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EPISTEMOLOGIE, HISTOIRE ET HISTOIRE DES SCIENCES DANS LES ANNEES 1930 2. UNE RENCONTRE MANQUEE AU DEBUT DES ANNALES Enrico CASTELLI GATTINARA RESUME: Les historiens des Annales et les historiens des sciences n'ont pas bene- ficie, dans l'entre-deux-guerres, des recherches, des progres et des problemes qui, pourtant, leur etaient communs et auraient pu aider les deux disciplines a depasser les limites qu'elles rencontraient alors. Une analyse detaillee des ceuvres des histo- riens des sciences d'un cote et des historiens des Annales de l'autre perrnet d'indi- quer avec precision les lieux et les raisons de cette rencontre manquee. MOTs-eLEs : Helene Metzger, histoire des sciences, histoire, humanisme, interdisciplinarite, methode, science. ABSTRACT: Between the two world wars, Annales historians and historians of science didn't benefit from reciprocal research, progress and problems, that were commons and could help them to overcome the difficulties which restrain those dis- ciplines in their development. A detailed analysis of the works of historians and his- torians of science allows to indicate exactly the reasons of this failed encounter. KEYWORDS: Helene Metzger, history of science, history, humanism, interdisciplinarity method, science. Revue de synthese : 4' S. n" I, janv.-mars 1998, p. 37-61 .

Épistémologie, histoire et histoire des sciences dans les années 1930

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EPISTEMOLOGIE, HISTOIRE ET HISTOIREDES SCIENCES DANS LES ANNEES 1930

2. UNE RENCONTRE MANQUEEAU DEBUT DES ANNALES

Enrico CASTELLI GATTINARA

RESUME: Les historiens des Annales et les historiens des sciences n'ont pas bene­ficie, dans l'entre-deux-guerres, des recherches, des progres et des problemes qui,pourtant, leur etaient communs et auraient pu aider les deux disciplines adepasserles limites qu'elles rencontraient alors. Une analyse detaillee des ceuvres des histo­riens des sciences d'un cote et des historiens des Annales de l'autre perrnet d'indi­quer avec precision les lieux et les raisons de cette rencontre manquee.

MOTs-eLEs : Helene Metzger, histoire des sciences, histoire, humanisme, interdisciplinarite,methode, science.

ABSTRACT: Between the two world wars, Annales historians and historians ofscience didn't benefit from reciprocal research, progress and problems, that werecommons and could help them to overcome the difficulties which restrain those dis­ciplines in their development. A detailed analysis of the works ofhistorians and his­torians of science allows to indicate exactly the reasons of this failed encounter.

KEYWORDS: Helene Metzger, history of science, history, humanism, interdisciplinaritymethod, science.

Revue de synthese : 4' S. n" I, janv.-mars 1998, p. 37-61 .

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ZUSAMMENFASSUNG: Inder Zeit zwischen den beiden Weltkriegen haben die Histori­ker der Annales unddie Wissenchaftshistoriker keinen Nutzen aus den Forschungen,Fortschritten und untersuchten Problemen der jeweils anderen Seite gezogen,obwohles sich um gemeinsame Fragestellungen handelte, die dazu beitragen konn­ten, die Probleme zu uberwinden. die sich in der Entwicklung beider Disriplinenstellten. Eine eingehende Untersuchung derArbeiten der Historiker der Annales undder Wissenschaftshistoriker ermoglicht es, den Ort und die Ursachen dieserverpafJ­ten Begegnung anzugeben.

STiCHWORTER: Helene Metzger, Wissenschaftsgeschichte, Geschichte, Humanismus, lnterdis­ziplinaritdt, Methode, Wissenschaft.

SOMMARIO: Gli storici delle Annales e gli storici delle scienze non hanno trattobeneficio, nel periodo fra le due guerremondiali, dai reciproci problemi, ricerche eprogressi che pure avevano in comune e che sarebbero stati utiliper superare i ris­pettivi ostacoliche ne intralciavano l'evoluzione. Un'analisi dettagliata delle operedegli storicidelleAnnales da un lato e degli storicidelle scienze dall'altropermetted'indicare con precisione le ragioni e i luoghi di quest'incontro mancato.

PAROLE CHIAVE: Helene Metzger, storiadelle scienze, storia, umanesimo, interdisciplinaritd.metodo, scienra.

Enrico CASTELLI GATfINARA, ne en 1959, directeur de la revue itaJienne Aperture. Punti divistaa tema, est maitre de conferences associe 11 l' Ecole des hautes etudes en sciences socialesde Paris. Specialiste de la philosophie et de I' epistemologie francaise du xx" siecle, il a publieEpistemoLogia e storia (Milan, Franco Angeli, 1996) et Les Inquietudes de La raison (Paris,VrinJEd. de l'I~cole des hautes etudes en sciences sociales, 1998).

Adresse: Via A. Allegri da Correggio, 1J, 00196 Rome, ltalie.Courrier electronique : [email protected] <Enrico Castelli Gattinara>

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Faire de 1'histoire a un sens, et celui-ci ne se reduit pas al' autoreferenceet a l'autolegitimation de ce dont on fait l'histoire. L'activite meme del'historien est toujours raisonnable, ses idees comme ses pratiques. Certes,on ne pense plus le sens de l'histoire en termes philosophiques, comme Iefaisait Wilhelm Dilthey, par exemple, parce que les questions generalesposees par certains philosophes allemands du debut du siecle sont pournous, aujourd'hui, presque completement obsoletes. De nos jours, personnene songerait achercher le sens universel de l'histoire, en le reliant au destinde l'humanite tout entiere, ala vie ou al'etre, Nous sommes plus concrets :ce qui nous interesse, c'est la signification d'une pratique dans uneconjoncture determinee, c'est savoir ce que nous faisons, OU, pourquoi,comment, par quels outils. C'est aussi connaitre le contexte et les presup­poses de notre travail, les idees qui Ie sous-tendent, les potentialites et lesimplications des recherches. Tout cela implique naturellement un usageplus critique et plus circonstanciel de la philosophie, car si l'histoire nepeut certainement pas ignorer les presupposes et les enjeux philosophiquesde ses discours et de ses pratiques, elle ne depend neanmoins pas des abs­tractions universelles que les philosophes ont souvent discernees a sonsujet.

Or, parmi les formes de l'histoire, l'histoire des sciences a toujours gardeun rapport privilegie avec la philosophie, et la philosophie se l'est souventappropriee pour legitimer tel ou tel autre discours sur la connaissance engeneral. II est evident que Ie sens de l'histoire des sciences a toujoursdependu du contexte philosophique ou elle s' exercait et, dans Ie passe, dumoins jusqu'a la fin du XIX

e siecle, elle n'a ete la plupart du temps que lecorollaire de la philosophie ou de la science. Mais si elle a servi commediscours pour I'autolegitimation des theories et des procedures scienti­fiques d'une epoque determinee ', son sens ne se limitait pas acette tacheutilitaire. Bien loin de la, l'histoire des sciences a signe, par exemple, uneimportante revolution epistemologique au debut du siecle, qui a renduimpossible aux philosophes francais des sciences de se passer de cetteforme de I'histoire.

Aujourd'hui, l'histoire des sciences ne sert plus la Science (S majuscule,comme on l'ecrivait au debut du siecle) : elle s'est rendue independante,devenant une discipline de plus en plus autonome. Cette independance (parrapport a la philosophie surtout), elle la doit aux efforts d'historiens dessciences qui se sont engages dans ce « combat» d'une facon plus ou moins

I. Thomas KUHN, in La Structure des revolutions scientifiques, trad. franc, Paris, F1amma­rion, 1983, a fait remarquer qu'elle etait encore utilisee ainsi dans une periode Ires recente,

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decisive depuis les annees 1930, avec quelques precurseurs fort importantau toumant du siecle (Paul Tannery plus que tout autre), Certes, cette histoire des sciences nous parait aujourd'hui perimee, car les questions leplus importantes de cette discipline concement de plus en plus des arguments propres aux sciences sociales (anthropologie, sociologie, ethnologicetc.) 2, mais il reste important de comprendre une periode essentielle de soevolution, car cela pourrait nous aider a expliquer pourquoi ses rapportavec les autres sciences humaines sont encore problematiques.

Toute l'epistemologie de Gaston Bachelard, par exernple, est fondee sul'acquis selon lequella philosophie comme la science elle-meme doivent sreferer a l'histoire des sciences. De meme, Helene Metzger, dont lerecherches en histoire des sciences ont laisse en France une trace profondeetait parfaitement consciente que les sciences et leur histoire devaient etrconsiderees dans le contexte culturel particulier de leur epoque. AlexandrKoyre, philosophe de formation, partageait le meme point-de-vue. De cetrois auteurs, deux auront une importance capitale pour l'histoire desciences de l'apres-guerre et jusqu'a la fin des annees 1970 (ensuite 1sociologie critique des sciences enrichira et bouleversera de plus en pluune large partie de cette histoire par une problematique qui nous concernencore directement).

Dans les annees 1930, certains historiens des sciences avaient comprique leur discipline devait desormais rendre compte de la philosophie et deidees sous-jacentes aux procedures scientifiques etudiees - ce qui n'allapas de soi, mais qui etait tout de meme conforme ala philosophie de l' epcque -, cependant, ils savaient aussi que cette reconstruction historiqun'etait pas elle-merne depourvue de presupposes ideologiques et philcsophiques. Depuis les debars epistemologiques du debut du siecle, 0

savait que la science n'etait pas un « produit » pur et immediatement objectif d'une connaissance empirique. On connaissait Ie role que les hypotheseet les theories - donc la raison humaine - jouent dans la connaissancobjective. Cela devait s'appliquer tant au passe qu'au present. L'histoire npouvait pas se passer de cette conscience. Son sens en dependait, car elldevait en tenir compte sur un double plan (en tant que science, et en tarque science des sciences passeesi. Mais cela interdisait de concevoiencore l'histoire d'une science comme une ligne droite, et ce qui s'etapasse dans le domaine de la physique ou de la chimie ne pouvait plus etridentifie ace qui s'etait passe dans celui des mathematiques. Les historiende l' epoque ne pretaient pas suffisamment attention a des facteurs multi

2. Voir les travaux en langue anglaise qui ant ete rassembles sous I' etiquette des sciencstudies, et que B. Latour et M. Callan ant fait connaitre en France depuis les annees 1980, epart., La Science telle qu'elle se fait, sous la dir. de Michel CALLaN et Bruno LATOUR, Paris, LDecouverte, 1991.

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pIes tels la psychologie du savant, la conjoncture socio-econornique de sontravail, les idees recues, les interets, les outils, etc., comme ils Ie feront a.partir des annees 1960, mais la « conscience historique » des historiens dessciences commencait a. s' elargir des les annees de I'entre-deux-guerres.

Les historiens des sciences n' etaient pas les seuls a. s' interroger et a.refonder en partie leur discipline. D'autres historiens generalistes poursui­vaient des buts analogues d'une facon bien plus radicale, et avaient fondeune revue, les Annales d'histoire economique et sociale, qui allait devenirfort importante chez les historiens. II est done utile d'etudier le rapport (ouIe manque de rapport) entre les uns et les autres a une epoque, lesannees 1930, OU l'effort d'innovation revelait Ie souci commun d'enrichiret de renouveler Ie sens de l'histoire. Car la question du sens impliquaitimmediatement la question de la methode, qui en est comme I' aspectconcret.

Du cote des historiens des sciences, Metzger represente un pilierincontoumable, puisque, parmi ses collegues, elle a ete l'une des rares quiait saisi Ie « sens » de sa propre discipline. Elle savait que l'histoire ne pou­vait ni ne devait plus se limiter a. une recherche erudite, d'accord en celaavec ce que les deux directeurs des Annales revendiquaient de leur cote(sans pour autant qu'il y ait eu la moindre collaboration entre elle et eux).Mais a. la difference de ceux-ci, qui s'en mefiaient, elle pretait une grandeattention a. la philosophie, du fait du rapport privilegie, voire meme desuprematie, que celle-ci exercait vis-a-vis de l'histoire des sciences. PourMetzger, l'histoire des sciences etait, en effet, avant tout une histoire de lapensee scientifique, et en tant que telle elle avait la merne importance quetoute autre forme de l'histoire de la pensee humaine.

Dans un article dont le titre etait deja. en soi tres significatif, « Lamethode philosophique dans l' histoire des sciences», elle s' expliquaitainsi :

« II doit etre entendu que quand je parle d'histoire des sciences, je parle deI' histoire de la pensee scientifique et je ne parlequede cela; tout Ie restede lascience, y compris I'observation, l'experimentation, la mesure, les precedes decalcul ou la technique de la construction des appareils de laboratoire, oun'interviennent pas du tout, ou n'interviennent que comme auxiliaires, dans Ierole d'aide de la pensee ou de creation de la pensee ', »

L'histoire des sciences et des techniques ne doit done pas se limiter a.une technicite erudite de la recherche, ni se 'contenter des donnees et des

3. Helene METZGER, « La methode philosophique dans !'histoire des sciences", Archeion,19, 1937, p. 204-216, repr. in ID., La Methode philosophique en histoire des sciences, Paris,Fayard, 1987, p. 58-59.

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faits pretendument objectifs. Une erudition tres technique ne sert arien, sielle n'est pas comprise comme manifestation d'une pensee (ce demieraspect etait Ie plus difficile a saisir, car on ne Ie « voyait » pas comme onvoyait une donnee d'archive ou une formule chimique).

Et Metzger poursuivait ainsi :

« Une telle maniere de parler va peut-etre vous etonner, et vous la trouverez,pour ne pas dire plus, terriblement desinvolte. J'essaye d'attenuer immediate­ment votre mauvaise impression, en vous avouant qu'a mon avis, et pourprendre un exemple precis, tous les reactifs que I'on retrouve dans des flaconsetiquetes sur les etageres des laboratoires de chimie, tous les instruments detravail que I'on trouve dans ces memes laboratoires sont des produitsmateria­lises de la theorie al'aide desquels on peut verifier la theorie, mais qui doiventse comprendre et ne peuvent d' ailleurs se comprendrequ'en fonction de cettetheorie. »

II s'agit du meme principe, presque mot pour mot, que Bachelard avaitenonce a la meme epoque : « Les instruments ne sont que des theoriesmaterialisees »; « Un instrument, dans la science modeme, est vraiment untheoreme reifie »4.

Acette epoque Ie probleme des historiens des sciences et des epistemo­logues etait d'etablir Ie statut de leur discipline: erudition cumulative et« positiviste », ou problematique philosophique et theorique ? Le combatqu'ils engageaient etait naturellement du cote de la philosophie, carl'ennemi principal restait l'empirisme naif de l'accumulation neutre desdocuments et des donnees historiques. Ala suite de toute la problematiqueepistemologique du debut du siecle au sujet du role des faits, des hypo­theses et des theories scientifiques, Ie statut des donnees « objectives» etleur place dans une connaissance scientifique etaient completement arevoir. Bachelard allait mener ce combat jusqu'a ses consequencesextremes, bouleversant l' epistemologie et les idees recues de son epoque.Pour lui, tout fait est un fait construit par la puissance d'abstraction de lapensee. Mais si toute construction est une activite de la pensee, et si toutinstrument scientifique ou technique n' est que de la theorie materialisee,alors l'histoire que I' on peut en faire devra necessairement etre une histoirede la pensee,

Les outils intellectuels et materiels que les sciences utilisent et pro­duisent renvoient ades theories, ades concepts et ades idees que les histo­riens des sciences peuvent formuler et comprendre. Bien que Metzger n'aitjamais utilise Ie meme style provocateur et polemique que Bachelard,

4. Gaston BACHELARO, Le Nouvel Esprit scientifique, I" ed, 1934, Paris, Presses universi­taires de France, 1960, p. 12, et 10., Les Intuitions atomistiques, Paris, Boivin, 1933, p. 140.

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il est remarquable qu'ils aient ete si proches dans leurs considerations surce sujet. Ce qui aujourd'hui nous parait perime, parce que uniquement lie ala «pensee », done aux problemes philosophiques, etait a l'epoque uneinnovation.

Certains historiens des sciences - pas tous, les plus jeunes seulement,les plus sensibles aux changements theoriques contemporains - se tour­naient vers la philosophie et pronaient une histoire « de la pensee » scienti­fique, une histoire des « problemes de la pensee » scientifique, parce qu'ilsvoulaient donner un elan nouveau a leur discipline. lIs voulaient surtoutl' actualiser par rapport aux innovations epistemologiques que les philo­sophes etaient en train de discuter a propos de la connaissance scientifiqueen general et de certaines sciences en particulier (mathematiques et phy­sique). Par cette innovation, ils essayaient de renouveler Ie « sens » de leurdiscipline, tout en donnant une reponse « positive» a la « crise» qui frap­pait certains des fondements les plus importants (du point de vue philo­sophique) des sciences et de la raison en general; crise qui avait pousse lesphilosophes as'occuper avant tout des sciences et de leur histoire.

L'attitude des historiens francais des sciences dans les annees 1930 cor­respond done aux attentes que les philosophes avaient a leur egard, Plu­sieurs philosophes, comme Leon Brunschvicg, s'etaient d'ailleurs occupesdirectement d'histoire des sciences, et l'un d'eux, Abel Rey, avait memefini par s'y consacrer definitivement. L'enjeu etait la crise de la raison, qui,a l'epoque, avait ete radicalisee par les problemes souleves par I'mdetermi­nisme microphysique. Les historiens des sciences, vu leur rapport avec laphilosophie, etaient concernes, Leur « reponse » consistait generalement a« proteger » la raison en montrant son histoire et les possibilites nouvellesdues a son evolution; la connaissance scientifique, toujours en marche, nepouvait pas etre arretee par cette crise: la connaissance historique montraitque cette crise n'etait qu'une etape de l'evolution de la science, telle qu'il yen avait deja eue par Ie passe. Cela seulement interessait les philosophes :les problemes theoriques et epistemologiques poses par la crise des fonde­ments pouvaient etre resolus par une conception dynamique et historiquede la connaissance rationnelle, dont la science representait Ie sommet.Metzger Ie declarait ouvertement dans les conferences qu'elle donna a lasection d'Histoire des sciences du Centre international de synthese en1935, tout en specifiant qu'elle n'envisageait pas, par la, une nouvelle phi­losophie et qu'elle s'en tenait simplement a l'histoire.

En effet, l'histoire, devenue histoire d'une pensee scientifique, ne pou­vait plus se passer de questions philosophiques, de sorte que ses objetsetaient surtout des objets de pensee. L'exemple de Metzger nous montrepourtant qu'il etait possible de se soustraire a l'alternative entre l'empi­risme positif et Ie rationalisme metaphysique. Plusieurs philosophes avaient

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deja oeuvre dans ce sens - ainsi Leon Brunschvicg, Emile Meyerson, AbelRey, Federigo Enriques - mais ils demeuraient du cote de la philosophie,par rapport a laquelle I'histoire restait une auxiliaire. Meme dans Ie cas deKoyre, philosophe de formation, I'interet pour I'histoire des sciences etaitavant tout philosophique. En revanche, Metzger representait Ie cas inverse,ou presque, celui d'une historienne qui prenait en compte la philosophie,Cela nous permet de percevoir comment la rencontre avec la philosophie sefaisait du cOte de I'historien.

Metzger avait saisi la « lecon » de la crise philosophique de son epoque,crise des fondernents, mais aussi crise de croissance et d'innovation, pourles sciences exactes comme pour les sciences humaines : Ie nom de Sig­mund Freud, par exemple, revient plusieurs fois dans ses ecrits, Elle setrouvait en quelque sorte dans la meme situation que ses collegues histo­riens, fondateurs des Annales, qui, grace aussi a une reflexion sur lesaspects multiples de cette crise, avaient commence a renouveler profonde­ment les etudes historiques. Elle menait done son combat pour donner aI'histoire des sciences la force epistemologique qui lui etait necessaire afind'occuper de plein droit la place importante que la philosophie voulait bienlui attribuer de plus en plus. Son choix etait precis: elle etait de ceux quipronaient Ie « rationalisme experimental », done la dialectique entre raisonet experience.

Par consequent, si, pour Metzger, faire de I'histoire des sciences avaitun sens, ce n'etait plus pour montrer l'ineluctable progres des scienceselles-memes, ou celui de la connaissance en general dans son chemin versla perfection. Son but etait moins ambitieux, mais plus profond, car l'his­toire des sciences devait servir a rendre compte de la dialectique inepui­sable entre experience et raison, entre realite et esprit, sans que l'un desdeux termes soit privilegie par rapport a I'autre. Rendre compte de cettedialectique - dont I'histoire etait la manifestation constante - devaitconduire a former « un nouvel humanisme scientifique ». Metzger parta­geait d'ailleurs cette confiance avec George Sarton. L'histoire des sciencespouvait done aider a la comprehension de la marche multiple et dyna­mique de la raison humaine, sans en cacher les faiblesses et les incerti­tudes. Elle pouvait aussi montrer que les ideaux eschatologiques de la per­fection etaient des chimeres, et qu'il n'y avait pas de lois ineluctables deI'evolution. La dialectique ouvrait a la complexite des situations et desintersections historiques dont les etats, les decoupages, les conditions etles articulations etaient a eclaircir ou a decouvrir par Ie travail patient etproblernatique de I'historien. Deniant, par son ouverture, la rhetoriqued'un determinisme absolu et aveugle, I'histoire des sciences ainsi concuenous rapprochait de notre veritable condition humaine (il est a noter que lapreoccupation « hurnaniste » etait presente aussi chez les historiens des

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Annales, et on la rencontre souvent dans les textes de Henri Berr et deLucien Febvre).

Metzger etait done a l'avant-garde", par rapport aux conceptions de sonepoque, et en plus elIe etait capable de donner ases textes, meme les plustechniques, une arne, un esprit qui leur permettait de depasser l'argumentspecifique auquel ils etaient consacres - ce que meme aujourd'hui peud'historiens sont capables de faire.

Quels ont ete les points forts de sa methode et de sa facon de faire l'his­toire? ElIe nous a laisse a ce propos des textes extraordinaires, qui nouspermettent de comprendre Ie point d'insertion de l'epistemologie dansl'histoire. Tout d'abord, comme la plupart des historiens apartir de Fustelde Coulanges, elle considerait l'histoire comme une science. Cette concep­tion etait d'ailleurs dominante parmi ceux qui entouraient Berr, y comprisnaturelIement Febvre et Bloch. Metzger ajoutait alors que si l'histoire etaitune science, «sa methode [ne] differlai]t que techniquement de celIe detoutes les autres sciences 6 », Or, dans la conjoncture intelIectuelIe desannees 1930, une pareille affirmation n' allait certainement pas de soi, nidans Ie milieu des philosophes ni dans celui des historiens : meme les deuxdirecteurs des Annales n'oseront mettre qu'assez tardivement l'histoire surIe meme plan que les autres sciences, d'un point de vue epistemologique,

Cependant, une grande partie des historiens, les «historiens histori­sants » comme les appelait Berr, plus ou moins « positivistes », refusaientde facon categorique d'assimiler l'histoire aux autres sciences. lIs refu­saient la comparaison, en raison surtout de l'objet de l'histoire, qui etaitfuyant, evenementiel, non repetitif : cette discipline ne pouvait done etrequ'une science purement erudite et documentaire (empirique), dont les lois,a supposer qu'on filt capable d'en decouvrir, seraient restees ineluctable­ment sur un plan contingent. En outre, du point de vue de la methode, l'his­toire n'aurait pas pu determiner des precedes d'analyse et des systernesd'hypotheses comparables a ceux des autres sciences, car elIe etait dansI'impossibilite d'experimenter (et de repeter ses experiences pour confir­mer les hypotheses).

C'etait precisement contre cette conception de l'histoire que Henri Berret Paul Lacombe avaient commence aparler d'une histoire-science digne

5. Fille de son epoque, elle ne voulait naturellement pas mettre en discussion la valeur de larationalite et de la science qui, rnalgre la dialectique de son evolution et la complexite de sesetats, restait Ie sommet du savoir humain en general. Elle ne poussait donc jamais vers ce« relativisme» psychosociologique qui devait caracteriser I'epistemologie a partir desannees 1960, en part. avec Thomas Kuhn et Paul Feyerabend.

6. H. METZGER, «Tribunal de I'histoire et theorie de la connaissance scientifique »,Archeion, /7. 1935, p. 1-14, repro in La Methode philosophique en histoire des sciences. lip.cit. supra n. 3, p. 33.

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de ce nom. Le combat qui caracterisera les Annales nait d'ailleurs dans cecadre, et l'attitude que Febvre et Bloch auront a l'egard de la « science»restera longtemps ambigue et dependra directement des idees de Berr.L'idee de la «science», que les historiens historisants avaient en tetelorsqu'ils discutaient du statut de l'histoire, etait en effet perimee aux yeuxde Berr, car elle dependait encore d'une conception « dure », rigidementdeterministe et statique, de la connaissance rationnelle. En revanche, pourBerr, comme pour Metzger ou Febvre, l'histoire etait une science commeles autres tant du point de vue de la methode que de celui des pratiquesparee que Ie statut epistemologique de la connaissance scientifique s'etait« affaibli » et « dynamise », du fait de la crise 7. Plusieurs concepts fonda­mentaux sur lesquels etait batie la theorie de la connaissance etaient entrain d'etre reexamines: Ie role des hypotheses, le rapport entre theorie etexperience, la place du sujet dans la connaissance objective, la notion defait, la notion d'experience, etc, La notion d'exactitude elle-rneme etait cri­tiquee et reformulee en un sens plus dynamique et dialectique, et c'etaitdans ce dynamisme que l'histoire devenait essentielle d'un point de vue« scientifique». II s'ensuivait naturellement que Ie qualificatif meme de« scientifique » etait autiliser d'une facon neuve et plus critique. Du pointde vue philosophique, en effet, l' assouplissement du rationalisme scienti­fique se faisait par l'histoire, c'est-a-dire par la dynamique historique, par« I'historisation » de la raison et de la connaissance en general.

Lorsque Metzger pensait a l'histoire comme aune science dont le statutn'etait pas inferieur acelui des autres, elle raisonnait dans Ie cadre de cette« nouvelle » epistemologie dynarnique du rationalisme experimental. Dufait de la crise, son souci etait constamment celui d'expliquer ce qu'elleentendait par des notions qui avaient perdu leur evidence. Apropos de lamethode experimentale, par exemple, elle tenait apreciser ceci :

« Remarquez que si anotre avis la methode experimentale peut et doit etreemployee par l'histoire de la pensee scientifique, la methode experimentale estbien loin de se confondre avec l'empirisme Ie plus strict; un ensemble dedocuments n'est pas une histoire, un ensemble de mesures n' est pas unescience bien que l'histoire ne puisse se passer de documents et la science demesures. L'histoire n'est rien hors de l'intelligence de l'historien, et la phy­sique n' est rien hors de I'intelligence du physicien. Affirm'ons une fois de pluset sans craindre Ie dementi des partisans de I'experience pure que les faitsdevoiles par l'histoire ne sauraient par leur seul assemblage reveler la marchede l'esprit humain".»

7. cr. ace sujet les textes de Leon Brunschvicg ou d'Abel Rey.8. Voir H. METZGER, art. cit. supra n. 6, repro in op. cit. supra n. 3, p.34-35.

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Cela voulait dire que le combat entrepris par Ernst Mach, Henri Poin­care, Pierre Duhem, Federigo Enriques, Abel Rey et bien d'autres au tour­nant du siecle n'etait pas encore gagne, Merrie au milieu des annees 1930,les bouleversements epistemologiques du debut du siecle restaient tres pro­blematiques et partout on avait l'exigence de s'expliquer, d'ecarter lesmalentendus et de se situer par rapport aux idees nouvelles. Cela etaitd'autant plus necessaire que, a cote des conceptions nouvelles, chaqueauteur gardait aussi des conceptions anciennes qu'il n'etait pas dispose aabandonner.

Croyant encore fermement au caractere «cumulatif et progressif » desacquisitions scientifiques, par exemple, Metzger s'ecartait pourtant de ceuxselon lesquels les connaissances s'accumulaient comme des stocks de mar­chandises, car l'histoire des sciences devait etre un exercice critiqueconscient de ses limites et de ses presupposes (tel Ie continuisme). Par cetaspect problematique de l'histoire, elle etait une fois de plus tres proche del' effort critique que les deux directeurs des Annales etaient en train demettre en pratique dans leur revue. En effet, ses textes etaient remplisd'enonces theoriques et methodologiques que 1'0n pouvait trouver aussidans des articles de Bloch et de Febvre. Comme ils le faisaient a plusieursreprises, elle aussi soulignait que le choix prealable fait par l'historien dansI'ensemble innombrable des documents, le tri des traces et des donnees,etait deja une intervention de la theorie sur les faits. L'historien devaitensuite reflechir sur les documents qu'il avait classes, il devait les critiqueret les interpreter de diverses manieres, il devait proposer quelques hypo­theses a leur sujet, etc. Mais, a cette fin, il devait se rapporter ineluctable­ment a ses propres conceptions et idees (ideologies) pour aboutir a l'etapefinale de son travail, a savoir « construire le monument historique pour lepresenter au lecteur ».

Dans toutes ces etapes, qu'en etait-il de la purete objective de la donneeempirique? 11 n' en etait rien, car il fallait prendre definitivementconscience du fait que les a priori du sujet - ainsi que Metzger les appe­lait - intervenaient toujours dans la constitution de toute connaissancescientifique (sans la determiner evidemment d'une facon absolue): « Etsans doute, une telle maniere de proceder empeche desormais l'historienqui a pris conscience de sa propre methode, de pretendre a une objectiviteabsolue qui imposerait a jamais la certitude de ses conclusions 9. » Sur cettebase se fondait la critique envers ceux qui professaient « l' empirisme expe­rimentalle plus absolu », I'Ecole de Vienne notamment, car on ne pouvaitpas nier le role joue par I'a priori dans la formation des doctrines scienti­fiques.

9. Ibid., p. 35.

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Metzger, qui consacra ace sujet beaucoup d'etudes, savait bien que si lerole de ces a priori etait important, le rapport n'etait jamais purement asens unique. La philosophie du savant (ses a priori conceptuels, ses partispris, etc.) pouvait ason tour etre modifiee par la methode historique et parles resultats de la recherche: il se produisait ainsi une dialectique qui res­semblait de pres au rationalisme experimental theorise par certains episte­mologues. « Cependant les meditations de l'historien lui permettent, disait­elle, d' eclairer les problemes philosophiques qu' il aurait voulu elucider ;elles lui font peut-etre decouvrir un aspect de ces problemes qu'il n'auraitpas vu sans elles 10. »

Enfin, loin d'etre une consequence directe des recherches, I'interpreta­tion qu'un savant donne aune theorie ou aun ensemble de faits « resulte dela forme meme de l'interrogation posee ». Or, la reponse que la naturedonne n'est jamais adequate a la question qu'on lui a posee :

« [... ] c'est peut-etre dans cette non-adequation [des faits aux theories phy­siques] que la theorie de la connaissance parviendra adecouvrir, pourquoiaucune notion ne peut etre enfermee pour l'eternite dans une definitionimmuable [...], pourquoi la science evolue lentement quand I'orientation de lamentalite des savants change elle-meme lentement sous la pressionde causesdiverses [...] En definitive, il semblebienque l'etude de l'histoire des sciencesguerirait Ie philosophe [...] de l'etrange manie de vouloir poser a priori ou aposteriori des concepts definitifs sur lesquels I'esprit pourrait appuyer sa soifde certitude [...] II. »

II s'agit d'une conception que nous pourrions appeler aujourd'hui « her­meneutique » (mais non a la Hayden White), et qui s'ouvre a l'heteroge­neite d'une realite historique que l'histoire, et notamment l'histoire exege­tique des sciences, avait cache pendant longtemps (en triant seulement lesevenements et les decouvertes qui pouvaient demontrer Ie progres triom­phal, lineaire et continu d'une science). Metzger tenait aajouter « qu'il n'ya pas qu'un a priori, mais de multiples a priori tres differents les uns desautres parfois heterogenes et incompatibles ». Elle ouvrait par la l'histoirede la pensee scientifique a la multiplicite des points de vue. L' a priori enacte dans toute interpretation ne peut etre toujours semblable a lui-meme,et l'histoire des sciences ne fait que Ie demontrer achaque pas 12. L'histoiredes doctrines chimiques en etait un exemple excellent, ce qui permettait aMetzger de Ie soutenir sans ceder a aucune forme de dogmatisme.

10. Ibid., p. 35-36.II. Ibid., p. 38.12. H. METZGER, «L'a priori dans la doctrine scientifique et l'histoire des sciences",

Archeion, 18, 1936, p. 29-42, repr. in op. cit. supra n. 3, p.46.

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Cette multiplicite des a priori rappelle d'assez pres ce que Bachelardappelait les «ontologies regionales» ou «provisoires », et il est remar­quable que son episternologie pluraliste partait elle aussi de considerationssur la chimie. Metzger ne sera jamais polemique et bouleversante commeBachelard, mais en historienne elle savait que

« [... ] si l'esprit humain est toujours et partout semblable alui-merne [...], lesattitudes qu'il peutprendre et qui determinent effectivement l'orientation de lamentalite des hommes sontdiverses et fort variees ; [et] il faut voir meme danscette heterogeneite d'orientations de mentalites, la principale source de l'hete­rogeneite des opinions professees par les divers chercheurs 13»,

Cette heterogeneite est due aussi a l'assouplissement du rationalisme et ala dialectique entre raison et experience, qui n'impliquait pas l'eliminationde l'une par l'autre. Lorsque Metzger ecrivait que « l'histoire de la penseescientifique est une creation de I'esprit, non pas certes ex nihilo car elle estconstruite avec des textes qui en sont la matiere solide, mais une creationquand meme 14 », cela voulait dire que le rapport creatif ne se reduisait pasau classement et a l'interpretation a posteriori du materiel empirique. Lechoix prealable des documents impliquait deja ce qu'elle appelait un cer­tain arbitraire (ce qui, sous la plume d'un historien des sciences, est assezetonnant l). L'histoire meme de la chimie lui demontrait que cet arbitraireetait ineluctable, et qu'il donnait lieu a une multiplicite d'hypotheses etd'interpretations heterogenes qui pouvaient successivement devenirincompatibles entre elles. Cela ne voulait naturellement pas dire que l'his­toire ainsi construite etait le resultat des fantaisies et des caprices de l'his­torien, car il ne pouvait « se passer d'un appareil d'erudition assez impor­tant [...]; instrument indispensable, il faut le reconnaitre franchement, qu'ilfaut construire consciemment 15 ». C'est le point de depart qui est arbitraireet qui, par la, induit dans la pensee scientifique un facteur de risque « quele savant est bien oblige d'accepter » (d'ou le fait que la pensee a l'etatnaissant etait toute autre chose que la pensee entree dans l'histoire).

C'est aussi par cet arbitraire que la dialectique peut avoir lieu, expliquaitMetzger, done que la pensee change ou evolue, et que l'histoire a un senspour nous eclairer (ou enrichir) dans « Ia connaissance de l'esprithumain ». Cette notion d'arbitraire n'etait d'ailleurs pas a confondre aveccelle d'irrationnel; au contraire, elle etait ce par quoi l'effort dialectique dela raison avait un sens, car c'etait a cause de cet arbitraire originaire que laconnaissance n'etait qu'approchee, comme disait Bachelard. Cette notion,

13. H. METZGER, art. cit. supra n. 3, repr. in op. cit. supra n. 3, p. 60.14. Ibid., p.66.15. Ibid., p. 58, 66 et 68.

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avec celles qui lui sont proches (telles, par exemple, I'epistemologie del'inexact, l'ontologie provisoire, etc.), nous permet de comprendre« l'echange sans fin, et dans les deux sens, entre l'objet et le sujet », quifait croitre la connaissance, ce « tissu oil realite et pensee s'impliquent et sesoutiennent » 16.

Metzger, tout en revendiquant en tant qu'historienne des sciencesl'importance des a priori, a ete pourtant capable de se soustraire aux pre­supposes philosophiques qui dominaient en partie encore les pensees deBrunschvicg, Meyerson ou Rey. Ce qui est interessant, lorsqu'on etudie Iereseau culturel, philosophique et ideologique des annees de l'entre-deux­guerres, c'est que certains historiens etaient plus libres et plus audacieuxdans leur reflexion que les philosophes, bien que ce soient les philosophesqui aient ouvert la voie de l'innovation. Meme dans Ie cas de Bachelard,dont I'epistemologie revolutionnaire allait representer pendant longtempsun « point de non-retour », la liaison avec une tradition et une problema­tique philosophiques passees n'etait pas negligeable, surtout en ce quiconcemait l'histoire des sciences (car ilIa considerait exclusivement sousune perspective epistemologique, seule voie selon lui pour donner un sensa l'histoire).

Certes, dans le cas de Koyre comme dans celui de Metzger, on assiste ala domination d'une conception unitaire et progressive de la raisonhumaine, heritage direct du rationalisme philosophique francais (dont ontrouve des traces meme dans les textes de Bloch et de Febvre) ; et le fait deprivilegier la connaissance scientifique plutot que les autres formes dusavoir humain n'etait que la consequence d'une longue tradition de pensee.Cependant, en tant qu'historiens, Metzger et Koyre ainsi que Bloch et Feb­vre savaient s'ouvrir ala multiplicite du reel, car ils savaient saisir l'impor­tance de la variete des points de vue et done la richesse inepuisable queleur permettait l'exercice de leur propre discipline. Tout en sachant quel'histoire des sciences devait etre avant tout l'histoire de la pensee scienti­fique - il est d'ailleurs remarquable qu'en ce contexte Metzger ait utilisele terme de « mentalite » dans un sens assez proche de l'histoire des menta­lites de Bloch (tous les deux le tiraient de l'ethnologie de Lucien Levy­Bruhl) - tout en sachant cela donc, et meme par le fait de savoir cela, leshistoriens pouvaient ne pas soumettre leur methode a une epistemologiedeterminee, aune philosophie quelle qu' elle soit, car ils connaissaient nonseulement la realite multiple du changement, mais aussi la multiplicite bienreelle des points de vue. En cela consistait le « risque» auquel aucun veri­table historien ne pouvait se soustraire.

Ce qui etait en train de se constituer dans les annees de l'entre-deux­guerres, et notamment au toumant des annees 1920 et 1930 (a l'epoque de

16. G. BACHELARD, Essai sur La connaissance approchee, Paris, Vrin, 1928, p. 267-268.

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la naissance des Annales), c'etait un changement profond dans lesmethodes et les contenus de l'histoire. Ce changement impliquait la valori­sation de la multiplicite et de la pluralite des problemes, des idees, desorientations, des attitudes, des pratiques, etc. Les historiens s'ouvraientainsi a l'histoire des champs de recherche, inconcevables auparavant, carceux-ci relevaient des domaines specifiques d'autres sciences humaines(geographic, linguistique, ethnologie, sociologie, economie, psychologie,etc.). L'histoire des sciences qui, malgre les bons propos d' Auguste Comte,restait une science encore « jeune » a I'epoque - surtout par rapport al'histoire politique -, se trouvait done en plein trouble methodologiqueelle aussi. D'un cote, il y avait ceux qui pronaient encore une histoireobjective des triomphes scientifiques materiels (les historiens erudits qui seconsideraient comme, disons, les heritiers de Comte); d'un autre, il y avaitceux qui concevaient l'histoire des sciences sous une perspective philo­sophique (Brunschvicg, Meyerson ou meme Rey, avec son Institut d'his­toire des sciences et sa revue Thalesr; d'un autre cote encore, il y avaitceux qui partaient d'un point de vue plus critique et problematique, sansreduire l'histoire des sciences ni a l'apologie de la Science pure, objectiveet au fond inhumaine, ni a une prise de position philosophique (Tannery, etceux dont nous parlons).

L'esprit nouveau, que des historiens comme Metzger et Koyre appor­taient a l'histoire des sciences depuis les annees 1930, doit etre comprisdans ce cadre. lIs ne fondaient pas une nouvelle approche historique exnihilo, car depuis la fin du siecle precedent l'histoire etait deja l'objet d'uneattention critique grandissante de la part des philosophes. Et, nous l'avonsdeja signale, l'histoire comme discipline occupait alors une place de plusen plus importante dans la situation de crise du toumant du siecle, jouantun role «philosophique» bien plus radical que celui qu'on lui reconnaitd'habitude 17.

Emile Boutroux, dont la pensee sera reprise par Brunschvicg, fondait parexemple sa philosophie de la contingence sur l'histoire, car celle-ci,disait-il, nous montre la multiplicite d'une contingence irreductible a lanecessite (d'ou la polarite entre necessite et contingence, ou unite etvariete, qui allait caracteriser l' epoque suivante et persistait aussi dans lesdebats sur Ie determinisme pendant les annees 1930) : ce n' etait plus lanature des choses, mais leur histoire qui devait devenir « l' objet supremede nos recherches scientifiques ». L'histoire permettait, en effet, a certainsphilosophes d'« assouplir» Ie rationalisme pour l'adapter aux progres et

17. Pour une etude critique et historique plus approfondie du sujet, je me permets de ren­voyer 11 Enrico CASTELLI GAITINARA, « Crise de la raison et pensee de I'ouverture», these dedoctorat,dactyl.,Paris, Ecoledes hautesetudes en sciencessociales, 1992,ou 11 ID., Les Inquie­tudes de La raison, Paris, Ed. de I'Ecole des hautes etudes en sciences sociales/Vrin, 1998.

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aux bouleversements impliques par I' evolution des theories scientifiques. IIen allait de meme avec la pensee d' Antoine Augustin Coumot, ainsi queBrunschvicg devait l'ecrire bien des annees apres : «II faut relever dansl'ceuvre de Coumot et dans l'enseignement de Boutroux les contributionsles plus vigoureuses que Ie XIX

e siecle ait apportees a l'etablissement d'unrationalisme assoupli et fecond 18. »

Par cet assouplissement de la raison, on pouvait dialectiser Ie necessaireet Ie contingent saisissant Ie « mouvement » de la connaissance et du reel.Seule l'histoire pouvait en rendre raison. Si l'entendement n'etait plus Iecadre categoriel immuable dans lequel s'inscrivaient les donnees de l'expe­rience sensible, et si les categories de la raison changeaient elles aussi,c'etait parce qu'elles etaient intrinsequernent historiques (tel etait l'assou­plissement que Brunschvicg faisait subir au kantisme).

Si on lit les textes des philosophes et des historiens des annees del'entre-deux-guerres, on peut saisir un ensemble de mots-des qui, d'unefacon plus ou moins explicite, indiquent comment la philosophie prenait encompte I'histoire : assouplissement, variete, multiplicite, pluralite, point devue, mouvernent, contingence, arbitraire, provisoire, approximation.

Pourtant, depuis Ie debut du siecle deja, Tannery et Berr etaient bienconscients de la necessite d'adapter les etudes historiques aux nouvellesperspectives rationnelles que nous avons vues a l'ceuvre chez Metzger. Enpronant l'enseignement de I'histoire des sciences, Tannery - que 1'0n nepeut certainement pas soupconner d'irrationalisme - ecrivait ceci :

«Parmi les sciences, il y en a une dont l'histoire est faite; c'est la mathema­tique pure. Quandje disfaite,je n'entends nullement un achevement definitif,qui rende desormais inutiles les efforts des travailleurs; l'histoire d'aucunmode de I'activite humaine n'en serajamaisla, puisque chaque siecleamene etla decouverte de nouveaux documents relatifs aux temps anciens, et I'additionde nouveaux materiaux qui cessentd'appartenir au present, enfin et surtout unchangement de perspective qui justifieraa lui seul la refonte de l'ceuvre ante­rieure!". »

Le « sens » de I'histoire comme discipline depend encore aujourd'huientierement de cette notion de «perspective », de «point de vue », siimportante pour resister a tous les dogmatismes.

Trente-cinq ans plus tard, Metzger devait repeter Ie meme principe.Aucune forme de I'histoire ne peut pretendre a l'explication definitive deson objet. L'ideal de I'histoire modelee sur les sciences exactes (concues

18. Leon BRUNSCHVICG, Heritage de mots, heritage d'idees, Paris, Presses universitaires deFrance, 1945, p. 18 (c'est moi qui souligne).

19. Paul TANNERY, Memoires scientifiques, Toulouse, Privat, 1930, t. X, p. 5 (c'est moi quisouligne).

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selon une perspective positiviste) n'a jamais ete l'ideal au nom duquellut­taient Berr, Lacombe et tous ceux qui croyaient a l'histoire-science, car lanotion de « science» etait en train de changer.

Le role de Berr a ete central de ce point de vue, car il a mene toute sa vieun combat au nom de I'histoire; combat qui, malgre certains presupposes« monistes », a ete Ie creuset d'idees epistemologiques, historiques et phi­losophiques qui ont eu une grande importance pour Ie renouveau des etudeshistoriques et d'histoire des sciences 20. Le monisme, qui etait son a prioriphilosophique, s'articulait en effet autour d'un pluralisme coherent intrin­seque aI'histoire; d'ou l'assouplissement en fait (sinon en droit) que subis­sait Ie monisme lui-meme, « Comprendre, ecrivait-il en 1928, c'est saisir ladiversite dans l'unite, l'unite dans Ie divers ";.» L'option de Berr etait enrealite la meme que celIe de Brunschvicg, de Meyerson ou de Rey, et allaitexercer une influence profonde sur Bachelard, Koyre, Cavailles, etc. : seloncette conception, Ie mouvement historique permettait de saisir l'essencedes choses et des faits, car Ie mouvement c'etait I'essence, merne dans Iecas des mathernatiques - et c'est, par exemple, ce qu'affirmera par la suiteJean Cavailles. L'histoire, dont Ie role dans l'investigation de la connais­sance scientifique etait si important, etait done la seule methode capable denous faire acceder ala veritable nature des sciences, de sorte que pour Berrcomme pour Brunschvicg et, par la suite, pour Gaston Bachelard, Ferdi­nand Gonseth, Jean Cavailles, etc., la theorie de la verite n'etait pas exte­rieure au processus historique de la connaissance, car la verite etait concuecomme une construction continue immanente a la dialectique entre raisonet experience.

De toute facon, plus encore que par des idees pas absolument nouvellesen realite, l'ceuvre de Berr fut importante car elle a rendu possibles lareflexion critique et la rencontre entre chercheurs; ceux-ci purent, grace ases initiatives, elaborer, former ou approfondir les idees et les methodesnouvelles que la crise des fondements et Ie renouvellement des disciplinesrendaient necessaires et faisaient circuler. Dans toutes les creations de Berr- la Revue de synthese historique, la collection « L'Evolution de I'huma­nite », la Fondation « Pour la Science »-Centre international de synthese -,I'histoire etait Ie foyer de tous les interets, En outre, la reflexion sur l'his­toire des sciences etait pour lui presque prioritaire sur les autres formesde l'histoire, et venait tout de suite apres les questions d'ordre

20. Voir Ie colloque organise par Ie Centre international de synthese et publie sous Ie titreHenri Berr et la culture du xx"steele. Histoire, science et philosophie, actes du colloque inter­national, Paris, 24-26 oct. 1994, sous la dir. d'Agnes BIARD, Dominique BOUREL et Eric BRIAN

Paris, Albin Michel/Centre international de synthese, 1997.21. Henri BERR, « Analyse », Revue de synthese historique, t. XLV, juin 1928, Bulletin du

Centre international de synthese, n"5, p. 25.

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philosophique et methodologique que Berr posait al'egard de l'histoire engeneral (d'ou la tache de «situer I'histoire dans la science et la sciencedans I'histoire»): par I'histoire des sciences, la centralite de l'histoire,d'un point de vue philosophique, etait confirmee, parce qu'elle presentaitd'une facon integree l'unite de la raison scientifique et humaine.

Berr ne faisait presque que tirer les consequences de la philosophie deson temps et, par son idee de la synthese, il esperait en donner un tableauexhaustif sans etre, en meme temps, reductif : si la Science representait lesommet de l'activite consciente de la Raison humaine, et si cette Raisonetait toujours en mouvement, ainsi qu'en temoignait I'evolution dessciences et leur histoire, alors I'histoire, et notamment I'histoire dessciences, avait un role capital pour la comprehension de la Raison humaineet de son evolution.

Au sein du Centre international de synthese, Berr organisait I'activiteautour de sections consacrees a l'histoire, aux sciences de la nature et al'histoire des sciences. La seule discipline specifique a avoir le privileged'une section pour elle seule etait done I'histoire des sciences; elle etaitdirigee par Aldo Mieli. Les autres sections etaient en fait des regroupe­ments disciplinaires et s'occupaient de problemes plus generaux : la sectionde Synthese historique etait destinee a l'etude des problemes methodolo­giques et du vocabulaire de toutes les formes de I'histoire, de I'histoirepolitique al'histoire litteraire, de I'histoire economique aI'histoire de l'art,etc.; la section des Sciences de la nature comprenait en principe toutes lessciences naturelles sans en privilegier aucune; la section de Synthese gene­rale s'occupait de questions generalement philosophiques et epistemolo­giques 22. Mais apart la consideration de Berr pour l'histoire des sciences,le Centre international de synthese avait ete cree et fonctionnait dans le butde mettre en relation ceux qui travaillaient dans les differents domaines dusavoir. En outre, tous ceux qui ont le plus renouvele les etudes d'histoire etd'histoire des sciences en France dans les annees 1930, a savoir Metzger,Koyre, Febvre, Bloch, occupaient des postes de responsabilite ou partici­paient activement aux activites du Centre et a la revue de Berr.

On aurait pu s'attendre alors a un formidable developpement de l'his­toire des sciences et aune confrontation constante et fructueuse avec l'his­toire en general et avec la philosophie. Or, il n'en fut rien, et les entreprisesde Berr resterent en realite assez marginales d'un point de vue academiqueet institutionnel, meme si ceux qui y participaient etaient tous des profes­seurs tres connus et actifs.

22. Sur I'organisation du Centre international de synthese, outre Ie colloque de 1994, op.cit. supra n. 20, voir aussi Giuliana GEMELLI, « Comrnunaute intellectuelle et strategies institu­tionnelles. Henri Berr et la fondation du Centre international de synthese », Revue de synthese,t. CVIII, 2, avril-juin 1987, p. 225-259.

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Hors la Revue de synthese historique et le Centre international de syn­these, ni l'histoire ni l'histoire des sciences ne connurent de processusd'innovation radicale. Les choses ne commencerent achanger que, lorsquedans une etonnante conjoncture, l' on assista en quelques annees a la ren­contre de tous les acteurs de l'innovation et ala creation d'entreprises nou­velles qui vont donner un grand elan au Centre international de synthese,Celui-ci, fonde en 1925, ne commence aetre efficace qu'a partir de 1928.En 1929, Berr lanca ses Semaines internationales de synthese, qui devaientetre annuelles et rassembler des savants appartenant aux disciplines les plusdiverses. En 1928, eut lieu le VI"congres international des Sciences histo­riques aOslo: acette occasion, Bloch distribua des prospectus de la nou­velle revue qu'il etait en train de fonder avec Febvre, et Mieli constitua leComite international d'histoire des sciences qui allait organiser des congresinternationaux d'histoire des sciences dont le premier se tint a Paris en1929. En 1929, parut le premier numero des Annales d'histoire econo­mique et sociale. La meme annee, l'editeur Hermann crea une celebre col­lection, «Les Actualites scientifiques et industrielles », et commenca apublier des fascicules de philosophie, de science et d'histoire des sciencesqui allaient avoir une grande importance. En 1931, la Revue de synthesehistorique changea de nom: elle perdit le qualificatif «historique» etdevint « l'organe du Centre », En 1932, Rey fonda l'Institut d'histoire et dephilosophie des sciences. En quatre ou cinq ans, l'on assista done a unesorte d'effervescence culturelle ou l'histoire, et notamment l'histoire dessciences, etait au centre de l'attention, comme si les efforts d'innovationdes annees precedentes arrivaient ase concretiser par des rencontres et desoperations culturelles de prestige.

On aurait pu imaginer, du moins apartir de cette periode, un developpe­ment rapide de l'histoire des sciences et un entrecroisement de celle-ci avecl'histoire en general. En effet, les tendances les plus novatrices de ces dis­ciplines etaient presentes tant au congres d'Oslo qu'au centre de Berr, donedans le meme espace et au merne moment. Mais ce qui se produisit futexactement le contraire d'une rencontre fructueuse: les historiens dessciences, decidant en quelque sorte de s'isoler du reste de l'histoire, fon­derent une Academie d'histoire des sciences qui leur permettrait, apartir del'annee suivante, d'organiser leurs congres internationaux. lIs ne s'mteres­serent pas aux autres domaines de l'histoire et ignorerent le renouvellementmethodologique et pratique que Febvre et Bloch avaient annonce a lameme occasion.

Febvre et Bloch, pour leur compte, ne manifesterent d'ailleurs pas ungrand interet pour ce qui etait en train de se passer du cote des historiensdes sciences. Chacun suivit sa voie, et chaque compartiment de l'histoireresta encore bien ferme, malgre l'effort toujours isole de quelques-uns : en

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effet, les deux directeurs des Annales annoncaient, dans Ie prospectus dis­tribue au congres, que Ie but de leur revue etait celui d'amener entre leschercheurs « des echanges et [...] une collaboration permanente et feconde.A voisiner les uns avec les autres, a travailler ensemble, ces hommes[avaient] tous quelque chose a gagner. Etablir ce rapprochement, unir aulieu de diviser, tel [etait] Ie but, telle [etait] l'ambition des Annales ». Mal­gre les meilleures intentions et comme les historiens des sciences avaiententrepris un chemin qui n'impliquait pas l'attention au social que lesAnnales exigeaient, leur effort resta pendant longtemps ignore par la revue,et la rencontre entre les tendances novatrices presentes au congres d'Oslon' eut pas lieu. Cela eut comme consequence que les historiens des Annalesd'un cote, et les historiens des sciences de l'autre, ne beneficierent pas desrecherches et des problematisations reciproques. Et cette absence de com­munication est d'autant plus etonnante que la plupart des acteurs en pre­sence se rencontraient materiellement au centre de Berr " et y avaient descharges importantes.

De chaque cote, tous etaient conscients de la necessite d'une rencontre etd'un echange, mais sans pourtant jamais les realiser. On trouve des tracesde cette rencontre manquee dans les articles et dans les prises de positionde I'epoque. Si les historiens regrettaient Ie fait que l'histoire des sciencesn'etait pas assez developpee, les historiens des sciences aussi se plaignaientdu fait que les historiens generalistes ne leur donnaient aucune importanceet restaient concentres sur les evenements politiques, diplomatiques eteconomiques : ce fut l'une des raisons qui poussa Mieli et les membres duComite international d'histoire des sciences a s'organiser de facon tout afait autonome par rapport aux congres d'histoire.

Presentant sa revue Thales, Rey expliqua dans Ie premier numero qu'ellene voulait plus poser la question, ason avis desormais depassee, de la legi­timite de l'histoire comme science, mais « Ie problerne de l'utilisation del'histoire tout entiere ». Cependant, Rey prit ensuite position en ecartantl'histoire des sciences des autres formes de l'histoire, ce que les historiensdes Annales ne purent naturellement pas accepter: « Nous avons Ie droit dedire que l'histoire des sciences et la question de son utilite pour Ie progresdes sciences, comme la question de l'histoire politique, militaire, econo­mique, etc. et celle de leur utilite pratique, sont sur des plans tout afait dif­ferents », parce que seule l'histoire des sciences impliquait directement laphilosophie et la connaissance. En philosophe, il placait en effet cette his­toire sous Ie signe de la philosophie de la connaissance.

23. II en va de meme en ce qui concerne les revues. Les deux revues d'histoire des sciencesqui paraissent en France en ces annees, Archeion depuis 1928, dirigee par Mieli, et Tholes,depuis 1934, dirigee par Rey, et la revue de Febvre et Bloch, les Annales d'histoire econo­mique et sociale depuis 1929, n'avaient presque pas de rapports entre elles, bien que tous lesdirecteurs dirigeaient des sections du meme Centre international de synthese !

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Il etait evident qu'a partir de ce point de vue, 1'histoire des sciencesdevenait dominante par rapport aux autres formes de 1'histoire, et Rey ­passant sous silence l'experience des Annales - declarait d'une faconsignificative: « Par la, elle est un facteur essen tiel de 1'histoire generale ­beaucoup trop neglige jusqu'ici, car 1'ignorance de I'histoire des connais­sances humaines altere toute tentative d'histoire des civilisations".» Rey,en realite, se referait surtout a1'histoire qui dominait dans les universites,et ne pensait pas que Ie petit groupe strasbourgeois aurait pu, par sa revue,bouleverser 1'histoire « officielle » ainsi qu'il devait Ie faire par la suite.Les interlocuteurs de Rey, dans sa presentation, etaient donc les historienstraditionnellement universitaires.

Febvre n' acceptait pas cette attitude et il pretendait que I'on devait porterplus d'attention aux tendances novatrices presentes dans les Annales. Signa­lant a ses lecteurs la naissance de Thales, on pouvait lire parmi les elogesune petite note de ressentiment, due au fait que dans la rubrique des « pe­riodiques » de Thales, les Annales n'etaient pas mentionnees. Cependant, lafacon meme dont Febvre saluait la nouvelle entreprise de Rey indique ceque les Annales attendaient. En effet, bien que dans la nouvelle revue on put« regretter l' absence de toute reference au " milieu" historique » - temoi­gnage explicite de la non-rencontre - Febvre avouait avec enthousiasme :« Nous avons trop souvent deplore l'etat d'abandon dans lequel vegetaientchez nous les etudes d'histoire des sciences pour ne pas applaudir a cetteinitiative heureuse. L'organe contribuera a creer la fonction. Des mainte­nant, sa collaboration 1'1 nos etudes n' est certes pas negligeable 25. »

Si Rey ne considerait pas les efforts des Annales, Febvre de son cote nesemblait pas attribuer trop d' importance aux entreprises qui s' occupaientd'histoire des sciences. Que voulait dire « 1'organe contribuera a creer lafonction », sinon que cette fonction n'existait pas encore 1'1 ses yeux? Le tra­vail de la section d'Histoire des sciences, dont Metzger etait Ie secretaire auCentre international de synthese, ne correspondait done pas aux attentes de1'historien? Mais alors, comment se rencontrer si, de part et d'autre, ons'ignore ou si on ne se considere pas reciproquement existant?

Certes, il nous faut souligner une difference d'attitude, qui pourrait aiderelle aussi 1'1 la comprehension de cette non-rencontre : Bloch et Febvre

24. C'est moi qui souligne. Pour les citations de Rey qui precedent, voir A. REY, « Avant­propos", Thales, vol. I, 1934, p. XVI-XVIII. L'autorite scientifique et intellectuelle de Febvren'etait pas rneconnue de Rey, qui en etait un grand ami, d'autant plus que Febvre avait ete enquelque sorte consacre par son election au College de France en 1932 et par la direction qu'onlui confia 11 partir de 1933 de I'Encyclopedic francoise. dans laquelle il invita Ie meme Rey 11publier un essai tres important.

25. L. FEBVRE, c Pour l'histoire des sciences et des techniques », Annates d'histoire econo­mique et sociale, 36, 1935. p. 646.

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consacraient un numero des Annales a I'histoire des techniques 26 et ydeclaraient ouvertement que I'histoire des sciences et des techniques n'etait« pas negligeable» pour l'histoire economique et sociale, alors que du cotedes historiens des sciences il n'y eut aucune ouverture al'egard d'une his­toire sociale et economique (meme apres le Il" congres international d'His­toire des sciences qui eut lieu aLondres en 1931, a l' occasion duquel deshistoriens des sciences sovietiques avaient presente des etudes faites apar­tir du point de vue du materialisme historique). Or, Bloch et Febvre etaientouverts a I'histoire sociale des sciences et des techniques - car celle-cipouvait s'integrer dans la strategie intelIectuelIe des Annales - et ils seplaignaient de cette absence. lis n' etaient en revanche aucunement interes­ses par les implications philosophiques et epistemologiques soulevees parl'histoire des sciences, alors que cet aspect justement semblait capital aceux qui s'en occupaient (Abel Rey, Pierre Ducasse, Helene Metzger,Alexandre Koyre, etc.). lis ne pouvaient done pas etre seduits par l'energiedepensee par des historiens des sciences comme Metzger, Bachelard ouKoyre pour demontrer que I'histoire des sciences etait avant tout une his­toire de la pensee scientifique.

L'histoire des sciences pratiquee dans l'institut de Rey ou dans Ie centrede Berr restait done pour Febvre et Bloch trop « philosophique », ou troperudite: toute question impliquant Ie social y etait en effet completementabsente. Et si I' on songe a la profonde mefiance que les historiens desAnnales ont garde pendant longtemps a l' egard de la philosophie, oncomprend bien que la rencontre ne « pouvait » pas avoir lieu. Elle ne pou­vait pas se produire acause de I'orientation generale des recherches respec­tives : les unes etaient mues par les questions du « social» et les autres parune problematisation « philosophique ».

II s'agissait comme d'une sorte de difference « ideologique », traduiteimmediatement dans la pratique des recherches effectives : Febvre ne trou­vait pas dans les etudes d'histoire des sciences les plus avancees ce qu'ilcherchait pour ses propres travaux, et vice versa les questions soulevees parles Annales ne correspondaient pas aux problemes que les historiens dessciences devaient resoudre,

Cependant, Ie destin de cette non-rencontre n'etait pas ineluctable, car,d'un point de vue methodologique, les analogies et les efforts d'innovationdes uns et des autres etaient evidents, comme Ie manifesterent encorel'attention et l'intelligence de Metzger.

En effet, dans une « revue critique» parue dans la Revue philosophiqueen 1932, c'est-a-dire toujours dans les memes annees, presentant plusieurs

26. Voir Annates d'histoire economique et sociale, 36, 1935: une section importante por­tait Ie titre « Les techniques, l'histoire, la vie ».

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livres d'histoire et de philosophie des sciences, elle attirait I'attention surdeux ouvrages de Sarton. S' adressant aun public de philosophes, elle sou­lignait anouveau I'importance de l'histoire des sciences pour toute theoriede la connaissance : « L'histoire des sciences ne satisfait pas seulement unecuriosite legitime [...] et la theorie de la connaissance scientifique doits'appuyer sur une solide etude du developpement de la pensee scientifiquepour devenir autre chose qu'un exercice d'eloquence rhetorique et pure­ment verbale. » La chose la plus importante etait en effet la these fonda­mentale de Sarton, selon laquelle la science devait s'humaniser en deve­nant consciente de son histoire. Pour realiser cette humanisation, l'histoiredes sciences devait s'enrichir par la collaboration avec les autres formes del'histoire et du savoir en general, la litterature, la religion, le droit, la socio­logie, la philologie, la pedagogic, etc., sans negliger la comparaison avecles cultures non europeennes 27.

Metzger etait done parfaitement d'accord avec cet « elargissement »

multidisciplinaire, et Koyre devait en montrer l'enorme portee les anneessuivantes. II s'agissait d'un but analogue a celui que poursuivaient lesAnnales, y compris le «comparatisme» multiculturel. Le Centre inter­national de synthese de Berr y avait d'ailleurs ete attentif des ses debuts.L'histoire des sciences, par le travail de ces historiens, voulait ainsi depas­ser l'enfermement disciplinaire au nom du meme « humanisme » que celuide Febvre et de Bloch. Une rencontre sur ce theme aurait ete probablementnon seulement possible, mais tres positive. L'interdisciplinarite, I'humani­sation et la critique constante des resultats auraient pu ouvrir des espacesde recherche, des questions et des objets nouveaux. L'exigence etait com­mune.

Dans le cas des Annales, les propos novateurs sont aujourd'hui bienconnus: elargissement de la discipline, humanisation des discours parl'abandon des recherches purement erudites, attention aux suggestions desautres sciences humaines, dynamisation de la methode, problematisationconstante des resultats et multiplication des points de vue, etc. En abandon­nant les cloisonnements disciplinaires, Febvre et Bloch voulaient saisirl'ensemble du social dans son mouvement inquiet et dans la richesse de sesmultiples manifestations. Comme Metzger devait le faire contre ses pre­decesseurs, eux aussi devaient avant tout lutter contre l'erudition cumula­tive et aveugle. lIs concevaient la recherche historique militante d'unefacon nouvelle, adoptaient un style non academique et privilegiaient lesrecherches et les etudes qui avaient une these de fond, et qui etaientcapables de poser de nouveaux problemes. L'histoire-science devait deve­nir « histoire-probleme », car a ce seul prix il etait possible de rendre la

27. H. METZGER, «Revue critique », Revue philosophique, vol. CXIV, 1932, p. 143-144.

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« complexite » d'une conjoncture sans I'inventorier artificiellement(« L'homme ne se laisse pas decouper en morceaux », comme Ie pretendaitI'histoire vieiIIe maniere).

Faire de I'histoire voulait dire reecrire une realite et construire une pro­blematique ; il ne fallait plus enchainer et decrire les evenements, carceux -ci n' existaient pas a I' etat pur: la Iecon de I'epistemologie etaitacceptee definitivement. Pour les historiens des Annates, il s'agissait d'unpoint tres important. Nous avons vu qu'il en etait de meme pour Metzger.ElIe aurait done sans doute approuve Ie souci de multiplicite de Bloch, quiecrivait en 1938 :

« [l'evolution des techniques] revele aussi qu'i! n'existe point de train d'ondescausales privilegie; point d' ordre de faits toujours et partout determinants,opposes a des perpetuels epiphenomenes ; qu' au contraire toute societe,comme tout esprit, est issue de constantes interactions. Le vrai realisme en his­toire, c'est savoir que la realite humaine est multiple.". »

Mais alors, Metzger ou Koyre n'auraient-ils pas fait leur la tache ques'etaient don nee les Annates, et que Febvre explicitait de la facon suivante :«Le role de la revue comme agent de liaison entre geographes, econo­mistes, historiens, sociologues, etc. Quand, pour rna part, je parle d'articlesde methode, c'est it cela surtout que je pense, non a des vaticinations doc­trinales, mais a des confrontations systematiques de points de vue 29 » ?L'attention que les historiens des sciences et les episternologues portaientsur les erreurs, les impasses, les incertitudes, avec autant d'interet que pourles conquetes, n'impliquait-elle pas la pluralite des points de vue? Bien surque oui. lis savaient deja ce que Febvre croyait necessaire de repeter enleur nom:

«La Science n'est pas un empire dans I'empire. Elle ne se separe pas dumilieu social dans lequel elle s'elabore. Elle y subit la pression, la contraintedes contingences multiples qui pesent sur son developpement, Et c'est pour­quoi [...] l'histoire de la Science, bien loin de constituer un morne et poussie­reux conservatoirede theories mortes et d'explications perimees, representeaucontraire un chapitre vivant de I'histoire generale de la pensee humaine30. »

N'etait-ce pas Ie meme propos que Metzger tenait depuis plusieursannees a la section d'Histoire des sciences du Centre international de syn-

28. Marc BLOCH, «Technique et evolution sociale. Reflexions d'un historien », Europe,1938, repr. in ro., Melanges historiques, 1963, Paris, FleurylEd. de l'Ecole des hautes etudesen sciences sociales, 1983, p. 838.

29. L. FEBVRE, note a Paul Leuilliot, cit. in Massimo MAsTROGREGORI, Jl Genio della sto­rico, Naples, Edizioni scientifiche italiane, 1987, p. 169.

30. ID.,« Les recherches collectives et l'avenir de l'histoire », Revue de synthese, XI, 1936,repr. in Combats pour l'histoire, Paris, Armand Colin, 1965, p. 56.

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these? Et lorsqu'elle avait presente les ouvrages de Sarton, en 1932,n'etait-ce pas au nom du meme humanisme pluraliste que Febvre revendi­quait en 1934, lorsqu'il expliquait ases lecteurs que les sciences « ont pourouvriers des hommes qui baignent dans la vie [...] Relier l'histoire dessciences, relier 1'histoire de la pensee aux autres histoires - celle de l'art,celle des mceurs, celle des Etats, de l'economic ou de la religion: rien deplus legitime 31 »?

Le debat epistemologique du toumant du siecle avait cree le terrain intel­lectuel propice pour ces nouveaux combats, et il s'agissait d'un terraincommun. L'histoire des sciences aurait done pu beneficier des critiques etdes questions des autres historiens et exploiter effectivement l'ouverture deSarton reprise par Metzger. Et les historiens auraient pu s'enrichir par lesproblemes poses et les recherches menees par les historiens des sciences.Mais il n' en fut pas ainsi. Le poids du discours philosophique avait orienteles efforts dans une direction precise, et 1'histoire de la pensee restait lapreoccupation majeure pour les uns, et confirmait, pour les autres (les his­toriens des Annates), le prejuge qu'ils avaient al'egard de toute problema­tisation philosophique, et radicalisait leur crainte d'en etre dornines s'ils nedemeuraient pas constamment vigilants. Ainsi, la rencontre que tous desi­raient, si proche et realisable dans la conjoncture des annees 1930, ne s'estpas produite. Anous, aujourd'hui, de reflechir sur cette rencontre manquee.

Enrico CASTELLI GATTINARA

(mars 1996) 32.

31. L. FEBVRE, «Fondations economiques, superstructure philosophique. Une synthese »,Annales d'histoire economique et sociale, 28, 1934, p. 374. ,

32. Ces deux textes correspondent 11 deux conferences donnees respectivement 11 I'Ecoledes hautes etudes en sciences sociales et au centre Alexandre-Koyre, lorsque j'etais professeurinvite 11 I'EHESS en 1996. Je remercie Jacques Revel, Giovanna Cifoletti et Eric Brian dem'avoir donne l'occasion de participer 11 leurs seminaires,