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Du bon usage de l'hypothèse de la servitude volontaire ?

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Du bon usage de l’hypothèse de la servitude volontaire ?

Miguel Abensour

Le politique, le sujet et l’action

1. J.-M. Rey, La part de l’autre, P.U.F., Paris, 1998.

Pour reprendre une belle expression de Pierre Clastres, LaBoétie serait-il un «Rimbaud de la pensée»? La Boétie, ce toutjeune homme – quand il écrivit le Discours de la servitude

volontaire, il n’avait pas même vingt ans – viendrait-il tel un météoregénial bouleverser la tradition? Il disparaîtrait aussi soudainement qu’ilest apparu, laissant la pensée héritée venir peu à peu occulter la véritéscandaleuse qu’il avait énoncée dans un moment d’incandescentefulgurance. La Boétie serait l’auteur d’une pensée subversive,scandaleuse donc, et ferait en tant que tel figure d’exception dansl’histoire de la philosophie politique moderne, pour autant qu’ilappartienne à cette histoire. Figure d’exception : telle est la thèseprédominante qui a été réactivée par Jean-Michel Rey dans sonexcellent livre, La part de l’autre1.

À l’inverse de cette interprétation, somme toute classique, est-onfondé à proposer une contre-thèse, selon laquelle l’hypothèse de laservitude volontaire, loin de faire exception, n’aurait cessé de hanter laphilosophie politique moderne, émergeant, faisant surface à la faveurd’un événement, d’une grave crise historique, ou d’une controversephilosophique? C’est à dessein que nous employons les termes «necesse de hanter». En effet, si l’on tient à mesurer avec plus de justessela présence plus ou moins souterraine de l’hypothèse laboétienne, ilconvient de prendre en compte, au-delà de ses expressions manifestes,sa présence « spectrale » en quelque sorte. Cette hypothèseinconcevable, et qui tel un spectre ne manque pas d’effrayer tant elleébranle les certitudes apparemment incontestables du rationalismepolitique, apparaîtrait soit sous la forme d’une résistance à sonexpression, soit sous la forme paradoxale d’une présence-absence.

Réfractions n° 17, hiver 2006Pouvoir et conflictualités

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Comme si l’auteur qui se risque à laconcevoir se gardait de la formuler expli-citement, déployant autant d’énergiepour l’envisager que pour la tenir le pluspossible à distance.

Cette situation mérite d’autant plusd’être interrogée que l’hypothèse de laservitude volontaire paraît connaîtrecurieusement une grande actualité, qu’ils’agisse d’édition ou d’études critiques.

Dans un premier moment, avantd’aborder la question de l’usage, il nousfaudra revenir à grands traits surl’hypothèse elle-même, en réaffirmer lecaractère éminemment politique, aussiétonnante que cette nécessité puisseparaître, et tenter de définir au mieux larévolution laboétienne. Cette ruptureconçue par La Boétie n’est-elle pasd’autant plus marquante qu’elle vient enquelque sorte «corriger» ou « rectifier»l’innovation machiavélienne pourtant siproche dans le temps?

Dans un second temps, nous exa-minerons la question du «bon usage» enmontrant aussitôt que cette interrogationse dédouble, qu’elle se partage à vrai direen deux sous-questions consécutives, lasolution apportée à la première autori-sant ou non l’énonciation de la seconde.Avant même de dessiner les voies oùs’engager, d’évaluer le «bon usage» del’hypothèse de la servitude volontaire, ilfaut prendre en considération l’usagemême, en dehors de son caractère bonou mauvais. Entendons qu’il faut com-mencer par s’interroger sur la légitimitémême de l’hypothèse, avant d’enapprécier la qualité ou les défauts.L’usage de l’hypothèse de la servitudevolontaire est-il ou non légitime? Il esten effet des philosophes, et non desmoindres, qui récusent l’idée même deservitude volontaire, dans la mesure oùcette hypothèse leur paraît irrecevable,tant elle contredit les fondements durationalisme politique. Ainsi Hegel dans

la Philosophie du droit. De surcroît, onpeut présumer qu’une philosophiepolitique qui repose sur la conservationde soi – ou sur la peur de la mort violenteen termes de Hobbes – ne peut querejeter une pensée qui soutient que leshommes, sous l’emprise de la servitudevolontaire, sont susceptibles de surmon-ter la peur de la mort, d’accueillir ladestruction de soi au point d’offrir leurvie au tyran ou à celui qui occupe le lieudu pouvoir. Qu’il s’agisse de Hobbes oude Hegel donc, la question d’un usagepertinent ne vaut pas. Elle ne saurait seposer. Il ne saurait y avoir un bon usagepossible d’une hypothèse en elle-mêmeirrecevable et illégitime.Tout usage qui enest fait ne peut être à l’évidence quemauvais. Ce qui implique que, pouraccéder à la question du «bon usage», ilfaut au préalable avoir réussi à faire valoirla légitimité de l’hypothèse à l’encontrede ses détracteurs, en critiquant d’unepart les présupposés sur lesquelss’appuie leur position de refus et enrepoussant d’autre part les frontières durationalisme politique au-delà du calculutilitariste s’alimentant à la conservationde soi, pour ouvrir la voie non à unirrationalisme, mais à un rationalismeélargi, qui sait faire place à l’irraison sansrenoncer pour autant à ses exigencesd’intelligibilité. Ce préalable réglé, nousretrouvons La Boétie puisque ce dernier aconstruit le Discours de la servitudevolontaire à la fois sur la légitimité del’hypothèse et sur la recherche aussicomplexe qu’obstinée du bon usage.C’est La Boétie, le guetteur, qui lepremier a inauguré cette forme dequestionnement, attentif à repérer et àcongédier tous « les mauvais usages »susceptibles d’égarer le lecteur en quêtede la liberté et de l’amitié. C’est en effetdans les plis et la sinuosité du Discours dela servitude volontaire, où se déploie unart d’écrire oublié, dans ses méandres les

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plus secrets, que s’énonce et se règle,dans une lutte sans relâche contre lesmauvais usagers, la question du « bonusage». Mais à La Boétie ne s’arrête pasla question, car depuis, et encore plusnettement en notre temps, le conflit entremauvais et bon usage ne cesse de serenouveler et de se déplacer, comme s’ils’agissait enfin de réduire le paradoxe dela servitude volontaire et d’en éluciderune fois de plus l’énigme, grâce à unesolution à laquelle personne n’auraitpensé. Ne sommes-nous pas en traind’assister à ce tour de force qui consiste àéliminer la question politique de laproblématique de la servitude volontairepour nous en proposer une dilution dansle social, voire dans l’individuel?

Enfin, pour qui veut traiter du «bonusage » de l’hypothèse de la servitudevolontaire, il importe de rappeler avec laplus grande fermeté que le très jeuneauteur, La Boétie, était sans nul doute enquête de liberté et d’amitié. Le Discoursde la servitude volontaire ne peut donc êtrelu avec justesse que si le lecteur partageles mêmes dispositions que l’auteur. Eneffet, s’il est un mauvais usage, c’est biencelui qui, s’emparant de l’hypothèse, entirerait des conclusions liberticides etprendrait prétexte de cet « innommable»pour condamner à l’inanité tout combatcontre la domination. Aussi le désir deliberté est-il la boussole dont doit s’aiderle lecteur pour se frayer une voie dans letexte et ne pas tomber dans les piègesque lui tend l’auteur, comme pouréprouver sa résistance à la servitude. Cerappel s’impose d’autant plus quel’hypothèse de la servitude volontaire,détachée de La Boétie, rendue à l’état dediscours anonyme, peut s’avérer ambiguëet à tout prendre périlleuse, paralysantedans les luttes pour la liberté. Ainsi, dansla théorie politique contemporaine, a-t-on vu poindre un discours de survol quiparle « d’en haut » du peuple ou des

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masses et leur attribue des caractères oudes propriétés qui en feraient des agentspeu susceptibles d’instaurer la liberté. Sil’on se tourne vers les discours anonymesqui jouent avec le thème de la servitudevolontaire, on y rencontre des versionsmaximales, encore plus inquiétantes. Leshommes à vrai dire seraient des «chiens»,à savoir des animaux domesticables etdomestiqués, à l’opposé même del’animal politique, qui préféreraientrenoncer à leur liberté pour acheter unpeu de sécurité. La qualification de«chien» doit d’autant plus nous alerterque précisément, de façon subtile, LaBoétie nous met en garde contre cevocable appliqué aux hommes, ce qui estle propre du tyran qui, à dessein, confondhommes et bêtes et croit ou plutôt veutfaire croire que l’on peut domestiquer deshommes comme on dresse des chiens.

Version maximale ou minimale, peuimporte. Il apparaît que chez certainsl’énonciation de l’hypothèse est unpremier pas en direction de cetteservitude même, une première entréedans l’état de servitude volontaire.Comme si la formulation de l’hypothèsedevait avoir pour objet de convaincreauditeurs et lecteurs de la réalité duphénomène, en vue de faire naîtreaussitôt chez eux un consentement à laservitude. Étrange retournement. Lathèse de La Boétie, à visée incontesta-blement émancipatrice, deviendraitsoudain un instrument sophistiqué de ladomination qui tiendrait tout entier encette question adressée au peuple :pourquoi lutter pour la liberté alors quevous recherchez la servitude, que vousparticipez activement à sa venue? pour-quoi prétendre être un animal politique,alors que vous êtes un animal domes-tique, destiné à rester enfermé dansl’oikos et à subir l’assujettissement qui yrègne? C’est pourquoi d’autres, qui ont lesouci légitime de l’émancipation et que

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n’affecte aucun mépris du peuple ou dugrand nombre, récusent avec véhémencel’hypothèse de la servitude volontairedevenue, à leurs yeux, un obstacle à laliberté. Ainsi Louis Janover, rebelle àl’idée de servitude volontaire, écrit :« Seule la domination est volontaire etson principe ne saurait s’étendre à ceuxqui la subissent. » Aussi faudrait-il voirdans cet « inconcevable » une rusesatanique des dominants destinée àcacher la part de violence qu’elleimplique. «L’intériorisation des normesde la servitude doit nécessairement êtredite volontaire, sinon elle échouerait àdissimuler le fait qu’elle ne l’est pas.» Etse tournant vers le Freud de L’Avenird’une illusion qui invoque, sous le nom de« civilisation », le toujours déjà là de lacontrainte sociale, Janover conclut : «Laservitude volontaire est en réalité la chosela plus involontaire au monde, puis-qu’elle s’impose à l’individu en dehors detout choix comme une prescriptioninscrite dans sa chair dès avant sanaissance2.» Si l’on ne peut que souscrireà l’inspiration anti-autoritaire de ceslignes, leur auteur, faute de suffisammentdistinguer entre La Boétie et les discoursanonymes qui à tort s’en réclament, nefinit-il pas par dissoudre l’énigme de laservitude volontaire et la perdre de vue,lorsqu’il écrit : «La servitude volontaireest l’autre nom de la dominationvolontaire, tant il est vrai qu’on ne sauraitpenser l’une sans l’autre, puisque lesmêmes conditions matérielles rendentpossible l’une et l’autre.» Que reste-t-ilde la révolution laboétienne?

On peut donc comprendre que despenseurs de la liberté aussi différents queRousseau et Hannah Arendt aient pu

2. L’ensemble de ces citations provient de LouisJanover, «La démocratie comme science-fictionde la politique », Réfractions, N°12, Printemps2004, pp. 92-93.

tout à la fois prendre en considérationl’idée de servitude volontaire etnéanmoins ne pas la faire leur, tant ilsétaient réticents à vraiment accepter unehypothèse qui, à leurs yeux, compro-mettait gravement les chances de laliberté. À nous de savoir entendre, dansces protestations et ces réticences, l’exi-gence d’un bon usage de l’hypothèse,d’un usage selon la liberté, résolumentorienté à la liberté. Et comment ne pasreconnaître en La Boétie un maître dubon usage? Loin d’invoquer on ne saitquel obscur instinct de soumission, ouquelle faille de la nature humaine, ouquelle défaillance du peuple, c’est du seinmême de la liberté, de son déploiementdans le temps et l’effectivité que LaBoétie fait surgir la catastrophe de laservitude. De par le nœud spécifiquequ’elle forme avec la pluralité, avec lafragilité de la pluralité, la liberté n’est-ellepas exposée à des aventures où elle estmenacée de s’abolir et de basculersoudain en son contraire?

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3. Spinoza, Œuvres Complètes, La Pléiade,Gallimard, Paris, 1954, p. 145.4. La Boétie, Discours de la servitude volontaire,suivi de Les paradoxes de la servitude volontaire,Vrin, Paris, 2002, p. 7.5. La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire,Payot, Paris, 1976, p. 104-105.6. J.-M.Rey op.cit., p. 202 et p. 199.

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I. La scandaleuse hypothèse.

Servitude veut dire : une privation deliberté qui provient d’une cause exté-rieure à celui qui subit l’assujettissement.Par exemple, l’esclave s’abstient d’actionsmauvaises par peur des sanctionssusceptibles d’être appliquées par unepuissance étrangère, le maître. Spinozadans le Court Traité écrit : « L’esclavaged’une chose est le fait qu’elle est soumiseà une cause extérieure ; au contraire, laliberté consiste non à y être soumise,mais à en être affranchie3.»

Servitude volontaire désigne un étatde non-liberté, d’assujettissement qui apour particularité que la cause del’esclavage n’est plus extérieure, maisintérieure, en ce que c’est l’agent ou lesujet lui-même qui se soumet volon-tairement au maître, qui de par sonactivité est l’auteur de sa propre servi-tude. Si nous citons la présentationd’une édition récente : « la servitudevolontaire, c’est-à-dire le scandale d’uneservitude qui ne procède pas d’unecontrainte extérieure, mais d’unconsentement intérieur de la victimeelle-même devenue complice de sontyran» 4.

Revenons au texte en sa premièrepartie. La Boétie a recours à toutes lesressources de la rhétorique pour dire à lafois le scandale – de nature à bouleverser,à choquer les idées reçues de l’opinionpublique –, la monstruosité – un phéno-mène qui se situe au-delà des limitesconnues –, l’énigme qui se renforce de ceque le phénomène pointé par La Boétiese refuse à la nomination, est innom-mable. Retenons quelques-unes desformulations les plus frappantes :

D’abord, la scandaleuse hypothèse:« Pour ce coup, je ne voudrais sinonentendre comme il se peut faire que tantd’hommes, tant de bourgs, tant de villes,tant de nations endurent quelquefois un

tyran seul, qui n’a de puissance que cellequ’ils lui donnent.»« Grand chose certes, et toutefois sicommune qu’il s’en faut de tant plusdouloir et moins s’esbahir voir un milliond’hommes servir misérablement, aiant le colsous le joug, non pas contrains par une plusgrande force, mais aucunement (ce semble)enchantés et charmés par le nom seul d’un,duquel ils ne doivent ni craindre lapuissance, puisqu’il est seul, ni aimer lesqualités puisqu’il est en leur endroitinhumain et sauvage5.»

Observons à la lecture de ces premierspassages que la servitude volontaire n’estpas une intrigue qui se déroule d’individuà individu, mais qu’il s’agit d’unphénomène, mieux d’un mouvementcollectif, qui, rencontrant la question dupouvoir, celle de la liberté et de lapluralité, devient éminemment politique.Comme le remarque très justement J.-M.Rey, « le fil rouge de l’analyse de LaBoétie est constitué par le verbe donner».C’est le don de ces libertés multiples quiconstitue la puissance du tyran. Demême il remarque que «La Boétie, toutau long du texte, est à la recherche dedésignation adéquate pour un objetscandaleux » 6. En effet, La Boétie seheurte quasiment à une aporie : face à unscandale, à un objet non identifié, face àdu monstrueux (un prodige, un êtreexceptionnel qui passe les limites dans ledomaine du mal), comment nommer cequi est de nature à révolter la doxa,comment prendre la mesure de ce quiéchappe à toute mesure ? Commentinscrire ce phénomène aussi monstrueux

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7. La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire,1976, op. cit., pp. 106-108.

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interrogés sur les voies de la domination,sur les « instruments» à l’aide desquelsles dominants maintiennent les dominéssous leur emprise. Ce qui a pour nom«les arcanes de la domination». Enten-dons que pour conserver la structureMaîtres/esclaves, les Maîtres ont recoursà tout un ensemble de procédés, maisplus à des dispositifs symboliques quifont lien entre dominants et dominés, detelle sorte que les esclaves ne se révoltentpas contre le pouvoir des maîtres. Seloncette perspective classique, dans larelation dominants/dominés, les Maîtressont situés au pôle de l’activité, lesesclaves à celui de la passivité.

Or le coup de génie de La Boétie estd’avoir sinon inversé les pôles – il le faitpar moments – tout au moins de les avoirfait sensiblement bouger, au point desemer la confusion et d’ébranler lescertitudes les mieux établies. À suivre LaBoétie, les esclaves, loin d’être assignésau pôle de la passivité, loin d’être lessujets passifs de la domination quis’exerce sur eux, participeraient à cettedomination, pire, en deviendraient lesartisans actifs. Si dans la théorieclassique, c’est aux ruses des puissants,les rois aidés des prêtres, que l’on attribuela domination qui reposerait sur latromperie, avec La Boétie, les dominés neseraient pas trompés par leurs maîtres,mais s’auto-tromperaient en quelquesorte pour finir par s’auto-détruire. Là estdonc le scandale, dans le fait que lesesclaves ne seraient ni trompés, niabusés, mais consentants. Le scandale vabien au-delà du consentement,l’acceptation des esclaves est uneadhésion active, voire frénétique.

« Ce sont donc les peuples mêmes qui selaissent ou plutôt se font gourmander,puisqu’en cessant de servir ils en seraientquittes ; c’est le peuple qui s’asservit, qui secoupe la gorge, qui, aiant le choix ou d’estresert ou d’estre libre quitte la franchise et

que scandaleux dans la langue ?comment, l’ayant nommé, en faire unobjet possible de la philosophiepolitique?

« Mais, ô bon Dieu ! que peut estre cela ?comment dirons-nous que cela s’appelle ?quel malheur est celui-là ? quel vice, ouplutôt quel malheureux vice voir un nombreinfini de personnes, non pas obéir, maisservir ; non pas estre gouvernés, maistyrannisés… mais d’un seul ; non pasd’un Hercule ni d’un Samson, mais d’unseul hommeau.«Si l’on void, non pas cent, non pas millehommes, mais cent pays, mille villes, unmillion d’hommes, n’assaillir pas un seul,duquel le mieux traité de tous en reçoitce mal d’estre serf et esclave, commentpourrons-nous nommer cela ? est-celascheté ? Or, il y a en tous vicesnaturellement quelque borne, outrelaquelle, ils ne peuvent passer : deuxpeuvent craindre un, et possible dix ;mais mille, mais un million, mais millevilles, si elles ne se défendent d’un, celan’est pas couardise, elle ne va point jusque-là… Donc quel monstre de vice est ceci, quine mérite pas encore le titre de couardise, quine trouve point de nom assez vilain, que lanature désavoue avoir fait et la langue refusede nommer?» 7

Il s’agit donc d’un mal innommable,au-delà de toutes les limites connues. Laquestion du passage au-delà des limitesest essentielle pour La Boétie, elleconstitue l’énigme de la servitudevolontaire et le moteur de l’enquêtevertigineuse qu’il entreprend.

S’il est vrai que la division entreMaîtres et esclaves a été pensée depuisl’Antiquité comme appartenant àl’essence de toute société humaine, iln’en reste pas moins que des écrivains,des historiens, des philosophes se sont

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8. Ibid,., p. 111.9. J.-M.Rey, op.cit., pp. 200-201.

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prend le joug, qui consent à son mal, ouplutôt le pourchasse.» 8

Là est la rupture laboétienne – ruptureépistémologique, philosophique, maisaussi rupture politique – qui vientrévolutionner la théorie classique de ladomination et du même coup trans-former les données de l’émancipation etla question politique même. C’est dansl’expression «servitude volontaire», dansl’invention langagière de cet inconce-vable que se tient la traduction sensiblede l’énigme de l’humain dans le champpolitique. Comprendre l’économie d’unrégime de domination requiert désor-mais un déplacement inédit : il ne s’agitpas tant de se tourner vers les dominantset de passer au crible leur système dedomination que de se tourner vers lesdominés et d’essayer de percer au jour lesvoies multiples par lesquelles cesderniers participent activement à leurpropre asservissement. Déplacement etconversion du regard donc. En termescontemporains, nous avons bien là unchangement révolutionnaire de para-digme ; « la science normale » de ladomination est morte, une autre science,plus incertaine, plus complexe, mais aussiplus déroutante est en train de naître,celle de la servitude volontaire avec pourquestion majeure: comment un «tel vicemonstrueux » est-il rendu possible ? Etsur ce point J.-M. Rey prend acte de larévolution laboétienne : « À partir dumoment, écrit-il, où l’on met en cir-culation l’expression de « servitudevolontaire», quelque chose peut devenirsaisissable qui ne l’était pas, certainsproblèmes sont de fait posés qui,auparavant, ne l’étaient pas ou n’avaientde consistance que sur un autre terrain.C’est l’horizon qui commence à se trou-ver remodelé par cet acte de langage…Avec l’expression de servitude volontaireon commence à toucher à ce qu’il y a deplus incroyable dans l’espèce humaine9.»

Que les amis de la liberté, pour autantqu’ils se tiennent à La Boétie et non auxversions déformées qui circulent, serassurent. En effet si le peuple, de par sonactivité auto-négatrice, est aussi respon-sable de son asservissement, il ne tientdonc qu’à lui de mettre un terme au donde soi, d’arrêter cette hémorragie, cetteactivité auto-destructrice pour ques’ouvre la possibilité de la liberté. CertesLa Boétie vient considérablementcompliquer la question de l’émanci-pation, mais il n’y renonce en aucunemanière.Venu imprimer un coup d’arrêtaux visions lénifiantes et pour finirparalysantes, à aucun moment il ne setransforme en professeur de résignation.Bien au contraire, il ne cesse d’affirmerque la clef de la liberté est entre les mainsdu peuple.

On nous répliquera que La Boétie n’arien inventé et que le concept deservitude volontaire lui a de longtempspréexisté, soit chez Sénèque, soit dans laBible. Mais le geste révolutionnaire de LaBoétie consiste dans l’effectuation d’unetransposition : l’auteur du Discours arepris l’idée de servitude volontaire et l’aarrachée du domaine où on l’enfermaitpour la faire jouer dans un champcollectif – un million d’hommes – qui estle champ politique, puisqu’il y estquestion du lieu du pouvoir, du tyran, desrapports du peuple au tyran, de lacondition humaine de pluralité et de sonrapport coextensif à la liberté. Il convientd’être d’autant plus sensible à larévolution laboétienne que la tentationest toujours présente parmi nous debanaliser l’idée de servitude volontaire enla voyant partout, dans les rapportsintersubjectifs, dans l’amour, dansl’éducation, dans le travail, etc., et ce

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10. J. P. Marat, Les Chaînes de l’esclavage, 10/18,Paris, 1972, p. 39 et p. 247.11. R. Bodei, La Géométrie des passions, P.U.F.,Paris, 1967, p. 380.12. O. Remaud, in Discours de la servitudevolontaire, 2002, p. 135.

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faisant de ne pas la percevoir là où LaBoétie l’a si génialement située, dans lasphère politique.

Si nous cherchons confirmation de larévolution laboétienne, du changementde paradigme auquel elle procède, nousdisposons d’un signe qui ne trompe pas :à savoir la disposition, postérieurement àLa Boétie, à ne pas entendre sa leçon, àl’étouffer même pour mieux revenir à lascience normale de la domination. De cepoint de vue, le cas de Marat estexemplaire. Il écrivit Les Chaînes del’esclavage, publié une première fois enAngleterre en 1774 et une seconde foisen France en 1792, à la suite de sa lecturede La Boétie. Le plagiat ne fait aucundoute, mais ce n’est pas le moindre mal.Car, en dépit du plagiat, Marat ignorepresque totalement la rupture laboé-tienne et revient à la théorie classique dela domination : partant de la libidodominandi des princes, il s’efforce depasser en revue l’ensemble des moyenspar lesquels les puissants – roi ou tyran,peu importe – asservissent les peuples.En ouverture, la libido dominandi :«L’amour de la domination est naturel aucœur humain, et dans quelque état qu’on leprenne, toujours il aspire à primer :… telleest la source de l’esclavage parmi leshommes.» Et de décliner les stratagèmeset les ruses des princes. Il arrivecependant à Marat de se rapprocher detrès près du nouveau paradigmelaboétien. « Le Peuple forge ses fers »,écrit-il, ou encore : « Le peuple ne selaisse pas seulement enchaîner : ilprésente lui-même sa tête au joug…Non content d’être la dupe des fripons, le

peuple va presque toujours au-devant dela servitude et forge lui-même ses fers10.»

Mais là où La Boétie distingue uneénigme et s’interroge à la fois sur ladynamique de la pluralité et l’affect denature à produire cette inquiétante formede servitude, venue de l’intérieur dessujets, Marat tient la réponse et saitnommer sans difficulté le ou les vicesresponsables de l’esclavage du peuple :vanité, ignorance, sottise, aveuglement.De là pour Marat la nécessité que « l’Amidu peuple» se transforme en censeur quisaura remédier d’en-haut à la stupiditédu peuple, ce « vieil enfant ». Aussi nepeut-on qu’être d’accord avec RemoBodei qui, dans La Géométrie des passions,reproche à Marat d’avoir outra-geusement simplifié la problématique deLa Boétie. « Selon Marat, écrit-il, aucontraire, la solution est beaucoup plussimple et moins mystérieuse: les chaînesde l’esclavage sont unidirectionnelles,elles descendent d’en-haut, en tant quefruit d’une conjuration plurimillénaire11.»À une domination qui tombe d’en-haut,il conviendrait d’opposer une libérationqui vient aussi d’en-haut. En revanche,on ne peut que s’opposer à la thèsed’Olivier Remaud qui, dans son inté-ressante confrontation entre Marat et LaBoétie, a tendance à poser une continuitéentre domination et servitude volontairepar la médiation de la coutume inté-riorisée12. Or cette interprétation a le tortde prendre pour argent comptantl’argument de la coutume et d’ignorer dumême coup l’étonnant stratagème de LaBoétie dans le Discours de la servitudevolontaire, qui ne cesse de jouer avec ledésir de liberté et de vérité du lecteur. Eneffet, La Boétie paraît avoir construit sontexte sur le contraste entre l’hypothèserévolutionnaire du début et le retourapparent à la théorie classique de ladomination, notamment à partir de laphrase, «Il y a trois sortes de tyrans…»

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73Une lecture attentive du texte montreque l’invocation de la coutume n’est pasune thèse philosophique portée par undésir de vérité, mais un argumenttyrannique ou plutôt employé par letyran afin de convaincre le peuple del’inéluctabilité de la servitude. Cettejuxtaposition des deux paradigmes dansle même texte, loin d’être le fruit d’unéclectisme conciliateur, est une manièresubtile de déprécier la science normalede la domination pour inviter le lecteur àfaire retour à l’hypothèse révolutionnairelaboétienne, comme s’il s’agissait de fairecomprendre au lecteur que la reprise dela doctrine classique de la dominationéquivaudrait en fait à une rechute dansla servitude volontaire, au niveau de lalecture.

La rupture qu’effectua La Boétie estd’autant plus marquante qu’elle se situeà la fois dans le sillage de Machiavel etvient en quelque sorte « corriger » ou

«rectifier» l’enseignement machiavélien.Dans le sillage de Machiavel, car larévélation de cet inconcevable qu’est laservitude volontaire retient la leçon duchapitre XV du Prince, à savoir qu’il fautcesser d’orienter la pensée politique versl’imagination de formes politiques quin’ont jamais existé et examiner plutôt lamanière dont on vit que de rechercher lafaçon dont on devrait vivre. Bref, le jeuneauteur poursuit l’élucidation de lacondition humaine en révélant dans ceclivage de la volonté « la vérité effectivede la chose ». Mais aussi une « recti-fication » de Machiavel. Le penseurflorentin n’a-t-il pas posé l’existence, àl’intérieur de toute cité humaine, de deuxhumeurs, celle des Grands qui désirentdominer et celle du Peuple qui désire nepas être dominé? Et c’est du choc de cesdeux désirs contradictoires, des tumultesqu’il occasionne, que naît la liberté. ÀRome les querelles du Sénat et du peuplefurent au principe de la liberté. Desurcroît, Machiavel confie au peuple qui« a plus de volonté de vivre libre » lasauvegarde de la liberté. Dans le Discourssur la première décade de Tite-Live : « Lepeuple, écrit-il, préposé à la garde de laliberté, moins en état de l’usurper que lesgrands, doit en avoir nécessairement plusde soin et, ne pouvant s’en emparer, doitse borner à empêcher que d’autres nes’en emparent13. » Or en un sens LaBoétie fait un pas de plus dans ladécouverte de « la vérité effective» de lacondition humaine, un pas de plus dansle «réalisme» si particulier de Machiavel.Car il jette un soupçon sur le désir deliberté du peuple, ou plutôt il introduitune complication : la «volonté de vivrelibre du peuple» n’est-elle pas doubléed’une volonté de vivre asservi ? cette

13. Machiavel, Œuvres Complètes, La Pléiade,Gallimard, Paris, 1952, p. 392 (Livre I, Chap.V).

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volonté n’est-elle pas exposée à se cliver,et à se retourner contre elle-même ?Complication ne signifie pas résignation.Alors il appartiendra aux combattants dela liberté et de l’émancipation de compterdésormais avec cette nouvelle donnée,avec cette fragilité du désir de liberté,cette instabilité, cette duplicité, avec sapossibilité de basculer en son contraire.Complication ouverte, l’énigme demandeà être élucidée et non à être transforméeen destin. Et c’est en mettant en scène ladynamique du champ politique, toutentier, sous le signe de la pluralité, queLa Boétie poursuit sans relâche, obsti-nément, son enquête sur les chances dela liberté.

Cette lecture qui insiste sur lerenversement de la théorie classique dela domination et sur l’invention d’unnouveau paradigme, mérite d’autant plusd’être retenue que la critique contem-poraine la plus récente l’ignore curieuse-ment et tend à occulter cette révolutionpar des voies multiples. Soit en diluant laservitude volontaire dans le social, soit enla noyant dans l’individuel et le subjectif.Il est symptomatique d’observer quedans la plupart des textes de l’éditionVrin, les auteurs traitent de la volontécomme s’il s’agissait d’une volontéindividuelle ou subjective, ignorantl’innovation laboétienne. Or pour LaBoétie, ce n’est pas l’homme qui«pourchasse» la servitude, mais ce sontles hommes pris dans des configurationsspécifiques, comme pour HannahArendt, ce sont les hommes qui habitentla terre. L’alternative entre liberté etservitude vient s’entrecroiser avec desformes diverses de la pluralité. Autre-ment dit, les aventures de la servitudevolontaire se conjuguent aux aventuresde la pluralité. La révolution laboétienneainsi resituée dans le champ politique, ildevient alors possible d’aborder laquestion du bon usage.

II. De l’usage légitime au bon usage.

À bien y regarder, la question qui nousoccupe contient deux implicites. D’abord,si nous nous proposons de faire uneenquête sur un bon usage, c’est que nousadmettons qu’il y a de mauvais usagespossibles de l’hypothèse laboétienne.Mais il est un second implicite, plusinquiétant en un sens, auquel se rapportele point d’interrogation du titre, à savoirque tout usage de l’hypothèse, quellesque soient ses conditions d’énonciation,serait nécessairement mauvais, inaccep-table, car il serait une insulte à la raisonou à la liberté. De là, l’existence en réalitéde deux questions, ou si l’on veut ledédoublement nécessaire de la question:

1) La première qui porte sur l’usagemême et que nous avons déjà formulée:l’usage de l’hypothèse de la servitudevolontaire est-il ou non légitime ?Question que l’on ne peut éluder et qu’ilnous faut examiner sans détour, puis-qu’un Hegel répond nettement par lanégative à la question de la légitimité.Cette hypothèse étant non recevable,tout usage qui en est fait est néces-sairement mauvais.

2) Si, en réfutant les adversaires del’hypothèse, nous parvenons à en établirla légitimité, il nous faudra dans unsecond temps travailler la questioncritique : à quelles conditions un usagelégitime de l’hypothèse de la servitudevolontaire doit-il souscrire pour être unbon usage?

Certains philosophes donc rejettentpurement et simplement l’hypothèse dela servitude volontaire. Ainsi Hegel dansles Principes de la philosophie du droit,alorsqu’il étudie l’institution de la monarchieconstitutionnelle, récuse, on ne peut plusnettement, dans l’addendum au § 281,l’hypothèse de la servitude volontaire.Certes, il ne cite pas l’auteur du Discours.

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14. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie dudroit, texte présenté, traduit et annoté par R.Derathé,Vrin, Paris, 1975, p. 296. Désormais nousciterons dans le texte en indiquant le paragraphe.

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Mais on perçoit néanmoins un accentvenu de La Boétie lorsque Hegel écrit :« et pourtant des millions d’hommesacceptent d’être soumis à son autorité».Citons le passage de Hegel en entier :

«Les monarques ne se distinguent pasdes autres hommes par la force physiqueou par leurs qualités d’esprit, et pourtant,des millions d’hommes acceptent d’êtresoumis à leur autorité. C’est une absurditéde dire que les hommes se laissent gouvernerà l’encontre de leurs intérêts, de leurs buts, deleurs projets, car les hommes ne sont passtupides à ce point. C’est leur besoin, c’estla force interne de l’Idée qui, elle-mêmeles contraint, même contre leurconscience apparente à cette soumissionet les maintient dans cette sujétion. Si lemonarque apparaît comme sommet etpartie de la constitution, il faut toutefoisadmettre qu’un peuple conquis nes’identifiera pas au monarque dans laconstitution14.»

Et Hegel de distinguer entre unpeuple conquis et le peuple de laconstitution, entre une révolte dans uneprovince conquise et une émeute dansun État bien organisé. À cet effet, ilrappelle les paroles de Napoléon àl’entrevue d’Erfurt : « Je ne suis pas votreprince, je suis votre maître.»

On le sait, pour Hegel la monarchieconstitutionnelle est la forme d’État laplus raisonnable que l’évolutionhistorique ait produite. « Le dévelop-pement de l’État, écrit-il, en monarchieconstitutionnelle est l’œuvre du mondeactuel, dans lequel l’idée substantielle aatteint sa forme infinie. » (§272, Rem.)Entendons que la monarchie consti-tutionnelle est la forme accomplie del’État, en tant qu’organisme totalisant etqui doit être considéré comme «un grandédifice architectonique, comme unhiéroglyphe de la raison qui se manifestedans la réalité. » (§279, add.) C’est direque l’approche de Hegel se tient loin de

tout empirisme et pose que seule uneméthode philosophique, spéculative, estde nature à saisir « l’Idée de l’État» et àtenir à l’écart toute forme de justificationextérieure qui reste en deçà de la ratio-nalité de l’État, ou de l’État en tant quemanifestation de la raison. (§279, add.)

Face au problème délicat dumonarque, la ligne de défense de Hegelest double. D’abord un appel à laspécificité du monde actuel : la grandedifférence entre le monde antique et lemonde moderne est que ce dernier areconnu le principe subjectif, ce quisignifie que ce qui décide en dernièreinstance est le « Je veux de l’homme ».C’est dans la mesure où l’État est unindividu par rapport aux autres États quel’existence d’un monarque sous formed’individu se justifie. Ensuite, Hegel yinsiste, c’est seulement en rapport avecl’Idée de l’État que l’individu-monarquedétient un pouvoir ; il ne le détient doncpas à titre personnel. Le monarque, àmoins de devenir un rebelle, ne peut pasimposer sa volonté à la nation. Il s’ensuitque, face à l’individu-monarque,l’analyse spéculative doit prendre enconsidération, non l’individu empiriqueavec ses caractères contingents etarbitraires, mais la fonction qu’il remplittelle qu’elle est définie par la constitution.Les adversaires de la monarchiehéréditaire soutiennent cependant quel’État risque d’être livré au hasard et à lacontingence; en effet le monarque peutêtre mal éduqué, incapable, indigned’être à la tête de l’État. À cela Hegelrépond que cette critique suppose quetout dépend du caractère du monarque.Or «cette supposition ne vaut pas», carcompte seulement la fonction du

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monarque, à savoir d’être l’organe dedécision formelle et un rempart contre lespassions. Peu importent les qualités oules défauts du monarque, seule comptesa fonction institutionnelle. Hegel écritnon sans ironie : « il n’a qu’à dire oui et àmettre les points sur les i. » Dans cesconditions, l’existence du monarque à latête de l’État en tant que totalité est lamanifestation du caractère rationnel dela monarchie. «Dans une monarchie bienorganisée, le côté objectif n’appartientqu’à la loi, à laquelle le monarque n’aqu’à ajouter le « Je veux subjectif «. »(§280, add.)

C’est dans cette perspective dejustification de la monarchie en tantqu’institution rationnelle que Hegelrencontre l’hypothèse de La Boétie. Ilinterroge : comment expliquer que lesmonarques, qui ne sont ni des êtresexceptionnels, ni des surhommes,puissent susciter le consentement demillions d’hommes à leur autorité?

À cette question, doit-on répondre eninvoquant l’irrationalité des hommes quipeut les entraîner jusqu’à se laissergouverner contrairement à leurs intérêts,à leurs projets, à leurs buts? Bref, peut-onrépondre à cette question par l’hypothèsede la servitude volontaire ? Or cetteréponse possible, concevable, que Hegelconnaît donc, est à ses yeux inacceptablepour deux raisons:

D’une part, une raison psychologiqueet empirique : il y a des limites à lastupidité des hommes et l’une d’elles,vraisemblablement la plus solide, est laconservation de soi qui se charge derappeler aux hommes, si besoin est, leursintérêts. C’est pourquoi, l’hypothèse dela servitude volontaire qui outrepasse ceslimites n’est pas recevable ; la conser-vation de soi ou la raison subjective n’est-elle pas là pour y faire obstacle?

D’autre part, une raison spéculative :ce comportement, apparemment irra-

tionnel, se révèle être rationnel si l’onprend en considération l’Idée de l’État,comme Hegel ne cesse de nous inviter àle faire. En effet les sujets ou êtres asservisauraient reconnu dans l’État, notammentdans sa symbolisation, dans la personnedu monarque, la figure de la raison, lamanifestation de l’Idée. Hegel ne nie pasle fait de la sujétion ou de la soumission,mais au lieu de l’attribuer à un clivage dela volonté, divisée entre autonomie ethétéronomie, à une défaillance du désirde liberté, faisant intervenir la médiationde l’Idée et de la constitution, il invite àlire dans cette sujétion une reconnais-sance, plus souvent implicite qu’explicite,de la rationalité de l’État monarchique,de l’universalité de l’État dans une seulepersonne, celle du monarque. Donc lecontre-soi de la soumission à l’autoritédu monarque ne serait pas une atteinte àla raison subjective, une autodestruction,mais un accès, à travers sacrifices etacceptations rationnelles, à la raisonobjective. Il suffit de savoir déchiffrer ce«hiéroglyphe de la raison.»

La réponse hégélienne est-elle denature à invalider l’hypothèse de LaBoétie et à permettre de la déclarerdéfinitivement irrecevable, de telle sortequ’il n’y en aurait pas d’usage légitimepossible?

Tournons-nous une fois encore versLa Boétie : sur le plan psychologique –pour autant qu’il soit question depsychologie – et empirique, il apparaîtque le «cran d’arrêt» de la conservationde soi ne fonctionne pas, ne vient pasimposer une limite efficace à ce queHegel appelle la stupidité des hommeset qui n’est pas stupidité. Le propre de cevice innommable, à suivre lesdescriptions du Discours de la servitudevolontaire est son illimitation ; une foisenclenché, le mouvement de la servitudene connaît pas de bornes. Ajoutons qu’ilne s’agit nullement de stupidité comme

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1. La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire,1976, p. 112.

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semble le penser Hegel, mais de l’actiond’un affect spécifique – le charme etl’enchantement du nom d’Un – quiproduit une forme de servitude humaine.C’est cet affect qui fait sauter le crand’arrêt de la conservation de soi ; entermes de Hobbes, prédécesseur nonspéculatif de Hegel, confrontée à cetaffect, la peur de la mort violente n’agitplus. Elle échoue à introduire un débutde pacification et «d’ordre», en dépit dela subjectivation de la raison. La servitudevolontaire, le XXe siècle l’a malheu-reusement maintes fois démontré, ouvrel’abîme d’une absence de monde, d’unacosmisme où il s’est avéré que leshommes pris dans certaines confi-gurations peuvent surmonter la peur dela mort, au point de laisser libre cours àde funestes mouvements mortifères.L’illimitation du don qui anime laservitude volontaire fait sauter les limitesautoconservatrices et du même coupl’objection de la conservation de soi,venue de Hobbes ou de Hegel, puisqueplus rien ne paraît pouvoir s’opposer àcette flamme dévorante. «Certes commele feu d’une petite étincelle, écrit LaBoétie, devient grand et toujours serenforce ; et plus il trouve de bois plus ilest prêt d’en brûler15.»

Quant à la réponse spéculative deHegel, qui tend à faire resurgir unerationalité tout au moins implicitederrière une irrationalité apparente,peut-on s’en satisfaire? Cette réplique netombe-t-elle pas sous le coup de lacritique de la philosophie spéculative ?Sous prétexte de décoller de l’empirie etde l’immédiat, de juger tout à la lumièrede l’Idée de l’État, l’accès à la rationalitéobjective de l’institution ne s’avère-t-ilpas, à vrai dire, être le produit équivoqued’une transfiguration génératrice d’illu-sion ? le produit d’une opération quiconsiste, au nom de la méthode philo-sophique et grâce à la médiation de la

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constitution, à reconnaître du sens là où,au niveau de l’immédiat, il n’y a que del’insensé ? On sait comment, face à lasouffrance de l’individu, la dialectiquehégélienne, de par le travail de lamédiation, l’intégration à une totalitésignificative, est prompte à pratiquer larelève. Mais il est des souffrances qui nese relèvent pas. L’énigme de la servitudevolontaire peut-elle pour finir êtremétamorphosée, de façon lénifiante, enl’avènement d’une conscience juste,avertie de la rationalité immanente del’institution monarchique? Après Feuer-bach et Marx et leur critique de la philo-sophie spéculative de Hegel, il nous estpermis d’en douter. De surcroît,l’argument hégélien ne vaut que s’il y aune différence entre le monarque et letyran, entre le prince et le maître. Mais sicette différence s’estompe, si elle estcontestée, la transfiguration hégéliennes’effondre aussitôt. Or telle est bien ladirection de La Boétie, avant Saint-Just,Alfieri, avant Marx. Il appartient à unetradition critique de la philosophiepolitique, tradition déterminée à détruirela légitimité illusoire de la monarchie et àen dévoiler la nature véritable, sous lesigne de la domination. Dès l’ouverturedu Discours, il rejette la légitimité de lamonarchie : «pour ce qu’il est malaisé decroire qu’il y ait rien de public en cegouvernement où tout est à un.» Dansce cas, la thèse de la rationalité objectivede la monarchie ne tient plus. L’invo-cation hégélienne d’une conscience de larationalité monarchique qui justifierait lasoumission des sujets tombe au rangd’une rationalisation, d’un habillagepseudo-philosophique d’un comporte-ment irrationnel, auto-destructeur, sousl’emprise d’une forme de dominationaussi extérieure que la tyrannie. Bref, c’est

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78le monarchisme de Hegel qui lui faittravestir la réalité des rapports de force etle scandale de la soumission des sujets,dans un régime dont le principe est,selon le jeune Marx, « l’homme mépriséet méprisable, l’homme déshumanisé.»(Lettre à Ruge, 1843) On pourrait ajouter,si l’on tient compte de la méthodetransformative de Feuerbach, méthodeantispéculative par excellence, quiconsiste à inverser le sujet et le prédicat,que l’on peut par cette voie substituer aupeuple de la constitution – (Hegel : c’estl’État qui fait le peuple) – la constitution dupeuple – (Marx: c’est le peuple qui produitl’État). N’est-il pas alors légitime demettre en regard de cette opposition lefameux contraste sur lequel se construitle Discours de la servitude volontaire, celuidu tous uns au pluriel, opposé au tous Unau singulier?

Quelle que soit la forme de répliquechoisie, l’obstacle hégélien franchi, lemassif hégélien ainsi surmonté, on peutconclure à l’usage légitime de l’hypo-thèse de la servitude volontaire.

Ce n’est que la moitié du chemin. Laseconde question surgit aussitôt : àquelles conditions convient-il desouscrire pour accéder à un «bon usage»

de l’hypothèse laboétienne? Or ici nousavons un maître incontesté et incontes-table, La Boétie lui-même. Autant cedernier est peu soucieux de prouver lalégitimité de son hypothèse – un coup degénie doit-il donner ses raisons? – autantil prend soin, avec subtilité, avec obsti-nation, d’en circonscrire le bon usage.

Comment donc déterminer ce qui vadans le sens du bon usage et ce qui, aucontraire, s’en éloigne?

Le critère ne peut être que celui de laliberté : accède à la qualité de « bonusage» de l’hypothèse, l’emploi qui s’enfait dans la perspective de la liberté et àpartir de la liberté. Est employée à demauvaises, très mauvaises fins, l’hypo-thèse lorsqu’on prétend à tort en tirer unplaidoyer en faveur de l’inéluctabilité dela servitude, ou de la servitude commedestin, bref lorsqu’on prétend justifier laservitude. N’est-ce pas, en outre, êtrefidèle à la Boétie, en ce que ce dernier,arrimé au choix de la liberté, ne cesse derejeter toutes les explications qui invo-queraient une défaillance humaine, telleque la lâcheté ou le manque de courage.À dire vrai, le rapport entre le tyran et lesdominés n’est pas un rapport de force,ou plus exactement, si rapport de force il

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y a, il est défavorable au tyran, dans lamesure où la situation oppose l’Un à desmilliers, voire à des millions d’hommes.L’hypothèse de la lâcheté tient d’autantmoins qu’il peut arriver que ce soient deshommes courageux à la guerre, attachésà la liberté qui consentent à subirl’emprise du tyran. On le voit, la stratégiede La Boétie consiste non à atténuer ou àrendre partiellement compte del’énigme, mais tout au contraire, à larenforcer en aggravant l’incroyable de laservitude volontaire.

Que vaut l’explication par lacoutume ? En réalité, une lectureattentive montre qu’elle ne tient pas.D’une part, le basculement de la liberté àla servitude s’opère soudain et doncn’inclut pas la longue temporalité né-cessaire à la constitution de la coutume.Quant à l’hypothèse que les hommessont domesticables à l’instar des chiens,il faut la prendre cum grano salis. En effet,lorsqu’on considère l’expérience quiaurait été faite à Sparte des deux chiens –l’un entraîné à la chasse, qui se lancera àla poursuite du lièvre que l’on vient delâcher, l’autre nourri à l’écuelle et qui sejettera sur l’assiette qu’on lui présente –la question se pose : qui a imaginé cescénario destiné à convaincre leshommes que l’on peut les domestiquer?Un philosophe ? Non point. Mais untyran, Lycurgue, « le policeur de Sparte».Que les hommes soient des chiens,domesticables à l’exemple des chiens,c’est une idée, un souhait de tyran. Aucontraire, pour le philosophe, attaché à laliberté et la vérité, les hommes ne sontpas des chiens. Et là est bien toutel’énigme : comment des êtres-pour-la-liberté peuvent-ils consentir à la ser-vitude? Donc l’objet de La Boétie n’estpas de nous endormir en invoquant lacoutume, le dressage, que sais-je encore?mais de nous éveiller et de nous rendresensibles aux aventures de la liberté.

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III. La Boétie et les aventures de la liberté.

Dans un texte de 1847, consacré à LaBoétie, Pierre Leroux reconnaissait à cedernier d’avoir conçu une critiqueradicale de la domination, portée par unincontestable désir de liberté. Ce rappelde Leroux, soucieux de l’intelligence dupolitique, a la vertu de faire ressortir parcontraste la particularité des interpré-tations contemporaines, notamment decelles qui accompagnent l’édition Vrin del’année 2002. On ne peut manquer d’êtreétonné par le déplacement qu’opère cetteédition. Il semblerait à lire ces études quele paradoxe de La Boétie fût trop fort,sinon absurde. L’hypothèse de laservitude volontaire aurait valeur d’uneaffirmation stupéfiante. Aussi, poursurmonter cette stupeur, cet effet desidération, l’interprète propose-t-il demettre en lumière une contradictionentre la liberté et « une économie derivalité de chacun contre tous quitransforme toute organisation politiqueen tyrannie.»

Bref, l’économie de rivalité serait lacause extérieure de l’entrée en servitude,l’ambition et l’avarice les principesd’action de cette forme de société.Déplacement sensible, en ce que cetteéconomie de la rivalité donnerait nais-sance à un univers de la chrématistiquegénéralisée (science de la richesse) quitend précisément à étouffer toute volontéd’émancipation. On croit rêver. Tous lesconcepts politiques, le malencontre, letous uns, le nom d’Un, le charme etl’enchantement, pour finir, la servitudevolontaire sont évacués. Peut-être tient-on là un cas de résistance au sensanalytique du terme à une hypothèsereçue comme tout simplement insuppor-table. À moins que La Boétie ne soitvictime de l’économie libérale, de l’uni-vers de l’entreprise et de la gouvernance?

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C’est pourquoi, dans le sillage dePierre Leroux, mais aussi de PierreClastres et de Claude Lefort, il convientd’affirmer la légitimité d’une lecturepolitique, qui, loin de fuir l’inconcevablede la servitude volontaire en effectuantun déplacement vers l’économique, s’yaffronte, tente de comprendre le scénarioimaginé par La Boétie en faisant toute saplace au politique, à l’institution politiquedu social, à la maxime roussseauiste del’intelligence du politique: «tout tient aupolitique», aussi bien les aventures de laservitude volontaire que celles de laliberté.

Cette lecture politique tient en quatrepoints essentiels.

1.

Pour qui veut s’avancer avec davantagede sûreté dans le dédale du Discours de laservitude volontaire, où La Boétie pratiqueen virtuose ce que Leo Strauss appelle« l’art d’écrire oublié », il faut d’abordapprendre à distinguer, à partir de critèrespolitiques, entre plusieurs types dediscours, au moins trois.

D’abord, le discours tyrannique ou lediscours qui se tient au lieu du pouvoir.Tel est le discours inaugural, celuid’Ulysse, roi ou tyran d’Ithaque, enl’occurrence chef de guerre et relaté nipar un historien, ni par un philosophe,mais par Homère, le prince des poètesqui était l’éducateur des jeunes Grecs sedestinant à exercer le pouvoir. Desurcroît, Ulysse n’est pas tant l’hommedu logos que celui de la métis, cette formed’intelligence rusée qui ne recule pasdevant la tromperie. Chef de guerre, iloccupe le lieu du pouvoir et se trouvant,en outre, affronté à une révolte del’armée, il tente de saisir l’occasionfavorable (le Kairos) pour apaiser cettemutinerie, en employant en public lesarguments qui lui paraissent de nature à

faire accepter par les soldats en insur-rection son pouvoir de maître et de chef.Ulysse prend prétexte de la multi-plication des chefs, pendant la guerre deTroie, pour faire l’éloge d’une directionunique, comme si la sédition s’expliquaitpar la trop grande dispersion des chefs.De là son plaidoyer pour le passaged’une domination exercée par plusieurs àla domination d’un seul.

Tel est le propre d’un discours dupouvoir, éventuellement tyrannique,discours d’opportunité, en public, face àune situation délicate dont il faut sortirpour recouvrer un pouvoir provisoire-ment menacé. C’est bien ainsi que LaBoétie nous enseigne à recevoir lediscours d’Ulysse, conformant sonpropos aux exigences du temps plus qu’àla vérité.

Puis le discours du philosophe,discours de vérité qui se tient à l’écart dulieu du pouvoir et n’en partage ni lespoints de vue, ni les exigences. À preuve,La Boétie philosophe s’emploie dès ledépart à déconstruire le discoursd’Ulysse: peu importe que la dominationsoit exercée par plusieurs ou par un seul.Ce qui compte, à vrai dire, c’est le faitscandaleux de la domination de l’hommesur l’homme, sans s’arrêter à sesmodalités d’application. De là, laradicalité du propos : « c’est extrêmemalheur d’être sujet à un maître. »Discours du philosophe en premièrepersonne qui, à partir du refus del’argument d’Ulysse, en vient à rejeter laclassification des régimes politiques, tantcelle-ci a finalement pour objet, grâce àses différences, de dissimuler le faitmême de la domination, devenu généralaprès le malencontre, le passage d’unétat de liberté à un état de servitude. Auphilosophe, heurté par le fait de ladomination, de montrer que ce qui paraîtaller de soi ne va pas de soi. C’est del’étonnement effrayé que naît la

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16. La Boétie, ibid., p. 119.

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philosophie politique critique de LaBoétie. À bien y regarder, le Discours dela servitude volontaire est rythmé par lesinterventions du philosophe qui vientdétruire de l’intérieur le discourstyrannique, en montrant par exempleque la servitude, loin d’être le fruit de lacoutume, s’instaure à la suite d’unbasculement soudain de la liberté enservitude.

Enfin, le discours tribunitien, non plusle discours du pouvoir, mais celui d’uncandidat éventuel au pouvoir qui peutreprendre l’argumentation du philo-sophe, non à des fins de vérité maisd’efficacité. Ainsi lorsque La Boétie faitparler un tribun imaginaire qui interpelleles dominés. On peut soupçonner quecelui qui veut éclairer le peuple n’est pasétranger au désir d’occuper à son tour lelieu du pouvoir.

Le Discours de la servitude volontaire,loin d’être un texte continu, homogène,est la présentation d’un espace politiqueagonistique, avec la mise en scène depositions adverses et poursuivant desbuts opposés. Cette distinction entre troistypes de discours ne peut que conduire lelecteur à pratiquer une «politique de lalecture» qui aura pour tâche d’enseignerà discerner entre les trois paroles en jeu.Tandis que le discours philosophique arapport à la vérité et à la liberté, les deuxautres ont rapport au temps, àl’opportunité et à l’établissement ou lasurvie de la domination. C’est grâce àcette politique de la lecture que le lecteurse gardera de prendre pour argentcomptant les arguments invoqués par leshommes au lieu du pouvoir ou par lescandidats au pouvoir. À chaque fois, il luifaudra voir si le discours du philosophen’a pas précisément pour objet dedétruire les raisons invoquées par leshommes du pouvoir.

C’est ainsi qu’il apprendra égalementà faire la différence entre un discours

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politique et un discours sur la politique.Autant l’un colle à son objet et ne reculepas devant les stratagèmes efficaces,autant l’autre introduit une distancecritique, travaillé qu’il est par l’institutiond’un vivre-ensemble selon la liberté etselon la vérité.

2.

Discours de vérité, distinct de celui dupouvoir, le texte de La Boétie n’est pasmoins discours de liberté. Car – etl’énigme ne cesse de croître – ce n’estpoint d’un quelconque amour de ladomination que proviendrait la servitudevolontaire, mais d’une étonnanteproximité du désir de liberté au désir deservitude, ou plutôt d’une fragilité dudésir de liberté, telle que celui-ci estexposé à se renverser en son contraire.Professant une conception de la libertérésolument politique, La Boétie associela liberté à l’entre-connaissance, aucompagnonnage, à l’amitié. Liberté etcompagnie vont de pair. La communehumanité est condition de possibilité dela liberté. L’être asservi n’est donc pas unfait de nature. Il n’y a pas de doute,estime La Boétie, «que nous ne soyonstous naturellement libres, puisque noussommes tous compagnons ; et ne peuttomber en l’entendement de personneque nature ait mis aucun en servitudenous ayant tous mis en compagnie ».C’est dans la reconnaissance du sem-blable vivifiée par la nature langagière del’homme – «ce grand présent de la voixet de la parole» – que prend naissance lecommerce, le lien humain. Ainsi, auxyeux de La Boétie, la liberté est-elleindissociable de la pluralité humaine, dece rapport au sein duquel nous faisons àla fois l’expérience d’un lien et de nos

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différences. Ce que Hannah Arendtappelle la condition ontologique depluralité, quand elle désigne cette formede lien qui se noue avec nos singularités,à travers nos singularités et non à leurencontre, en les niant ou en leur faisantviolence. La pluralité se manifeste sousforme de séparation liante. N’est-ce pastrès exactement ce paradoxe de lapluralité humaine que La Boétie chercheà pointer, lorsqu’il a recours à unebizarrerie ou à une invention ortho-graphique – le tous uns – afin de mieuxnous faire comprendre la particularité dece lien tel que l’ipséité persiste jusquedans la constitution du « tous ». Nousavons ici affaire à une forme spécifiquede totalité – le tous – mais structurée,organisée de telle sorte qu’elle préservenos singularités et que nous continuionsd’exister au pluriel. Des uns. La nature,écrit La Boétie, a resserré « le nœud denotre alliance et société ; si elle a montréen toutes choses qu’elle ne voulait pastant nous faire tous unis que tous uns» 16.Or c’est sur ce tous uns que peut s’exercer,que s’exerce la force susceptibled’engendrer la servitude volontaire, deprovoquer le basculement. La pluralitéhumaine s’avère irrémédiablementfragile. Il s’ensuit qu’il en va de même dela liberté. C’est parce que la libertéhumaine trouve son origine dans lapluralité, dans ce tous uns, qu’elle estexposée à se renverser en son contraire,de même que ce tous uns est exposé à semétamorphoser en une autre confi-guration, le tous Un. De là l’extraordinairenovation laboétienne qui enseigne àmieux comprendre cette étrange parentéentre le désir de liberté et le désir deservitude, dans la mesure où elle affinenotre regard au point de lui permettre dedistinguer les lieux de passage entre lesdeux désirs, qui se donnent à voir, pourautant que l’on s’attache à suivre lesétonnantes aventures de la pluralité et

donc de la liberté. Bien loin de déclarerles hommes asservis par nature, LaBoétie, à l’instar des tragiques grecs,rappelle « la fragilité du bien », enl’occurrence, de la liberté.

À la question de départ, La Boétieapporte une réponse. La précautions’impose, car cette réponse a ce caractèresingulier de ne pas tant résoudrel’énigme que de la relancer, en endéplaçant les termes, en l’énonçantautrement. «Enchantés et charmés par leseul nom d’Un » propose La Boétie.Déplacement mais non solution, car sil’auteur montre que c’est sous l’emprisedu nom d’Un que se met en marche unmystérieux mécanisme par lequel le tousuns se défait pour laisser la place au tousUn, l’étonnement demeure. Peut-on allerplus avant dans l’intelligence de cemécanisme ? Suffit-il pour y parvenird’invoquer, comme le fait C. Lefort, lamenace de l’enchantement inscrite dansle langage et d’ajouter que cette force nes’exerce pas dans un espace indéterminé,indifférencié, mais en regard d’un lieubien particulier, celui du pouvoir, quiaussitôt dégagé circonscrit une différenced’avec la société, d’autant plus marquéequ’il s’agit d’un lieu à part des autreshommes et dans lequel il devientpossible à celui qui l’occupe de mal faire,c’est-à-dire d’être inhumain et sauvage.Le charme du nom d’Un ou le charmedu nom du tyran. On discerne ici plusnettement le dispositif laboétien : c’estsous l’emprise du nom d’Un que le tousuns se délie, se défait pour laisser la placeau tous Un, nouvelle totalité qui abolit lessingularités. Aussi peut-on dire que si cenom est la symbolisation de la totalitéintégratrice, il fonctionne comme undouble opérateur, à la fois de déliaison et decoagulation, mettant fin à l’unité pluriellepour donner lieu à une unité une, ferméesur soi et intégratrice.

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Absence de solution, disions-nous,silence quant à la question du meilleurrégime. Peut-on pour autant en conclure,comme le fait un contributeur de l’édi-tion Vrin, que nous serions en présenced’une éthique et d’une politiquenégatives? Et de là la tentation de lire leDiscours comme une dénonciation d’unescience des richesses, d’une économiedes rivalités.

Mais le silence de La Boétie quant à laquestion du meilleur régime ne doit pasrendre aveugle à l’apport de philosophiepolitique critique de son texte. Commentne pas percevoir qu’il offre la distinctionentre deux dispositifs symétriquementopposés l’un à l’autre, qui, s’ils n’ont ni lavaleur de solution, ni de meilleur régime,ont celle de matrices interprétatives,susceptibles de servir de critères dedistinction dans la connaissance etl’exploration des régimes politiques : lamatrice du tous uns d’un côté, celle dutous Un de l’autre. Dans ce dernier cas,advient une totalité unitaire, sousl’emprise d’un pouvoir séparé de lasociété où l’entre-connaissance deshommes a pris fin et où les hommes neconnaissent qu’un simulacre de commu-nication, à travers la figure du chef,comme si chacun d’entre eux étaitdevenu une parcelle du corps du chef.Deux matrices opposées, puisque dansl’une la jonction de la liberté à la pluralitépeut s’effectuer, tandis que dans l’autrele surgissement d’une totalité unitairedétruit aussi bien l’espace entre, l’inter-esse, la pluralité que la liberté. Et,contrairement à ce que pense uncommentateur, la mise en valeur de cesdeux matrices ne se résout pas dansl’opposition entre société civile et État,mais désigne un contraste entre unesociété civile repolitisée qui a pour nomcommunauté politique et une totalité

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close sur elle-même, l’État. Car le lieuvéritable du conflit n’est pas entre lesocial et le politique (la société civile etl’État), mais entre le politique et l’éta-tique. Opposition d’autant plus précieusequ’elle peut nous permettre de décrypterdes textes difficiles, tels que le manuscritde Marx de 1843, La critique de laphilosophie du droit de Hegel, et y voirsurgir l’opposition du politique et del’étatique, sous la forme de la « vraiedémocratie» contre l’État.

4.

Le Discours de la servitude volontaire neserait-il pas un appel à l’auto-éman-cipation du peuple ? En effet, si l’onconsidère que la servitude du peuple estl’effet d’une cause extérieure – la domi-nation des grands – il faut avoir recours,comme l’a vu Marat, à des agentségalement extérieurs – «Ami du peuple»,censeur, avant-garde etc., qui travaillent àréveiller le peuple, à le faire sortir de sonenfance et de son apathie. Mais si,comme le montre La Boétie, la cause estintérieure au peuple, la solution est toutautre. C’est pourquoi, La Boétie déclare :«… ce seul tyran, il n’est pas besoin de lecombattre, il n’est pas besoin de ledéfaire ; il est de soi-même défait, mais

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que le pays ne consente à sa servitude; ilne faut pas lui ôter rien, mais ne luidonner rien17.» Ainsi, si la servitude est lefruit d’un don de soi, la fin de la servitudepeut résulter de l’arrêt du don, du simpleretrait, qu’il s’agisse des hommes d’étudeou de ceux d’en-bas. Or cette invitationlaboétienne peut donner lieu à unedouble lecture. Soit une lecture anar-chiste-spiritualiste, selon laquelle il fautd’abord changer les âmes avantd’entreprendre de changer l’ordre dumonde. Soit une lecture plus politiquequi, tirant profit de la causalité intérieure,cherche à nous faire entendre que c’est ànous que revient le soin de notreémancipation, que notre émancipationest notre affaire. Non celle d’agentsextérieurs qui, sous couvert de nouslibérer, seraient susceptibles de noussoumettre à une nouvelle forme dedomination, d’autant plus pernicieusequ’elle se parerait des couleurs del’émancipation. À l’auto-servituderépondrait l’auto-émancipation. Leterme n’est pas prononcé par La Boétie,mais la possibilité en est inscrite dans leDiscours de la servitude volontaire.

17. La Boétie, ibid., p. 110-111.

***

Comment découvrir le bon usage del’hypothèse laboétienne, sinon à lalecture du texte ? Le Discours de laservitude volontaire n’a-t-il pas pourparticularité d’inventer une relationinédite entre son objet, la servitude enquestion, et l’écriture qui en traite, deconstruire patiemment un dispositif telun baromètre de la liberté à l’adresse dulecteur ? Comme si le Discours de laservitude volontaire était, dans sa texturemême, la mise à l’épreuve du désir deliberté du lecteur, de chacun des tous uns.Comme si la recherche de la liberté sefortifiait de la capacité à déjouer lespièges du texte, ce faisant à résister audésir de servitude qu’ils recèlent. Commesi cette quête de l’auto-émancipation senourrissait, au fil de la lecture, de l’inter-rogation sur la possibilité d’un mode dela non-domination, sous le signe del’amitié, qui nous relie les uns aux autres,et institue du même coup l’intervalleentre nous, l’inter-esse des tous uns.

Miguel Abensour

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