Entre Etranger Et Le Propre Travail Sur La Lettre Et Problème Du Lecteur

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    Entre l'tranger et le Propre : le travail sur la lettre et le problme du lecteur Gillian Lane-MercierTTR : traduction, terminologie, rdaction, vol. 14, n 2, 2001, p. 83-95.

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    Entre l'tranger et le Propre : letravail sur la lettre et le problme dulecteur

    Gillian Lane-Mercier

    Dans La traduction et la lettre ou l'auberge du lointain , AntoineBerman pose explicitement le problme du lecteur cible lorsqu'il rcusela conception selon laquelle la traduction est toujours introduction une uvre trangre . Selon Berman,

    chaque fois qu'un traducteur se fixe pour but une telle

    introduction , il est conduit faire des concessions au public,prcisment parce qu'il s'est donn pour horizon le public. [] Celasignifie qu'il y a un dsquilibre inhrent la communication, quifait qu'elle est rgie a prioripar le rcepteur, ou l'image que l'on s'enfait. D'o vient que la communication visant faciliter l'accsd'une uvre soit ncessairement une manipulation []. Pour latraduction, ce processus s'est avr dsastreux de tous temps. [] Letraducteur qui traduitpourle public est amen trahir l'original, lui

    prfrer son public, qu'il ne trahit d'ailleurs pas moins, puisqu'il luiprsente une uvre arrange []. Amender une uvre de ses

    trangets pourfacilitersa lecture n'aboutit qu' la dfigurer et, donc, tromper le lecteur que l'on prtend servir. Il faut bien plutt []une ducation l'tranget. (1985a, pp. 85-86)

    Ces remarques de Berman sont importantes plusieurs gards. D'unepart, elles confirment, du moins premire vue, le dsintrt que lespartisans de l'approche littrale tmoignent pour le lecteur en gnral etpour le lecteur moyen en particulier. D'autre part, elles justifient cedsintrt sur le triple plan potique, thique et philosophique : tenircompte du lecteur, de ses comptences, ses attentes et ses pratiques de

    lecture, revient privilgier le sens au dtriment de la lettre, le typiqueau dtriment de l'a-typique, le Propre au dtriment de l'tranger, lemensonge culturel et textuel au dtriment de la vrit. Tenir compte du

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    lecteur, c'est souscrire l'idologie du mme en rcusant l'altrit et lemtissage dans un geste foncirement ethnocentrique et hypertextuelqui bloque aussi bien tout dialogue avec l'Autre socio-culturel quetoute ouverture la signifiance du texte-source. Tenir compte dulecteur, enfin, c'est non seulement le trahir en trahissant l'original, c'estaussi et peut-tre surtout rester en-de de l'essence mme du traduire,de sa pure vise et, partant, de sa vrit qui, pour Berman, consistent accueillir l'tranger comme tranger (1985b, p. 68), accentuerson tranget (1985b, p. 67).

    Loin, donc, d'tre une simple diatribe contre la conceptioncibliste du traduire; loin de se borner exhorter le traducteur se

    dtourner de son lecteur afin de rendre manifestes les structurescaches [du] texte (1984, p. 20) et, par suite, sa signifiance, cesremarques rvlent en filigrane quelques-uns des partis pris bermaniensles plus fondamentaux, savoir : le refus de l'accessibilit, de la facilitet de la lisibilit; le rejet de l'annexionnisme et du recentrement socio-culturels; la prminence de la dimension proprement thique dutraduire, avec ses versants positif et ngatif sur lesquels viennent segreffer des questions de poticit, de fidlit et de vrit. Autrementdit et il importe d'insister l-dessus , la mise l'cart radicale du

    lecteur opre ici par Berman n'est qu'un effet des partis pris surlesquels repose sa notion de traduction littrale, de sorte qu'il estpossible de postuler l'existence, au sein de la thorie bermanienne dutraduire, d'un effet-lecteur que les remarques ci-dessus ont le mrited'exposer.

    Ces partis pris, de mme que la dfinition bermanienne de latraduction littrale, sont bien connus; aussi je ne m'y attarderai pas. Enrevanche, j'aimerais me pencher plus longuement sur un autre aspect deces remarques de Berman qui me parat symptomatique d'une

    ventuelle aporie situe, sinon au coeur de sa conception de l'actetraductif, au moins au niveau, prcisment, de l'effet-lecteur gnr parcelle-ci.1 Tout se passe comme si, au moment mme o Berman,refusant de concevoir la traduction en termes d'une introduction uneuvre trangre ou de concessions faites au public, conduit le lecteur,ce mme lecteur (mais est-ce vritablement le mme?) renaissait de sescendres sous la forme d'une instance qu'il convient non pas, certes, deconforter dans ses schmes de lecture habituels, mais bien d'instruire de

    1Pour une discussion d'autres apories ventuelles gnres par les partis prisde Berman, voir Lane-Mercier (1997, 1998) et Chapdelaine et Lane-Mercier(2001).

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    l'existence de schmes de lecture tout autres : [] il faut, critBerman, une ducation l'tranget . Il en rsulte une confusion quantau sens de l'injonction faite par Berman au traducteur; confusion dontBerman semble du reste avoir t parfaitement conscient : Paradoxalement, note-t-il ailleurs, cette accentuation [de l'trangetde l'uvre de dpart] est la seule manire de nous ouvrir un accs elle . (1985b, p. 67) Dans ces conditions, faut-il ou ne faut-il pas tenircompte du lecteur? et si oui, quel statut lui accorder? celui de lecteurmoyen? cultiv? spcialis?

    Le caractre potentiellement aporitique de la reconductionsubite du Propre l'intrieur d'une thorie littrale de l'acte traductif qui

    en revendique la neutralisation est saisir, me semble-t-il, sur troisplans distincts. Tout d'abord, une telle reconduction court le risque delimiter la porte d'une des thses centrales de Berman en lestant ledialogue recherch entre le Propre et l'tranger d'une dimensiondidactique plus ou moins appuye, susceptible tout moment de frlerl'ethnocentrisme. Ensuite, l'injonction de ne pas traduire pour le lecteur,suivie de l'injonction de traduire pour duquer le lecteur, favorise la dshomognisation de l'effet-lecteur voqu plus haut, ds lorsscind en deux : d'un ct, les lecteurs pour lesquels il ne faut pas

    traduire (lire : qui recherchent la facilit); de l'autre, ceux qu'il s'agitd'duquer l'tranget (lire : qui sont sensibles aux pratiquestraductionnelles non hgmoniques). D'o, enfin, une hirachisationimplicite du lectorat chez Berman, laquelle serait rvlatrice, selond'aucuns, d'une conception litiste, conservatrice et autoritaire dutraduire fonde sur des exclusions pratiques mme la culture cible etredevables des rapports de pouvoir proprement domestiques. C'est

    bien ce que suggre Douglas Robinson, qui dnonce les soubassements protofascistes du littralisme bermanien : relevant d'une celebration of unabashed cultural elitism (1997, p. 82), ce dernierviserait carter non-initis et non-spcialistes au profit d'un grouperestreint de lecteurs cultivs.

    Or, bien y regarder, il me semble que ces remarques deBerman propos du public cible ne contiennent ni incohrence, niaporie, ni implications litistes. Si elles sont problmatiques, c'est pourde tout autres raisons, notamment l'absence d'assises thoriques aptes rendre compte de la dualit des effets-lecteur engendrs et de lamanire dont ces effets-lecteur s'embrayent sur les partis pris de base

    de la thorie bermanienne. J'aimerais donc avancer que nous avonsaffaire ici non pas une contradiction mais ce que l'on pourraitnommer l'un des points aveugles de la conception bermanienne du

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    traduire, dont l'lucidation et la thorisation devraient permettre dedmontrer :

    1) que le concept de l'tranger doit tre pris en charge nonseulement par une thorie du sujet traduisant comme celle propose

    par Berman dans son ouvrage posthume Pour une critique destraductions : John Donne, mais aussi par une thorie du lecteur dutexte traduit;

    2) qu'une telle prise en charge, si elle conduit repenser, surcertains points, les rapports entre le Propre et l'tranger, permet derenforcer la thse de Berman selon laquelle toute traduction littrale

    doit privilgier l'ouverture, le dialogue, le mtissage et le dcentrement(1984, p. 16);

    3) qu'il est urgent de relativiser les attaques des dtracteurs dela traduction littrale, Douglas Robinson en tte, qui ne se lasse pas defustiger l'litisme culturel et le conservatisme politico-idologique decelle-ci.

    Dans ce qui suit, j'aimerais examiner quelques-uns des

    tenants et aboutissants de ces trois points, en me rfrant aux difficultsrencontres par le groupe de recherche en traductologie (GRETI) lorsde la retraduction littrale des sociolectes du Hamlet de WilliamFaulkner2. Mes hypothses de dpart sont au nombre de trois :

    premirement, le travail sur la lettre, tel qu'il a t prn par Berman,engage ncessairement des considrations annexionnistes relatives,d'une part, la mise en place d'un lecteur modle et, d'autre part, lacration de positions de lecture dans et par l'acte traduisant;deuximement, ces considrations annexionnistes ne ractivent pas

    pour autant le pige de l'hypertextualit et de l'ethnocentrisme;troisimement, accueillir l'tranger comme tranger oblige nonseulement instaurer un dialogue entre texte-culture de dpart et texte-culture d'arrive, mais aussi entamer une rflexion sur le Propre qui,

    prolongeant et ouvrant ce dialogue, puisse rendre compte des rapports,tout aussi dialogiques, qui s'instaurent entre le traducteur, le textetraduit et les lecteurs cible.

    2Dirig par Annick Chapdelaine et co-dirig par moi-mme, le GRETI fut cr

    au dpartement de langue et littrature franaises de l'Universit McGill en1990. Une partie de la retraduction du Hamleta t publie dans Chapdelaineet Lane-Mercier (2001).

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    Quelques prcisions terminologiques avant de poursuivre. Par

    lecteur modlej'entends, la suite d'Umberto Eco (1985), la figure oul'image du lecteur qui, enfouie dans les couches implicites de l'uvre,constitue simultanment un effet du texte3et une stratgie textuelle aumoyen desquels le sujet crivant/traduisant amnage un espaceidentitaire. Le lecteur modle propose aux lecteurs empiriques une

    position subjective partir de laquelle ils sont interpels et aveclaquelle ils peuvent choisir ou non de s'identifier. Par position delecturej'entends la construction stratgique d'un espace hermneutiquequi, s'embrayant sur le lecteur modle et l'espace identitaire que celui-cirgit, oriente tant les calculs infrentiels que les modalits de lecture et

    les prises de position effectives des lecteurs empiriques. Il estimportant de souligner que ces espaces identitaire et hermneutiquereprsentent des lieux mallables, en ce sens qu'ils peuvent accepter unnombre plus ou moins lev de lecteurs modles et/ou de positions delecture et que les frontires les sparant peuvent tre plus ou moins

    poreuses. Enfin, par lecteur empirique jentends non seulement lelecteur-critique des traductions littraires voqu par Berman (1995),mais l'ensemble des lecteurs, tant spcialistes que non-spcialistes, dutexte traduit.

    Partons d'un premier constat : si Berman fait souventrfrence au sujet traduisant, il fait plus rarement allusion au lecteurempirique, prfrant situer les rapports entre le Propre et l'tranger auniveau davantage gnral de la culture et de la langue. C'est ainsi quenous lisons dans L'preuve de l'tranger, par exemple, que la visethique [consiste ] tablir un rapport dialogique entre languetrangre et langue propre (p. 23); que la vise mme de latraduction [...] ouvrir au niveau de l'crit un certain rapport l'Autre[...] heurte de front la structure ethnocentrique de toute culture (p.

    16) et que dans la langue d'arrive la traduction veille despossibilits encore latentes et qu'elle seule [...] a pouvoir d'veiller (p.21). Il reste que malgr cette aversion (Robinson, 1991) pour lelecteur empirique et l'idalisme qu'elle signifie, Berman ne cesse d'en

    poser l'existence implicite. Mieux, au-del de truismes tels que lelecteur cible est ontologiquement constitutif de tout texte traduit, il est

    possible d'induire une conception proprement bermanienne du lecteur

    3

    Je fais une distinction ici entre l'effet-lecteur engendr par la thorie deBerman et le lecteur modle comme effet du texte. Les deux concepts ne sesituent donc pas sur le mme plan, le premier relevant de la pratiquethorisante, le deuxime, de la pratique traduisante.

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    comme destinataire de ce savoir particulier produit par le processustraduisant et comme bnficiaire tant de l'largissement de la langued'arrive que de l'ducation l'tranget viss par l'approche littrale.

    Il n'empche que Berman n'accorde au lecteur empiriqueaucun statut thorique de fait, de sorte que de prime abord les critiquesd'un Robinson l'gard de l'aversion litiste du littralisme pour lesquestions de lisibilit, d'accessibilit et de lectorat mritent crance.Mais de prime abord seulement car, soucieuses de ne mettre en lumireque la dimension ngative du littralisme, ces critiques onttendance en occulter la dimension positive , o le dsintrt etl'litisme inhrents la premire se dsamorcent et o le lecteur se voit

    octroyer une place et une fonction dterminantes. Voil, prcisment,ce qu'a rvl l'exprience traduisante du GRETI, notamment lors deson traitement de la reprsentation faulknrienne du parler dviant des country whites du sud-ouest amricain. Aussi le moment est-il venude m'y arrter.

    J'ai postul ailleurs4 que les sociolectes romanesques, dfiniscomme mise en texte de parlers non standard dont l'hyper- ou l'hypo-correction connote une appartenance sociale dtermine, constituent

    des points nvralgiques o s'inscrivent de manire singulirementvisible des configurations linguistiques, socio-idologiques etidentitaires autres par rapport une norme textuelle et/ou hors-textuelledonne celle, par exemple, de la langue dite commune. Cesconfigurations construisent des espaces hermneutiques

    particulirement puissants, l'intrieur desquels se laissent apprhenderune ou plusieurs figures de lecteur modle. Souvent problmatiqueslors de la rception du texte source, les sociolectes romanesques nemanquent pas de soulever des problmes redoutables lorsqu'il s'agit deles traduire, en raison de la non-concidence invitable entre lessystmes socio-linguistiques source et cible, d'un ct, et, de l'autre, lesvaleurs que ces systmes vhiculent. Ce qui explique la diversit desstratgies la disposition du traducteur, qui vont de l'effacement desmarqueurs sociolectaux l'invention pure et simple, en passant par laclarification, l'appauvrissement, l'exotisation et le travail sur la lettre.

    Or, quelle que soit la stratgie choisie, il appert que lessociolectes traduits manifestent, par le truchement de cette dernire, la

    position de lecture effectivement retenue par le traducteur, la vise

    thique et potique de son projet traductif, son propre positionnement

    4Voir Lane-Mercier, 1995 et 1997.

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    relatif aux divisions socio-linguistiques des cultures source et cible,ainsi que les espaces identitaires et hermneutiques offerts aux lecteurscible, parfois fort diffrents de ceux prvus par le texte original. End'autres termes, les sociolectes traduits reprsentent un des lieuxtextuels par excellence o se noue ou se dnoue le rapport entrel'tranger et le Propre et o les problmes de lisibilit donc delecteur et de lecture assument une importance accrue. D'o lancessit d'largir le programme propos par Berman dans son ouvrage

    posthume, afin de tenir compte au sein du texte traduit non seulementde la prsence du sujet traduisant, mais aussi de celle, corrle, du sujetlisant conu comme point de convergence de positions subjectives et delectures stratgiques construites dans et par le projet traductif.

    C'est dans cette perspective qu'il importe d'examiner lesenjeux soulevs par le choix du GRETI de recourir au vernaculairerural qubcois pour retraduire de manire littrale le parler des country whites du Hamlet. Il me semble que l'un des apportsmajeurs de la pratique traduisante du groupe rside dans la mise envidence de l'incontournabilit de questions relatives la lecture et aulectorat, y compris dans le cadre d'un projet traductif rsolument

    bermanien. Voici ce que je voudrais brivement dmontrer maintenant,

    en isolant deux moments forts de l'volution de la politique traduisantedu groupe, soit le parti pris de survernacularisation constitutif despremires bauches de retraduction, suivi de la mise en placeprogressive d'un processus de dvernacularisation de plus en plusradical destin, nous le verrons plus loin, non pas liminer toutmarqueur sociolectal, mais plutt tablir un dosage la fois plusfidle l'original et moins subordonn des considrationsethnocentriques5.

    Notons tout d'abord qu'en optant pour le maintien duplurilinguisme de l'original, le GRETI a effectu une premire srie deprises de position relatives aux pratiques traduisantes fondes surl'hypertextualit, aux antagonismes sociolinguistiques enracins dans lalangue de dpart et la fonction de ces antagonismes dans le texte deFaulkner. Ces prises de position engageaient donc dj, travers lafigure du lecteur modle, une certaine conception du lecteur empiriquecible selon laquelle ce dernier serait dsireux, au-del de considrationslies ses attaches go-politiques (France, Qubec, Afrique

    5Quelques-unes des remarques qui suivent ont t dveloppes plus en dtail,quoique selon une orientation conceptuelle lgrement diffrente, dans A.Chapdelaine et G. Lane-Mercier (2001).

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    francophone, etc.), de voir respecte la lettre du Hamlet. D'autre part,en dcidant de traduire le parler des country whites par levernaculaire rural qubcois au lieu d'un parler rgional de France, leGRETI a opr une deuxime srie de prises de position relatives auxhirarchies du polysystme littraire et sociolinguistique cible, auxluttes dont ces hirarchies tmoignent et la fonction de celles-ci ausein du texte traduit. Se trouvait ainsi nuance la figure du lecteurmodle, dsormais appel non seulement tre favorable l'enrichissement de la langue littraire franaise, mais aussi, de maniresans doute plus subtile, tre sensible aux multiples noyaux dersistance suscits par l'emploi du vernaculaire rural qubcois :rsistance face au recours systmatique un paradigme restreint de

    parlers dviants acceptables comme le normand ou le berrichon;rsistance face l'emploi du joual chez bon nombre d'crivains ettraducteurs qubcois depuis les annes 60; rsistance, enfin, face auxschmes de lecture habituels des lecteurs tant franais (ou, pluslargement, francophones) que qubcois.

    En privilgiant un parler marginal, difficilement lisible endehors de l'aire qubcoise et gnralement stigmatis par le lectoratqubcois lui-mme, il s'agissait de refuser toute concession au

    public . Mais ce faisant, il ne s'agissait nullement de lui tourner le dos.Bien au contraire, aux termes du projet traductif initial du GRETI, ils'agissait bel et bien d'duquer le lecteur francophone l'tranget parle biais de reprsentations sociolectales en soi tranges de par leurcaractre non conventionnel, anti-institutionnel et, partant, inattendu.D'o le parti pris de survernacularisation par rapport l'original,conformment au principe bermanien, dj voqu, d'aprs lequel ilimporte parfois d'intensifier l'tranget du texte source pour pouvoir yassurer un accs.

    Toutefois, le groupe s'est rapidement aperu que si le choixd'un tel parler, de mme que les procdures de survernacularisationtextuelle auxquelles ce parler tait assujetti, attestaient de la placecentrale attribue au lecteur par son projet traductif, ils n'engageaient

    pas les mmes enjeux selon que le lecteur modle tait Qubcois ounon Qubcois. Pire, non seulement ce choix et ces procdurescautionnaient l'mergence de lecteurs modles et de positions delecture htroclites, voire contradictoires et exclusives, mais ilsdbouchaient sur la polarisation tacite des rapports de force immanents

    aux marqueurs sociolectaux entre un lecteur modle qubcois et unlecteur modle non qubcois bien prcis : le Franais. Se profilaientalors, en creux des passages en qubcois et paralllement aux noyaux

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    de rsistance impliqus par ceux-ci, des rapports de solidarit et dedsolidarit qui opposaient prioritairement un lecteur modle qubcoisds lors somm d'assumer son identit et un lecteur modle franaisdont il importait de contester la dominance culturelle et linguistique.

    C'est dire que la neutralit go-politique de l'espace identitaire(la francophonie) prconise par le projet initial du GRETI se voyait

    perturbe par les tensions et les revendications qui s'y greffaient et qui,ce faisant, empchaient le dploiement du dialogue entre le Propre etl'tranger en raison de leur lien avec les luttes qubcoises des quatredernires dcennies. Illisibles, donc potentiellement alinants aux yeuxdu lecteur modle franais, les passages survernaculariss prsentaient

    en plus, aux yeux du lecteur modle qubcois, un caractre par tropdomestique, potentiellement tout aussi alinant. Destins accentuerl'tranget de l'uvre de Faulkner pour mieux en faire ressortir lasignifiance, le choix du vernaculaire rural qubcois et, afortiori, lasurvernacularisation laquelle le GRETI l'avait soumis, ont servicontre toute attente rintroduire subrepticement l'ethnocentrisme etl'hypertextualit par le biais d'un didactisme6 visant, en dernireanalyse, duquer non pas l'tranget du texte source que lasurvernacularisation avait fini d'ailleurs par submerger , mais celle

    d'un parler marginalis de la culture cible en qute de sa proprelgitimit socio-culurelle, politique et institutionnelle.

    D'o l'urgence d'envisager un processus dedvernacularisation7, que le GRETI s'est empress de dclencher touten sachant qu'il mettait son tour en cause l'approche littrale.Accroissement ostensible de la lisibilit du texte cible; destruction de lasignifiance du texte source; rduction reterritorialisante de l'tranget;concessions massives faites aux attentes des lecteurs empiriques, ycompris aux lecteurs moyens : en effet, la dvernacularisation couraitle risque de compromettre par un travail de recentrement le projet

    bermanien et, par l, la porte contestataire de la retraduction littraleduHamlet. Or, c'est tout le contraire qui s'est produit. Je m'explique.

    6 Prcisons que c'est prcisment la forte charge didactique des passagessurvernaculariss qui nous empche d'y voir un phnomne d'exotisation, leGRETI ayant voulu viter, conformment cette fois-ci l'analytique ngativede Berman, une telle dformation hypertextualisante de l'original.

    7 Je rappelle que par dvernacularisation il faut entendre une rduction dunombre de marqueurs sociolectaux prsents dans les bauches de retraduction

    prliminaires, non l'limination de ces derniers.

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    Le processus de dvernacularisation avait pour but principal

    de proposer une traduction littrale moins infode aux intrts de laculture cible et plus fidle la spcificit potique du texte source. Sistandardisation il y avait, elle ne s'orientait aucunement vers unethnocentrisme et une hypertextualit accrus, mais plutt vers unlittralisme et, par l, une contestation susceptibles d'viter toutdrapage alinant vers des revendications politiques issues du seulcontexte domestique. Ce sur quoi il importe cependant d'insister, c'estqu'un tel redressement du projet de dpart passait obligatoirement pardes concessions au public, ce qui a amen le GRETI constater denouveau l'incontournabilit de ce dernier au sein de l'approche littrale

    et interroger sa ngation quasi systmatique chez Berman.

    Dans cette optique, il s'est avr que composer davantage avecles contraintes de lisibilit du polysystme littraire cible ne signifiait

    pas pactiser avec elles. Il s'agissait toujours de confrer une lgitimitlittraire au parler rural qubcois au moyen de la dstabilisation des

    pratiques traductionnelles dominantes et des instances culturelleshgmoniques. Mais il s'agissait dsormais de djouer, grce une plusgrande accessibilit au texte traduit, l'affrontement polaris entre

    lecteurs modles franais et qubcois au profit d'un dialogue vritablefond sur la parit et le ralliement. Ceci a eu pour corollaire salutaire lacration d'espaces identitaires et hermneutiques supplmentaires, dansla mesure notamment o l'assouplissement des contours trop figs dulecteur modle franais faisait surgir de nouvelles figures de lecteursnon qubcois qui, pourvues d'attitudes, de comptences et d'intrts

    propres, entretenaient leur tour des rapports dialogiques avec lelecteur modle qubcois.

    Autrement dit, en nivelant les rapports de force immanentsaux lecteurs modles construits dans et par la survernacularisation et endmultipliant les positions de lecture, le processus dedvernacularisation a permis de minimiser les possibilits d'un rejet, dela part des lecteurs empiriques, de la position et du projet traductifs duGRETI. De plus, en attnuant le didactisme patent des passagessurvernaculariss, ce processus a ouvert la retraduction duHamlet tant des lecteurs spcialiss qu' des lecteurs moyens . Manipulation du

    public et trahison de l'original? Je ne le pense pas; au contraire, lesnouvelles stratgies de traduction mettaient en place des lecteurs

    modles qui l'on faisait confiance quant leurs capacits de saisiraussi bien la configuration plurilingue du texte source que sasignifiance et son tranget, nullement compromises.

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    Fondamentalement thique, au sens de Berman, la retraduction duGRETI est galement d'ordre pistmologique, toujours au sens deBerman, en ce qu'elle s'oriente vers une rarticulation des catgories dusavoir des lecteurs empiriques francophones par le truchement d'uneducation l'tranget.

    C'est donc en prenant conscience, justement, de l'importancede la vise pistmologique de la thorie bermanienne et, surtout, des

    problmes que cette dimension soulve dans le contexte d'une approchelittrale, que le GRETI a t amen inclure le lecteur dans sesstratgies traductionnelles et ouvrir le projet de Berman sur unethorisation de l'instance lisante grce l'arrimage des effets-lecteur

    engendrs par ce dernier aux concepts de lecteur modle et de positionde lecture. D'o la rduction du caractre aporitique de l'attitude deBerman face au public et la mise au jour des rapports dialogiques qui,corrlatifs ceux unissant le texte original, le traducteur et le textetraduit, se tissent entre le traducteur, le texte traduit et le lectorat par le

    biais du processus traductionnel.

    Il s'ensuit que l'histoire de la pratique traduisante du GRETIinfirme une des critiques les plus virulentes du littralisme, soit son

    aversion litiste et conservatrice pour le lecteur cible. Plus prcisment,elle la relativise, car le caractre survernacularis des premiresversions de retraduction a attest du fait que l'illisibilit, et l'litismeculturel que l'illisibilit implique, constituent des dangers rels quiguettent toute approche littrale radicale. Mais la survernacularisation agalement permis de dmontrer que si aucune concession n'tait faiteau public en termes de facilit et d'accessibilit, ce dernier n'tait pas

    pour autant laiss pour compte car, la limite, l'illisibilit et l'litismesont encore des pactes de lecture. Plutt, ce qui se trouvait sacrifi,c'tait toute possibilit de dialogue entre le Propre et l'tranger tel que

    Berman l'a prn, de sorte que Douglas Robinson a sans doute raisond'invectiver de la sorte le littralisme radical. Aussi paradoxal que cela

    puisse paratre, une dterritorialisation trop extrme recle despratiques reterritorialisantes de rification, d'alination et derappropriation d'autant plus insidieuses que les dformations du textesource, de mme que la tromperie du lecteur cible se dploient sous lecouvert du respect de l'original. Voil ce que j'ai appel plus haut laface ngative du littralisme.

    C'est dans cette perspective que le processus dedvernacularisation nous a paru capital. En rvlant qu'il tait possibled'viter la tromperie et l'irrespect vis--vis du public sans toutefois en

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    satisfaire les attentes, ce processus a permis de mettre au jour la face positive du littralisme grce une conceptualisation du statut dulecteur. D'autre part, il a permis de faire ressortir la dimension

    proprement rhtorique sous-jacente la fois la double vise potiqueet thique de la traduction et aux stratgies traduisantes que cettedouble vise active. cet gard, les concepts bermaniens d'tranger etd'tranget, de mme que la volont d'duquer l'tranget, engagent

    n'en dplaise Robinson non pas un didactisme autoritaire etmonologique, mais plutt un appel la participation et l'adhsion deslecteurs empiriques.

    Or, ce qu'il faut bien comprendre, c'est que cette participation

    et cette adhsion ne concernent pas uniquement l'ouverture nonannexionniste l'tranger que reprsentent la culture, la langue et letexte de dpart; elles ne concernent pas plus le seul enrichissement dela langue cible que cette ouverture favorise. Plutt, cette participationet cette adhsion concernent aussi l'ouverture l'tranger qui habite lePropre sous forme, entre autres, de divers parlers marginaux etmarginaliss. Il s'ensuit que la notion de vise thique de la traductionenglobe, par le truchement du lecteur modle comme stratgie textuelle fort caractre argumentatif, le dialogue qui s'instaure aussi bien avec

    l'tranger du dehors qu'avec l'tranger du dedans. En dernire instance,si la vise thique de la traduction dbouche sur cette criture-de-traduction (1995, p. 66) ou encore ce franais neuf (1995, p. 66)tant souhaits par Berman, il reste qu'elle dbouche galement sur laresponsabilisationdes lecteurs empiriques, lesquels ne peuvent pas ne

    pas prendre position par rapport des configurations textuelles quiaffirment simultanment l'altrit du texte-source et leur propre altrit.

    Universit McGillRfrences

    BERMAN, Antoine (1984).L'preuve de l'tranger.Paris, Gallimard.

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    (1997). What is Translation? Centrifugal Theories, CriticalInterventions. Kent, Ohio and London, England, The Kent StateUniversity Press.

    RSUME Entre ltranger et le Propre le travail sur

    la lettre et le problme du lecteur En rglegnrale, les thories no-littrales du traduireaffichent une aversion (Robinson) l'gard dulecteur cible. Selon Berman, il faut lui refuser touteconcession afin de donner lire l'original dans touteson tranget. partir de l'hypothse selon laquelleun tel parti pris d'exclusion engendre des effets-lecteurtout fait particuliers, il s'agira de s'interrogersur la nature et la fonction de ces derniers, ainsi quesur les enjeux proprement lectoraux soulevs, pendantle processus traductionnel, par les conceptsbermaniens d'tranget et de travail sur la lettre. Plus

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    prcisment, en se rfrant aux difficults rencontrespar le GRETI lors de la retraduction littrale des

    passages en vernaculaire duHamlet

    de Faulkner et auxstratgies mobilises pour y parer, cet article vise mieux clairer les rapports dialogiques quis'instaurent, au-del des rapports texte/culture sourceet texte/culture d'arrive, entre traducteur, textetraduit et public cible par le truchement de la mise enphase, au cours du travail sur la lettre, de lecteursmodles et de positions de lecture spcifiques. Pour cefaire, il dmontre 1) que le concept de l'tranget doit

    tre pris en charge non seulement par une thorie dusujet traduisant, mais aussi par une thorie du lecteurdu texte traduit; 2) qu'une telle prise en charge amne repenser les rapports entre le Propre et l'tranger, relativiser les accusations d'litisme culturel et deconservatisme politique dont les approches no-littrales sont souvent l'objet et dvoiler la viseargumentative qui sous-tend la double vise potiqueet thique du travail sur la lettre telle que Berman l'a

    dfinie.

    ABSTRACT Between the Foreign and the Domestic

    Neoliteralism and the Problem of Readership As arule, neo-literal translation theories manifest anaversion(Robinson) for the target reader. Accordingto Berman, the translator should make no concessionsto the latter in order to better reveal the foreigness ofthe original. Taking as its starting point the hypothesis

    that such an exclusion of the reader produces veryspecific reader effects, this article proposes to examinethe nature and function of these effects by referring tothe difficulties encountered by the GRETI whileretranslating the vernacular of Faulkner's The Hamletand to the strategies used to overcome them. It alsoseeks to understand, from a reader-responseperspective, what is potentially at stake during thetranslation process when the translator adheres to the

    Bermanian definitions of the foreign and the domestic.More specifically, an attempt is made to shed somelight on the dialogical relations which, over and above

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    those linking the source text/culture to the targettext/culture and in the context of a neo-literal

    translation project, are established between thetranslator, the translated text and its public throughthe construction of clearly delineated model readersand reading positions. It is argued 1) that not onlymust the concept of foreignizing serve as a basis for atheory of the translating subject, it must also beincorporated into a theory of the reader of translatedtexts; 2) that this would lead at once to a rethinking ofthe relations between the foreign and the domestic, to

    a reconsideration of the various charges of culturalelitism and political conservatism habitually levelledat neo-literal theories of translation, and to anappreciation of the argumentative dimensionunderlying the poetical and ethical dimensions of neo-literal translation as defined by Berman.

    Mots-cls : tranger, Propre, lecteur modle, vernaculaire, no-littralisme, traductologie.

    Keywords: Foreignizing, domestication, model reader, vernacular,neo-literalism, translation theory.

    Gillian Lane-Mercier : Dpartement de langue et littraturefranaises, Universit McGill, 3460, rue McTavish, Montral,Qubec, H3A 1X9Courriel : [email protected]