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Article original Épistémologie, sociologie, santé publique : tentative de clarification Epistemology, sociology, public health: how to clarify? A. Ehrenberg, CNRS U611 Inserm, UMR 8136, CNRS, CESAMES (Centre de recherches psychotropes, santé mentale, société), université René-DescartesParis-V, 45, rue des Saints-Pères, 75006, Paris, France Résumé Lobjectif de cet article est de clarifier un débat marqué par une vive et confuse polémique, et non de défendre une thèse, ce qui implique aussi de clarifier lapport de la sociologie et le type dexpertise quelle pratique. À une confusion, il est seulement possible dapporter une clarification. Dans une première partie, sociologique, est abordé le triple contexte du raidissement idéologique, puis, dans une deuxième, épisté- mologique, sont soulevés deux problèmes sous-jacents à la polémique, mais non perçus, celui de lintrication des faits et des valeurs, celui de la distinction des ensembles et des touts. Elle prend pour appui concret la comparaison entre le rapport de la Haute Autorité de santé (HAS) sur la psychopathie, construit dans une perspective totale, et celui de lInserm, construit dans une perspective ensembliste. La conséquence de ces deux choix épistémologiques est que le rapport de la HAS permet de prendre des décisions, parce quil pense en termes de totalité (le trouble des conduites est la partie propre dun tout), alors que ce nest pas le cas pour le rapport Inserm, parce quil pense en termes densemble, et se contente de fournir une liste de mesures. Or, ce que lon demande à un rapport en santé publique, cest déclairer les choix permettant de prendre des décisions. © 2007 Publié par Elsevier Masson SAS. Abstract The only proper solution to confusion is clarification. Rather than take sides in a heated and confusing polemic, this article aims first to clarify the issues involved, and second, to show how sociology can contribute to public health expertise. In the first part, I analyze the triple context of the ideological rigidification of the field of mental health. In the second, epistemological part, I shed light on two underlying and unseen pro- blems: the interconnection of facts and values, and the distinction between wholes and ensembles. The comparison of two reports, one by the "Haute Autorité de santé" (HAS) and the other by Inserm, illustrates these two problems. The HAS report was written from the perspective of wholeness, whereas the one by Inserm is based on the notion of ensemblism. The consequence is that the HAS report can be used as a basis for establishing policies, whereas the Inserm report can not, because it provides only a list of decontextualized measures. A public health report should clarify possible choices to allow for informed decision-making. © 2007 Publié par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Épistémologie ; Sociologie ; Santé publique ; Santé mentale ; Tout versus ensemble ; Trouble des conduites Keywords: Epistemology; Sociology; Public health; Mental health; Wholes versus ensembles; Behavior disorder http://france.elsevier.com/direct/NEUADO/ Neuropsychiatrie de lenfance et de ladolescence 55 (2007) 450455 Adresse e-mail : [email protected] (A. Ehrenberg). 0222-9617/$ - see front matter © 2007 Publié par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.neurenf.2007.07.015

Épistémologie, sociologie, santé publique : tentative de clarification

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http://france.elsevier.com/direct/NEUADO/

Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 55 (2007) 450–455

Article original

Épistémologie, sociologie, santé publique : tentative de clarification

Epistemology, sociology, public health: how to clarify?

A. Ehrenberg, CNRS

U611 Inserm, UMR 8136, CNRS, CESAMES (Centre de recherches psychotropes, santé mentale, société), université René-Descartes–Paris-V,45, rue des Saints-Pères, 75006, Paris, France

Résumé

L’objectif de cet article est de clarifier un débat marqué par une vive et confuse polémique, et non de défendre une thèse, ce qui impliqueaussi de clarifier l’apport de la sociologie et le type d’expertise qu’elle pratique. À une confusion, il est seulement possible d’apporter uneclarification. Dans une première partie, sociologique, est abordé le triple contexte du raidissement idéologique, puis, dans une deuxième, épisté-mologique, sont soulevés deux problèmes sous-jacents à la polémique, mais non perçus, celui de l’intrication des faits et des valeurs, celui de ladistinction des ensembles et des touts. Elle prend pour appui concret la comparaison entre le rapport de la Haute Autorité de santé (HAS) sur lapsychopathie, construit dans une perspective totale, et celui de l’Inserm, construit dans une perspective ensembliste. La conséquence de ces deuxchoix épistémologiques est que le rapport de la HAS permet de prendre des décisions, parce qu’il pense en termes de totalité (le trouble desconduites est la partie propre d’un tout), alors que ce n’est pas le cas pour le rapport Inserm, parce qu’il pense en termes d’ensemble, et secontente de fournir une liste de mesures. Or, ce que l’on demande à un rapport en santé publique, c’est d’éclairer les choix permettant de prendredes décisions.© 2007 Publié par Elsevier Masson SAS.

Abstract

The only proper solution to confusion is clarification. Rather than take sides in a heated and confusing polemic, this article aims first to clarifythe issues involved, and second, to show how sociology can contribute to public health expertise. In the first part, I analyze the triple context ofthe ideological rigidification of the field of mental health. In the second, epistemological part, I shed light on two underlying and unseen pro-blems: the interconnection of facts and values, and the distinction between wholes and ensembles. The comparison of two reports, one by the"Haute Autorité de santé" (HAS) and the other by Inserm, illustrates these two problems. The HAS report was written from the perspective ofwholeness, whereas the one by Inserm is based on the notion of “ensemblism”. The consequence is that the HAS report can be used as a basis forestablishing policies, whereas the Inserm report can not, because it provides only a list of decontextualized measures. A public health reportshould clarify possible choices to allow for informed decision-making.© 2007 Publié par Elsevier Masson SAS.

Mots clés : Épistémologie ; Sociologie ; Santé publique ; Santé mentale ; Tout versus ensemble ; Trouble des conduites

Keywords: Epistemology; Sociology; Public health; Mental health; Wholes versus ensembles; Behavior disorder

Adresse e-mail : [email protected] (A. Ehrenberg).

0222-9617/$ - see front matter © 2007 Publié par Elsevier Masson SAS.doi:10.1016/j.neurenf.2007.07.015

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« Il y a tellement de comorbidités associées que certainsauteurs avancent l’hypothèse que le trouble des conduitesisolé n’existerait pas […]. De fait, nous en arrivons à unequestion essentielle : l’approche catégorielle trouble desconduites, trouble oppositionnel, personnalité antisocialea-t-elle un sens ? », Trouble des conduites chez l’enfant etl’adolescent, Expertise collective, Inserm, 2005.

Le trouble des conduites existe bel et bien, mais la questionprincipale à se poser est : en quel sens ? Quant à ce qui sepasse autour de ce thème, il est difficile d’y reconnaîtrequelque chose, tant la confusion et la passion qui l’accompa-gnent sont intenses. C’est pourquoi, cet exposé espère contri-buer à clarifier un débat plutôt qu’à défendre une thèse, ce quiimplique aussi de clarifier l’apport de la sociologie et le typed’expertise qu’elle pratique. À une confusion, il est seulementpossible d’apporter une clarification.

Cet article poursuit une expertise sociologique de l’expertisecollective de l’Inserm sur le trouble des conduites [1] (de nom-breux sociologues refusent le mot d’expert appliqué à notrediscipline, c’est une erreur et une incompréhension de notreutilité sociale). L’expertise collective Trouble des conduiteschez l’enfant et l’adolescent a déclenché une polémiqueimmense et passionnée. Immense, parce qu’elle a impliquénon seulement les professionnels, mais encore l’ensemble dela société française. Polémique, parce que l’on a affaire aunième épisode d’un phénomène qui caractérise la santé mentaledepuis une bonne dizaine d’années en France, que j’ai appelé« les guerres du sujet » [2,3], c’est-à-dire à des affrontementspassionnés entre les conceptions impliquées dans les prises encharge des problèmes psychiatriques et psychologiques dusujet humain. En matière de psychopathologie, il existe unedimension métaphysique que l’on ne trouve guère (ou demanière marginale) dans la plupart des autres domaines patho-logiques. Les émeutes des banlieues de novembre 2005 et leprojet de loi de prévention de la délinquance du ministre del’Intérieur se sont ajoutés à ces guerres et ont favorisé une per-ception sécuritaire de l’expertise, ce qui est injuste, car cen’était nullement l’intention des rédacteurs. La quantité de pro-blèmes structurels de la société française qui se sont rassem-blés sur les enfants et les adolescents chez lesquels s’intriquentpsychopathologie, déviance et inégalités sociales, dont lescontenus et les formes se sont profondément renouvelés dansla société individualiste et globalisée, est telle qu’on a là tousles ingrédients d’un cocktail explosif. Il y a donc des raisonssociales et politiques à ce qu’on en vienne quasiment auxmains sur ce sujet, comme on a pu le constater depuis plusd’un an.

L’importance de la dimension métaphysique tient à ce queles pathologies mentales possèdent une double spécificité. Lapremière est de mettre en relief un aspect moral et social qui estbeaucoup moins présent dans les autres espèces pathologiques.Ces pathologies touchent en effet le sujet dans sa« subjectivité », sa « personnalité », son « intériorité », c’est-à-dire dans ce que les sociétés occidentales pensent êtrel’essence même de l’humain. La seconde spécificité est d’êtrele domaine dans lequel la double constitution biologique et

sociale de l’espèce humaine, double constitution qui condi-tionne la possibilité de notre vie psychique, s’entremêle inex-tricablement. La tension entre l’homme comme être de natureet l’homme comme être historique ou social y est donc trèsvive. Cette situation multiplie les cas limites entre biologie etpsychologie, voire sociologie, et favorise une tournure particu-lière de ce domaine : d’un côté, l’éclectisme étiologique et cli-nique (disons, le fourre-tout du multifactoriel : un peu de bio,un peu de psycho, un peu de socio), de l’autre, le dogmatismedoctrinaire (tout est dans le cerveau, c’est le biologisme, toutest dans l’inconscient, c’est le psychanalysme, tout est dans lasociété ou tout est construit, c’est le sociologisme).

Le raidissement idéologique auquel nous faisons facebloque une réflexion plus sereine et une analyse plus pragma-tique sur l’action à mener. Il s’agit d’ailleurs d’une situationqui vaut pour de nombreux problèmes de la société française,ce qui ne permet pas de faire souffler un véritable esprit deréforme. C’est même un style français, comme l’a déclaréMichel Rocard l’année dernière, que de transformer des problè-mes en symboles (la réforme des retraites comme celle del’enfance en danger). Je ne suis ni assez optimiste, ni assezprétentieux pour croire que l’on peut dépasser ce raidissement,mais je pense que la démarche sociologique peut, au moins, lerelativiser.

J’aborderai très grossièrement dans une première partie,sociologique, le triple contexte du raidissement idéologique,puis, dans une deuxième, épistémologique, je soulèverai deuxproblèmes sous-jacents à la polémique, mais non perçus, celuide l’intrication des faits et des valeurs, celui de la distinctiondes ensembles et des touts. L’épistémologie a un aspect tech-nique inévitable sauf à sombrer les propos de table et les géné-ralités, mais j’illustrerai concrètement en comparant le rapportde la Haute Autorité de santé (HAS) sur la psychopathie, cons-truit dans une perspective totale, et celui de l’Inserm, construitdans une perspective ensembliste.

1. Triple contexte du raidissement idéologique

Depuis le début des années 1980, et surtout depuis lesannées 1990, nous assistons à des transformations de grandeampleur :

● du statut des problèmes mentaux et de comportement ;● de la vie sociale ou de la socialité ;● des modes de connaissance, de nouveaux paradigmes sesont imposés en référence aux neurosciences et à la psycho-logie cognitive.

Aux trois niveaux donc, de la société, du changement desens et de périmètre d’action de la psychiatrie avec la santémentale et des savoirs, s’est opérée une redistribution généraledes cartes.

La diffusion du paradigme cognitif s’est accompagnée d’unraidissement idéologique entre partisans d’une approche natu-raliste et partisans d’une approche psychodynamique. Mais

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plus profondément, ce raidissement tient à ce que le nouveauparadigme se diffuse dans le contexte du déplacement de lapsychiatrie à la santé mentale — c’est le premier contexte.Sans faire une analyse de ce déplacement, il faut avoir à l’espritque ces questions de pathologie mentale et de souffrance psy-chique ne sont plus un secteur particulier de la société traité parune discipline appelée la psychiatrie, mais un souci transversalà toute la société. Être en état de souffrance psychique estaujourd’hui une raison d’agir non seulement pour soigner,mais encore pour réguler les relations sociales dans les situa-tions les plus diverses (pensez seulement au harcèlement moraldans le monde du travail et à la fascinante notion d’intégritépsychique désormais inscrite dans le droit). La centralité de lasanté mentale tient à ce qu’elle intègre dans son périmètred’action la socialité de l’homme d’aujourd’hui (et pas seule-ment sa pathologie) avec la souffrance au travail, les souffran-ces familiales, les souffrances psychosociales, etc., mais aussile développement personnel, ce que la psychiatrie appelle « lasanté mentale positive ». Dans ce contexte, la concurrenceentre paradigmes n’est plus seulement une affaire de spécialis-tes, elle concerne chacun. La métaphysique est alors dans larue.

La centralité des questions mentales tient à un deuxièmeniveau de contexte qui est plus général : la généralisation desvaleurs de l’autonomie à l’ensemble de la vie sociale, et doncla subordination de la discipline qui est désormais inférieure envaleur à celle de l’autonomie. Celle-ci se caractérise parl’ancrage dans la vie quotidienne d’un double idéal de réalisa-tion de soi (valeurs de choix et de propriété de soi) et d’initia-tive individuelle, c’est-à-dire de la capacité à décider et à agirde soi-même. C’est un changement drastique de nos concep-tions de l’action efficace. La référence à la responsabilité indi-viduelle est intimement liée à ces idéaux. De là, l’accent placéun peu partout sur la subjectivité des individus. Autonomie,responsabilité, subjectivité sont désormais les trois mots clésde la socialité contemporaine.

Ce qui veut dire que c’est une socialité où l’insécurité per-sonnelle devient un problème majeur, parce qu’elle met enrelief des problèmes de structuration de soi, sans laquelle ilest impossible de décider et d’agir par soi-même de façonappropriée, problèmes auxquels on ne faisait guère attentiondans une société d’obéissance disciplinaire. Pour faire (très)bref, dans la discipline, l’important était d’exécuter mécanique-ment des ordres, dans l’autonomie, il s’agit de prendre encharge des problèmes. D’un point de vue sociologique, c’est-à-dire descriptif, la santé mentale est un langage social permet-tant de formuler et de faire reconnaître des tensions multiplesaccompagnant ce mode de vie et de leur trouver des solutions.Elle leur donne une forme reconnaissable par chacun et quechacun emploie de multiples manières. Bref, la santé mentale,à la différence de la psychiatrie, est au cœur de la socialité del’individu contemporain, et pas seulement de sa santé.

C’est dans ce contexte large, mais très prégnant dans la viequotidienne, des transformations des modes de socialisation etdes dilemmes qu’ils soulèvent pour chacun que les questionsde l’enfant et de l’adolescent doivent être abordées. Nous som-

mes confrontés à de nouveaux parcours de vie et de nouvellesmanières de vivre affectant la famille, l’emploi, l’école, lesâges de la vie en même temps que nous assistons à la fin del’État-providence tel qu’il s’est constitué au cours duXX

e siècle. Cela dépasse les politiques de santé (même si lasanté est un concept plus large aujourd’hui qu’hier).

Dans la société de l’autonomie généralisée, où la responsa-bilité individuelle de sa propre vie est la toile de fond de la viesociale, quelle que soit la position de chaque individu dans lahiérarchie sociale, la socialisation consiste en schémas permet-tant, obligeant ou poussant chacun à être l’agent de son proprechangement [4]. Cela implique la combinaison de trois sché-mas sociaux que l’on retrouve partout : la transformation per-manente de soi, le développement de compétences sociales ourelationnelles et l’accompagnement des trajectoires de vie. Ilssont les principaux modes d’institution d’individus leur per-mettant d’agir par soi-même de façon appropriée dans dessituations sociales en nombre croissant, y compris dans lesplus contraintes, que ces individus soient schizophrènes, ado-lescents en difficulté ou guichetiers de banque. Dans ce type desociété, la polarité gagnant–perdant domine la polarité domi-nant–dominé de la société industrielle, ce qui a pour consé-quence de repenser la lutte contre les inégalités. Pour le direen un mot, elle se réfère à l’égalité de l’autonomie qui consisteà permettre aux plus faibles de saisir des opportunités en jouantsur les capacités ou les compétences [5]. On est bien là dansune conception où il s’agit d’être l’agent de son propre chan-gement.

Y compris dans les situations les plus contraintes, disais-je,car dans ce type de socialité, la contrainte elle-même change designification. Par exemple, les centres d’éducation renforcée etles centres d’éducation fermée ne sont pas une nouvelle norma-lisation disciplinaire, car la contrainte y est un moyen pourrestaurer ou contribuer à instaurer une capacité à décider et àagir par soi-même de manière appropriée. La contrainte visel’adhésion du jeune [6], elle vise à lui permettre d’être l’agentde son propre changement, à retrouver une maîtrise de sa pro-pre vie. C’est une condition pour ouvrir l’espace des possiblesdans la socialité de l’autonomie. Car de quoi souffrent ces jeu-nes, sinon de pathologies de la liberté et de la vie de relation,pour reprendre la vieille définition de la pathologie mentaled’Henri Ey.

Si les approches en termes de développement cognitif, decompétences cognitive et sociale occupent une telle placeaujourd’hui dans la santé mentale, c’est aussi, parce qu’ellesont une valeur sociale décisive pour une bonne socialisationtout au long de la vie. Et c’est pourquoi, les neurosciences ont,elles-mêmes, une telle valeur sociale, malgré leurs très faiblesrésultats en matière de physiopathologie de la maladiementale : elles font partie d’une dynamique globale, où lalutte contre les inégalités passe par des compétences permettantà chacun d’être l’agent de son propre changement.

C’est précisément l’incapacité à entrer dans cette socialitéque montrent les troubles du comportement, c’est-à-dire l’inca-pacité à être autonome et à avoir des relations stables avecautrui. Ce type de problème se posait de façon marginale

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dans la société industrielle, où la mise au travail se faisaitextrêmement tôt et où les aspirations étaient fort différentes.

C’est en regard de cette analyse sociologique qu’il fautaborder les questions épistémologiques.

2. Épistémologie : où l’on doit intriquer fait et valeur,d’une part, et distinguer la notion d’ensemble et la notionde totalité, d’autre part, pour comprendre quel’environnement n’est pas un facteur

Épistémologie, mais épistémologie de quoi et pourquoi fairede l’épistémologie ?

● Pour préciser ce qu’il y a de « social » dans les questionsdont nous parlons ;

● ce qui implique de préciser ce que signifie « social »,concept sur lequel les sociologues s’expliquent troprarement ;

● afin de définir en quoi consistent l’expertise du sociologue1

et l’apport du sociologue à la santé publique.

Si l’on a absolument besoin de données validées, l’expertiseen santé publique ne se réduit pas à les synthétiser, elle doits’élargir aux débats portant sur la question en cause. Enmatière sociale et politique — et ici de quoi parlons-noussinon de politique, de l’enfance et de l’adolescence ? —, lesdébats, polémiques et controverses ne sont pas des parasitesqu’il faut nettoyer pour découvrir une vérité scientifique, maisla matière même de l’analyse sociologique. C’est que je vaisexpliquer à travers deux problèmes épistémologiques : l’intri-cation fait–valeur [7] et la distinction entre les entités qui sontdes ensembles et celles qui sont des touts.

La compréhension de la nature de ces deux problèmes est lacondition d’une expertise en santé publique faite dans un espritsociologique, c’est-à-dire qui soit utile au bien commun : le butd’une telle expertise est de clarifier les choix qui s’offrent entermes sociaux afin de décider entre ce qui est préférable et cequi l’est moins : il s’agit de justifier des décisions et non deprouver un mécanisme ou de valider telle ou telle méthodethérapeutique. Si l’on accepte ce point, l’expertise collectivede l’Inserm est un beau ratage.

Le raisonnement du sociologue est fort bien résumé parcette phrase de Marcel Mauss dans un article de 1927 :« C’est […] la totalité biologique que rencontre la sociologie.

1 Expertise absente du rapport de l’Inserm, bien que l’Inserm ait créé uneunité de sciences sociales de la santé mentale le 1er janvier 2004. Le projet aété déposé suite à une demande personnelle que m’a faite son directeur géné-ral, Christian Bréchot en 2001. L’équipe (déjà UMR CNRS–Paris-V) a consi-déré cette proposition comme une ouverture permettant d’œuvrer à l’élabora-tion d’une interdisciplinarité et s’est fortement mobilisée pour réussir cedifficile concours (comme le savent tous ceux qui l’ont tenté). Il y a là undysfonctionnement. On peut espérer que l’excellente initiative prise par Chris-tian Bréchot de créer un département de santé publique sera un moyen deréfléchir à plus long terme sur une politique visant une interdisciplinarité intel-ligente, c’est-à-dire où l’on sait qui peut apporter quoi dans un travail complé-mentaire commun.

Ce qu’elle observe partout et toujours, c’est non pas l’hommedivisé en compartiments psychologiques, ou même en compar-timents sociologiques, c’est l’homme tout entier » [8]. Rempla-cez compartiments par facteurs — psychologique, biologique,sociologique —, et cette phrase devient très actuelle. Que veutdire : « homme total » ? L’expression ne doit surtout pas êtrecomprise comme un humanisme ou une invitation à ne pasréduire l’homme à une marchandise, mais comme une démar-che.

Cette démarche correspond à un point central, le dualismefait–valeur sous-jacent à l’expertise collective sur le trouble desconduites, mais également aux positions développées par Pasde 0 de conduite pour les enfants de trois ans qui lui sont symé-triques, les premiers plaçant l’accent sur les faits, les secondssur les valeurs (préserver la subjectivité du sujet). Le dualismefait–valeur pose que les faits sont objectifs, donc relèvent de lascience, et que les valeurs, étant subjectives, relèvent del’opinion. Or, la caractéristique du fait social est précisémentque l’opinion n’est pas extérieure à l’objet, mais, bien aucontraire, en est une propriété. Par exemple, quand nous par-lons d’absence de culpabilité dans le trouble des conduites ou,au contraire, d’excès de culpabilité dans la mélancolie — etnous avons d’excellentes raisons de le faire —, ne faisons-nous pas une évaluation, ne jugeons-nous pas, n’accordons-nous pas une valeur à un fait sans laquelle il n’y aurait aucunfait ? Si nous ne parlions pas d’excès de culpabilité dans lamélancolie ou d’absence de culpabilité dans le trouble desconduites, ni le fait mélancolique, ni le fait du trouble desconduites n’existeraient (ils seraient sans valeur pour nous).Une entité peut être appelée « sociale » lorsque faits et valeurs(morales) sont enchevêtrés, lorsqu’elle est un fait de valeur2.

C’est pourquoi, le sociologue a des problèmes pratiques àclarifier en vue de décisions à justifier, son travail est enquelque sorte de philosophie des affaires humaines — c’est lerapport à la politique.

Le deuxième point est la distinction épistémologique entredes entités qui sont des ensembles et celles qui sont des touts,que j’illustrerai concrètement en comparant le rapport de laHAS sur la psychopathie et celui de l’Inserm.

Dans un ensemble (comme les ensembles mathématiques),les éléments (appelés sous-ensembles) peuvent se définir indé-pendamment de l’ensemble auquel ils appartiennent : le rectan-gle A peut avoir une intersection avec le rectangle B pourdevenir un plus grand rectangle C, mais si on sépare A et B,ils appartiennent toujours à l’ensemble des rectangles. Dans untout, les éléments (appelées parties) ne peuvent être définis endehors du tout dont ils sont une partie propre. Prenons le casd’un acte social comme le meurtre : si Caïn ne tue plus Abel, iln’y a plus ni meurtrier ni victime, car c’est la relation qui est lefait, parce que ce fait les concerne l’un et l’autre. Un acte socialn’est pas une chose, c’est un genre d’entité qui est un faitrelationnel : c’est la relation, de meurtre en l’occurrence, quiest le fait. La relation prime sur les termes, car elle fait de

2 Il faut ici distinguer entre valeurs morales et valeurs épistémiques, à lasuite de Putnam [8].

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4 Le sociologue G. Espting-Andersen, par exemple, insiste sur la nécessitéde penser la politique de la petite enfance en termes d’investissement plutôtque de coût [12].

5 L’article de Wakefield et al. [14] sur le contexte social est cité dans lepremier chapitre de l’expertise, mais sans tenir compte de ce qu’il dit. Le pre-mier chapitre de l’expertise est trop factuel et ne rend pas compte des discus-sions, notamment au sein de la psychiatrie américaine à propos des catégoriesdu DSM, de leur validité et de leurs transformations. D’une manière générale,

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chaque terme, Caïn et Abel, l’un le meurtrier, l’autre la vic-time. Le fait social est un fait de relation [9]. Il y a donc unedépendance des parties (Caïn et Abel) au tout (le meurtre, quisuppose lui-même en arrière-plan des institutions définissant cequ’est un meurtre, donc des mœurs, des coutumes, des valeurs)qui n’existe pas pour les éléments d’un ensemble pour lequelon raisonne en termes d’appartenance et non de dépendance(dans le jargon des logiciens, ces questions relèvent de laméréologie).

L’expertise collective a adopté un point de vue ensembliste,parce qu’elle a considéré que l’approche médicale était unsous-ensemble, devant être complété par l’analyse des autressous-ensembles. Elle a notamment conçu l’angle d’attaque àpartir de l’axiome que le trouble des conduites était une entitédiscrète, et non la partie propre d’un tout. Elle affirme qu’ils’agit d’un point de vue partiel, qui doit être complété pardes analyses des autres sous-ensembles ou facteurs. C’est làoù se trouve l’erreur épistémologique : quand une entité est lapartie propre d’un tout, un point de vue partiel est un point devue erroné pour la raison qu’il n’y a pas d’indépendance deséléments. On peut additionner des sous-ensembles, mais on nepeut additionner des parties. En revanche, on doit décomposerun tout en parties. Cela ne veut évidemment pas dire que toutest faux dans le rapport, mais que rien n’est situé et, en consé-quence, qu’on ne peut rien faire.

Pour montrer ce caractère erroné et ses conséquences, com-parons trois exemples entre un rapport de santé publique cons-truit dans une perspective totale, celui de la HAS [10], etl’expertise Inserm, construite dans une perspective ensembliste.Ces trois exemples sont la comorbidité, la détection précoce etl’environnement.

La comorbidité entre le trouble des conduites et les autrestroubles du comportement, mais aussi les troubles à bas bruit,est telle que la HAS3 considère qu’il ne faut surtout pas lesisoler comme des entités discrètes (« Porter une attentionexclusive aux enfants les plus perturbateurs conduirait à oublierceux dont les troubles évoluent à bas bruit » ([10], p. 9)).L’absence de perspective totale (résultant de l’approche en ter-mes d’unités discrètes) se mesure au fait que les troublesanxieux et dépressifs ne sont que mentionnés dans le rapportde l’Inserm qui n’en tire aucune conséquence. Cela conduit àune visée de gestion des risques de délinquance à l’adoles-cence, mais non à une prévention de la souffrance psychique.Or, comme l’indique la HAS, « Les troubles des comporte-ments ont un point commun : l’absence de sentiment de sécu-rité interne suffisant qui permette aux enfants ou adolescentsconfrontés à une situation de conflit ou de stress de faireappel à leurs ressources psychiques internes pour différer leurréponse aux émotions. Les experts relèvent une discontinuitédes relations affectives précoces qui rend l’enfant dépendantd’un monde sur lequel il se sent sans pouvoir, et auquel il ne

3 La HAS « considère que la multiplicité des facteurs, des symptômes et descomorbidités repérés interdit d’utiliser ces données dans une perspective pré-dictive. Elle rappelle en effet que la majorité de ces enfants n’évoluera ni versune organisation de la personnalité de type psychopathique, ni vers un autretrouble mental » ([10] p. 19).

parvient pas à donner sens » ([10], p. 20). Que le symptômesoit dans le comportement ou non, il y a « une souffrance qu’ilest indispensable de prendre en compte sans se soucier desavoir si on prévient chez l’enfant la survenue de conduitesantisociales ou d’une autre pathologie » [11]. Les diagnosticspeuvent certes être différentiels, mais les politiques de préven-tion des risques doivent être globales.

Sur la détection précoce, par rapport à la perspective Insermqui liste des recommandations sans se préoccuper de la réalité,donc sans se donner les moyens de faire des propositions pourla modifier le cas échéant, « la commission d’audition [de laHAS] a […] conscience que l’incitation au repérage précocese heurte à une double difficulté : la multiplicité et la non-spécificité des signes d’appel, dont certains sont particulière-ment banals, rendent difficile leur repérage par des non-spécialistes en l’absence d’outil pertinent. On oscille, en consé-quence, entre deux risques : celui de la dramatisation et de lastigmatisation d’une part, et celui, qui n’est pas moindre, de labanalisation et de l’indifférence, d’autre part ; si le repérage dessituations problématiques n’est pas suivi d’une offre de priseen charge ou de soins adaptés, il risque d’être contre-productifet d’accroître les difficultés auxquelles il prétendait remédier »([10], p. 23). À cela, il faut ajouter qu’un consensus s’est net-tement dégagé, consensus totalement contradictoire avec lerapport Inserm : la recommandation d’« une prévention pré-coce, mais non spécifique » ([8], p. 19). Car il faut intervenirprécocement, et tout le monde est d’accord sur ce point, bienau-delà des professionnels de santé mentale : le renouvellementde la question de l’égalité implique que la lutte contre les iné-galités (construire des capacités permettant une égalité deschances tout au long de la vie) exige une centration de l’actionpublique dès la petite enfance4. Conclusion : la référence à uneentité discrète (le trouble des conduites) en vue d’une politiquede prévention spécifique est un non-sens. Ce point est confirmépar une très intéressante étude américaine : elle montre que lesfacteurs de risque sont prédictifs de la sévérité des symptômes,mais ne permettent en aucun cas de dire s’ils vont donner destroubles externalisées (troubles du comportement) ou des trou-bles internalisés [13].

Le contexte est dans le rapport de l’Inserm un facteur parmid’autres (et les discussions sur l’importance du contexte dans lapsychiatrie internationale ne sont pas prises en compte5), pour

le niveau de la discussion méthodologique (je ne parle pas de la discussionconceptuelle) est très inférieur à ce que l’on peut lire dans les grandes revuesinternationales. Ainsi, sur les méta-analyses, il n’y a rien sur leurs limites. Sil’on consulte Evidence Based Mental Health (publié en Grande-Bretagne) oul’American Journal of Psychiatry, c’est absolument frappant. Voir notamment,dans cette dernière revue, la critique des méta-analyses en psychiatrie parKlein [15].

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A. Ehrenberg, CNRS / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 55 (2007) 450–455 455

le rapport de la HAS « la composante environnementale estmajeure […]. Il apparaît en conséquence légitime de s’inter-roger sur l’influence de l’évolution de la société et du contextesocial, économique et culturel » ([10], p. 9) — ce que j’ai troprapidement fait dans la première partie de cet article. Le rapportemploie une formule très juste : l’environnement est « la toilede fond qui donne sens aux facteurs » ([10], p. 20). Voilàune formule que le sociologue applaudit, parce que« l’environnement » est le tout au sein duquel les partiess’organisent. L’homme n’existe pas avec un environnement,comme une base matérielle à laquelle on ajoute de la culture,etc. — l’homme par compartiments que critique Mauss —, ilest, pour ainsi dire, un élément de son environnement.

La conséquence de ces deux choix épistémologiques est quele rapport de la HAS permet de prendre des décisions, parcequ’il pense en termes de totalité (le trouble des conduites est lapartie propre d’un tout), alors que ce n’est pas le cas, malheu-reusement, pour le rapport Inserm, parce qu’il pense en termesd’ensemble, et se contente de fournir une liste de mesures. Or,ce que l’on demande à un rapport en santé publique, c’estd’éclairer les choix permettant de prendre des décisions.

Une telle clarification exige une perspective globale, car lalogique concerne nécessairement le « tout ». L’épistémologien’est donc pas seulement une question théorique, c’est unequestion pratique, car elle conditionne les critères permettantde décider du type d’action à mener. Il reste donc à l’Insermà faire un effort de rénovation intellectuelle pour dépasser sontropisme étroitement médical qui rend l’institut inutile pourl’expertise en santé publique.

Références

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