocation dont aurait eu connaissance M. A..., la cour d'appel, qui ne constate aucun acte d'acquiescement de M. A..., a dénaturé ladite attestation et violé l'article 1134 du Code civil ; 4° qu'il résultait du contrat de mandat qui était consenti à titre irrévocable pour une durée de six mois à compter du 21 juillet 1993, ce contrat, sauf dénonciation, étant renouvelable pour une durée d'une année par tacite reconduction et révocable dès lors à tout moment avec un préavis d'un mois ; qu'en retenant, pour dénier tout droit à commission à M. A..., qu'il résulte du témoignage de M. Z... selon lequel il aurait contacté M. Y... au début de l'année 1994, qu'il aurait été mis fin antérieurement au mandat litigieux sans préciser à quelle date une telle révocation était intervenue eu égard aux stipulations du mandat, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard des articles 6 et suivants de la loi du 2 janvier 1970 et 1134, 2003 et suivants du Code civil ; - Mais attendu que le mandat même stipulé irrévocable, de rechercher un acquéreur en vue de la vente d'un bien, ne prive pas le mandant du droit de renoncer à l'opération ; que la révocation produit, alors, tous ses effets, sous réserve de la responsabilité du mandant envers le mandataire ; que la cour d'appel, qui, hors toute dénaturation, a souverainement estimé que les époux Y... avaient révoqué le mandat et que l'agent immobilier avait connaissance de cette révocation depuis septembre 1993, a légalement justifié sa décision ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

Document 5 Cass. com., 20 février 2007

La Cour de cassation : Attendu, selon l’arrêt déféré (Rouen, 9 juin 2005), que la Société normande de presse républicaine (la SNPR) aux droits de laquelle se trouve la Société normande de presse d’édition et d’impression (la SNPEI) a mis fin au contrat de dépositaire de presse conclu en vue de la distribution du journal Paris-Normandie dans le secteur de Dieppe avec M. X..., propriétaire des actions de la société Dieppe diffusion presse (la société DDP) en invoquant la restructuration du réseau ; que M. X... et la société DDP l’ont assignée en paiement d’une indemnité prévue par les usages, d’une indemnité pour réaménagement des tournées et d’une indemnité pour résistance abusive ; - Sur le premier moyen : Attendu que la SNPEI reproche à l’arrêt d’avoir dit que le contrat conclu le 1er septembre 1986 entre la SNPR et M. X... était un mandat d’intérêt commun et de l’avoir condamnée à payer à M. X... la somme de 95 972,82 euros avec intérêts au taux légal, alors, selon le moyen, que le contrat liant un éditeur à un dépositaire-diffuseur de presse est un contrat de commission, au sens de l’article L. 132-1 du code de commerce, et non un mandat d’intérêt commun, car le dépositaire-diffuseur de

172 A. Laude, La reconnaissance par le juge de l’existence d’un contrat, PUAM, 1992, préf. J. Mestre.- C. Grimaldi, Quasi-engagement et engagement en droit privé, Defrénois, 2007, préf. Y. Lequette.

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presse agit en son nom propre ; que, dès lors, en l’espèce, en considérant que la convention conclue le 1er septembre 1986 entre M. X..., "le dépositaire" et la SNPR, "l’éditeur", en vue de la diffusion du journal Paris-Normandie, était un mandat d’intérêt commun, la cour d’appel a violé les articles 1984 du code civil et L. 132-1 du code de commerce ; - Mais attendu que l’arrêt relève que selon l’article 1er du contrat, le dépositaire concourt à la bonne diffusion des journaux et autres fournitures que la SNPR lui confie, qu’aux termes de l’article 5, il doit entretenir et développer un réseau de diffuseurs exclusifs si nécessaire, qui acceptent de recevoir en dépôt des exemplaires du journal, de les présenter et de les vendre au public chaque jour de parution, moyennant reprise des exemplaires invendus, doit servir tout point de vente dont la création a été jugée utile par l’éditeur, et doit également, selon l’article 6, sur son secteur, développer un réseau de vendeurs-colporteurs de presse qui acceptent de recevoir des exemplaires du journal, de le présenter, de les vendre au public et à domicile, et doit veiller à ce que tous les quartiers de ce secteur fassent ainsi l’objet de tournées de portage ; qu’il en déduit que la SNPR et M. X... disposant d’une clientèle commune que le dépositaire était chargé de fidéliser et de développer et que M. X... ayant intérêt à l’essor de l’entreprise par création et développement de la clientèle, le contrat litigieux constitue un mandat d’intérêt commun ; qu’en l’état de ces constatations et appréciations, la cour d’appel a pu estimer que le contrat liant les parties était un mandat de cette nature, ce dont il résulte que M. X... agissait non en son nom personnel mais au nom de la société ; que le moyen n’est pas fondé ; - Et sur les deuxième et le troisième moyens réunis : Attendu que la SNPEI reproche à l’arrêt de l’avoir condamnée à payer à M. X... la somme de 95 972,82 euros avec intérêts au taux légal, par des griefs de violation des articles 1984 et 2004 du code civil, manque de base légale au regard de ces textes, violation de l’article 455 du nouveau code de procédure civile et violation de l’article 1147 du code civil ; Mais attendu que ces moyens ne seraient pas de nature à permettre l’admission du pourvoi ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

� Contrats, conc., consom. 2007, comm. n° 124, note M. Malaurie-Vignal La Cour de cassation applique la théorie du mandat d’intérêt commun au contrat liant un diffuseur de presse aux sociétés de messagerie de presse. Lorsque le mandat est d’intérêt commun, sa révocation échappe à la révocabilité ad nutum du mandat. Selon une formule devenue classique, le mandat d’intérêt commun ne peut être révoqué que de leur consentement mutuel, ou pour une cause légitime reconnue en justice, ou enfin selon les clauses et conditions spécifiées par le contrat. À défaut, la révocation du mandat d’intérêt commun ouvre droit à une indemnité au profit du mandataire. Pour échapper aux conséquences attachées à la qualification de mandat d’intérêt commun, la société de messagerie de presse défendait l’existence d’un contrat de commission, au motif que le diffuseur de presse agissait en son nom – ce qui exclut tout droit à indemnité en fin de contrat, comme pour le concessionnaire auquel la jurisprudence refuse une indemnité –, en refusant d’appliquer analogiquement les solutions du mandat d’intérêt commun. Il ne suffit pas qu’il y ait un intérêt commun ; il faut un mandat. La thèse du contrat de commission est réfutée par la Cour de cassation. En l’espèce, il est relevé que les invendus sont repris par la société de messagerie. Les risques pèsent sur celle-ci. Le diffuseur n’achète pas pour son compte. Il n’agit pas en son nom propre. On soulignera que la Cour de cassation retient une analyse classique de la notion de mandat d’intérêt commun : elle relève l’existence d’une clientèle commune. Or, cette notion est ambiguë. On connaît les difficultés de cette notion à propos du fonds de commerce du franchisé ou du concessionnaire. La jurisprudence récente préfère le critère tenant en l’essor de l’entreprise par la création et le développement de la clientèle. Ce critère est également utilisé dans le présent arrêt. On peut, cependant, être surpris que l’argument tenant en la restructuration du réseau n’ait pas été repris par le pourvoi. Car, le motif légitime qui exclut toute indemnité de rupture peut tenir en une réorganisation du réseau. Mais les éléments probatoires rapportés dans le présent arrêt ne sont pas suffisants pour apprécier la pertinence, en l’espèce, d’un tel argument.

Document 6 Cass. 2e civ., 17 juillet 1991

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La Cour de cassation : Sur le premier moyen : Attendu, selon l'arrêt infirmatif attaqué (Paris, 8 février 1990), que Mme Y... étant décédée à l'établissement privé hôpital Léopold-Bellan (l'hôpital), son corps s'est trouvé en état de décomposition 4 jours après, au moment de la mise en bière effectuée en présence de Mme X..., sa sœur, du mari de celle-ci et de la sœur de M. X... ; que les consorts X... ont assigné l'hôpital en réparation du préjudice moral subi en ces circonstances ; - Attendu que, pour accueillir cette demande, l'arrêt énonce exactement que, la réglementation des établissements hospitaliers imposant le dépôt du corps dans une chambre mortuaire et prévoyant que, dans un délai de 10 jours au maximum, si le corps n'a pas été réclamé par la famille ou les proches, l'établissement doit faire procéder à l'inhumation, il se déduit de la combinaison de ces textes que l'hôpital est tenu vis-à-vis de la famille et des proches, en sa qualité de dépositaire, de veiller à la conservation des corps pendant une durée pouvant atteindre 10 jours, et a pu estimer que la décomposition constatée le quatrième jour caractérisait une faute de l'hôpital ; - Et attendu que, saisie d'une demande fondée sur les négligences de l'hôpital, la cour d'appel, en rappelant les modalités, prévues aux textes qu'il invoque, permettant à celui-ci de respecter son obligation, n'a ni modifié les termes du litige, ni violé le principe de la contradiction ; - D'où il suit que le moyen ne saurait être accueilli ; Sur le second moyen : (sans intérêt) ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

Document 7 Cass. 1re civ., 8 février 2005

La Cour de cassation : Sur le premier moyen, pris en sa troisième branche : Vu l'article 1949 du Code civil ; - Attendu que Mme X... s'est rendue au salon de coiffure à l'enseigne Lucie Saint-Clair pour des soins capillaires et de manucure ; qu'elle a constaté, à l'issue des soins qui lui ont été dispensés sur les deux étages du salon, la disparition des trois bagues qu'elle avait déposées sur le plateau de la manucure ; qu'elle a assigné la société Lucie Saint-Clair en réparation de son préjudice ; - Attendu que pour condamner la société Lucie Saint-Clair à payer à Mme X... la somme de 141 700 francs, l'arrêt retient que Mme X... a déposé les bagues sur un plateau réservé à cet effet assorti d'un coussin destiné, pour des raisons de discrétion vis à vis des tiers, à dissimuler les bijoux qui y sont déposés ; qu'une telle remise de bijoux, d'un usage sinon systématique, du moins courant dans le salon Lucie Saint-Clair, s'assimile dans ces conditions à un dépôt nécessaire au sens de l'article 1949 du Code civil et engendre une double obligation de surveillance et de restitution à laquelle la société Lucie Saint-Clair a failli ; - Qu'en statuant ainsi, sans caractériser le dépôt nécessaire ni rechercher l'existence éventuelle, à la charge de la société Lucie Saint-Clair, d'une obligation accessoire de surveillance, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ; - Par ces motifs : Casse et annule.

� RDC 2005, p. 1031, note I. Dauriac Album des œuvres d'un portraitiste, manteau de vison et autres vêtements, bijoux... Les effets personnels perdus par leur propriétaire, alors que ce celui-ci s'en était dessaisi à l'occasion d'un spectacle, d'un dîner au restaurant, d'une visite chez le médecin ou chez le coiffeur, pourraient alimenter un inventaire à la Prévert. Ils nourrissent un contentieux récurrent et subtil dont l'objet consiste à déterminer si le professionnel concerné est ou non tenu d'indemniser la perte subie. Selon les circonstances de fait propres à chaque espèce, l'argumentation des victimes est sujette à déclinaisons diverses. Le débat judiciaire peut évidemment se cristalliser sur l'existence même d'un contrat de dépôt. Outre la remise de la chose constitutive de ce contrat réel, c'est l'engagement du professionnel d'assumer la garde des effets personnels qui ont pu lui être confiés qu'il faut alors établir. Les chances de succès dépendent donc étroitement de l'interprétation souveraine des volontés. Et, la voie est assurément étroite car la remise acceptée par pure complaisance ne saurait concrétiser un dépôt. Aussi, de façon plus mesurée, l'existence d'une simple obligation de surveillance, accessoire de la prestation de service principale, peut être utilement invoquée. Bien différent était pourtant l'argument par lequel la cliente du salon de coiffure Lucie Saint-Clair avait emporté la conviction de la Cour d'appel de Paris et obtenu d'être indemnisée pour

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la perte de ses trois bagues déposées sur le plateau de la manucure, réservé à cet effet et assorti d'un coussin destiné à assurer la discrétion vis-à-vis des tiers. À en croire la Cour d'appel, « une telle remise de bijoux, d'un usage sinon systématique, du moins courant dans ce salon de coiffure, s'assimile, dans ces conditions, à un dépôt nécessaire au sens de l'article 1949 du Code civil et engendre une double obligation de surveillance et de restitution ». L'audace du raisonnement, procédant d'une analogie de pure autorité, ne pouvait pas échapper à la critique. La censure opérée par la Cour de cassation, au visa de l'article 1949 du Code civil, est certainement raisonnable car habitude ne fait pas nécessité. Le reproche fait d'un manque de base légale n'est pas en l'espèce discutable. Il suscite néanmoins plusieurs observations. En premier lieu, il est certainement de nature à dissuader de s'engager de nouveau dans la voie de l'assimilation pour défendre une application élargie de la notion de dépôt nécessaire. Défini en termes clairs, quoique non limitatifs, par l'article 1949 du Code civil, ce dernier doit avoir été « forcé par quelque accident, tel qu'un incendie, une ruine, un pillage, un naufrage ou autre évènement imprévu ». Imposé par la contrainte d'un évènement imprévu, ce caractère essentiel du dépôt nécessaire ne saurait s'effacer au profit d'un simple usage courant. À cet égard, l'injonction, faite par l'article 1952 du Code civil, de regarder le dépôt hôtelier comme un dépôt nécessaire ne peut pas constituer pour nos juridictions un exemple à suivre. Hors de toute considération de la ratio legis, l'argument d'analogie doit être proscrit et la notion de dépôt nécessaire être entendue strictement. Pourtant, en second lieu, rien n'exclut que l'argument fondé sur le dépôt nécessaire puisse ressurgir au bénéfice d'une motivation plus habile soulignant, par exemple, l'imprévisibilité du dessaisissement des effets disparus. La référence qui y fut faite a pu échapper à la censure, quand une patiente souffrant d'une phlébite subit en urgence un examen radiologique pour les besoins duquel ses bijoux lui sont retirés. Le dépôt nécessaire ne serait donc pas radicalement mis hors jeu du contentieux qui nous préoccupe. L'ambiguïté créée par l'article 1920 du Code civil, selon lequel « le dépôt est volontaire ou nécessaire » ne trouve pas ici l'occasion d'être dissipée. Conçu pour justifier un régime probatoire dérogatoire au droit commun et favorable au déposant contraint par un état de nécessité, il est certainement regrettable que le doute continue d'être entretenu quant aux vertus prétendues du dépôt nécessaire. Mobiliser le dépôt nécessaire pour rendre un prestataire de service dépositaire malgré lui, réalise assurément un dévoiement critiquable de la notion. Pour fonder la responsabilité du prestataire de service, la préférence doit donc être donnée à la recherche d'une obligation de surveillance accessoire à son obligation principale. Cette dernière solution, rappelée en dernier lieu par la Cour de cassation, devrait être, à n'en pas douter, recommandée. Simplement accessoire, cette obligation de surveillance serait encore susceptible de modalités et restrictions organisées contractuellement. Elle est enfin propice aux appréciations judiciaires pour définir, au plus juste des circonstances, les conditions de la responsabilité retenue. Ses mérites sont donc nombreux quand elle constitue un gage de souplesse tant pour les juges que les professionnels concernés.

Document 8 Cass. 1re civ., 3 février 1982

La Cour de cassation : Sur le moyen unique : Attendu que Mme Z fait grief à l'arrêt attaqué de l'avoir déboutée de sa demande en dommages-intérêts dirigée contre M. Y à la suite du vol d'une caravane mise en stationnement, moyennant une redevance, sur le terrain où, à la belle saison, celui-ci exploite un camping ; - Qu'il est reproché à la cour d'appel d'avoir refusé d'admettre que M. Guitard fut responsable de la perte du véhicule en qualité de dépositaire salarié, bien que l'existence d'un tel contrat fut caractérisée en l'espèce ; - Mais attendu que la cour d'appel, après avoir relevé que M. Y ne pouvait pas être considéré comme un dépositaire professionnel, compte

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tenu de la nature de son activité, a retenu que, lors de la conclusion du contrat, il avait remis au conducteur du véhicule un titre ainsi rédigé : « M. X Robert, place Pierre-Poncet, rentré le 20 mars 1977 », sans autre indication, et qu'ainsi, il n'était pas établi qu'il ait eu la volonté de se charger de la garde du véhicule et de toutes les obligations d'un dépositaire ; - Qu'en outre, une telle volonté ne pouvait en l'espèce être présumée de sa part, les contrats habituellement conclus en cours de saison par M. Guitard avec sa clientèle n'ayant d'autre objet que la mise à la disposition du client d'un emplacement privatif moyennant une redevance journalière ; - Attendu que, de ces constatations et énonciations, les juges du second degré ont pu déduire que la convention litigieuse, relative au stationnement d'un véhicule moyennant un prix forfaitaire, s'analysait, non en un dépôt salarié, mais en un simple contrat de louage n'entraînant aucune obligation de garde à la charge de M. Y ; - Qu'ils ont ainsi légalement justifié leur décision et que le moyen n'est pas fondé ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

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Séance n° 8 I/ Le crédit-bail

- Cas pratique :

Afin de financer l’acquisition d’un bateau de pêche, M. Achab, marin pêcheur, a conclu avec un établissement financier un contrat de crédit-bail. Il s’agit d’un bateau fabriqué en série par la société Dick. Un mois plus tard, de l’eau salée remonte par le plancher alors que le bateau est large de la presqu’île de Quiberon. Selon le rapport de l’expert, l’avarie provient de « l’inadaptation de la forme de la quille à celle de la coque ». 1°) M. Achab peut-il obtenir la résolution de la vente, et à quelles conditions, alors même que, dans le cadre du crédit-bail, c’est l’établissement financier qui a fait l’acquisition du bateau ? 2°) Quelles seraient les conséquences sur le crédit-bail de la résolution de la vente ?

II/ Le contrat de rente viagère

- Cass. 1re civ., 2 mars 1977 : Bull. civ. I, n° 115 (document 1). III/ Conclusion

- J. Raynard, « Pour une théorie générale des contrats spéciaux : des insuffisances respectives du droit général et du droit spécial » : RDC 2006, p. 597 (document 2).

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Document 1 Cass. 1re civ., 2 mars 1977

La Cour de cassation : Sur le moyen unique, pris en ses deux branches : Attendu que, selon les énonciations de l'arrêt confirmatif attaqué, Ransan a vendu à Desangles, le 1er janvier 1970, un immeuble moyennant le versement d'une rente viagère ; Que Ransan, qui était atteint depuis 1968 d'un cancer du poumon, est décédé le 13 avril 1970 ; Que son fils et sa fille ont poursuivi l'annulation de la vente ; Que la cour d'appel a fait droit à leur demande, aux motifs que la vente était nulle pour défaut de prix réel et sérieux, en raison de l'absence d'aléa, Desangles qui était un familier de Ransan, étant à l'époque de l'acte litigieux au courant de la maladie de Ransan et n'ignorant pas que sa mort était imminente ; - Attendu qu'il est fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir ainsi statué, alors, d'une part, que les contrats de rente viagère ne pouvaient être annulés en raison du décès du crédirentier survenu par suite d'une maladie dont il était atteint au moment du contrat, lorsque ce décès survient plus de vingt jours après cette date ; - Qu'en l'espèce, la cour n'aurait pu faire droit à la demande en nullité de la vente conclue le 1er janvier 1970, alors que le décès du crédirentier est survenu le 15 avril suivant, soit bien après l'expiration du délai de vingt jours, et alors, d'autre part, et en tout état de cause, que l'arrêt attaqué n'aurait pas caractérisé par ses constatations l'absence d'aléa, qu'il ne suffisait pas que l'exposant soit un familier du vendeur pour qu'il soit conscient de sa fin très prochaine, et qu'enfin, il résulte du rapport d'expertise, qui aurait été dénaturé par l'arrêt attaqué, que la fille du vendeur avait été avertie de l'imminence du décès, mais non pas Desangles ; - Mais attendu que l'article 1975 du code civil n'interdit pas de constater, pour des motifs tirés du droit commun des contrats, la nullité d'une vente consentie moyennant le versement d'une rente viagère, même lorsque le décès du crédirentier survient plus de vingt jours après la conclusion de la vente ; - Que c'est dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation des faits de la cause, que la cour d'appel, après avoir relevé, non seulement que Desangles était un familier de Ransan, qu'il voyait tous les jours, mais aussi qu'il n'ignorait pas la nature de sa maladie et qu'il pouvait en constater les progrès foudroyant, en a déduit, sans dénaturer le rapport d'expertise, que Desangles n'ignorait pas, le jour de la conclusion de la vente, que le décès de Ransan était imminent, ce qui enlevait tout caractère aléatoire au contrat, dont le prix n'était plus réel et sérieux ; - Qu'elle a ainsi légalement justifie sa décision ; - Que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ; - Par ces motifs : Rejette le pourvoi.

Document 2

� J. Raynard, « Pour une théorie générale des contrats spéciaux : des insuffisances respectives du droit général et du droit spécial » : RDC 2006, p. 597

Le droit des contrats spéciaux connaît l'inconfort d'une discipline enchâssée entre la théorie générale des obligations, dont on déduit volontiers une théorie générale du contrat, et un droit particulier né de l'organisation spécifique au contrat individuel, fruit de la seule volonté des parties et qui s'emploie sur les dispositions supplétives ou les silences du droit spécial. L'étude académique ne s'attache guère au dernier volet du triptyque, sauf à développer une démarche opérationnelle en termes de technique contractuelle. L'analyse historique met alors en lumière le mouvement pendulaire, cyclique, faisant osciller notre matière du général vers le spécial : comme on dansait la pavane, un pas en avant, deux en arrière, le droit des contrats spéciaux balance entre la ramification luxuriante, remarquablement traduite dans les manuels par un phénomène d'arborescence topique de la matière, et la verdeur de la théorie générale, qui voit les règles du droit commun revigorées au cœur des régimes les plus particuliers.

En ouvrant leurs colonnes sur l'intitulé prometteur Pour une théorie générale des contrats spéciaux, les responsables de la Revue des contrats inclinent moins au débat qu'à la promotion de ladite théorie générale, c'est-à-dire à la découverte d'un nouvel espace entre les composantes précédentes, une sorte de jeu de cache-cache. Il semble alors de bon ton d'adhérer à l'invite et de s'essayer à l'exercice, même si celui-là s'avère au fond plus délicat qu'il n'y paraît de premier abord.

Le pragmatisme généralement prêté au droit des contrats spéciaux contrecarre l'idée de l'émergence naturelle d'une théorie générale particulière à la matière : l'allure essentiellement

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concrète qui imprègnerait la discipline viendrait désavouer toute démarche notionnelle propre à l'élaboration d'une telle théorie. Mais l'objection ne serait recevable que si la théorie générale du contrat était à même de dégager des principes communs, transversaux, qui émanent du droit spécial, et encore de rendre compte de l'évolution de ce secteur, singulièrement des formes contractuelles particulières aujourd'hui développées. Tel ne paraît pas le cas. À l'interstice des carences du droit commun et des besoins du droit spécial s'esquisse l'objet recherché. C'est moins alors à l'élaboration d'une théorie des règles spéciales qu'à l'observation des insuffisances respectives du droit commun et du droit spécial qu'il s'agit ici de s'essayer. Les insuffisances de la théorie générale du droit commun du contrat (I) vont alors de pair avec les insuffisances liées à l'absence d'une théorie générale qui servirait de socle au droit spécial des contrats (II) .

I - Des insuffisances liées à la seule considération de la théorie générale du droit commun du contrat

Une théorie générale du contrat n'épuise pas une théorie générale des contrats spéciaux. Le droit commun ne permet pas de considérer les obligations et les règles distinctes qui ont leur origine dans les régimes spéciaux (1.), il ne considère pas davantage la diversité des contrats nommés ni leur possible composition (2.).

1. Alors que le droit commun considère le contrat dans sa généralité, sans exclure l'existence d'un droit spécial du contrat, droit de la concurrence ou de la consommation par exemple, comme le révèle la table des chroniques de la présente revue, une théorie des contrats spéciaux devrait s'attacher à considérer la diversité des règles et régimes qui font la substance des contrats spéciaux pour en dégager - optimisme ambiant - des principes généraux, transversaux, aux contrats de la matière, sinon en expliquer les différences. Sans doute est-il commun de dire que la théorie générale des obligations se nourrit d'applications spéciales originairement propres à tel ou tel contrat ; mais le phénomène physique qui tient dans la remontée du très spécial vers le général n'est sans doute pas aussi évident qu'il y paraît et suppose là aussi des paliers de décompression. Ainsi, la théorie des vices du consentement n'est plus vraiment à même de rendre compte des multiples techniques spéciales destinées à protéger le consentement de la partie faible, ici consommateur acquéreur ou ayant recours au crédit, là franchisé ou acquéreur d'immeuble, et qui empruntent à des formes diverses : facultés de rétractation, délais incompressibles de réflexion, information précontractuelle, dont la théorie reste bien à faire. La recherche de ce qui, général dans le monde du spécial, n'entre pourtant pas dans le droit commun, met à jour le besoin d'une strate intermédiaire.

Les éventuels désordres et incohérences susceptibles d'apparaître au sein même des règles spéciales sont alors inaccessibles aux principes du droit commun. Ainsi de la diversité des obligations de l'acheteur liées au transfert de propriété, de la pénible rivalité ayant opposé obligation de délivrance et garantie pour cause de bref délai, de la superposition d'actions offertes à l'acquéreur, avec en contrepoint l'émergence d'un monisme porté par le droit international (Conv. Vienne sur la vente internationale de marchandises, art. 35-1) et communautaire (Dir. no 1999/44/CE, art. 2.1 et C. consom., art. L. 211-4 et s.). L'influence croissante de sources exogènes sur notre droit tient en premier aux propres insuffisances de celui-ci. L'exemple du bail procure le même sentiment d'inachevé lorsque l'on observe dans l'obligation de maintien en jouissance le centre de gravité des obligations du bailleur sans très bien savoir s'il s'agit d'une obligation à part entière ou de l'expression synthétique des obligations posées aux articles 1719 et suivants du Code civil. En cause la carence d'une théorie générale des effets obligatoires liés à la mise à disposition de la chose et dont l'objet

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même serait de dégager le principe de ses applications, le genre de l'espèce ; pareil ordonnancement échappe, par nature, au domaine du droit commun.

2. Le droit commun du contrat ne permet pas davantage de considérer la diversité des contrats dans leur identité respective. Les phénomènes d'hybridation contractuelle nés de l'imagination de la pratique (A. Bénabent, « L'hybridation dans les contrats » : Mélanges M. Jeantin, Dalloz, 1998, p. 27 et s.) mettent en lumière l'utilité de considérer le contrat nommé, dans sa variété, en tant que composante élémentaire, susceptible d'être combinée, enrichie alors que celui-ci, à travers la théorie générale de droit commun, est aujourd'hui analysé, déstructuré donc. Les découvertes de l'atome et de la molécule ont précédé celles des quarks et autre théorie quantique (pour donner une tournure scientifique au propos). Sans doute la jurisprudence fait-elle bon accueil à ces manifestations de métissage contractuel, dont le crédit-bail reste l'exemple le plus significatif, mais les instruments de droit commun restent impuissants à saisir la réalité des opérations économiques évoluées que recèlent ces situations. Au fond, le Code civil, tout tourné vers la formation de l'acte juridique, ne considère pas le contrat pris en tant que tel comme élément d'actif, de richesse donc, et disponible en qualité de bien : l'ignorance de la cession de contrat par le même Code est à cet égard significative. Ainsi, les concepts d'« opération », d'« obligation essentielle » ou de « prestation caractéristique » n'émergent qu'avec peine du droit commun où ils restent largement inexploités ; autant de notions contemporaines décisives pour définir l'identité des familles contractuelles et saisir la richesse du rapport contractuel ; autant de concepts étrangers à la théorie générale de droit commun et qu'il conviendrait d'appeler au soutien d'une théorie des contrats spéciaux.

Mais les insuffisances liées à l'absence d'une théorie générale peuvent être ressenties cette fois dans le domaine du droit spécial.

II - Des insuffisances liées à l'absence d'une théorie générale du droit spécial des contrats

Parce que la matière du droit spécial des contrats est réputée plus réaliste que ne peut l'être le droit commun des obligations, donc pour tout dire moins académique, les insuffisances d'une théorie générale du droit spécial devraient naturellement être ressenties, au moins au premier abord, au plan pratique. L'absence d'un socle commun sur lequel reposerait l'ensemble des contrats réglementés au Code civil nuit tout à la fois à l'évolution de ces figures classiques (1.), à la perception exacte du périmètre de la matière (2.), à la définition de formes contractuelles contemporaines (3.).

1. Le défaut de théorie générale nuit à la nécessaire adaptation des formules classiques inscrites dans le Code civil. Le caractère archaïque de nombre de dispositions codifiées au sein du Livre III est apparu suffisamment avancé pour que l'on en propose la réécriture (A. Bénabent, « Les difficultés de la recodification : les contrats spéciaux » : Livre du Bicentenaire du Code civil, Dalloz, 2004, p. 244 et s.). Mais au-delà de telle ou telle disposition, la rédaction de cette rubrique du Code procède de l'inventaire rendant les formules réglementées inaptes à toute évolution ; de nouvelles constructions contractuelles appellent alors systématiquement au contrat innommé ou au contrat sui generis, avant de justifier de nouvelles prétentions normatives. Le contrat de vente, archétype des instruments d'échange, est certainement le plus sollicité pour accueillir toutes sortes de variantes, à tel point d'ailleurs que certains auteurs s'interrogent encore sur l'unicité du mécanisme : vente ou ventes ? L'impérialisme de ce contrat a pu laisser croire à l'inutilité d'approfondir une

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réflexion fondamentale sur l'opération économique de vente dès lors que l'essentiel était acquis : un transfert de propriété en contrepartie d'une somme d'argent. Pourtant, l'imagination de la pratique a permis de combiner à loisir la formule élémentaire. Ainsi, par exemple, la prise en compte du facteur temps est devenue essentielle pour un contrat conçu dans le Code civil comme instantané ; le droit de la distribution s'est emparé de la vente pour en faire un contrat à répétition atteint d'une sorte de bégaiement : contrat d'approvisionnement exclusif, contrat-cadre, de fourniture, concession, franchise, etc. Pas tout à fait la vente, pas tout à fait une autre, les formules ont proliféré au gré de l'inventivité des professionnels de ce secteur, le droit économique, de la concurrence spécialement, y a pris goût alors que le droit civil feignait l'indifférence.

Outre qu'elles révèlent des opérations économiques évoluées, les situations précédemment décrites d'hybridation remettent souvent en cause le rôle et la méthode de la qualification contractuelle (v. P. Partyka, Approche épistémologique de la qualification, Th. Montpellier, 2004). Ainsi, la loi no 2005-882 du 2 août 2005 est de la sorte venue définir le contrat de coopération commerciale comme « la convention par laquelle un distributeur ou un prestataire de services s'oblige envers un fournisseur à lui rendre, à l'occasion de la revente de ses produits ou services aux consommateurs, des services propres à favoriser leur commercialisation qui ne relèvent pas des obligations d'achat et de vente » (C. com., art. L. 441-7, I). La formule renvoie à la pratique dite des « marges arrière », qui voit les grandes enseignes de distribution se faire rémunérer des prestations de services qu'elles réalisent - plus ou moins - pour la revente des produits de leurs fournisseurs vendeurs. La coopération commerciale apparaît ainsi comme un contrat de prestation de services assurés par l'acheteur du produit (distributeur) au profit du vendeur de celui-ci (producteur) en vue de sa revente au consommateur. Bel exemple de greffe du contrat d'entreprise sur le contrat de vente dans un saisissant mouvement de flux et de reflux né des pratiques... de la grande épicerie. Or cette qualification révèle son utilité... pour la rédaction de la facture d'achat et le calcul du seuil de la revente à perte ; encore la réglementation nouvelle prévoit-elle à cet égard un régime à part pour la rémunération - toujours par le producteur au distributeur - de « services distincts de ceux figurant dans le contrat de coopération commerciale » (C. com., art. L. 441-7, I). Voilà un nouveau venu né de la greffe des figures les plus lourdes du droit des contrats spéciaux et dont la qualification n'a pas pour fonction le rattachement à un corpus constitutif d'un régime général mais à une réglementation ponctuelle, très particulière, de police économique. D'autres références marquent la tendance contemporaine à la qualification spéciale destinée à soumettre des figures contractuelles relevant a priori de familles bien distinctes à une règle précise, isolée, souvent de police économique. Au-delà de la composition de contrats nommés, il s'agit bien d'une nouvelle approche : la règle s'attache à une opération économique qui peut être supportée par des figures relevant de catégories traditionnelles bien différentes. C'est alors souvent la prestation caractéristique du contrat qui sert de fédérateur. Ainsi, l'article L. 330-3 du Code de commerce, pour définir le domaine de l'obligation précontractuelle d'information, vise « toute personne qui met à la disposition d'une autre personne un nom commercial, une marque ou une enseigne, en exigeant d'elle un engagement d'exclusivité ». La jurisprudence confirme que la formule est disponible pour toutes sortes de contrats : franchise ou concession, sans doute, mais aussi licence de marque, location-gérance, mandat, etc. L'article 314-1 du Code pénal arrête le domaine de l'abus de confiance par référence au « fait par une personne de détourner, au préjudice d'autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu'elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d'en faire un usage déterminé », là même où l'ancien article 408 agrégeait l'incrimination à la violation de six contrats précis (louage, dépôt, mandat, etc.). Le droit communautaire se prête au jeu : la directive Time share (no 94/47/CE du 26 octobre 1994) a

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conduit à insérer dans le Code de la consommation (L. n 98-566, 8 juill. 1998) une réglementation relative au contrat de jouissance d'immeuble à temps partagé qui s'attache à « tout contrat ou groupe de contrats, conclu à titre onéreux, par lequel un professionnel confère à un consommateur, directement ou indirectement, la jouissance d'un ou plusieurs biens immobiliers à usage d'habitation, par périodes déterminées ou déterminables, pour au moins trois années ou pour une durée indéterminée » (C. consom., art. L. 121-60) : la catégorie est accueillante tant l'enjeu était de déjouer la pratique des professionnels de l'immobilier qui n'ont eu de cesse de développer de nouveaux produits destinés à assurer la promotion du temps partagé (vente assortie d'un bail consenti par l'acquéreur au vendeur, avec réserve d'une durée de jouissance périodique au profit du premier ; acquisition de la nue-propriété assortie d'une jouissance périodique ; transfert de l'usufruit pour certaines périodes puis de la pleine propriété ; formules sociétaires ; etc.). D'autres exemples pourraient être appelés. L'exercice de la théorie générale invite dans ce contexte à bousculer les qualifications académiques proposées par le Code pour constater de nouveaux regroupements, concevoir de nouvelles dynamiques.

2. La remise en cause des qualifications, donc des catégories, reçues appelle comme en écho une meilleure perception du périmètre d'investigation. Ainsi, à prendre le contrat de mandat, c'est à une théorie générale du contrat d'entremise qu'il faudrait s'atteler, incluant l'agence immobilière et l'agence commerciale par exemple, mais aussi le référencement, le courtage, la commission, soit autant de contrats dont le régime échappe au Code civil pour relever du Code de commerce ou de textes spéciaux. À considérer le louage de choses, il peut y avoir une théorie générale dudit louage - qui a priori renvoie aux articles 1713 et suivants du Code civil... pour les seules choses corporelles - mais aussi une théorie générale du bail d'immeuble. Quid de la théorie générale des baux dérogatoires aux régimes impératifs du bail d'habitation, du bail commercial et encore du bail rural ? De la théorie générale des conventions d'occupation précaire dont la jurisprudence pose les conditions ici pour le bail commercial, là pour le bail rural ? Et qui ne perçoit la dynamique que recèle la qualification du « bail des immeubles affectés à l'activité de l'entreprise », regroupant baux professionnels et commerciaux, catégorie désormais reçue du nouveau droit des procédures collectives (L. no 2005-845, 26 juill. 2005, art. 30, codifié à l'article L. 622-14 du Code de commerce) ? La question de la frontière est récurrente à la matière ; elle traduit tout à la fois la disponibilité des contrats civils au droit de l'entreprise mais aussi un certain embarras académique dont témoigne la dénomination aléatoire de la discipline pour les manuels universitaires : principaux contrats, contrats spéciaux, contrats civils et commerciaux, etc. S'agissant de l'exercice de l'élaboration d'une théorie générale, la question se pose comme en prémisse. Une théorie générale des contrats spéciaux ne peut laisser sur le bord de la route les applications modernes les plus riches des mécanismes contractuels au seul motif que celles-là ne figurent pas dans le catalogue des titres VI à XIII (ou à XVI, c'est selon) du Livre III du Code civil : « l'utilité emporte la vitalité », inculque le praticien (J.-M. Leloup, « Les contrats commerciaux » : L'évolution contemporaine du droit des contrats, Journées R. Savatier, 1985, p. 167 et s.). En ce qu'elle contraint d'écarter toute démarche pragmatique au profit d'une attitude méthodique, l'élaboration d'une théorie générale conduit nécessairement à s'interroger sur les nouvelles limites de la discipline.

3. On fera observer qu'en réponse à ces déficiences, une théorie au moins embryonnaire serait déjà largement le fait du juge, encouragé par des textes particuliers. Celui-là n'a pas attendu l'élaboration systématique de règles générales au domaine du spécial pour tirer les conséquences des parentés et similitudes de situations qu'il rencontrait. Ainsi est-il commun de relever la porosité des catégories contractuelles et la diffusion de règles spéciales au-delà

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de la catégorie contractuelle d'origine : garantie, obligation de sécurité, résiliation unilatérale du contrat à durée indéterminée, etc. Ces phénomènes de propagation témoignent de l'aptitude du juge, et de notre droit, à dégager de son cadre étroit une règle générale souvent liée à la protection d'une partie au contrat. Ainsi encore des règles sur le crédit à la consommation qui irriguent aussi bien le prêt que le louage. Au fond, tout se passe comme si l'argument analogique jouait à fond dans le monde des contrats spéciaux.

Pourtant, confronté à des formes contractuelles contemporaines, l'argument analogique mis en avant pour justifier l'élargissement de règles spéciales aux formules congénères pointe ses limites. L'exemple des contrats de propriété intellectuelle est ici saisissant. La jurisprudence, prenant appui sur les analyses les plus traditionnelles, rapporte les contrats de licence (de brevets, de marques, etc.) au louage de choses, et la cession de ces droits à la vente. Pourtant, la particularité physique de l'objet incorporel du droit, avec l'ubiquité qui s'y attache, troublera celui qui est prêt à se satisfaire à transposer à ce secteur des règles du Code civil conçues pour des choses matérielles. Le caractère incorporel de la chose, objet du droit, a toujours fait difficulté pour admettre l'assimilation au louage de choses des licences de droit d'auteur ; il est alors proprement alarmant que l'on discute encore la nature du contrat de mise à disposition de droits d'exploitation d'un logiciel, même s'il est vrai que, s'agissant de cette branche de la propriété intellectuelle, les atermoiements tiennent davantage aux discussions touchant à la nature même du droit intellectuel. Mais encore, l'ubiquité de l'objet du droit fait que la chose (l'invention, pour s'en tenir à cet exemple) pourra être exploitée par plusieurs simultanément et sur le même territoire au titre, par exemple, de licences non exclusives - situation bien différente d'une « colocation », car procédant de la conclusion de contrats distincts portant sur la même chose avec des titulaires distincts et sans rapport. À l'inverse de la chose corporelle pour laquelle le louage est nécessairement exclusif, la chose incorporelle peut être « occupée » par plusieurs locataires simultanément ! Qui a déjà fait la théorie de la chose louée dans ces conditions ? Comment appliquer les règles sur la garantie d'éviction ? D'ailleurs, en matière de licence exclusive, les meilleurs auteurs s'interrogent sur le fait de savoir si le concédant peut, ou non, exploiter lui-même le brevet donné en licence concurremment à son locataire. Que dire enfin du contrat portant communication de savoir-faire (non approprié), baptisé à l'occasion « licence de know-how », qui balance entre la prestation de services, à raison de l'absence d'appropriation de l'objet du contrat, et la mise à disposition d'une chose, à raison de la prééminence économique du savoir-faire au regard de la prestation consistant à révéler celui-là. Quid de la garantie légale, du régime du prix pour cet accord ? L'application d'une démarche métaphorique aux régimes spéciaux du Code civil est impropre à rendre compte des questions posées par ces louages modernes.

Insuffisances respectives du droit commun et du droit spécial, la chronique est aisée, la théorie difficile. On laissera volontiers la tribune aux autres débatteurs à cette fin, mais il faut savoir gré aux initiateurs du débat d'inciter juges et auteurs à presser le pas.

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