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Foucault, "Bio-Histoire Et Bio-politique" (1976)

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«Bio-histoire et bio-politique», Le Monde, no 9869, 17-18 Octobre 1976, p. 5.(Sur J. Ruffié, De la biologie à la culture, Paris, Flammarion, coll. «Nouvelle Bibliothèque scientifique», no82, 1976.)

L'expérience nous a appris à nous méfier des grandes synthèses monumentales qui du petit bout de lamolécule nous conduisent jusqu'aux sociétés humaines, en parcourant, sur des milliers de millénaires, augalop, l'histoire entière de la vie. De cette «philosophie de la nature» dont l'évolutionnisme fut jadisprodigue, le pire, bien souvent, est sorti. Le livre de Jacques Ruffié est tout à fait étranger à cette ambitiondérisoire et il échappe aux châtiments qui d'ordinaire la sanctionnent. Parce que son auteur a une parfaitemaîtrise de l'immense domaine qu'il parcourt. Et surtout parce qu'au lieu de prendre ce qu'il sait pourprétexte à dire ce qu'il pense, il interroge au contraire ce qu'on pense à partir de ce qu'il sait.

Je ne prendrai qu'un exemple: ce que la biologie a à dire aujourd'hui des races humaines. C'est là sansdoute que la méthode

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et la réussite de Jacques Ruffié apparaissent le mieux, puisqu'il est l'un des représentants les plus éminentsde la nouvelle anthropologie physique. Et c'est là aussi qu'un savoir scientifique rigoureux peut prendre unsens politique immédiat à une époque où la condamnation globale, répétitive du racisme, mêlée à unetolérance de fait, permet aussi bien le maintien des pratiques ségrégatives, d'insidieuses tentatives«scientifiques» comme celles de Jensen ou la honteuse résolution de l'O.N.U. sur le sionisme. Plutôt qu'unerhétorique où les indignations abritent tant de complicités, un filtrage du problème des races en termesscientifiques est indispensable.

Des pages fortes que J. Ruffié consacre au problème des «races humaines», il faut retenir, je crois, quelquespropositions fondamentales:-de même que l'espèce ne doit pas être définie par un prototype mais par un ensemble de variations, larace, pour le biologiste, est une notion statistique -une «population»;-le polymorphisme génétique d'une population ne constitue pas une déchéance; c'est lui qui estbiologiquement utile, alors que la «pureté» est le résultat de processus, souvent artificiels, qui fragilisent etrendent plus difficile l'adaptation;-une population ne peut pas se définir d'après ses caractères morphologiques manifestes. En revanche, labiologie moléculaire a permis de repérer des facteurs dont dépendent la structure immunologique etl'équipement enzymatique des cellules -caractères dont le conditionnement est rigoureusement génétique.(Parce qu'il est plus facile de les étudier sur les cellules sanguines, on les appelle, un peu improprement,«marqueurs sanguins».)

Bref, les «marqueurs sanguins» sont aujourd'hui pour le problème des races ce que furent les «caractèressexuels» pour les espèces à l'époque de Linné. À cela près que la typologie sexuelle a permis de fonderpour longtemps les grandes classifications botaniques alors que l'hémato-typologie autorise actuellement àdissoudre l'idée de race humaine. Par toute une série de recoupements avec la préhistoire et la

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paléontologie, on peut établir qu'il n'y a jamais eu de «races» dans l'espèce humaine; mais tout au plus unprocessus de «raciation», lié à l'existence de certains groupes isolés. Ce processus, loin d'avoir abouti, s'estinversé à partir du néolithique et, par l'effet des migrations, déplacements, échanges, brassages divers, il aété relayé par une «déraciation» constante. Il faut concevoir une humanité où ce ne sont pas des races quise juxtaposent, mais des «nuages» de populations qui s'enchevêtrent et mêlent un patrimoine génétiquequi a d'autant plus de valeur que son polymorphisme est plus accentué. Comme le disait Mayr,

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l'humanité est un «pool de gènes intercommunicants»: des populations, c'est-à-dire des ensembles devariations, ne cessent de s'y former et de s'y défaire. C'est l'histoire qui dessine ces ensembles avant de les

effacer; il ne faut pas y chercher des faits biologiques bruts et définitifs qui, du fond de la «nature»,s'imposeraient à l'histoire.

L'ouvrage de Jacques Ruffié contient bien d'autres analyses de ce genre. Toutes sont importantes; car on yvoit s'y formuler en toute clarté les questions d'une «bio-histoire» qui ne serait plus l'histoire unitaire etmythologique de l'espèce humaine à travers le temps et une «bio-politique» qui ne serait pas celle despartages, des conservations et des hiérarchies, mais celle de la communication et du polymorphisme.

180 Entretien avec Michel Foucault

«Entretien avec Michel Foucault» (entretien avec P. Kané), Cahiers du cinéma, no 271, novembre 1976, pp.52-53, (Transcription d'un entretien avec p, Kané dans un court-métrage réalisé par ce dernier sur le film deR. Allio Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma saur et mon frère, 1976.)

-Si vous voulez, on peut commencer à parler de l'intérêt pour vous de la publication du dossier sur PierreRivière, et surtout de l'intérêt que vous voyez au fait qu'il soit repris aujourd'hui, du moins en partie, dansun film.

-Pour moi, c'était un livre piège. Vous savez la prolixité avec laquelle, en ce moment, on parle desdélinquants, de leur psychologie, de leur inconscient, de leurs pulsions, de leurs désirs, etc. Le discours despsychiatres, des psychologues, des criminologues est intarissable sur le phénomène de la délinquance. Or,c'est un discours qui date à peu près de cent cinquante ans maintenant, des années 1830. Alors, on avait làun cas magnifique: en 1836, un triple meurtre, et, sur ce meurtre, on avait non seulement toutes les piècesdu procès, mais aussi un témoignage absolument unique, celui du criminel lui-même, qui a laissé unmémoire de plus de cent feuillets. Alors, publier ce livre, c'était pour moi une manière de dire à messieursles psys en général (psychiatres, psychanalystes, psychologues...), de leur dire: voilà, vous avez centcinquante ans d'existence, et voilà un cas contemporain de votre naissance.Qu'est-ce que vous avez à en dire? Serez-vous mieux armés pour en parler que vos collègues du XIXesiècle?