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ÉCONOMIE ET SOCIOLOGIE DANS L' UVRE DE PARETO Author(s): Guy Perrin Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 20 (Janvier-Juin 1956), pp. 90-108 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688952 . Accessed: 16/06/2014 07:18 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.78.109.96 on Mon, 16 Jun 2014 07:18:22 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

ÉCONOMIE ET SOCIOLOGIE DANS L' UVRE DE PARETO

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ÉCONOMIE ET SOCIOLOGIE DANS L' UVRE DE PARETOAuthor(s): Guy PerrinSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 20 (Janvier-Juin 1956),pp. 90-108Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688952 .

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ÉTUDES CRITIQUES

ÉCONOMIE ET SOCIOLOGIE DANS L'ŒUVRE DE PARETO

par Guy Perrin

Les rapports de l'économie politique et de la sociologie, dans l'œuvre de Pareto, ne présentent certainement pas un intérêt exemplaire. Et cependant, le rapprochement des deux disciplines auxquelles s'est successivement consacré le maître de Lausanne ne laisse pas d'être instructif : agissant comme un révélateur, il contribue à ajouter à son économie une image neuve, et il permet surtout d'ouvrir à sa sociologie, cette « somme monstrueuse », une utile voie d'accès. Il ne s'agit pas ici de passer les travaux de l'économiste au crible d'un examen systématique ; il suffit qu'ils interviennent comme terme de référence, et comme thème d'oppo- sition, pour éclairer la genèse, la forme, la nature et les lacunes de la tentative sociologique. En dépit de ces limitations délibérément acceptées, l'intelligence de la sociologie ne peut que gagner à une confrontation qui situe celle-ci dans l'ensemble de l'œuvre de Pareto et l'intègre au développement de sa pensée.

Les préoccupations sociologiques y apparaissent très tôt : dès son premier ouvrage, le Cours d'Économie Politique, il s'intéresse déjà aux « principes généraux de l'évolution sociale » (1) et applique aux phénomènes sociaux les notions de mutuelle dépendance et d'équilibre. Une publication ultérieure (2), où se trouvent énoncés ses prolégomènes à une sociologie scientifique, atteste la persis- tance de cet intérêt au cours des années consacrées à l'étude et à l'enseignement de l'économie politique. Enfin, s'inspirant du Cours, le Manuel fait également place aux «principes généraux »(3), qui recouvrent des considérations de méthode valables pour l'économie politique et pour la sociologie, tandis que « l'introduc- tion à la science sociale » (3) présente pour la première fois certains thèmes sociologiques destinés à constituer l'armature idéologique du Traité, comme l'opposition des actions logiques et des actions non logiques, la distinction de la vérité et de l'utilité sociale des

(1) Cours d'économie politique, II, 1, Rouge, Lausanne, 1896-1897. ('¿) L economie et la sociologie au point de vue scientinque dans tiwista

di Scienza, Anno I (1907), 2. (3) Manuel d économie politique, traduction française d Alfred Bonnet,

Giard & Brière, Paris, 1909, chap. I et II.

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L'ŒUVRE DE P ARETO

théories, le processus ondulatoire des phénomènes sociaux esquissé dans les « variations rythmiques des sentiments » ou la circulation des élites préfigurée dans la « circulation des aristocraties ».

La présence de la sociologie dans les ouvrages d'économie poli- tique pourrait faire croire au développement harmonieux d'une pensée jouant simultanément sur deux registres et capable d'enri- chir chacun des domaines où elle s'exerce à l'aide des acquisitions obtenues dans l'autre. En réalité, les éléments de sociologie qui figurent dans le Cours et le Manuel demeurent étrangers à la pensée économique de Pareto : ils ne s'intègrent jamais à l'analyse économique, et les progrès sensibles effectués de l'un à l'autre texte dans la présentation économique et dans la recherche socio- logique se poursuivent dans des directions différentes. D'autre part, en dépit de ces progrès manifestes, la sociologie du Manuel demeure une grossière ébauche en comparaison des développements du Traité, car seuls alors sont fixés avec une précision définitive les principes méthodologiques qui seront exposés dans les Préli- minaires, et la distinction fondamentale des actions logiques et des actions non logiques, pressentiment de l'intuition centrale du système parétien. Aussi est-il permis d'affirmer que, contrairement à certaines apparences, la pensée économique et la pensée socio- logique de Pareto sont moins simultanées que successives, et même, dans une certaine mesure, étrangères.

Si l'on admet que l'économie et la sociologie ont occupé succes- sivement la pensée de Pareto, il reste à expliquer pourquoi l'économiste a fait appel au sociologue, après l'étape du Manuel. Il semble que les raisons de cette métamorphose, qui, au demeu- rant n'est pas particulière à Pareto, soient dues à une certaine déception de l'économiste. Le souvenir de cette déception sera rappelé plus tard sans ambiguïté : « Arrivé à un certain point de mes recherches d'économie politique, je me trouvai en une impasse. Je voyais la réalité expérimentale et ne pouvais l'atteindre (1). » De ce sentiment d'impuissance est né « le désir d'apporter un complément indispensable aux études de l'économie politique » (1) en élaborant une science de la sociologie : la déception de l'écono- miste a imposé le recours au sociologue. Cette explication tardive présente l'intérêt de couper court à toute interprétation exces- sivement optimiste de la genèse de la sociologie parétienne. Qui l'ignorerait pourrait être tenté d'assimiler l'évolution de la pensée de Pareto à un ballet bien réglé sur la cadence des approximations successives et laissant apparaître en des figures de complication croissante l'économie pure, l'économie appliquée et la sociologie. Selon cette conception, l'économie pure tendrait, d'un mouvement naturel, à être absorbée par la sociologie et il existerait ainsi du Cours au Traité un développement progressif permettant d'intégrer à l'explication scientifique une part toujours plus grande du réel (2).

(1) Extrait du discours prononcé par Pareto à l'occasion de son Jubilé scientifique, à l'Université de Lausanne, en 1917.

(2) «... A mesure que l'économie pure prend de plus en plus en considé- ration tous les traits humains importants, et qu'elle poursuit son effort synthé-

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Cette interprétation pourrait s'appuyer sur la signification parti- culière que Pareto attache à la distinction établie par Léon Walras entre l'économie pure et l'économie appliquée (1) comme sur la gradation qu'implique l'enchaînement sans rupture suggéré par certains textes : « L'économie est une petite partie de la sociologie, et l'économie pure est une petite partie de l'économie (2). » Mais l'aveu de Pareto, errant en quête du réel dans une voie sans issue, suggère plutôt une interprétation tragique de la genèse de sa sociologie : loin d'être portée par la vague attendue de nouvelles approximations, elle est issue d'un échec et d'une déception.

Pour comprendre l'un et l'autre, il est nécessaire d'évoquer brièvement ici les limites de l'économie pure, telles que Pareto les a ressenties et dénoncées : soumise à une double limitation naturelle, l'économie pure ne saurait livrer qu'une connaissance partielle et théorique (3). Connaissance partielle, puisqu'elle s'as- treint à ne retenir du phénomène économique qu'une représenta- tion générale et épurée en vertu d'hypothèses appauvrissantes concernant aussi bien la nature et la* conduite des acteurs écono- miques (4) que le décor dans lequel ils sont placés. Et connaissance théorique surtout, puisque le caractère abstrait et déductif de l'économie pure ne saurait garantir à cette discipline que la chaîne de ses déductions atteindra jamais la réalité des faits. Ce doute n'a pas été épargné à Pareto, qui a bien marqué le carac- tère déductif de l'économie pure et les conditions, combien aléa- toires, auxquelles elle pourrait mordre sur les phénomènes concrets (5). Pourtant il lui est arrivé aussi d'exprimer sa convie-

tique, elle commence à se transformer de plus en plus en sociologie, en tant que science synthétique de l'homme réel et des phénomènes sociaux réels. » M. P. A. Sorokin, Les théories sociologiques contemporaines, Payot, Paris, 1938, p. 48.

(1) La distinction entre l'économie pure et l'économie appliquée ne revêt pas le même sens dans l'œuvre de L. Walras et dans celle de Pareto. Pour Walras, l'économie pure se distingue tie l'économie appliquée comme la théorie scientifique de ses applications : l'économie appliquée adapte à la réalité les enseignements de l'économie pure. Pour Pareto, au contraire, l'économie pure et l'économie appliquée ont une égale valeur scientifique : elles ne se distin- guent que par leur situation dans la chaîne des approximations successives et la plus ou moins grande distance de la réalité qu'elle implique. L'économie appliquée complique progressivement les schemes d'explication de l'économie pure pour se rapprocher toujours davantage du réel. Manuel, III, 4. - Traité, XI, 2011-2014.

(2) Vilfredo Pareto, Le mie idee dans // divenire sociale, lb juillet îyiu. (3) « L économie pure seule ne peut nous donner de normes pour régler

pratiquement un phénomène concret ; elle ne peut pas mon plus nous faire connaître entièrement la nature de ce phénomène. » Pareto, Le mie idee.

(4) t Nous avons ainsi simplifié énormément le problème, en ne considé- rant qu'une partie des actions de l'homme, et en leur assignant en outre certains caractères ; c'est l'étude de ces actions qui formera l'objet de l'éco- nomie politique. » Manuel, III, 2.

(5) « De la même manière que le droit pur tire les conséquences de certains

Erincipes, l'économie pure tire les conséquences de certaines hypothèses,

'une et l'autre de ces sciences s'appliquent aux phénomènes concrets, pour autant que les hypothèses faites jouent un rôle prépondérant dans ces phéno- mènes. » Traité, XI, 2011.

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tion du caractère expérimental de l'économie pure : « Le caractère distinctif des sciences expérimentales est de faire usage exclu- sivement de prémisses tirées de l'expérience. Il importe peu, du reste, que la chaîne du raisonnement qui relie les conséquences aux prémisses soit plus ou moins longue. L'économie politique pure est donc une science expérimentale parce qu'elle tire ses conséquences des faits et ne s'appuie sur aucun principe méta- physique (1). » S'il faut accorder à Pareto que son économie pure ne s'appuie sur aucun principe métaphysique, en revanche il est difficile d'admettre qu'elle tire ses conséquences des faits. Aussi convient-il d'écarter cette déclaration d'anticipation, issue du Cours, au profit de la remarque précédente du Traité qui suggère plus justement la démarche de l'économie pure, et paraît en conséquence plus digne d'être prise en considération.

L'économie appliquée est-elle capable de remédier à cette double déficience congénitale de l'économie pure, connaissance nécessairement partielle et invinciblement théorique ? Pour en juger, il convient de mener l'enquête sur le plan théorique et sur le plan pratique, en se demandant d'abord si la conception parétienne de l'économie appliquée autorisait semblable espoir, et ensuite si l'économie appliquée de Pareto s'est révélée apte à le réaliser effectivement. Sur le plan théorique, la conception même de l'économie appliquée ne permettait pas d'escompter que celle-ci pût recouvrir un champ plus vaste que l'économie pure, ni surtout qu'elle pût établir un pont entre l'abstraction et la réalité. D'une part, en effet, l'économie appliquée ne pouvait agrandir le domaine de l'économie pure, puisqu'elle était desti- née à approfondir la recherche économique dans les limites anté- rieurement définies par l'économie pure, tout comme la sociologie spéciale, que Pareto ne fit qu'annoncer, se proposa plus tard de préciser le paysage dont la sociologie générale avait dessiné les grandes lignes. Ainsi, par définition, l'économie appliquée ne pouvait manquer d'être aussi partielle que l'économie pure, même si elle tendait à proposer une représentation moins schématique et moins simplifiée. D'autre part, elle ne pouvait pas davantage nourrir l'espoir qu'elle saurait mieux approcher le réel, puisque l'intégration des complications successives qui la définit était destinée à s'opérer dans le schéma rigoureusement déductif de l'économie pure : quelque apparence de réalité que revêtissent les complications ultérieures, cette méthode ne pouvait garantir le passage du cadre déductif au cadre expérimental, qui seul eût autorisé à parler de rapprochement du réel. Par conséquent, l'économie appliquée, telle que Pareto l'avait conçue, ne détenait aucune chance d'être moins partielle ni moins théorique que l'économie pure.

Mais en réalité, l'économie appliquée est très différente de ce que l'on pouvait attendre, à la fois plus décevante et plus intéres- sante que ce qui était annoncé. En effet, la déception est légitime,

(1) Cours d'économie politique, II, 40, note.

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dans la mesure où il n'existe pas une véritable économie appliquée qui puisse valablement être comparée à l'économie pure : l'apport économique de Pareto réside essentiellement dans son économie pure, et l'économie appliquée ne comporte aucun complément précis et satisfaisant, sur le plan de l'explication théorique où Pareto l'avait préalablement située. En revanche, l'économie appliquée, dans la mesure même où elle échappe en fait à la défi- nition initiale qui en avait été donnée, ne manque pas d'intérêt : elle reprend effectivement contact avec la réalité, elle découvre certains conditionnements et certains facteurs concrets que l'éco- nomie pure avait ignorés. Les analyses concernant l'hétérogé- néité sociale, les rapports pressentis entre la situation économique et les données démographiques, l'intégration du syndicalisme et du protectionnisme dans le schéma économique, la prise en consi- dération du rôle et de la structure de la distribution constituent autant d'exemples de perspectives nouvelles, de préoccupations modernes, inspirées par le déclin de la concurrence dont la réalité économique offrait déjà à l'observateur de cette période des symp- tômes variés. Ainsi, l'économie appliquée, loin de développer les théories de l'économie pure, en bouleverse les fondements au profit d'hypothèses nouvelles mieux accordées à la réalité. Elle apparaît donc rien moins qu'une approximation succédant à l'éco- nomie pure. Au contraire, l'étape de l'économie appliquée coïn- cide avec la prise de conscience des insuffisances de l'économie pure, de la nécessité de bouleverser les méthodes et d'élargir les cadres de recherche. Si elle n'apporte pas de remède aux décep- tions causées par l'économie pure, elle contribue, par la somme d'intuitions neuves qu'elle recèle comme par son impuissance à les intégrer au cadre économique, à décider de l'appel à la sociologie.

L'analyse de l'économie appliquée confirme l'interprétation tragique qui a été proposée pour rendre compte de la genèse de la sociologie parétienne. Du Cours au Traité, il n'existe pas de développement régulier ni de croissance harmonieuse ; au contraire, une évidente solution de continuité sépare l'économie de la socio- logie : la rupture apparaît entre l'économie pure et l'économie appliquée, celle-ci pouvant être considérée, non comme l'annexe de celle-là, mais plutôt comme l'antichambre de la sociologie (1), où se trame déjà le complot sociologique fomenté contre l'éco- nomie pure. Cette interprétation s'accorde parfaitement avec l'expli- cation qu'avait suggérée Pirou : « Incontestablement, Pareto a eu le sentiment que Yhomo œconomicus, qui forme le soubas- sement de toute l'économie pure, est très loin de la réalité, et que, par conséquent, la théorie de l'économie pure non seulement ne rend pas compte entièrement de la réalité - cela est admis par ses plus fervents adeptes - mais que le fossé qui l'en sépare est plus grand que ne le pensent généralement les théoriciens néo-

(1) Avec sa tentative d'économie appliquée, Pareto prend conscience que « l'étude de beaucoup de faits dits économiques ne peut se faire sans l'aide de la sociologie ». Traité, XII, 2079.

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classiques. Pareto a donc essayé de combler le fossé, et de prendre une vue d'ensemble de l'homme complexe, de l'homme social, de l'homme réel (1). » Ainsi, la sociologie naît de l'économie pure, sur le recours de l'économie appliquée, pour répondre au désir insatisfait d'une connaissance globale qui puise sa richesse aux sources vives de la réalité.

En dépit de ce climat d'opposition et de rupture, il est vraisem- blable que l'économie n'a pas été sans exercer une influence sur la sociologie. Il importe d'en préciser la nature pour savoir si elle est susceptible d'atténuer la rigueur de l'incompatibilité que la genèse de la sociologie a laissé pressentir. Si la lecture du Traité suggère de fréquents rapprochements, tous ne sont pas signifi- catifs, et certains sont absolument trompeurs. L'exemple de la notion d'utilité est particulièrement instructif à cet égard, car il illustre le changement de perspective qui accompagne parfois le passage de l'économie à la sociologie et rend ainsi toute continuité illusoire : en effet, tandis que l'utilité économique - « l'ophéli- mité » - est toujours conçue en fonction de l'agent économique individuel, l'utilité sociale, elle, oscille entre les deux axes de référence que constituent l'individu et les collectivités parti- culières d'une part - « utilité pour » - et la collectivité globale d'autre part - « utilité de ». Ainsi, le rapprochement de ces deux notions souligne l'impossibilité, ressentie par Pareto, de trans- poser en sociologie la théorie économique de la satisfaction maxi- male : la filiation, au demeurant incontestable, n'implique donc ici aucune influence réelle.

Mais la notion d'équilibre (2), à cause de sa constance et de son importance, permet mieux que toute autre de saisir la nature de l'influence exercée par la pensée de l'économiste sur la pensée du sociologue. Contrairement à la notion d'utilité, celle d'équilibre conserve la même acception et le même rôle en économie et en sociologie. L'équilibre économique et l'équilibre général de la société impliquent deux démarches intellectuelles rigoureusement parallèles, la signification attachée à ces concepts est strictement identique et seule leur extension est différente (3). L'équilibre social transpose à plus grande échelle les caractères essentiels de l'équilibre économique, qui repose sur l'égalité des forces en présence, obtenue à la suite d'ajustements et d'interactions mul- tiples, dans le cadre d'un système général valable pour l'ensemble des forces considérées. La vue synthétique de l'ensemble écono- mique que présentent les théories de l'École de Lausanne inspire et commande en toute rigueur la tentative d'élaborer une théorie

(1) Gaétan Pirou, Les théories de V équilibre économique : Walras et Párelo, Domat-Montchrestien, Paris, 3e éd., 1946, p. 432.

(2) La notion d'interdépendance n'intervient pas ici, car elle ne traduit pas vraiment une influence de l'économie sur la sociologie. Pareto a considéré très tôt la mutuelle dépendance comme la relation caractéristique des phéno- mènes sociaux en général, et il l'applique aux phénomènes économiques dans la mesure où ils sont aussi des phénomènes sociaux.

(3) Manuel, III, 22 et Traité, XII, 2068.

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de l'équilibre social, qui vise pareillement à prendre une vue synthétique de l'ensemble social. Et même, entre l'équilibre écono- mique et l'équilibre social, il existe moins analogie qu'identité, puisque l'équilibre économique apparaît comme un simple élément de l'équilibre social (1). Convient-il d'expliquer l'une et l'autre théorie par référence au modèle de l'équilibre physique auquel Pareto s'était intéressé à l'époque de ses études scientifiques ? Si l'équilibre physique est une source fréquente d'analogie - comme l'équilibre biologique, à un moindre degré (2) - il ne paraît pas être la source unique de son inspiration. La carrière d'économiste de Pareto s'est déroulée tout entière dans le sillage intellectuel de L. Walras et sous le signe de l'équilibre économique : en consé- quence, il est aussi naturel d'expliquer la théorie de l'équilibre social par l'influence de ses travaux et de ses préoccupations d'économiste.

Il faut admettre que cette influence n'a pas eu grand effet pratique : de cette similitude d'intentions, on ne saurait conclure que Pareto a effectivement obtenu, dans l'élaboration de sa théorie de l'équilibre social, un succès identique à celui qui a couronné la présentation de l'équilibre économique ; alors que celle-ci demeure un sujet d'admiration (3), la théorie de l'équilibre social n'a pas encore réussi à passer pour un point de départ. Par rapport à son modèle économique, la théorie de l'équilibre social se présente comme une grossière ébauche à laquelle a manqué notamment le secours de l'instrument considéré comme adéquat en situation de mutuelle dépendance, l'analyse mathématique, inutilisable aussi longtemps que les éléments qui interviennent dans le système social ne sont pas saisis sous forme quantitative. Mais les raisons de ce succès inégal n'importent pas ici. Il suffît, sur ce cas privi- légié, d'apprécier la portée de l'iniluence économique et d'en bien marquer les limites : l'économie a seulement légué à la sociologie parétienne, avec la notion d'équilibre, une forme idéale de connais- sance synthétique. Ainsi, l'influence économique la moins contes- table qu'il soit possible de relever dans la sociologie de Pareto se révèle tout extérieure et purement formelle.

En est-il autrement si l'on envisage une forme d'influence moins évidente et plus insidieuse ? Il est possible d'imputer à une longue pratique de l'économie la responsabilité de la tendance

(1) « Les états XI, X2, X3 [d'équilibre social] ... sont analogues à ceux que l'économie pure considère pour un système économique. L'analogie est si grande que l'on peut considérer les états du système économique comme des cas particuliers des états généraux du système sociologique. » Traité. XII. 2073.

(2) Cours, p. 12 et Traité, XII, 2072-2074. (3) L'ouvrage posthume de Schumpeter, History of Economie Analysis,

Oxford University Press, New York, 1954, réserve à Léon Walras une place de choix et témoigne de l'intérêt que continue de susciter la théorie de l'équi- libre général. Un récent manuel d'économie confirme cette faveur. (Raymond Barre, Economie politique, Presses Universitaires de France, 1956.) Ce tribut d'admiration s'adresse à Léon Walras, mais il n'est pas douteux que Pareto économiste lui doit beaucoup et il ne semble pas que sa présentation personnelle apporte des améliorations décisives à la présentation walrasienne.

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au psychologisme qui caractérise la sociologie parétienne. Sans doute a-t-on défini l'économie du Manuel comme un effort pour dégager la théorie de l'équilibre des données psychologiques qui lui sont inhérentes dans la présentation de L. Walras et dans le Cours. Mais le succès de cet effort a été contesté, et quand bien même on l'admet, il reste que Tobjectivation économique de Pareto, qui se contente de mettre entre parenthèses et d'ignorer le monde des déterminations psychologiques dont l'économie dépend, ne restitue pas pour autant à la théorie économique une base objective : l'économie du Manuel demeure « implicitement psychologique » (1). Ainsi, implicite ou non, la référence constante à la psychologie rationnelle des agents économiques, l'habitude de rapporter les phénomènes économiques au comportement d'unités économiques individuelles permettent d'expliquer la tendance au psychologisme qui affecte la sociologie. Mais cet autre aspect de l'influence économique, dont l'importance est incontestable, puisqu'il commande l'orientation de l'explication sociologique, demeure extérieur à l'inspiration profonde de la sociologie parétienne et ne suffit donc pas à établir, entre l'éco- nomie et la sociologie, une communauté de nature susceptible de contredire la première impression tirée de la genèse de la sociologie. Ainsi, le jeu varié des influences économiques n'infirme en rien l'hypothèse de rupture suggérée par le discours du Jubilé.

Une analyse plus approfondie de l'œuvre de Pareto ne permet pas de douter que, par-delà les influences formelles, l'économie et la sociologie, conçues à partir d'intuitions différentes, mani- festent une véritable incompatibilité de nature. En adoptant les thèmes opposés du rationnel et de l'irrationnel, en s'associant respectivement aux destins étrangers des actions logiques et des actions non logiques, elles perdent toute possibilité de commu- nication, elles renoncent à tout espoir de relation autre que d'exclusion réciproque. Les mondes de l'économie et de la socio- logie sont issus de nébuleuses distinctes sous le signe de catégories inconciliables ; aussi n'est-il pas inutile de rappeler leurs condi- tions d'émergence pour comprendre ce désaccord foncier. L'éco- nomie, pour sa part, prend pour objet « les actions logiques... qu'exécutent les hommes pour se procurer les choses qui satisfont leurs goûts » (2). Elle n'ignore pas pour autant l'existence d'élé- ments non logiques, mais elle les récuse par un artifice de méthode, en les identifiant aux goûts que la théorie considère comme donnés. L'élément non logique est expulsé du champ de l'expli- cation économique qui s'intéresse seulement aux actions logiques par lesquelles les hommes satisfont leurs goûts. Le monde écono- mique ainsi constitué est un monde homogène et l'action logique

(1) Gaétan Pirou, op. cit., p. 426, à propos d'un article de M. Courtin consacré à « quelques systèmes d'économique non psychologiques », dans lequel l'auteur tente d'établir que « derrière l'objectivisme de Pareto se dissi- mule un psychologisme à peine voilé ».

(2) Manuel, III, 1.

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qui le définit revêt une rigueur toute scientifique. Les présup- positions de l'économie parétienne sont celles de l'économie classique : l'aspect rationnel et individuel de l'homme est seul pris en considération.

Théoriquement, rien n'empêchait Pareto de procéder pour la sociologie comme pour l'économie, c'est-à-dire d'exclure l'élé- ment non logique de sa recherche et de concentrer son intérêt sur le champ des relations logiques : il aurait ainsi obtenu une sociologie constituée à l'image de l'économie, à l'aide d'une hypothèse de travail identique. Mais il s'est refusé à s'engager dans cette voie pour demeurer fidèle au réel. Ce qu'il avait admis pour l'économie ne lui a pas paru valable pour la sociologie, car « la ressemblance cesse, sous le rapport de la correspondance avec la réalité. En de certaines circonstances il n'y a pas un trop grand écart entre la réalité et l'hypothèse suivant laquelle les hommes accomplissent, pour satisfaire leurs goûts, des actions économiques que l'on peut en moyenne considérer comme logiques. Aussi les conséquences de telles hypothèses donnent-elles, en ces circonstances, une forme générale du phénomène, dont les divergences d'avec la réalité sont peu nombreuses et pas considérables. Au contraire, il y a un grand écart entre la réalité et l'hypothèse suivant laquelle, des résidus, les hommes tirent des conséquences logiques, et agissent d'après celles-ci. En ce genre d'activité, ils emploient les dérivations plus souvent que les raisonnements rigoureusement logiques... Donc, la science cons- tituée sur l'hypothèse qu'on tire les conséquences logiques de certains résidus donnés, fournirait du phénomène une forme générale qui aurait peu ou rien de commun avec la réalité » (1). L'impossibilité de se satisfaire en sociologie de l'hypothèse de travail qui a servi à constituer l'économie est ainsi clairement affirmée : l'hypothèse de l'action logique, adoptée par l'économie, ne saurait convenir à la sociologie, si celle-ci entend garder contact avec la réalité.

A ce stade, deux voies s'ouvrent à la sociologie, selon que les exigences de la réalité sont interprétées comme un refus d'exclu- sivisme ou au contraire comme un verdict d'exclusion : la sociologie doit-elle élargir le domaine de recherche assigné à l'économie en abandonnant l'exclusivité de l'action logique qui caractérise celle- ci et en compliquant ses hypothèses directrices, pour se rapprocher de la réalité sociale, ou doit-elle délimiter un champ d'activité rigoureusement distinct, à l'aide d'hypothèses différentes ou même opposées ? Il existe une option entre deux conceptions de la sociologie dont l'une inclut et l'autre exclut, avec l'action logique, le phénomène économique. L'exemple de l'économie appliquée montre la voie d'une conception synthétique. L'économie appliquée continue de s'intéresser aux actions logiques, et l'intérêt demeure bien, pour elle aussi, le moteur de l'action humaine considérée sous l'aspect économique. Mais l'introduction dans le champ de l'expli-

(1) Traité, XII, 2079.

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cation économique de l'action collective, des effets de domina- tion (1), implique de toute évidence l'abandon de ce solitaire voué à l'action logique dont se satisfaisait l'économie pure. L'élément non logique fait alors une double apparition : d'une part, l'économie appliquée met en doute l'aptitude spontanée, jamais en défaut, de Vhomo œconomicus à réaliser des actions logiques, car, en réalité, « l'homme est une balance très imparfaite pour peser les ophéli- mités » (2). D'autre part, inclus dans un cadre sociologique réel, le nouvel agent économique n'est plus seul et sa parfaite aimantation logique est troublée par l'interférence des facteurs non logiques que Pareto réunit sous le terme général de « coutumes ». Ainsi, la tendance de l'économie appliquée, qui fait intervenir l'action non logique à côté de l'action logique, répond au souci d'élargir et de préciser le champ de recherche : loin de rompre avec les intérêts, elle les intègre au monde réel et les nuance pour mieux les rappro- cher de ceux de l'homme réel.

Il semble qu'en sociologie Pareto soit favorable à la même orientation : lorsqu'il lui est arrivé de soulever incidemment le problème des rapports de l'économie et de la sociologie, il Ta abordé en termes compréhensifs impliquant une intégration de l'économie à la sociologie. Le rapprochement du réel que tente de réaliser la sociologie tendrait à situer l'économie dans une pers- pective plus large, en la considérant comme partie constituante de la sociologie. Pareto s'exprime même souvent comme s'il avait effectivement adopté cette conception, bien que son choix ne fasse nulle part l'objet d'une déclaration explicite. A l'en croire, sa sociologie serait comprehensive et non exclusive, elle adjoindrait aux actions logiques les actions non logiques et les résidus aux intérêts. Elle n'opérerait donc pas par substitution, mais par adjonction, et loin de déplacer le champ de la recherche, elle l'élargirait aux dimensions de la réalité sociale. Telle est l'inter- prétation que les textes tendent à accréditer. Ainsi les « intérêts », définis comme l'ensemble des tendances qui poussent les indi- vidus à rechercher ce qui leur est utile, tendances sur lesquelles s'appuie toute la psychologie économique, sont comptés au nombre des « éléments intérieurs » (3) qui agissent sur la forme générale de la société, avec les résidus et les dérivations. De même, le système social doit être considéré comme « composé de certaines molécules contenant certains résidus, certaines dérivations, certains intérêts, certaines tendances. Ces molécules, sujettes à de nombreuses liaisons, accomplissent des actions logiques et des actions non

(1) On apprécie les possibilités de progrès entrevues par l'économie appli- quée, si l'on remarque que la critique de l'équilibre présenté par l'écono- mie pure s'est précisément appuyée sur l'idée de domination. M. François Perroux reproche à l'univers paréti en d'ignorer « l'effet de domination » et les « macro-décisions » : « Les décisions prises... sont le fait d'un grand nombre de micro-unités... Chaque micro-unité est située dans un... environnement indéformable par son initiative... ». Economie appliquée, Les macro-décisions, avril-juin 1949, p. 334.

(2) Manuel, IX, 2. (3) Traité, XII, 2060.

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logiques » (1). Enfin, il est affirmé que les intérêts jouent « un très grand rôle dans la détermination de l'équilibre social » (2). La concordance des textes lève, au moins en apparence, toute équi- voque ; elle explique que certains critiques aient admis que la sociologie parétienne, faisant effectivement place aux intérêts, tenait ses promesses de sociologie générale. Mais le sort fait à ces promesses justifie-t-il la confiance ainsi accordée ?

En réalité, on chercherait en vain dans l'œuvre sociologique de Pareto une trace quelconque de l'intervention des intérêts, pris dans l'acception reconnue par l'économie politique : la forme générale de la société et l'équilibre social font appel exclusivement aux résidus et aux dérivations. Cette situation s'explique aisément lorsque l'on constate que la sociologie parétienne a pris pour objet unique les actions non logiques : en effet, l'intervention, fort discrète, de l'action logique, au seuil de l'induction, tend seulement à révéler l'action non logique, et l'action logique, personnage épisodique et déjà sacrifié, se dissipe dans l'accomplissement de cette fonction limitée. L'absence des intérêts dans le système social apparaît comme la conséquence logique du recours à l'hypo- thèse non seulement prépondérante mais véritablement exclusive de l'action non logique sur laquelle se fonde la sociologie paré- tienne : enfermer la sociologie dans les limites arbitraires d'une hypothèse aussi restreinte revient à admettre implicitement que l'induction sociologique soit conduite uniquement dans le domaine des actions non logiques, et que la notion de résidu occupe dans le système social une position déterminante, incompatible avec toute intervention, même limitée, des intérêts. Dans ces conditions, une logique interne empêche la sociologie d'ouvrir sur la réalité sociale cette large perspective que les déceptions de l'économie avaient rendue nécessaire ; elle la condamne au contraire à s'identifier à la revanche du non logique que l'économie pure avait relégué hors de ses prises, et à sombrer définitivement dans une débauche d'irrationnel où l'on ne saurait trouver même une cari- cature des intentions premières.

Gomment expliquer alors l'insistance de Pareto à soutenir que les intérêts interviennent dans la détermination de la forme générale de la société ? Plutôt que de recourir à l'hypothèse simpliste de la mauvaise foi, mieux vaut admettre qu'il existe chez lui deux conceptions de la notion d'intérêt, l'une à l'usage de l'économie et l'autre plus spécifiquement sociologique. La défi- nition que propose Pareto permet d'étayer cette explication : « Les individus et les collectivités sont poussées par l'instinct et par la raison à s'approprier les biens matériels utiles, ou seulement agréables à la vie, ainsi qu'à rechercher de la considération et des honneurs. On peut donner le nom d'intérêts à l'ensemble de ces tendances (3). » II ressort de cette définition que l'intérêt

(1) Traité, XII, 2079. (2) Traité, XII, 2009. (3) Traité, XII, 2UU9.

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est une notion ambivalente, associée à des motivations instinc- tives et rationnelles. Fondé sur la raison, l'intérêt implique une démarche rationnelle, alors que, considéré comme tendance, il s'apparente plutôt à un résidu, de la cinquième classe par exemple, et s'accommode de démarches non logiques. Cette distinction montre que la notion d'intérêt admise par l'économie n'est pas identique à la notion sociologique : l'économie voit dans l'intérêt une représentation rationnelle liée à un mode d'action rationnelle ; pour la sociologie au contraire, la notion d'intérêt se dissout dans la notion de résidu. Mais cette concession à la lettre des textes n'a pas pour effet d'intégrer l'économie à la sociologie ; elle ne fait que confirmer la tendance exclusivement non logique de la sociologie, accusant ainsi, sur l'exemple partiel des intérêts, l'opposition des hypothèses directrices qui sous-tend les rapports de l'économie et de la sociologie.

L'orientation effectivement choisie, qui retient la sociologie dans le champ clos des actions non logiques, affecte les rapports de l'économie et de la sociologie comme la sociologie elle-même. L'économie ne s'intéressant qu'aux actions logiques, et la socio- logie ne connaissant que des actions non logiques, l'une et l'autre opèrent sur des réalités distinctes et demeurent congéni- talement incapables de se rencontrer ni de se rejoindre jamais. Et cette séparation se complique d'un antagonisme foncier qui permet de fonder sur une irréductible opposition de nature les divergences souvent marquées entre l'économie et la sociologie. Il n'est pas jusqu'à l'ambiance du Manuel et du Traile qui n'exprime à sa manière la mutuelle incompréhension qui les sépare : alors que les relations économiques se développent dans une atmosphère de paix, les relations sociologiques ne se développent que dans une atmosphère de combat ; à la conception pacifique du monde de l'économie pure, qui participe du caractère « irénique » de l'économie classique, la sociologie a substitué l'état de guerre, l'antagonisme des groupes de résidus et même la justification de la violence. Cette opposition simpliste paraît due, non à une conception erronée des rapports de l'économie et de la sociologie, mais plutôt à un vice de méthode. En tout cas, cette approche, en situant l'opposition à l'économie au principe de la sociologie avant de l'inscrire dans sa nature, se révèle incompatible avec la conception synthétique entrevue par l'auteur du Traité : la sociologie ne saurait être à la fois antithèse et synthèse, elle ne peut en même temps rejeter l'économie et la compléter, s'opposer à elle et l'englober dans une représentation élargie. Mais cette sociologie d'opposition répond-elle encore à l'espoir qui l'avait suscitée ?

Née du désir de surpasser l'économie pure comme connaissance générale et comme connaissance concrète, la sociologie constituée demeure partielle et théorique. Limitée aux actions non logiques, amputée de tous les intérêts économiques, la sociologie n'a pas su s'assurer, sur l'économie pure, l'avantage de recouvrir tout le domaine des actions humaines : elle n'est générale, tout

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comme l'économie pure, que dans le sens, particulier à Pareto, de première approximation d'une réalité partielle. D'autre part, elle n'est pas plus concrète, puisqu'elle ne s'appuie pas davantage sur l'expérience, mais se contente de faire appel à un principe aussi abstrait, quoique opposé : l'ambition de join- dre le réel qui anime la sociologie, au lieu de prendre appui sur l'étude objective des phénomènes sociaux, se met au service du vague postulat de l'action non logique, comme si l'adop- tion d'une hypothèse contraire à l'hypothèse logique de l'éco- nomie pure suffisait à garantir l'accès au réel. Ainsi, accusant des déficiences identiques à celles de l'économie pure, la socio- logie parétienne ne marque un progrès décisif dans aucune des deux directions où elle avait prétendu faire avancer la science : elle ne réussit pas à prendre cette « vue d'ensemble de l'homme réel » par laquelle on avait justement défini son intention fon- damentale.

Si la faveur de Pareto va incontestablement à une conception synthétique de la sociologie, comme en témoignent à la fois la genèse de sa sociologie et ses déclarations d'intentions, le choix inconséquent et malheureux des hypothèses directrices refuse en fait à cette ambition légitime tout espoir de se satisfaire jamais. A défaut d'une synthèse désormais impossible pour une sociologie mutilée et appauvrie, il reste au moins à Parçto la possibilité de tenter un rapprochement fécond dans le sens d'une économie sociologique ou d'une sociologie économique. Le succès de cette tentative suppose que l'incompatibilité si légèrement décrétée entre l'économie et la sociologie ne soit pas trop rigoureuse pour interdire cette collaboration de disciplines voisines, et que le désir de joindre la réalité soit assez puissant pour la favoriser en dépit des obstacles suscités par la détermination de cadres arbitraires et le tracé d'une frontière tout artificielle. Les qualifications de Pareto, économiste et sociologue, autorisent quelque espoir en ce sens, si toutefois un destin aussi cruel que paradoxal ne l'a pas condamné à ne pouvoir être jamais ni économiste-sociologue ni sociologue-économiste.

S'il est vrai que l'économie moderne est dominée par la préoc- cupation du réel, les moyens de répondre à ce besoin de lester de réalité les analyses antérieures sont aussi nombreux que les dimen- sions mêmes du réel. L'économie sociologique apparaît comme une manifestation particulière, mais privilégiée, de cette tendance générale. Pour enrichir et valider l'analyse économique, elle entreprend l'étude en situation des mécanismes économiques, et tente d'intégrer à l'explication économique l'influence du milieu social réel. En réaction contre l'analyse abstraite et deductive, elle s'intéresse aux phénomènes économiques concrets, tels qu'ils se manifestent dans un milieu historique et sociologique donné. Le passage de l'économie abstraite à l'économie sociologique ne s'accompagne donc pas d'un changement d'objet, mais d'un changement de milieu obtenu en substituant à un milieu neutre un milieu réel et influent. L'œuvre de Simiand comme les travaux

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des institutionalistes (1) illustrent cette conception d'une éco- nomie sociologique ; si ceux-ci ont su, mieux que Simiand, main- tenir les liens avec l'économie traditionnelle, ils recourent comme lui à la méthode inductive, et affirment avec lui la nécessité de situer les faits économiques dans leur milieu social.

Que l'économie pure et l'économie sociologique n'ait aucun point commun, voilà qui ne nécessite pas de nouvelle démons- tration : l'économie sociologique est issue précisément d'une réaction contre cette économie abstraite que l'économie pure a conduite à sa perfection. Aussi, considérant que l'apport écono- mique de Pareto s'identifie à sa présentation de l'équilibre écono- mique et à ses thèses d'économie pure, est-on fondé à conclure que l'économie sociologique ne lui doit rien. Pourtant, il est juste de rappeler que Pareto, insatisfait par le caractère théorique de l'économie pure, a eu, dans sa quête du réel, le pressentiment de la nécessité d'une économie sociologique : l'ébauche de l'économie appliquée témoigne, dans l'œuvre de Pareto, de cette intuition neuve. Le recours aux considérations sociales et à l'influence du milieu caractérise en effet la conception parétienne de l'économie appliquée, définie comme « l'étude expérimentale des phénomènes sociaux qui agissent sur le phénomène économique et le modifient » : la reconnaissance du rôle de la « coutume », de l'intervention croissante des groupements professionnels, des coalitions d'intérêts et des pouvoirs publics, la dénonciation des liens multiples qui tendent « à cristalliser une partie de la forme sociale » illustrent cette tendance sociologique qui distingue radicalement l'analyse du « phénomène économique concret » des constructions anté- rieures de l'économie pure.

L'exemple le plus intéressant, accompagné de l'analyse la plus élaborée, concerne le problème du commerce international. L'ana- lyse abstraite de la protection concluait à « l'altération des valeurs des coefficients de production qui procureraient le maximum d'ophélimité » et admettait en conséquence que « tout droit pro- tecteur produit une destruction de richesse dans le pays qui frappe la marchandise de ce droit » (2). L'économie pure justifiait ainsi la conviction libre-échangiste pour laquelle combattit le jeune Pareto, comme s'il avait déduit sans précaution, de ce que la protection entraîne une destruction de richesse, qu'à « toute époque et pour tout pays la protection est nuisible et le libre-échange avan- tageux » (3). Le mérite de l'économie appliquée consiste au contraire à prendre en considération les données réelles du problème qui sont susceptibles d'en modifier complètement la solution. Le nationalisme économique avait déjà attiré l'attention sur la nécessité de protéger les industries naissantes, en situant dans une perspec-

(1) Voir Gaétan Pirou, Les nouveaux courants de la théorie économique aux Etals-Unis, t. II : L'économie institutionnelle, Domat-Montchrestien, Paris, 1939.

(2) Manuel, IX, 54. (3) Manuel, IX, 61.

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tive historique les effets économiques indirects de la protection ; il avait ainsi marqué un progrès sur la théorie abstraite qui n'avait envisagé que les effets économiques directs, dans une perspective non historique. L'économie appliquée marque un nouveau progrès dans une autre direction, en adoptant une perspective sociologique. Elle fait appel aux considérations sociales à deux niveaux diffé- rents. D'une part, elle tient compte du milieu économique et social auquel s'appliquent les mesures de protection ou de libé- ration, puisque leurs conséquences sont appelées à varier en fonc- tion de ce milieu : a Dans un pays agricole la protection indus- trielle, dans un pays industriel le libre-échange ont également pour effet de développer l'industrie, et par conséquent ces mesures opposées peuvent avoir, selon ces pays, des effets semblables (1). » Jusque-là, l'économie appliquée se contente de généraliser les conclusions de l'historisme et de les intégrer à la perspective sociologique. Mais d'autre part, poussant plus loin la recherche, elle fait intervenir les effets sociaux de la protection et leurs conséquences économiques qui constituent, comme le remarque Pareto, des « effets doublement indirects » : la protection déter- mine, entre les individus et les classes, des « effets de répartition » qui exercent une influence sur l'équilibre social et, par son inter- médiaire, sur la vie économique. Ainsi, la protection industrielle en pays agricole, comme le libre-échange en pays industriel tendent souvent à favoriser la classe ouvrière, la démocratie, le socialisme. Au contraire, « la protection agricole, quand il existe une aristo- cratie territoriale, comme en Allemagne, fortifie cette aristocratie, et lui vient en aide pour empêcher qu'elle ne soit détruite par d'autres aristocraties » (2). Le bouleversement ou la consolidation de l'équilibre social entraînent à leur tour des conséquences économiques, « doublement indirectes », qui peuvent altérer ou même contredire les conclusions que l'économie pure tirait de la seule analyse théorique des effets économiques directs.

L'économie appliquée se réduit en fait à de « brèves indi- cations ». Pourtant, sur l'exemple privilégié du commerce inter- national, qui situe le fait économique dans son milieu social concret et recourt à la médiation des effets sociaux, il est loisible de constater que l'économie appliquée a orienté sa tentative pour se rapprocher du réel dans le sens d'une économie sociologique : à l'épigone de l'économie pure, dont l'originalité a été contestée par les admirateurs de L. Walras, l'économie appliquée substitue un authentique précurseur de l'économie sociologique, soucieux de tenir compte du conditionnement social des faits économiques, et conscient de réaliser ainsi un net progrès et sur l'économie clas- sique et sur l'historisme. Il ne s'agit en fait que d'un progrès intentionnel, mais cette intention vaut d'être soulignée, car elle constitue le seul élément positif à mettre au crédit de l'économie sociologique dans l'œuvre économique de Pareto.

(1) Manuel IX, 57. (2) Manuel, IX, 57.

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La sociologie économique est-elle mieux traitée dans son œuvre sociologique ? Avant de procéder à cet examen, il convient de préciser la signification de cette alliance nouvelle : en première approximation, la sociologie économique s'identifie à l'intérêt du sociologue pour l'économie. Elle implique donc une attitude diffé- rente de la précédente : alors que la sociologie, dans la perspective de l'économie sociologique, s'intégrait en quelque sorte à l'éco- nomie, ici au contraire c'est le sociologue qui prend comme centre d'intérêt le fait économique. Ces deux tentatives, opérant à des niveaux différents, ne se recouvrent pas : l'économie fait appel à la sociologie pour mieux connaître le fait économique, tandis que la sociologie s'intéresse à l'économie pour mieux connaître le fait social. Le fait économique, participant de la nature du fait' social, est justiciable d'une double approche, l'approche éco- nomique à laquelle l'économie sociologique demeure fidèle, et l'approche sociologique tentée par la sociologie économique. Si le passage de l'économie à l'économie sociologique s'accompagne normalement d'une extension du champ de recherche, il ne s'ensuit pas que la sociologie économique, par souci d'une symétrie rigou- reuse, tende nécessairement à particulariser la recherche sociolo- gique : l'intérêt du sociologue pour l'économie peut s'expliquer par l'attrait d'une espèce particulière du fait social, mais il peut aussi signifier que le fait économique constitue un fait social privilégié capable de servir de fondement à l'explication sociolo- gique (1). La sociologie économique de Marx représente sans doute l'exemple le plus caractéristique de cette tendance à fonder l'ensemble de la sociologie sur une sociologie économique. En tout cas, ces deux attitudes sont retenues ici comme représentatives de la sociologie économique, considérée soit comme théorie par- tielle, soit comme théorie globale.

Constituée en opposition à l'économie, la sociologie parétienne ne saurait, sans renier ses origines, voir dans le phénomène éco- nomique le fait social fondamental : la conception marxiste d'une sociologie économique globale est aussi étrangère à la perspective sociologique de Pareto que l'économie sociologique pouvait être étrangère à son économie pure. Mais il y a plus, car, fidèle à l'in- transigeante exclusion sur laquelle elle se fonde, la sociologie paré- tienne ne s'intéresse pas davantage au phénomène économique considéré comme élément du fait social : elle ne s'accommode donc pas même d'une sociologie économique partielle. Lorsqu'il arrive à Pareto sociologue de faire allusion au phénomène écono- mique, il se contente de se référer à ses travaux d'économiste (2).

(1) Cette seconde conception, plus large, implique, selon la définition de Schumpeter, « une théorie de la causation sociale aux termes de laquelle le système économique constitue, dans l'ensemble des phénomènes que nous appe- lons « société », l'élément réellement agissant ». Capitalisme, Socialisme et Démo- cratie. Paris, Pavot, 1951, p. 274.

(2) « On trouve une partie très considérable de cet ensemble [les intérêts] en économie. Nous devrions traiter ici de cette science, si elle n'avait déjà été l'objet d'ouvrages importants, auxquels il nous suftira de renvoyer. » Traité. XI, 2010.

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Cette attitude ne fait que confirmer combien la notion même de sociologie économique lui est demeurée étrangère. Aussi, alors que l'économie appliquée avait tenté de tirer l'économie pure de son splendide isolement et ouvert la voie d'un rapprochement, la sociologie est-elle condamnée à ignorer l'économie. L'appel du réel qui contribua à orienter l'économie vers les faits sociaux ne se fait plus entendre en sociologie, puisque celle-ci est indûment fondée sur l'identité de l'action non logique et de la réalité sociale. Cette confusion, dispensant la sociologie de prendre en considé- ration les faits économiques, est responsable de l'absence de toute trace de sociologie économique dans l'œuvre de Pareto.

L'analyse des « rentiers » et des « spéculateurs », un des rares exemples de traitement des questions économiques que nous ait légué la sociologie parétienne, ne suffît pas à combler cette lacune. Elle illustre, au contraire, à propos de considérations dont le caractère économique est plus apparent que réel, l'effacement de la sociologie au profit de la psychologie. En effet, les catégories opposées des spéculateurs et des rentiers (1) se caractérisent moins par un ensemble de traits sociologiques découlant de leur situation économique respective que par les tendances psychologiques fonda- mentales exprimées par les résidus de l'instinct des combinaisons et de la persistance des agrégats : « Dans la première des caté- gories..., ce sont les résidus de la première classe qui prédominent ; dans la seconde, ce sont ceux de la deuxième classe (2). » Cette conception d'une stratification sociale fondée sur l'opposition des résidus principaux se distingue radicalement de la conception marxiste, selon laquelle la stratification dépend du facteur écono- mique de la propriété des moyens de production. A la distinction marxiste entre capitalisme et prolétariat, Pareto est conduit à opposer sa propre distinction qui détermine, au sein même de la classe capitaliste, une complète divergence d'intérêts entre les entrepreneurs (3), qui appartiennent à la famille des spéculateurs, et les possesseurs de terres et d'épargnes qui font partie de la catégorie des rentiers : en conséquence, ces deux types de capita-

(1) La distinction des rentiers et des spéculateurs aurait pu ouvrir une analyse intéressante de sociologie économique, si Pareto s'en était tenu à la conception de deux catégories sociales s'opposant par le caractère variable ou fixe des revenus de leurs membres, conception illustrée historiquement par l'évolution des conditions économiques en période inflationniste. La caté- gorie (S) groupe bien « les personnes dont le revenu est essentiellement variable et dépend de leur habileté à trouver des sources de gain », et la catégorie (R) réunit bien « les personnes dont le revenu est fixe ou presque fixe et dépend peu par conséquent des combinaisons ingénieuses que l'on peut imaginer ». Traité, XII, 2233-2234. Mais ces constatations ne servent pas de point de départ à une recherche sociologique ; elles ne constituent que le point d'aboutisse- ment d'analyses psychologiques. Tout au plus pourrait-on parler à leur propos « d'infra-sociologie économique ».

(2) Traité, XII, 2235. (3) Schumpeter, qui a réservé un sort particulièrement brillant au type

de « l'entrepreneur », n'a pas ratine l'erreur de Pareto consistant à assimiler à une classe sociale la catégorie des entrepreneurs, mais a abordé avec plus de nuances les rapports du groupe des entrepreneurs à la classe bourgeoise. Voir : Capitalisme ì Socialisme et Démocratie, p. 231.

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listes ont des intérêts qui « s'opposent même plus que ceux des classes dites des capitalistes et des prolétaires » (1). La nouvelle classification sociale bouleverse la classification socio-économique au point de rapprocher les ouvriers de leurs employeurs dans une commune opposition aux possesseurs d'épargne. Les fantaisies d'une classification sociale délestée de sa réalité économique ne comportent évidemment pas de limite, et elles ne méritent même pas une critique détaillée. Le seul intérêt de l'analyse des rentiers et des spéculateurs réside dans l'opposition établie entre la notion parétienne de catégorie sociale et la notion marxiste de classe sociale : le contenu économique de la notion marxiste de classe est absent de la conception parétienne, et de plus, le fondement de la catégorie parétienne est choisi de telle sorte que, avec le résidu, se dissipent et la sociologie économique et la sociologie comme telle. Le constat d'évanescence concernant la sociologie économique importe seul à la question ici posée : l'œuvre de Pareto a su montrer la voie d'une économie sociologique, mais elle est restée fermée à toute perspective de sociologie économique.

S'il est vrai que la tentation de la sociologie se présente à tout économiste de valeur, la manière dont Pareto a choisi de succomber demeure originale. Sa sociologie se constitue pour répondre à une carence de l'économie, mais elle exclut l'économie si radicalement qu'elle s'affirme impuissante à receler même une promesse de sociologie économique. Cette exclusion injustifiable, que Pareto n'a peut-être pas voulue, mais qu'il n'a pas su éviter, lui vaut une originalité paradoxale, mais rend sa tentative de recours à la socio- logie plus décevante que toute autre du même genre. Il suffit de comparer sa position à celle de Marx ou à celle de Schumpeter qui l'encadrent historiquement pour en saisir toutes les insuffisances. Pareto a trouvé dans la sociologie de Marx confirmation de «l'abso- lue nécessité d'ajouter de nouvelles notions à celle de l'économie, pour arriver à la connaissance du phénomène concret » (2). Mais il n'a pas prêté suffisamment attention au fait que la sociologie marxiste, loin d'être distincte de son économie, s'élabore en alliance étroite avec elle (3), sculptée, comme on l'a dit justement, dans le même bloc : l'analyse de la lutte de classes, à laquelle se réfère précisément Pareto, constitue un exemple caractéristique dont la signification profonde lui a échappé. Quant à Schumpeter, quelque influence, indéniable, que Pareto ait exercée sur ses conceptions sociologiques, sa lucidité, probablement mise en éveil par une connaissance approfondie de Marx, lui a permis d'éviter l'erreur fondamentale du sociologue de Lausanne, et d'intégrer ses conquêtes d'économiste à une perspective sociologique. Au

(1) Traité, XII, 2231. Í2) Traité, XI, 2021. (3) « ... La sociologie et l'économie politique s'interpénétrent dans l'argu-

mentation marxiste, jusqu'à se confondre dans leurs lignes générales et même, jusqu'à un certain point, dans leur détail concret. Tous les principaux concepts et propositions de Marx sont donc à la fois économiques et sociologiques... ». Schumpeter, op. cit., pp. 118-119.

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Page 20: ÉCONOMIE ET SOCIOLOGIE DANS L' UVRE DE PARETO

GUY PERRIN

contraire, la solitude de la sociologie parétienne, systématique- ment purifiée de toute réalité économique, est en partie respon- sable des errements et de la perversion que l'on est fondé à lui reprocher : présentée comme un au-delà de l'économie, elle s'expose à être moins qu'une sociologie.

Paris.

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