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YVES CLAVARON ÉTUDES FRANCOPHONES, POSTCOLONIAL STUDIES : ENTRE MÉSENTENTE CORDIALE ET STRATÉGIES PARTAGÉES The discipline of “Postcolonial studies” has emerged predominantly within English lite- rature departments over the past two decades. This article aims at scrutinizing the rele- vance of postcolonial theory and criticism to francophone literature. The beginning of the paper is devoted to the exploration of the historical perspectives necessary for an unders- tanding of current postcolonial issues, outlining a complex situation and some clear dis- tinctions between English and French modes of colonization. Then it explores the role of languages in postcolonial debates, mainly the rivalry between English-speaking countries and Francophonie, between French and American theory, which brings about a funda- mental diversity in the critical approaches of these literatures. Beyond theoretical quarrels and in spite of the asymmetrical positions of English-speaking and Francophone postco- lonial literatures, we would argue that both are engaged in the same intellectual pursuits. The so-called “minor” literatures are just about to reach literary canonization. About half a century after the Independences, the obsolescence of the colonial reference should be ta- ken into consideration even though nostalgia is a powerful driving force in literary crea- tion. Nevertheless, postcolonial studies and francophone studies should keep their diffe- rences and homogenizing critical approaches could turn out to be noxious. Depuis une dizaine d’années, grâce aux travaux de J. Bardolph 1 et surtout de J. M. Moura, 2 il est devenu moins rare de trouver associées les notions d’« études franco- phones » et de « postcolonial studies » dans la critique littéraire française. Néanmoins les réticences persistent face à cette théorie née dans les départements de littérature anglaise des universités anglo-saxonnes : significativement, ce sont des Anglo- saxons qui ont fondé la Society for Francophone Postcolonial Studies, alliant deux 0324–4652/$20.00 Akadémiai Kiadó, Budapest © 2008 Akadémiai Kiadó, Budapest Springer, Dordrecht Neohelicon XXXV (2008) 2, 39–53 DOI: 10.1007/s11059-008-4004-8 1 Jacqueline Bardolph, Études postcoloniales et Littérature (Paris : Champion, « Unichamp- Essentiel », 2002). 2 Il faut saluer ici le rôle de pionnier de J. M. Moura en France avec Littératures francophones et théorie postcoloniale (Paris : Puf, 1999, rééd. 2007), d’Exotisme et Lettres francophones (Paris : Puf, Écriture, 2003) ou encore de l’article « Postcolonialisme et Comparatisme » publié sur le site de la SFLGC : http://www.vox-poetica.org/sflgc/biblio/moura.html, consulté le 19 juillet 2007. Yves Clavaron, Université Jean Monnet, Faculté Arts, Lettres, Langues, 33 rue du 11 novembre, F-42023 Saint-Étienne Cedex 2, France; E-mail: [email protected]

Études francophones, postcolonial studies : Entre mésentente cordiale et stratégies partagées

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YVES CLAVARON

ÉTUDES FRANCOPHONES, POSTCOLONIAL STUDIES :ENTRE MÉSENTENTE CORDIALE ET STRATÉGIESPARTAGÉES

The discipline of “Postcolonial studies” has emerged predominantly within English lite-rature departments over the past two decades. This article aims at scrutinizing the rele-vance of postcolonial theory and criticism to francophone literature. The beginning of thepaper is devoted to the exploration of the historical perspectives necessary for an unders-tanding of current postcolonial issues, outlining a complex situation and some clear dis-tinctions between English and French modes of colonization. Then it explores the role oflanguages in postcolonial debates, mainly the rivalry between English-speaking countriesand Francophonie, between French and American theory, which brings about a funda-mental diversity in the critical approaches of these literatures. Beyond theoretical quarrelsand in spite of the asymmetrical positions of English-speaking and Francophone postco-lonial literatures, we would argue that both are engaged in the same intellectual pursuits.The so-called “minor” literatures are just about to reach literary canonization. About halfa century after the Independences, the obsolescence of the colonial reference should be ta-ken into consideration even though nostalgia is a powerful driving force in literary crea-tion. Nevertheless, postcolonial studies and francophone studies should keep their diffe-rences and homogenizing critical approaches could turn out to be noxious.

Depuis une dizaine d’années, grâce aux travaux de J. Bardolph1 et surtout de J. M.Moura,2 il est devenu moins rare de trouver associées les notions d’« études franco-phones » et de « postcolonial studies » dans la critique littéraire française. Néanmoinsles réticences persistent face à cette théorie née dans les départements de littératureanglaise des universités anglo-saxonnes : significativement, ce sont des Anglo-saxons qui ont fondé la Society for Francophone Postcolonial Studies, alliant deux

0324–4652/$20.00 Akadémiai Kiadó, Budapest© 2008 Akadémiai Kiadó, Budapest Springer, Dordrecht

Neohelicon XXXV (2008) 2, 39–53DOI: 10.1007/s11059-008-4004-8

1 Jacqueline Bardolph, Études postcoloniales et Littérature (Paris : Champion, « Unichamp-Essentiel », 2002).

2 Il faut saluer ici le rôle de pionnier de J. M. Moura en France avec Littératures francophones etthéorie postcoloniale (Paris : Puf, 1999, rééd. 2007), d’Exotisme et Lettres francophones (Paris :Puf, Écriture, 2003) ou encore de l’article « Postcolonialisme et Comparatisme » publié sur lesite de la SFLGC : http://www.vox-poetica.org/sflgc/biblio/moura.html, consulté le 19 juillet2007.

Yves Clavaron, Université Jean Monnet, Faculté Arts, Lettres, Langues, 33 rue du 11 novembre,F-42023 Saint-Étienne Cedex 2, France; E-mail: [email protected]

approches senties comme antagonistes en France.3 Le postcolonialisme concerne tousles peuples naguère colonisés par les Européens, mais il est souvent restreint au seuldomaine britannique.

Le terme « postcolonial » présente une double acception et une double ortho-graphe : chronologique avec trait d’union pour désigner ce qui vient « après la coloni-sation », épistémologique, sans trait d’union, au sens de critique de l’état colonial etde ses conséquences.4 Le préfixe « post » suggère à la fois la clôture d’une ère histo-rique et un mouvement au-delà de cette limite. En fait, les œuvres postcoloniales pro-posent une relecture des processus nés de la colonisation et de l’accès à l’indépen-dance tout en produisant un contre-discours – le premier étant sans doute celui de laNégritude.

Quant à la critique postcoloniale dominée par la « trinité » Edward Said, GayatriSpivak et Homi Bhabha, elle vise à intégrer la problématique coloniale dans un dis-cours critique sur les faits littéraires. Elle se présente comme un ensemble théoriquepluridisciplinaire (sciences humaines, sciences politiques, etc.) et interroge les dis-cours (notamment sur l’Histoire), les représentations et les identités, individuelles etcollectives. Mais, là aussi, « l’Empire contre-attaque » car ce sont des ressortissantsdes ex-colonies qui prennent désormais en charge le discours critique monopoliséjusque-là par les Occidentaux.5

Le terme « francophone » impose une discrimination puisqu’il renvoie aux littéra-tures d’expression française produites hors de France, et suggère une distinction se-conde entre la francophonie d’Europe, qui relève d’une longue tradition, et la franco-phonie hors d’Europe – les pays anciennement colonisés par la France et la Belgique.David Murphy suggère d’ailleurs que le terme soit « décolonisé » et qu’il désigne tou-tes les cultures où le français est parlé, la France comprise.6 Les littératures franco-phones postcoloniales sont en fait l’équivalent des Commonwealth Literatures,c’est-à-dire des pays anglophones issus de l’Empire britannique, pour les distinguerde ceux sous influence nord-américaine.

L’objet de cet article sera de situer les études francophones par rapport aux Postco-lonial studies, courant critique et littéraire essentiellement anglo-saxon, dont ellessemblent légitimement constituer une « zone »,7 mais vis-à-vis desquelles elles reven-

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3 Voir le site : http://www.sfps.ac.uk/. Cet antagonisme est perceptible dans le titre de l’étude ré-cente de Richard Serrano, Against the Poscolonial : Francophone Writers at the Ends of theFrench Empire (London : Lexington Books, 2006).

4 Elleke Boehmer insiste sur la seconde acception du terme : « Rather than simply being the wri-ting which ’came after’ empire, postcolonial literature is that which scrutinizes the colonial rela-tionship ». Colonial and Post-colonial Literature (Oxford : Oxford University Press, 1995), p. 3.

5 Il s’agit bien sûr d’une allusion à l’ouvrage décisif de B. Aschroft, G. Griffiths, H. Tiffin, TheEmpire Writes Back (London : Routledge, 1989).

6 David Murphy, « De-centring French studies : towards a postcolonial theory of Francophonecultures ». French Cultural Studies, 13.2, 2002, pp. 165–185.

7 Les études francophones pourraient être assimilées aux « area studies ».

diquent leur différence ou une « exception culturelle » : Common Skies, Divided Hori-zons, pour reprendre le beau titre de l’ouvrage de I. Chambers et L. Curti.8

L’HÉRITAGE DE L’HISTOIRE COLONIALE

Dans les études postcoloniales, la référence à l’Histoire est continue, qu’il s’agissede la chronologie – de l’âge de la conquête inauguré en 1492 aux indépendances ache-vées dans le second vingtième siècle – ou des rapports entre centre et périphérie, Est etOuest, Nord et Sud. La colonisation fut un phénomène mondial9 et, comme le dit G.Balandier, « le postcolonial désigne une situation qui est celle, de fait, de tous lescontemporains ».10

Le fait colonial mis en question par les études postcoloniales n’est pas homogèneet, traditionnellement, l’on oppose le projet universaliste d’assimilation culturelle à lafrançaise et la perspective différentialiste de préservation des identités à l’anglaise. Lapolitique « assimilationniste » française est volontariste : elle impose les traditions,les coutumes et la langue de la France aux territoires colonisés, dont les sujets doiventdevenir des « Français », même s’ils ne bénéficient pas des mêmes droits civiques.C’est à cette pratique qu’Henri Lopès renvoie une image et un hommage ironiquesdans son essai Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois.11 Les Britanni-ques, adeptes de l’« indirect rule » voire du « divide and rule », alternent administra-tion directe de certaines régions et gouvernement indirect d’autres, par l’intermé-diaire d’un political agent « conseiller » des potentats locaux, qui exercent l’autoritésur le peuple. À l’activisme français s’oppose un « laisser-faire » britannique, parfoismêlé d’interventionnisme tatillon, quand des intérêts vitaux sont en jeu.12 Forte de sesidéaux universalistes, la France tend à nier les séparations communautaires et à diffu-ser sa langue tandis que le Royaume-Uni s’appuie sur les divisions ethniques et res-treint parfois volontairement l’accès à la langue anglaise. Toutefois, le « White Man’sBurden » de Kipling n’était pas idéologiquement très différent du « mandat civilisa-teur » de la France selon Jules Ferry : chaque système était régi par « une main de fer(sans gant de velours) ».13

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8 Iain Chambers, Lidia Curti (Eds), The Post-Colonial Question, Common Skies, Divided Hori-zons (London & New York : Routledge, 1996).

9 Voir Bouda Etemad, La Possession du monde. Poids et mesures de la colonisation (Bruxelles :Complexes, 2000).

10 Georges Balandier, Préface, in Marie-Claude Smouts (Ed.), La situation postcoloniale. Les post-colonial studies dans le débat français (Paris : Presses de la fondation nationale des Sciences po-litiques, 2007), p. 24.

11 H. Lopès, Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois (Paris : Gallimard, coll. Conti-nents noirs, 2003).

12 « A mixture of laissez-faire and niggling interference », S. R. Ashton, British Policy towards theIndian States, 1905–1939 ( London : Curzon Press, 1982).

13 Un des « commandements » du sahib était « The firm hand (without the velvet glove) », GeorgeOrwell, Burmese Days (Harmondsworth : Penguin,1989), p. 198.

L’Empire français s’est constitué grâce à une colonisation d’implantation et aconnu son apogée à la fin du XIXe siècle comme le Raj (domination britannique sur lesous-continent indien). On observe toutefois une grande variété des pratiques colo-niales, aussi bien du côté britannique avec l’Inde, l’Australie, le Nigeria ou la Ja-maïque, que du côté français avec le Québec, les Antilles, l’Afrique ou l’Indochine. Iln’existe pas de modèle unique et les études postcoloniales et francophones doiventprendre en compte ces différences historiques. Ainsi, la situation du Québec est sin-gulière puisque cette colonie française – la Nouvelle-France – a été colonisée par lesBritanniques puis par le Canada anglais. Autrement dit, le système colonial a été ap-pliqué à une population blanche, d’origine européenne, qui ne présentait rien de l’irré-ductible opacité de l’Autre.14 L’Irlande s’est trouvée dans une situation voisine, à ceciprès qu’elle n’était pas une colonie au départ. Les Antilles françaises présentent d’au-tres spécificités : d’abord, par l’extermination des peuples premiers occupant le terri-toire (les Indiens Caraïbes), puis par le système des plantations, fondé sur l’esclavaged’une population transplantée au sein d’un microcosme d’exploitation capitaliste, en-fin, par la départementalisation et l’intégration de l’ex-colonie à la République. LeRoyaume-Uni ne possède rien de comparable aux DOM-TOM français et il est diffi-cile de trouver du côté britannique une relation équivalente dans sa complexité à cellequ’entretiennent l’Algérie et la France.

Les Français – et leurs universitaires – auraient-ils du mal à regarder en face lesfantômes de leur passé colonial comme le suggère la doxa anglo-saxonne ? La ré-ponse est non, à l’évidence, quand on voit l’intérêt actuel pour la période coloniale etles travaux qui se multiplient, même s’ils touchent un point douloureux de la cons-cience française (celle de la république héritée des Lumières).15 Pour expliquer laquasi-absence du terme de postcolonialisme dans les études francophones, J. Bessièreremarque que la remise en cause du colonialisme s’est inscrite en France dans lechamp plus vaste de la critique de l’oppression sous toutes ses formes, soit une autreforme d’universalisme.16

FRANCOPHONIE VS. ANGLOPHONIE : LES SŒURS ENNEMIES

Même si les littératures francophones et anglophones sont issues de processus his-toriques comparables, la situation est asymétrique du fait de la suprématie an-glo-saxonne dont les Français s’accommodent mal. C’est sans doute le syndrome

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14 Voir l’article de Marilyn Randall, « Resistance, submission and oppositionality : national identi-ty in French Canada », in Charles Forsdick, David Murphy (Eds), Francophone PostcolonialStudies. A Critical Introduction (London : Arnold, 2003), pp. 77–87.

15 Citons le récent Dictionnaire de la colonisation française, édité par Claude Liauzu et alii, chezLarousse, « À présent », 2007.

16 J. Bessière, « Littératures francophones et Postcolonialisme. Fictions de l’interdépendance et duréel », in J. Bessière, J. M. Moura (Eds.), Littératures postcoloniales et francophonie (Paris :Champion, 2001), pp. 172–173.

d’Astérix, une image appréciée de Rushdie, un anglophone pourtant, qui compare lalutte du Nicaragua contre les États-Unis à celle des Gaulois, qui résistent dans leur mi-nuscule village à la puissance de Jules César.17 Tout se passe comme si les « postcolo-nial studies » et les « études francophones », persuadées chacune de sa vérité, avaienthérité des vieilles rivalités historiques, qui se rejoueraient, non sur le boulingrin del’oncle Toby dans Tristram Shandy, mais dans les cénacles académiques des universi-tés.

Le terme « francophone » semble consubstantiel à l’idée coloniale : il a été forgépar Onésime Reclus vers 1880, à une époque où l’Empire était en pleine expansion, etoù l’on a également créé l’Alliance française, dans le but de diffuser la langue et depallier l’insuffisance du peuplement des colonies.18 Quant à la mise en place de laFrancophonie,19 elle correspond à la période de la décolonisation des années 1960 et apu être interprétée comme une manœuvre néo-colonialiste destinée à compenser laperte de « la plus Grande France ». Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que laFrancophonie soit ressentie comme une machine de guerre par les Anglo-Saxons. 20

À l’inverse, le monde anglophone, moins institutionnalisé mais plus puissant éco-nomiquement et démographiquement, est perçu comme une menace très sérieuse parles francophones. Le Commonwealth est un réseau politique et économique plutôtque linguistique, même s’il est servi par une institution pour la diffusion de l’anglais :le British Council. Le modèle linguistique est celui de l’anglo-américain tandis que laFrancophonie reste fortement centralisée autour de Paris et marquée par le poidsd’une institution normative comme l’Académie française (contestée cependant). Lessommets bisannuels sont l’occasion d’une parade de la « puissance » francophone,mais on se souvient de la malicieuse proposition britannique d’organiser un sommetde la francophonie à Londres, arguant du fait que les Britanniques étaient proportion-nellement plus nombreux à étudier et à parler le français que les Vietnamiens, qui or-ganisaient le sommet de 1999 à Hanoi.

Les antagonismes sont parfois plus larges et la vogue des postcolonial studies auxÉtats-Unis a pu être interprétée comme une manifestation de l’impérialisme améri-cain envers les pays du Tiers-Monde. Le postcolonialisme ne serait-il pas la dernièretentative de l’Occident pour recoloniser l’Autre ? Selon Homi Bhabha, la productiond’une théorie sur les littératures postcoloniales peut passer pour le nouveau strata-gème politique d’une élite occidentale soucieuse de renforcer son propre « pou-voir-savoir ».21 Pourtant les théoriciens les plus en vogue sont précisément issus du

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17 S. Rushdie, The Jaguar Smile [1987] (London : Vintage Books, 2007), p. 131.18 Louis-Jean Calvet, La guerre des langues et les politiques linguistiques [1987] (Paris : Hachette,

1999), p. 251.19 « francophonie » avec un « f » minuscule désigne la communauté des pays ayant « le français en

partage », avec un « F » majuscule, l’ensemble des institutions officielles francophones. VoirMichel Têtu, Qu’est-ce que la francophonie ? (Paris : Hachette, Edicef, 1997).

20 Boualem Sansal dit que le français est « la langue la mieux gardée du monde », in M. Le Bris, J.Rouaud, J (Eds), Pour une littérature-monde (Paris : Gallimard, 2007), p. 171.

21 Voir Homi K. Bhabha, The Location of Culture (London : Routledge, 1994), pp. 20–21.

Tiers-Monde, quoiqu’incorporés aux plus brillantes universités américaines. Toute-fois, Homi Bhabha met en balance la théorie comme violence faite aux colonisés etcomme outil de négociation de leur situation. Les théories postcoloniales restenteurocentriques et, pour les ressortissants des pays anciennement colonisés, se pose laquestion d’un combat qui ne peut être mené sans les armes de l’adversaire,c’est-à-dire d’un programme dont les termes sont empruntés aux Lumières et au ratio-nalisme occidental.22

En réaction à la mainmise occidentale sur les savoirs se sont créés les programmesdes subaltern studies lancés en 1982 à Delhi, dans le cadre des South Asian Studies,par des historiens marxistes indiens, Ranajit Guha et Pratha Chatterjee, bientôt re-joints par Gayatri Spivak, qui dénoncent la captation du subalterne par le discoursd’émancipation occidental.23 Cette école d’historiographie déconstructionniste vise àopérer une relecture de l’Histoire écrite par l’élite occidentalisée, à décentrer le regard– envisager l’Histoire par le bas – et à penser des modalités de lutte anti-impérialistenon occidentales. G. Spivak a donné aux subaltern studies une dimension plus litté-raire en s’intéressant au récit et à l’énonciation subalternes. Ainsi, elle montre com-ment la femme indienne, bâillonnée ou réduite à la ventriloquie, souffre d’une invisi-bilité plus grande encore que son compatriote homme. Tout en signifiant sa défiancevis-à-vis de l’hégémonie occidentale et américaine, l’intellectuel de la diaspora seconstitue en porte-parole autorisé des « sans-voix », selon un postulat qui veut queseul le subalterne puisse parler pour le subalterne.

Le soupçon des intellectuels du Tiers-Monde est souvent partagé par les Français,mais pour des raisons évidemment différentes. F. Cusset le dit nettement dans FrenchTheory : la méfiance française tient principalement au fait que c’est désormais l’Amé-rique qui décide de ce qui est français en matière de théorie. Le paradoxe est que lathéorie postcoloniale s’inspire de toute une série de penseurs français (Deleuze, Der-rida, Foucault, etc.), sanctifiés – et parfois abusivement décontextualisés – par l’uni-versité américaine, mais nullement prophètes en leur pays. Robert Young en a d’ail-leurs conclu que le discours postcolonial anglophone est « a franglais mixture [that]has enabled the development of a new disciplinary field and theoretical apparatus forthe analysis of colonialism ».24 Gayatri Spivak est l’une des rares à s’inquiéter des va-riations contextuelles, notamment en posant la question de la traduction du françaisdans le discours critique anglophone.25

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22 François Cusset, French Theory (Paris : La Découverte, 2005), pp. 150–158. Le concept de « su-balterne » vient d’Antonio Gramsci.

23 Gayatri Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern Speak ? » [1988], in P. Williams, L. Chrisman(Eds), Colonial Discourse and Post-Colonial Theory: A Reader (Hemel Hempstead : HarvesterWheatsheaf, 1998), pp. 66–111.

24 Robert Young, Poscolonialism : An Historical Introduction (Oxford : Blackwell, 2001), p. 18.25 G. C. Spivak, Outside the Teaching Machine (London – New York : Routledge, 1993), p. 34.

Dans un essai sur Foucault, elle regrette par exemple qu’il n’y ait pas d’équivalent anglais exactpour « pouvoir ».

Même si la revendication d’une exception culturelle française tient davantage auxprotestations d’une suprématie mise à mal qu’à un combat pour l’égalité des cultures,c’est bien l’hégémonie de la production théorique américaine et plus largement an-glo-saxonne qui est remise en cause. Les études postcoloniales sont contestées dans lamesure où elles reposent sur un textualisme à tendance déconstructionniste, quiconsiste à prendre le texte pour la pratique et à instrumentaliser la littérature – il fautavoir lu Spivak ou Bhabha et non Rushdie ou Glissant. En dehors de sa trop grandeextension, on reproche aussi au postcolonialisme une démarche critique anhistoriqueet idéaliste, qui vise à donner à des expériences très diverses une cohérence de surfaceet tend à gommer les contextes nationaux dans lesquels prennent naissance les œuvresqui s’en réclament. La francophonie peut alors être comprise comme un remède à cetécueil : elle offrirait une approche spécifique de la mondialisation, manière de relati-viser la toute-puissance américaine et de signer sa singularité dans le grand villageglobal qu’est devenu le monde contemporain. Défendre le français, ce serait offrir auxnations la possibilité d’affirmer leur propre identité culturelle car, comme l’observejustement Gabrielle Parker, « ’L'universel’ is part of the pedigree of the French, whe-reas ’l'anglo-américain’ is global ».26 Pourtant, cette globalisation, souvent décriée enFrance, ne va pas sans sa propre disparité, représentée notamment par lemorcellement et la variété du fait francophone dans le monde.

LA GUERRE DES LANGUES OU LA DISPARITION DE LA LANGUE FRANÇAISE ?27

Au-delà des diversités d’approches et des querelles d’école, études francophoneset postcoloniales mettent en question la langue. Dans ces littératures de l’intranquilli-té, la conscience linguistique des écrivains est, en effet, particulièrement aiguisée parles situations de plurilinguisme des sociétés post-coloniales, par les phénomènes decréolisation ou par les tensions entre les diverses langues héritées de l’ère coloniale.

Le terme même de « francophonie » traduit les choix opérés par les institutions etla critique francophones, qui insistent sur le support linguistique et le rapport à l’an-cienne métropole coloniale, tandis que les « postcolonial studies » privilégient la pro-blématique historique – les effets du colonialisme et son pouvoir discursif – par-delàles variétés régionales ou linguistiques de la colonisation européenne, au risque, pré-cisément, d’être taxées d’universalisme et d’anhistoricité.28 Ainsi, les études franco-phones s’inscrivent dans une logique nationale et éludent les problématiques transna-tionales requises par les littératures d’Afrique ou de l’Océan Indien. Cette contradic-

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26 Gabrielle Parker, « ’Francophonie’ and ‘universalité’ : evolution of two notions conjoined », inCharles Forsdick, David Murphy (Eds), op. cit., p. 98.

27 Ni constat, ni prophétie, ce titre est un écho au roman d’Assia Djebar, La Disparition de lalangue française (Paris : Albin Michel, 2003). De retour en Algérie après une vie en France, lan-cé dans un processus mémoriel, Berkane redécouvre l’arabe et le « dialecte » mais la langue fran-çaise reste toujours présente, ne serait-ce que comme point de référence.

28 Voir Ella Shohat, « Notes on the Postcolonial », Social Text, 31/32, 1992.

tion se lit d’une autre manière dans l’hésitation entre singulier et pluriel pour parler dela / des littérature(s) francophone(s). L’usage du pluriel – le plus courant – revient àcloisonner les espaces francophones et à les traiter par zone géographique, ce qui ap-paraît comme un non-sens aux yeux des théoriciens postcoloniaux anglo-saxons.Charles Bonn et Xavier Garnier sont parmi les rares à privilégier le singulier et, enéchappant à la logique du regroupement géographique et national, à esquisser une his-toire générale de la littérature francophone.29

On a beau jeu de dénoncer les paradoxes de la francophonie qui se focalise sur unelangue et un groupe plus ou moins cohérent de nations (« qui ont le français en par-tage »), tout en se réclamant d’une idéologie universalisante et d’une mythologie hé-ritée de la Révolution, celle du français langue de culture et réceptacle des droits del’homme. Cela dit, la francophonie se fonde sur la langue et c’est là précisémentqu’elle rencontre la plus grande instabilité. Contrairement à l’espagnol en Amériquedu Sud, le français en Afrique n’est que langue seconde et non langue maternelle, dontl’apprentissage est soumis aux aléas du système éducatif. Aux Antilles comme dansl’Océan Indien, le français constitue une des variétés d’un système diglossique (avecle créole) ou triglossique (avec le créole et l’anglais) à Maurice. La diversité des espa-ces francophones va de pair avec une précarité du statut du français, même s’il est dé-claré langue officielle de l’État.

Dans le continent multilingue qu’est l’Afrique,30 le français est, à l’évidence, unelangue menacée. Porté par la mondialisation, l’anglais progresse et envahit le do-maine « réservé » francophone – pour ne pas parler de la percée chinoise -, tandis queles langues africaines, nombreuses, gagnent leurs lettres de noblesse. C’est pourquoil’écrivain postcolonial francophone, bien plus que l’anglophone, se trouve dans unesituation d’insécurité linguistique.31 L’instabilité de sa position tient à ce qu’il écritdans une langue dont le rayonnement international est en déclin et dans un contextemulticulturel. À la différence de la littérature française, la littérature francophone s’é-crit, en effet, au sein d’un champ souvent plurilingue, même si les langues régionalesjouent un rôle non négligeable en France. Tendu entre un énoncé francophone et unénonciateur qui n’est pas français, le texte francophone réside dans le fait de « dire enfrançais des réalités qui sont en partie éloignées de la culture et de la sensibilité fran-çaises ».32

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29 Ch. Bonn, X. Garnier, Littérature francophone 1 : le roman (Paris : Hatier, 1997) ; Littératurefrancophone 2 : récit court, poésie, théâtre (Paris : Hatier, 1999). L’éditeur Belin a fait un choixplus traditionnel en traitant une région du monde par volume (Maghreb, Amériques, Afriquenoire et Océan Indien).

30 X. Garnier évoque « le formidable plurilinguisme du continent africain », « Littératuresd’Afrique », in A. Tomiche, K. Zieger (Eds), La recherche en Littérature générale et comparéeen France en 2007 (PU Valenciennes, 2007), p. 342.

31 Voir M. Francard et alii, L’Insécurité linguistique dans les communautés francophones périphé-riques (Louvain : Peeters, 1993).

32 Nimrod, « … Pour une littérature décolonisée », in M. Le Bris, J. Rouaud (Eds), op. cit., p. 230.

Par cette tension dans la scénographie énonciative, la littérature francophone s’op-pose à la littérature française, qui postule une unité entre langue et culture. De fait, siles littératures francophones apportent un regard du dehors à la littérature française,cet apport se fait dans un dynamisme qui relève parfois plus du viol que du pacifiqueenrichissement. Il suffit de lire Kourouma pour s’en convaincre, lui qui promeut unelangue drue, entière, digne d’un « mâle dont l’entrejambe est sexué avec du ri-gide » !33 Il a rompu avec la « littérature d’instituteur » de la génération précédente.De même, la littérature francophone antillaise contemporaine met la langue françaiseà distance, ne serait-ce que par l’influence du créole et la pratique de « l’oraliture ».

L’anglais est soumis aux mêmes forces historico-politiques que le français, mais iln’est pas assujetti à une norme centralisatrice, si bien qu’il se métisse ou se naturalise– l’anglais est par exemple devenu une des langues de l’Inde. Mais ce qui fait la forcede l’anglais, c’est qu’il est porté par un ensemble économique plus vaste et puissantque le français. Néanmoins, la « disparition » de la langue française ne semble pasd’actualité, pas plus qu’elle ne l’est dans le roman d’Assia Djebar, malgré la barbarieintégriste, qui laisse le héros « porté disparu », comme celui de Kafka dans Amerika.

DES LITTÉRATURES ENFIN « MAJEURES » ?

À l’évidence, les littératures postcoloniales anglophones et francophones sont si-tuées dans une position périphérique vis-à-vis des « grandes » littératures européen-nes, mais cette position d’excentricité et de minorité est unanimement contestée parles auteurs qui en sont issus. Succédant aux revendications déjà anciennes de Rushdiedans le monde anglo-saxon,34 le « Manifeste pour une Littérature-monde » publié enmars 2007 proclame la fin de la francophonie et l’avènement d’une « constellation »où « le centre » est « relégué au milieu d’autres centres ».35 Il s’agit d’en finir avec lecentralisme français, de repenser l’architecture des littératures écrites en français pourentrer dans la « post-francophonie ».

Peut-on parler de « littératures mineures » à propos des littératures postcoloniales,anglophones ou francophones ? Deleuze et Guattari définissent la littérature mineureselon trois critères : la déterritorialisation, le caractère collectif de l’énonciation et ladimension politique.36 « Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure,

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33 A. Kourouma, Monnè, Outrages et défi (Paris : Seuil, 1990), p. 36.34 Il s’agit de l’essai « “Commonwealth Literatures” Does not Exist », désormais intégré au volume

Imaginary Homelands (London : Granta, 1991), pp. 61–70 ; Patries imaginaires, trad. AlineChatelin (Paris : Christian Bourgois, 1993), pp. 77–87.

35 Le Monde des livres, « Manifeste pour une littérature-monde » signé par 44 écrivains, 16 mars2007.

36 G. Deleuze, F. Guattari, Kafka, pour une littérature mineure (Paris : Ed. de Minuit, 1975), pp.31–33.

plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure », affirment-ils. Plaatje,37

un Sud-Africain noir écrivant en anglais relève de cette catégorie, ne serait-ce queparce qu’il appartient à une majorité tenue en état de minorité dans un pays pratiquantune rigide ségrégation raciale. En Afrique du sud, l’anglais est effectivement « affectéd’un fort coefficient de déterritorialisation » car c’est une langue « importée », sentiecomme plus neutre que l’afrikaans, langue dérivée du haut-néerlandais, embléma-tique de l’apartheid, mais c’est aussi une langue de diffusion internationale contraire-ment aux idiomes africains, longtemps exclus de l’écrit. Écrire en anglais est unmoyen pour Plaatje de s’extraire de la situation de minorité dans laquelle il est mainte-nu. La situation est différente pour les Nigérians ou les Ivoiriens car ils appartiennentde plein droit à la majorité qui a acquis l’indépendance, mais les jeux de rivalités entreles ethnies peuvent réintroduire des situations de minorité et le choix de la languereste un point sensible. Les analyses de Deleuze et Guattari présupposent l’existencede « littératures nationales », conception héritée de la fin du XVIIIe siècle. Or les enti-tés politiques nées avec les indépendances et cartographiées par le colonisateur sontencore en genèse et, ce que les auteurs découvrent dans les littératures dites mineures,c’est précisément le pouvoir de la littérature comme système de légitimation ou deproduction de normes sociales, de nature à fonder ces nations nouvelles.

Le deuxième critère d’une littérature mineure est sa dimension collective : De-leuze et Guattari parlent d’« agencement collectif d’énonciation ». L’écrivain vautcomme porte-parole du groupe, fonction qu’assume Plaatje mais aussi bon nombred’écrivains africains. La parole du groupe traverse la personne de son représentant,qui sacrifie cependant sa personnalité au collectif. Cette situation correspond bien auxannées 1960, où la littérature, qui adopte une fonction d’énonciation collective, prenden charge la voix du peuple, voix potentiellement révolutionnaire. C’est beaucoupmoins vrai dans la littérature des années 1980–90, où la parole de Rushdie ou de Nai-paul, écrivains de la diaspora indienne, ne semble pas posséder cette fonction ; c’esten revanche le cas des écrivains issus de minorités comme les peuples premiers et desfemmes, telles Taslima Nasreen ou Arundhati Roy. L’énonciation se fait alors ano-nyme car, dans les pays où la place d’une femme n’est pas dans la littérature, les écri-vaines ont souvent recours à des solutions extrêmes (l’exil, la clandestinité) pour pou-voir signer un roman de leur nom. La dimension collective de cette littérature estd’autant plus forte que c’est au cœur de l’intime, du vécu personnel, que se font sentirle poids et la pression de la communauté.

Le troisième critère est celui du « branchement de l’individuel sur l’immédiat-po-litique ». Une question vient alors à l’esprit : les littératures postcoloniales peu-vent-elles être autres que politiques ? La littérature postcoloniale a sans doute répon-du à une problématique de « littérature engagée », principalement au temps des indé-

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37 S. T. Plaatje, Mhudi, an Epic of South African Native Life a Hundred Years Ago [1930] (Lon-don : Heinemann, 1978). Il est le premier Noir à avoir publié un roman en anglais en Afrique dusud.

pendances – les prises de position d’Achebe sont fortes dans ce domaine.38 Mais le« Tout est politique » de Deleuze et Guattari ne signifie évidemment pas que les texteslittéraires doivent tenir un discours idéologique, sauf dans la perspective déconstruc-tionniste d’Homi Bhabha, pour lequel la « narration » de la nation tend en réalité àl’auto-déconstruction tandis que le peuple opère comme sujet performatif, produisantdes « contre-narrations ».39 L’espace littéraire postcolonial, francophone ou anglo-phone, reste politique mais en perdant son caractère historique, comme c’est le casavec Rushdie ou Glissant, dont les œuvres, brassant des époques très diverses, trans-cendent l’Histoire.

Francophones ou anglophones, les littératures postcoloniales marquent l’émer-gence d’une norme littéraire en situation bi- ou multilingue, s’appuyant sur un champlittéraire tendant vers l’autonomie. Elles ont vocation à sortir de la catégorie des litté-ratures émergentes – le vocable de « littérature mineure » n’a d’ailleurs pas fait florès– car le mouvement d’apparition lié à l’émergence est par définition transitoire, préa-lable à la consolidation ou à la disparition du phénomène concerné.40 Censées répu-dier le canon occidental, ces littératures sont en phase de l’intégrer tout en se l’appro-priant, car elles restent sous contrôle des éditeurs occidentaux qui influent sur leur« fabrication » et leur réception afin qu’elles rencontrent les goþts du lectorateuropéen ou nord-américain.

EFFACEMENT OU ÉLARGISSEMENT DU PARADIGME (POST)COLONIAL

Un demi-siècle environ après les indépendances, il faut sans doute envisager l’ob-solescence du terme postcolonial et de la référence au colonialisme, même si la nos-talgie est puissante dans la création littéraire.

C’est ce que montre Kenneth W. Harrow41 dans son étude comparée des littératu-res postcoloniales africaines, francophones et anglophones, qui semblent portées pardes dynamiques communes. Après une littérature de témoignage représentée par Ca-mara Laye et Bernard Dadié du côté francophone ou Chinua Achebe et Ngugi waThiong’o du côté anglophone, se développe une littérature de la révolte et de revendi-cation, témoignant d’abus coloniaux et d’une volonté de libération – Mongo Beti,Ferdinand Oyono ou V. Y. Mudimbe. Survient alors la phase ultime, qui correspond àune période de bouleversement historique, celle des indépendances, où se croisent

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38 Le mépris de Chinua Achebe vis-à-vis de l’art pour l’art est clairement formulé : « Art for art’ssake is just another piece of deodorised dog-shit », Morning Yet on Creation Day (London : Hei-nemann, 1975), p. 19.

39 Homi K. Bhabha, Nation and Narration (London & New York : Routledge, 1990) surtout letexte « DissemiNation : Time, Narrative, and the Margins of the Modern Nation ».

40 Voir M. Beniamino, La francophonie littéraire. Essai pour une théorie (Paris : L’Harmattan,1999), p. 142.

41 Kenneth W. Harrow, Thresholds of Change in African Literature : The Emergence of Tradition(London : Heinemann, 1994), p. 258.

deux phénomènes : les problèmes sociaux et la corruption des dirigeants au plan col-lectif, les perturbations psychologiques provoquées par cet univers instable au planindividuel. L’éclatement de la réalité finit par s’intégrer au sujet, ce qui le conduit àl’aliénation et le voue à l’incomplétude de l’identité. La révolte est remplacée parl’ironie qui se tourne à la fois contre les autres et contre soi. Cette phase, qui corres-pond à une « littérature de l’oxymore », se situe à un seuil (« threshold »), à un carre-four, entre un passé colonial désormais révolu et un avenir problématique, celui del’indépendance qui dégénère en dictature. W. Soyinka et A. Kourouma marquent net-tement ce point de bascule où la synthèse, justement, ne peut se faire et où la figure del’oxymore décrit bien des forces antagonistes en tension dans cet espace liminal.

Les littératures africaines postcoloniales s’éloignent donc des problématiques del’indépendance pour aborder des questions plus ontologiques comme celle de l’iden-tité dans une perspective postmoderne. Ainsi, dans Le Lys et le Flamboyant, H. Lopesfait du métissage une philosophie et une poétique. Il propose une vision de l’existenceoù tout métissage devient un « Tiers-espace » atypique et singulier mais riche de pos-sibilités, la pierre angulaire d’un nouveau mythe de l’universel où le Lys et le Flam-boyant, emblèmes de la France et de l’Afrique, sont invités à « polissonner » et àmettre au monde de « beaux enfants ».42 Placé sous le signe de l’amour, le métis ras-semble en faisceau les ancrages multiples d’une identité croisée et poreuse – l’hybri-dité, pour utiliser un terme consacré par H. Bhabha.43

De manière générale, les littératures postcoloniales, francophones et anglophones,changent de registre dans les années 1980. Le phénomène décrit par Harrow à proposdu corpus postcolonial africain se trouve amplifié dans ce que l’on a appelé la WorldFiction, dynamique anglo-saxonne, qui délaisse les luttes contre l’impérialisme soustoutes ses formes au profit d’un questionnement identitaire dans le monde globalcontemporain. La World Fiction ne saurait être assimilée à une catégorie des littératu-res « régionales » ou « ethniques », ni à une école littéraire. Elle réunit des écrivainsqui ne semblent rien avoir de commun tels Rushdie, Ishiguro, Okri, Kureishi,Ondaatje, Bissoondath, A. Roy, surtout des Anglophones, auxquels pourraient s’a-jouter des Francophones comme Labou Tansi, Adiaffi, Chamoiseau, Confiant et Glis-sant, dont le « Tout-monde » vaudrait comme emblème francophone de cette fictionmondiale, de cette « littérature-monde » revendiquée par les signataires du Manifestedu Monde.

Effaçant ou élargissant la référence coloniale, ces écrivains veulent revitaliser leroman qu’ils jugent anémié, réhabiliter le récit et retrouver le contact avec le monde

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42 Henri Lopes, Le Lys et le Flamboyant (Paris : Seuil, 1997), p. 404.43 H. Bhabha propose le concept d’« hybridity » pour décrire toutes nouvelles formes transculturel-

les créées dans les zones de contact produites par la colonisation. Il ne s’agit pas simplement d’é-changes culturels mais d’une véritable synergie, d’une interdépendance du colonisateur et du co-lonisé dans la construction réciproque de leur subjectivité. Voir aussi « Le Tiers-espace »,Entretien avec Jonathan Rutherford in Multitudes, n° 26, Éditions Amsterdam, automne 2006,pp. 95–107.

sur lequel ils portent un « regard stéréoscopique » selon Rushdie.44 Pour cela, ils bras-sent joyeusement les cultures et mobilisent des stratégies d’écriture qui contestent lescanons européens. Cette littérature, anglophone mais aussi francophone, génère unecritique littéraire largement inféodée aux théories bakhtiniennes (dialogisme, carna-valisation…) et sensible à la dimension pragmatique de l’écriture, notamment la com-plexité de la situation d’énonciation, marquée par le nomadisme d’écrivains qui se dé-signent comme des « non-quite » ou des « in-between ». Cette évolution peut se lirecomme l’acte de décès du roman européen et sa résurrection sous les espèces de ceque Kundera appelle « roman d’au-dessous du trente-cinquième parallèle » ou « ro-man du Sud ».45 Mais ce roman « tropical » peut aussi passer pour une reconstructionnostalgique et exotique à vocation réparatrice, téléguidée par un Occident désemparé,mais qui ne lâche pas prise.

CONCLUSION

Les débats entre études francophones et postcolonial studies sont sans doute héri-tés de l’Histoire et des conflits liés à la colonisation du globe par les deux grandespuissances européennes du XIXe siècle, le Royaume-Uni et la France, mais aussi desrecompositions du monde au XXe siècle sous le leadership des États-Unis. Àcontre-courant du binarisme colonial et des antagonismes verticaux, une certaine vi-sion du monde tend aujourd’hui à privilégier un mélange entropique des cultures, uneeuphorique réconciliation des contraires tandis que les espaces postcoloniaux, franco-phones ou anglophones, s’efforcent de créer des espaces de solidarité et de réconcilia-tion par une pratique de l’hybridité. Ainsi, la théorie postcoloniale véhicule parfois undiscours pluraliste et compassionnel, qui occulte les formes assez violentes d’accultu-ration ou de transculturation, que supposent l’imposition de modèles et la résistance àceux-ci.46 Cela dit, le débat entre multiculturalisme à l’anglo-saxonne et universa-lisme à la française doit être dépassé car, de fait, le modèle républicain français est encrise.

Si les théoriciens se déchirent parfois, les pratiques des créateurs postcoloniauxtendent à se rapprocher, ne serait-ce que par le rôle unifiant que jouent la critique litté-raire et les maisons d’édition occidentales, qui privilégient une pratique littéraire ho-mogène dans les domaines francophone et anglophone, fondée sur la parodie, les pra-tiques citationnelles et l’éclectisme des références. En dehors de toute phobie hégé-monique, il semble que les différences d’approche entre études francophones et post-colonial studies gagnent à être maintenues car l’avènement d’un œcuménisme cri-

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44 S. Rushdie, Imaginary Homelands [1991], Patries imaginaires, op. cit., p. 30.45 M. Kundera, Les testaments trahis (Paris : Gallimard, Folio, 1993), p. 42.46 D. H. Pageaux, Trente essais de Littérature générale et comparée ou la corne d’Amalthée (Pa-

ris : L’Harmattan, 2003), p. 283. Le terme « transculturación » vient de l’ethnologue cubain, Fer-nando Ortiz.

tique, intellectuel et culturel, n’est en rien souhaitable. Afin d’éviter une réification del’Occident (dans un discours qui veut pourtant déconstruire les essentialismes) etpour bannir toute normalisation réductrice, le dialogue critique doit persister, y com-pris avec les domaines hispanophones, lusophones et néerlandophones, trop souventnégligés dans le face-à-face franco-anglophone.

Les conditions historiques qui ont vu naître le postcolonialisme ont changé et, parélargissement, les études postcoloniales tendent à se diluer dans les sciences socialeset politiques ou à se fondre dans les études portant sur la mondialisation, les Globali-zation studies.47 Sans doute sommes-nous entrés dans l’ère « post-postcoloniale » quirisque de réduire la part de la littérature et de l’esthétique.

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47 Voir Joseph E. Stiglitz, Globalization and its Discontents (New York : Norton, 2002).

ANNEXE : SÉLECTION BIBLIOGRAPHIQUE

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