1
YVES GINGRAS Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences à l’UQAM, l’auteur est aussi chroniqueur à Radio-Canada, à l’émission Les Années lumière. Il a d’ailleurs publié le printemps dernier ses entretiens avec Yanick Villedieu, sous le titre Parlons sciences, chez Boréal. O n assiste depuis plus d’une dizaine d’années à une re- crudescence mar- quée des débats opposant d’un côté les sciences, pla- cées à l’enseigne du progrès et de la raison, et de l’autre les religions, sources, selon ses critiques, d’obscu- rantisme et même de fanatisme. Aux États-Unis, on s’est habitué aux luttes incessantes des fondamenta- listes chrétiens contre l’enseigne- ment de la théorie de l’évolution. De façon générale, cependant, ces courants religieux anti-science, qui voient dans la Bible la vérité ré- vélée, n’ont pas empêché le monde occidental d’investir massivement dans le développement scienti- fique et technologique. Après tout, les États-Unis, haut lieu des ba- tailles contre Darwin et contre la recherche sur les cellules sou- ches, sont encore une puissance scientifique inégalée. Et dans la plupart des pays de tradition chré- tienne, l’Église catholique n’a plus la force temporelle qui lui a permis de mettre Copernic à l’index et de condamner Galilée pour hérésie. Dans le monde arabo-musulman aussi, l’opposition entre une inter- prétation littérale du Coran et le dé- veloppement scientifique pose au- jourd’hui problème. Depuis quel- ques années, de nombreux observa- teurs déplorent le fait que certains pays musulmans soient «riches en pé- trole mais pauvres en sciences» . Ils dé- noncent une lecture du Coran selon laquelle toute la science y serait déjà inscrite, ce qui empêcherait la re- cherche scientifique indépendante. Arabité et islamisme Comme le notait tout récem- ment encore le directeur de la bi- bliothèque d’Alexandrie, Ismail Serageldin, dans un éditorial de la très prestigieuse revue Science (édition du 8 août), «avec plus d’un trillion de dollars et une popu- lation de plus d’un milliard de per- sonnes», les pays musulmans «in- vestissent moins en recherche que les autres pays de taille et de riches- se comparables». Pourquoi un tel écart? Après bien d’autres, il n’hé- site pas à montrer du doigt «un milieu social de plus en plus intolé- rant, encouragé par des gardiens autoproclamés de la rectitude reli- gieuse qui imposent leur interpréta- tion étroite de la religion dans tous les débats publics». Il est d’usage, dans de tels dé- bats, de rappeler la grande tradi- tion scientifique «arabe» ou «isla- mique» (le choix des termes est ici un enjeu) qui a fleuri dans plu- sieurs pays du X e au XIV e siècle et Ismail Serageldin ne fait pas ex- ception en rappelant qu’Ibn al-Hay- tham, dès le X e siècle, a jeté les bases de la recherche empirique des siècles avant Galilée. Mais au- delà de l’usage stratégique d’un passé glorieux auquel il est fait ap- pel pour fonder un futur plus ra- dieux pour les sciences dans les pays musulmans, certains cher- cheurs veulent apporter des nuances à cet «âge d’or de l’islam». Ainsi, dans son ouvrage récent qui a fait scandale en France, Aris- tote au mont Saint-Michel, l’histo- rien Sylvain Gouguenheim s’est opposé à une «vision réductrice» qui consiste «à confondre en parti- culier arabité et islamisme, attri- buant à l’Islam, civilisation fondée sur une religion, ce qui relève de la culture de langue arabe». Un débat enflammé a suivi la pu- blication de ce volume, qui vise en fait à minimiser les contributions — pourtant avérées — du monde arabe au développement scienti- fique. Toutefois, peu de commen- tateurs semblent avoir noté que ce débat est en bonne partie une re- prise de celui lancé plus d’un siècle auparavant par l’historien français Ernest Renan (1823-1892), dans une conférence sur L’Islamisme et la science prononcée à la Sorbonne le 29 mars 1883. Dans son discours — republié en 2003 sous le titre modernisé de L’Islam et la science —, Renan pro- posait lui aussi une réponse à la question de Serageldin: pourquoi le monde musulman fait-il si peu de place aux sciences? Et comme Gouguenheim après lui, Renan an- nonce en ouverture vouloir dé- brouiller «une des plus fortes confu- sions d’idées que l’on commette» en entretenant «l’équivoque contenue dans ces mots: “science arabe”, “phi- losophie arabe”, “art arabe”, “scien- ce musulmane”. Des idées vagues qu’on se fait sur ce point résultent beaucoup de faux jugements et même des erreurs pratiques quel- quefois graves». Bien sûr, à 125 ans de distance, le contexte, les motivations et les styles d’écriture diffèrent, mais la question fondamentale demeure, qui intéressait autant Renan à son époque que de nombreux intellec- tuels aujourd’hui: une foi rigide en la vérité absolue et littérale du contenu d’un livre censé contenir les pen- sées divines est-elle compatible avec la recherche scientifique moderne? Tout d’abord, Gouguenheim et Renan contestent, pour des rai- sons différentes cependant, le rôle central attribué implicitement à la religion musulmane dans le déve- loppement scientifique du monde arabe au Moyen-Âge. Le premier comme le second insistent pour rappeler que de nombreux sa- vants écrivant leurs travaux en langue arabe étaient en fait chré- tiens ou juifs, et non pas musul- mans. Et à ceux qui contestent la légitimité d’une telle distinction entre langue, culture et religion, Renan répondait déjà: «Tout ce qui est écrit en latin n’est pas la gloire de Rome; tout ce qui est écrit en grec n’est pas œuvre hellénique; tout ce qui est écrit en arabe n’est pas un produit arabe; tout ce qui s’est fait en pays chrétien n’est pas l’effet du christianisme; tout ce qui s’est fait en pays musulman n’est pas un fruit de l’islam.» On pourrait ajouter: tout ce qui est écrit en anglais n’est pas améri- cain… Il s’agit pour lui d’une ques- tion fondamentale de méthode et «ces sortes de distinctions sont néces- saires, si l’on ne veut pas que l’histoi- re soit un tissu d’à peu près et de malentendus». Incarnant le courant rationaliste et positiviste qui voit le salut de l’humanité dans la science — syno- nyme de raison —, Renan s’oppose à toute religion qui cherche à impo- ser sa loi à l’ensemble de la société. Celui qui pourrait encore servir d’emblème au mouvement laïque considère en effet la cause comme entendue: jamais les religions n’ont été utiles au progrès scientifique et elles n’ont fait que l’entraver. La religion musulmane ne fait pas exception, selon lui: «L’islamis- me, en réalité, a donc toujours per- sécuté la science.» Il s’attaque même aux «libéraux qui défendent l’islam [mais] ne le connaissent pas». Car, selon lui, «l’islam, c’est l’union indiscernable du spirituel et du temporel, c’est le règne d’un dog- me, c’est la chaîne la plus lourde que l’humanité ait jamais portée». Il ne faudrait toutefois pas penser que Renan, ancien séminariste, ait été contre toute religion. Il le dit ex- plicitement: «Il ne s’agit pas pour le chrétien d’abandonner le christianis- me ni pour le musulman d’abandon- ner l’islam. Il s’agit pour les partisans éclairés du christianisme et de l’is- lam, d’arriver à cet état d’indifféren- ce bienveillante où les croyances reli- gieuses deviennent inoffensives. Cela est fait dans une moitié à peu près des pays chrétiens; espérons que cela se fera pour l’islam.» Pour cet historien de la religion chrétienne qui a écrit en 1864 une Vie de Jésus qui a fait scan- dale par son analyse positi- viste dénuée de toute référence au caractère di- vin que les chrétiens reconnaissent au fonda- teur de leur religion — scandale qui lui coûta d’ailleurs son poste au Collège de France —, il est clair que la religion catholique n’a pas mieux servi ses savants: il «est hors de doute, écrit-il, que Galilée n’a pas été mieux traité par le ca- tholicisme qu’Averroès n’a été traité par l’islamisme». Et, selon lui, «la renaissance scientifique de l’Euro- pe» ne s’est pas faite avec le catho- licisme, qui «lutte encore pour em- pêcher la pleine réalisation de ce qui résume le code rationnel de l’humanité, l’État neutre, en dehors des dogmes censés révélés». De même, il ne croit pas à «une science admise par l’islam, tolérée par l’islam», et affirme au contrai- re que la «régénération des pays musulmans ne se fera pas par l’is- lam: elle se fera par l’affaiblissement de l’islam». Et Renan ne serait pas surpris de voir aujourd’hui les fon- damentalistes chrétiens et musul- mans — si éloignés sur d’autres thèmes — s’accorder facilement dans leur croisade commune contre la théorie de l’évolution. Une défense de la raison Bien sûr, le ton est ferme et re- flète une époque révolue qui n’avait pas encore connu le langa- ge feutré et euphémisé aujour- d’hui dominant. Mais au-delà de la forme nécessairement marquée par son époque, le fond demeure d’actualité: une défense résolue de la raison dont on retrouve aujour- d’hui l’écho dans l’éditorial du di- recteur de la bibliothèque d’Alexandrie, cité plus haut. L’intervention énergique de Re- nan n’est pas passée inaperçue. Moins de deux mois pus tard, Ja- mal al-Din Afghani (qui signe Gemmal-Eddine Afghan), un intel- lectuel musulman chiite, probable- ment d’origine iranienne, activiste politique promoteur d’une vision moderne de l’islam, répond à Re- nan dans les colonnes du Journal des débats, qui avait publié le texte original de la conférence. Selon Al-Afghani, «aucune na- tion à son origine n’est capable de se laisser guider par la raison pure». C’est l’évolution naturelle des so- ciétés qui leur permet de s’affran- chir des religions: «S’il est vrai que la religion musulmane soit un obs- tacle au développement des sciences, peut-on affirmer que cet obstacle ne disparaîtra pas un jour? En quoi la religion musulmane diffère-t-elle sur ce point des autres religions? Toutes les religions sont intolérantes, cha- cune à sa manière.» En songeant que «la religion chrétienne a précédé de plusieurs siècles la religion musulmane», Al- Afghani ne peut s’empêcher «d’es- pérer que la société mahométane ar- rivera un jour à briser ses liens et à marcher résolument dans la voie de la société occidentale pour laquelle la foi chrétienne, malgré ses ri- gueurs et son intolérance, n’a point été un obstacle invincible. Non, je ne peux admettre que cette espérance soit enlevée à l’islam». Il dit plaider ainsi la cause «non de la religion musulmane, mais celle de centaines de millions d’hommes qui seraient ainsi condamnés à vivre dans la barbarie et l’ignoran- ce». Car il admet avec Renan que, comme la religion chrétienne, «la religion musulmane a cherché à étouffer la science et à en arrêter le progrès». À la question de savoir com- ment expliquer le déclin de la civi- lisation arabe après le XV e siècle, il répond comme Renan et de nom- breux autres penseurs depuis: «Ici, la responsabilité de la religion musulmane apparaît tout entière. Il est clair que partout où elle s’éta- blit, cette religion a cherché à étouf- fer les sciences et elle a été mer- veilleusement servie dans ses des- seins par le despotisme.» C’est jus- tement à ce genre de despotisme religieux que le directeur de la bi- bliothèque d’Alexandrie demande aujourd’hui de résister. Selon lui, le développement des sciences a besoin de plus que de l’argent; il repose en fait sur la liberté: «Liber- té de chercher, de critiquer, de pen- ser, d’envisager l’impensable.» Pour cela, conclut-il, il faut s’enga- ger «à combattre pour les valeurs de la science et rejeter l’obscurantisme, le fanatisme et la xénophobie». Un tel combat sera difficile, mais il «libére- ra les esprits de la tyrannie de l’intolé- rance, de la bigoterie et de la peur, et ouvrira les portes à la recherche libre, à la tolérance et à l’imagination». Bien que séparés par 125 ans d’his- toire, Ernest Renan, Jamal al-Din Af- ghani et Ismail Serageldin portent le même message. La situation de l’homme Pour Renan, qui semble croire que la religion finira un jour par disparaître ou devenir totalement inoffensive, «la science seule peut améliorer la malheureuse situation de l’homme ici-bas». Plus réaliste, Al-Afghani affirme plutôt que, «tant que l’humanité existera, la lut- te ne cessera pas entre le dogme et le libre examen, entre la religion et la philosophie, lutte acharnée dans la- quelle, je le crains, le triomphe ne sera pas pour la libre pensée parce que la raison déplaît à la foule». Et sa conclusion sera la nôtre: «La science, si belle qu’elle soit, ne sa- tisfait pas complètement l’humanité qui a soif d’idéal et qui aime à planer dans des régions obscures et lointaines que les philosophes et les savants ne peuvent ni apercevoir ni explorer.» Vous avez un commentaire, des sug- gestions? Écrivez à Antoine Robi- taille: [email protected]. LE DEVOIR, LES SAMEDI 27 ET DIMANCHE 28 SEPTEMBRE 2008 B 6 Ernest Renan, l’islam et les sciences Galilée n’a pas été mieux traité par le catholicisme que ne l’a été Averroès par l’islamisme, disait l’écrivain P HILOSOPHIE L’écrivain-philosophe français Er- nest Renan (1823-1892) s’oppose à toute religion qui cherche à im- poser sa loi à l’ensemble de la société. UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL Yves Gingras: «Dans la plupart des pays de tradition chrétienne, l’Église catholique n’a plus la force temporelle qui lui a permis de mettre Copernic à l’index et de condamner Galilée pour hérésie.» Depuis février 2006, Le Devoir propose à des professeurs de philosophie, mais aussi à d’autres auteurs passionnés d’idées, d’histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur. Cette semaine, un devoir sur une ten- sion trop peu abordée ici, celle entre science et religion. Depuis quelques années, de nombreux observateurs déplorent le fait que certains pays musulmans soient «riches en pétrole mais pauvres en sciences».

Ernest_renan_le_devoir l'Islam & Les Sciences

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Un article rare de Renan.

Citation preview

  • Y V E S G I N G R A S

    Titulaire de la Chaire de recherchedu Canada en histoire et sociologiedes sciences lUQAM, lauteur estaussi chroniqueur Radio-Canada, lmission Les Annes lumire.Il a dailleurs publi le printempsdernier ses entretiens avec YanickVilledieu, sous le titre Parlonssciences, chez Boral.

    On assiste depuisplus dune dizainedannes une re-crudescence mar-que des dbatsopposant dun ctles sciences, pla-

    ces lenseigne du progrs et de laraison, et de lautre les religions,sources, selon ses critiques, dobscu-rantisme et mme de fanatisme.Aux tats-Unis, on sest habitu auxluttes incessantes des fondamenta-listes chrtiens contre lenseigne-ment de la thorie de lvolution.

    De faon gnrale, cependant,ces courants religieux anti-science,qui voient dans la Bible la vrit r-vle, nont pas empch le mondeoccidental dinvestir massivementdans le dveloppement scienti-fique et technologique. Aprs tout,les tats-Unis, haut lieu des ba-tailles contre Darwin et contre larecherche sur les cellules sou-ches, sont encore une puissancescientifique ingale. Et dans laplupart des pays de tradition chr-tienne, lglise catholique na plusla force temporelle qui lui a permisde mettre Copernic lindex et decondamner Galile pour hrsie.

    Dans le monde arabo-musulmanaussi, lopposition entre une inter-prtation littrale du Coran et le d-veloppement scientifique pose au-jourdhui problme. Depuis quel-ques annes, de nombreux observa-teurs dplorent le fait que certainspays musulmans soient riches en p-trole mais pauvres en sciences. Ils d-noncent une lecture du Coran selonlaquelle toute la science y serait djinscrite, ce qui empcherait la re-cherche scientifique indpendante.

    Arabit et islamismeComme le notait tout rcem-

    ment encore le directeur de la bi-bliothque dAlexandrie, IsmailSerageldin, dans un ditorial de latrs prestigieuse revue Science(dition du 8 aot), avec plusdun trillion de dollars et une popu-lation de plus dun milliard de per-sonnes, les pays musulmans in-vestissent moins en recherche queles autres pays de taille et de riches-se comparables. Pourquoi un telcart? Aprs bien dautres, il nh-site pas montrer du doigt unmilieu social de plus en plus intol-rant, encourag par des gardiensautoproclams de la rectitude reli-gieuse qui imposent leur interprta-tion troite de la religion dans tousles dbats publics.

    Il est dusage, dans de tels d-bats, de rappeler la grande tradi-tion scientifique arabe ou isla-mique (le choix des termes est iciun enjeu) qui a fleuri dans plu-sieurs pays du Xe au XIVe sicle etIsmail Serageldin ne fait pas ex-ception en rappelant quIbn al-Hay-tham, ds le Xe sicle, a jet lesbases de la recherche empiriquedes sicles avant Galile. Mais au-del de lusage stratgique dunpass glorieux auquel il est fait ap-pel pour fonder un futur plus ra-dieux pour les sciences dans lespays musulmans, certains cher-cheurs veulent appor ter desnuances cet ge dor de lislam.

    Ainsi, dans son ouvrage rcentqui a fait scandale en France, Aris-tote au mont Saint-Michel, lhisto-rien Sylvain Gouguenheim sestoppos une vision rductricequi consiste confondre en parti-culier arabit et islamisme, attri-buant lIslam, civilisation fondesur une religion, ce qui relve de laculture de langue arabe.

    Un dbat enflamm a suivi la pu-blication de ce volume, qui vise enfait minimiser les contributions pourtant avres du mondearabe au dveloppement scienti-fique. Toutefois, peu de commen-tateurs semblent avoir not que cedbat est en bonne partie une re-prise de celui lanc plus dun sicleauparavant par lhistorien franaisErnest Renan (1823-1892), dansune confrence sur LIslamisme etla science prononce la Sorbonnele 29 mars 1883.

    Dans son discours republien 2003 sous le titre modernis deLIslam et la science , Renan pro-posait lui aussi une rponse laquestion de Serageldin: pourquoi

    le monde musulman fait-il si peude place aux sciences? Et commeGouguenheim aprs lui, Renan an-nonce en ouverture vouloir d-brouiller une des plus fortes confu-sions dides que lon commette enentretenant lquivoque contenuedans ces mots: science arabe, phi-losophie arabe, art arabe, scien-

    ce musulmane. Des ides vaguesquon se fait sur ce point rsultentbeaucoup de faux jugements etmme des erreurs pratiques quel-quefois graves.

    Bien sr, 125 ans de distance, lecontexte, les motivations et lesstyles dcriture diffrent, mais laquestion fondamentale demeure,qui intressait autant Renan sonpoque que de nombreux intellec-tuels aujourdhui: une foi rigide en lavrit absolue et littrale du contenudun livre cens contenir les pen-ses divines est-elle compatible avecla recherche scientifique moderne?

    Tout dabord, Gouguenheim etRenan contestent, pour des rai-sons diffrentes cependant, le rlecentral attribu implicitement lareligion musulmane dans le dve-loppement scientifique du mondearabe au Moyen-ge. Le premiercomme le second insistent pourrappeler que de nombreux sa-vants crivant leurs travaux enlangue arabe taient en fait chr-tiens ou juifs, et non pas musul-mans. Et ceux qui contestent lalgitimit dune telle distinctionentre langue, culture et religion,Renan rpondait dj: Tout ce quiest crit en latin nest pas la gloirede Rome; tout ce qui est crit engrec nest pas uvre hellnique; toutce qui est crit en arabe nest pas unproduit arabe; tout ce qui sest faiten pays chrtien nest pas leffet duchristianisme; tout ce qui sest faiten pays musulman nest pas unfruit de lislam.

    On pourrait ajouter: tout ce quiest crit en anglais nest pas amri-cain Il sagit pour lui dune ques-tion fondamentale de mthode etces sortes de distinctions sont nces-saires, si lon ne veut pas que lhistoi-re soit un tissu d peu prs et demalentendus.

    Incarnant le courant rationalisteet positiviste qui voit le salut delhumanit dans la science syno-nyme de raison , Renan soppose

    toute religion qui cherche impo-ser sa loi lensemble de la socit.Celui qui pourrait encore servirdemblme au mouvement laqueconsidre en effet la cause commeentendue: jamais les religions nontt utiles au progrs scientifique etelles nont fait que lentraver.

    La religion musulmane ne faitpas exception, selon lui: Lislamis-me, en ralit, a donc toujours per-scut la science. Il sattaquemme aux libraux qui dfendentlislam [mais] ne le connaissentpas. Car, selon lui, lislam, cestlunion indiscernable du spirituel etdu temporel, cest le rgne dun dog-me, cest la chane la plus lourdeque lhumanit ait jamais porte.

    Il ne faudrait toutefois pas penserque Renan, ancien sminariste, aitt contre toute religion. Il le dit ex-plicitement: Il ne sagit pas pour lechrtien dabandonner le christianis-me ni pour le musulman dabandon-ner lislam. Il sagit pour les partisansclairs du christianisme et de lis-lam, darriver cet tat dindiffren-ce bienveillante o les croyances reli-gieuses deviennent inoffensives. Celaest fait dans une moiti peu prsdes pays chrtiens; esprons que celase fera pour lislam.

    Pour cet historien de la religionchrtienne quia crit en 1864une Vie de Jsusqui a fait scan-dale par sonanalyse positi-viste dnue detoute rfrenceau caractre di-vin que les

    chrtiens reconnaissent au fonda-teur de leur religion scandalequi lui cota dailleurs son posteau Collge de France , il estclair que la religion catholique napas mieux servi ses savants: il esthors de doute, crit-il, que Galilena pas t mieux trait par le ca-tholicisme quAverros na t traitpar lislamisme. Et, selon lui, larenaissance scientifique de lEuro-pe ne sest pas faite avec le catho-licisme, qui lutte encore pour em-pcher la pleine ralisation de cequi rsume le code rationnel delhumanit, ltat neutre, en dehorsdes dogmes censs rvls.

    De mme, il ne croit pas unescience admise par lislam, tolrepar lislam, et affirme au contrai-re que la rgnration des paysmusulmans ne se fera pas par lis-lam: elle se fera par laffaiblissementde lislam. Et Renan ne serait passurpris de voir aujourdhui les fon-damentalistes chrtiens et musul-mans si loigns sur dautresthmes saccorder facilementdans leur croisade communecontre la thorie de lvolution.

    Une dfense de la raison Bien sr, le ton est ferme et re-

    flte une poque rvolue quinavait pas encore connu le langa-ge feutr et euphmis aujour-dhui dominant. Mais au-del de laforme ncessairement marquepar son poque, le fond demeuredactualit: une dfense rsolue dela raison dont on retrouve aujour-dhui lcho dans lditorial du di-recteur de la bibliothquedAlexandrie, cit plus haut.

    Lintervention nergique de Re-nan nest pas passe inaperue.Moins de deux mois pus tard, Ja-mal al-Din Afghani (qui signeGemmal-Eddine Afghan), un intel-lectuel musulman chiite, probable-ment dorigine iranienne, activistepolitique promoteur dune visionmoderne de lislam, rpond Re-

    nan dans les colonnes du Journaldes dbats, qui avait publi le texteoriginal de la confrence.

    Selon Al-Afghani, aucune na-tion son origine nest capable de selaisser guider par la raison pure.Cest lvolution naturelle des so-cits qui leur permet de saffran-chir des religions: Sil est vrai quela religion musulmane soit un obs-tacle au dveloppement des sciences,peut-on affirmer que cet obstacle nedisparatra pas un jour? En quoi lareligion musulmane diffre-t-elle surce point des autres religions? Toutesles religions sont intolrantes, cha-cune sa manire.

    En songeant que la religionchrtienne a prcd de plusieurssicles la religion musulmane, Al-Afghani ne peut sempcher des-prer que la socit mahomtane ar-rivera un jour briser ses liens et

    marcher rsolument dans la voie dela socit occidentale pour laquellela foi chrtienne, malgr ses ri-gueurs et son intolrance, na pointt un obstacle invincible. Non, je nepeux admettre que cette esprancesoit enleve lislam.

    Il dit plaider ainsi la cause nonde la religion musulmane, mais cellede centaines de millions dhommesqui seraient ainsi condamns vivre dans la barbarie et lignoran-ce. Car il admet avec Renan que,comme la religion chrtienne, lareligion musulmane a cherch touffer la science et en arrter leprogrs.

    la question de savoir com-ment expliquer le dclin de la civi-lisation arabe aprs le XVe sicle, ilrpond comme Renan et de nom-breux autres penseurs depuis:Ici, la responsabilit de la religion

    musulmane apparat tout entire.Il est clair que partout o elle sta-blit, cette religion a cherch touf-fer les sciences et elle a t mer-veilleusement servie dans ses des-seins par le despotisme. Cest jus-tement ce genre de despotismereligieux que le directeur de la bi-bliothque dAlexandrie demandeaujourdhui de rsister. Selon lui,le dveloppement des sciences abesoin de plus que de largent; ilrepose en fait sur la libert: Liber-t de chercher, de critiquer, de pen-ser, denvisager limpensable.

    Pour cela, conclut-il, il faut senga-ger combattre pour les valeurs dela science et rejeter lobscurantisme, lefanatisme et la xnophobie. Un telcombat sera difficile, mais il libre-ra les esprits de la tyrannie de lintol-rance, de la bigoterie et de la peur, etouvrira les portes la recherche libre, la tolrance et limagination.Bien que spars par 125 ans dhis-toire, Ernest Renan, Jamal al-Din Af-ghani et Ismail Serageldin portentle mme message.

    La situation de lhommePour Renan, qui semble croire

    que la religion finira un jour pardisparatre ou devenir totalementinoffensive, la science seule peutamliorer la malheureuse situationde lhomme ici-bas. Plus raliste,Al-Afghani af firme plutt que,tant que lhumanit existera, la lut-te ne cessera pas entre le dogme et lelibre examen, entre la religion et laphilosophie, lutte acharne dans la-quelle, je le crains, le triomphe nesera pas pour la libre pense parceque la raison dplat la foule.

    Et sa conclusion sera la ntre:La science, si belle quelle soit, ne sa-tisfait pas compltement lhumanitqui a soif didal et qui aime planerdans des rgions obscures et lointainesque les philosophes et les savants nepeuvent ni apercevoir ni explorer.

    Vous avez un commentaire, des sug-gestions? crivez Antoine Robi-taille: [email protected].

    L E D E V O I R , L E S S A M E D I 2 7 E T D I M A N C H E 2 8 S E P T E M B R E 2 0 0 8B 6

    Ernest Renan, lislam et les sciencesGalile na pas t mieux trait par le catholicisme que ne la t Averros par lislamisme, disait lcrivain

    PHILOSOPHIE

    Lcrivain-philosophe franais Er-nest Renan (1823-1892) soppose toute religion qui cherche im-poser sa loi lensemble de lasocit.

    UNIVERSIT DU QUBEC MONTRAL

    Yves Gingras: Dans la plupart des pays de tradition chrtienne, lglisecatholique na plus la force temporelle qui lui a permis de mettreCopernic lindex et de condamner Galile pour hrsie.

    Depuis fvrier 2006, Le Devoir propose des professeurs de philosophie, mais aussi dautres auteurs passionns dides, dhistoire des ides, de relever le dfi de dcrypter unequestion dactualit partir des thses dun penseur. Cette semaine, un devoir sur une ten-sion trop peu aborde ici, celle entre science et religion.

    Depuis quelques annes, de nombreuxobservateurs dplorent le fait quecertains pays musulmans soient richesen ptrole mais pauvres en sciences.