3
© AFTCC, Paris, 2006 Journal de Thérapie Comportementale et Cognitive 2006, 16, 1, 32-34 Article original FICTIONS ET INFLEXIONS DES « THÉRAPIES MÉDIATISÉES » J.-L. SUDRES Université de Toulouse le Mirail, UFR Psychologie, C.E.R.P.P., Toulouse. RÉSUMÉ : L’inflation du concept de médiation et de son usage dans nos sociétés industrialisées véhicule une certaine confusion pour les praticiens qui s’y réfèrent dans leur clinique et/ou dénomination professionnelle. Après avoir dressé un constat sur l’utilisation de l’expression « médiation thérapeutique » dans le champ de la psychiatrie et de la psychopathologie clinique, l’auteur s’essaie d’une part à parcourir une définition pragmatique, d’autre part à explorer la pseudo-hiérarchie entre « la médiation thérapeutique » et « la médiation psychothérapique ». Mots-clés : art-thérapie, médiation, profession, psychiatrie, psychothérapie, soins. SUMMARY: Fictions and inflexions of “mediated therapies” J.-L. SUDRES (Journal de Thérapie Comportementale et Cognitive, 2006 ; 16, 1, 32-34). The inflation of the mediation concept and its use in our industrialized societies drives a certain confusion for medical practitioners who refer to it in their clinical and/or professional denomination. After reporting about the use of “therapeutic mediation” in psychiatry and clinical psychopathology, the author tries first of all to cover a pragmatic definition, and second, explores the pseudo-hierarchy between “therapeutic mediation” and “psycho- therapeutic mediation”. Key words: art-therapy, care, mediation, profession, psychiatry, psychotherapy. L’entrée dans le troisième millénaire à l’instar de la décennie quatre-vingt-dix est marquée réso- lument par une inflation européenne de l’usage du mot « médiation » avec en corollaire l’appari- tion d’activités (Médiateur de quartier, Média- teur urbain, Agent de médiation, Médiateur conjugal, etc.), de diplômes (CAP d’Agent de Prévention et de médiation 1 , D.E. de Médiateur Familial 2 ) et de lieux spécifiques dont la liste ne cesse de s’accroître. Qu’un tel constat signe un malaise dans les civilisations de la post-modernité, n’en doutons pas ! Par contre, lorsque nous nous référons à ce concept dans nos pratiques, voire nos dénominations professionnelles, nous entrons dans le flou et la polysémie. LA MÉDIATION EN CONSTATS Le champ de la psychiatrie, tout comme celui de la psychopathologie clinique, ne semble pas, malgré leurs capacités d’auto-analyses respecta- bles, échapper au tropisme de l’action polysémi- que des médiations en tous genres. Ces dernières années, dans les pays francophones, l’expression « médiation thérapeutique » est devenue à la fois une entité clinique, une pratique de soin, un thème porteur pour des rencontres professionnelles, le tout avec un naturel digne d’un faux self ! Quelques-uns argueront à raison que le pas de la légitimation de la profession de « thérapeute de Correspondance : J.-L. SUDRES, Maître de Conférences en Psy- chologie, Université Toulouse le Mirail, UFR de Psychologie, C.E.R.P.P. 5 allées Antonio Machado, 31058 Toulouse Cedex. 1 Ce Certificat d’Aptitude Professionnelle a été créé en France fin 1998 (J.O. du 11/12/98). 2 De même, ce Diplôme d’État est apparu à la fin de 2003 (J.O. du 09/12/03).

Fictions et inflexions des « thérapies médiatisées »

  • Upload
    j-l

  • View
    213

  • Download
    1

Embed Size (px)

Citation preview

© AFTCC, Paris, 2006

Journal de Thérapie Comportementale et Cognitive

2006, 16, 1, 32-34

Article original

FICTIONS ET INFLEXIONSDES « THÉRAPIES MÉDIATISÉES »

J.-L. SUDRES

Université de Toulouse le Mirail, UFR Psychologie, C.E.R.P.P., Toulouse.

RÉSUMÉ :

L’inflation du concept de médiation et de son usage dans nos sociétés industrialisées véhicule une certaineconfusion pour les praticiens qui s’y réfèrent dans leur clinique et/ou dénomination professionnelle. Après avoirdressé un constat sur l’utilisation de l’expression « médiation thérapeutique » dans le champ de la psychiatrie etde la psychopathologie clinique, l’auteur s’essaie d’une part à parcourir une définition pragmatique, d’autre partà explorer la pseudo-hiérarchie entre « la médiation thérapeutique » et « la médiation psychothérapique ».

Mots-clés :

art-thérapie, médiation, profession, psychiatrie, psychothérapie, soins.

SUMMARY:

Fictions and inflexions of “mediated therapies”

J.-L. S

UDRES

(Journal de Thérapie Comportementale et Cognitive,

2006 ;

16, 1,

32-34

)

.

The inflation of the mediation concept and its use in our industrialized societies drives a certain confusion formedical practitioners who refer to it in their clinical and/or professional denomination. After reporting about theuse of “therapeutic mediation” in psychiatry and clinical psychopathology, the author tries first of all to cover apragmatic definition, and second, explores the pseudo-hierarchy between “therapeutic mediation” and “psycho-therapeutic mediation”.

Key words:

art-therapy, care, mediation, profession, psychiatry, psychotherapy.

L’entrée dans le troisième millénaire à l’instarde la décennie quatre-vingt-dix est marquée réso-lument par une inflation européenne de l’usagedu mot « médiation » avec en corollaire l’appari-tion d’activités (Médiateur de quartier, Média-teur urbain, Agent de médiation, Médiateurconjugal, etc.), de diplômes (CAP d’Agent dePrévention et de médiation

1

, D.E. de MédiateurFamilial

2

) et de lieux spécifiques dont la liste necesse de s’accroître. Qu’un tel constat signe unmalaise dans les civilisations de la post-modernité,

n’en doutons pas ! Par contre, lorsque nous nousréférons à ce concept dans nos pratiques, voirenos dénominations professionnelles, nous entronsdans le flou et la polysémie.

LA MÉDIATION EN CONSTATS

Le champ de la psychiatrie, tout comme celuide la psychopathologie clinique, ne semble pas,malgré leurs capacités d’auto-analyses respecta-bles, échapper au tropisme de l’action polysémi-que des médiations en tous genres. Ces dernièresannées, dans les pays francophones, l’expression« médiation thérapeutique » est devenue à la foisune entité clinique, une pratique de soin, un thèmeporteur pour des rencontres professionnelles, letout avec un naturel digne d’un faux self !

Quelques-uns argueront à raison que le pas dela légitimation de la profession de « thérapeute de

Correspondance :

J.-L. S

UDRES

, Maître de Conférences en Psy-chologie, Université Toulouse le Mirail, UFR de Psychologie,C.E.R.P.P. 5 allées Antonio Machado, 31058 Toulouse Cedex.

1

Ce Certificat d’Aptitude Professionnelle a été créé en France fin 1998(J.O. du 11/12/98).

2

De même, ce Diplôme d’État est apparu à la fin de 2003 (J.O. du09/12/03).

FICTIONS ET INFLEXIONS DES « THÉRAPIES MÉDIATISÉES »

33

la médiation » ne traverse pas encore les institu-tions de soins et ne perturbe pas les dispositionsadministratives régissant les soignants. Cepen-dant l’éducateur, l’ergothérapeute, l’orthopho-niste, l’infirmier, voire même le psychomotricien,le psychologue ou encore le psychiatre n’hésitentpas à se parer de cet arlequin conforme à l’air dutemps.

Tous les soignants feraient-ils de la médiationsans le savoir ? Ne seraient-ils pas virtuellementdétenteurs d’une spécialité «

ès-médiations

» qu’ilsuffit d’activer pour en récolter les fruits ? Nousévoluons là dans une fiction en laquelle nombrede contemporains du soin se lovent avec unevolupté béate.

Comment cheminer dans ce lacis s’apparentantà une valise fourre-tout vide ? Autrement dit surquelles définitions nous accordons-nous lorsquel’expression « médiation thérapeutique » arpentele devant d’une scène encore encombrée des modesd’antan ? Faisons-nous référence aux objets média-teurs, à la situation médiatisée ou bien encoreaux processus de médiation ? De plus, cette caco-phonie s’amplifie considérablement lorsqu’elleintègre en son sein l’éventuelle production esthé-tique résultant de « la médiation thérapeutique ».La séduction y opère son jeu narcissique endéplaçant le soignant vers le pôle socio-culturel.

EN QUÊTE D’UNE DÉFINITION

Apparu au

XIIIe

siècle pour désigner ce qui estde l’ordre de la division, le concept de médiationreste en sommeil sémantique jusqu’au début desannées soixante-dix. Puis cette palette s’amplifieprogressivement pour aboutir à la polysémieactuelle difficile à cerner.

D’ailleurs P. Duriez (1997) dans sa tentative dedresser un état des lieux de la médiation en Franceparvient :

— d’une part à la conclusion de l’inexistenced’une théorie générale de la médiation ;

— d’autre part à une classification en quelquetreize thèmes (médiation administrative et civile,médiation scolaire, médiation sociale, etc.) recou-vrant plusieurs centaines d’expressions et de pra-tiques.

Les dictionnaires, davantage que les encyclopé-dies caractérisent la médiation comme « une entre-mise destinée à mettre d’accord, à concilier ouréconcilier des personnes, des parties » (P. Robert,1988). Pour prosaïque qu’elle soit, cette définitionindique la mise en place d’une action de résolutionnon violente de difficultés et/ou de conflits.

Dans le champ des sciences humaines et médica-les, une revue de la littérature permet de repérerl’existence opérationnelle du concept de médiationen quelques domaines relativement bien intriqués.Il s’agit de :

la voie psychanalytique

essentiellementrecouverte par « l’objet transitionnel » et « l’espa-ce transitionnel » de DW. Winnicott (1978) à par-tir desquels R. Roussillon (1995, 1997) développeune dynamique processuelle implicitement adap-tée aux thérapies médiatisées ;

la voie psychothérapique

dominée depuisdes lustres par le dessin d’enfant malgré une ten-tative plus généraliste de J. Ambrosi (1996) defonder la démarche de thérapie verbale commeune médiation thérapeutique stricto-sensus ;

la voie art-thérapique

dans laquelle d’une partF. Granier (1987) a forgé la pertinente expressionde « psychothérapie médiatisée », d’autre partJL. Sudres (2005) a souligné la dynamique du « pro-cessus de médiation » comme élément constitutifdu processus art-thérapique.

Même si dans l’entrecroisement de ce synopsis lamédiation se condense autour d’actions (échange,conciliation, facilitation, etc.) et d’objectifs (régu-lation, apaisement, résolution, etc.) placés sous lahoulette d’une logique ternaire, elle ne parvientguère à s’affirmer par une exploration focalisée. Enl’occurrence, l’espace de la santé mentale quiretient ici notre attention autorise cette tentatived’opérationnalisation impliquant la mise en périlde quelques atavismes psychanalytiques et d’hégé-monies psychiatriques obsolètes.

MÉDIATION THÉRAPEUTIQUE ET/OU MÉDIATION

PSYCHOTHÉRAPIQUE : CONFUSION ?

Ces deux expressions cliniques se recouvrent-elles ? Force nous est de répondre par la négativemalgré les glissements sémantiques réducteursauxquels nous assistons avec par exemple desmanifestations (congrès, colloques, journées, etc.)consacrées aux « médiations thérapeutiques ».Celles-ci témoignent de la confusion ambianteavec des bénéficiaires singuliers peu enclins à ris-quer l’épreuve d’une perte mal identifiée par lestiers externes.

Nombre de praticiens, ceux qui ne peuvent pasencore s’octroyer par voie légale ou par formationacadémique le qualificatif et/ou la compétencede « psychothérapeute », s’arrogent le pouvoird’œuvrer par et avec « la médiation thérapeu-tique ». Autrement dit, ils utilisent des objets

34

J.-L. SUDRES

matériels (papier, peinture, terre, etc.) voire dessituations, dans des lieux de soins où par « cefaire », ils se drapent d’une fonction thérapeu-tique non moins effective.

Le regard approbateur d’une autorité, souventmédicale, apporte à cette action que d’autresnommeraient « animation », une légitimation !

Par contre, s’il s’agit d’évoquer quelques pointsdu travail psychique à même de résulter de ladynamique de la médiation, nous entrons là, dansle monde subtil de la psychothérapie. Seuls despraticiens formés devraient œuvrer en cet endroit.Les autres se retrouvent cantonnés à « un faire »limité au dire d’une phénoménologie descriptiveparfois réductrice mais guère inscrite dans un pro-cessus de changement.

Y-aurait-il d’un côté un travail noble de lamédiation thérapeutique et de l’autre un travailroturier ? Par-delà toute névrose de classe, à queljeu de dupes assistons-nous ? La réponse se litsur le terrain du quotidien clinique dans :

— la distinction opérée par les praticiens entreles termes de « psychothérapie » et de « théra-pie ». Ils oublient que ce dernier n’est qu’uneabréviation anglo-saxonne du premier issue ducourant cognitivo-comportemental… Insidieuse-ment le terme de thérapie est venu englobertoutes formes de soins si bien qu’une multitudede soignants deviennent par ambiguïté langagièredes thérapeutes ;

— la nature narcissique des soignants, à l’instarde tout être humain, qui les porte à investir latoge mal taillée de psychothérapeute sans dispo-ser du statut (hiérarchique ou non) permettant des’imposer en tant que tel. De cette unité d’écartsplus ou moins ténus naissent des équivoques por-teurs de conflits et de « burn out » contingents,

— l’oubli électif que l’expression « psycho-thérapie médiatisée » ne se limite pas à la seuleséquence d’approche par des objets médiateurs(Granier

et coll

., 1987 ; Granier et Cercos-Severac,1998). D’ailleurs il serait opportun de concevoirle processus art-thérapique comme une triade pro-cessuelle intégrant une phase psychothérapique,créative et médiatisée (Sudres, 2005) ;

— la confusion des rôles de l’objet médiateurau sein d’une psychothérapie verbale et d’unepsychothérapie médiatisée. Dans la première, ils’investit d’une fonction accessoire alors que dansl’autre il advient en place centrale (Tourvieille,

1997). De plus le dispositif de ces deux moda-lités diffère assez sensiblement pour ne pointcommettre les amalgames réalisés par certains art-thérapeutes et spécialistes de la psychothérapied’enfants avec dessins (Roger, 1995 ; Sudres etMoron, 1997).

Loin de toute polémique, les glissements sus-évoqués débordent les pays francophones. Ilsdévoilent :

— l’enjeu d’un badinage autorisé pour« apprentis-psychothérapeutes » maintenus en étatde précarité par la pulsion d’emprise d’un Autre ;

— la question d’une braderie clinique de l’art-thérapie sous couvert de la dimension médiatisée.

In fine,

ces quelques réflexions préliminairessuffisent à démontrer l’errance et la dérive cliniquede l’expression « thérapie médiatisée ». Voilà bien« une clef des songes » qui malgré la duperienarcissique de quelques-uns méritent une investi-gation approfondie et détachée du fatras esthético-phénoménologique du cas clinique séducteur.

RÉFÉRENCES

A

MBROSI

J. De l’intelligence sauvage : la médiation théra-peutique. 1995. PUL. Lyon.

D

URIEZ

P. Les médiations en France : Vers un état deslieux (2 tomes). 1997. INJEP-CLCJ. Marly le Roi-Bordeaux.

G

RANIER

F, C

ERCOS

-S

ÉVERAC

A. Création d’une unitépsychothérapique de transition.

Annales Médico-Psychologiques

1998 ;

156

: 412-416.G

RANIER

F, G

IRARD

M, J

ACOMINI

V, E

SCANDE

M. Les Psycho-thérapies médiatisées.

Annales Médico-Psychologiques

1987 ;

145

: 675-677.R

OBERT

P. Petit Robert. Dictionnaire de la langue française.1988. Le Robert. Paris.

R

OUSSILLON

R. La métapsychologie des processus et la tran-sitionnalité.

Revue Française de Psychanalyse

1995 ;

5

:1351-1519.

R

OUSSILLON

R. La fonction symbolisante de l’objet.

RevueFrançaise de Psychanalyse

1997 ;

2

: 400-418.R

OYER

J. Que nous disent les dessins d’enfants. 1995,Hommes et Perspectives : Paris.

S

UDRES

JL. Soigner l’adolescent en art-thérapie. 2005,Dunod : Paris.

S

UDRES

JL, M

ORON

P. (Eds). L’adolescent en créations

.

Entre expression et thérapie, 1997. L’Harmattan : Paris.T

OURVIEILLE

JL. Les objets médiateurs dans les psycho-thérapies et dans les thérapies à médiation.

ThérapiePsychomotrice et Recherches

1997 ;

112

: 12-16.