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ECHOES ECHOS ENTGEGNUNGEN SUR LES ORIGINES DE LA DIALECTIQUE DBs les premiers numbros de cette revue, on n’a pas manque de rappeder, comme il aoinvenait, l’imprbcision historique de la notion de dialectique et les sens tres divers que les auteurs ont donnbs 8 cette expression. La variabilitk est un caractere commun 3 la pllupart des notions philoso- pliiques, spkcialement a celles qui touchent a 1’idi.e de mbthode. Si grand est cet inconvknient et si peu bvitable que l’on pourrait proposer aux philo- sophes d’imiter lles naturalistes lorsque ceux-ci font suivre l’honck d’une espkce animale ou vkgktale des initiales de son nomenclateur reconnu. On pourrait pader de Dialectica PI., de Dialectica Ar., de Dialectica Hgl, et de beaucoup d’autres, especes bchelonnbes dans le temps et p h s ou moins fossiles, avant d’arriver a Dialectica Gth, mutation bien vivante, celle-ci, et bien recoinnaissabile par son caractere dkcisif, qui est d’exclure la pensbe G prbdicative B. A cette sorte de palkontologie philosophique il se trouve que des vecherches sur l’muvre des Sophistes me permettent d’apporter une contri- bution, qui a trait aux origines memes de la notion. Lorsqu’on veut faire l’histoire de l’idke de dialectique on est conduit 8 pairtir de Platon ; mais si Yon rapproche et compare taus les passages des Dialogues oh il est question de la dialectique ou des dialecticiens, on trouve que ces termes figurent 18 avec des acceptions si peu unifikes, si biusquement introduites, tranlchons Le mot, si bquivoques, qu’une hypothese s’impose d6s qu’on s’en avise, c’est que la dialectique et les termes appa- rentbs qui se rencontrent dans les dialogues avaient dbja, derriere ’eux, un passt. CSest de ce pass8 que l’on trouve des vestigefi dans les controverses qu’ont soutanues entre eux les grands sophisies de la deuxikme moitib du Ve sihde. GORGIAS, le grand rhkteur, tournait en derision la prbtention des phy- siciens de dbcouvrir et d’enseigner la vbritb. A leurs mbtholdes avenitureuses il opposait celle des juges. Ceux-ci dbcouvrent la vbritb qui importe en confrontant, dans les procbs, les assertions des tkmoins et las plaidoyers des avocats. Par 18 Gorgias a sa place dans l’histoire des origines de I’esprit critique. La science qui devait servir de base a rl’enseignement pontait sur la communication de la pensbe, c’btait l’art de persuader, la science du discours. Cette dislcipline prbvalait sur tous les autres arts en ceci qu’elle seule permet de tirer parti de tout ce qu’ils procurent. Par cxemple, il Ine suffit pas au mbdecin de connaitre les bons rembdes, il Bui faut encore &tre assez bon orateur pour persuader le malade de se &signer aux desagrbments de leur emploi.

ECHOES ÉCHOS ENTGEGNUNGEN SUR LES ORIGINES DE LA DIALECTIQUE

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ECHOES ECHOS E N T G E G N U N G E N

SUR LES ORIGINES D E LA DIALECTIQUE

DBs les premiers numbros d e cette revue, on n’a pas manque de rappeder, comme il aoinvenait, l’imprbcision historique de la notion de dialectique et les sens tres divers que les auteurs ont donnbs 8 cette expression. La variabilitk est un caractere commun 3 la pllupart des notions philoso- pliiques, spkcialement a celles qui touchent a 1’idi.e de mbthode. Si grand est cet inconvknient et si peu bvitable que l’on pourrait proposer aux philo- sophes d’imiter lles naturalistes lorsque ceux-ci font suivre l’honck d’une espkce animale ou vkgktale des initiales de son nomenclateur reconnu. On pourrait pader de Dialectica PI., de Dialectica Ar., de Dialectica Hgl , et de beaucoup d’autres, especes bchelonnbes dans le temps et p h s ou moins fossiles, avant d’arriver a Dialectica Gth, mutation bien vivante, celle-ci, et bien recoinnaissabile par son caractere dkcisif, qui est d’exclure la pensbe G prbdicative B.

A cette sorte de palkontologie philosophique il se trouve que des vecherches sur l’muvre des Sophistes me permettent d’apporter une contri- bution, qui a trait aux origines memes de la notion.

Lorsqu’on veut faire l’histoire de l’idke de dialectique on est conduit 8 pairtir de Platon ; mais si Yon rapproche et compare taus les passages des Dialogues oh il est question de la dialectique ou des dialecticiens, on trouve que ces termes figurent 18 avec des acceptions si peu unifikes, si biusquement introduites, tranlchons Le mot, si bquivoques, qu’une hypothese s’impose d6s qu’on s’en avise, c’est que la dialectique et les termes appa- rentbs qui se rencontrent dans les dialogues avaient dbja, derriere ’eux, un pass t .

CSest de ce pass8 que l’on trouve des vestigefi dans les controverses qu’ont soutanues entre eux les grands sophisies de la deuxikme moitib du V e sihde.

GORGIAS, le grand rhkteur, tournait en derision la prbtention des phy- siciens de dbcouvrir et d’enseigner la vbritb. A leurs mbtholdes avenitureuses il opposait celle des juges. Ceux-ci dbcouvrent la vbritb qui importe en confrontant, dans les procbs, les assertions des tkmoins et las plaidoyers des avocats. Par 18 Gorgias a sa place dans l’histoire des origines de I’esprit critique. La science qui devait servir de base a rl’enseignement pontait sur la communication de la pensbe, c’btait l’art de persuader, la science du discours. Cette dislcipline prbvalait sur tous les autres arts en ceci qu’elle seule permet de tirer parti de tout ce qu’ils procurent. Par cxemple, il Ine suffit pas au mbdecin de connaitre les bons rembdes, il Bui faut encore &tre assez bon orateur pour persuader le malade de se &signer aux desagrbments de leur emploi.

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368 E. DUPRX-?EL

Sur cette prbtention B la primaute de la science du discours est nee une polemicpue ardente et feconde. On en trouve les traces non seulement dans les Dialogues de Platon, mais dkja d a m un h i t anonyme d’inspi- ration sophistique et que Yon peut dater avec confiance des dernibres annees du Ve sibcle. 11 est connu sous les noms de Dialexeis ou de Dissoi Logoi. I1 s’agit la d’une mbdiocre paraphrase d’kcrits dont l’auteur original est, il serait difficile de le contester, le sophiste HIPPIAS D’ELIS.

Au debut du huitibme des nteuf chapitres ou paragraphes qu’y dis- tinguent les kditeurs, nous lisons cette phrase : u Je suis d’avis qu’il appar- tient au m&me homme et au m&me art de pouvoir discuter brievement (xarci p p ~ d Z E SdvaoOa~ S~aRdyeoOac) et de savoir la vBri,tB des choses, et de savoir juger correctement et d’&tre capable de parler en public et de savoir l’art des discours, et, sur la nature de toutes jclhoses d’en- seigner comment elles solnt et comment elles sont n6es B. Nous voyons que l’auteur de cette dBclaraltion opbrait la synth6se d’une multiplicite de disciplines qui se dislputaient de son temps la preeminence. I1 y a sdon lui unit6 de la competence. On voit qu’il inclut la science selon Gorgias : la science implique communication d’un espa-it a un autre ; mais cela n’ecarte pas la science de la nature, au contraire, la physique est retenue sdus la double forme de science de l’&tre (Parmenide) et de science du changement, de la genbse des &tam (cf. lles Ioniens, Heraclite, etc.).

La synthbe des deux rivales, science naturelle des choses et science humaine du discours est intbgree dans une forme spbciale de la capacitb, que la phrase commentee Bnonce d’abord : savoir converser avec conci- sion. Or, la suite du paraigraphe 8, quoique ne consistant qu’en une douzaine de phrases passablement dblabrbes, nous fait comprendre quel est le rapport des trois Blkments domt est faite la competence totale p r k o n i s k dans la premiere phrase. Les bons discours sont ceux qui ne disent rien que de conforme a la nature des cholses dont ils traitent ; les bonnes rcgles sont A la m&me condition. L’excellence en toute matiere resultera de la connaissance de la nature des choses, et la science superieure se nianifestera par la capacite de donner des reponses pkrempitoires, non equivoques, a n’importe qulelle quastion dClment posee. Le paragraphe se termine par cette phrase : <( Ainsi il est (capable aussi) de (discuter) brievement (s’il) lui faut rkpondre a une question qui lui est faite, sur toutes choses, donc il faut qu’il sache tout..

L’idee de Gorgias, d’nn art majeur, supbrieur A toutes les spbcialith en ce qu’il fait valoir ce qu’elles profcurmt, cette idPe est conservee par Hippiais, mais cette science premiere ce ne sont pas les artifices de la rhetorique, c’elst la compkdence sur le fond, le regard dirige sur la nature de l’ensemble des Ctres. Tous les arts apportent leur contribution au savoir superieur, bquel fait la part de ce que lss 6tres ont en commun et de ce qui leur est particulier. Les rkponses inspirees de cette competen’ce gLn& rale doivent &tre breves : ceci elst pour s’opposer B la rhetorique, science des longs discours oh l’ignorance se dilssimule dans le detour des ornements frivoles et des dbveloppements A toutes fins.

A l’orateur de Gorgias nous voyons ainsi substitub le dialecticien. Lorsque nous aetrouverons chez Platon une expression telle que a la puissance de la dialectique . nous poumons reconnaitre 19, a s e z device,

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il est vrai, de sa portbe prelmibre, Je pouwoir du sage d’Hippias, sib de rkpondre congrument, de suggbrer de bonnes regles, par sa connaissance integrale de la nature des choses.

Nous avons r h n i ailleurs les pseuves de ce que nous venons d’avancerl. Qu’il nous suffise de rappeler ici que Hippias, dans las deux dialogues de Platon qui portent son nom, est reprhsentk comme egalement compbtent dans tous les arts, au fait de toutes Jles techniques. Socrate raille finement sa polymathie.

Dans le Protagoras, Socrate raconte qu’il s’est rendu avec le jeune Hip- pocrate chez Callias, oh se tenait une sorte de congres des Sophistes. En entrant il voit d’abord Protagoras entourb de la foule de ses admirateurs qui le suivent avec dgerence danis sa promenade de long en large devant le portique. uEt aprks selui-la, comme dit Hombre, je reconnus encore Hippias d’Elis, a,ssis danls )a partie opposke du portique, sur un siege blevb. Autour de lui, SUT des bancs, se trouvaient Eryximaque, fils d’Acumonos, Phbdre de Myrrhinonte, Andron, fils $Androtion, puis des btrangers, parmi lesquds plusieurs de sas concitoyens. Je c m voir qu’ils interrogeaient Hippias sur la nature et sur les choses du ciel, et que hi , du haut d e son t r h e (a 8‘iv 0 p d v q ~ xaO+evos),i pronongait des arr&ts et dissertait sur les problkmes post% par eux 2. )> Socrate aperqoit ensuite Frodicus, frileusement abritb dam une petite piece ?i part. Ces trois jolis tableaux, inspinbs, sellon moi, de la comedie des Fiatteurs, d’Eupolis, veulent representer nos so- phiste,s par un detail oaractbristique : comment ne pas voir, dans Hippias sur son trhne, rbpondant 8 toutes questions posbes, le savant supbrieur Cvoqub par nos phrases des Dissoi Logoi, le premier G d e x t L n d S en pleine action ’i’

Parmi d’autres mcoulpements, signalons encore celui-ci, l’un de ceux qui ont le moins besoin de considerations prkalables : c’est un passage de 1’Euthyddme (290 c 14). Socrate interroge le jeune CliLias. 11s sont d’ac- cord pour reconnaitre que a’art de fabriquer une chose n’mt pas a con- fondre avec l’art de se seirvir opportunbment de cette chose. Quel sera done ce dernier ant ? Serait-ce, par exemple, la stratkgie ? Clinias r6pond : u Non pas, car cette sc ience4 n’est qu’unle sorte de chasse aux hornmeis B ; et il ajoute : C( Aucune forme de la chasse proprement dite ne va plus loin.. . qu’a poursuivre et a capturer ; quand les gens ont mis lia main sur l’objet de leur poursuite ils sont incapables d’en tirer parti : leis uns, chasseurs et pecheurs, le remettent aux cuisiniers ; les autres, gbombtres, astronomes, calculateurs, se livrent eux aussi Q une chasse, car on ne produit point les figures, dans chacun de ces metiers : on se borne ?i dkcouvrir celles qui existent ; et comme ils ne savent les utiliser, mais seulement leur donner la chasse, ills les remettent, n’est-il pas vrai ? aux dialecticienis, pour qdiils tirent parti de leurs trouvailles, du moins quand ils ne sont pas com plbtement dkpourvus de sens B (290 c).

Criton, auquel Socrate rapporte cette rbponse, se recrie, ne pouvant admeittre qu’un adolescent ait trouvb cela tout seul. Socrate feint d’hbsiter :

1 Dam un ouvrage intitulle Les Sophisfes (Profagoras, Gorgias, Prodicus, Hippias) en cours de publication aux Editions du Griffon, Neuchhtcl (BibliothCque sciuntifique, colleotion Philosophie).

a 315 bc, trad. CROISET.

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si ce n’est pas Clinias qui donc a pu dire cela ? Les deux interlocuteurs finissent par conclure que ce ne peut Btre que le fait d’un esprit superieur.

Concluons a notre tour en rbpetant que l’idke comme l’expression de dialectique est nCe immildiatement aprbs celle d’une science du discours presentee comme superieure 5 toute autre discipline en ceci qu’elle seule apprend A mettre en valleur I’apport de toas les autres arts. Cette science premibre, chez Gorgias, excluait la physique et ses prbtentions ; Hippias, au contraire, l’inclut dans I’idCe de science supkrieure, en faisant de celle-ci, lui aussi, un art de bien dire, mais de dire la v6ritC en rendant celle-ci h i - dente par la concilsion de l’expression. Cette capacitk sureminente repose sur la connaissance intkgrale des Btres multiples qu’ktudient sbparement les disciples subailternes. L’expression adequate de la v6rite r6sultait de la connaissance des r8pports mutuels des &trek de toute nature.

Nous demanderons-nous, pour finir, si quelque trait commun relie Zfialecfica Hip Dialecfica Gfh ? Je ne vois, pour ma part, d’autre conti- m i t e que dans l’id8e mbme du dialogue. Les Sophistes ont reconnu la part de l’humain dans le fait scientifique intbgral, et non pas seulement SOUS forme du subjectif individuel, maits sous les formes de la discussion et de l’entente a pdusieurs. Au lieu de concevoir la philosophie (car c’est d’elle qu’ill s’agit) SOBS la forme d’un moinologue qu’il ne reste qu’h allonger sans y rien changer d’essentid, notre sophiste se la represente comme une capa- cite de rt5pondre I’appel des besoins, et si naif que soit son critbre, 11 irnplique congrument le contr6le de plusieurs.

L’historien decouvre dans Hippias, mathbmaticien de gCnie, un penscur enthousiaste des idCes d’invention, de dkcouverte, de progrb, appliquhes A tous les arts, idCes encore toutes fraiches, en reaction dCja contre un esprit scolastique qui ne prAtendait qu’a dPlayer l’enseignement d’un Maitre.

Pour le reste, ill faut reconnaitre que la conception un peu massive que notre sophijste se faisait de la nature ou de l’essence des choses sentait plut8t le e predicatif >> que le dialectique indice Gonseth. En cela il est z z n classique dont I’influence est a la racine, notammenit, de l’aristotb- llisme. A travers des paradoxes qu’Hippias s’est applique a rbfuter, son devancier Protagoras Ctait beaucoup plus prks de l’esprit dialectique qui a maintenant notre faveur.

E. DUPRI~EL.