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Fiche de lecture, Pierre Deffontaines janvier 2012 Page 1 sur 10 Fiche de lecture : Les gars du coin, enquête sur une jeunesse rurale , Nicolas Renahy 1 L’ouvrage commence par la description d’un accident de la route qui tue Hervé et son frère, deux enquêtés que côtoie le chercheur depuis quelques années. Cet « évènement » particulièrement dramatique se trouve être un révélateur crû pour l’ethnographe de la fragilité du monde social qui entoure ses enquêtés. Nicolas Renahy mène sa recherche dans des cercle de jeunes ouvriers ruraux, qui, élevés dans un contexte de désindustrialisation du village (Foulange), jusque là structuré par l’activité usinière et la reproduction du groupe ouvrier, sont fragilisés dans leur recherche d’activité professionnelle et par là, dans tous les aspects de leur vie sociale. L’objet de recherche est défini d’abord par un espace résidentiel. L’usine de fabrication de cuisinière Ribot, repris par un groupe internationale en 1971 jusqu’au début des années 1980, où travaillait la majeure partie de la population villageoise, orchestrait la vie du village. Il s’agit donc pour le cher- cheur de mener une enquête monographique centré sur une classe ouvrière en mal de « reproduc- tion sociale », au milieu des années 1990, sur l’espace d’un village : par l’observation ethnographique dans des lieux de vie collective (club de football et usines) et des lieux de vie privée, en se rappro- chant d’enquêtés ; par des entretiens pour avoir accès à des récits de vie et revenir sur la socialisa- tion de ce groupe de jeunes ; et par la consultation d’archives communales pour comprendre la perte de vitalité du monde ouvrier après la fin du paternalisme industriel. Ce travail met ainsi en jeu plusieurs axes de compréhensions du monde social qui sont repris dans le plan de l’ouvrage. L’enquête est menée auprès d’une classe d’âge, ceux qui ont entre 20 et 30 ans entre 1995 et 2005, les « 1974 » notamment. Ces jeunes sont, au moment de la recherche, pris dans leur installation dans la vie professionnelle et la constitution d’un foyer, moment qui devrait être central dans la reproduction du groupe dont ils sont issus. La première partie montre comment cette classe d’âge fait génération parce qu’elle partage une forme et des lieux de socialisation qui différent de ceux connus par les générations précédentes : le collège unique, le club de football. La seconde partie concerne les enquêtes menées dans les usines du village SMF et CCF où travaillent encore les héritiers du monde ouvrier local. Mais peu à peu cette définition professionnelle du groupe perd de son effectivité. D’une part, les entreprises, parce qu’elles ne répètent pas, ou que partiellement, le mode de gestion paternaliste de l’usine Ribot, se dissocient peu à peu de l’espace local et nont plus, par là même, un pouvoir d’organisation de la vie sociale du village. D’autre part, la génération qui intéresse N. Renahy n’est pas toute entière employée par les entreprises restantes et se caractérise majoritairement par l’instabilité professionnelle. 1 Les références et pages citées dans la présente fiche correspondent à l’Edition 2010, La Découverte, préfacée par Stéphane Beaud et Michel Pialoux

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Fiche de lecture, Pierre Deffontaines janvier 2012

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Fiche de lecture : Les gars du coin, enquête sur une jeunesse rurale, Nicolas Renahy1

L’ouvrage commence par la description d’un accident de la route qui tue Hervé et son frère,

deux enquêtés que côtoie le chercheur depuis quelques années. Cet « évènement » particulièrement

dramatique se trouve être un révélateur crû pour l’ethnographe de la fragilité du monde social qui

entoure ses enquêtés.

Nicolas Renahy mène sa recherche dans des cercle de jeunes ouvriers ruraux, qui, élevés dans un

contexte de désindustrialisation du village (Foulange), jusque là structuré par l’activité usinière et la

reproduction du groupe ouvrier, sont fragilisés dans leur recherche d’activité professionnelle et par

là, dans tous les aspects de leur vie sociale.

L’objet de recherche est défini d’abord par un espace résidentiel. L’usine de fabrication de cuisinière

Ribot, repris par un groupe internationale en 1971 jusqu’au début des années 1980, où travaillait la

majeure partie de la population villageoise, orchestrait la vie du village. Il s’agit donc pour le cher-

cheur de mener une enquête monographique centré sur une classe ouvrière en mal de « reproduc-

tion sociale », au milieu des années 1990, sur l’espace d’un village : par l’observation ethnographique

dans des lieux de vie collective (club de football et usines) et des lieux de vie privée, en se rappro-

chant d’enquêtés ; par des entretiens pour avoir accès à des récits de vie et revenir sur la socialisa-

tion de ce groupe de jeunes ; et par la consultation d’archives communales pour comprendre la perte

de vitalité du monde ouvrier après la fin du paternalisme industriel.

Ce travail met ainsi en jeu plusieurs axes de compréhensions du monde social qui sont repris dans le

plan de l’ouvrage. L’enquête est menée auprès d’une classe d’âge, ceux qui ont entre 20 et 30 ans

entre 1995 et 2005, les « 1974 » notamment. Ces jeunes sont, au moment de la recherche, pris dans

leur installation dans la vie professionnelle et la constitution d’un foyer, moment qui devrait être

central dans la reproduction du groupe dont ils sont issus. La première partie montre comment cette

classe d’âge fait génération parce qu’elle partage une forme et des lieux de socialisation qui différent

de ceux connus par les générations précédentes : le collège unique, le club de football.

La seconde partie concerne les enquêtes menées dans les usines du village SMF et CCF où travaillent

encore les héritiers du monde ouvrier local. Mais peu à peu cette définition professionnelle du

groupe perd de son effectivité. D’une part, les entreprises, parce qu’elles ne répètent pas, ou que

partiellement, le mode de gestion paternaliste de l’usine Ribot, se dissocient peu à peu de l’espace

local et n’ont plus, par là même, un pouvoir d’organisation de la vie sociale du village. D’autre part, la

génération qui intéresse N. Renahy n’est pas toute entière employée par les entreprises restantes et

se caractérise majoritairement par l’instabilité professionnelle.

1 Les références et pages citées dans la présente fiche correspondent à l’Edition 2010, La Découverte, préfacée

par Stéphane Beaud et Michel Pialoux

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Fiche de lecture, Pierre Deffontaines janvier 2012

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La dernière partie, centrée sur les trajectoires individuelles et les espaces privés des enquêtés, re-

vient sur les modes de formations de l’identité et de l’estime de soi. En mettant en relief des situa-

tions d’interaction par rapport à des histoires familiales et affectives des individus, N. Renahy revient

sur la fragilité et les difficultés rencontrées par ses enquêtés. Il focalise alors son analyse sur « les

groupes primaires », foyer et amis, pour revenir sur la question de l’appartenance à un groupe ou-

vrier local.

Partie I : Grandir dans une campagne paupérisée.

Mener un travail sur la socialisation de la génération enquêtée et son importance dans la

constitution du groupe implique de cerner les lieux qui forment les cadres d’actions, forgent les re-

présentations partagées, ce en quoi ces institutions informent les manières de voir, de sentir, de

penser et d’agir, et structurent les relations dans ce groupe. L’auteur se penche ici sur la période de

formation qui précède l’usine et le rôle du club de football. Il s’appuie sur les récits de vie, sur le rap-

port à l’Ecole de ses enquêtés et leur passage dans différents milieux. Le club de football est appré-

hendé par un travail ethnographique comme un lieu de sociabilité populaire masculine où est trans-

mise une culture de groupe et où se reproduit le groupe avec sa structure de positions à laquelle est

associé un capital de légitimité locale. La démonstration de l’auteur est scandée par des passages

d’entretiens retranscrits et des extraits de carnet de terrain

La période de la domination paternaliste Ribot sur l’activité usinière et villageoise se caracté-

rise par une moindre importance de l’Ecole. La réussite professionnelle dépendait de l’héritage fami-

lial d’un poste à l’usine et l’orientation scolaire se faisait en fonction des besoins de l’usine. Le recul

de l’activité industrielle dans le village à partir des années 1970 a induit une demande croissante de

scolarisation. L’Ecole devient alors un élément déterminant dans la constitution d’un avenir profes-

sionnel, d’autant que les années 1970 et 1980 connaissent le développement de politique nationale

de scolarisation. La nouvelle génération est élevée dans un contexte où l’usine n’est plus l’horizon

professionnel assuré par l’appartenance à une famille ouvrière. Les enfants de ces années évoluent

dans des familles qui connaissent le chômage.

N. Renahy se concentre sur les trajectoires de deux enquêtés, Sylvain et Fred. Il isole dans leur par-

cours des lieux de passage successif : l’Ecole du village, le Collège de la ville voisine, le groupe des

pairs et la formation professionnelle.

L’auteur se sert volontiers des mots des enquêtés pour rendre compte d’une période (« les années

Mobylette », p42) ou d’un rapport aux institutions traversées (Au collège, Fred se « laisse porter »

p72). Ces paroles montrent, ou parfois trahissent, l’importance de la Famille (ou de son absence dans

le rapport au collège) et du groupe des pairs comme cadre de socialisation. Le mot « collègue » p43

ou la manière dont les enquêtés se rappelle (p47) leur camarade de classe de l’Ecole renvoient à un

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référent professionnel. Tant d’éléments d’appartenance à une culture propre au milieu ouvrier local

qui rendent étrangèr et inaccessible la culture scolaire ou la culture estudiantine côtoyée temporai-

rement par Fred en ville. Cette relation frustrée, notamment pour Fred, empêche l’émancipation

culturelle à l’espace local. La relation d’enquête est marquée par cette histoire puisque l’enquêteur

se trouve être le représentant d’une jeunesse (locale également) qui a réussit par l’Ecole et est dé-

tenteur d’une culture légitime : Fred trouve valorisant de côtoyer l’ethnographe

N. Renahy montre ainsi que la scolarisation à peu de prise sur ses enquêtés, qui, bien que marqués

par deux rapports différents au collège, se retrouvent à 21 ans au village dépendant de leur parenté,

revenant à un réseau d’appartenance autochtone et dans des situations professionnelles instables.

Ainsi l’appartenance à un espace local reste déterminante malgré la fermeture du marché de

l’emploi industriel. Mais cette appartenance est vécue après une frustration et comme un recours

non choisi. Cette génération partage donc la culture des pères mais ne peut plus faire valoir ce « ca-

pital d’autochtonie » sur le marché du travail.

La transmission d’un ethos ouvrier passe surtout par l’intégration à des réseaux relationnels

et notamment au le club de football : valorisation du corps, construction d’un entre-soi extérieur au

foyer. Ce club est ainsi approché comme une instance où se constitue le groupe et comprendre

« comment, en retour, le collectif contribue à structurer l’individu ».

Le club de Foulange est l’héritier du patronage Ribot au village. Il est associé à l’usine et aux ouvriers

« du coin » qui se sont réappropriés ce lieu après la fermeture de l’usine et tente aujourd’hui de le

faire vivre.

La démarche démonstrative suit la progression de l’intégration de l’observateur participant et d’un

jeune adolescent au club. Les entraînements et les matchs sont des lieux d’apprentissage d’une « cul-

ture populaire ». L’auteur s’autorise d’autres travaux existant sur le sujet pour qualifier ainsi ce rap-

port particulier au corps et cette valorisation d’un entre-soi. La présence d’ancien dans le club et les

formes observés d’initiations permettent à l’auteur de justifier qu’il s’agit en effet d’un lieu de

transmission.

Les nouveaux entrants sont progressivement intégrés après avoir fait leurs preuves sur le terrain. Il

leur faut aussi acquérir les pratiques de leur aînés tant sur le terrain que dans les vestiaires (con-

sommation de bière). Vincent, un jeune joueur, est repris pour son jeu personnel, la tête penchée.

Les remarques sur le jeu et le corps des uns et des autres permettent de transmettre une « hexis »,

une façon de se tenir et d’entretenir son corps : avoir un corps musclé, « virile », est un enjeu de

reconnaissance. Les joueurs rivalisent de virilité et de résistance. Ils revendiquent une abnégation

pour le groupe et la maîtrise d’un « capital corps » si nécessaire sur leur lieu de travail et qu’ils

s’approprient par le sport dans leurs temps libres.

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Le club constitue ainsi un « entre-soi » d’hommes. L’expression d’une sociabilité masculine se dis-

tingue du foyer, l’intérieur qui est le lieu des femmes. Cette opposition se retrouve plus tard dans le

livre lorsque le chercheur se concentre sur les espaces privés.

Socialisation prend alors son double sens. Le club est à la fois un lieu où un individu est intégré à une

société qui lui préexiste et lieu où la classe ouvrière locale fait société, c'est-à-dire se constitue

comme groupe, structuré par des relations et partageant une culture commune (d’autant qu’il faut

faire équipe sur le terrain). N. Renahy évoque les pots de fin d’entraînement dans lesquels on rap-

pelle à chacun sa place, où on se démarque des autres (les femmes, ou les autres clubs) et où l’on fait

preuve d’attachement. Cette appartenance est un capital qu’il serait coûteux de quitter. Elle devient

un ressort identitaire pour les membres du groupe, un lieu de protection. Elle reste un lieu de renou-

vellement et de perpétuation du groupe sur l’héritage d’une appartenance professionnelle.

La fin du chapitre (p100) rappelle que la « société locale » est différenciée de longue date. Le club de

football, entre autres, contribue à perpétuer des différences de légitimité entre individus. La recon-

naissance dans l’espace local est inégalement répartie et le capital est souvent hérité. Il existe des

« familles foot » (p78). Sylvain explique la présence de « clans ». Ces critiques sont mis en relations

avec les difficultés de recrutement du club2. Ce derniers a du mal à assurer la relève et sort du tissu

local.

La division du groupe se fait aussi sur l’axe des générations sur laquelle revient l’auteur dans

la III partie. La socialisation des enfants des années 1970 se fait dans un contexte de fragilité. Sont

remises en cause les voies familières d’accès au travail à l’usine. Ces jeunes souffrent alors du déca-

lage de la culture ouvrière héritée avec le monde du travail qu’il rencontre à la sortie de leur forma-

tion. La jeunesse s’allonge et le groupe des pairs avant l’installation dans la vie professionnelle et

familiale prend de l’importance. Elle est le lieu de l’apprentissage des conduites illégales et mal re-

connues par la génération ouvrière qui précède : consommation de drogue, petits délits. Les rappels

de l’existence du groupe à travers les matchs et les entraînements sont d’autant plus investis que le

club est un dernier lieu de survie d’un groupe qui ne peut plus se retrouver sur une base profession-

nelle.

Partie II : Usine village la lente dissociation.

Mener l’enquête dans les entreprises (SMF, usine de montage de cuisinière, employant uni-

quement des hommes, et la CCF, usine de câblage, employant des femmes) qui se sont installées

après la fermeture de l’usine Ribot, a pour objectif d’observer les formes d’héritage ouvrier qui sont

2 Elles seront réinterprétées ailleurs. N. Renahy revient sur ces différences de légitimité et son intégration surtout auprès du groupe de ceux qui sont les moins dotées en reconnaissance locale : N. RENAHY, 2006, ethnographiques.org

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à l’origine de la cohésion du groupe villageois (intériorisation des normes, construction de reconnais-

sance locale), et ce qui fait que ces entreprises ne jouent plus le rôle que l’usine avait joué.

La massification scolaire induit une surqualification des jeunes ouvriers. Ces derniers, d’autant plus

conscients des renoncements de leurs pères à la lutte syndicale et leur soumission à la contraction du

marché local du travail, n’envisage le travail à l’usine que comme pis-aller. Ils ne peuvent se résoudre

à accepter les contraintes du travail à l’usine : le travail à l’usine perd sa valeur symbolique. La filia-

tion qui assurait un avenir à l’usine ne devient plus une opportunité professionnelle désirable no-

tamment pour ceux dont l’héritage est dominé à l’usine. Le premier chapitre compare les recrute-

ments de Samir et Pierre. Le premier accepte mal d’être associé à son père, immigré et peu considé-

ré dans l’usine, et à son frère par le surnom qui lui est donné, ce qu’il perçoit comme du racisme.

Pierre par contre, malgré ses réticences, et forcé par ses difficultés à trouver une situation stable,

« endosse » (p127) l’héritage ouvrier de son père, travaillant à la SMF, et fait valoir son capital dans

le milieu d’interconnaissance du groupe ouvrier villageois.

Mais ce profit tiré de la parentèle, ressort du paternalisme qui s’appuyait sur la transmission

d’un métier et d’un capital relationnel, ne fait que survivre dans les nouvelles entreprises, ce que

démontre le travail ethnographique et les entretiens menés.

La SMF continue de fonctionner comme un lieu de transmission entre générations de savoir faire et

de normes. L’utilisation des machines est apprise sur le tas par les plus âgés aux nouveaux entrants.

Samir fait preuve d’un grand respect pour René qui lui apprend son métier dans l’entreprise. Mais

plus qu’une connaissance technique, cette transmission concerne un « savoir être ». Le « nouveau »

est testé et son travail est jugé. L’atelier est un lieu de sociabilité normé. Y sont valorisés la bravoure

et la compétence. Les jugements portés, la stigmatisation de la paresse ou de l’incompétence renfor-

cent la cohérence du système de valeur et structure tant l’atelier que l’espace local, en associant tout

jugement d’une personne à sa parentèle.

L’auteur décrit la responsabilisation des ouvriers dans le rythme de production de l’entreprise. Ce

mode de fonctionnement accentue le pouvoir d’organisation de l’espace des normes par le groupe.

L’usine reste tributaire de la reconnaissance locale de certaines parentèles. Les anciens ouvriers mè-

nent le rythme et l’organisation (répartition de la pénibilité). La gestion personnelle du temps permet

à Thierry, ouvrier reconnu dans l’espace local par son rôle dans le club de football, d’entretenir son

réseau relationnel en alternant les moments de travail intensif et de relâchement durant lesquels il

peut discuter entretenir cette reconnaissance. Les chefs d’atelier ne peuvent faire fi de se réseau de

légitimité villageois. Dirk, chef d’atelier et nouvel arrivant au village, s’appuie sur N. Renahy qu’il a

lui-même introduit pour montrer l’exemple. Il ne peut exercer un pouvoir direct sur les élites villa-

geoises.

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Rendre compte de ces stratégies d’appropriation de l’espace usinier permet de saisir

l’importance qu’ont pu avoir les ateliers Ribot dans l’organisation du groupe ouvrier (espace de posi-

tion soutenu par le partage de normes) à une époque où la plupart de la population active y passait

la majorité de son temps. Mais il devient difficile d’estimer si le groupe ouvrier se perpétue par le

travail usinier à la SMF et la CCF ou malgré lui. Contrairement au paternalisme Ribot qui construisait

et utilisait, de la volonté même du patronat, les hiérarchies que se donnait le groupe local, les modes

de gestions des nouvelles usines induisent une « dissociation entre les scènes professionnelle et rési-

dentielle » (p183). Le monde professionnel n’assure plus la reproduction du groupe ouvrier et met à

mal les fromes de légitimité qui en assuraient la structure. Les ouvriers, entourant le chercheur dans

l’atelier, sont les derniers héritiers d’un capital de reconnaissance à base ouvrière.

La numérisation des postes de travail et le recrutement de personnes extérieures à l’espace local

détruisent les formes traditionnelles de transmissions de métier et de valeurs. La direction est inca-

pable d’assurer un lien hiérarchique personnalisée avec une main-d’œuvre non attachée par son

appartenance locale. L’appréciation de la CCF par des entretiens avec le directeur et une responsable

d’atelier met en évidence cette distanciation.

Par des reventes successives, la CCF connaît en 15 ans d’existence de nombreux renouvellement de

sa direction qui n’est plus qu’une « soupape » d’un groupe international. A partir de la fin des années

1980, des ouvrières sont embauchés en CDD, ce qui introduit une division dans le personnel. La per-

manente menace d’une délocalisation de la production devient un moyen de mobilisation des travail-

leuses. Alors l’exercice d’un « management osé » (p.165) n’est contrecarré par aucun groupe ouvrier.

Seule restent en place, les « chefs de ligne » recrutées dans l’espace local. Un entretien avec San-

drine, montre au chercheur les contradictions qui traversent l’occupation d’un tel poste de respon-

sable pour des héritières d’un ethos ouvrier. Sandrine, très investie dans le travail, témoigne d’une

importante intériorisation de l’ordre symbolique usinier et des critères managériaux de compétence

et d’exigence de productivité. Elle est cependant dans une position difficile entre la hiérarchie,

mondes des hommes, et la production, monde des femmes. Elle hésite entre « eux », les cadres dont

elle essaye d’accéder au cercle et « nous », les ouvriers dont elle se distancie peu à peu et qu’elle a le

sentiment de trahir. La direction exerce ainsi une politique qui entre en contradiction avec la conser-

vation d’un groupe ouvrier local.

Plus généralement, le marché de l’emploi local est en décalage avec la formation et les aspirations

qu’a fait naître le système scolaire, tant pour les jeunes hommes que pour les femmes. L’usine n’est

plus pourvoyeuse d’une formation propre et le tarissement de l’accès à l’entreprise par la parentèle

transforme la sortie de l’Ecole en période flou et précaire. Pour les femmes, l’investissement d’un

foyer devient le recours possible pour assurer son indépendance. Cela renforce le modèle patriarcal

de la gestion de l’espace domestique, réservé aux femmes, quand les hommes apporteraient le sa-

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laire. Mais la précarité du statut des jeunes hommes remet en cause la viabilité économique et affec-

tive du jeune foyer.

Enquêter à l’usine a un sens dans la démarche monographique de l’auteur, travaillant sur le

groupe ouvrier. Mais les personnes dont N. Renahy retrace les trajectoires et la sociabilité dans les

première et dernière parties ne sont pas ceux qu’il retrouve à l’usine, notamment Fred et Sylvain.

Leur absence marque l’éclatement du groupe que formaient les pères des différents enquêtés.

Partie III : Des groupes primaires en crise.

L’auteur se penche, en dernière partie, sur la nouvelle génération hors de l’usine, dans des

formes de sociabilité non-instituées : les relations de couple et les relations entre pairs, ce qu’il

nomme les « groupes primaires », terme repris aux interactionnistes. Il s’agit, en effet, de l’analyse

de micro-situations et de relations mobilisées quotidiennement qui contribuent à la constitution de

soi. Les observations sont ici organisées selon le quotidien des individus et la démonstration part de

la description d’interactions. L’auteur observe une période du cycle de vie de ses enquêtés : l’entrée

dans le marché matrimonial, l’acquisition d’une indépendance vis-à-vis de la parenté, moment où se

joue la question de la reproduction dans le temps du groupe villageois ouvrier. Ainsi le raisonnement

de N. Renahy va de la question de la mise en couple et l’importance des relations d’enfance au rap-

port au politique et la confrontation générationnelle.

L’auteur montre que la période de l’installation indépendante des enfants d’ouvriers

s’allonge, par rapport à ce qu’a connu la génération précédente, par la dissociation de l’acquisition

d’un diplôme, de l’entrée sur le marché du travail, de la mise en couple et de l’obtention d’un loge-

ment. Cette disjonction entre les normes du groupe et le marché du travail des années 1990 et la

déconsidération symbolique et matérielle de la condition ouvrière sont sources d’une frustration et

d’une faillite de l’estime de soi. La fréquentation de relations d’enfance et la constitution d’un entre-

soi masculin sont renforcées par la fragilisation sur le marché du travail. Dans ces relations entre

amis, l’insuccès affectif et la difficile mise en couple sont appréhendées dans les termes d’une virilité

idéalisée. L’auteur part d’une interaction dans « l’appart », la colocation d’Hervé, Fred et Samir, co-

habitation exceptionnelle dans le milieu ouvrier pour décrire ensuite successivement les histoires

affectives d’Hervé, Sylvain et Fred où s’entremêlent différemment l’appartenance à l’espace local, le

rapport à une « culture populaire », l’exercice d’un métier et l’histoire familiale.

L’auteur décrit un soir de match télévisé et un joint partagé dans le logement. Didier, ouvrier de la

SMF, occupe une place centrale et laisse Hervé à l’écart de ses remarques sur le match. Hervé est

l’enquêté-ami tué dans l’accident évoqué en introduction. Il a une situation dans une scierie, statut

qu’il accepte sans doute de par sa place d’aîné. Il évoque avec l’ethnographe ses difficultés à séduire.

Dans l’écriture, l’auteur reprend les termes de ses enquêtés pour parler de leur situations affectives.

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Il s’adonne alors à un travail d’analyse d’interactions. Il rend compte de la position d’Hervé dans sa

fratrie et dans l’espace local. Ainsi l’interprétation de Sylvain sur le manque de confiance d’Hervé et

comprise par rapport à l’absence de « mise en scène d’une dextérité physique ». Issu d’une parentèle

dominée, il est dépourvu dans une situation de contraction du marché matrimonial local.

Par la trajectoire de Sylvain, l’auteur rend compte de la difficulté à construire une vie de famille.

L’entre-soi masculin non institué, extérieur au foyer, dans les nouvelles formes qu’il prend, dissocié

de l’activité professionnelle et proche de la jeunesse estudiantine, est parfois en opposition avec la

vie de couple. Le foyer et les enfants restent à la charge de Suzanne, la compagne de Sylvain. Dans

les moments de crise du couple, ce dernier revendique le droit de sortir avec ses copains. Culturelle-

ment, pour le jeune ouvrier le foyer n’est pas un recours à la précarité professionnelle. Ce n’est que

peu à peu, et sans doute influencé par la présence de l’ethnographe que la situation se met à chan-

ger. L’adolescence de l’aîné des enfants, à la fin de l’enquête, permet à Sylvain de s’investir dans un

rôle de père.

Les échecs affectifs de Fred sont plus encore compris par une distance culturelle. Dernier de sa fra-

trie, il porte des ambitions d’ascension sociale, renforcées par la fréquentation de Patricia, étudiante

en STAPS et de son entourage. Au cours d’un entretien, Fred exprime son intimidation et ses désirs

face au monde étudiant et à sa culture. Il interprète son échec affectif par se décalage culturelle avec

sa compagne et les incompréhensions qu’il en résultait.

L’exercice reconnu d’un métier d’ouvrier assurait la construction de la masculinité et de l’estime de

soi. La recherche de relation amicale masculine est là pour suppléer à ce que ne contente plus le

milieu professionnel. L’entrée sur le marché professionnel est repoussée et vécue comme un échec.

Cela s’accompagne d’un autodénigrement. Cette nouvelle génération ne trouve plus les ressorts

d’une politisation et d’une conscience de classe pour dénoncer leur position.

N. Renahy termine en revenant sur la socialisation politique qui entérine l’éclatement de

l’espace local : la nouvelle génération se désolidarise de l’espace local.

L’auteur revient, par des entretiens avec les anciens, sur le passé syndical du lieu à partir des évène-

ments de lutte lors de la fermeture de l’usine Ribot. Il met en évidence la naissance d’une culture

politique par le travail qui s’épuise rapidement et qui doit nécessairement être oublié par ceux qui

restent et bénéficient d’un emploi ouvrier dans les nouvelles entreprises. Si la focalisation monogra-

phique oriente ainsi la perception du passé et de la politique, elle permet néanmoins d’observer la

distanciation générationnelle entre ceux qui ont acquis une culture politique via le travail et les

jeunes souffrant de la contraction du marché de l’emploi. Le chercheur distingue ainsi plusieurs pé-

riodes de la mobilisation ouvrière et plusieurs formes de militantisme qui participent à différents

modes d’appartenance territoriale.

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Fiche de lecture, Pierre Deffontaines janvier 2012

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Le paternalisme Ribot obligeait, de par la mise en scène de la domination (patronages, catéchèse,

château), tant à l’usine que dans le village, l’allégeance des ouvriers. Le patron possédait les loge-

ments ouvriers et le pouvoir politique dans le village. L’adhésion syndicale n’était pas synonyme de

militantisme mais d’intégration dans le groupe ouvrier. L’adhésion militante revenait à un nombre

limité de lignée qui avait gagné cette réputation de père en fils.

La passation de 1971 s’accompagne d’une solidarité avec le patronat, lors de la recherche d’un re-

preneur, pour assurer l’avenir industriel du village. Mais dès lors, l’éloignement de la direction et la

fin d’un paternalisme dénoncé à l’extérieur du village dépersonnalise la relation de domination. En

reprenant l’histoire de l’occupation de 1981, l’auteur montre les conséquences de cette dissociation,

l’importance accru des syndicalistes militants dans la mobilisation et la désolidarisation du groupe

ouvrier, désormais impuissant dans la défense de l’emploi industriel local. Aux syndicats est reproché

la logique de classe et d’opposition qui va contre l’attachement partagé et solidaire au territoire.

Dans les nouvelles entreprises, la personnalisation de la domination se joue de moins en moins sur

une base locale. L’appartenance locale n’est plus d’origine professionnelle. Se construit une image

locale, naturalisant les modes de vie ouvrier comme un passé distancié.

La fin de la représentation syndicale signifie également la fin de lien intergénérationnel. Ces diffé-

rentes étapes touchent différentes générations de Foulangeois. L’auteur analyse la distanciation de

la jeune génération avec « l’espace public légitime » local à partir d’une situation dans un bistrot du

village. S’y retrouve « Robert », héritier du syndicalisme sous le patronat Ribot, « Philou », arrivée sur

le marché du travail à la fin des années 1970 et attaché symboliquement à un territoire, et Fred et

Christine, jeune génération ayant grandi après la fermeture de l’usine. N. Renahy interprète les in-

terpellations de Philou comme un empiétement sur les « territoires de soi » des personnes pré-

sentes. Fed et Christine, pour qui le sentiment d’appartenance est strictement « relationnel » et ren-

voient à une sociabilité juvénile, n’ont pas voté aux élections cantonales. Ils ne sont pas attachés au

groupe résidentiel et à ses représentants. Leur avenir qui passe par l’acquisition d’un statut profes-

sionnel stable ne peut être assuré par des représentants politiques sans pouvoir contre la contraction

du marché de l’emploi.

N. Renahy réussit par la description épaisse d’interactions et une attention portée à l’histoire du lieu

une véritable ethnographie du rapport au politique en dévoilant le lien entre la distanciation à la

scène politique locale par la fin de l’appartenance professionnelle au village.

La démarche ethnographique du chercheur, dont il est difficile de rendre compte dans cette

courte fiche de lecture, permet, par une attention précise portée sur scène microsociale, d’observer

l’intégration des axes de divisions du monde social. Le questionnement sur la reproduction du monde

ouvrier local amène à s’interroger sur les manières de faire classe, tant en soi (partage d’une condi-

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Fiche de lecture, Pierre Deffontaines janvier 2012

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tion, proximité des trajectoires et destinée sociale) que pour soi (les allégeances d’appartenance, le

fait de se sentir concerné, mobilisé par la vie collective : match de football ou occupation d’usine). Il

amène à s’interroger sur les formes transmissions : la perpétuation des institutions (club, usine) et

des normes qui y sont en vigueur et l’implication culturelle de la cohabitation et du partage de la

situation professionnel. La reprise de l’histoire locale et des trajectoires sociales d’individus permet-

tent de comprendre l’importance du statut professionnel tant dans la constitution du groupe que

dans l’histoire individuel et l’estime de soi.

L’auteur met en évidence le destin partagé d’une nouvelle génération de classe populaire, impuis-

sante à acquérir son indépendance, n’ayant pas les ressources matérielles et culturelles pour échap-

per à un marché du travail étroit et qui ne convient pas à leur qualification. La reconnaissance locale

par l’appartenance à une lignée continue d’avoir de l’importance parce que, distribué inégalement,

elle conditionne l’accès aux faibles nombre d’emplois disponibles et organise le groupe des pairs où

ses jeunes se replient faute d’indépendance vis-à-vis des parents. Le groupe n’est donc pas indiffé-

rencié et l’appréhension d’histoires individuelles s’est avérée très heuristique lorsque ces dernières

étaient comprises par rapport au cadre social.

La précision de ce travail ne doit en réduire la portée. Outre que l’histoire du lieu dépend de plus en

plus, avec la délocalisation des directions successives des entreprises, de la situation globale où elle

est incluse, le travail montre le caractère partagé du malaise des « jeunes ruraux » et l’analyse vau-

drait sans doute pour d’autres histoires locales. En conclusion le livre s’offre ainsi comme une contri-

bution à l’analyse des classes populaires et de leur précarisation dans les années 1990.