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PQ 2619 . A112 L49 1991 ; \LLI\1\UI

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edmond Jabes le livre de l'hospitalite

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PQ 2619 . A112 L49 1991

; \LLI\1\UI

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D 0 DJ B S

LE LIVRE

DE

L'HOSPITALITÉ

LL I R

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le le

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Où? Quand? Pourquoi?

<<S i Dieu est l'univers, Il est le suprême don , fait à Dieu, par Dieu même », disait un sage.

Mourir de rien après avoir vécu de tout. Dé rision. Célébrer la rose et périr d'une piqûre d'épine.

Le jour nous suit.

«ô certitude de la source, au milieu des sables. « Dieu est certitude- disai t un sage-. li est le puits. «Deux certitudes se disputent le désert. L'une est

d 'eau ; l'autre, de poussière . "

Il disait: « La mort est, peut-être, de Dieu, la plus froide pensée. »

«Viei llir: la vie commence à m'oublier: la mort, à me reconnaître », avait-il écrit.

« La douleur - disait un sage - est le livre le plus vaste, car il contient tous les livres. »

La vie s'écrit avec la sève de nos arbres. La mort se lit dans leurs feuilles jaunies.

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Caresse ton âme. Caresse ton livre. Tous deux sont assoiffés de tendresse.

« A deux pas de moi, il y a toi. A deux pas de toi, il y a lui. A deux pas de lui, il y avait nous "• disait un sage.

Générosité de l'invisible. Notre gratitude est infinie.

Le critère est l'hospitalité.

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où)

" Le désert est mon lieu - disait-il -. Et ce lieu est une poignée de sable.»

Et il ajoutait: « Doubles, telles les Tables de la Loi, sont mes paumes et, dix, comme mes doigts, les che­mins de ma race.»

L'intérieur de la pierre est écriL De tout temps et pour toujours lisible.

Variable espace de l'hospitalité. Deuil et puis, soudain, renaissance.

"Je te bénis, ô mon hôte, mon invité- dit le saint rabbin -, car ton nom est : Celui qui chemine.

«Le chemin est dans ton nom. « L'hospitalité est carrefour des chemins."

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UN NOUVEAU SEUIL

Il regardait l'univers jaillir de l'abîme pour s'y engouffrer ensuite, préoccupé de sa propre disparition.

Comme l'homme, de la mort. Ah ce vide , ce vide que rien ne trouble.

Un nouveau seuil? -Un regard, tourné vers l'ailleurs; la brusque révision d'un

parcours.

<< Au commencement de tout commencement et à la fin de toute fin, il y a un mot incontournable contre lequel nous butons : le mot Adieu.

«Il y aurait, également, les mots :Éternité. Infini. Mort, Néant qui restent, toujours, pour nous, des mots illisibles, inviolables.

« Qu'est-ce que l'éternité? Qu'est-ce que l'infini? Qu'est-ce que la mort? Qu'est-ce que le vide?

<<Mots grisés d'abîme où nous perdons pied. « Et, pourtant, ne sont-ils pas des mots clés? » - écrivait un

sage.

« L'homme, sans le savoir, aura vécu la Présence infinie de Dieu dans l'infinie absence des choses», disait-il.

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Et il aj outait ; ,, Notre quête d 'i nconnu n 'est . pe ut-ê tre, que cela . »

Cette affreuse sensa tion d'être parvenu au bou t de ma vie , je l'a i cachée à ma famille et à mes amis.

" Ce n 'est pas, d a ns mon univers, tout à fa it la nuit ma is j e m'y fa ufil e et m 'y g lisse», ava it no té, dans son car ne t , un sage.

N 'ava it-il pas, u ne fois, écrit : « Nos livres sont proies du feu que les mots e ncouragent. Solennels insta nts de fêt e e t de d e uil »?

Ava it-il o ublié que ses disciples, comme lui, savaie nt , aussi, lire cou ramment le liv re dans les cendres am o ncelées d e son éternité compromise?

L 'ordonnance d es sables est le ur courtois sa lu t.

«Ce q ui est en ton pouvoir - di sa it-il - es t tien. À ce q u1 t'échappe , tu appar t ie ns de fait. »

«Ne fa is pas , d e l'é toile, un vulgaire ca illo u . Tu perdra is, a priori , au change. »

Mais en sommes-no us certains? «L'éto ile , pour toi, d emeurera touj ours inaccessible; tand is

que, d'un geste, tu pe ux, en te ba issant , ramasser un caillou », disa it-il.

Le vid e , avant l'hom me, accue ille l'oiseau.

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QUAND?

« À ma mon - disa it un juif- je ne voudrais pas ê tre enterré ma is incinéré : car je ne souha it e pas avoir de tombe, de c ra inte qu 'un quelconque passant malimentionné, n'inscrive, un jour, en lettres noires ou rouges , sur la plate dalle qui m'abrite r ait, un slo­gan antisémite de son cru. Je ne le supporterais pas.

«Et ce sera it pour l'éternité."

La haine est clôture. Réseaux de barbelés.

Mot à mot. Mur à mur .

<< Le sage - disait-il - est celui qui a gravi tous les degrés de la wlérance et découvert que la fraternité a un regard et l'hospitalité, une main. "

Il disait, aussi : << Il y aura toujours un érudit loq uace et passablement convaincant qui, à grand renfort d'arguments , attr ibuera la progressive dégradation de notre rela tion à autrui , à l'obstination d e quelques­uns à croire e ncore l' ho mme capable d 'hospita lit é.

« Évite-le.,

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«Ma responsabilité envers toi - avait-il écrit - est comparable à celle du ciel envers les oiseaux et à celle de l'océan envers sa faune et sa flore.

,, Quant à la terre, qui s'aviserait de la tenir res­ponsable du jour qui naît, du jour qui me un?" avait­il noté.

«Je ne mérite pas l'hospitalité que je te dois. «Accepte-la. Je saurai que tu m'as pardonné "• disait

un sage.

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L'ATTENTE

Ponctualité de la promesse : aurore.

Déchiffrer le mot avant l'énigme.

Vidé de « déjà vu ». Mon horizon est nu.

Non pas l'adieu aux choses ma is - ô nuit - le salut aux choses miroitantes d'adieux.

Ce qui se plie, se déplie pare ill ement. Patie nce d'être. Angoisse de disparaître.

« Quand la mort viendra , elle ne me verra pas. <<Ainsi , ne saura-t-elle jamais si c'est elle qui était en retard

sur l'horaire ou moi en avance sur ma destinée», écrivait un sage.

Et il ajoutait, à l'intention de ses disciples:

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« Vous seuls me trouverez, car mes racines sont dans votre livre.»

« Le livre n'appartient à personne - lui répondit un autre sage-. Il n'appartient qu'aux vocables dont il se délivre, au fur et à mesure. Que deviennent ceux-ci, une fois rendus à leur errance? Notre dénuement, tel le leur, est infini.

«Un jour, je me rendis compte qu'aucun livre ne fut le mien, n'étant, hélas que le livre inachevé que les mots m'ar­rachaient sans remords. »

Et il ajoutait: « Dieu a menti. Il ne nous a jamais légué le Livre. Il nous en a, seulement, légué le goût. »

«Je me réfugie dans ma souffrance et elle ne peut que me faire souffrir davantage», avait-il noté.

«Qu'est-ce qui, mieux qu'une larme, saurait consoler une larme?»- lui fut-il répondu.

Mais le sage dit:« Détrompe-toi. Le mal n'est pas l'ami du mal mais un autre mal qui le guette et le met en interrogation. »

On ne prend pas l'heure à la montre d 'autrui mais à la s1enne.

Le miracle de l'univers est qu'il n'y a pas de miracle. Et nous sommes inaptes à le prouver.

Au terme de sa quête, il constata que la lumière avait toujours, devant elle, un long chemin à parcourir, avant d'at­teindre, enfin, la plénitude de l'origine.

Hier est, déjà, la chute de demain.

Aux heures de fatigue, l'ombre est la bien-aimée.

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Ni crêtes. Ni gouffres.

À J'absence, nul verrou .

Sérénité. Sérénité. Sérénissime sérénité.

Nous ne sommes pas e n mesure de penser les commence­ments. Ce sont les commencements qui, successivement, nous

~ pensent.

L'oiseau redoute autant l'oiseleur que l'oiselier.

« L'un des mots français les plus perve rs - disait-il - est, peut-être, le verbe oiseler qui, à la fois, signifie dresser , pour le vol, pour la chasse, un oiseau e t tendre un piège aux oiseaux.,,

Au feu de r éverbère, préfère le feu nu .

Il disait : «Access ible indéfiniment à ce qui se présente à elle , l'hospitalité ne peut se donner à penser qu'en fonction de ce qu'elle offre.

<<La responsabilité aliène. L'hospitalité, allège. <<Accueillir autrui pour sa seule présence, au nom de sa

propre existence, uniquement pour ce qu'il représente. << Pour ce qu ' il est. "

,, La r esponsabilité est fille du dialogue sur lequel , ingé­nument, elle s'appuie.

« L'hospitalité est entente silencieuse. T elle est sa particu­larité », avait-il écri t.

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« Si ce que je fais me rend heureux, c'est qu'il me convient », ava it noté un sage.

« On n'aborde pas le bonheur de face mais de biai s. Après avoir pris, naturellement, certaines précautions >•, avait, encore, noté ce sage.

« La réalité est de l'aut re côté du mur. Il suffit d'un trou dans la pierre, pour la surprendre .

« Ainsi , venus en voyeurs , passons-nous de l'absence à la présence.

« Notre histoire est celle d'un vice scandaleux », disait-il.

L'œil l'emporte sur le miroir.

Hier. Tu t'en souviens? Tu n'avais rien oublié. Tu n'avais, néanmoins, pas saisi.

Clairs, ce matin, sont tes souve nirs. Ah si tu avais, d 'emblée, compris. Et, maintenant, tu sais .

Exilé, tu avais une vague idée de l'hospitalité. «Celui qui n'a pas de lieu - disait un sage - fa it, de son

désir d'en avoir un, son vrai lieu. " À ta droite, la place laissée vide pour la venue de l'étranger,

est toujours inoccupée. Patiente. Celui qui avance ve rs toi, trouvera la voie libre. Qu'importe les difficu ltés qu'il rencontrera en ro ute. Il

finira, à un moment donné , par arriver , car il se sait sincè­rem e nt attendu.

Hospitalière est, par-dessus tout , l'attente.

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«Tu seras toujours l'hôte de mon âme, même s1 j'ignore qui tu es », disait-il.

-Dieu est mort de faim, disa it un sage . -Dieu peut-Il connaît re la faim ?- lui répondit-on . -Dieu , je vous l'accorde, n 'est pas l'ho mme - dit, a lors, le

sage - , Mais Sa faim es t pa reille à la nôtre.

«A ch aque parcelle de terre fécondée, son a rbre fier et feuillu. La graine est immortelle» - cij.sa it-il.

Die u parle a u ras du verbe. Rac ines. Raci nes.

Solitude d e celui qui appe lle e t de celui qui, de ne pas être dans la condition de répondre à cette voix inidentifiable, tend, indéfiniment, l'ore ille: l'entend di st inctement marte ler son immense d é rresse et succombe aux indéno mbrables coups assénés.

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POURQUOI?

« Ils avaient vu trop grand ou trop petit. « Toute pat ri e n'est jamais qu' une infime partie

d'un rêve commun», disait-il.

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L ' APPEL

J a mais le brin d 'he rbe ne r essusc itera l'a r bre foudroyé.

Ne pas oub lier que tout << inté rieur», b ien qu 'incernable, a un «extér ieu r » pa r leque l l' u nive rs pe ut pénétrer e t, a vec lui , le plus humble gra in à mo udre ou à jete r au x oiseaux .

Désacra lise r le livre par une a ttent ion permane nte à l' His­to ire e t à ses iné luctables développe ments, comme a u plus insig nifia nt des fa its divers.

L l' tnnps Sl' fa it da ns ll' tnnps.

Désacraliser : descendre d'u n cran .

Le jui f est touj ours au seuil. Pro viso ire est la limi te.

Le judaïsm e débute avec la fin d u judaïsme.

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''Tu te sais juif. Demain tu le seras - disait-il -; car être juif, c'est épouser l'au-delà d'un judaïsme épris de dépasse­ments.»

Et il ajoutait: «Frapper un juif dans sa judéité, c'est, tou­jours, le frapper dans son devenir juif. >>

À l'affût de la faute.

Un hymne au crime. Tel est leur discours.

Il se demandait si le soleil, dont le souci est de tout mettre en lumière, ne regrettait pas, quelquefois, sa témérité. Cha­ritables, les ténèbres ont un rôle à jouer : cacher un instant, à la vue, l'insoutenable.

Auschwitz, rature du Rien, ultime rature.

« Au bout, il n'y a rien mais cette frontière n'est pas encore la fatale fin >> , disait-il.

Le feu est dans le feu, comme le venin dans le serpent.

«Ma voix tremble, dit le vieillard. «La parole humaine ou divine a pris acte, à la fois, de sa

fragilité et de son occulte puissance.

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<<Un mot de onze lettres est le territoire de l'hospitalité. Protège chacune d'elles car, partout, est l'enfer, le sang, la mort.,

Et l'enfant sécha ses larmes pour sourire au vieillard, par­tiellement réconforté.

Racisme. Antisémitisme. Exclusion.

Trois sont les blessures. Trois, les déterminations.

Il venait de terminer le texte pour un quotidien du matin. Il s'était, spontanément, engagé à l'écrire. Il se disait que, pareil à tant d'autres de ses frères, il faisait

partie d'une minorité d'individus qui n'avaient jamais connu l'hospitalité mais l'avaient, quelque part , entrevue.

Il avait senti le besoin de recourir à la parole, d'agir mais, en même temps, prenait, progressivement, conscience de l'étendue de sa solitude.

Austère hospitalité. Celle du désert. Celle de sa race. Celle de l'oubli .

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Il pleut sur Paris. Un passant- est-ce lui? - relè ve le col de son imperméable

et poursuit son chemin. Aimer, malgré tout. «Je ne sais qui tu es - disait un sage - mais je sais que tu

me ressembles. «Cependant, ce n'est pas à cause de ta ressemblance avec

moi, que tu m'es cher mais parce que tu n'as pas , encore, pour moi, de nom .

<< Demain est notre premier jour. "

On sonne à ma porte. j'ouvre. Un camarade: «Juste pour t'informer que ton texte a été

remis à S. J. qui le publie ra demain. »

Solidaire de l'écrit est le cri solitaire.

«Imagine, d'abord, une frêle tige qui serait un cri; des feuilles tachetées d'or qui seraient de passifs paliers de souf:.. france et des bourgeons prêts à éclore qui seraient l'annonce d'un prompt épanouissement de la plante, aux prises avec la mort éblouie.

«Imagine, ensuite, des épines tout au long de l'ascension d'une rose que l'amour, petit à petit, a menée à son embau­mante complétude.

<<Puisse cette rose être le fraternel message d ' un matin, lancé à nos compagnons d'infortune. ,,

Mes doigts saignent, ayant fait montre d'une incompréhen­sible maladresse, en la cueillant.

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" Innocence de tout appel dans son aveugle confiance. « Au seuil de la vie, comme aux portes de la mort, la pre­

mière image captée est celle d 'un cri inoubliable », disait-il. Et le sage dit : << En ce jour béni de lumière, tes paroles

sont des joyaux. ..., '' Si tu avais parlé dans la nuit opaque, elles auraient été,

pour nous , insaisissables. « À l'entrée ensoleillée du mo nde, je les lis et, les décryp­

tan t, je les entends dans l'immaculée blancheur où elles se form ent. »

Miner la base. Ébranler la cime.

La vie écrit ce que la mort a lu. ( .. . et même dicté .)

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UN JOUR DE VIE

«Un texte destiné à un journal - disait un sage- est un texte auquel, d'un commun accord, on a octroyé un jour de vie. »

... un jour de vie dans l'éternité d'une vie.

La mort ne vient pas à bout de l'éternité mais de l'instant.

Journaux et magazines consacrés, en majeure partie, aux dramatiques événements de Carpentras, gisaient à ses pieds.

Son article traînait encore sur son bureau. Le titre l'incita à le revoir. Par acquit de conscience. Par surcroît de scrupules. Il relut:

«Quand notre responsabilité est mise à l'épreuve»

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« Prendre la parole. «Pour ce qu'elle est. ,, Pour ce qu'elle peut. « Avoir recour~ à elle. "

«A celui qui parle, nous sommes en droit de demander au nom de quoi il parle.

« De même, celui qui nous questionne est en droit d'at­tendre. de nous, une réponse.,,

Il s'arrêta un moment. Il lui semblait, tout à coup, ne pas lire mais entendre son texte, comme s'il en était, curieuse­ment, le destinataire:

« Aux manifestations d'indignation soulevées par la pro­fanation du cimetière juif de Carpentras, a succédé le silence. Et comment peut-il en être autrement? On croit avoir tout dit d'un acte ignoble lorsqu'on l'a condamné de toute son âme, de toutes ses forces. Mais cet acte odieux, répugnant, n'est jamais que la conséquence logique, prévisible d'un dis­cours, d'une série de discours habilement, sournoisement entretenus; véhiculés. amplifiés, dénoncés, à l'occasion, par quelques-uns; la plupart du temps tolérés au nom de la liberté d'expression qu'accorde un pays démocratique à ses ressor­tissants.

« Discours antisémite - le plus ancien de tous -. Discours raciste, auquel est venu, récemment, s'ajouter le discours contre l'immigration: un plaidoyer, en fait, contre la présence de l'immigré que l'on ne tolère plus chez soi.

« D'autres discours ont vu le jour, ces dernières années. Se réclamant tous, plus ou moins, des premiers, ils se distinguent, néanmoins, par le degré de leur violence.

« Mais le discours antisémite n'est pas le discours raciste et vice versa. Les problèmes, engendrés par une immigration

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mal contrôlée ont, rapidement, donné naissance à un discours restructuré contre l'étranger, responsable de tou~ nos maux.

<<Avoir réuni ces trois discours en un discours unique, c'est avoir permis, à chacun d'eux, de se développer avec et par le truchement de l'autre; un moyen, surtout, de les réactua­liser, au fil des circonstances; car ces discours sont , toujours, inspirés par l'actualité, donc indéfectiblement liés à elle; c'est, enfin, avoir inauguré un discours qui, dans sa confusion, per­met toutes les interprétations; discours de haine et d'exclu-

sion. -. «Exclure c'est, en quelque sorte, s'exclure soi-même. Le

refus de la différence conduit à la négation d'autrui. Oublie­t-on que dire "Je" c'est, déjà, dire la différmce?

" Que signifie : La Franœ aux Français sinon : La Franœ à

la France? Et c'est normal. Le destin de la France n 'est-il pas aux mains des Français? Mais, encore, faut-il savoir de quelle France il s'agit?

,, Et sait-on assez que c'est à celui que l'on continue, dans divers milieux, de regarder comme l'indésirable étranger, !Intrus, l'exclu que la France doit, en grande partie, en tout cas dans certaines régions du globe, son rayonnement?

<<En Égypte, par exemple, où je suis né et où j'ai vécu jusqu'à mon installation à Paris, en 1957, ce sont les mino­ritaires juifs, en premier par leur nombre, coptes, chrétiens, de nationalité égyptienne ou étrangère, qui ont maintenu la présence de la France, dans ce pays, faisant, de la langue française, une langue commune et de sa culture, une culture universelle. Un choix qui engage totalement celui qui l'a fait et qui n'est autre, au départ, que la fidélité à une image à laquelle il a profondément cru et aurait voulu, toujours, croire. L'image d'un pays bâti sur trois mots : Liberté, Égalité, Fra­ternité.

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«Si cette image de la France est devenue, pour les Français mêmes, encombrante, alors, déchirons-la.

«Si nous la conservons, elle exige, en contrepartie, que la France veille sur elle, afin que nul, et à aucun moment, ne la ternisse.

« Penser que le discours raciste ne traduit, dans sa véhé­mence, qu'une incapacité, sans doute regrettable, à tolérer l'autre dans son intégrité, à l'accepter tel qu'il est, est absurde; car le racisme n'est que l'expression renouvelée de la négation de l'homme, de tout homme dans sa richesse et dans son infinie pauvreté.

«Penser, avec ceux qui nous le répètent, pour probable­ment s'en convaincre eux-mêmes, que le discours antisémite est moins virulent, aujourd'hui, qu'avant la guerre de 1940, par exemple, est une grave erreur; car il y a eu Auschwitz, depuis. Et la question est la suivante : Comment pareil dis­cours peut -il a voir encore droit de cité? Si 1 'horreur d' Ausch­witz n'a pu le briser, comment croire que Carpentras le pourrait?

« Séparer les discours, pour mieux les cerner. « Au discours antisémite est venu, petit à petit, se greffer

le discours anti-israélien. « Ce discours tente de montrer que chaque juif, au nom de

son inconditionnel attachement à Israël, défendra to~jours, sans réserve, la politique du gouvernement de ce pays, applau­dira à ses décisions, les justifiera quoi qu'il arri·ue.

« Discours lourd de conséquences et qui tend à démontrer qu'un juif français, parce que juif, est plus israélien que fran­çais. Donc, étranger.

« Ridicule, dira-t-on. Et on aura raison. «Cependant, une question s'impose à moi. Que veut signi­

fier ce Quoi qu'il arrive? «J'y réponds, aussitôt, car il se trouve que cette question

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est à l'origine de ma relation à Israël, qu 'elle conditionne mes réactions, mes prises de position face à tout ce qui s'y passe et qui frise, parfois, l' intolérable.

«Au nom de quoi? Au nom, peut-être, de ma solidarité avec son peuple dont le visage est, aussi, le mien; dont les hommes et les femmes ont mon âme et parce que leur avenir est plus menacé que le mien. Au nom, également, d'une vérité et d'une exigence qui sont les miennes ; au nom, enfin, d'une inquiétude accrue et d'une conviction, que je ne saurais tota­lement exprimer, mais qui se résume à c~ci :Jamais la blessure ne gulrira la blessure. Conscient, néanmoins, de la fragilité de cette parole; attentif, seulement, à son tremblement ; parole ne prenant appui que sur elle-même et qui ne peut ni s'im­poser ni contraindre mais qui pourrait convaincre, si elle était écoutée.

« Souscrire, d'avance, à la politique du gouvernement e n place de l'État hébreu, n'est-ce pas réduire, chaque fois, l'image du pays à celle de sa politique du moment?

'' Et si, dans mon for intérieur, je pense que cette politique est détestable, dangereuse, néfaste, pour cet État, dois-je me taire?

« Me taire, au nom de quoi? «Me taire serait, d'une certaine manière, approuver, par

mon silence, ce qui me heurte et me révolte; ce, au surplus, que je dénonce et condamne ailleurs.

<< Et ce serait une trahison. "Une parole solitaire ne dit, d'abord, que la solitude dans

laquelle elle se débat. « Mais si cette parole est celle qui sauve; intime parole, à

la fois , de douleur et de raison ; parole d'appel? Alors, que cet appel, privé d'échos, rejoigne celui de ces lucides militants , groupés autour de deux mots solaires :justice et Paix.

« Deux mots, dépendants l'un de l'autre, comme les de ux

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battants d'une même porte. Puissent Israéliens et Palestiniens, ensemble, ouvrir largement cette porte, pour y laisser entrer le jour.

« Simplifier le discours. <<L'axer sur l'essentiel. «La force est une dangereuse illusion. L'oublier, c'est refu­

ser de regarder la réalité en face. «À quelle réalité fais-je allusion? À celle qui déchire un

pays sans espérance mais qui, pour sa survie, continue d'es­pérer.

<< Que les Palestiniens, unis derrière le porte-parole de leur choix, se fassent entendre, par sa voix autorisée. Que les Palestiniens qui n'ont pas de porte-parole se fassent entendre par leurs blessures. Que les Israéliens qui savent qu'il n'y a, pour eux, d'issue que dans le dialogue, se mobilisent.

« Sans appréhensions ni détours. <<Avant qu'il ne soit trop tard. «Celui qui accepte le dialogue n 'est plus un ennemi. «La chance de tout dialogue est dans le dialogue même . « Ne le perdons pas de vue. <<Notre responsabilité nous le dicte.»

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ARC-EN-CIEL, I

Ne retenir de l'appel que la pureté de l'in­tention.

Il rangea dans un carton, aux trois quarts vide, son article. Puis sortit. En dépit des efforts répétés du soleil pour reconquérir le

ciel, il pleuvait toujours. Trois pigeons avaient investi son balcon. Il leva les yeux pour savoir s'ils ne s'étaient pas envolés,

quitte à revenir plus tard. Non. Ils étaient là . Chez eux. La voix d'un sage le poursuivait. Voix millénaire. En lui, tout était silence et, un instant, il lui sembla que la

rue, le quartier entier, ensorcelés, également, par cette voix, s'enfonçaient, de plus en plus dans sa blessure demeurée béante.

Tout se brouillait dans sa tête.

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Hospitalité, bel arc-en-ciel, avec tes sept couleurs légendaires. Soleil et pluie, rires et pleurs. Immense élan d'amour et de lumière. La terre est liée à la terre. Le plus clair aveu est transparent.

Carpentras est redevenu le nom d'une ville. Les années à vivre ont priorité sur les siècles défunts. Grave est l'oubli.

Unjournaliste lui téléphona pour un entretien. Il s'excusa de ne pouvoir acquiescer à sa demande.

Son article lui paraissait, maintenant, dépassé par les évé-nements.

Qu'importe. Il ne regrettait pas de l'avoir publié. Mais pourquoi songer à le reprendre dans son livre? En est-il, à ce point, satisfait?. « À la mort pressée de sévir, demande-t-on d'épargner l'épi

en sacrifiant l'épillet?» Telle est la réponse qu'il se fit à lui-même.

Dieu ne fut-Il pas, avant l'homme, victime du Livre?

« Ce qu'il est, à un certain moment, nécessaire de dire ou de faire, ne l'est presque plus, l'instant d'après.

«La nécessité débouche, toujours sur une nécessité nou­velle», disait un sage.

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Une mouche a autant de mal à mourir qu'un tout puissant seigneur.

Il écrivit, à la main, au bas de son article: «Un mort israélien et un mort palestinien ne sont que deux

morts méconnaissables », puis gomma les mots israélien et palestinien et ajouta :

«Jérusalem n'est-elle plus que la Capitale d'une larme?»

Le témoin dit : « La vengeance noircit le regard des foules, dressées les unes contre les autres et, -.pourtant, la lumière brille derrière et devant elles : lumière des obus, des car­touches et, plus près, dans les mains de centaines d'enfants sacrifiés pour rien, lumière des vieilles pierres de nos bibliques chemins.»

Et il ajouta: « Maintenant que la haine s'est installée dans nos camps, nous n'avons plus que nos drapeaux d'orgueil, pour dialoguer martialement dans la mort. »

Aube et crépuscule baignent dans le sang.

Jérusalem, citadelle du silence divin .

L'an prochain, la nuit.

Et le sage dit:« Sauvez Jérusalem. Avec chacun de ses murs, bâtissez votre Lieu . De la vérité, consolidez les fondations. »

Et le témoin répondit:« La vérité est en poussiè re. De cette poussière, ils se vêtent. »

Reniement. Reniement. Qui trahit qui? N 'est-ce pas la question que le jour pose implicitement à la

nuit ?

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Ils prétendaient servir Dieu et mettaient Dieu à leur service.

Et le sage dit :« Ne l'as-tu pas remarqué? C'est toujours au nom d'un dieu -ou d ' une idée - de justice et de bonté que l'on assassine, oubliant qu'abattant un homme innocent, on abat, à la fois , dieu et l'idée. »

Et le témoin dit: «La succession du Juste est tombée e n déshérence, mais ces trésors accumulés- tranches non négo­ciables de sagesse - n'intéressent pas l'État. »

Et le sage dit: « La vérité n 'est pas à éc lipses. << jérusalem défigurée. «Entre l'homme et l'homme, se dissimulent les tranchées

de l'obscure et sourde malédiction, enve rs creusé de l'hos­pitalité. »

« Cesse de regarder du côté de ton voisin plutôt que de te regarder en face. Ton voisin ne te sauvera pas. Il t'e ntraînera, malgré toi, dans son sillage. Et tu le regretteras>>, disait-il.

Le sage a l'âge de sa sagesse.

« Une parcelle de terre pour chacun. Le ciel, avec son soleil, pour tous », avait dit un sage.

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Limpide est l'extrême lieu: aérien.

Qui saurait compter les jours du livre?

« Dans les cris étouffés de nos mots de chair, il y a toute l'étendue de la misère humaine », disait-il.

L'inviolabilité, voilà ce qui distingue le divin de l'humain. Percer le secret de l'autre c'est faire, de lui , un dieu déchu.

L'au-delà est dans le secret. • Un ailleurs protégé par son éloignement.

Main du passé. Main du futur. Nos lendemains ne seraient-ils que de successifs serrements

de mains ? Monotonie des rencontres attendues.

Arbre de plein vent, l'écrit.

Ta mort est collective.

Puiser aux sources du désert, c'est abreuver l'éternité.

Ce qui perdure ignore la durée.

Dans les airs, l'oiseau enivré ne fait confiance qu'à ses ailes.

<< La solidarité dans le malheur- disait-il- n'est, peut-être, que la tentative commune de fertiliser un sol aride. »

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Et il ajoutait: « L'âme, aussi , se nourrit de fruits. "

Main tendue. Le jour se lève .

Je m'étais engoué de ce sage. Si riche était son enseJgne-ment.

Il tenait en deux phrases: «Honore l'étranger yui t'honore. » Et: «L'hospitalité, pour vis-à-vis, a l'hospita lité. »

Méfie-toi de ceux yui ha ranguent les masses: de ceux qui, pour s'écouter, ont besoin de s'adresser au plus grand nombre de leurs partisans.

Ton visage le ur demeurera toujours inconnu . Ils auront vite fait de rayer de leurs tablettes ton nom

e ncombrant. D'un trait d e plume.

Une chose est à dire et nous avons tant d e difficultés à l'exprimer.

<< Le rêve de la rive est une a utre rive », disait-il.

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Maître - dit Je disciple - . Ma question est impertine nte . j'ai. par conséquent , du scru pule à la formuler.

Qu'est-ce qu 'un sage?

- Le sage est celui qui soutient que Je Tout est d ans Je Rien et que le Rien est une question.

On ne sait rien qui ne so it, d'abord, savoir illusoire de ce Rien .

Pour avoir, par exemple, une image du grain de sable. il te faut, au préalable, te pencher su,._ tous les autres grains desquels on ne le distingue plus; t 'attaquer à l' e nsemble -un e poignée- pour te nte r , e n vain, de l'isoler.

Quelle puissance a le Rie n yuand il est uniment silence.

Nous ne dépassons jamais les fluctuantes fronti ères d u d icib le .

« L'hostilité au monde et à a utrui n'est, peut-être, que l'épaisse noirceur d'une ombre indifférente à l'appe l réitéré du jour.

« L'hospitalité est au-delà. Elle ouvre, à la terre morcelée, l'int égrité du ciel », disait-il.

Et il ajoutait : «Contre l'hostilité des ho mmes, insuffisants sont, la plupart

du te mps, les moyens de dé fe nse dont dispose l' hospita lité. « Une ridicule épée de bois contre une virile épée de duel. »

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Ils s'étaient, leur vie durant, épiés: c 'est pour cela yu ' ils ne se reconnaissa ient pas.

Ton mei lleur all ié est celui yui , à que lques mètres de toi, entend. dans ses pas , n:·somwr les ti e ns .

« Plus tu t' é loi gnes, plus tu me rapproches d e moi-mê me-­éc rivait un sage.

« Ton visage d é me nr le mien, car lLI es l'étranger que je suis e t nos destins. pour être identiques, se doivent de ne . . .Jamats se crOiser .

« L 'erra nce est notre li e n. "

Tu fa briques le piège , croyant édifier l'h o rizon.

Remonter la filière d e l'opaque .

Lin éch ange d e véri tés n'est q u'un échange d e convi ctions contestées ou , au cont.ra ire , transformées, pe u à pe u, en alliances.

<< S ' il te parle de vérité, par le-lui de l' eau de la rivière . S'il te parle de l'eau de la ri vière, d e ma nde- lui où il s'est baigné . S'il te dit où il s'est baigné , demande-lui de quelle couleur éta it l'eau . S'il te dit la couleur d e l'eau , tu pourras e n d éduire qu ' il a vécu d e certitudes e t tu comprendras pourquo i le doute a toujours rongé ta vie " · écrivait un sage.

Et , a illeu rs: « La vé rité est voix divine , cercl ée dt' certitudes e t sertie de d o utt's. "

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Pourquoi nous efforcer de persuader la mort de ne pas nous faire mourir quand nous savons, d'avance, que nous mourons sans elle.

De l'opacité à la translucidité, le passage est promesse.

«Parce que parablt>s.

,, Lf' choix,

unir "• disait-il.

nous sommes vulnérables, nous sommes insé-

alors, nous est offert : nous remer ou nous

Mon choix est mon droit.

Je reviens d'une promenade au jardin des Plantes. Cn bel après-midi.

,, Qu'attendez-vous de moi? - dis-je à la personne qUI m'apostrophait.

-Un nouvel appel. Nous le signerons avec vous. -Nous sommes sans avenir - répondis-je-. Demain n'est

que l'espoir, naïvement entretenu, de meilleurs lendemains."

Hospitalité, bel arc-en-ciel. Tes sept bras, tes primitives couleurs. Soleil et pluie, rires et pleurs. Immense élan d'amour et de lumière. La terre est soudée à la terre. Le plus clair aveu est transparent.

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Un rien? Un livre?

Jamais mort et vie ne se réconcilieront. Et, pourtant, ne sont-elles pas, indissolublement, liées l'une à l'autre ?

La mer berce la terre et l'étouffe . Le vent brise le vent.

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L'hospitalité de la langue

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Un rien? Un livre?

Jamais mort et vie ne se réconcilieront. Et, pourtant, ne sont-elles pas, indissolublement, liées l'une à l'autre?

La mer berce la terre et l'étouffe. Le vent brise le vent.

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L'hospitalité de la langue

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Les mots changent-ils quand ils changent de bouche?

-Que viens-tu faire dans mon pays?

-De tous les pays, le tien m'est le plus cher.

-Ton attachement à ma patrie ne justifie pas ta permanente présence parmi nous.

-Que me reproches-tu?

-Étranger, tu seras, toujours, pour moi un étranger. Ta place est chez toi et non ici.

-Ton pays est celui de ma langue.

-Derrière la langue, il y a un peuple, une nation. Quelle est ta nationalité?

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-Aujourd'hui, la tienne.

-Un pays est, d'abord, une terre.

-Cette terre est, aussi, dans mes mots. Mais je le confesse, elle n'est pas la mienne.

-Enfin, tu avoues.

- Je n'ai pas , vraiment. de terre. j'ai , du livre, fait mon lieu. Tu le sais.

-Tu as, très habilement, œuvré afin de t'approprier ma langue .

- Ne la partageons-nous pas?

- Nullement. Tu l'as apprise. C'est tout. Moi, je suis né avec.

-Doux leurre. j'ai, chaque fois, le sentiment que ma langue naît avec moi.

- L'exercice , la pratique d'une langue ne nous donnen t aucun droit sur elle. Ils nous incitent à la parler, à l'écrire le plus correctement possible.

-Ils nous donnent le droit de l'aimer. Et n'est-ce pas à elle que j'ai recours, pour mieux me connaître, me comprendre; pour interroger, enfin, mon devenir?

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-Tu ne peux revendiquer le passé de ma langue.

- Mon passé est le sien, dans la mesure où mes premiers mots m'ont été soufflés par elle.

-Ils auraient pu, tout aussi bien, être mots d'une autre langue.

-Sans doute. Au départ, il y a le désir.

~

-Ton désir, peut-être, mais pas, forcément, le sien. La langue est libre d'attaches. C'est aux circonstances que tu dois d'avoir adopté ma langue. Moi, j'ai hérité d'elle.

-Mes parents me l'ont révélée. Mes paroles, depuis, sont de reconnaissance envers elle et de fidélité.

-Est-ce parce que ma maison te plaît qu'elle est à toi?

-La langue est hospitalière. Elle ne tient pas compte de nos origines. Ne pouvant être que ce que nous arrivons à en tirer, elle n'est .autre que ce que nous attendons de nous.

- Et si nous n'en attendons rien?

-Ta solitude sera égale à la nôtre. Je te fais don, ce soir, de mon livre.

-Un livre ne s'offre pas. On le choisit.

-Ainsi en est-il de la langue.

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ARC-EN-CI FL, I 1

Avant de te préoccuper du lieu où ;e fixer, cherche l' issue à ton inquiètude .

S'il y a l'issue , il y a l'apaisement.

«Entre- disait-il.- Toute la place es t pour toi. ,,

Si tu es mon ami, entre chez rnoi sans frapper à ma port(' . Si tu ign ores qui je suis, sache que je comptais ks jours de

ta venue. Ô mon frère d'élect ion, vulnérable é tranger.

Quelque chose qui n'est pas là, va l' ê tre, grâce à moi. Tel est le miracle de la création.

Un signe invente un vocable et l'univers , soudain, se u ·ouve confronté à lui-même.

A l'homme, l'excessif pouvoir de la parole. À Die u , l'excessif pouvoir du sile nce.

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Conflit sans merci. Deux forces égales en présence. Aussi redoutables, l'une que l'autre.

« Dieu est conn u des masses et ignoré des individus », disait-il.

"L' hospitalité de la langue s'étend à la mort qui dénombre nos mots », disait-il.

En deçà de la responsabilité, il y a la solidarité. Au-de là , il y a l'hospitalité.

<<Quelle différence y a-t-il entre l'ét ranger démuni et l'au­tochtone nanti ?»- dem anda-t-il à son maître .

" Quelle diflé rence y a-t-il entre une question et un e réponse? , - lui répondit le maître.

<<Viens d'où tu viens. (( Vas où tu vas. «Ici, tu as ton lit», écrivait un sage. Et il ajou tait : «Oublie qui tu es, car, à cet oubli initia l tu devras d'être

mon hôte.,

« Comment pourrais-je oublier mon passé?- dit le juif-. Non seulement il me poursuit depuis ma naissance mais, par­fois, j 'ai la conviction qu ' il sera mon avenir. »

Et le sage dit : << Il y a des chaînes que seul Dieu pourrait briser. Ft Il ne les brise pas. >>

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«Le mot m'a conduit patiemment au livre. Le judaïsme m'a familiarisé avec celui-ci», disait-il.

Je n'écris pas. Je m'obstine.

Une chose est süre : cet instant.

Où est Dieu? demanda-t-il. -Il est dans ce «où,, insistant, a~ bord duquel tu erres

comme au-dessus d'un gouffre. Ô nuit, sœur cadette du néant.

Précipiter sa marche peut mener droit au précipice. Mal éclairés sont, le plus souvent, les chemins de la création.

-Quelle définition pourrait convenir à l'hospitalité? -demanda, à son maître, le plus jeune de ses disciples.

Une définition est, en soi, une restriction et l'hospitalité ne souffre aucune limitation -répondit le maître.

Ne demande pas ton chemin à celui qui le connaît mais à celui qui, comme toi, le cherche.

Si quelque chose existe, il n'y a point création.

Jamais abondance d'eau n'a fait reculer le désert.

Pareils sont les lendemains du néant.

<<je n'aurai écrit qu'un seul livre- disait-il-. Le premier. Et il était écrit. >>

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L'Al\ONYMAT

« L'anonvmat --disait-il- est l' âge d'or de la mon.

'' F.rre sans être. »

Que ta mémoire soit ma maison.

''Ne rn<-' mê lez à rie n . N'ajoutez rien à ma vie, à mes écrits. "Retranchez. Retranchez», disait-il.

<< La richesse de Die u est d'être si pauvre, qu'a ucune pau­\Teté ne saurait se comparer à la Sienne», disait-il, aussi.

,, Ce qui fait -j'aimerais le souligner -le prix d'une parole n'est pas la certitude, qu' e n s'imposant, e lle marque mais bien au contraire, le manque, le gouffre , l'incertitude contre les­quels elle se d ébat >>, écri va it un sage.

Et, ailleurs: « je suis trop faible pour ma faiblesse. Puisse­t-elle me soutenir, afin de me permettre de faiblir noblement avec elle . »

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Tous les livres, dans leur précarité, sont livres de nos mor­telles faiblesses.

Le cœur saigne de ses blessures: celles de la terre fieu risse nt.

J e ne vo us demande pas qui vous êtes. Ni votre lieu d 'ori­gine, ni celui où vous vous rendez.

La mort est au-dessus de la question, comm e, au-dessus de nos toits , sonr les astres.

À son déclin, le sole il cède à la vue . Il fa it jour où nous nous retrouvons . J e vo us ai entr 'ape rçu à mon réveil. Je me suis, tout d e

suite , dit: Il est là . Ma is qui« il »? Vous, nature llement. Pré­sent à ma naissance , comme au seuil de ma mort.

Vous n 'avez pas de nom . Aussi ne risquez-vous pas d'être inquiété.

L'homme est l' aurore et le crépuscule d'un nom. L'avoir admis, à l' instant où tout s'écroule e n soi et autour

de soi. nous a conduit à nous laisser , volontaireme nt , détruire . Ce que je puis vous affirmer, c 'est que j e vous respecte te l

que vous êtes. Ce que je puis, da ns l'humi lité , vous avouer c'est, qu 'a u­

jourd'hui, j'ai besoin de vous. Êtes-vous la mort? J e vous rassure, aussitôt. Cette question

ne vous concerne pas. Elle me concerne, plutôt , mais n'attend de moi, aucune répo nse.

Alors, à quoi bon la poser? L'ai-je, si nettemen t, posée ? Dans mon esprit , ma question : « Êtes-vous la mort? »

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s'adressait à un absent, si proche de moi-même, que Je me prends, souvent, pour lui.

Et la question est, simplement, celle-ci : "Jusqu'à quel point sommes-nous, l'un et l'autre, l'un pour l'autre, la mort?»

La mort de l'un et de l'autre? Question insensée, je vous le concède. Mais sait-on jamais où et quand s'achève une vie? Et qu'est­

ce qui, sournoisement, se prépare à l'achever? Qu'importe. Vous êtes là. Vous êtes mon invité. Il n'est pas

dans mon intention de vous importuner ni d'abuser de votre " crédulité.

Soyez le bienvenu. Acceptez, sans contrepartie, mon hospitalité.

L'éternité est une ombre sur laquelle l'ombre même ne saurait peser.

" Le jour n'attend pas la nuit - disait-il - mais il se sait attendu d'elle.,,

Entouré de ses disciples, levant les bras au ciel, le sage dit: -j'ai vu la mort, comme je vous vois. -Je vois, par tes yeux, la mort que tu vois. Elle m'est douce,

contemplée par toi- dit le plus jeune d'entre eux. Et le sage répondit, à son intention : -Ne succombe pas à la tentation de me dérober mon regard.

Garde closes tes paupières. La mort n'accrédite que ce qui a disparu.

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On ne lit que sa propre lecture.

S'individualiser.

Ramasser, sur la route, des milliers de cailloux et n'en conserver, à la fin du voyage, qu'un seul.

« Accroche-toi à une seule étoile . La plus lointaine », disait-il.

Un grain de riz ne peut répondre de la rizière.

-Si je franchis le pas de ton logis, à qui offrirais-tu l'hos­pitalité? À ton maître ou à l'étranger dont tu ne sais rien?

-Comment pourrais-je ne pas l'offrir à mon maître qui m'a fait l'honneur d'entrer chez moi ?

-Ton maître -dit, alors, le sage- n'a pas besoin de cette marque de déférence: le voyageur égaré, par contre , qui frappe à ta porte, l'espère de toutes ses forces , car il ne la réclame point uniquement pour lui.

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L'hospitalité divine

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«Choisir son lieu mais encore faut-il que ce lieu nous tolère », disait-il.

La notion d'hospitalité est étrangère à Dieu. Ève ne l'igno­rait point.

Elle mit Dieu à l'épreuve. Dieu tomba dans le piège et, renvoyé à Lui-même, plongea

dans Son absence.

« De ses deux créatures rebelles, Dieu exigeait obéissancè et soumission.

«La réponse d'Ève à Adam fut sans doute: Ne sommes-nous pas, ici, chez nous?

<<Vous êtes, ici, chez Dieu fut, probablement la réponse du Seigneur.

« N'aurons-nous jamais notre propre lieu? «Ne serons-nous jamais libres chez nous? «je suis votre liberté, comme Je suis votre lieu fut, vraisembla­

blement, la réponse du Maître du monde.

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<< Ève et Adam se prirent , alors, à rêver d'un univers à leur dimension . Il faisait nuit.

« Ils levèrent les yeux et découvrirent le cie l. Et, dans le cie l constellé, une étoile proche qu ' Adam surnomma l 'ftoilr dr l 'ichappù.

<< Son étoile." Tel est le récit qu'un sage fit, une fois, à ses disciples.

Divine est la clarté de l'aube; humaine. l'ombre du chemin.

Ce récit, comme il fallait s'y a tt e ndre, fut vigoureuseme nt contesté par un savant formaliste.

Vérité contre imposture. Lorsque le sage en fut informé, il sourit , car il ne s'agissait

point, pour lui , de remettre en question ce qui nous a é té transmis de père e n fils , mais de réfléchir sur l'une des raisons qui opposent, parfois, la créature au Créateur.

Et Dieu à Dieu .

Et Abraham aurait, sans doute, dit : « La solitude est le lieu. >> Et Moïse, après lui, aurait, inévitablement, dit : « Seigneur, manques-Tu, à ce degré, d e gé nérosité qu ' il me

faudra mourir séparé de mon pe uple et de moi-même? Sans sépulture? »

Et le sage, à son tour, aurait, logiquement, dit : << Ouvre le lieu, Seignem-, que je maintiens, péniblement,

entrouvert. « Mes forces mollissent, mon cœur flanche. >> Et chacun, invité à prendre la parole, aurait, invariable­

ment , dit: «Seigneur, où est ma demeure? Terre hostile e t Cieux

inhospitaliers. Nulle part, je ne me suis senti protégé.

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<<T'intéresses-Tu si peu à moi?» Et Dieu aurait, sans conteste, répondu : <<Ingrates créatures. Vous m'accusez de faillir à mes devoirs

d'hôte. Sans bornes est l'hospitalité du Livre. Et vous ne vous en êtes même pas douté. »

«Dieu a l'éternité pour accomplir Son œuvre; l'homme, à peine quelques instants.

"Qui se hasarderait, après cela, à parler d'accomplisse­ment?>> disait-il.

Et, s'adressant, à nouveau, à Moïse, Dieu aurait pu dire : «j'ai fait, de toi, l'intime du Livre car, dans cette intimité,

Je suis. »

-As-tu pouvoir de prolonger la vie? - demandait un sage à un autre sage.

-j'ai pouvoir de prolonger l'espoir- lui répondit celui-ci.

La totale disponibilité débouche sur l'hospitalité.

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ARC-EN-CIEL, III

Ni émargement , m endos, m griffe, ni paraphe, ni indice.

Nulle trace. La grâce du vide, du rien. L'annonce.

«Juge le pouls à la régularité de ses pulsations- disait-il-. Rien ne saura le distraire de soi-même.))

« La mort- écrivait-il- est, peut-être, le triomphe de l' im­possible.

« La vie, le cruel et douloureux possible du néant. »

On ne se souvient que de ce qui n'est plus.

Le sage ne dit jamais : « Il y a Dieu>> mais« Il y avait Dieu >>;

comme il ne dit jamais : « Il y a moi ,, mais << Il y avait moi ''· Le futur est temps de Dieu; le passé, temps de l'homme.

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Le refus de la mort est, peut-être, l'affirmation du nom; son avènement; mais nommer n'est-ce pas, également, octroyer, à la mort, un nom?

- ... un nom à ce qui est? Une fois, déjà, qui fut?

«Ô mon maître- disait un sage -ils ont cru, parce qu'ils avaient cessé d'être d'accord avec toi, t'enterrer vivant. Ils ne savaient pas qu'ils enterraient une graine.))

Et il ajoutait: «Robuste est ton arbre, en pleine sève.>)

« Fruits charnus, juteux - ô pari osé et gagné - nos paroles de saison empliront vos paniers d'osier>), disait-il.

Je ne puis révéler mon nom qu'à celui qui ne me connaît pas.

Celui qui connaît mon nom, me le révèle à moi-même.

«Tourne, de gauche à droite, lentement, la tête. Le monde t'apparaîtra dans la surprenante diversité de son unité.

«Ainsi, un regard circulaire agrège passé au futur, jours vécus aux jours à vivre.

«L'éternité arbitre. »

Se plier aux exigences informulées de l'hospitalité c'est, en quelque sorte, faire l'apprentissage de notre dépendance à autrui.

«Le feu se livre au feu- ô pur embrasement de l'esprit-. Un petit tas de cendres sera toujours là pour témoigner du sacrifice du premier visage, au dernier qu'il n'aura pas connu.»

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ARC-EN-CIEL, IV

'" Le ciel, de loin, est ciel. De près, il n'est plus rien.

Et le disciple dit : «La question à Dieu est-e11e question à Dieu seul? » Et le maître répondit: «Dieu change avec nous. Il a cessé

d'être Dieu avant d'exister, car Il n'existe que par nous. »

Et il ajouta : «Afin d 'être, chaque fois , l' invariable question à l'infinie question à nous-mêmes. »

« Dieu est , peut-être, le sens de l'universel oubli '>>, écrivait un sage.

Et il ajoutait : «'Dieu te permet d'être. »

Ô forces déployées d'un indicible futur. Le Rien est prémices.

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Tolérante absence. Originelle hospitalité.

Le vide est sans commencements.

L'infini est hantise de la limite: réternité, détresse du temps.

Nul passe-droit. La fatale fin.

« Redoute le Rien- disait un sage-. Un rien le fait exploser. «Le mot s'en méfie.»

À toute pensée, son lieu de prédilection. À toute fourmi, sa familière fourmilière.

Si Dieu est, à la fois, hors et dans tout être, hors et dans chaque chose, ailleurs et ici, absent où Il se manifeste, présent où nous le désavouons, Il n'est pensable qu'à travers les indé­nombrables pensées que l'impensable, contre lequel nous nous cognons, alimente; mais Il n'est pas, Soi-même, l'impensable. Il est le singulier o~jet de tourment d'une opiniâtre et aven­tureuse pensée, grisée de ses victoires, brisée de ses notoires échecs.

Ô mur fissuré; d'avance condamné. La clarté pourrait surgir de cette fente redoutée. Insidieuse lézarde que le temps creuse pour le temps qUJ

s'effrite . .. . comme une cnque dans une arme, comme une paille

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dans le fer, comme un étonnement dans le diamant, comme une langue dans le verre.

Ô paradoxe. Dieu est crédible où Il ne peut être cru. Dans sa cristalline absence.

-Quelle image te suggère la pensée?- demandait le disciple à son maître.

-Peut-être celle d'un astre que ses propres feux dévorent et qui se distingue par l'intensité de ~s scintillements.

<<Le temps de la pensée n'est jamais que le temps d'un acclimatement à la mort; l'éraillement d'une épitaphe», disait-il.

Et il ajoutait : «On meurt avant le mot qui ne dit que notre mort.»

«La relation à Dieu- écrivait un sage- est multiple. Elle est au cœur de nos relations occasionnelles ou suivies, à l'uni­vers et à l'homme, à l'absence et à la présence, à la vie et à la mort, à la parole et au silence.

« De sorte que nos rapports avec Dieu ne sont jamais directs mais détournés, sinueux, obliques et, chaque fois, vécus, par nous, diversement. »

Dieu étant toute différence, ne pouvait créer que la diffé­rence; un monde étranger au monde et, cependant, fidèle à lui-même, à travers Son étrangeté.

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Toute approche de Dieu s'effectue sous le signe de l' indi ­cidablr.

Ici. l'instinct remplace la foi.

« Notre é trangeté est au fond de nous-mêmes - écrivait un sage - mais nous hésitons , toujours, à exhiber le fond. »

«Je suis étranger, com me Dieu - disait-il-. Mais Dieu est vénéré et moi , pourchassé. »

Sauvage est la lettre; sociable, le mot.

<<Dieu est la plus audacieuse trouvaille de l'homme; la plus troublée, la plus trouble .

<<Comment , dans sa foncière e t globale gravité, ne pas interroger cette folle hardiesse?» ava it-il écrit.

Nous entrons dans la parole pour , désormais , n'avoir plus affaire qu 'à nous-mêmes.

«La prédilection de l'homme pour les masques est due , peut-être, à sa méfiance de la diffé rence», disait-il.

« Se voir partout sans se reconnaître.»

L'unique est solitude.

<<je ne crains pas la mort - dit Moïse à l'ange de la mort - . Le Livre me protège. N'est- il pas le Livre de la vie? Être dans le Livre, n 'est-ce pas être assuré de vivre?»

Mais le sage commentateur dit : « Dieu est le Livre et non Moïse; car Dieu est Paroles du Livre, tandis que Moïse est le silence sur lequel celles-ci se sont greffées."

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Et il ajouta: «Silence dans et hors du Livre. Les deux tombeaux invisibles du prophète.»

« L'homme ne parlera jamais pour Dieu . C'est pourquoi Dieu l'écoute. Et, parfois, hélas, ne le comprend pas "• disai!­il.

" Dans chaque pensée - avait-il écrit- un combat sans merci de viriles pensées se déroule, en s'amplifiant.

« Penser, alors, consisterait, peut-êtr~. à s'interroger sur les causes réelles du confli1 et à en suivre l'imprévisible évo­lution."

Et il ajoutait: «Ce qui est à penser n'est, jamais, que ce qui est en litige : Ir sanglant mjru. >>

La blessure est à l'intérieur de la pensée. Les mots sont seuls à l'avoir vérifié.

Et le maître dit, en repoussant le fauteuil sur lequel il était aSSIS:

-L'heure est venue. Il me faut partir. Je me laisserai guider par vos pensées. De chacune, je referai le chemin . Ainsi, je continuerai à vivre en vous.

-Et toi, en nous, répondirent les disciples.

«L'étrangeté réfuterait-elle la question qu'elle véhicule? « Elle est toujours question à l'autre que nous interrogeons,

en nous questionnant. « ... celui que jamais nous ne connaîtrons et qui pourrait

bien être nous-mêmes», disait-il.

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Et le sage dit : «Il connaissait mieux le ciel que la terre. <<Le ciel , il le voyait toujours au-dessus de lui, tandis que,

de la terre, il ne connaissait qu'une infime partie. Et cette toute petite partie connue de lui, ne ressemble, hélas, qu'à elle-même. "

La pensée est une, comme la mort .

Tu existes parce que je t'attends.

Dans ton nom. s'étale ton paysage natal. Dans le mien, se terre une pie rre du chemin.

«Tout dialogue - disait-il - est à trois voix; voix de celui qui parle; voix de celui qui répond et voix de la mort qui les fait, tous deux, parler. >>

-Il n'y a point de don qui ne soit , d'abord, don de réci­procité.

-L'hospitalité n'est pas un don -lui fut-il rétorqué-. Avant d'être réclamée, elle est, déjà, accordée.

« Mon Dieu - disait-il-, je vous réduis à Vous-même et l'univers, en vous, se dissout. >>

-Maître, tu ne prends rien de moi -dit le disciple. -Je prends, de toi, ce que je t'apprends - répondit le

maître.

-Quelle est cette chose à laquelle tu pensais? Tu es, tout à coup, si distrait.

-Je pense- et sans bien savoir pourquoi?- à Dieu .

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Lui-même, pourtant, étranger à la chose à laquelle je pense. -Triomphe de l'étrangeté. Dieu est-Il tout ce qu'Il n'est pas? -Complexité de la relation. -Toujours nous décevra le divin. -Même dans l'émerveillement.

L'instant ressasse: «Je sais. Je me souv1ens. » L'éternité répète: «J'ai tout oublié.»

Feindre d'ignorer ce que l'on a om!s de ceindre.

Ceindre le diadème en même temps que l'épée.

«Mettre deux mots en parallèle n'est-ce pas, sans le savoir, mettre deux existences en balance?

« Le livre est féroce opposition d'indestructibles destins »,

disait-il.

L'hospitalité se lit comme une bonne nouvelle.

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-Je me souviens. Il y a longte mps de cela. Dans le désert du Sinaï. Nous étions ensemble .

Toi et moi.

-Plus d'un demi-siècle s'est écoulé, depuis.

-Nous venions de traverser le canal de Suez et nous étions euphoriques. Nous avions deux mois, devant nous , pour visi­ter la Palestine, la Syrie et le Liban; parcourir, de lon g en large , ces pays; les aborder, à la fois, comme un livre très a ncien et tout récent.

Pays écr its et indéfiniment récr its avec leurs propres mots. Pages perdues et retrouvées.

-Ta voiture était neuve. Un cabriolet gris de marque a mé­ncame.

L' intérieur était tapissé de cu ir bleu.

-Nous étions bien équipés: cinq Thermos de rh é glacé, diverses boîtes de conserve, un vieux bidon de métal rempli d'eau que nous gardions, en réserve, dans le coffre. avec une planche de bois et quelques mètres de toile métallique. L'eau.

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dans le cas où le moteur de la voiture chauffe rait trop - il faisait plus de cinquante degrés à l'ombre -, la planche de bois et la toile métallique , e n cas d 'en lisement.

On nous avait préve nus. La vague piste que nous suivions n'était pas toujours visible. Nous risquions d e nous ensabler à tout instant.

-Ciel et sable nous apparaissaient comme les deux dimen­sions de l' infini .

Nous roulions à faible allure, jusqu'au moment où nous nous trouvâmes face à une dune que le vent violent du soir avait érigée, grain par grain, sur toute la large ur de la piste.

-Une dune dont la hauteur é tait au moins de deux mètres.

- [] nous fallait, coûte que coûte, la contourner. J e me trompai dans la manœ uvre. Très vite, la voiture pencha sur le côté .

-Je me souviens. Le soleil nous traversait la peau. Nous plongeâmes dans le coffre et notre déception fut totale

lorsque nous nous aperçûmes que le chemin caillouteux et cahoteux sur lequel nous nous étions engagés - et comment faire autre ment?- avait eu, facilement, raison de nos ·rher­mos. Elles éta ient, toutes les cinq, cassées.

-Nous bûmes, sans réussi r à nous désaltérer - et cela se comprend- l'ea u trouble, j a unâtre, à l'arrière-goût d ' huile figée qui se trouvait dans le récipient.

-Surtout, ne pas nous exposer au j o ur. Attendre. Le ciel avait la transparence du verre qu ' un a igle hauta in

se mblait vo uloir rayer de ses griffes, puis briser impitoyable-

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me nt. Le soir , on aurait vu les br is de verre se métamorph oser en d iamants : « . .. comme des lunes na ines », disais-tu .

Ma is non . L'aigle , manifeste ment, nous dédaigna it.

-La n uit était fraîche . Que l contraste. Nous gue ttions l' ho­ri zon , atte ntifs au moindre bru it ambiant.

U ne caravane, se dirigean t ve rs Suez, nous repé rera it cer­tai ne me nt et se porterait à not re secours.

- J e me souviens. Nous a ttendîme~ en vain. T re nte-s ix heures ou plus. Tu dis , a lo rs: « Il nous faut revenir e n arrièr e. re fa ire, à rebours , Je mê me che min .,,

j'é ta is peu disposé à t 'accompagne r. Cette longue ma rche m 'effrayait. Après tout , je n 'é tais pas si mal où j 'étais. J e me sentais mê me, par mome nts, bien. j'avais Je sentimen t d'en­tre r , pe tit à petit, dans la mo rt. Doucement, sans tou t à fa it rn 'en rendre compte. À peine conscie nt.

-Tu m'avais inquiété.

- Tu ne tardais pas à me conva incre.

-Crois-tu que je t 'aura is abando nné à ton sort ? Le so leil , aussitôt couché, nous reprîmes la route. D'un bon pas. Nous entendions huir, a u lo in, les milans roux. Nous les

suiv ions dans leur envol e t le ur fuite précipitée . Alen tour, des vautours fouillassaie nt l'espace , encouragés - o n e üt d it - par une hyène solitaire do nt le cri nous fit , la pre miè re fois , sursaute r. Elle était tout près de nous et nous ne nous e n é tio ns pas aperçus.

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-Je m'en souviens. La piste que nous suivions docilement nous rassurait. Nous ne pouvions pas nous perdre.

-Vers minuit, une voix, grave, puissante, surgie du fond de la nuit, nous cloua sur place. Un nomade nous barrait, maintenant, le passage. Un fantôme.

Il nous fallut un certain temps, pour nous persuader qu'il était vivant.

-L'homme nous questionna avec intérêt. Il tenait à savoir où nous allions. Nous lui racontâmes notre mésaventure. Il réfléchit puis, à brûle-pourpoint, nous dit : «Je viens avec vous. Nous emprunterons des raccourcis. Nous arriverons à El-Shatt avant l'aurore. )> Et il ajouta, peut-être pour nous mettre à l'aise : «"N'êtes-vous pas mes hôtes?»

-Nous passions devant son campement qui se trouvait en contrebas de la piste. Nous foulions son territoire. Ici, il était, partout, chez lui. Il se considérait, en quelque sorte, responsable de nous, bien que, dans ce cas, il ne pût s'agir de responsabilité mais, plutôt, d'une idée de l'hospitalité particulière aux natifs du désert. Celui qui, inopinément, se présente à vous a, toujours, sa place réservée sous la tente. Il est J'envoyé de Dieu.

-À l'aube, comme prévu, nous arnvames à destination. Nous ne savions pas très bien comment lui témoigner notre reconnaissance.

Tu lui offris un peu d'argent qu'il refusa, offusqué. Ta maladresse était, à ses yeux, si énorme qu'elle ne pouvait

être qu'innocente. Il nous tendit, en souriant, la main et s'éclipsa.

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- Deux jours plus tard, dans une voiture de l'armée, conduite par un jeune soldat et mise à notre disposition par l'État­Major, nous trouvant, à nouveau, devant son campement, nous demandâmes à notre chauffeur de s'arrêter. Le temps de saluer un ami.

À Suez, nous avions acheté, à son intention, une outre remplie d'eau potable et quelques coupons de tissus de toile bariolée pour sa famille.

li nous vit tout de suite et se dirigea vers nous pour nous inviter à boire une tasse de thé. ..,

Pourquoi fit-il semblant de ne pas nous reconnaître? Cette attitude nous parut anormale, nous heurta presque. Quelle erreur! Nous n'avions pas, de toute évidence, assez

réfléchi sur ce qu'était l'hospitalité des bédouins. Si notre hôte, nous avait reçu, en feignant de nous ignorer,

c'était pour marquer que nous restions, l'un et l'autre, à ses yeux, les anonymes voyageurs qu'il lui fallait, au nom de l'ancestrale hospitalité de sa tribu, honorer en tant que tels car, autrement, notre visite improvisée aurait, rapidement, fait figure d'éphémères retrouvailles.

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Hospitalité, l 'ultime voix

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TOUTE CHOSE ÉGALE

I

Ce dont il s'agit: la chose.

Qu'est-ce qu'un écrivain a de primordial à dire, sinon cette chose qui est tout ce qu'il essaie de dire mais sans s'y appliquer, sans doute pour la laisser, indirectement, se dire.

Et comme si ce dire la protégeait d'elle-même en y redou­blant les accès; car cette chose, au tréfonds du silence, est secret du dernier mot.

La poussière, elle aussi, a ses raisons fortes.

Tu parviendras, une seule fois, à l'exprimer, au cours de ton existence et ce sera lors de ton ultime tête-à-tête avec la mort.

Tout ce que tu diras - il faudra le dire avec prudence -tient en quelques phrases lapidaires.

Grand sera, alors, ton étonnement de constater que tu auras

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eu besoin de ta vie entière pour rassembler un si petit nombre d e mots.

Tu n 'as jamais eu que toi-même pour interlocuteur.

Ne reviens plus sur cette chose à dire. Elle est chose e n devenir, donc irrévocablemen t condamnée.

Tel l'i nstant.

« Si on te refuse l'hospita lité, fais e n sorte que ce refus te so it attribué.

«A insi , tu donneras, à autrui , une magistrale leçon de sagesse,, enseignait-il.

«A h puisse ta lampe d 'huile brûler plus d'une nuit e t pui sse, au jour, les aboiements réconfo rtan ts de ton chien, r éjouir le cœur du passeur alerté.

« L'étranger comprendra, peut-être, qu'il a pénétré dans le pays d ésolé des sables, où l'hospitalité est gage de survte » ,

enseignait-il , encore. Et il ajoutait: << Ce pays est le livre. ,

Pareils sont les lendemains du néant.

II

<< Rega rde les choses en face. Par la force des choses , elles t 'apparaîtront dans leur exemplarité», disait-il.

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«Tout ce qw existe est, d'abord , inconcevable», di sait-il encore.

« Les choses que tu imagines sont comme des carcels, é teints jusqu' ic i, et que tu allumes. »

La tête dans ses mains , les coudes appuyés à sa table de travail, il se demandait ce que pouvait ressentir un écriva in confro nté, comme lui aujourd'hui , à la fin de son écriture.

Il se disait qu'il était, probablement, parvenu au bout d e lui-même et que son écriture, tant il avait vécu d'elle et e lle, de lui , a llait le précéder de peu dans Il' mort.

En fait, il se sentait lâché par lui-même et cela, au momem où il préte ndait, peut-ê tre par bravade , tenir le plus à la vie, au livre grâce auquel il pouvait respirer.

La nécessité d'écrire s'était, petit à petit, évanouie. Écrire avait perdu, pour lui, son sens. Cette défaite était-elle le signe a vant-coureur, lisible, du détache ment à son égard, dont fa i­sait p reuve l'écriture?

Mais qui pourrait prévoir combien de temps durerait l'ago­nie?

La fin de l'écriture n 'est pas imputable à une subite d éfa il­lance d es mots.

Peut-être arriverait-on à la déce ler à travers ce que l'écri­ture n 'a plus à cœur de dire.

Infranchissable est, à certains mo ments, la distance avec les choses et le monde.

Ô vide, extrême pauvreté insoupçonnée.

On meurt serein lorsqu'il n'y a plus de paroles pour traduire la peur qui nous étreint.

« Point de nuit- mais un seul matin - pour l'écrit. «Éblouissant est le fin fond du livre », disait-il.

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«Ne pas voir n'est, souvent, que la conséquence d'une ancienne exclusive prononcée contre le mystère ; le formel interdit de tout voir, auquel nous avons innocemment sous­crit. »

« Toutes ces choses, comme une gerbe de roses fanées. «Toutes ces vies entremêlées, entravées: ma vie vaincue,,,

disait-il encore.

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ARC-EN-CIEL , V

« Rejoins-moi - écrivait un sage - où tu ne me cherches plus. »

Sa lettre me fut délivrée au moment où je quittais mon domicile pour aller le retrouver.

«Celui qui aligne ces mots - m'écrivait-il - n'est pas moi mais l'homme que je fus, autrefois, persistant à écrire pour lui-même.

«Et comme si tout ce que sa plume écrivait encore, ne s'écrivait, réellement, que dans un passé qui fut, jadis, mon présent, avant la brusque et définitive rupture dont il m'est impossible de préciser la date; car je suis sans souvenirs et sans paroles et que là où je tente, avec beaucoup de difficultés, de me mouvoir, le temps est aboli.

« Autour de moi, rien ne vibre. « Immobilité, lourde plus que le plomb et légère plus que

l'air. «Hors du livre, il n 'y a que le vide- vide d'un livre privé

de ses vocables; immense espace de blancheur, laissé par des choses dites une fois puis envolées.

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« Inextricables derniers instants. <<Ô fardeau du Rien que le Rien dénonce.>>

Et cette main, mal assurée, départageant le jour.

La terre se rapetisse. Les hommes se rapetissent.

«Mon âme est un terrain vague- m'écrivait un ami- où viennent rôder les chats et pisser les chiens.

«Mon âme est un camp de concentration- m'écrivait un ancien déporté- que l'herbe a soigneusement recouvert d'ou­bli.

« Mes souvenirs n'ont plus de lieu. »

La haine est longue à s'émietter.

«Ce qui, chaque jour, nous tue- disait un sage- n'est pas la mort mais la vie avilissante.

« Avilie. »

Incendiez le grain. Enterrez le pain.

Nous doutions-nous que la paix était là, au fond du gouffre? L'aurore est l'impasse.

Le jour a ses paliers de lumière. Lisse est la nuit, exempte de limites.

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J'ai fait ce rêve. J'étais à la recherche d'une feuille de papier. Une phrase rn' obsédait et je voulais la noter. J'écrivais, cepen­dant que je n'avais pas de papier. Je souffrais de ne pas écrire et j'écrivais cette souffrance.

Sur quoi, écrivais-je? Je ne saurais le dire. j'écrivais que je ne savais pas sur quoi j'écrivais. J'écrivais même que je ne savais pas si j'écrivais.

«Tu crois écrire- me dit un visiteur qui m'observait, depuis quelque temps, sans que je m'en aperçoive-. Tu as, déjà, tout écrit puis tout oublié. »

C'est, sans doute, cela, pensai-je. J'écris ~ur l'oubli ou, plu­tôt, j'écris l'oubli et, au fur et à mesure, j'oublie ce que j'écris.

Qui lira ce qui n'est pas à lire? Je lis pour chaque lecteur, ingratement frustré. Je lis pour tous.

Et ma lecture est un appel désespéré.

Avec un outil pointu, il gravait, dans la pierre friable, le mot hospitalité.

Le voyage terminé, le terme est éternel.

«La vie multiplie ses miroirs; la mort les pulvérise. « Un jour, on ne voit plus ses traits. « Ni dans les yeux des autres. «Ni dans leur sourire ou leur parole. «Alors, on comprend que l'on est seul. « Définitivement.

«L'eau ne reflète qu'elle-même. «Stagnante, elle fait son temps.

«J'atteste la fin dans la fin du livre», disait-il.

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Le livre se détourne de son croit.

Ce dr non-rrtour.

ne le

Douleur d'avoir été de nulle part tout ce qui m'entoure s'affirme et croît sous un faux nom.

<< Le lieu de toute le vrai disait-il est le désert. Ni passé. Ni futur. Où

«Mon passé m·a ravi mon avenir. Le nomade dit : « Tu es dans

comme on pourrait le penser, liée crée.

-Je ne me souviens de nen lui n'existe pas.

Donc.

-Tu existes dans ce Rien ''• lui dit, le nomade.

Ainsi, la sable et le

Tout est à récrire. Saissanœ dr

transmettre n'était que de vocables.

au

de

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ce u

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disait-iL

«Ombre

Moins pour vous que pour moi-môme. Jai

porter par le livre. Jai affronté la ressemblance et

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Je me suis appliqué à circonscrire le réel et l'irréel; l'absence et la présence; la vie et la mort, le mot et le silence.

j'ai élargi le dialogue et défini le partage. j'ai fait le point.

De toi, je prends congé, mais vivrai de ta lecture.

Incommensurable est l'hospitalité du livre.

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L'ADIEU

~

«Tout livre s'écrit dans la transparence d'un adieu » , disait-il.

<<Il faut bien, un jour, consentir à se taire quand les mots n'ont plus besoin de vous>>, disait-il aussi.

Se taire . Se terrer.

Le vieux sage dit à son disciple : « Écris, sous ma dictée, ce que ma main ne peut, tant sa faiblesse est grande, consigner au feuillet », puis ferma les yeux et s'assoupit.

De ce silence complice, naquit le livre de l'originaire nuit qui engendra, plus tard, le livre des jours.

Quand chaque étoile est un mot récupéré.

Une nuit pour la mort ; un jour pour la vie. Invariable est le cycle altérable des années.

L'automne est au cœur des saisons.

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<< L'aurore n 'est pas l'adieu- avait-il noté-; mais tout adieu est l' éblouissante audace d'une aurore.,

Demain est le coupable horizon.

Et le sage dit : «À Dieu, le fardeau du Tout. <<À l'homme, la part du peu.))

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" Où? Quand? Pourquoi? 11

Où? 13 Un nouveau seuil 15

Quand? 17 L'attente 19

Pourquoi? 25 L'appel 27 Un jour de vie 33 Arc-en-ciel, I 39

L 'hospitalité de la langue 49 Arc-en-ciel, II 55 L'anonymat 59

L 'hospitalité divine 63 Arc-en-ciel, III 69 Arc-en-ciel, IV 71

L'hospitalité nomade 79

Hospitalité, l'ultime voix 87 Toute chose égale 89 Arc-en-ciel, V 93

Un espace pour l'adieu 97 L'adieu 101

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Œuvres d 'Edmond Jabès (suite)

UN ÉTRANGER AVEC, SOUS LE BRAS, UN LIVRE DE PETIT FORMAT.

Dans la collection L'/ maginaire

LE LIVRE DES QUESTIONS, LE LIVRE DES QUESTIONS, II

LE LIVRE DES RESSEMBLANCES .. Dans la collection Poésie/ Gallimard

LE SEUl L LE SABLE (Poésies complètes, 1943-1988)

Chez d'autres éditeurs

ÇA SUIT SON COURS (Éditions Fata Morgana)

DANS LA DOUBLE DÉPENDANCE DU DIT(ÉditionsFataMor-

gana)

RÉCIT (F..ditions Fata Morgana)

LA MÉMOIRE ET LA MAIN (Éditions Fata Morgana)

L E LIVRE DES MARGES (Hachette)

DU DÉSER T AU L 1 V RE. Entretiens avec Marcel Cohen (Éditions Pierre

Belfond)

LA MÉMOIRE DES MOTS (Éditions Fourbis)

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Composé el achevé d 'imprimer par l 'Imprimerie Floch à Mayenne, le 28 mars 1991. Dépôt légal : mars 1991. Numéro d'imprimeur: 30420. ISBN 2-07-072248-1 / lmprimé en France.

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EDMOND JABÈS

Le L,ivre de l'Hospitalité

Je me suis aperçu, un jour, qu'une chose m'importait plus que les autres : comment me

défmir en tant qu'étranger ? Et ce fut l'objet du livre auquel j'ai donné

pour titre : Un étranger avec, sous le bras, un

livre de petit format. Je me suis aperçu, ensuite, que, dans sa vul­

nérabilité, l'étranger ne pouvait tabler que sur

l'hospitalité dont ferait preuve, à son éganl,

autrui. Tout comme les mots bénéficient de l'hospita­

lité de la page blanche et l'oiseau, de celle,

inconditionnelle , du ciel.

Et c 'est l'objet de ce livre. Mais qu 'est-ce que l'hospitalité ?

E. J.

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