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46 47 retombe assise, épuisée. Des milliers d’étoiles tournent dans ses yeux. Elle se dresse encore. En s’agrippant à une poutre au-dessus d’elle, elle parvient à se maintenir debout. Son fils gémit contre son ventre. Enveloppé dans le morceau d’étoffe sale qui ceint le torse de Kaanda, il est surpris de sentir le corps maternel à nouveau en mouvement. Celle-ci regarde le matelot. Comme à regret, il la prend par le coude et l’aide à avancer. Elle devine sa répulsion. L’air frais qui balaye le pont saisit Kaanda au visage. Elle titube et se rétablit. Le gros homme au mouchoir lui fait un signe en désignant l’étroite coupée qui mène aux cabines. Kaanda le suit ; elle voit son dos rond et voûté qui forme une bosse noire tendue sous la redingote étriquée. Elle l’imite pour descendre l’échelle à reculons. Le matelot les suit. Dans l’ombre elle aperçoit le gros homme qui frappe à une porte. Il l’ouvre. Kaanda distingue un bref échange de paroles. Soudain elle se met à trembler. Elle a froid. Elle a aussi très peur. Tout ce qu’elle espère, c’est qu’on nourrisse Ezzi. Le matelot la pousse légèrement vers la lumière. L’endroit où elle pénètre est à peine éclairé par une lampe qui oscille au plafond. Kaanda entend des rires qui fusent depuis le fond de la pièce, un froissement d’étoffe et une voix qui tonne. Un rideau s’écarte, dévoilant la couchette et deux paires de jambes noires qui s’agitent pour se dissimuler sous les draps. Un grand homme blanc, torse nu, s’assoit sur le rebord du lit et se redresse, face à Kaanda. D’épais sourcils roux rendent son regard inaccessible. Il domine la femme et l’enfant d’au moins deux têtes. Sa main se tend vers le visage de Kaanda qui recule légèrement. Il lui saisit la pointe du menton. De l’autre main, il s’empare de la lampe suspendue et l’incline vers Kaanda. Il force la jeune femme à pivoter la tête, à gauche, à droite. Il laisse échapper un soupir et tourne lente- ment autour d’elle. Kaanda tremble. Quand elle sent sa main lui tâter les fesses, elle ferme les yeux. En deux semaines son l’homme qui avait crié s’est précipité vers le bastingage et a sauté par-dessus bord ; il s’est déchiré les cuisses sur les piques en fer qui hérissaient les bords du filet. Dans le sillage du navire, le point noir de sa tête ballottée par les vagues a sou- dain plongé au milieu d’un bouillonnement d’ailerons. Ezzi se réveille. Son corps frêle se tortille dans les bras de sa mère. Kaanda le presse contre elle et tente de lui glisser un téton dans la bouche. Il le mâchouille. Kaanda grimace de douleur. Sa peau est sèche. La souffrance irradie sa poitrine. Lentement elle masse l’abdomen gonflé de son fils. Elle chante doucement. Elle essaie d’oublier. Plus tard, on leur apporte un peu de nourriture, quelques fèves et de l’eau saumâtre. Au moment où le matelot passe devant elle, Kaanda saisit son avant-bras. Il a un mouvement de recul pour se dégager ; elle s’agrippe à lui et parle avec des mots simples qu’il ne comprend pas. Elle lâche sa manche et lui montre son bébé, sa langue, son ventre, ses seins. L’homme la regarde, hébété. Dans le noir de la cale, elle le voit cligner des yeux. Des paroles incon- nues descendent de sa bouche. Sa main tendue lui fait signe d’attendre. Il continue sa tournée et disparaît plus loin dans l’obscurité. Kaanda pleure. Elle regrette, peut-être aurait-elle dû ignorer son fils, lorsque le guerrier l’a brandi au-dessus des têtes pour que sa mère le reconnaisse. Mais c’était impossible. Plus tard le matelot revient, accompagné d’un gros homme qui presse un large mouchoir sur son nez. Il s’approche d’Ezzi, touche légèrement sa tête, soulève sa paupière, regarde la mère, grommelle quelques sons à peine audibles et repart en adres- sant un signe au matelot. Kaanda caresse à son tour la tête de son fils. Elle dirige son souffle vers la tête brune où perlent des gouttes de sueur. Le soir, après la pitance, l’homme est de retour. Sans un mot il ouvre les colliers ; celui du cou et ceux des pieds. Kaanda tente de se lever. Le navire gîte un peu. Elle

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Kaanda et son fils Ezzi. 1827

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retombe assise, épuisée. Des milliers d’étoiles tournent dans ses yeux. Elle se dresse encore. En s’agrippant à une poutre au-dessus d’elle, elle parvient à se maintenir debout. Son fils gémit contre son ventre. Enveloppé dans le morceau d’étoffe sale qui ceint le torse de Kaanda, il est surpris de sentir le corps maternel à nouveau en mouvement. Celle-ci regarde le matelot. Comme à regret, il la prend par le coude et l’aide à avancer. Elle devine sa répulsion. L’air frais qui balaye le pont saisit Kaanda au visage. Elle titube et se rétablit. Le gros homme au mouchoir lui fait un signe en désignant l’étroite coupée qui mène aux cabines. Kaanda le suit ; elle voit son dos rond et voûté qui forme une bosse noire tendue sous la redingote étriquée. Elle l’imite pour descendre l’échelle à reculons. Le matelot les suit. Dans l’ombre elle aperçoit le gros homme qui frappe à une porte. Il l’ouvre. Kaanda distingue un bref échange de paroles. Soudain elle se met à trembler. Elle a froid. Elle a aussi très peur. Tout ce qu’elle espère, c’est qu’on nourrisse Ezzi. Le matelot la pousse légèrement vers la lumière.

L’endroit où elle pénètre est à peine éclairé par une lampe qui oscille au plafond. Kaanda entend des rires qui fusent depuis le fond de la pièce, un froissement d’étoffe et une voix qui tonne. Un rideau s’écarte, dévoilant la couchette et deux paires de jambes noires qui s’agitent pour se dissimuler sous les draps. Un grand homme blanc, torse nu, s’assoit sur le rebord du lit et se redresse, face à Kaanda. D’épais sourcils roux rendent son regard inaccessible. Il domine la femme et l’enfant d’au moins deux têtes. Sa main se tend vers le visage de Kaanda qui recule légèrement. Il  lui saisit la pointe du menton. De l’autre main, il s’empare de la lampe suspendue et l’incline vers Kaanda. Il force la jeune femme à pivoter la tête, à gauche, à droite. Il laisse échapper un soupir et tourne lente-ment autour d’elle. Kaanda tremble. Quand elle sent sa main lui tâter les fesses, elle ferme les yeux. En deux semaines son

l’homme qui avait crié s’est précipité vers le bastingage et a sauté par-dessus bord ; il s’est déchiré les cuisses sur les piques en fer qui hérissaient les bords du filet. Dans le sillage du navire, le point noir de sa tête ballottée par les vagues a sou-dain plongé au milieu d’un bouillonnement d’ailerons.

Ezzi se réveille. Son corps frêle se tortille dans les bras de sa mère. Kaanda le presse contre elle et tente de lui glisser un téton dans la bouche. Il  le mâchouille. Kaanda grimace de douleur. Sa peau est sèche. La souffrance irradie sa poitrine. Lentement elle masse l’abdomen gonflé de son fils. Elle chante doucement. Elle essaie d’oublier. Plus tard, on leur apporte un peu de nourriture, quelques fèves et de l’eau saumâtre. Au moment où le matelot passe devant elle, Kaanda saisit son avant-bras. Il a un mouvement de recul pour se dégager ; elle s’agrippe à lui et parle avec des mots simples qu’il ne comprend pas. Elle lâche sa manche et lui montre son bébé, sa langue, son ventre, ses seins. L’homme la regarde, hébété. Dans le noir de la cale, elle le voit cligner des yeux. Des paroles incon-nues descendent de sa bouche. Sa main tendue lui fait signe d’attendre. Il continue sa tournée et disparaît plus loin dans l’obscurité. Kaanda pleure. Elle regrette, peut-être aurait-elle dû ignorer son fils, lorsque le guerrier l’a brandi au-dessus des têtes pour que sa mère le reconnaisse. Mais c’était impossible.

Plus tard le matelot revient, accompagné d’un gros homme qui presse un large mouchoir sur son nez. Il s’approche d’Ezzi, touche légèrement sa tête, soulève sa paupière, regarde la mère, grommelle quelques sons à peine audibles et repart en adres-sant un signe au matelot. Kaanda caresse à son tour la tête de son fils. Elle dirige son souffle vers la tête brune où perlent des gouttes de sueur. Le soir, après la pitance, l’homme est de retour. Sans un mot il ouvre les colliers ; celui du cou et ceux des pieds. Kaanda tente de se lever. Le navire gîte un peu. Elle

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Le  soir même, devant tous ceux qui n’avaient pas encore embarqué, on installa trois bouches à feu, en les tournant vers la cabane. Sans avertissement on donna l’ordre de tirer. Tous portèrent leurs mains aux oreilles pour se protéger du bruit effrayant. Les yeux fermés, ils ne purent voir la baraque voler en éclats. Lorsque Kaanda ouvrit les siens, le nuage de fumée se dissipait. L’odeur de poudre lui brûlait les narines. On devi-nait des corps déchiquetés allongés parmi les décombres, certains agités de soubresauts. Deux matelots s’approchèrent pour achever le travail. Kaanda avait baissé la tête.

Aujourd’hui elle se souvient et ça la terrifie.À présent le navire a pris de la gîte. Dans un moment

plus calme, Kaanda discerne le bruit de l’eau qui court plus vite le long de la coque. La  cabine penche un peu plus, le hamac se balance quelques secondes et revient à l’horizontale. Tout s’arrête ; les bruits, l’eau… Il n’y a plus que des cris, des dizaines de cris. Kaanda caresse le crâne de son fils qui s’est rendormi. Elle voudrait savoir. Qui se bat ? Contre qui ? Pour qui ? Pourquoi ?

La  porte s’ouvre brusquement, c’est le gros homme. Il  transpire, souffle très fort, se précipite dans un coin de la cabine, s’assoit par terre et, repliant ses deux jambes devant lui, enfouit sa tête entre ses genoux et se met à gémir. À nou-veau, Kaanda entend le vacarme des pas. De nouvelles voix émergent du brouhaha. Elle comprend que d’autres hommes sont à bord. Ils crient et aboient des ordres secs. Ce n’est pas le même langage. Une dernière détonation transperce le tumulte. Puis le silence revient. Ezzi ouvre les yeux. Il pousse un cri et commence à pleurer. Le gros homme relève la tête. Son regard croise celui de Kaanda qui voit la peur sur son visage dégoulinant. Ses doigts se tordent en triturant le tissu de son pantalon. En levant les yeux au ciel, il répète tout le temps ce mot : « Merde ! Merde ! Merde ! »

corps a fondu, sa beauté s’est évaporée, dissoute dans l’atmos-phère putride de la négrerie. L’homme apparaît à nouveau face à elle ; il émet un long grognement.

— Docteur ! Je te la confie ; remets-moi tout ça en bonne santé ! Le voyage est long jusqu’au Brésil. Et rapporte-la dans trois jours !

Il n’a pas jeté un seul regard à l’enfant.Ezzi s’est réveillé et observe les poutres du plafond en cli-

gnant des yeux.Le  gros homme opine du chef, tire Kaanda en arrière

et referme le battant. Ils sont à nouveau dans l’obscurité de l’étroite coursive. Une autre porte grince.

Kaanda est seule dans ce réduit, allongée dans un hamac qui se balance au rythme de la houle. On leur a servi de l’eau douce et un peu de poisson. Kaanda a longuement malaxé la chair blanche et l’a trempée dans le liquide. Ezzi a détourné la tête et recraché la mixture. Mais Kaanda l’a introduite de force dans la petite bouche. Après quelques cris, Ezzi l’a acceptée. Maintenant ils s’endorment, bercés.

Au petit matin un tonnerre qu’elle reconnaît les réveille en sursaut. Au-dessus, à travers le plafond du réduit, Kaanda écoute le vacarme. On  court, on crie… De sourds grince-ments traversent les bordés qui craquent sous la traction des haubans. Kaanda ne comprend pas, mais elle imagine l’af-frontement. À nouveau une déflagration tonne, puis une autre plus loin. Elle se mord la main pour ne pas crier.

Elle se souvient des flammes devant la négrerie. Les opé-rations de chargement duraient depuis dix jours, car la houle dangereuse se pressait dans la passe étroite, les pirogues ne tra-versaient qu’une par une. C’est le neuvième jour que la révolte explosa. Quelques hommes, après avoir étranglé un gardien et lui avoir subtilisé ses armes et ses clés, s’étaient enfermés dans le baraquement, construit pour abriter les outils et les vivres.