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En toute franchise Restumîution et présentutìon : nne affaìre &interprétution Leonid Lelekov -Leonid Lelekov s'ìntemge lui aussi sur le rôle du restaurateur et sur la relation, moins évidente qu'on ne le croit, entre notre vision de Pœuvre et celle de I'artikte. Ancien cb@ de d@artement à I'Instìtut de restauration de Moscou, l'auteur a &alement été membre du Comité international de PICOM pour la conservation. On cite souvent la restauration comme l'un des nombreux aspects de la préparation des expositions dans les musées. Ce faisant, on n'a généralement à l'esprit que des opérations ac- cessoires, secondaires, dont le but est de maintenir les œu- vres d'art dans un état (( présentable D. Or la restauration en- tretient avec la présentation des expositions permanentes des rapports sensiblement plus complexes. De fait, les mu- séologues, tout comme le grand public, sous-estiment constamment le rôle de la restauration et ses incidences sur la destinée des œuvres d'art et leur interprétation historique et culturelle. Sur la base de postulats purement empiriques, les spécialistes ont toujours considéré l'œuvre d'art comme une réalité culturelle objective. A leurs yeux, cette réalité ne saurait en aucune fason être affectée par les opérations de restauration, pourvu, naturellement, que celles-ci soient ef- fectuées dans les règles de l'art. Hélas, c'est là l'exemple même de l'idée fausse d'un esprit borné. La restauration la plus méticuleuse et la plus irrépro- chable - au regard des normes actuelles - sur le plan tech- nique altère immanquablement l'original d'une façon ou d'une autre, en en modifiant la structure physique et la for- me artistique, quelles que soient les précautions du restaura- teur. I1 va de soi que l'original pâtit aussi des interventions délibérées de ce dernier et de ses supérieurs et conseillers. Dès l'instant où l'on entreprend de sélectionner les pièces à montrer - qui ont souvent besoin d'être restaurées - en vue d'une future exposition thématique, le fil conducteur choisi conditionne déjà en partie son organisation. A ce stade, les spécialistes de l'histoire de l'art et le personnel du musée ont à cœur de rendre sensible l'évolution historique du thème à partir de catégories qui leur sont familières, telles qu'écoles ou styles, avant de s'intéresser à des aspects plus particuliers comme l'iconographie, la composition et la palette des cou- leurs employées. Le restaurateur est donc censé mettre en valeur - ou recréer lorsqu'il y a des parties manquantes - les caractères propres à ces catégories et faire ressortir la réalité prétendument inscrite dans la substance artistique même de l'original. Après quoi, l'exposition doit, dans sa forme ache- vée, pure et cohérente, présenter aux visiteurs et à l'ensem- ble de la communauté scientifique le visage authentique d'une culture disparue. Le restaurateur se met à l'ouvrage fort de sa conception subjective des écoles, des styles et des palettes. Lorsque I'œu- vre à laquelle il travaille ne bénéficie pas d'une vaste publici- té, ni lui ni ses supérieurs ne prendront la peine de réfléchir au résultat final de l'opération, et moins encore à l'ampleur de ses incidences sur la réalité. I1 arrive pourtant de temps à autre, surtout lorsqu'il s'agit d'une œuvre exceptionnelle - comme IaJuditb de Giorgione, de la collection de l'Ermitage (Saint-Pétersbourg) - que les commissions représentatives des différents départements, les experts, les artistes et la communauté dans son ensemble le surveillent d'un œil at- tentif. On constate alors que la réalité des catégories conventionnelles invoquées par la critique d'art est pour le moins discutable. D'aucuns vont jusqu'à penser qu'elles re- lèvent largement de l'imaginaire. Dans le cas de laludith, lorsqu'on eut enlevé plusieurs couches de peinture, jaunies par le temps, de certaines zones de l'arrière-plan, en vue de restituer au célèbre tableau ses couleurs d'origine, une controverse enflammée éclata. Les uns prétendaient que le restaurateur, malgré sa grande expérience, était allé trop loin et avait déjà dépassé ce qui correspondait aux véritables in- tentions du peintre, tandis que les autres estimaient qu'il s'était tout bonnement arr&té il fallait. Les spécialistes se faisaient chacun de la palette de Giorgione une idée dif- férente de celle de leurs confrères. Ils l'avaient recréée dans leur esprit, par analogie et en fonction de leur propre sensi- bilité à la couleur. I1 apparut alors que la réalité ((authen- tique )) avait de multiples visages, tous dissemblables. Aucun critère objectif et rigoureusement établi ne put être mis en avant qui permette de certifier l'authenticité des coloris du tableau, et l'on se contenta, comme on le fait toujours en pa- reil cas partout dans le monde, d'un compromis fondé sur des jugements purement personnels. Le secret d'une palette est toujours et partout authentifié d'après les prises de position éclairées, mais subjectives, d'une poignée de sp6cialistesY et peut donc être aussitôt contesté par d'autres experts. Le restaurateur se trouve dans une position particulisrement délicate. I1 lui faut, par néces- sité, retenir pour l'appliquer à l'original l'un des dizaines de points de vue proposés. Cette solution doit être la meilleure, mais nul ne peut le prouver, alors qu'il est fort aisé de dé- montrer le contraire. Le choix du restaurateur peut avoir des conséquences fatales, comme on en a d'innombrables MIrreum (Paris, UNESCO), no 174 (vol. XLN, n" 2,1992) 107

En toute franchise : Restauration et présentation: une affaire d'interprétation

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En toute franchise

Restumîution e t présentutìon : nne affaìre &interprétution Leonid Lelekov

-Leonid Lelekov s'ìntemge lui aussi sur le rôle du restaurateur et sur la relation, moins évidente qu'on ne le croit, entre notre vision de Pœuvre et celle de I'artikte. Ancien cb@ de d@artement à I'Instìtut de restauration de Moscou, l'auteur a &alement été membre du Comité international de PICOM pour la conservation.

On cite souvent la restauration comme l'un des nombreux aspects de la préparation des expositions dans les musées. Ce faisant, on n'a généralement à l'esprit que des opérations ac- cessoires, secondaires, dont le but est de maintenir les œu- vres d'art dans un état (( présentable D. Or la restauration en- tretient avec la présentation des expositions permanentes des rapports sensiblement plus complexes. De fait, les mu- séologues, tout comme le grand public, sous-estiment constamment le rôle de la restauration et ses incidences sur la destinée des œuvres d'art et leur interprétation historique et culturelle. Sur la base de postulats purement empiriques, les spécialistes ont toujours considéré l'œuvre d'art comme une réalité culturelle objective. A leurs yeux, cette réalité ne saurait en aucune fason être affectée par les opérations de restauration, pourvu, naturellement, que celles-ci soient ef- fectuées dans les règles de l'art.

Hélas, c'est là l'exemple même de l'idée fausse d'un esprit borné. La restauration la plus méticuleuse et la plus irrépro- chable - au regard des normes actuelles - sur le plan tech- nique altère immanquablement l'original d'une façon ou d'une autre, en en modifiant la structure physique et la for- me artistique, quelles que soient les précautions du restaura- teur. I1 va de soi que l'original pâtit aussi des interventions délibérées de ce dernier et de ses supérieurs et conseillers. Dès l'instant où l'on entreprend de sélectionner les pièces à montrer - qui ont souvent besoin d'être restaurées - en vue d'une future exposition thématique, le fil conducteur choisi conditionne déjà en partie son organisation. A ce stade, les spécialistes de l'histoire de l'art et le personnel du musée ont à cœur de rendre sensible l'évolution historique du thème à partir de catégories qui leur sont familières, telles qu'écoles ou styles, avant de s'intéresser à des aspects plus particuliers comme l'iconographie, la composition et la palette des cou- leurs employées. Le restaurateur est donc censé mettre en valeur - ou recréer lorsqu'il y a des parties manquantes - les caractères propres à ces catégories et faire ressortir la réalité prétendument inscrite dans la substance artistique même de l'original. Après quoi, l'exposition doit, dans sa forme ache- vée, pure et cohérente, présenter aux visiteurs et à l'ensem-

ble de la communauté scientifique le visage authentique d'une culture disparue.

Le restaurateur se met à l'ouvrage fort de sa conception subjective des écoles, des styles et des palettes. Lorsque I'œu- vre à laquelle il travaille ne bénéficie pas d'une vaste publici- té, ni lui ni ses supérieurs ne prendront la peine de réfléchir au résultat final de l'opération, et moins encore à l'ampleur de ses incidences sur la réalité. I1 arrive pourtant de temps à autre, surtout lorsqu'il s'agit d'une œuvre exceptionnelle - comme IaJuditb de Giorgione, de la collection de l'Ermitage (Saint-Pétersbourg) - que les commissions représentatives des différents départements, les experts, les artistes et la communauté dans son ensemble le surveillent d'un œil at- tentif. On constate alors que la réalité des catégories conventionnelles invoquées par la critique d'art est pour le moins discutable. D'aucuns vont jusqu'à penser qu'elles re- lèvent largement de l'imaginaire. Dans le cas de laludith, lorsqu'on eut enlevé plusieurs couches de peinture, jaunies par le temps, de certaines zones de l'arrière-plan, en vue de restituer au célèbre tableau ses couleurs d'origine, une controverse enflammée éclata. Les uns prétendaient que le restaurateur, malgré sa grande expérience, était allé trop loin et avait déjà dépassé ce qui correspondait aux véritables in- tentions du peintre, tandis que les autres estimaient qu'il s'était tout bonnement arr&té là où il fallait. Les spécialistes se faisaient chacun de la palette de Giorgione une idée dif- férente de celle de leurs confrères. Ils l'avaient recréée dans leur esprit, par analogie et en fonction de leur propre sensi- bilité à la couleur. I1 apparut alors que la réalité ((authen- tique )) avait de multiples visages, tous dissemblables. Aucun critère objectif et rigoureusement établi ne put être mis en avant qui permette de certifier l'authenticité des coloris du tableau, et l'on se contenta, comme on le fait toujours en pa- reil cas partout dans le monde, d'un compromis fondé sur des jugements purement personnels.

Le secret d'une palette est toujours et partout authentifié d'après les prises de position éclairées, mais subjectives, d'une poignée de sp6cialistesY et peut donc être aussitôt contesté par d'autres experts. Le restaurateur se trouve dans une position particulisrement délicate. I1 lui faut, par néces- sité, retenir pour l'appliquer à l'original l'un des dizaines de points de vue proposés. Cette solution doit être la meilleure, mais nul ne peut le prouver, alors qu'il est fort aisé de dé- montrer le contraire. Le choix du restaurateur peut avoir des conséquences fatales, comme on en a d'innombrables

MIrreum (Paris, UNESCO), no 174 (vol. XLN, n" 2,1992) 107

Leonid Lelekov

exemples. Quoi qu’il en soit, de ce choix dépendront l’as- pect de l’œuvre exposée et, par conséquent, la vision et les réactions du public’. Si, comme le veut l’adage, voir c’est croire, la restauration est véritablement l’interprétation per- sonnelle d’une œuvre originale par quelqu’un d‘une autre époque et d’une autre culture. Qui plus est, une exposition d’une certaine envergure mobilise parfois plusieurs restau- rateurs, chacun avec son point de vue particulier. En pareil cas, les différences inévitables dans le traitement des œuvres seront peques comme entièrement dictées par leur état de conservation, les vicissitudes de l’histoire ou tel ou tel évé-

théorie a précisément son origine dans les travaux de restau- ration effectués au début du siècle. Par leur faute, de nom- breuses icônes remarquables ont perdu leur glacis sans que nul y prît garde. Les analyses modernes de la composition des pigments des icônes de la Russie ancienne ont révélé, dans l’écrasante majorité des cas, que les couleurs ne sont pas pures, fût-ce le plus éclatant des vermillons.

En l’occurrence, la restauration est donc directement responsable de l’idée que l’on s’est faite du style. Les rap- ports artificiellement créés par elle entre les couleurs ont abouti à une autre forme d’illusion, concernant cette fois le

nement, c’est-à-dire uniquement par le passé et en aucune façon par le travail effectué, à notre époque, par le restaura- teur. deux sortes de mirages.

Si c’est précisément la palette qui est le plus souvent dis-

style même. Aujourd’hui encore, nombre d’expositions pré- sentent aux visiteurs comme des réalités authentiques ces

En fait, le concept de style, tel qu’on l’entend au- cutée, c’est qu’il s’agit d’un élément concret et, au moins vir- tuellement, propre à l’artiste. Quand bien même on s’en fait une idée arbitraire, elle est et demeure le témoignage d’une démarche artistique, ce que l’on ne peut dire des écoles et des styles. Ces deux dernières catégories sont pure conven- tion - des concepts forgés par nous après coup, une sorte de !grille de classification commode appliquée aux quelques échantillons qui ont survécu de la production artistique d‘une époque révolue. Si toute cette production nous était parvenue intacte, et non partiellement, notre façon de l’ap- ‘préhender, de la juger et de la classifier aurait été tout autre.

Authenticité ou style?

Ce qui se produit néanmoins bien souvent, c’est que le res- taurateur aligne les œuvres qui lui sont confiées sur la conception que 1,011 se fait aujourd’hui de telle école ou de tel style. C‘est ainsi que, jusqu’à la fin du xve siècle, la couche de surface des icônes était réalisée dans la Russie ancienne à peu près de la même façon que les peintures à la détrempe (a i.etlrpera] du Moyen Age dans le reste de l’Europe, avec un mélange de pigments et un glacis. Mais la chose n’apparut hairement qu’à une date relativement récente. Auparavant, la notion qui prévalait (et prévaut encore dans une certaine mesure) était que les icônes devaient leur style au jeu complexe des touches contrastées de couleur pure. On avait même échafaudé, sur des bases scientifiques douteuses, une théorie de la ((symphonie spectrale )) - ou polyphonie des zones optiquement pures du spectre visible que les peintres médiévaux russes étaient censés avoir mis au point. Cette

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jourd’hui, à savoir l’ensemble des traits formels caractéris- tiques d’une tendance artistique générale - un caractère qui n’appartient à personne en particulier, mais qui transparaît spontanément dans les œuvres d’artistes différents - est une notion historiquement très récente. Autrefois, aux XVIII~ et X I X ~ siècles, on concevait le style différemment, comme l’ex- pression de la personnalité de l’artiste. Qu’il nous suffise de rappeler le célèbre aphorisme de Schopenhauer : ((le style est le visage de l’âme D, et, beaucoup plus près de nous, les mots de Rémy de Gourmont, pour qui le véritable problème du style est un problème de physiologie. Chez Wölfflin, qui pensait que (( le style est la manière de s’exprimer D, on voit déjà percer la conception moderne. Tout cela ne fait que confirmer une fois encore le caractère subjectif et passager des catégories qui prévalent dans l’étude de l’art. Comme toute convention culturelle, ces catégories font merveille dans la limite des règles qui leur sont propres, mais ne sont d’aucun secours dès qu’il s’agit d’établir une définition de la réalité sans l’ombre d’un doute. Tout comme les grands principes de l’art, elles ne procèdent pas directement de la réalité, mais sont le fruit d’une entente entre théoriciens. Aussi n’offrent-elles pas une base de travail convenable pour le restaurateur, tenu, dans la pratique, de s’appuyer sur des faits avérés et des témoignages historiques.

En bref, la conclusion que l’on peut tirer de tout cela, conclusion devenue assez évidente, depuis quelque temps déjà, c’est que le pouvoir de créer des formes - ou, pourrait- on dire encore, de fabriquer un style - est inhérent au travail de restauration. Au niveau microscopique, le restaurateur crée avec son scalpel, sa brosse et son tampon une réalité

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structurellement nouvelle, c’est-à-dire un traitement de la surface que l’auteur de l’œuvre n’avait pas envisagé. I1 sup- prime des aspérités, des dépôts de suie et des tiches, en laisse d’autres et ajoute des entailles, des rayures et des reliefs qui n’existaient pas. En sus des repeints et des ajouts anciens, la première couche mise à nu (qu’elle soit due à l’auteur ou au restaurateur) est avivée ou adoucie par des retouches moder- nes, et ce qui reste de la peinture d’origine se trouve envi- ronné d’une couche toute neuve, dont la densité, voire la composition, ne sont pas forcément identiques. L‘interac- tion infiniment complexe de ces facteurs altère parfois l’ap- parence de l’œuvre au point de la rendre méconnaissable, comme si elle était dissimulée derrière un masque grotesque. Les détails de sa texture nouvelle ne sont pas perceptibles par l’œil non exercé, qui en perçoit cependant l’effet global, cumulatif. Nos perceptions n’étant pas totalement sponta- nées, mais toujours déterminées par nos connaissances préa- lable$, dont la profondeur et la richesse peuvent varier considérablement, la subjectivité du restaurateur et la nôtre se combinent au bout du compte pour aboutir, qu’on le veuille ou non, à la reconstruction d’une forme artistique qui, par essence, n’est pas reproductible.

Toute exposition muséale est donc, d’une façon ou d’une autre, conditionnée par ce pouvoir de fabriquer un style qui est inhérent à la restauration. Mieux, on pourrait dire que, loin de restituer fidèlement une réalité àjamais perdue, elle suscite dans l’esprit du visiteur des reconstructions concep- tuelles strictement subjectives des formes artistiques. I1 im- porte de s’en souvenir chaque fois qu’on envoie un objet à restaurer.

Comment dissiper les illusions culturelles ?

Dans la logique du désir d’explication scientifique qui carac- térise notre époque, il apparaît de plus en plus impératif de distinguer l~illusion de la réalité. Cette nécessité ne préoc- cupe que depuis peu les restaurateurs - et encore, pas tous. Elle s’impose surtout à ceux dont la tâche est d’effacer les traces des interventions des restaurateurs précédents. L’es- sentiel de l’expérience acquise en la matière - c’est-à-dire dans l’art de dissiper de tenaces illusions culturelles - a été acquis dans la restauration des monuments, où les progrès ont été beaucoup plus rapides que dans d’autres domaines de l’art. Ceux qui restaurent les édifices sont continuellement appelés à débarrasser les plus fameux d’entre eux - à

commencer par le Panthéon de Rome3 - des fâcheux ajouts et Cléments rapportés des deux derniers siècles. On justifie aujourd’hui cette démarche au nom de la priorité donnée à la conservation, la valeur historique et commémorative des monuments culturels prenant peu à peu le pas sur leur va- leur artistique et esthétique, jugée autrefois primordiale.

L‘importance donnée aujourd’hui à l’impératif de conservation est pour une bonne part une conséquence de l’incertitude, évoquée plus haut, qui s’attache à toute inter- prétation que nous pourrions faire d’une œuvre, dans la me- sure où, pour faire parler un original muet, force nous est de faire intervenir notre savoir et nos préférences. En la ma- tière, l’écart entre les idéaux du passé et la réalité présente, telle qu’elle affecte les pièces de musée, est camouflé, ce à quoi l’action des restaurateurs contribue bel et bien, alors qu’il serait préférable, au contraire, de la préserver et de la mettre en lumière. Les restaurateurs n’ont pas le loisir de s’interrompre au beau milieu d’un travail techniquement difficile pour méditer sur tout ce qui les sépare - traditions culturelles, sciences des problèmes esthétiques, environne- ment social et, enfin, processus mentaux et physiologie - de l’auteur de I’œuvre originale. Ils sont plus souvent enclins à minimiser ces différences, se fiant à leur connaissance per- sonnelle (hélas, toujours des plus modestes) de l’histoire des arts et des techniques. Les restaurateurs ont tendance à s’imaginer qu’ils perçoivent distinctement les relations de cause à effet entre l’acte créateur accompli à l’origine par, disons, Phidias, Giotto ou Dionysius, le fruit artistique de cet acte (l’œuvre d’art elle-même) et la culture contempo- raine. I1 ne leur vient pas à l’esprit que leurs motivations sont fondamentalement différentes de celles qui poussaient les maîtres d’autrefois à peindre, ou que la vision collective du monde qui prévalait au Moyen Age est diamétralement opposée à la vision personnelle et individuelle que l’on pri- vilégie de nos jours. Par une fausse analogie avec leurs pro- pres conceptions, séparées de celles de jadis par un océan in- franchissable, les restaurateurs tendent à prêter à Duccio ou à Roublev une vision moderne du monde, en en faisant des individualistes à leur image et des champions de l’expressi- vité personnelle.

La faute en incombe en réalité aux responsables des ex- positions dans les musées. Non contents d’avoir découpé le patrimoine artistique en écoles, styles et tendances, ils brû- lent du désir de révéler l’artiste lui-même, de le faire revivre, de mettre dans sa bouche les mots qu’ils vont prononcer en

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son nom et de lui attribuer des intentions en accord avec les valeurs et les idéaux artistiques de notre temps. Censée ne pas varier d'un siècle ou d'un pays à l'autre, l'échelle des va- leurs artistiques demeure de ce fait figée. Sous cette forme fossilisée, elle décide de la présentation des expositions mu- séales les plus diverses et, partant, des techniques de restau- ration.

Pour toutes ces raisons, le mot d'ordre appelant les mu- sées à s'attacher d'abord à conserver est assez mal accepté. Sous prétexte qu'il faut préserver sa cohérence à la vision du visiteur, on multiplie les restaurations aboutissant à de nom- breux ajouts et à des reconstructions avouées. Le fait que cet- te cohérence tant vantée exige toujours un certain degré de falsification, sinon une trahison flagrante, inquiète bien peu de gens.

On le voit, les rapports mutuels qui s'instaurent entre l'organisation d'une exposition et le travail de restauration regorgent de contradictions internes entre facteurs culturels en général, et aussi entre facteurs épistémologiques, psycho- physiologiques, esthétiques et autres. La réalité ne se livre immédiatement, par la grâce d'une perception transparente, à personne, fût-ce au restaurateur le plus expérimenté. Comme chacun d'entre nous, celui-ci doit l'imaginer et la reconstruire. Quand bien même elles flattent nos préten- tions scientifiques, ces reconstructions (y compris celles qui prennent la forme de coûteuses présentations dans un mu- sée) ne sont qu'une étape dans l'appréciation de notre patri- moine culturel. Elles ne doivent pas nous empêcher de pas- ser à l'étape suivante, plus essentielle. Fascinée par les avan- cées de la science moderne, nous surestimons nos moyens cognitifs lorsque nous travaillons sur les vestiges d'ancien- nes cultures, parfois qualifiées avec dédain de barbares. De là, aussi, notre conviction que ces vestiges sont à l'état fini, que leur contribution aux styles, écoles et tendances est défi- nitive et que nous savons exactement ce que pensaient, et même ressentaient, leurs créateurs.

Souvenons-nous des paroles pénétrantes prononcées dès 1919 par A. I. Anisimov, éminent chercheur russe et parti- san de la conservation: ((Chacun peut s'apercevoir et se convaincre de l'erreur et de l'inefficacité de toutes les tenta- tives des restaurateurs modernes pour se 'réincarner' dans des artistes appartenant à un passé désormais hors d'attein- te4. D Ces remarques sont toujours d'actualité, même s'il s'est trouvé à l'époque des confrères d'Anisimov pour tenter de les réfuter, en dépit de leur évidente pertinence.

Le choix d'une méthodologie

Nous n'avons abordé ici que quelques-uns des aspects de la question. I1 en est beaucoup d'autres, d'un tout autre ordre. Les recherches précédant la restauration, en particulier cel- les qui vont dicter le choix et les conditions d'application d'une méthodologie, sont capitales pour l'interprétation correcte des œuvres d'art exposées dans les musées et leur authenticité en général. L'analyse et l'examen empirique de la structure, de la morphologie et des caractéristiques d'une œuvre doivent directement inspirer les gestes du restaura- teur, mais ceux-ci ne doivent pas se borner, comme c'est souvent le cas, à n'être que des ajouts, purement extérieurs à une tradition artisanale indépendante. Lorsque l'on prépare, par exemple, une nouvelle exposition sur telles ou telles œu- vres d'art du Moyen Age qui forment un tout sur le plan ty- pologique et ont été regroupées délibérément par l'artiste afin de créer une symbolique complexe et des correspon- dances sémantiques, les recherches doivent en tenir compte. Ce fut le cas des études et des travaux de restauration dont a fait l'objet l'iconostase de la cathédrale de l'Assomption du monastère de Kirillov-Bielozersk, qui date de 1497 et qui constitue le plus grand ensemble de ce type réalisé dans la Russie ancienne. Grâce à quoi, toute une série de particula- rités artistiques et techniques qui avaient jusque-là échappé aux spécialistes apparurent en pleine lumière lorsqu'on exa- mina individuellement les éléments d'origine selon l'ap- proche utilisée habituellement pour étudier la peinture à l'huile européenne. Dans une large mesure, ce sont précisé- ment ces particularités qui ont déterminé la méthode choi- sie ultérieurement pour exposer l'iconostase de 1497 dans un musée. On en a également tenu compte pour réaliser la pre- mière copie jamais exécutée dans le pays d'un ensemble mé- diéval aussi imposant.

Bref, entre les choix spécifiques qu'exige une exposition et les différentes étapes du travail de restauration qui les rend possibles, il existe des rapports complexes, mal éluci- dés. Selon la validité scientifique de l'approche méthodolo- gique adoptée, on se préoccupera avant tout de l'authentici- té historique et documentaire, de la pertinence artistique et stylistique, ou encore de l'effet purement esthétique. I1 est clair qu'en tentant de satisfaire à tous ces critères à la fois, on ne peut aboutir qu'à une solution de compromis où l'on perd sur tous les tableaux. C'est pourquoi il importe de re- considérer chaque fois d'un œil neuf la question de savoir ce

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qui, dans les circonstances particulières où l'on se trouve, doit Ctre sacrifié, et de quelle façon. La tâche est devenue plus difficile dans le monde d'aujourd'hui, où la fonction des expositions de musée change peu à peu de caractère. Les mu- sées s'interrogent plus souvent qu'autrefois sur leur fonction sociale. Ils n'étudient plus seulement leurs collections, mais aussi la société qui en propose une interprétation et en fait le fondement d'une nouvelle entreprise culturelle. Les exposi- tions présentent à chaque groupe social une image sensible- ment différente du passé artistique ou historique, suscitant des jugements intellectuels pas tout à fait identiques, voire des réactions purement émotionnelles. Notre environne- ment culturel n'a jamais été aussi ouvert, et de surcroît il est extraordinairement éclaté et multiple. Fût-on érudit, il n'est plus possible de l'appréhender dans sa totalité. Cette diversi- té des goûts et des idées, comme des préférences sub- conscientes spontanées, oblige aussi le personnel des musées à concentrer ses efforts sur la conservation, domaine moins ambigu, et sujet à controverse, que la restauration, toujours plus. ou moins subjective. Plus l'éventail des interprétations possibles est ouvert et varié, plus l'objet de ces interpréta- tions - la pièce de musée - doit offrir une image nette et dé- pourvue d'ambiguïté. Le même souci de précision s'impose nécessairement au moment de sa restauration.

Une exposition dans un musée n'est pas seulement la res- titution, dans toute sa complexité, de notre vision d'un passé à jamais enfoui. A travers elle, des contacts s'établissent de mille façons entre deux époques au moins, dont l'une, l'épo- que contemporaine, a hérité de l'autre nombre de ses valeurs et de ses symboles. Définissable, à l'instar d'un texte litté- raire, avec les outils de la sémiotique, l'exposition jette en fait un pont entre deux époques et deux cultures5, en four- nissant au grand public des témoignages tangibles d'une réa- lité passée. Comme toute représentation, elle ne va pas sans distorsions de toutes sortes, distorsions imputables pour une bonne part à la restauration. La chose est aujourd'hui par- faitement comprise, même si elle n'a pas encore été formel- lement théorisée de fason précise. Il conviendrait de procé- der à une analyse détaillée des mécanismes psychophysiolo- giques responsables de ces distorsions. Si l'on ne peut pas toujours les éliminer, il faudra chercher à comprendre com- ment ils peuvent influencer la logique à laquelle obéit la pré- sentation des objets dans les musées, ainsi que les réactions et les impressions produites dans l'esprit des visiteurs. La valeur et la signification objectives des expositions s'en trou-

veront indubitablement renforcées, et la société tout entière acquerra une vision plus nette, plus tangible, des caractères généraux, façonnés par l'histoire, dont elles sont le reflet. Cela est vrai aussi des principes qui décident de ce qu'il est possible de faire quand on restaure des objets du passé. I1 ap- paraîtra alors clairement que la tâche du restaurateur n'est pas de recréer une réalité culturelle perdue. Le restaurateur ne peut en effet qu'en proposer une imitation - jamais par- faite - réalisée avec de nouveaux matériaux. L'objet exposé ne sera en aucun cas le produit même de la démarche artis- tique originale, mais son avatar moderne. Dès lors, fût-ce au musée, la frontière entre l'illusion et la réalité sera tracée avec toute la netteté que nous réclamons aujourd'hui.

Notes

1. P. Gazzola, La cotisewatioti et la restanration des mot~nmenfs et des bâtiments

2. M. Sagoff, ((On restoring and reproducing art,, The Jounial OfPhilo-

3. L. Pressouyre, ((Restauration ou dérestauration D, Moti~~"nfs histotiques

4. A. I. Anisimov, O drevnemsskom ishssfve [L'art russe ancien], p. 98,

5. M. P. Leone, N Method as message B, Museum News, vol. 62, no 1,1983,

histotiques, p. 19-20, Paris, 1973.

soply, vol. 75,1978, p. 453-470.

de la France, vol. 112, 1980, p. 12-22.

Moscou, 1983.

p. 35-41.

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