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La femme, l'amour et le pouvoir Author(s): Hanna Olsson and Renée Bridel Source: Nouvelles Questions Féministes, No. 8, FEMINISIME INTERNATIONAL: RESEAU CONTRE L’ESCLAVAGE SEXUEL (HIVER 1984), pp. 87-95 Published by: Nouvelles Questions Féministes & Questions Feministes and Editions Antipodes Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40619285 . Accessed: 14/06/2014 21:39 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Nouvelles Questions Féministes & Questions Feministes and Editions Antipodes are collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Nouvelles Questions Féministes. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.79.85 on Sat, 14 Jun 2014 21:39:21 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

FEMINISIME INTERNATIONAL: RESEAU CONTRE L’ESCLAVAGE SEXUEL || La femme, l'amour et le pouvoir

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La femme, l'amour et le pouvoirAuthor(s): Hanna Olsson and Renée BridelSource: Nouvelles Questions Féministes, No. 8, FEMINISIME INTERNATIONAL: RESEAU CONTREL’ESCLAVAGE SEXUEL (HIVER 1984), pp. 87-95Published by: Nouvelles Questions Féministes & Questions Feministes and Editions AntipodesStable URL: http://www.jstor.org/stable/40619285 .

Accessed: 14/06/2014 21:39

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Hanna Olsson

La femme, V amour et le pouvoir

Extrait du rapport du gouvernement suédois : «Prostitution : description, analyse et mesures envisagées » - 1981

La sexualité de l'homme et celle de la femme se forment de manières très différentes. L'homme confirme et prouve sa virilité par sa sexualité. Cela devient le centre, l'essence même autour de laquelle il va consciemment ou inconsciemment élaborer son idée de lui-même en tant qu'homme. L'identité de la femme ne se forme pas par rapport à la sexualité mais par rapport au besoin d'être choisie par l'homme. Ce besoin s'appelle l'amour. Et c'est là, dans l'amour, que sa sexualité sera confirmée et affirmée. Etant choisie, la femme reçoit la preuve de sa valeur en tant que femme - à ses yeux et à l'égard des autres.

L'amour romantique est une idée née de notre culture et qui représente une valeur particulière pour la femme. Le thème principal dans cette idéologie de l'amour romantique consiste à trouver celui qui sera le bon choix, à être choisie parle « prince », le « chevalier immaculé ». Ce souhait correspond à l'espoir magique que la vie va changer parce que l'élu rendra la vie possible. A la fin du conte de fées, le bonheur sera là. Il est celui qui choisit, et elle est choisie. Ses activités seront dirigées vers les stratégies destinées à se « l'attacher ». Le désir sexuel qu'elle peut

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N.Q.F., Hiver '84, n° 8, pp. 87 à 95.

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avoir pour lui n'existe pas dans ces stratégies, mais seulement le tendre et vulnérable besoin d'aimer. Très tôt, la petite fille et l'adolescente se voient décrire les choses ainsi.

LES RAPPORTS AVEC LE SOUTENEUR

Je vais analyser ici des relations qui démontrent très claire- ment le rôle du « pouvoir » dans l'amour, c'est-à-dire les relations entre le souteneur et la prostituée. La relation avec le souteneur est l'exemple de relation hommes-femmes où le rêve du Prince Charmant est brutale- ment transformé. Le fait que la femme est exploitée matériellement est dissimulé derrière l'amour qu'elle éprouve pour cet homme. Même dans la relation la plus brutale avec un souteneur, la femme ne discerne pas de caractère d'exploitation. Elle estime avoir dans ce souteneur un ami de cœur, un homme. Il ne sera à ses yeux un souteneur que lorsqu'elle admettra qu'il l'exploite. Elle croit avoir des rapports normaux avec un homme et qu'ils vont édifier un avenir commun. Elle gagne de l'argent comme prostituée mais c'est pour leur avenir - s'en aller, monter une affaire ensemble, fonder une famille, etc. Comment de tels rapports sont-ils possibles ?

« Le jeu amoureux » - Etre quelqu'un

Lorsque la femme rencontre l'homme, elle s'intéresse à lui, elle est charmée et elle tombe amoureuse. Elle devient dépendante de lui surtout grâce au « jeu amoureux ». L'homme y prend une part plus ou moins active. L'amour semble présenter tant de possibilités. On s'enivre de bonheur, d'exaltation et de liberté. La vie vous sourit et un avenir nouveau, passionnant, semble soudain possible. Les rêves vont se réaliser. La rencontre entre homme et femme peut se décrire en termes existen- tiels ; un être humain éprouve le désir passionné de ne plus être seul lorsqu'il rencontre un autre être, il éprouve le désir fondamental d'être ensemble, de partager sa vie avec un autre. Si la femme se sent inférieure, l'idée d'être choisie dominera. « Voilà un autre être humain qui trouve que je suis quelqu'un ! Il veut vraiment de moi ! ». Dans un nouvel amour, beaucoup de pensées et de sentiments tournent autour de « l'autre ». Des éléments importants de cet attachement résident dans des fantasmes, trouver que ce partenaire est unique et différent des autres, rêver de bonheur réciproque dans une tendresse éternelle... Après les fantasmes, on idéalise. Le degré d'idéalisation dépend du sentiment que l'on a de sa propre valeur. Ceci est essentiel pour comprendre l'importance qu'un homme peut avoir pour une femme.

Le but du « jeu amoureux » est de donner de l'assurance à la femme. L'expression américaine « de douces paroles » (sweet talk) dé-

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crit fort bien de quoi il s'agit, c'est-à-dire lui donner de l'assurance grâce à de « douces paroles ». Il lui donne de la valeur, il lui dit qu'elle est merveilleuse, qu'elle a beaucoup de possibilités, qu'elle est belle, intelli- gente et a tous les atouts de son côté. Il fait d'elle quelqu'un. Ce qui importe le plus est de former un couple : « Tu dois te prostituer pour nous, pour notre avenir ». Se prostituer au début et continuer à le faire devient souvent la preuve de son amour pour lui. Les projets d'avenir varieront peut-être - le mariage, des voyages, une affaire ou un com- merce en commun, l'achat d'une voiture ou un appartement. Les projets concernent un avenir commun qui s'édifie sur un rêve de bonheur à deux, sur un couple. Si l'on ne tient pas compte de l'importance de ce rêve, on ne peut pas comprendre pourquoi il est si difficile à la femme d'abandonner ses relations avec cet homme. Le « jeu amoureux » du début doit être présent à l'esprit quand les choses changent. « II était si agréable au début, il le redeviendra ». L'état de dépendance fait croire qu'il ne s'agit que de le garder et de l'approfondir. Avec le changement dû au temps, pourtant, le tendre Prince Charmant se transforme en Père Fouettard.

Eloignement et Réticence

Pour l'homme, il ne s'agira plus de valoriser la femme mais de trouver diverses manières de la retenir. Il change ou abandonne complè- tement le « jeu amoureux » et adopte d'autres méthodes de contrôle. Il s'éloigne et se rend inaccessible, il se sert d'un langage terrifiant, de sévi- ces physiques et, dans certains cas, il menace de tuer la femme. Les techni- ques « de pouvoir » du souteneur varient, bien sûr, mais ce qui est certain et constitue la base de cette situation est la dépendance affective ; elle a besoin de lui plus qu'il n'a besoin d'elle. Le rôle viril traditionnel est ca- ractérisé, entre autres, par l'éloignement et un air de « réticence » à l'égard des femmes, ce qui les met mal à l'aise. Elles ne savent pas com- ment l'atteindre. Bien des choses dans notre culture glorifient cette bru- talité masculine. Le double aspect du rôle traditionnel du mâle s'aperçoit d'une part dans l'intérêt qu'il porte aux femmes « sexy » et d'autre part dans le besoin d'exercer son autorité sur elles. Il doit pouvoir les « tenir en laisse », elles ne doivent pas l'approcher suffisamment pour l'influen- cer ou pour qu'il dépende d'elles. L'homme utilise son pouvoir pour occuper la position dominante. Ses réticences et son inaccessibilité, avec des moments d'abandon, entretiennent les rêves de la femme. Il a ses amis et ses intérêts, et elle doit adopter son style de vie comme étant le leur. Cela fait partie du contexte où évolue le souteneur, il se sert d'élé- ments pré-existants et les accentue. Son pouvoir résulte des relations traditionnelles entre homme et femme ; elle doit s'adapter, renoncer à ses propres exigences et à ses propres goûts pour le garder.

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Terrorisme du langage II la domine quand elle se prostitue, surtout si c'est la première

fois. Elle s'éloigne de la vie normale et perd souvent contact avec la vie quotidienne du travail, avec ses parents et ses amis. Grâce à cet isolement, il l'attache à lui davantage. Il peut aussi jouer un rôle actif dans ce pro- cessus. « Le terrorisme verbal » consiste à attaquer les points faibles de sa partenaire pour la dominer. Cela ne réussira toutefois que si celle qui est ainsi attaquée accepte l'image d'elle-même que l'homme lui décrit. Si elle admet cette image, elle se dévalorisera elle-même graduellement et à la limite se méprisera. Elle se croira aussi vile qu'il la décrit. Au lieu de la mettre en valeur, il va désormais la déprécier.

La violence physique

Lorsqu'il s'agit de la retenir, la technique la plus usitée par l'homme agit au niveau mental. Il préférerait ne pas dépasser cette limi- te car la violence physique implique un risque pour lui. Cela voudrait dire qu'il perd son autorité sur elle. Au début, par conséquent, il menace d'exercer des sévices. Mais si cela ne marche pas, il doit ou cesser leurs relations ou mettre ses menaces à exécution et c'est ce qui arrive le plus souvent. Si l'alcool et la drogue font partie du tableau, les barrières contre la violence physique sont bien souvent annihilées. Si l'homme s'est livré à des violences et qu'il a pu ainsi maintenir son autorité sur la femme, une escalade peut en résulter, c'est-à-dire qu'à la limite il menacera de meurtre et de mort... Et les deux peuvent se produire.

La femme devient sa propre ennemie

J'ai parlé auparavant de l'idéalisation comme étant un facteur très important de l'attachement. La glorification de l'homme fait que la femme se sent inférieure et la rend inconsciente de certains traits de la personnalité masculine. Elle ne voit pas ce qui devrait la mettre en garde contre sa brutalité et d'autres dangers. C'est le Petit Chaperon rouge qui ne voit pas que la grand-mère n'est pas la grand-mère mais le loup. Tous les signaux de danger et les avertissements de ses amis ne servent à rien. L'espoir d'obtenir l'amour, d'être aimée, est si fort que ses rêves prennent la place des réalités. Cela peut résulter d'expériences précédentes, erronées, sans amour, sans succès, de relations décevantes, particulièrement avec leurs pères. Beaucoup de femmes ont eu des foyers malheureux où le père a joué un rôle vague et diffus, devenant ainsi un personnage impor- tant mais inaccessible. Cet homme inaccessible, amant ou père, devient l'homme que l'on veut avoir. Le souteneur à la fois symbolise et exhibe la forme extrême du pouvoir exercé par l'homme sur la femme. Il repré- sente toutes sortes de possibilités et les femmes seront attirées vers lui

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dans l'espoir instinctif d'obtenir de lui, qui a le pouvoir, la force et la vie. Les rapports avec le souteneur apportent un semblant de vie, un fugitif espoir de contact humain. L'attrait exercé par un homme dur et brutal est un faux attrait ; la femme succombe à son pouvoir parce qu'elle se sent elle-même faible et désarmée. Elle éprouve donc l'importance de l'homme à tel point que c'est en lui qu'elle place toutes les possibilités de sa vie. Mais celui qui abuse de son autorité ne donne pas la vie, il op- prime. Le mauvais usage du pouvoir mène à l'exploitation des autres et les possibilités réelles de ces derniers ne comptent jamais.

Sa volonté devient la loi

La soumission et l'exploitation deviennent possibles parce que la femme éprouve un intense désir d'aimer et d'établir une relation vérita- ble. C'est ce qui la fait rester et qui l'oblige à adopter la manière de pen- ser du souteneur. Son raisonnement et sa volonté ne sont plus conformes à ce qu'elle voulait. Paolo Freire, dans La Pédagogie de l'Opprimé (1970), a bien décrit ce processus qui consiste à annexer la force de volonté et les pensées d'une autre personne. Il utilise l'expression « d'invasion culturel- le » et la définit comme suit :

« Dans ce phénomène, l'envahisseur brise la culture d'un groupe sans tenir aucun compte des possibilités de ce groupe ; il impose sa propre vue des choses sur ceux qu'il a envahis et bloque toute leur créativité en paraly- sant leurs moyens d'expression. »

On voit bien ainsi, par les yeux de Freire, combien les valeurs et les normes de la culture patriarcale favorisent le sexe masculin aux dépens des femmes. Les rapports avec le souteneur constituent une évi- dente dénonciation du système patriarcal et rendent visibles les signes avant-coureurs de l'oppression. Les buts de l'homme sont totalement opposés à ceux de la femme. Cet antagonisme fondamental reste caché si la femme ne pense plus par elle-même, ne pense plus selon sa volonté propre, mais selon celle de l'homme : « Qu'est-ce qu'il veut queje veuil- le... ».

L'impossible révolte

Les rapports avec l'homme se détériorent. Son comportement change à l'égard de la femme et l'oppression peut augmenter. Il ne s'agit plus de mots d'amour et d'un avenir à deux, mais de dire ironiquement « Pour qui te prends-tu ? ». L'amour l'avait rassurée et maintenant sa volonté est brisée. Ce n'est pas une coïncidence mais c'est parce qu'il lui a fait perdre confiance en elle. Le processus se déroule inexorable- ment parce que cela confirme ce qu'elle ressent intimement ; elle est un être sans valeur. La combinaison de cette profonde dévalorisation de soi-

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même avec les traitements brutaux mènent à l'autodestruction. Elle continuera à vivre une existence qui la détruit. Mais cette détérioration ne s'accomplit pas sans résistance. Elle ressentira une certaine agressivité provenant du fait qu'il ne tient pas ses promesses, c'est-à-dire l'amour et la tendresse. Des sentiments agressifs ne peuvent s'exprimer ouvertement car elle courrait le risque d'être abandonnée et de rester seule, plus isolée encore qu'auparavant, ce qu'elle veut éviter à tout prix. Le conflit devient alors impossible à résoudre. Aussi longtemps qu'elle reste enfermée dans cette situation, c'est-à-dire si elle veut garder cet homme à tout prix, elle ne pourra jamais se révolter. Au lieu de donner libre cours à son agressivi- té et de retourner la situation, elle se retourne contre elle-même et provo- quera sa propre destruction.

C'est ma faute

Un autre phénomène psychologique est étroitement lié à cette agressivité dirigée contre soi-même, c'est « l'auto-culpabilité ». Le monde extérieur n'y est pour rien, on est soi-même à blâmer. « C'est ma faute, si seulement je pouvais changer, il m'aimerait vraiment ». Pour obtenir cet amour, elle se donne encore plus de mal, il doit lui dire qu'il est satisfait. C'est un autre aspect de la tragédie. En se soumettant, elle cherche à ob- tenir son approbation à lui. Mais c'est le contraire qui se produit. Il la méprise d'autant plus qu'il la voit soumise, ce qui confirme sa supériorité masculine et justifie l'exploitation qu'il fait d'elle. Le jeu du bourreau et de la victime ne fait que s'amplifier entre eux. Étant donné ce qui précè- de, il est facile de comprendre pourquoi les femmes se prostituent de plus en plus et ne discernent pas les vrais mobiles du souteneur et par conséquent ne le quittent pas. En s'ef forçant de lui plaire, elles vont s'enfoncer davantage dans la prostitution et ses revenus à lui vont augmen- ter. Dans le processus de dépersonnalisation, on commence par supprimer ses propres sentiments et ses propres besoins. La femme perçoit le monde extérieur comme étant irréel et elle réagit comme un robot. Son insécuri- té et sa passivité augmentent et l'écartent des contacts sociaux. Tandis qu'elle va vers sa destruction, le pouvoir du souteneur se renforce. Et plus elle se sent mal à l'aise, plus la crainte d'être abandonnée l'envahit. Pour qu'une femme puisse voir la situation telle qu'elle est, elle doit pouvoir s'en extraire, c'est-à-dire agir par elle-même, faire acte de volon- té, assumer sa vie. Au début, les choses n'ont pas été ainsi. Lorsqu'elle a rencontré cet homme, il était bien différent et ce qui était un espoir devrait pouvoir se réaliser à nouveau ; elle a mis tant d'espérances affecti- ves en lui... Dans le processus destiné à briser une femme, c'est-à-dire à briser sa volonté, la brutalité physique est l'arme la plus dure. Lorsqu'elle subit des sévices, ses possibilités de s'enfuir diminuent. C'est vrai si elle est maltraitée mais aussi si l'homme menace de se venger ou menace de la tuer. On peut difficilement décrire la frayeur que l'on éprouve devant la

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cruauté d'une autre personne. Il faudra beaucoup d'énergie pour se sou- mettre à l'homme de manière à ne jamais éveiller ou accroître sa cruauté.

« Comment les femmes peuvent-elles être si bêtes ? »

Renoncer à ses rêves et à ses fantasmes et admettre la réalité est l'une des choses les plus difficiles à faire pour une femme. C'est un bien douloureux réveil que de reconnaître qu'elle a été exploitée et escroquée. Le rêve s'effondre définitivement lorsque l'homme choisit une autre femme. Elle se vengera peut-être alors en le dénonçant à la police. C'est la preuve de l'infidélité qui peut finalement la faire renoncer à lui. On entend bien souvent une nuance de mépris lorsque les rapports entre souteneur et prostituée sont mentionnés. C'est la femme que l'on méprise. On traite l'homme avec hostilité et répulsion mais on se deman- de « comment a-t-elle pu être assez bête pour ne pas voir que cet homme ne voulait qu'une chose : lui prendre l'argent qu'elle gagnait ? ». L'amour du sacrifice caractérise aussi bien l'épouse, la mère, la maîtresse que la prostituée. Les femmes sont élevées à se sacrifier pour le bien des autres. Accepter de se soumettre et renoncer à soi-même deviennent des preuves d'amour. L'éducation traditionnelle des hommes se fait en sens inverse. Les hommes sont peu habitués à subvenir aux besoins des autres, à mon- trer des égards, à donner de l'amour. Ils exigent et prennent ce que les femmes leur donnent comme un dû. Ils estiment que l'amour et les égards font partie de la « nature », du caractère des femmes. Lorsque ces derniè- res refusent de se séparer d'un souteneur, elles manifestent en cela une forme d'espoir, quelles que soient les conséquences. Cette imprudence ré- sulte de leur désir passionné que la situation ait un sens, qu'elle change. « Tout cela doit avoir un sens après tout, cela s'arrangera à la fin. Si je change et que je me donne vraiment de la peine, je finirai par le retrouver ». C'est là que réside le véritable drame. Aucun amour authentique ne peut naître de la soumission, de l'exploitation et de l'asservissement à la vo- lonté de l'homme. Le lien que la femme a noué avec lui devient un écran protecteur entre elle et le monde extérieur, confirmant sa nouvelle exis- tence. La dépendance, la soumission et l'autodestruction résultent de ce genre de liens, mais pas la force, l'indépendance et la liberté qui sont les conditions nécessaires pour aimer. Le mépris qu'il lui voue s'accroît, sa confiance en elle diminue et, par conséquent, augmente le besoin qu'elle a de lui. La douloureuse découverte du véritable aspect des choses, c'est de s'apercevoir qu'il n'a jamais réalisé ce qu'elle lui donnait. Il n'a jamais vu ou accepté ce qu'elle lui apportait comme un cadeau précieux. Les hommes n'ont jamais été éduqués à distinguer et à comprendre les be- soins affectifs des femmes, et les rapports entre le souteneur et la prosti- tuée le démontrent encore plus clairement. L'essentiel dans ces rapports est l'amour altruiste de la femme qui est ici exploité au maximum. « Pour toi , pour notre amour, je me vendrai... ».

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La société patriarcale démasquée

Le tableau qui nous est montré des rapports entre le souteneur et la prostituée nous permet une pénible association d'idées. Du côté de la femme, on voit clairement et inexorablement la dépendance, la sou- mission, l'oppression, la violence et la perte de confiance en soi acceptées pour survivre. On voit aussi la crainte de la solitude, l'amour altruiste qui repose sur son acceptation de renoncer à elle-même, c'est-à-dire que son esprit et son intelligence ont pris une forme contraire à ce qu'ils sont réellement - « Que veut-il queje veuille, et comment veut-il queje sois ? ». La situation devient dangereuse lorsque sa perte de confiance en elle s'accroît, que son besoin d'approbation de la part de l'homme augmente et qu'à ce moment-là il se détourne et l'abandonne. Elle croit qu'il aura besoin d'elle si elle se montre disposée à la soumission et à consentir à tout. C'est le contraire qui se produit. Son attitude confirme le senti- ment de supériorité de l'homme. Sa capacité de destruction et de haine deviendront alors des armes redoutables.

Démasquer le patriarcat est d'importance vitale et essentielle. La société patriarcale repose non seulement sur la supériorité masculine mais sur l'acceptation de cette supériorité par les femmes. Ainsi ces der- nières évitent d'assumer pleinement la responsabilité de leur vie - l'ab- sence de responsabilité n'est-elle pas, après tout, le privilège de celui qui est « protégé » ? La force du protecteur devrait compenser sa faiblesse. Mais lorsque les femmes deviennent adultes et changent, l'image qu'elles ont du monde change aussi. Les rapports entre force et faiblesse, pouvoir et soumission ne sont plus si simples. La découverte de la vulnérabilité chez l'homme est stupéfiante pour beaucoup de femmes. Puisqu'ils avaient le pouvoir de changer le monde, ils étaient invulnérables. Pour les femmes qui ont changé leur vie, tout cela n'est plus vrai, celles qui sont devenues plus fortes voient l'homme sous un autre jour, elles cons- tatent sa fragilité et ses efforts pour la dissimuler.

Le danger pour l'homme, dans sa chute, réside dans l'éven- tualité de le voir devenir « mendiant » alors qu'il était « prince ». La femme qui idéalise un homme le croit capable de toutes les possibilités qu'elle a aussi en elle. Lorsqu'il n'est plus au niveau de ce qu'elle attend, elle peut le détester et devenir hostile ; il ne correspond plus à l'idée qu'elle se faisait de lui. Le principe du pouvoir et de la domination se maintient souvent par le mépris. Les véritables complexes d'infériorité ont leur origine dans le mépris de soi-même. La femme ne peut pas être vraiment elle-même tant qu'elle accepte une telle image de sa personne. Elle cherche à avoir l'apparence de la force et de l'indépendance et en même temps elle ressent intérieurement une certaine insignifiance et un manque de puissance, ce qui est une cause assez courante de conflit mental. Beaucoup de femmes ont acquis une force « illusoire » et cachent

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tout ce qu'elles ont de faible et de vulnérable, écartant ainsi leurs possi- bilités de changer. Leur soumission au pouvoir est liée directement à leurs sentiments d'infériorité. La règle du patriarcat impose le contrôle de soi et l'effacement de la personnalité. Mais ce qui semble à première vue fragile peut contenir le germe d'un véritable être humain.

L'importance de la prise de conscience féminine

Les moments les plus importants de la vie des femmes sont liés à leurs rapports avec les hommes et les enfants, en partie parce que l'iden- tité de la femme et son échelle des valeurs sont si étroitement proches de l'homme, des enfants et du foyer. L'idée du bonheur se rattache à eux. La plupart des femmes cherchent à établir des liens de tendresse avec les hommes. Il est important de répondre à ce désir et de l'accepter. Il existe aussi un pénible conflit entre la vie privée et la vie sociale. La lutte pour obtenir des changements de société se déroule en public, mais les relations entre les deux sexes n'admettent pas de recul. Se réconcilier avec un sys- tème dominateur signifie que l'on joue sur deux tableaux, celui de la vie privée et celui de la vie sociale. Cela donne lieu à des contradictions et à des tensions qu'il faut reconnaître et comprendre, et cela provoque dans la vie une attitude qui mélange le privé et le social. Les efforts collectifs des femmes sont indispensables pour réussir les changements, elles dé- couvrent ensemble que leurs problèmes sont universels, ainsi la prise de conscience féminine deviendra une « contre-force » idéologique qui com- battra le rôle stéréotypé de la femme imposé par la société patriarcale. Cette « contre-force » est l'endroit où une nouvelle identité féminine peut chercher ses formes. Cette recherche existe dans toutes les situations où les conditions de vie des femmes se modifient et où de nouvelles ma- nières d'appréhender, d'interpréter et de comprendre la réalité se font jour. Elle existe dans le travail, dans la littérature, dans l'art, dans la science, dans les journaux, dans les conversations et les discussions, dans les re- cherches des féministes, dans les foyers féministes, dans toute situation où les femmes se racontent leurs vies. Sans ces possibilités, il sera difficile de s'orienter dans la vie privée et dans la vie sociale. Cela veut dire aussi développer des relations fortes et réciproques avec les hommes qui veulent changer eux aussi. On devra analyser et chercher quels sont les principes du patriarcat qui ont fait du mal aussi bien aux hommes qu'aux femmes ; en même temps, on s'efforcera de découvrir et de distinguer les cicatrices que nous portons nous-mêmes. C'est par la lucidité et l'honnêteté que la prise de conscience féminine prendra toute sa valeur.

(Traduit de V américain par Renée Bridei).

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